Le temps ne passe pas

D’abord, je voudrais vous dire qui était Zobéïde, comme elle était belle, unique. Mais au moment de le dire, je ne sais plus très bien par où commencer. Je ne me souviens plus comment je lui ai parlé pour la première fois, ni de ce qu’elle m’a dit. Je me souviens seulement du jour où je l’ai vue, sur la petite place au-dessus de la rue Rossetti. Maintenant, tout a changé, la rue où j’habitais n’est plus la même, les immeubles vétustes ont été ravalés, on en a chassé les gens pour vendre les appartements à des Allemands et à des Anglais. Maintenant, il y a des magasins nouveaux, qui vendent des choses bizarres comme des tapis persans ou des dentelles normandes, de l’encens, des bougies parfumées. Les escaliers où les enfants jouaient en poussant des cris stridents, les passages, les cours où séchaient les draps, tout cela est différent, peut-être parce que Zobéïde n’est plus là. Elle a disparu, non seulement du présent, mais aussi du passé, comme si on l’avait effacée, comme si elle s’était jetée du haut d’une falaise, ayant fait un trou dans le ciel de tous les jours, du haut d’un immeuble, dans le bleu brûlant pour disparaître ainsi que les oiseaux, qu’on ne trouve presque jamais morts dans la rue.

Zobéïde, c’était le nom que je lui avais trouvé. Son vrai nom, c’était Zoubida. Moi, je m’appelle David, et pour s’amuser, elle m’appelait Daoud. C’est comme cela que j’avais inventé ce nom, Zobéïde. Mais c’était un jeu entre elle et moi.

Je n’ai jamais très bien su d’où elle venait. Elle avait caché ses traces, dès le début. Tout en elle était mystérieux. La première fois que je l’ai vue, c’était sur la petite place, là où les garçons se réunissaient en sortant de classe, pour jouer au ballon, ou pour boxer. Elle est passée sans regarder personne, elle a disparu dans les rues sombres. Je ne me rappelle plus très bien comment elle était habillée, parce que le souvenir que je garde d’elle, c’est cette photo qu’elle m’a donnée un jour, quand on a commencé à se voir. Une photo d’école, où elle est assise au premier rang. Sur cette photo, je la trouve très belle, très étrange. Il y a une étincelle en elle, dans son regard sombre, au fond de ses yeux. Pourtant, elle est vêtue de ces habits trop grands, trop vieux, des enfants pauvres. Une jupe blanche, avec un volant bizarre au-dessous des genoux, un jupon de bohémienne. Une chemise de garçon avec les poignets retroussés pour être à sa taille, et d’affreuses chaussettes montantes en laine noire, et des chaussures, non pas des sandales de petite fille, mais des escarpins trop grands, dont les lanières semblent détachées.

Je ne sais pas combien de fois j’ai regardé cette photo, pour essayer de comprendre. Comme s’il y avait une histoire secrète écrite sur ces visages, que j’allais pouvoir déchiffrer. Elle m’a apporté la photo un jour, quand nous allions nous promener dans les jardins publics, et elle m’a dit tous les noms des garçons et des filles qui étaient sur la photo avec elle, c’était une litanie qu’elle récitait par cœur. « Martine Eyland, Cécile Sappia, Marie-Antoinette Lieu, Raïssa Laabi, Alain Pagès, Sophie Gerardi, Maryse Aubernet, Nadia Cohen, Pierre Barnoud, Fadila… » Je me souviens de certains de ces noms, j’avais écouté avec attention sa voix quand elle les prononçait, et c’était la chose la plus importante du monde.

