La saison des pluies

Est-ce qu’il pleuvait sur la rade, ce jour de février 1929, quand Gaby Kervern est montée dans la pirogue qui emmenait les passagers jusqu’au Britannia ? Sur le grand navire, déjà l’île semblait lointaine, ses pitons s’effaçaient dans les nuages. Il y avait des gens sur les quais, sous leurs parapluies noirs. Partir était une délivrance. Sur son visage, sur son corps, Gaby sentait une lumière nouvelle, violente, pareille à son désir de vivre. Déjà elle oubliait. Elle ne pensait plus à ce qu’avait été sa vie jusque-là, son enfance, la pauvreté dans la maison de bois de Vacoas, la mort de son père.

Est-ce qu’elle pensait à Claude Portai, Ti coco comme on l’appelait, quand ils allaient vagabonder à travers les cannes, ou bien sous la pluie jusqu’à la grande Mare aux Vacoas, pour épier les Indiennes en train de se laver les cheveux ? Maintenant, elle est comme devant la fenêtre du temps, ouverte sur un ciel sans limites, sur une mer sans fin. Elle ne peut plus entendre le bruit des trains qui manœuvrent dans le fossé de la voie ferrée, ni les camions qui roulent dans la rue, ni ces rumeurs qui montent d’étage en étage, qui entrecroisent leurs liens insignifiants. Elle entend seulement la musique de la pluie sur les toits de tôle, les ruisseaux qui coulent sur la terre rouge, elle sent le frémissement des feuilles, le vent, le frisson qui avance sur les champs de canne.

Ti coco, on lui avait donné ce sobriquet, personne ne savait pourquoi, peut-être à cause de la ritournelle, ti la soif, ti coco, parce qu’il était si petit et si gentil, avec son visage épais de cafre, ses yeux fendus, et cette drôle de façon qu’il avait de trottiner derrière Gaby, comme un chien. Il n’avait qu’un an de moins qu’elle, mais elle lui parlait comme s’il était le plus petit de ses frères. Elle l’emmenait partout. Elle lui commandait, et il faisait tout ce qu’elle disait, tout de suite, sans hésiter. Un jour, elle s’en souvient peut-être, elle lui avait dit : « Ti coco, vole-moi des mangues. » Il avait escaladé le haut mur de la propriété Valens, sur la route de Plaines Wilhelms, et il avait rapporté les mangues. Les chiens avaient lacéré son pantalon et sa jambe saignait, mais son visage était tout éclairé et ses yeux brillaient comme deux fentes noires. C’était l’année de ses douze ans, jamais Gaby n’avait vécu une année aussi libre. Son père était déjà malade, il restait toute la journée à la maison, enfermé dans sa chambre, et Gaby courait les routes des Quinze Cantons.

Et puis, brusquement, avec la cruauté bouleversante des filles, Gaby n’avait plus voulu de lui. Ti coco ne comprenait pas. Il venait tous les jours l’attendre dans la rue, un peu loin, comme s’il avait honte. Gaby l’évitait, passait par-derrière, elle rusait, elle se sauvait. Il y avait une fille étrange avec elle, Ananta, une Indienne en sari rose, qu’elle avait rencontrée en se baignant à la rivière. Maintenant, c’était elle son amie. C’est avec elle que Gaby allait se baigner près de la cascade. Toute une année, elle a vécu avec elle, chaque jour. Elles allaient à la rivière, elles marchaient sur la route, abritées sous le même grand parapluie noir. Avec Ananta, elle a mis des fleurs sur l’autel de la déesse Lakshmi, dans le creux de l’arbre Peepul. Ensemble elles partaient sur les chemins, jusqu’à la rivière, elles parlaient, elles riaient. Lui n’existait plus. Cela dura cinq années, au long desquelles Ti coco resta dans l’ombre, espérant un impossible retour. Tout le monde savait. Ses amis se moquaient de lui, lui jouaient des tours. Gaby ne lui parlait même plus. Quand elle le croisait, avec l’Indienne au sari rose — ce n’était jamais le hasard —, sur la route du collège, ou bien dans les rues de Curepipe, elle ne détournait pas la tête. C’était bien pire : elle le regardait, le bleu de ses iris transparent d’indifférence.

Ti coco n’avait plus la figure aussi large, ni les yeux aussi fendus et brillants. Il était devenu un adolescent triste, avec un corps chétif et une grosse tête, une allure de sang-mêlé pauvre. Il travaillait dans le magasin de tissus de son père à Curepipe.

Quand le père de Gaby est mort, Ti coco a cru que les choses allaient changer. C’était après la scène terrible de la mise en terre. Gaby s’était appuyée contre lui, son visage tout gonflé par le chagrin. Il avait senti à nouveau l’odeur si douce de ses cheveux, la chaleur de son corps. Elle s’appuyait contre son épaule, elle pleurait. Elle parlait avec une drôle de voix, en créole comme autrefois quand ils se perdaient dans les champs de canne brûlants, en été, du côté des Quinze Cantons, une drôle de voix presque gaie, comme si elle avait retrouvé son âme d’avant. Lui n’osait rien dire. Son cœur battait à lui faire mal. Il était plus malheureux qu’elle. Peut-être qu’il avait deviné que c’était la dernière fois.

Un mois plus tard, Gaby s’est embarquée pour l’Europe.


C’est comme cela que je la vois, quand elle est arrivée à Bordeaux pour la première fois, en débarquant du paquebot Britannia, au cours du mois de mars 1929. Elle avait dix-huit ans, elle ne connaissait rien de ce pays. Tout allait commencer. Elle était ambitieuse, ardente. Elle était éblouissante de beauté, grande, avec le teint hâlé des créoles, et cette masse de cheveux noirs qui contrastait avec le bleu de ses yeux.

À la mort de son père, il ne lui restait rien. Sa mère était morte à sa naissance. Sa tante Emma, qui l’avait recueillie à Curepipe, s’était facilement laissé convaincre que Gaby devait partir pour l’Europe. Il n’y avait pas de place pour Gaby dans cette île. Elle détestait tout ce qui lui rappelait son enfance, la pauvreté, la solitude, la maladie. Elle détestait la chaleur lourde des lagons, la végétation qui envahissait les jardins, l’ondoiement lent des Indiennes en sari. Ce qu’elle haïssait par-dessus tout, c’étaient les fièvres et les cyclones. Plus tard, quand elle en parlait, Gaby les confondait dans un même frisson d’horreur, la pesanteur de l’air, le silence qui précédait le déferlement du vent et de la pluie, et le trouble glacé qui envahissait son corps avant la montée de la fièvre.

Gaby était montée à bord du Britannia, et elle n’était sortie de sa cabine que lorsqu’elle avait été sûre que l’île n’était plus qu’une vague brume bleue accrochée à l’horizon, quelque part à l’est, là où commençait la nuit.

Sur le Britannia, Gaby avait passé un mois extraordinaire, dans l’insouciance et le luxe des grands salons, sur les ponts lumineux des premières, regardant les couchers de soleil sur la côte d’Afrique, le scintillement de la lune sur la mer, à l’Équateur. Elle s’échappait de la cabine des troisièmes et à la garde des deux vieilles jumelles pimbêches à qui sa tante l’avait confiée, pour aller visiter les premières, grâce à la complicité d’un lieutenant en uniforme blanc.

C’est comme cela que je l’imagine, si belle, attirante, dans sa robe légère en coton bleu à col blanc, qu’elle avait agrémentée d’une ceinture achetée en cachette au bazar de Port-Louis, ses cheveux noirs coiffés en chignon sous un chapeau de paille à larges bords. Parlant avec tout le monde, dans les salons qui tanguaient lentement, ou bien assise sur une chaise longue et regardant le sillage qui s’écartait sur la mer, dans la brise légère de la fin de l’après-midi. Rêvant peut-être à ce qu’allait être sa vie, dans ce pays mystérieux dont elle ne savait rien, Bordeaux, rêvant à ce qui l’attendait, Henriette, la cousine de sa mère, Paris, le Champ-de-Mars (le vrai), le théâtre, l’opéra, les grands magasins, les voyages en train au bout du monde.

