PREMIÈRE PARTIE LES MALHEURS VIENNENT DE LOIN

I LE CARDINAL DE PÉRIGORD PENSE…

J’aurais dû être pape. Comment ne pas penser et repenser que, par trois fois, j’ai tenu la tiare entre mes mains; trois fois! Tant pour Benoît XII que pour Clément VI, ou que pour notre actuel pontife, c’est moi, en fin de lutte, qui ai décidé de la tête sur laquelle la tiare serait posée. Mon ami Pétrarque m’appelle le faiseur de papes… Pas si bon faiseur que cela, puisque ce ne put jamais être sur la mienne. Enfin, la volonté de Dieu… Ah! l’étrange chose qu’un conclave! Je crois bien que je suis le seul des cardinaux vivants à en avoir vu trois. Et peut-être en verrai-je un quatrième, si notre Innocent VI est aussi malade qu’il se plaint de l’être…

Quels sont ces toits là-bas? Oui, je reconnais, c’est l’abbaye de Chancelade, dans le vallon de la Beauronne… La première fois, certes, j’étais trop jeune. Trente-trois ans, l’âge du Christ; et cela se murmurait en Avignon, dès qu’on sut que Jean XXII… Seigneur, gardez son âme dans votre sainte lumière; il fut mon bienfaiteur… ne se relèverait pas. Mais les cardinaux n’allaient pas élire le plus jeunot d’entre leurs frères; et c’était raisonnable, je le confesse volontiers. Il faut en cette charge l’expérience que j’ai acquise depuis. Tout de même, j’en possédais assez, déjà, pour ne point m’enfler la tête de vaines illusions… En faisant suffisamment chuchoter aux Italiens que jamais, jamais, les cardinaux français ne voteraient pour Jacques Fournier, j’ai réussi à précipiter leurs votes sur lui, et à le faire élire à l’unanimité. «Vous avez élu un âne!» C’est le remerciement qu’il nous a crié sitôt son nom proclamé. Il connaissait ses insuffisances. Non, pas un âne; pas un lion non plus. Un bon général d’Ordre, qui avait assez bien su se faire obéir, à la tête des chartreux. Mais diriger l’entière chrétienté… trop minutieux, trop tatillon, trop inquisiteur. Ses réformations, finalement, ont fait plus de mal que de bien. Seulement, avec lui, on était absolument certain que le Saint-Siège ne retournerait pas à Rome. Sur ce point-là, un mur, un roc… et c’était l’essentiel.

La seconde fois, au conclave de 1342… ah! la seconde fois, j’aurais eu toutes mes chances si… si Philippe de Valois n’avait pas voulu faire élire son chancelier, l’archevêque de Rouen. Nous, les Périgord, nous avons toujours été obéissants à la couronne de France. Et puis, comment aurais-je pu continuer d’être le chef du parti français si j’avais prétendu m’opposer au roi? D’ailleurs Pierre Roger a été un grand pape, le meilleur à coup sûr de ceux que j’ai servis. Il suffit de voir ce qu’est devenue Avignon avec lui, le palais qu’il a fait construire, et ce grand afflux de lettrés, de savants et d’artistes… Et puis, il a réussi à acheter Avignon. Cette négociation-là, c’est moi qui l’ai faite, avec la reine de Naples; je peux bien dire que c’est mon œuvre. Quatre-vingt mille florins, ce n’était rien, une aumône. La reine Jeanne avait moins besoin d’argent que d’indulgences pour tous ses mariages successifs, sans parler de ses amants.

Sûrement, l’on a mis à mes chevaux de somme des harnais neufs. Ma litière manque de moelleux. C’est toujours ainsi quand on prend le départ, toujours ainsi… Dès lors, le vicaire de Dieu a cessé d’être comme un locataire, assis du bout des fesses sur un trône incertain. Et la cour que nous avons eue, qui donnait l’exemple au monde! Tous les rois s’y pressaient. Pour être pape, il ne suffit pas d’être prêtre; il faut aussi savoir être prince. Clément VI fut un grand politique; il entendait volontiers mes conseils. Ah! la ligue navale qui groupait les Latins d’Orient, le roi de Chypre, les Vénitiens, les Hospitaliers… Nous avons nettoyé l’archipel de Grèce des barbaresques qui l’infestaient; et nous allions faire plus. Et puis il y eut cette absurde guerre entre les rois français et anglais, dont je me demande si elle finira jamais, et qui nous a empêchés de poursuivre notre projet, ramener l’Église d’Orient dans le giron de la Romaine. Et puis, il y eut la peste… et puis Clément est mort…