Ce que je vois, c’est son visage surtout, le visage qu’elle a à cet âge, sur la photo, l’arc parfait de ses sourcils comme dessinés au charbon, ses yeux sombres et profonds, brillants, et cette chevelure noire où s’accroche la lumière. Quand je l’ai connue, elle portait encore les cheveux en une seule natte épaisse qui descendait jusqu’à ses reins. Jamais elle ne se montrait avec les cheveux défaits, et j’imaginais cette chevelure noire tombant en pluie sur ses épaules et dans son dos. Sur la photo, elle est assise au premier rang, sa jupe prise entre ses genoux à la manière des bohémiennes, son regard dirigé droit vers l’objectif, sans timidité ni coquetterie. Elle regarde, pour se défendre, pour déjouer les pièges, peut-être. À cette époque-là, quand je l’ai connue sur la petite place, derrière chez moi, elle ne portait jamais de lunettes noires.

C’est ce regard que je ne peux pas oublier. Sur la photo, elle est assise très droite, les mains posées sur ses genoux, les épaules carrées, le visage légèrement en arrière par le poids de sa tresse. Son front est lisse, barré par les arcs de ses sourcils, et dans son regard brûle l’étincelle rapide de sa vie. Elle regarde à travers le glaçage de la photo, il me semble qu’elle est le seul visage doté d’un regard au milieu des inconnus. J’ai souvent essayé d’imaginer ce qu’elle pouvait être, pour les autres, pour Martine, et Sophie, Maryse Aubernet, Nadia Cohen, ou pour les deux garçons de sa classe, ce Pierre Barnoud au visage timide de blond, ou cet Alain qui grimace un peu. Comment est-ce qu’elle a pu vivre avec eux sans qu’ils la voient ? Un jour, quand j’étais chez elle, dans les derniers temps, elle m’a parlé pour la première et unique fois du Lycée Français, des professeurs, du trajet qu’elle devait faire à pied, à l’aube, pour venir du bidonville, et le soir, pour rentrer. Elle a dit cela, qu’elle n’avait pas d’amis, qu’elle ne parlait à personne, qu’elle croyait qu’elle était invisible. Et moi je regarde son visage, sur la photo, et je ne vois plus qu’elle.

Au début, avec Zobéïde, je jouais à cache-cache. C’était peut-être à cause de la pauvreté dans laquelle elle avait vécu toute son enfance, ou bien parce qu’elle ne voulait rien savoir de moi, ni de personne. Plusieurs fois, je l’ai vue passer et disparaître dans les ruelles étroites. Un soir, après la classe, je l’ai suivie, pour découvrir son adresse, son secret. Ce n’était pas la première fois que je suivais quelqu’un dans les rues. Je peux même dire que j’étais assez fort dans cet exercice. J’avais suivi comme cela plusieurs types louches, et des filles qui ne s’en étaient même pas aperçues. Mais avec Zobéïde, ç’avait été une véritable aventure, qui m’avait entraîné à travers toute la ville.

Je me souviens de cette marche interminable, les places qu’elle traversait, les carrefours entre deux voitures. On était allés plus loin que la gare, dans les quartiers que je ne connaissais pas. Il y avait des néons qui brillaient, des cafés, des hôtels, des gens embusqués, des prostituées aux yeux fatigués. Toujours, devant moi, la silhouette de Zobéïde, qui marchait vite, bien droite, sa jupe bleue, son blouson, et la longue natte noire qui se balançait dans son dos.

Jusqu’à cet immeuble ordinaire, contre la voie ferrée, avec ce nom bizarre écrit au-dessus de la porte en lettres moulées dans le plâtre : Happy days. Après elle, je suis entré dans le hall, et j’ai lu à la hâte les noms écrits sur les boîtes aux lettres, pendant que la minuterie tictaquait, ces noms dont je me souviens encore maintenant comme de noms magiques, écrits à la main sur des bristols fixés aux boîtes. Balkis, Savy, Sauvaigo, Eskenazy, André, Delphin. Au bout de la rangée, écrit d’une jolie main sur un rectangle de papier d’écolier punaisé sur la boîte, ce nom qui est devenu pour moi le nom le plus important du monde, le plus beau, le nom que je crois avoir toujours entendu : Alcantara. Ensuite, j’ai même osé monter quelques marches de l’escalier, de drôles de marches en ardoise usées au centre qui vous faisaient perdre l’équilibre. J’ai écouté les bruits qui résonnaient dans la cage d’escalier, les éclats de voix, des cris d’enfants, les grognements d’animaux des postes de télévision.