C’est comme cela que je veux la voir, encore, telle qu’elle était, quand elle a descendu la coupée du Britannia, dans le froid de l’hiver français, apportant avec elle la lumière et la douceur de son île, le bleu magique de la mer des Indes, l’éclat de l’écume sur les récifs, les forêts, les lames brillantes des cannes, le chant des oiseaux. Elle devait avoir cela en elle, comme une grâce, qui éblouissait tous les hommes. Alors pour elle la vie était une fête, une promesse. C’était cela que l’on cherchait en elle, qu’on voulait lire : la jeunesse comme si elle était éternelle, la gaieté, la liberté créoles, qui transparaissaient dans sa voix, dans son accent chantant. Elle le savait, et elle s’amusait de ce charme. Elle chantait volontiers des chansons créoles, en s’accompagnant elle-même au piano, dans les salons de Bordeaux où on l’invitait. Ceux qui l’ont connue à cette époque n’ont pas oublié sa voix, quand elle chantait ces chansons un peu tristes, qu’elle rythmait avec ses pieds nus, dansant quelquefois en imitant le déhanchement des femmes de son pays, et leur accent dans cette langue étrange où les mots devenaient autres.

C’est durant ces années-là qu’elle a rencontré Jean, qu’ils se sont fiancés. Lui, c’était un garçon plutôt renfermé, avec un joli visage de fille, un teint très clair, et ce nom en une seule syllabe énergique, Prat, qui n’allait pas avec son caractère timide. Il terminait des études de droit à Paris, et voulait devenir avocat. Mais sa famille avait prévu un autre avenir, et comptait bien qu’il reprenne en main la manufacture de robinets et de clapets dont il avait hérité à la mort de son père. C’est alors qu’il avait rencontré Gaby Kervern au cours d’un bal, à Bordeaux, où la jeune fille avait été invitée par son cousin Charles, le fils de Henriette, un aspirant fade qu’elle détestait, et qu’elle soupçonnait de préférer la compagnie des jeunes gens à celle des femmes.

C’était le premier grand bal de Gaby, et elle y avait retrouvé l’éblouissement du pont des premières sur le Britannia. Dans la grande salle de l’école des Sciences, éclairée par des lustres de cristal, Gaby tourbillonnait dans sa robe légère, et son visage et ses épaules brillaient du rayonnement des tropiques. Dans sa chevelure noire, une fleur d’hibiscus faisait une tache violente, sensuelle.

Jean avait été subjugué. Un mois plus tard, ils étaient fiancés, et moins de six mois après le bal de l’école des Sciences, ils se mariaient à Paris, avec pour seuls témoins un camarade de faculté de Jean, et un employé de la mairie du douzième arrondissement, puisqu’ils allaient habiter dans le petit appartement de Jean, derrière la gare de Lyon.

Gaby était mineure, et sa tante Emma lui avait envoyé sans hésiter son autorisation. La famille Prat était richissime. Elle voyait d’un mauvais œil le mariage de Jean avec cette créole pauvre, qui parlait en chantant, et qui avait des cheveux si noirs et une peau si mate. Sans le dire franchement, ils laissaient entendre qu’il y avait eu des mélanges chez les Kervern, du sang noir, du sang indien peut-être — cette chevelure qui descendait jusqu’à ses reins quand elle les peignait, et ce goût qu’elle avait d’y piquer des fleurs aux couleurs vives, au parfum capiteux. Jean n’écoutait pas les ragots de ses sœurs, il était éperdument amoureux. Gaby était entrée dans sa vie comme un mirage, comme un éblouissement, avec la grâce et la force d’une plante tropicale, d’un oiseau, et tout ce qu’il savait s’était métamorphosé, comme par l’effet d’une magie.

Cela aussi, c’était ce que disaient ses sœurs, sa mère. Gaby l’avait envoûté. Il était complètement sous sa coupe. Au lieu de poursuivre ses études de droit, Jean sortait tous les soirs. Ils allaient au théâtre, aux concerts, ils allaient danser. Peu après leur mariage, Jean emprunta pour acheter une auto. Il se laissa séduire par un modèle coûteux, une Dodge blanche décapotable, puissante et rapide. Pour payer ses dettes, et les dépenses de son nouvel appartement, Jean demanda sa part d’héritage. Le règlement eut lieu dans une atmosphère d’orage. La famille Prat, à tort ou à raison, jugea que Gaby était la seule responsable. C’était une intrigante, elle avait décidé de ruiner Jean. Elle ferma ses portes.

Jean avait repris l’affaire des robinets. Une fois par mois, il allait à Bordeaux, et rendait visite à sa mère. Personne ne voulait entendre parler d’« elle ». Ils parlaient d’argent, des bénéfices de la manufacture.

Chaque week-end, Jean et Gaby quittaient Paris, à bord de la Dodge. Ils parcouraient les routes de Normandie, roulant à tombeau ouvert. C’était Gaby qui conduisait. Elle portait de petites lunettes de rallywoman, des vestes de cuir. Ils allaient à La Baule, à Guingamp, à Trouville, à Deauville. Ils allaient en Bretagne, à Perros-Guirec, à Beg-Meil.

L’été étincelait sur la mer, entre les pins. Les nuits étaient magnifiques. Gaby écoutait le chant des crapauds, elle s’enivrait de l’odeur du goémon. Souvent, elle sortait de la chambre de la petite maison de pêcheurs qu’ils avaient louée, et elle s’en allait dans la nuit. Jean se réveillait en sursaut, comme s’il avait senti qu’il était seul dans le lit. La fenêtre ouverte laissait passer le vent, le crissement des vagues sur les dunes. Il sentait une sorte de peur monter en lui, comme un enfant perdu, c’est cela que lui disaient ses sœurs autrefois quand il pleurait. Il courait à travers la lande, il appelait : « Gaby ! Gaby !… » Il y avait le bruit des vagues, l’odeur du goémon, et dans les marais, les crapauds qui chantaient. Sur les dunes, à la lumière de la lune, Gaby l’attendait. Elle frissonnait dans le vent de la mer. « Viens… »

Leurs corps s’enlaçaient. Sur le sable froid, la peau douce, tiède, vivante. Il voyait son visage qui brillait, ses yeux clairs, la masse noire de ses cheveux défaits. Ils étaient dans le creux de la dune, le vent sifflait dans les feuilles des chardons. « Attends… Il n’y a personne ? » Elle riait en silence. Elle l’entraînait dans le sable, dans les feuilles piquantes. Sa peau était couleur de lune, ses yeux couleur de mer, sa chevelure aussi belle que la nuit. Il écoutait son souffle devenir rauque. « Je t’aime, je t’aime. » Il répétait les mots, comme s’ils l’entraînaient encore plus profond en elle, effaçant le reste du monde. La mer, les dunes, la nuit, le bruit du vent et les vagues, c’était elle, il n’y avait qu’elle. Elle l’emportait, il glissait en elle comme une barque sur la mer, comme s’il n’y avait pas de fin, pas de mort, que tout devait durer toujours.

Après l’amour, ils restaient étendus dans le sable, légèrement endormis, les yeux entrouverts sur la nuit. Puis Gaby avait froid, elle se rhabillait à la hâte. Elle était assise, le vent secouait sa chevelure. « J’ai faim. » Son visage resplendissait de la lumière de la lune. Sa main était chaude et forte, elle serrait la main de Jean, elle l’entraînait. Ils retournaient dans la chambre de la maison de pêcheurs, ils s’endormaient à l’aube. Dans la chambre, l’air était presque étouffant, il y avait l’odeur de la bruyère.

Il y avait d’autres nuits. Toutes ces nuits sans dormir, l’été. Les routes à la clarté de la lune. Gaby voulait rouler sans phares, pour voir les étoiles. La Dodge filait à toute vitesse dans les chemins creux, le long de la mer, les roues bondissaient sur les mottes, sur les branches.

Entre les mains de Gaby, la Dodge était plus qu’une automobile. C’était un navire qui traversait les mers, qui voguait dans la nuit. À côté d’elle, emmitouflé dans son manteau de cuir, Jean regardait les lumières des villages danser dans le lointain, apparaissant, disparaissant au gré des collines, et il pensait à des ports perdus sur une côte étrangère.

Ils roulaient parfois toute la nuit, et à l’aube, rompus de fatigue, ils s’endormaient dans une chambre d’auberge, au hasard, sans même demander où ils étaient. Ils avaient des aventures. Ils s’enlisaient dans des sables, ou bien ils se perdaient. À l’entrée de la forêt de Brocéliande, ils cassèrent un ressort, et durent attendre qu’un forgeron fabrique les nouvelles lames. À Fougères, à la fin de l’été, un orage terrifiant s’abattit sur eux, le ciel nocturne griffé d’éclairs, des grêlons gros comme des pierres faisant un bruit d’enfer. La capote creva, laissant passer un flot glacé que Jean réussit à dévier grâce à son manteau de cuir roulé en gouttière. Un grêlon brisa un phare. L’eau torrentielle entoura la Dodge comme un vrai bateau. Gaby et Jean passèrent toute la nuit, serrés l’un contre l’autre, immobiles au milieu de la tourmente. Rien ne sembla plus terrible et plus beau à Jean, que cette nuit glacée et éblouissante d’éclairs, et la douce haleine de sa femme qui s’était endormie, le visage caché dans le creux de son épaule.