La troisième fois, au conclave d’il y a quatre ans, c’est ma naissance qui m’a fait empêchement. J’étais trop grand seigneur, paraît-il, et nous venions d’en avoir un. Moi, Hélie de Talleyrand, qu’on appelle le cardinal de Périgord, pensez donc, c’eût été une insulte aux pauvres que de me choisir! Il y a des moments où l’Église est saisie d’une soudaine fureur d’humilité et de petitesse. Ce qui ne lui vaut jamais rien. Dépouillons-nous de nos ornements, cachons nos chasubles, vendons nos ciboires d’or et offrons le Corps du Christ dans une écuelle de deux deniers, vêtons-nous comme des manants, et bien crasseux s’il se peut, de sorte que nous ne sommes plus respectés de personne, et d’abord point des manants… Dame! si nous nous faisons pareils à eux, pourquoi nous honoreraient-ils? Et nous en arrivons à ne plus nous respecter nous-mêmes… Les acharnés d’humilité, lorsque vous leur opposez cela, vous mettent le nez dans l’Évangile, comme s’ils étaient seuls à le connaître, et ils insistent sur la crèche, entre le bœuf et l’âne, et ils insistent sur l’échoppe du charpentier… Faites-vous semblable à Notre-Seigneur Jésus… Mais Notre-Seigneur, où est-il en ce moment, mes petits clercs vaniteux? N’est-il pas à la droite du Père et confondu en lui dans sa Toute-Puissance? N’est-il pas le Christ en majesté, trônant dans la lumière des astres et la musique des cieux? N’est-il pas le roi du monde, entouré des légions de séraphins et de bienheureux? Qu’est-ce donc qui vous autorise à décréter laquelle de ces images vous devez, à travers votre personne, offrir aux fidèles, celle de sa brève existence terrestre ou celle de son éternité triomphante?

… Tiens, si je passe par quelque diocèse où je vois l’évêque un peu trop porté à rabaisser Dieu en épousant les idées nouvelles, voilà ce que je prêcherai… Marcher en supportant vingt livres d’or tissé, et la mitre, et la crosse, ce n’est pas plaisant tous les jours, surtout quand on le fait depuis plus de trente années. Mais c’est nécessité.

On n’attire pas les âmes avec du vinaigre. Quand un pouilleux dit à d’autres pouilleux «mes frères», cela ne leur produit pas grand effet. Si c’est un roi qui le leur dit, là, c’est différent. Procurer aux gens un peu d’estime d’eux-mêmes, voilà bien la première charité qu’ignorent nos fratricelles et autres gyrovagues. Justement parce que les gens sont pauvres, et souffrants, et pécheurs, et misérables, il faut leur donner quelque raison d’espérer en l’au-delà. Eh oui! avec de l’encens, des dorures, des musiques. L’Église doit offrir aux fidèles une vision du royaume céleste, et tout prêtre, à commencer par le pape et ses cardinaux, refléter un peu l’image du Pantocrator…

Au fond, ce n’est pas mauvaise chose de me parler ainsi à moi-même; j’y trouve arguments pour mes prochains sermons. Mais je préfère les trouver en compagnie… J’espère que Brunet n’a pas oublié mes dragées. Ah! non, les voilà. D’ailleurs, il n’oublie jamais…

Moi, qui ne suis pas grand théologien, comme ceux qui nous pleuvent de partout ces temps-ci, mais qui ai charge de tenir en ordre et propreté la maison du bon Dieu sur la terre, je me refuse à réduire mon train et mon hôtel; et le pape lui-même, qui sait trop ce qu’il me doit, ne s’est pas avisé de m’y contraindre. S’il lui plaît de s’apetisser sur son trône, c’est affaire qui le regarde. Mais moi qui suis son nonce, je veille à préserver la gloire de son sacerdoce.