C’était là que Zobéïde habitait, avec sa mère, je l’ai su un peu plus tard. Elles vivaient toutes les deux seules, et sa mère ne sortait jamais parce qu’elle ne parlait pas autre chose que l’arabe. Plusieurs fois j’ai suivi Zobéïde jusqu’à l’immeuble, puis je rentrais chez moi, le cœur battant, le visage brûlant, parce que j’avais l’impression de commettre une trahison. Et peut-être que c’était vraiment une trahison. Un soir, c’était au commencement de l’été, les classes étaient finies, Zobéïde est venue vers moi. Je m’en souviens bien, c’était le long d’un haut mur de pierre qui longeait la voie ferrée, il n’y avait aucune issue pour que je puisse m’échapper. Elle est venue vers moi, et je ne me rappelle pas bien ce qu’elle m’a dit, mais je sentais la brûlure du soleil sur le haut mur qui avait chauffé toute la journée, et les yeux de Zobéïde qui me regardaient avec colère. Elle a dit quelque chose comme :

« Pourquoi marches-tu tout le temps derrière moi ? »

Je n’avais pas envie de nier.

« Tu crois peut-être que je ne t’ai pas vu, derrière moi, comme un caniche ? »

Elle m’a regardé un bon moment comme cela, et puis elle a haussé les épaules et elle est partie. Moi, je restais contre le mur, je croyais que j’allais tomber, je sentais un vide au fond de moi. Pourtant, c’est après cette rencontre que nous sommes devenus amis. Je ne comprends pas bien pourquoi tout a changé. Peut-être qu’au fond, ça l’avait fait rire de parler de moi comme d’un caniche. Simplement, un jour, elle est venue sur la placette et elle m’a invité à me promener. Nous avons marché dans les jardins poussiéreux. C’était le matin, et l’asphalte fondait déjà sous la chaleur. Elle avait une jupe claire et une chemise blanche aux poignets retroussés, comme sur la photo. Par le col ouvert, je voyais sa peau brune, la forme légère de ses seins. Elle était jambes nues, pieds nus dans des sandales. Nous avons marché, en nous tenant par la main. Je crois que c’est ce que j’ai aimé, quand elle m’a montré cette photo. Parce qu’elle était encore tout près de ce temps-là, il me semblait qu’en fermant les yeux, en écoutant sa voix, en sentant son odeur, j’étais avec elle dans cette école, avec les autres. Comme si je l’avais toujours connue.

C’était vraiment l’été, même les nuits étaient chaudes. À peine levé, j’étais dehors. Mon père et ma mère se moquaient de moi, peut-être qu’ils se doutaient de quelque chose. Ils imaginaient un flirt, une fille du quartier, la fille des voisins du dessous. Marie-Jo, très pâle, avec de beaux cheveux blonds. Ils ne savaient pas.

Nous nous voyions chaque jour. Nous partions ensemble, au hasard des rues, vers la mer, ou bien, vers les collines, pour échapper au bruit des voitures. Nous restions assis sous les pins, à regarder la ville blanche, brumeuse. Dès dix heures du matin, il faisait si chaud que ma chemise collait à mon dos. Je me souviens de l’odeur de Zobéïde, jamais je n’avais senti une telle odeur, piquante, violente, qui me gênait au début, puis que j’aimais, que je ne pouvais plus oublier. Une odeur qui voulait dire quelque chose de sauvage, un désir, et ça faisait battre mon cœur plus fort. J’avais seize ans, ce mois-là, en juin, et bien qu’elle n’eût que deux ans de plus que moi, j’avais l’impression de ne rien savoir, d’être un enfant. C’était elle qui décidait tout, quand elle me verrait, où on irait, ce qu’on ferait et ce qu’on dirait. Elle savait où elle allait. La chaleur de l’été, les rues, les pins au soleil, cela pesait et enivrait, cela faisait perdre la mémoire. Un jour, je lui ai dit :

« Pourquoi tu veux me voir ? Qu’est-ce que tu veux ? »

« Comme ça. Pour rien. Parce que j’en ai envie. »

Elle me regardait avec moquerie. Je ne savais pas ce que je voulais d’elle. Simplement regarder son visage, ses veux sombres, toucher sa peau, tenir son corps dans ses vêtements blancs, sentir son odeur.