C’est elle que je veux voir, encore. Gaby, sur le pont du Britannia, appuyée à la lisse, regardant le sillage qui s’écarte sur la mer sans fin. Elle emportait avec elle l’étincelle sur le bord des feuilles des cannes, le crépuscule qui commence à l’est, au-dessus de la Mare aux Vacoas, les tempêtes dans la baie de Rivière Noire. Même après ces années passées loin de l’île, elle gardait cette lumière en elle, quelque chose de brillant, de dansant dans son regard, sur sa peau, dans sa chevelure. C’était peut-être le ciel de fièvres, à la saison des pluies, quand les nuages sont pareils à des fumées d’incendie. C’était son souvenir le plus ancien, lorsque l’ouragan les avait surpris, dans la cabane de bois de Rivière Noire, et que les rouleaux arrivaient en grondant sur la plage, comme s’ils cherchaient à dévorer la terre. Il y avait son père, elle entendait sa voix qui criait : « Pour l’amour du ciel ! Éloignez-vous de la porte ! » Elle s’était blottie contre une femme, elle ne se souvenait même pas de son nom. Elle entendait cette voix de femme qui récitait des prières, elle n’avait jamais oublié ces mots en latin.

Il y avait tout cela en elle, alors : la légèreté de la lumière, et la peur qui se cache derrière les choses, la peur qui voile le regard. Quelquefois, Jean la scrutait : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu ressens ? » Il voulait comprendre. Il voulait savoir ce qu’était cette nue, quand l’iris devenait tout à coup sombre et terne. « Je ne sais pas. Laisse-moi, ça va passer. » La voix de Gaby effrayait Jean davantage. « Mais qu’est-ce que tu as ? Tes mains sont froides. Tes lèvres sont toutes blanches. »

Elle frissonnait. Elle se mettait au lit, sous les couvertures, elle demandait à Jean de fermer les persiennes et de tirer les rideaux. Dehors, l’été passait vite. Les nuages légers glissaient dans le ciel de Beg-Meil.

Jean ramena Gaby à Bordeaux, pour pouvoir s’occuper de la manufacture. Gaby s’étiolait. Le médecin de la famille Prat, un vieil homme nommé Lajariette, diagnostiqua la malaria, mais la quinine n’apporta pas d’amélioration. Les crises duraient parfois des semaines. Gaby restait prostrée sur son lit, son regard vide tourné vers la fenêtre, comme si elle guettait le passage des nuages, ou le vol des oiseaux.

Jean décida d’emmener Gaby dans le Midi. Ils partirent un beau jour de printemps 1938, dans la Dodge blanche. C’était le jour même de l’Anschluss.

À nouveau, Gaby ressentait l’ivresse du mouvement. La voiture roulait à grande vitesse sur les routes désertes de l’hiver, entre les arbres encore nus qui accrochaient la brume. Chaque nom de ville ou de village était une aventure : Libourne, Castillon. Gardonne, Monpazier, Cahors, Caussade. Albi. C’était la première fois que Gaby allait vers la mer Méditerranée. À nouveau, elle se sentait libre. Elle était belle, rayonnante, malgré la pâleur des jours de maladie. C’était elle qui conduisait. De temps à autre, Jean la regardait, son visage éclairé par le soleil du matin, sa chevelure nouée en chignon sous la casquette de velours. Quand elle conduisait, il aimait cet air de sérieux qu’elle prenait, son regard fixé sur la route où filaient les peupliers.

Il l’appelait « Amazone ». Il aimait se laisser emporter par l’auto entre les mains de Gaby, dans ce tourbillon de vitesse qui semblait ne jamais devoir s’arrêter.

Gaby découvrit la Méditerranée à Saint-Cyr-les-Lecques. Ils louèrent une maison devant la mer, pendant toute la durée de l’été 38. Jamais Jean n’avait ressenti une telle ardeur, un tel bonheur. La maison était petite et vétuste, habitée par des geckos. L’après-midi, Gaby fermait les volets bleus et ils s’étendaient sur le lit, nus sur les draps blancs, pour écouter le concert des cigales. Dehors, les pins craquaient de chaleur, il y avait une odeur de sève et de résine, forte comme l’encens. Après l’amour, Gaby rêvait les yeux ouverts, respirant lentement. Peut-être qu’elle pensait au poids de l’air, autrefois, à Vacoas, à la peur qui grandissait en elle quand elle courait au-dehors pour chercher les signes de la tempête.

Maintenant, tout était différent, et pourtant, elle ressentait la même inquiétude, la même menace qui serrait sa gorge. C’était peut-être de se dire : « Je suis heureuse. » Elle ne voulait pas penser à l’avenir, surtout. Elle ne voulait pas entendre, quand Jean lui parlait de la guerre.

Maintenant, il y avait cet enfant qui arrondissait déjà son ventre et gonflait ses seins. Elle ne l’avait pas dit tout de suite à Jean. Elle avait attendu un mois. Elle avait peur en parlant de rompre ce fragile équilibre. C’était comme cela qu’elle avait toujours fait, pour tout. Ne pas dire, attendre.

Jean devait retourner à Bordeaux, pour les affaires. Les robinets et les clapets marchaient mal, il y avait des grèves. Pourtant, Jean avait aimé les idées nouvelles, il admirait Blum. Sa mère disait que c’était elle, la créole, qui avait soufflé ces mauvaises idées. Mais Gaby ne parlait jamais de politique. Simplement, quand Jean avait décidé la semaine de quarante heures, Gaby avait dit : « C’est bien. » Ce n’étaient pas des idées. Gaby jugeait tout avec son cœur. Pour elle, le monde était clair, sans soucis. La seule fois qu’elle avait visité l’atelier, elle avait dit à Jean : « Les pauvres, il y a tellement de bruit. » Jean avait fait installer des cloisons, mis les moteurs sous cache, avait distribué des protège-oreilles. Gaby savait tout, d’instinct, elle ne se trompait pas. Tout le monde l’aimait, à la fabrique. Mais elle ne pouvait pas rester, il fallait qu’elle s’en aille toujours, qu’elle voie autre chose.

Cet hiver-là, ils allèrent s’installer à Nice, où Jean avait une parente, Colombe, une tante paternelle qu’il aimait bien. Elle leur trouva cette petite maison rouge sur les collines, enfouie dans un jardin rempli de palmiers et d’aloès, avec une terrasse à balustres turquoise d’où on voyait toute la mer, du cap d’Antibes au cap d’Ail.

Cette année-là fut la plus belle, la plus longue qu’elle eût jamais vécue. Il y avait, parmi les choses qui lui avaient été données pour son mariage, une jolie pendulette en verre et en cuivre, dans un étui de cuir, avec un cadran émaillé où l’on pouvait lire, non seulement les heures et les secondes qui trottaient, mais aussi le quantième du mois, le jour de la semaine et les phases de la lune. À chaque instant, le regard de Gaby se posait sur cette pendule, comme si elle cherchait à lire le mouvement régulier de son bonheur.

Son état ne lui permettait plus que de courtes promenades, à petits pas, les mains soutenant son ventre dilaté. Ses sorties se limitaient à parcourir l’allée de gravillons qui conduisait jusqu’à l’observatoire, où elle s’appuyait, la hanche contre la balustrade, pour regarder rêveusement la ville brumeuse.

Le vent froid soufflait des montagnes enneigées, mais les palmiers continuaient à crisser dans le jardin, et le soleil brillait sur les griffes des aloès. Gaby écoutait le chant des tourterelles invisibles, comme autrefois dans l’océan gris des cannes. C’était comme s’il n’y avait plus de temps, ou plutôt, comme si le temps n’avait plus d’importance, plus d’impatience, qu’il avait cessé de s’enfuir.

Gaby attendait pendant des heures, maintenant, sans bouger, sans parler.

« Qu’as-tu ? Tu es malade ? » demandait Jean. Il ne la reconnaissait plus, elle qui autrefois ne pouvait pas rester en place. Lui, au contraire, devenait fébrile, inquiet. Il voyageait sans cesse entre Nice et Bordeaux, par le train de l’après-midi, ou bien il allait à Paris pour ses affaires, pour vendre des biens, placer de l’argent. La politique, la crise économique, la guerre, tout l’assombrissait. Elle, elle restait assise au soleil, dans le fauteuil d’acajou, le seul souvenir de son père, que sa tante Emma avait fait envoyer par paquebot. Son regard se perdait sur la mer. Quand elle avait froid, elle tirait le fauteuil dans la petite salle à manger tendue de vieux rose, scrutant le cadran émaillé de la pendulette, où l’aiguille des secondes trottait sans arrêt, s’amusant parfois à faire sonner le carillon à répétition.