Je sais que d’aucuns daubent sur ma grande litière pourpre à pommeaux et clous dorés où je vais à présent, et mes chevaux houssés de pourpre, et les deux cents lances de mon escorte, et mes trois lions de Périgord brodés sur ma bannière et sur la livrée de mes sergents. Mais à cause de cela, quand j’entre dans une ville, tout le peuple accourt pour se prosterner, on vient baiser mon manteau, et j’oblige les rois à s’agenouiller… pour votre gloire, Seigneur, pour votre gloire.

Seulement, ces choses n’étaient pas dans l’air du dernier conclave, et l’on me le fit bien sentir. On voulait un homme du commun, on voulait un simple, un humble, un dépouillé. C’est de justesse que j’ai pu éviter qu’on nous élise Jean Birel, un saint homme, oh! certes, un saint homme, mais qui n’avait pas une once d’esprit de gouvernement et qui aurait été un second Pierre de Morone. J’ai eu assez d’éloquence pour représenter à mes frères conclavistes combien il y aurait péril, dans l’état où se trouvait l’Europe, à commettre l’erreur de nous donner un autre Célestin V. Ah! je ne l’ai pas ménagé le Birel! J’ai fait de lui un tel éloge, en montrant combien ses vertus admirables le rendaient impropre à gouverner l’Église, qu’il en est resté tout écrasé. Et je suis parvenu à faire proclamer Étienne Aubert qui était né assez pauvrement, du côté de Pompadour, et dont la carrière manquait assez d’éclat pour qu’il pût rallier tout le monde à son nom.

On nous assure que le Saint-Esprit nous éclaire afin de nous faire désigner le meilleur; en fait, nous votons le plus souvent pour éloigner le pire.

Il me déçoit, notre Saint-Père. Il gémit, il hésite, il décide, il se reprend. Ah! j’aurais conduit l’Église d’autre façon! Et puis, cette idée qu’il a eue d’envoyer le cardinal Capocci avec moi, comme s’il fallait deux légats, comme si je n’étais point assez averti pour mener les choses tout seul! Le résultat? Nous nous brouillons dès l’arrivée, parce que je lui montre sa sottise; il fait l’offensé, mon Capocci; il se retire; et tandis que je cours de Breteuil à Montbazon, de Montbazon à Poitiers, de Poitiers à Bordeaux, de Bordeaux à Périgueux, lui, de Paris, il ne fait rien qu’écrire partout pour brouiller mes négociations. Ah! j’espère bien ne pas le retrouver à Metz, chez l’Empereur…

Périgueux, mon Périgord… Mon Dieu, est-ce la dernière fois que je les aurais vus?

Ma mère tenait pour assuré que je serais pape. Elle me l’a fait entendre en plus d’une occasion. C’est pour cela qu’elle me fit prendre la tonsure quand j’avais six ans, et qu’elle obtint de Clément V, qui lui portait grande et belle amitié, que je fusse aussitôt inscrit comme escholier papal, et apte à recevoir bénéfices. Quel âge avais-je quand elle me conduisit à lui?… «Dame Brunissande, puisse votre fils, que nous bénissons spécialement, montrer dans l’état que vous lui avez choisi les vertus qu’on peut attendre de son lignage, et s’élever rapidement vers les plus hauts offices de notre sainte Église.» Non, guère plus de sept ans. Il me fit chanoine de Saint-Front; mon premier camail. Presque cinquante ans de cela… Ma mère me voyait pape. Était-ce rêve d’ambition maternelle, ou bien vraiment vision prophétique comme les femmes parfois en ont? Hélas, je crois bien que je ne serai point pape.

Et pourtant… et pourtant, dans mon ciel de naissance, Jupiter est conjoint au Soleil, en belle culmination, ce qui est signe de domination et de règne dans la paix. Aucun des autres cardinaux n’a de si beaux aspects que les miens. Ma configuration était bien meilleure que celle d’Innocent, le jour de l’élection. Mais voilà… règne dans la paix, règne dans la paix; or nous sommes dans la guerre, le trouble et l’orage. J’ai de trop beaux astres pour les temps où nous sommes. Ceux d’Innocent, qui disent difficultés, erreurs, revers, convenaient mieux à cette période sombre. Dieu accorde les hommes avec les moments du monde, et appelle les papes qui conviennent à ses desseins, tel pour la grandeur et la gloire, tel pour l’ombre et la chute…