Quelquefois, nous allions nous baigner, tôt le matin, ou vers le soir, quand la plage se vidait. Sous ses habits, Zobéïde avait un minuscule bikini noir. Elle entrait dans l’eau d’un seul coup, et elle nageait longtemps sous l’eau, puis elle ressortait, avec ses cheveux noirs qui flottaient autour d’elle. Dès qu’elle revenait sur la plage, elle les réunissait en torsade pour les essorer. Sa peau était luisante, métallique, toute hérissée par le froid. Elle allumait une cigarette américaine, et nous regardions la mer battre le rivage, pousser les détritus. Le ciel était voilé de brouillard, avec le soleil rouge. Je me souviens que je lui ai parlé de Venise. « Oui, ça doit être comme ça à Venise. » Mais j’ai pensé que c’était peut-être comme ça dans son pays, en Syrie, au Liban, ou peut-être en Égypte, ce pays dont elle ne parlait jamais, comme si elle n’était née nulle part.

Un après-midi, nous étions allongés sur les aiguilles de pin, dans la colline, nous nous sommes embrassés pour la première fois. Moi, je faisais cela vite et maladroitement, comme au cinéma, mais elle, tout de suite m’a embrassé avec violence, sa langue bougeant dans ma bouche comme un animal. J’étais effrayé, subjugué, c’était le contact le plus étroit que j’avais jamais eu avec un être humain. Elle a fait cela trois ou quatre fois, puis elle a détourné son visage. Elle riait un peu, elle disait, en se moquant de moi : « Je suis le diable ! » Je ne la comprenais pas. J’étais ivre, il me semblait que j’avais le goût de sa salive dans ma bouche, la lumière de l’après-midi était éblouissante. Entre les fûts des arbres, je voyais la ville blanche, et la vapeur qui montait peu à peu de la mer, les scintillements des milliers de voitures, dans les ornières des rues. Zobéïde est partie en courant à travers les bosquets. Elle jouait à se cacher derrière les arbres, derrière les rochers. Il y avait d’autres couples, dans les clairières, et des voyeurs embusqués. En haut de la colline, les voitures passaient lentement. Zobéïde montait encore plus haut, elle se cachait dans des creux, contre des vieux murs. J’entendais son rire quand je m’approchais. Je la désirais, et j’avais peur qu’elle ne s’en rende compte. Quand la nuit tombait, nous redescendions vers la ville, par des escaliers jonchés de graines de cyprès. Les oiseaux du soir poussaient de drôles de cris angoissés. En bas, nous nous séparions brutalement, sans rien dire, sans nous fixer de rendez-vous, comme si nous ne devions jamais nous revoir. C’était son jeu, elle ne voulait rien qui la retienne. J’avais peur de la perdre.

C’est à cette époque qu’elle m’a donné sa photographie. Elle l’a mise dans la vieille enveloppe jaune, elle me l’a donnée : « Tiens, c’est pour toi. Je veux que tu la gardes pour moi. » J’ai dit bêtement, solennellement : « Je la garderai toute ma vie. » Mais cela ne l’a pas fait rire. Ses yeux brillaient étrangement, avec fièvre. Je comprends maintenant, quand je regarde la photo, c’était elle qu’elle donnait. Comme si elle n’avait jamais eu d’autre vie, d’autre visage. Alors c’est tout ce qui me reste d’elle.