« Rien, je suis bien, c’est tout. »

Elle se serrait contre Jean, un peu de biais à cause de son ventre. Elle était toute chaude, gonflée. Avec effarement il regardait son corps nu, si blanc, les seins aux pointes violettes, le ventre tendu comme une citrouille mûre, luisant comme un astre. Elle le voulait, elle l’attirait vers elle, il sentait le rayonnement de sa peau, de sa vie, cela le bouleversait, le faisait presque trembler.

« Tu sens, comme j’ai chaud ? Viens, mets ta main là, tu vas sentir, il donne des coups ! »

C’était pour cela que le temps n’existait plus, à cause de la vie qui se formait, qui rayonnait.

La tante Colombe venait tous les jours, quand Jean n’était pas là. Elle était la seule à avoir accepté la femme de Jean. Elle l’appelait : « Ma belle ». Elle avait un accent gascon que Gaby aimait bien.

Elle restait assise à côté d’elle, sans parler. Elle partageait le rêve de Gaby, sa douceur, elle prenait un peu de chaleur. Peut-être qu’elle se souvenait. Elle avait eu autrefois une fille. C’était il y avait très longtemps, cinquante ans peut-être, mais elle pouvait encore rêver. Un mois après la naissance, sa fille était morte. Elle avait dit cela une fois, et elle n’en avait plus parlé. Gaby avait pleuré, et Colombe l’avait rassurée. « Mais c’était il y a si longtemps. Maintenant, ça n’est plus pareil. Ça n’arrive plus. »


Quand le printemps est arrivé, il y a eu la mobilisation générale. Jean Prat est monté dans un train, vers le nord. Gaby était fatiguée, elle n’est pas allée l’accompagner à la gare. Elle est restée seule dans la villa, sans pleurer. La tante Colombe s’est installée dans la maison, et c’est là que le bébé est venu au monde, une semaine et demie après. C’était un garçon. Il arriva facilement dans un monde en déroute.

La tante Colombe alla déclarer l’enfant à la mairie. Gaby voulait le prénom qu’elle aimait le mieux, à cause de la musique des syllabes : Inigo. À la mairie, les employés ne voulurent rien savoir, et la tante Colombe finit par accepter qu’ils inscrivent l’enfant sous le nom d’Ignace. Gaby en pleura de rage, puis elle décida d’en rire. L’enfant s’appela Ini, tout bonnement.

Les mois, les années passèrent, éloignant le bonheur de façon irrémédiable. Il y eut l’armistice, l’occupation italienne. Il y eut les gens défilant dans les rues de Nice pour réclamer l’expulsion des Juifs. Il y eut les Italiens dans les villes des collines, la Gestapo allemande dans l’hôtel de l’Ermitage. Il y eut les cartes de rationnement, le lait mouillé, le pain noir, la viande avariée. Ini tomba malade, son joli visage devint pâle, sa peau gercée et ridée comme celle d’un vieillard.

Gaby se nourrissait de pelures, de fruits qu’elle mendiait au marché, de trognons. Elle, jadis si rieuse et insouciante, était devenue sombre, anxieuse. La nuit, elle ne pouvait pas dormir. Enfermée dans la villa, derrière les volets bouchés avec du carton et du papier bleu, à cause du couvre-feu, elle écoutait les bruits, tressaillant quand le gravier des allées crissait sous les pattes d’un chat en maraude.

Les nouvelles venaient du nord. Les hommes revenaient de la guerre. Ils s’étaient échappés des camps, ils avaient marché à travers champs et montagnes, pendant des mois. Ils arrivaient par la Suisse, par les vallées de Savoie. Certains avaient traversé la mer, ils étaient en Algérie, au Maroc. D’autres étaient retournés dans leur famille, ils avaient retrouvé leurs rues, leurs maisons. Ils faisaient parvenir des lettres, par les curés, par les chauffeurs.

Mais Jean ne revenait pas. Depuis le jour de son départ vers le nord, il n’avait pas envoyé une seule lettre. La famille Prat était toujours la même, hostile, fermée. Elle ne voulait rien savoir de Gaby ni de son fils. Mais par la tante Colombe, Gaby sut qu’ils n’avaient pas eu de nouvelles. Jean était parti à la guerre, il avait été dévoré, il avait disparu, il ne restait plus rien de lui.

Gaby essaya de se renseigner auprès des gens qui étaient revenus du front, elle demanda aux prêtres. Personne ne savait rien. Personne n’avait vu Jean. Ils racontaient les soldats désarmés, errant dans la campagne, les généraux emmenés par les gendarmes menottes aux mains, les colonnes de civils qui fuyaient le long des routes, emportant leurs biens dans des poussettes d’enfant. C’était comme si les gens n’avaient plus de noms. C’était comme si personne n’avait plus de mémoire.

Gaby attendait, dans la maison aux volets fermés, dans le jardin envahi par les herbes folles. Les jours où la tante Colombe ne venait pas, Gaby ne s’habillait pas. Elle restait en robe de chambre, assise sur le fauteuil d’acajou, pendant qu’Ini jouait dans le soleil pâle de l’hiver.

Il y eut le départ de la Cinquième Armée italienne, en 1943, et l’installation progressive des Allemands. Un jour, des soldats sont venus, pour emporter les pneus de la Dodge, toujours garée dans l’allée centrale du jardin. Puis, un matin, sur le poteau du portail, apparut un signe étrange tracé à la craie, le dessin de deux créneaux. Gaby n’y avait pas fait attention, croyant que c’étaient des enfants qui avaient fait cela pour s’amuser, mais la tante Colombe devint pâle et agitée. « Tu sais ce que ça signifie ? Ta maison est réquisitionnée. Tu vas avoir à t’en aller. » Selon elle, c’était le propriétaire, Monsieur Gendre, qui avait dénoncé Gaby parce qu’elle ne payait plus son loyer.

Les jours qui suivirent, Gaby resta prostrée, assise sur le fauteuil devant la porte, sans même oser sortir. Ini jouait avec insouciance dans les allées du jardin, il s’amusait à imiter les cris des chats à demi sauvages qui bougeaient dans les massifs d’acanthes.

C’est la tante Colombe qui s’occupa de tout. Elle trouva le petit appartement sous les toits, non loin de chez elle, dans la rue Reine-Jeanne. Un matin, un officier de la Kommandantur, accompagné d’un gendarme français, est venu lui signifier l’expulsion. Elle avait vingt-quatre heures pour s’en aller. Par une belle matinée ensoleillée de décembre, Gaby quitta la maison des collines. Dans le char à bancs, elle avait empilé à la hâte les meubles, le linge, les affaires de cuisine. Elle s’est assise sur le fauteuil d’acajou qui brinquebalait au rythme des pas du cheval. Ini était assis sur ses genoux, ses cheveux blonds brillaient au soleil. Il riait aux éclats.


Ini ne parlait pas. Longtemps, Gaby avait feint de croire que ça n’était rien, un simple retard. La tante Colombe s’inquiétait. « Tu devrais le mener voir un docteur, un spécialiste. » Gaby se mettait en colère. « Mais il n’a rien, il n’est pas malade ! » Elle pensait qu’il avait le cœur faible, qu’il était timide. Il imitait le bruit des animaux, il riait facilement.

Gaby n’avait pas pardonné à la tante Colombe. Elle ne voulait plus la voir. Elle ne voyait plus personne. Maintenant, dans la mansarde voisine, vivait un homme du nom de Sguilario, un charlatan qui se disait guérisseur. Il avait écouté le cœur de l’enfant. « Quel âge a-t-il ? Dix ans ? Mais, Madame, savez-vous qu’il a le cœur d’un enfant de trois ans ? » Pour Gaby, les mots de Sguilario avaient été une révélation. C’était donc pour cela qu’Ini ne parlait pas. Il avait le cœur d’un enfant de trois ans. Il avait trois ans.

Il était si joli, quand il était tout petit, avec son visage lisse, sa peau fine et claire, ses yeux légèrement obliques d’un bleu myosotis, ses cheveux blonds. Il lui ressemblait tellement. Mais Gaby ne voulait même plus penser à ce nom. Lui, il n’avait jamais existé.