Si je n’avais été dans l’Église, comme ma mère l’a voulu, j’aurais été comte de Périgord, puisque mon frère aîné est mort sans descendance, l’année précisément de mon premier conclave, et que la couronne, faute que je puisse la ceindre, est passée à mon frère cadet, Roger-Bernard… Ni pape, ni comte. Allons, il faut accepter la place où la Providence nous met, et s’efforcer d’y faire de son mieux. Sans doute serai-je de ces hommes qui ont eu grand rôle et grande figure dans leur siècle, et qui sont oubliés aussitôt que disparus. La mémoire des peuples est paresseuse; elle ne retient que le nom des rois… Votre volonté, Seigneur, votre volonté…

Et puis, rien ne sert de repenser à ces choses, que je me suis dites cent fois… C’est d’avoir revu le Périgueux de mon enfance, et ma chère collégiale Saint-Front, et de m’en éloigner, qui me remue l’âme. Regardons plutôt ce paysage que je vois peut-être pour la dernière fois. Merci, Seigneur, de m’avoir octroyé cette joie…

Mais pourquoi me mène-t-on d’un train si rapide? Nous venons déjà de passer Château-l’Évêque; d’ici Bourdeilles, nous n’en avons guère que pour deux heures. Le jour du départ, il faut toujours faire petite étape. Les adieux, les dernières suppliques, les dernières bénédictions qu’on vous vient demander, le bagage oublié: on ne part jamais à l’heure décidée. Mais cette fois, c’est vraiment petite étape…

Brunet!.. Holà! Brunet, mon ami; va en tête commander qu’on ralentisse le train. Qui nous emmène avec cette hâte? Est-ce Cunhac ou La Rue? Point n’est besoin de me secouer autant. Et puis va dire à Monseigneur Archambaud, mon neveu, qu’il descende de sa monture et que je le convie à partager ma litière. Merci, va…

Pour venir d’Avignon, j’avais avec moi mon neveu Robert de Durazzo; il fut un fort agréable compagnon. Il avait bien des traits de ma sœur Agnès, et de notre mère. Qu’est-il allé se faire occire à Poitiers, par ces butors d’Anglais, en se portant dans la bataille du roi de France! Oh! je ne l’en désapprouve pas, même si j’ai dû feindre de le faire. Qui pouvait penser que le roi Jean irait se faire étriller de pareille sorte! Il aligne trente mille hommes contre six mille, et le soir il se retrouve prisonnier. Ah! l’absurde prince, le niais! Alors qu’il pouvait, s’il avait seulement accepté l’accord que je lui portais comme sur un plateau d’offrandes, tout gagner sans livrer bataille!

Archambaud me paraît moins vif et brillant que Robert. Il n’a pas connu l’Italie, qui délie beaucoup la jeunesse. Enfin, c’est lui qui sera comte de Périgord, si Dieu le veut. Cela va le former, ce jeune homme, de voyager en ma compagnie. Il a tout à apprendre de moi… Une fois mes oraisons faites, je n’aime point à rester seul.

II LE CARDINAL DE PÉRIGORD PARLE

Ce n’est pas que je répugne à chevaucher, Archambaud, ni que l’âge m’en ait rendu incapable. Croyez-moi, je puis fort bien encore couvrir mes quinze lieues à cheval, et j’en sais de plus jeunes que moi que je laisserais en arrière. D’ailleurs, comme vous le voyez, j’ai toujours un palefroi qui me suit, tout harnaché pour le cas où j’aurais l’envie ou la nécessité de l’enfourcher. Mais je me suis avisé qu’une pleine journée à ressauter dans sa selle ouvre l’appétit mieux que l’esprit, et porte à manger et à boire gros plutôt qu’à garder tête claire, comme j’ai besoin de l’avoir quand souvent il me faut inspecter, régenter ou négocier dès mon arrivée.