Il y a les derniers instants, marqués en moi, malgré l’invraisemblance, la confusion, qui font que je crois quelquefois les avoir rêvés, quand je suis avec Zobéïde sur le toit de cet immeuble abandonné, la nuit, à regarder les étoiles de la ville. Comment est-ce que cela a été possible ? Je n’ai jamais pu retrouver l’immeuble, je n’ai jamais compris ce qui m’est arrivé cette nuit-là, comment tout cela s’est passé. Je suppose que Zobéïde avait tout prévu, sans vraiment y penser, à sa façon, je veux dire qu’elle savait sûrement qu’on ne devait pas se revoir. Elle avait sûrement décidé bien avant cette nuit-là qu’elle partirait, qu’elle laisserait tout ce qu’elle connaissait, et que sa mère silencieuse devrait aller travailler là où on voudrait d’elle, et qu’elle ne rentrerait plus dans le petit appartement des combles de Happy days. Pourtant, c’est le souvenir de cette nuit qui me semble le plus extraordinaire, très proche du monde de la photo d’école, je crois que c’est cette nuit-là que j’ai été le plus près d’elle. Sur la plage, nous avons regardé les feux d’artifice du 14 juillet. Il faisait chaud et humide, les nuages des fusées traînaient comme de la brume au-dessus de la mer. Et tout à coup, sur la plage, il y a eu cette bagarre. Dans l’obscurité, des hommes se battaient, des Arabes d’un côté, des militaires du contingent de l’autre. La foule nous a portés vers eux, nous a fait tomber sur les pierres. Les visages grimaçaient dans les éclats de lumière, j’entendais les déflagrations qui résonnaient sur toute la ville. Il y avait des cris de femmes, des insultes, et je cherchais Zobéïde, puis j’ai reçu un coup de poing sur la tempe, et j’ai vacillé, sans tomber. J’ai entendu la voix de Zobéïde qui m’appelait, elle a crié mon nom une seule fois « Daoud ! » et je ne sais pas comment, elle a pris ma main et m’a entraîné au loin, sur la plage. Nous nous sommes arrêtés près du mur de soutènement. Je tremblais sur mes jambes. Zobéïde m’a serré contre elle, et nous avons cherché les escaliers, pour nous enfuir. Nous avons traversé la foule avant que les lumières ne reviennent, et nous avons couru à travers les rues, sans savoir où nous allions, zigzaguant entre les voitures.

Au bout de cette course, nous nous sommes arrêtés devant cet immeuble en construction, une carcasse de béton vide et silencieuse au milieu d’un terrain vague. Par des échelles, nous sommes montés d’étage en étage, jusqu’en haut. Le toit était comme un désert, avec des gravats, des scories, des bouts de fer. Le vent soufflait très fort, le vent de la mer, le vent qui use les falaises. Zobéïde s’est assise contre une cheminée, un réservoir, je ne sais plus, et elle m’a fait asseoir à côté d’elle. C’était vertigineux. Il y avait le bruit du vent qui chargeait par intermittence, le bruit du vent venu du fond du ciel noir, par-dessus les toits des maisons, par-dessus les rues et les boulevards.