Quand, après la guerre, Gaby avait fait une demande de pension, l’armée avait refusé. Pouvait-elle prouver que son mari était mort à la guerre ? On avait de bonnes raisons de croire qu’il avait déserté au moment de la mobilisation générale. Il ne s’était jamais présenté à son poste, personne n’avait entendu parler de lui. Il avait reçu son ordre de route, et il était parti, sans uniforme, sans fusil. D’ailleurs beaucoup de soldats n’avaient pas reçu de fusil. Pouvait-elle seulement affirmer qu’il était mort ? Beaucoup d’hommes, au moment de la mobilisation, avaient tout abandonné pour ne pas aller au front. L’enquête devait suivre son cours, établir les faits. Elle serait prévenue. En attendant, Gaby n’avait plus rien pour vivre.

Elle s’était refermée. Elle ne voulait plus rien savoir, surtout pas de sa belle-famille. D’ailleurs, eux l’avaient reniée. L’affaire des robinets avait fait faillite. Il n’y avait eu aucun partage. Le produit de la vente des hangars n’avait pas suffi à rembourser les dettes. La mère Prat était morte d’une crise cardiaque, les enfants s’étaient égaillés. Ils étaient un peu partout dans le monde, en Angleterre, en Argentine, au Brésil. Des trafiquants, des chevaliers d’industrie. Solange, l’aînée, avait épousé un collaborateur, un espion des nazis, qui avait été exécuté à coups de revolver dans le restaurant du Lutetia. Elle était devenue à demi folle. Elle accusait Gaby d’avoir fait assassiner son mari, de l’avoir enterré dans le jardin de la villa des collines.

Gaby n’avait plus rien. Peu à peu, elle avait vendu tous les objets qui lui appartenaient, les souvenirs d’autrefois, du temps de son mariage, des années heureuses : les meubles en marqueterie, les coffrets, les assiettes à filigrane, l’argenterie. Elle avait vendu ses bijoux, un à un. Elle allait chez un brocanteur arménien du quartier des musiciens, un certain Amadouny, accompagné de son fils. Ses mains maigres sortaient de son sac, enveloppée dans un mouchoir comme si elle avait été volée, la bague de saphir clair que la tante Emma lui avait donnée avant son départ, et qui avait été rapportée des Indes par l’ancêtre Corentin, au temps des corsaires. Ini avait la même couleur d’yeux. Amadouny avait regardé longuement la bague. Il avait dit : « Si vous n’êtes pas obligée de la vendre, Madame, gardez-la. Je ne pourrai jamais vous donner ce qu’elle vaut. » Gaby avait haussé les épaules : « Si vous ne pouvez pas me donner ce qu’elle vaut, donnez-moi ce que vous voulez. » Avec la bague, Gaby avait payé les arriérés de loyer, l’épicerie, elle avait acheté des habits neufs pour Ini, et placé un peu d’argent à la banque.

Mais l’argent partait. Sguilario venait à chaque instant, il devait imprimer son livre, un livre qui révélerait au monde ses secrets, ses pouvoirs. Gaby, qui avait appris à se méfier de tout, accueillait avec enthousiasme cet homme bavard, rusé et corpulent qui savait si bien déceler ses misères. Elle lui donnait de l’argent, elle lui confiait des bijoux à vendre, des objets à monnayer. Des tableaux, des livres disparaissaient. La jolie pendulette de son mariage, qu’elle avait regardée si longtemps en attendant Ini, suivit le même chemin. Depuis la mort de la tante Colombe, il n’y avait plus personne entre Gaby et le monde. Sguilario le savait, il devenait de plus en plus pressant, de plus en plus audacieux. Maintenant, un voile couvrait les yeux de Gaby, comme une brume sur le bleu de ses iris. Peu à peu, le contour des choses s’estompait. Elle ne distinguait plus les traits des visages. Quand elle sortait dans la rue, elle avançait à petits pas, serrée contre Ini, son bras entourant les épaules de l’enfant.

Sguilario était fou. Dans la chambre où vivait Gaby, il déclamait à tue-tête des poèmes, des discours philosophiques. Ini avait une peur instinctive de cet homme. Comme ces chats qui, à l’entrée d’un intrus, disparaissent sous les meubles, Ini se cachait où il pouvait, sous les tables, dans les placards à balais, derrière les rideaux. Pour Sguilario, c’était devenu un jeu cruel. Il partait à la recherche de l’enfant, feignant d’être aveugle, frappant les meubles et les chaises avec sa canne, criant de sa voix qui roulait : « Je vais te trouver ! Je vais te dévorer ! » Ini était terrifié. Le cœur battant à se rompre, il regardait depuis sa cachette, avec des yeux fixes, les chaussures de Sguilario qui faisaient craquer les lattes du plancher.

Gaby ne comprenait pas. À travers la brume de ses yeux, elle voyait la silhouette massive de l’homme penchée sur Ini. Elle entendait les cris, les grondements. Quand c’était fini, Ini venait se blottir contre elle, elle sentait son cœur qui battait très vite, comme celui d’un animal affolé. « Laissez-le ! Vous lui avez fait peur. » Sguilario battait en retraite. Il faisait comme s’il regrettait. Il partait à reculons, il regagnait sa mansarde. Mais Ini ne le quittait pas des yeux. Ses iris clairs, couleur de saphir, restaient fixés sur la porte longtemps après que l’homme avait disparu.

Au printemps, Gaby tomba malade. Au début, ça n’était qu’une grippe, la grippe asiatique, avait même diagnostiqué Sguilario. Peut-être une poussée de malaria. Gaby brûlait, elle avait mal au dos et aux membres, elle restait allongée sur le lit, elle regardait Ini qui jouait à côté d’elle, dans un halo. Les tisanes et les compresses vinaigrées de Sguilario n’eurent d’autre résultat que de déclencher plus tôt les vomissements et les maux de tête. Gaby souffrait tant qu’elle restait recroquevillée sous les draps, les mains appuyées sur son crâne. Elle n’ouvrait plus les fenêtres. C’était terrible, cette lumière du printemps qui filtrait à travers les persiennes, avec les roulades interminables du serin de la vieille Madame Müller, et les cris stridents des martinets dans le ciel. Ini restait immobile, assis par terre auprès du lit, à guetter l’arrivée de son bourreau.

Un après-midi, pourtant, Gaby sortit de sa torpeur. C’était la fièvre qui lui donnait des forces, qui lui faisait comprendre. Elle était pâle et maigre, avec des yeux brûlants, les lèvres bleues de froid. « Je vais mourir. » Elle disait cela lentement, et c’était une pensée glacée, enivrante à la fois, qui l’obligeait à marcher. Tout à coup Sguilario la vit devant lui, droite et forte dans sa chemise de nuit, avec sa chevelure grise emmêlée par la fièvre, et ce regard surtout, qui le brûlait dans la pénombre. Il lâcha Ini qu’il tenait à moitié sous lui. Il se mit à reculer. Il crut un bref instant qu’elle avait recouvré la vue. « Je ne voulais pas… je ne savais pas… » Il avait peur, il cherchait à gagner du temps, pour atteindre la porte. Le regard bleu de Gaby luisait comme une arme. « Allez-vous-en ! Sortez d’ici, ne revenez jamais ! » Elle serrait Ini contre elle. Elle criait, maintenant, et cette voix qui venait de ce corps rongé par la maladie faisait frissonner l’homme, l’obligeait à fuir. « Allez-vous-en ! Allez-vous-en, ne revenez jamais plus ! » Quand elle fut sûre que Sguilario était parti, elle s’appuya sur Ini et elle retourna vers le lit. La pensée de la mort ralentissait son corps, le rendait étranger. Elle prit la main d’Ini, elle la serra longuement.

C’est la faim qui sauva Gaby. Quand il eut fini de manger tous les biscuits, les croûtons de pain et les pommes de la cuisine, Ini alla gratter à la porte de Madame Müller. La vieille dame entra dans l’appartement derrière lui, elle vit d’un seul coup d’œil la saleté, l’abandon, les linges souillés, et Gaby toute blanche sur le lit, les yeux teintés de sang. « Seigneur… » C’est tout ce qu’elle put dire. Malgré son âge, elle sortit téléphoner. Le médecin ordonna le transfert immédiat à l’hôpital. « Méningite cérébro-spinale » dit-il à Madame Müller. « Elle est perdue. Qui va s’occuper de l’enfant ? » Madame Müller prit Ini chez elle, en attendant de pouvoir trouver une place dans une institution. La maladie de Gaby fut longue et difficile, elle guérit enfin, mais elle avait complètement perdu la vue. Elle retourna quelque temps dans l’appartement sous les toits, puis, grâce à l’argent de la pension arrivé miraculeusement, elle put trouver une petite chambre au Carmel, dans une vieille maison éclairée par le soleil, comme celle où Ini était né.