Bien des rois, et celui de France tout le premier, conduiraient plus profitablement leurs États s’ils se fatiguaient un peu moins le rein et davantage la cervelle, et s’ils ne s’obstinaient à traiter des plus grandes affaires à table, en fin d’étape ou retour de chasse. Notez que l’on ne se déplace pas moins vite en litière, comme je le fais, si l’on a de bons sommiers dans les brancards, et la prudence de les changer souvent… Voulez-vous une dragée, Archambaud? Dans le petit coffret à votre main… eh bien, passez-m’en une…

Savez-vous combien de jours j’ai mis d’Avignon à Breteuil en Normandie, pour aller trouver le roi Jean qui y montait un absurde siège? Dites un peu?… Non, mon neveu; moins que cela. Nous sommes partis le 21 juin, le jour du solstice, et point à la première heure. Car vous savez, ou plutôt vous ne savez point comment se passe le départ d’un nonce, ou de deux, puisque nous étions deux en l’occasion… Il est de bonne coutume que tout le collège des cardinaux, après messe, fasse escorte aux partants, jusqu’à une lieue de la ville; et il y a toujours grande foule à suivre ou à regarder de part et d’autre du chemin. Et l’on se doit d’aller à pas de procession, pour donner dignité au cortège. Puis on fait halte, et les cardinaux se rangent en ligne par ordre de préséance, et le nonce échange avec chacun le baiser de paix. Toute cette cérémonie met loin de l’aurore… Donc nous partîmes le 21 juin. Or, nous étions rendus à Breteuil le 9 juillet. Dix-huit jours. Niccola Capocci, mon colégat, était malade. Il faut dire que je l’avais secoué, ce douillet. Jamais il n’avait voyagé d’un tel train. Mais une semaine plus tard, le Saint-Père avait dans les mains, portée par chevaucheurs, la relation de mon premier entretien avec le roi.

Cette fois, nous n’avons pas à tant nous hâter. D’abord, les journées, en cette époque de l’année, sont brèves, même si nous bénéficions d’une saison clémente… Je ne me rappelais pas que novembre pût être si doux en Périgord, comme il fait aujourd’hui. La belle lumière que nous avons! Mais nous risquons fort de rencontrer l’intempérie, quand nous avancerons vers le nord du royaume. J’ai compté un gros mois, de telle sorte que nous soyons à Metz pour la Noël, si Dieu le veut. Non, je n’ai point autant de presse que l’été passé, puisque, contre tout mon effort, cette guerre s’est faite, et que le roi Jean est prisonnier.

Comment pareille infortune a pu advenir? Oh! vous n’êtes point le seul à vous en ébaubir, mon neveu. Toute l’Europe en éprouve surprise peu petite, et dispute ces mois-ci des causes et des raisons… Les malheurs des rois viennent de loin, et souvent l’on prend pour accident de leur destinée ce qui n’est que fatalité de leur nature. Et plus les malheurs sont gros, plus les racines en sont longues.

Cette affaire, je la sais par le menu… Tirez un peu vers moi cette couverture… et je l’attendais, vous dirais-je. J’attendais qu’un grand revers, un grand abaissement vînt frapper ce roi, donc, hélas! ce royaume. En Avignon, nous avons à connaître de tout ce qui intéresse les cours. Toutes les intrigues, tous les complots refluent vers nous. Pas un mariage projeté dont nous ne soyons avertis avant les fiancés eux-mêmes… «Dans le cas où Madame de telle couronne pourrait être accordée à Monseigneur de telle autre, qui est son cousin au second degré, notre Très Saint-Père octroierait-il dispense?»… pas un traité qui ne se négocie sans que quelques agents des deux parts aient été envoyés; pas de crime qui ne vienne chercher son absolution… L’Église fournit aux rois et aux princes leurs chanceliers, ainsi que la plupart de leurs légistes…