La nuit commençait. Après la chaleur étouffante du jour, les lumières des fusées, les bruits de la foule, et ce combat terrible sur la plage, dans le noir, les visages grimaçants, les éclats de lumière des fusées, les sifflements, les cris, la nuit apportait la paix, il me semblait que j’étais d’ailleurs, très loin, dans un pays étranger, que j’allais pouvoir tout oublier de cette ville, les ruelles, les regards des gens, tout ce qui me retenait, me faisait mal. Je sentais un frisson, mais ce n’était pas le froid, c’était la peur, et le désir. Il y avait la lumière de la ville, une sorte de bulle rouge qui recouvrait la terre devant nous. Je regardais le visage de Zobéïde, son front, ses lèvres, l’ombre de ses yeux. J’attendais quelque chose, je ne savais quoi. Je l’ai entourée avec mon bras, j’ai voulu attirer son visage, mais elle s’est écartée de moi. Elle a dit seulement, je crois, « non, pas comme ça, pas ici… » Elle a dit : « Qu’est-ce que tu veux ? » C’était moi qui lui avais posé la question, avant. « Rien, je ne veux rien. C’est bien d’être ici, de ne rien vouloir. » Il me semble que j’ai dit cela, mais peut-être que je l’ai rêvé. J’ai peut-être dit encore : « C’est bien, on a tout le temps, maintenant. » On dit tant de choses dans une vie, et puis ce qu’on a dit s’efface, ça n’est plus rien du tout. Cela, ce que je voulais entendre, dans la musique du vent, dans le grondement des voitures qui montait des rues de la ville, avec cette bulle de lumière rouge autour de nous, comme si nous étions pris dans une aurore boréale. Dire à une fille, comme au cinéma : « Je t’aime. Mon amour. » L’embrasser, toucher ses seins, coucher avec elle dans les collines, avec le bruit du vent, l’odeur des pins, les moustiques, sentir sa peau douce, entendre son souffle devenir rauque, comme si elle avait mal. Quand un garçon reste la nuit avec une fille, est-ce que ce n’est pas ça qui doit se passer ? Mais je tremblais, je n’arrivais même plus à parler. Elle a dit : « Tu as froid ? » Elle m’a serré contre elle, en passant les mains sous mes bras. « Tu veux qu’on s’embrasse ? » Ses lèvres ont touché les miennes, et j’ai essayé comme elle avait fait, dans la colline, avec ma langue. Tout d’un coup, elle m’a repoussé durement. Elle a dit : « Je fais ce que je veux. » Elle s’est levée, elle a marché jusqu’au bord du toit, les bras étendus, comme si elle allait s’envoler. Le vent agitait ses habits, ses cheveux. La lumière rouge faisait une auréole bizarre autour de son corps. Je pensais qu’elle était folle, mais ça ne me faisait plus peur. Je l’aimais. Zobéïde est revenue, elle s’est blottie contre moi. Elle a dit : « Je vais dormir. Je suis si fatiguée, si fatiguée. » Je ne tremblais plus. Elle a dit encore : « Serre-moi très fort. »

Moi je n’ai pas dormi. J’ai regardé la nuit tourner. Le ciel était toujours plein de cette cloque de lumière rouge, on ne voyait presque pas d’étoiles. C’était autre chose qui tournait, qui bougeait. La ville résonnait comme une maison vide. Zobéïde dormait vraiment. Elle avait caché sa tête dans le creux de son bras, et je sentais son poids sur ma cuisse. Elle ne s’est pas réveillée, même quand j’ai posé sa tête sur mon blouson roulé, et que je suis allé à l’autre bout du toit pour pisser dans le vide, sous le vent des cheminées.

À l’aube, elle s’est réveillée. J’avais mal partout, comme si on m’avait battu. Nous nous sommes quittés sans nous dire au revoir. Quand je suis rentré chez moi, mes parents n’avaient pas dormi. J’ai écouté leurs reproches, et je me suis couché tout habillé. J’ai été malade pendant trois jours. Après, je n’ai pas revu Zobéïde. Même son nom avait disparu de la boîte aux lettres.

Maintenant, chaque été qui approche est une zone vide, presque fatale. Le temps ne passe pas. Je suis toujours dans les rues, à suivre l’ombre de Zobéïde, pour essayer de découvrir son secret, jusqu’à cet immeuble au nom si ridicule et triste, Happy days. Tout cela s’éloigne, et pourtant, cela fait encore battre mon cœur. Je n’ai pas su la retenir, deviner ce qui se passait, comprendre les dangers qui la guettaient, qui la chassaient. J’avais le temps, rien n’était important. Je n’ai gardé d’elle que cette photographie d’une école où je n’ai même pas été. Le souvenir de ce temps où chaque jour était la même journée, une seule journée de l’existence, longue, brûlante, où j’avais appris tout ce qu’on peut espérer de la vie, l’amour, la liberté, l’odeur de la peau, le goût des lèvres, le regard sombre, le désir qui fait trembler comme la peur.

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