Quand il entra chez la vieille Madame Müller, Ini parla pour la première fois. Dans le petit appartement sombre, une fenêtre donnant sur la cour était décorée d’une tulipe rouge que le soleil allumait. Ini marcha jusqu’à la fenêtre, il toucha le vitrail. « Lu-mière. » Ce furent ses toutes premières paroles.

La vieille dame comprit qu’il se passait quelque chose de miraculeux. Elle fit entrer Ini dans une institution spécialisée, puis il alla à l’école. En moins d’un an, il avait rattrapé le retard. Il savait lire et écrire, calculer. Il se passionnait pour les sciences naturelles, pour la physique. Sa seconde chance fut un professeur de sciences naturelles, converti au bouddhisme, Charles Behr, qui se prit de passion pour cet enfant presque sauvage. Chaque jeudi, chaque dimanche, ils partaient sac au dos pour de longues promenades à travers les collines, à la recherche de nids d’oiseaux, de fossiles, de plantes, de têtards.

Maintenant, grâce à l’argent de la pension qui arrivait régulièrement, Gaby n’avait plus de soucis pour l’avenir, pour l’éducation d’Ini. Quand l’homme de la Barclay’s est venu la voir, dans la petite chambre du Carmel où elle se reposait, elle s’est animée, elle a tendu les mains vers lui, pour toucher son visage, le front, les yeux. L’employé de banque était gêné, il avait presque peur.

« Enfin, il a fallu tout ce temps ! » Gaby a dit cela sans amertume, avec une sorte d’amusement. L’homme lui a fait signer les papiers, en guidant sa main, il est reparti précipitamment. Il ne lui a pas dit la vérité sur cette pension. Il est possible qu’elle ne l’ait jamais sue.

Maintenant, assise dans son fauteuil d’acajou, le seul souvenir qui lui reste de l’île, elle est toujours belle, à cinquante-six ans, si élégante, avec son épaisse chevelure d’un noir intense où courent à peine quelques fils d’argent, cette natte qu’elle ramène sur l’épaule droite, comme autrefois, quand elle allait se baigner à la rivière avec Ananta. Son visage aux paupières fermées est harmonieux. Mais elle n’est pas indifférente, ni lointaine. Tous les hommes ont passé, l’orage de la vie les a dispersés, la guerre les a réduits en cendres. Il y a eu ce grand embrasement, lorsque Gaby est tombée malade, et tout a disparu dans cette brûlure. Maintenant, la paix est en elle, la souffrance a poli son visage comme une eau.

Le désir est entré en elle de retourner là-bas, chez elle, dans son île, à Vacoas. C’est un désir très fort, continu, qu’elle ne comprend pas elle-même. Après la terrible maladie, Gaby était dans cette chambre du Carmel, seule, à bout de forces. Dans son lit, elle restait immobile, comme si ses bras et ses jambes avaient été brisés. Elle restait immobile, avec seulement cette lueur vague devant les yeux, comme autrefois, quand elle regardait le jour se lever à travers la moustiquaire.

À l’aube, quelque chose est venu, s’est approché. Gaby était aux portes de la mort. Elle écoutait le bruit, un bruit à la fois très doux et violent, qui venait de l’autre bout du monde, un froissement incessant qui grandissait au fond d’elle, réveillait sa mémoire. Elle s’est mise à trembler. Elle ouvrait la bouche pour appeler, mais comme dans les mauvais rêves, aucun son ne sortait de sa gorge. Le bruit grandissait, grandissait, et à présent, elle le reconnaissait. C’était le bruit de la pluie qui arrive, comme autrefois, dans la maison de son père. Le toucher léger et insistant des gouttes sur les toits de zinc, le murmure des gouttières, les ruisseaux coulant tous ensemble jusqu’à la grande mare qui se tache de sang.

Elle se souvenait alors, quand la pluie arrivait à Vacoas, elle le savait longtemps avant. Tout devenait si obscur, il y avait un nuage sombre sur la terre et sur les champs de canne, jusqu’aux pointes des montagnes. Il y avait ce froid dans son corps, ce long frisson.

Elle n’avait pas cru qu’elle reconnaîtrait cela un jour, cette pluie qui tombe du ciel comme une chose vivante, qui glisse sur la pente des toits, arrache les feuilles des arbres, tambourine sur les vitres branlantes de la maison. Comme autrefois, elle sentait l’odeur de sa mère qu’elle n’a pas connue, mêlée secrètement à l’odeur de la terre, aux feuilles pourrissantes, à l’odeur des goyaves et des mangues, à l’odeur âcre de la papaye ouverte sur la table de la cuisine, au parfum enivrant du galant-de-nuit.

Maintenant, devant elle, dans la lumière nuageuse, il y avait une silhouette debout, qui la regardait. Vêtue d’une robe légère, un sari, avec ses cheveux noirs cascadant sur ses épaules, et dans son visage obscur, ce regard bleu qui brûle. Gaby restait clouée sur sa couche, incapable de bouger, tandis que la silhouette surnaturelle la regardait, la considérait. Puis tout à coup, l’apparition s’est détournée, s’est effacée. Il ne restait que la lumière du jour qui décroissait avec le matin. C’est alors que Gaby avait décidé de retourner chez elle, coûte que coûte, pour retrouver Ananta.


Est-ce qu’il pleuvait encore, quand le dernier paquebot de l’India Steamship a mouillé dans la rade, sur la route de Bombay, et quand les canots à rame ont conduit les passagers jusqu’au môle ? C’était le vendredi 24 février 1967, la lune pleine glissait fantastiquement entre les nuages, dans l’obscurité de la nuit qui arrivait. Il y avait exactement trente-huit ans, la jeune fille aux cheveux si noirs, aux yeux si bleus, vêtue de sa robe légère et coiffée de son incroyable chapeau de paille, s’abritait sous son ombrelle pour gagner le bord du Britannia.

C’est Ini qui prend soin de Gaby, qui la guide. Il est un homme, maintenant, il est plus grand qu’elle. C’est elle qui cache son visage contre sa poitrine, quand elle est lasse, ou quand elle a peur.

Gaby sentait son cœur battre fort dans sa poitrine, tandis qu’elle marchait sur le quai, appuyée sur le bras d’Ini. Elle écoutait le brouhaha des gens qui attendaient les passagers, de toutes ses forces, elle cherchait à reconnaître les voix, les bruits. Il y avait une odeur de fruit pourri, les restes du marché de la journée sous la pluie, la douceur tiède de l’ombre des grands arbres. « Regarde, là, c’est là qu’il sont, les arbres de l’Intendance, tu les vois ? » Ini serra sa main, il murmura : « Oui, je les vois, ils sont grands, et forts… » La foule s’écartait devant eux, ils passaient comme des spectres. Les enfants couraient, criaient, il y avait un bruit de musique, des odeurs de poisson frit, d’huile.

Dans la chambre de l’hôtel-pension, près du port, Gaby s’asseyait sur la chaise de paille, devant la fenêtre ouverte, pour entendre les bruits de la rue. Il y avait les klaxons des autos, les bruits de pas courant sur les trottoirs.

« Regarde, Ini, pourquoi y a-t-il tant de monde dans la rue, pourquoi crient-ils comme ça ? »

Elle avait peur, tout à coup. Elle refermait la fenêtre. Il y avait si longtemps qu’elle attendait cet instant, et maintenant, il lui semblait que tout lui échappait. « Ce n’est rien, maman. Ce sont des gens qui manifestent pour l’indépendance. »

Gaby ne comprenait pas. Elle pensait qu’elle serait dehors jusqu’à la nuit, comme autrefois, pour respirer les odeurs, pour écouter le bruit de la pluie sur les toits, et à présent elle ressentait une inquiétude sourde, comme avant la tempête.

« Mais qu’est-ce qu’ils veulent ? Ils vont tout brûler ! » Elle se souvenait des incendies dans les champs, le ciel qui devenait rouge, jusqu’à Plaines Wilhelms.

Ce qu’elle voulait, c’était revoir Ananta. Mais après tant d’années, qui pouvait lui dire ce qu’elle était devenue ? Gaby ne savait même pas son nom. Le taxi qui grimpait la route du Sucre jusqu’à Vacoas tomba deux fois en panne. Enfin, il s’arrêta à un carrefour où était un petit marché, avec des étals de légumes et de poisson séché. Le chauffeur palabra longuement avec les marchands. Il revint en haussant les épaules. Personne ne connaissait Ananta. Il n’y avait aucune trace. Il laissa Gaby et Ini dans un hôtel de Curepipe. Gaby sentait le courage l’abandonner. Quelle folie de chercher quelqu’un, après une vie. La nuit, elle s’est laissé emporter ailleurs, dans l’océan des cannes grises, sous le ciel chargé de nuages. Les martins fuyaient comme des volées de feuilles dans le vent. Sur les mares couraient les frissons. Gaby se souvenait maintenant de la chanson que chantait Ananta, quand elles allaient se baigner à la rivière.