Depuis dix-huit années, les maisons de France et d’Angleterre sont en lutte ouverte. Cette lutte, quelle en est la cause? Les prétentions du roi Édouard à la couronne de France, certes! C’est là le prétexte, un bon prétexte juridique, je le conçois, car on peut en débattre à l’infini; mais ce n’est point le seul et vrai motif. Il y a les frontières, de tout temps mal définies, entre la Guyenne et les comtés voisins, à commencer par le nôtre, le Périgord, tous ces terriers confusément écrits où les droits féodaux se chevauchent; il y a les difficultés d’entente, de vassal à suzerain, quand tous les deux sont rois; il y a les rivalités de commerce et d’abord pour les laines et tissus, ce qui fait qu’on s’est disputé les Flandres; il y a le soutien que la France a toujours porté aux Écossais qui entretiennent menace, pour le roi anglais, sur son septentrion… La guerre n’a pas éclaté pour une raison, mais pour vingt qui couvaient comme braises de nuit. Là-dessus Robert d’Artois, perdu d’honneur et proscrit du royaume, est allé en Angleterre souffler sur les tisons. Le pape, c’était alors Pierre Roger, c’est-à-dire Clément VI, a tout fait et fait faire pour tenter d’empêcher cette méchante guerre. Il a prêché le compromis, les concessions de part et d’autre. Il a dépêché, lui aussi, un légat, qui n’était autre d’ailleurs que l’actuel pontife, le cardinal Aubert. Il a voulu relancer le projet de croisade, à laquelle les deux rois devaient participer en emmenant leur noblesse. C’eût été bon moyen de dériver leurs envies guerrières, avec l’espérance de refaire l’unité de la chrétienté… Au lieu de la croisade, nous avons eu Crécy. Votre père y était; vous avez ouï de lui le récit de ce désastre…

Ah! mon neveu, vous le verrez tout au long de votre vie, il n’y a guère de mérite à servir de tout son cœur un bon roi; il vous entraîne au devoir, et les peines qu’on prend ne coûtent pas parce qu’on sent qu’elles concourent au bien suprême. Le difficile c’est de bien servir un mauvais monarque… ou un mauvais pape. Je les voyais bien heureux, les hommes du temps de ma prime jeunesse, qui servaient Philippe le Bel. Être fidèle à ces Valois vaniteux demande plus d’effort. Ils n’entendent conseils et ne se prêtent à parler raison que lorsqu’ils sont défaits et étrillés.

C’est seulement après Crécy que Philippe VI consentit une trêve sur des propositions que j’avais préparées. Point trop mal, il faut croire, puisque cette trêve a duré, en gros, à part quelques engagements locaux, de l’an 1347 à l’an 1354. Sept années de paix relative. Ç’aurait pu être, pour beaucoup, un temps de bonheur. Mais voilà; en notre siècle maudit, à peine la guerre finie, c’est la peste qui commence.

Vous avez été plutôt épargnés en Périgord… Certes, mon neveu, certes, vous avez payé votre tribut au fléau; oui, vous avez eu votre part d’horreur. Mais ce n’est rien à comparer avec les villes nombreuses et entourées de campagnes très peuplées, comme Florence, Avignon, ou Paris. Savez-vous que ce fléau venait de Chine, par l’Inde, la Tartarie et l’Asie mineure? Il s’est répandu, à ce qu’on dit, jusqu’en Arabie. C’est bien une maladie d’infidèles qui nous a été envoyée pour punir l’Europe de trop de péchés. De Constantinople et des rivages du Levant, les navires ont transporté la peste dans l’archipel grec d’où elle a gagné les ports d’Italie; elle a passé les Alpes et nous est venue ravager, avant de gagner l’Angleterre, la Hollande, le Danemark, et d’aller finir jusque dans les pays du grand Nord, la Norvège, l’Islande. Avez-vous eu ici les deux formes de la peste, celle qui tuait en trois jours, avec fièvre brûlante et crachements de sang… les infortunés qui en étaient atteints disaient qu’ils enduraient déjà les peines de l’enfer… et puis l’autre, qui faisait l’agonie plus longue, cinq à six jours, avec de la fièvre pareillement, et de gros carboncles et pustules qui venaient aux aines et aux aisselles?

Sept mois de rang, nous avons subi cela en Avignon. Chaque soir, en se couchant, on se demandait si l’on se relèverait. Chaque matin, on se tâtait sous les bras et à la fourche des cuisses. À la moindre chaleur qu’ils se sentaient dans le corps, les gens étaient pris d’angoisse et vous regardaient avec des yeux fous. À chaque respiration, on se disait que c’était peut-être avec cette goulée d’air-là que le mal vous pénétrait. On ne quittait nul ami sans penser «Sera-ce lui, sera-ce moi, ou bien nous deux?» Les tisserands mouraient dans leur échoppe au pied de leurs métiers arrêtés, les orfèvres auprès de leurs creusets froids, les changeurs sous leurs comptoirs. Des enfants finissaient de mourir sur le grabat de leur mère morte. Et l’odeur, Archambaud, l’odeur dans Avignon! Les rues étaient pavées de cadavres.