« Dans bois tourterelles

Napas la peine pou gagne mari

Tellement mo content mo Zabella

Mo lizié collecolle av li !

Aïoh ! »

Toute une année elles ont vécu ensemble, jour après jour. Alors il n’y avait pas d’avenir. Rien n’avait d’importance, que d’aller se promener dans les champs, après l’école, le long des chemins brûlants, et de se baigner à la rivière, en laissant flotter ses cheveux dans le courant.


Ti coco est venu. Comment a-t-il appris le retour de Gaby ? C’est peut-être Esprit Thompson, l’agent de la Barclay’s, qui l’a prévenu, à cause de la pension. Ti coco est entré dans l’hôtel, il l’a vue. Elle était assise dans un fauteuil de rotin, avec une théière fumante sur la petite table. Il a regardé un long moment l’éclat de sa chevelure noire, son visage lisse aux yeux fermés. À un moment, elle s’est tournée vers lui, pour sentir sa présence. Ses yeux étaient toujours bleus, mais ils regardaient de côté sans voir.

« Mademoiselle Kervern ? »

Gaby a tressailli en entendant son nom. Elle a reconnu tout de suite la voix.

« Ti coco ! »

Debout, elle a marché vers lui, si vite qu’elle a renversé le fauteuil de rotin. Elle a pressé la paume de ses mains sur le visage de Ti coco, elle a dessiné le contour de son nez, sa bouche, ses oreilles, elle a passé sa main dans les cheveux bouclés. Ensemble, ils ont marché dans le salon de l’hôtel, jusqu’au sofa.

« Tu n’as pas changé ! »

Elle riait, elle parlait sans s’arrêter. Ti coco, lui, était comme autrefois. Il ne savait pas ce qu’il devait dire. Ini arriva un peu plus tard. Il regarda avec curiosité ce petit homme trapu, à la peau si noire, avec une tête si large.

Par Ti coco, Gaby a su qu’Ananta était allée vivre dans un quartier pauvre de Vacoas, du côté de la Caverne. Elle travaillait dans une plantation de thé. Mais il y a très longtemps qu’il n’a pas eu de ses nouvelles.

Gaby n’a pas voulu que Ti coco l’accompagne. Par une journée magnifique, éblouissante de lumière, elle marchait sur la route, appuyée au bras d’Ini. Elle demandait à Ini de lui dire ce qu’il voyait, mais c’était pour tromper son appréhension. Ini lui racontait les jardins fleuris, les petites huttes de bois avec leurs toits de tôle. Il racontait les femmes qui marchent sur la route, portant leur binette en équilibre sur la tête, les enfants presque nus qui courent. Dans les rues des villages, les postes de radio étaient allumés, les gens parlaient fort, il y avait des groupes d’hommes aux carrefours. Gaby s’inquiétait. Elle serrait le bras d’Ini :

« Rentrons à l’hôtel. »

Il y avait quelque chose qu’elle ne comprenait plus, qui la rendait étrangère.

« Mais ce n’est rien, maman, c’est à cause de l’indépendance. »

Toute la nuit, les voitures klaxonnaient. Il y avait des gens qui criaient, qui chantaient. On entendait de la musique au loin, aux carrefours. Gaby tenait les mains d’Ini, elle frissonnait.

« C’est ton pays, maintenant », disait Ini.

« Est-ce que j’ai un pays ? » disait Gaby.


Chaque jour, chaque matin, elle parcourait les rues des quartiers pauvres, appuyée sur Ini. Au début, les enfants avaient peur. Maintenant, ils suivaient Gaby et Ini, sans se moquer, mais avec l’insolence des merles. Ils s’approchaient, pour mieux voir ce grand garçon blond au visage lisse, et cette femme au longs cheveux noirs qui regardait au loin comme les aveugles. Ils savaient ce qu’ils cherchaient, ils couraient devant eux dans les rues, en criant le nom :

« Ananta ! Ananta ! »

Un jour, en parlant à l’épicier chinois, Ini apprit une nouvelle terrible : Ananta était morte, juste après la guerre. Elle n’avait pas survécu aux privations. Ses enfants étaient élevés par la famille de son mari, mais le Chinois ne savait pas où ils étaient allés vivre. Peut-être qu’ils étaient partis pour l’Inde, ou pour l’Angleterre. Ini n’a pas voulu le dire à Gaby. Il a continué à faire comme si Ananta était vivante, et qu’un jour ils la retrouveraient.

En 1967, pendant l’hiver austral, Gaby et Ini sont allés vivre dans un campement, une hutte de corail et de branchages, en haut de la falaise à Grisgris, du côté de Souillac.

C’est Ti coco qui a tout arrangé. À Vacoas il n’y avait plus de place pour Gaby Kervern. La vieille maison de famille s’était effondrée après la guerre, à la mort de la tante Emma, parce qu’il n’y avait plus personne pour faire la chasse aux carias. Le terrain avait été divisé entre les créanciers, et maintenant, à la place, il y avait un petit immeuble de ciment. La route du Sucre passait au ras des fenêtres, devant des jardinières où poussait l’herbe folle.

Les bourgeois de Vacoas et de Curepipe, tous les gens bien qui connaissaient les Kervern, maintenant étaient morts, ou bien ils avaient changé de visage. Quand ils ont su que Gaby était revenue, ils sont venus la voir, par curiosité. C’était celle dont le mari avait disparu pendant la guerre, on ne savait pas où, on disait qu’il avait déserté, qu’il était allé au bout du monde. Le venin des sœurs Prat avait coulé jusqu’ici. Et puis il y avait ce sang-mêlé, ce cafre, qui avait un drôle de nom. Alors les bourgeois s’étaient écartés. Pour Gaby, ç’avait été un soulagement. Elle préférait rester seule, avec sa mémoire, pour être prête le jour où Ananta viendrait.

À Grisgris Ini a découvert la mer, non pas la mer sans fin de l’Océan sur lequel cognait l’étrave du paquebot, mais la mer sauvage, qui se brise sur la falaise, qui court en longs rouleaux jusqu’au rivage, entre les récifs. Avec les enfants noirs du village, il apprit à plonger les yeux ouverts pour glisser sur le fond où brillent les oursins violets. Il apprit à pêcher, armé d’un harpon fabriqué avec une tige et un clou. Chaque midi, il revenait pour faire cuire les poissons, les hourites. En une saison, il devint un garçon fort et hardi, la peau brûlée par le soleil, les cheveux presque blancs de sel. Mais il n’avait pas changé. Il gardait le goût du silence et du secret. Il continuait à parler avec les mains, avec les yeux. Les enfants noirs avaient appris son langage. Il imitait les cris des oiseaux de mer, le croassement des gasses, le sifflement des martins. Son meilleur ami, c’était Omar, le fils de Meriem, la Comorienne qui vivait dans une hutte de planches, à l’entrée du village. C’est lui qui apprit à Ini les cachettes des poissons, dans les creux des rochers, les nids des hourites.

Gaby passa une saison heureuse, dans cette hutte isolée, sans confort. C’était comme autrefois, la maison sur la colline, le temps qui glissait lentement, au rythme de la pendule de cuivre, le soleil qui voyageait d’un bout à l’autre du ciel, pendant qu’Ini jouait avec les chats sauvages. Elle n’avait pas besoin qu’on lui parle. Elle restait assise devant la porte de la hutte, sur une caisse en guise de fauteuil. L’après-midi, quand il revenait de la pêche, Ini s’asseyait à ses pieds, et elle caressait ses cheveux mouillés. En serrant sa main, elle pouvait voir tout cela, l’éclat de la mer, le passage des nuages devant le soleil, le vol lent des cormorans au-dessus de l’écume. Parfois, un grand cargo s’immobilisait à l’horizon, comme devant une île déserte. Les enfants couraient sur la plage, allumaient des feux. Ils criaient.

Les pluies sont revenues. Le vent mauvais soufflait de la mer, les vagues faisaient un bruit de forge. Ti coco est venu avec une auto, pour emmener Gaby et son fils. Comme ils n’avaient pas d’autre endroit où aller, il les a emmenés chez lui.

Quelque chose avait changé en lui. Sa voix était rauque, altérée. Pour la première fois, Gaby s’est inquiétée de lui : « Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? » Ti coco a plaisanté. « Rien, juste un chat dans la gorge. » Les affaires l’empêchaient de se soigner. Il était sans cesse dans les entrepôts. Il importait des tissus de l’Inde, de la Chine. Il allait voir les banquiers de la rue des Remparts. C’était un homme important.

« Pourquoi tu ne te maries pas ? » lui a demandé Gaby, avec la cruauté tranquille d’autrefois. Il a regardé son visage lisse, aux pommettes hautes, ce front entêté, et la belle chevelure si noire, coiffée en une natte épaisse. Il a dit :

« Parce que tu ne veux pas m’épouser. »

Elle a éclaté de rire :

« Toi, épouser une veuve de soldat inconnu ! Une aveugle ! »

Pourtant, depuis son retour, Gaby avait changé. Maintenant qu’Ini étudiait au Collège Royal, elle était plus proche de Ti coco. Elle restait avec lui, après le déjeuner, sur la varangue, ils parlaient d’autrefois, des promenades dans les Quinze Cantons, de la Mare aux Vacoas. Elle sentait une sorte d’impatience, comme si le temps perdu devenait brûlant.

La pluie tombait chaque fin d’après-midi, elle cascadait devant la varangue, sur les toits, elle remplissait le jardin. Gaby écoutait la musique. C’était toujours à Ananta qu’elle pensait. Chaque jour, avec la vieille servante, elle parcourait les ruelles pauvres, du côté de la Caverne, ou jusqu’à Moka, pour parler aux vieilles femmes qui mouraient de cancer, aux mères abandonnées, aux filles de quinze ans enceintes et prostituées dans les hôtels paradisiaques de la côte. Elle avait retrouvé la langue d’autrefois, le rire, la moquerie, la tendresse créole. Les promenades étaient un bavardage sans fin. C’était peut-être comme cela qu’elle retrouvait Ananta, dans son rêve.

Cela faisait un an déjà qu’Ini était parti pour Londres, grâce à une bourse d’études du Collège Royal. C’est Ti coco qui, une fois de plus, a tout arrangé. Puis il s’est éteint doucement, aux premiers jours de 1968, sans avoir connu l’indépendance. Quand il est parti pour l’hôpital, il savait qu’il ne reviendrait plus. Il a longuement serré les mains de Gaby, pour dire adieu. Elle ne s’est pas rendu compte que c’était pour la dernière fois. Il ne pouvait plus parler, mais dans une lettre, il a demandé aux médecins de ne rien dire à Gaby. Il a fait son testament avec soin, comme il avait toujours géré ses affaires, léguant tous ses biens à Ini, et l’usufruit à Gaby. C’est Esprit Thompson, l’agent de la Barclay’s, son complice de toujours, qui s’occuperait de tout. Un matin, à l’aube, l’infirmière de l’hôpital général l’a trouvé mort dans son lit. Il n’avait pas cherché à l’appeler, et ses voisins de chambre ne s’en étaient même pas aperçus. Il était parti en silence, comme il avait toujours vécu.

L’enterrement a été très rapide, sans cérémonie. Ti coco n’en voulait pas. Avec la vieille servante noire, Gaby était seule. Elle a suivi le cercueil de bois jaune jusqu’au bout, jusqu’au trou creusé dans le petit cimetière de Phœnix. Il y avait l’odeur de la terre mouillée, les chants des oiseaux dans les massifs. Gaby n’a pas pleuré. Elle est restée droite jusqu’à la fin. Mais quand elle est rentrée dans la petite chambre, dans la maison de Ti coco, elle a senti une douleur, une brisure en elle, un froid insurmontable.

Pour la première fois depuis longtemps, la fièvre est revenue, elle s’est glissée dans le corps de Gaby, comme avant la tempête. À la fin de février, la tempête est venue, en effet, violente, terrifiante. Le vent de l’ouest soufflait entre les montagnes, s’engouffrait dans Plaines Wilhelms, labourait les champs de canne. La vieille maison en bois grinçait comme un navire secoué par la mer. Dans la nuit, un arbre voisin, un eucalyptus, d’un seul coup s’est renversé, dans un bruit de tonnerre. Gaby errait dans la maison vide, brûlante de fièvre et délirant, quand la vieille Thérésa l’a retrouvée. « Ini ? Où est Ini ? Pourquoi ne répond-il pas ! Il s’est encore caché, il a peur de ce cochon, de ce monstre ! » La vieille Thérésa cherchait à la calmer : « Ça n’est rien, Madame Gaby, Ini est à Londres, vous savez bien. » Gaby ne l’écoutait pas. « Ini ! Où es-tu ? Ini, est-ce que tu m’entends, réponds-moi ! Il est parti, il n’y a plus personne, tu peux venir ! Ini, je t’en prie ! » Puis elle s’est effondrée en sanglots. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas pleuré, maintenant les larmes sortaient d’elle comme une eau bienfaisante, comme la pluie sur les toits et dans le jardin inondé.

À la fin, elle s’est couchée, apaisée. Mais ses forces avaient décliné cette nuit-là. Le médecin, appelé par la vieille Thérésa, lui trouva un pouls irrégulier, une tension trop basse. Gaby ne voulait pas entendre parler d’hôpital. Elle se redressa sur le lit, son visage tendu par l’inquiétude. « Je vous en prie, dites à Ini de venir, maintenant, dites-lui qu’il vienne le plus vite possible. »

La réponse au télégramme arriva le lendemain soir, presque en même temps que l’avion d’Ini. Mais Gaby ne s’en rendit pas compte. Elle était déjà ailleurs, sur un chemin d’autrefois, du côté des Quinze Cantons, là où les femmes marchaient lentement, au milieu des champs de canne. Il y avait une lumière intense, irréelle. Sur le chemin, Gaby voyait la silhouette vêtue d’un sari rose, qui l’attendait. Elle reconnut le visage de la jeune fille, l’arc parfait des sourcils, la ligne pure du front, les yeux brillants comme des gouttes. Un sourire étrange flottait sur ses lèvres. Gaby avançait vers elle, prenait sa main, et ensemble elles marchaient sur le chemin jusqu’à une rivière, qui coulait lentement entre les rives chargées de plantes. Sur l’eau elles lâchaient des barques de pétales, puis elles entraient jusqu’à ce que leurs cheveux flottent autour d’elles comme des algues. Puis, elles suivaient un chemin sur l’autre rive, à travers les collines silencieuses, et au bout du chemin, il y avait le grand arbre Peepul où vit la déesse.

Ini est resté nuit et jour dans la chambre, auprès de Gaby. Il ne comprenait pas ce qui était en train d’arriver. Il tenait sa main serrée dans la sienne, comme il faisait, quand il voulait qu’elle voie par ses yeux. Une seule fois, elle a parlé. C’était au soir de la fameuse journée du 12 mars, les bandes de jeunes gens couraient dans la rue, ils célébraient l’indépendance en jetant des pétards. Le bruit des explosions a fait tressaillir Gaby. Elle a serré la main de son fils. Elle a dit son nom en entier, Inigo. Le nom qu’elle avait rêvé pour lui avant qu’il ne vienne dans le monde.

Elle est morte sans faire de bruit, pendant qu’il dormait sur le lit de camp, à côté d’elle. Peut-être qu’il pleuvait sur les collines, la pluie froide et vague de l’aube, qui rend tout lointain et éphémère.

Avec la solitude, Ini a appris la vérité. C’est l’agent de la Barclay’s qui lui a tout expliqué, pour l’héritage, et pour la pension de Gaby. À présent, ça n’était plus un secret. Ça n’avait plus d’importance. Ti coco n’avait jamais quitté l’île, il n’était pas allé à la guerre. Il n’avait jamais voulu se marier. Toute sa vie, il s’était occupé du magasin de tissus, à Curepipe. Comme il n’avait pas besoin d’argent, il était devenu très riche. Sa seule fantaisie, ç’avait été de mettre des roupies de côté, et de les faire envoyer à Gaby, tous les trois mois, comme si c’était une pension. Il ne lui a jamais dit, il n’a jamais voulu qu’elle le sache. C’était son secret. Peut-être qu’elle ne l’a jamais compris. C’était comme autrefois, quand elle marchait sur la route, pour rejoindre Ananta, et qu’elle passait à côté de Ti coco sans le voir, avec cette cruauté inconsciente des filles trop belles. Sur le ciment de la tombe, dans le petit cimetière de Phoenix, Ini a fait graver leurs noms, avec seulement les dates de naissance et de décès. Maintenant, ils sont enfin couchés l’un contre l’autre, pour l’éternité.

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