La moitié, vous m’entendez bien, la moitié de la population a péri. Entre janvier et avril de 1348, on compta soixante-deux mille morts. Le cimetière que le pape avait fait acheter en hâte fut plein en un seul mois; on y enfouit onze mille corps. Les gens trépassaient sans serviteurs, étaient ensevelis sans prêtres. Le fils n’osait plus visiter son père, ni le père visiter son fils. Sept mille maisons fermées! Tous ceux qui le pouvaient fuyaient vers leur palais de campagne.

Clément VI, avec quelques cardinaux dont je fus, resta dans la ville. «Si Dieu nous veut, il nous prendra.» Et il fit rester la plupart des quatre cents officiers de l’hôtel pontifical qui ne furent pas de trop pour organiser les secours. Le pape servit des gages à tous les médecins et physiciens; il prit à solde charretiers et fossoyeurs, fit distribuer des vivres et prescrivit de bonnes mesures de police contre la contagion. Nul alors ne lui reprocha d’être large à la dépense. Il tança moines et nonnes qui manquaient au devoir de charité envers les malades et les agonisants… Ah! j’en ai entendu alors des confessions et des repentirs chez des hommes bien hauts et puissants, même d’Église, qui venaient se nettoyer l’âme de tous leurs péchés et quêter l’absolution! Même les gros banquiers lombards et florentins qui se confessaient en claquant des dents, et se découvraient soudain généreux. Et les maîtresses des cardinaux… eh oui, eh oui, mon neveu; pas tous, mais il y en a… ces belles dames venaient accrocher leurs joyaux aux statues de la Sainte Vierge! Elles se tenaient sous le nez un mouchoir imprégné d’essences aromatiques et jetaient leurs chaussures avant de rentrer chez elles. Ceux-là qui reprochent à Avignon d’être ville d’impiété et comme la nouvelle Babylone ne l’ont pas vue pendant la peste. On y fut pieux, je vous l’assure!

L’étrange créature que l’homme! Quand tout lui sourit, qu’il jouit d’une santé florissante, que ses affaires sont prospères, son épouse féconde et sa province en paix, n’est-ce pas là qu’il devrait élever sans cesse son âme vers le Seigneur pour lui rendre grâces de tant de bienfaits? Point du tout; il est oublieux de son créateur, fait la tête fière et s’emploie à braver tous les commandements. Mais dès que le malheur le frappe et que survient la calamité, alors il se rue à Dieu. Et il prie, et il s’accuse, et il promet de s’amender… Dieu a donc bien raison de l’accabler, puisque c’est la seule manière, semble-t-il, de faire que l’homme lui revienne…

Je n’ai pas choisi mon état. C’est ma mère, peut-être le savez-vous, qui me l’a désigné quand j’étais enfant. Si j’y ai convenu, c’est, je crois, parce que de toujours j’ai eu gratitude envers Dieu de ce qu’il me donnait, et d’abord de vivre. Je me rappelle, tout petit, dans notre vieux château de la Rolphie, à Périgueux, où vous êtes né vous-même, Archambaud, mais où vous n’habitez plus depuis que votre père a choisi, voici quinze ans, de résider à Montignac… eh bien là, dans ce gros château assis sur une arène des anciens Romains, je me rappelle cet émerveillement qui m’emplissait soudain d’être vivant au milieu du vaste monde, de respirer, de voir le ciel; je me rappelle avoir ressenti cela surtout les soirs d’été, quand la lumière est longue et qu’on me conduisait au lit bien avant que le jour ne soit tombé. Les abeilles bruissaient dans une vigne qui grimpait au mur, sous ma chambre, l’ombre lentement emplissait la cour ovale, aux pierres énormes; le ciel était encore clair où passaient des oiseaux, et la première étoile s’installait dans les nuées qui restaient roses. J’avais un grand besoin de dire merci et ma mère m’a fait comprendre que c’était à Dieu, organisateur de toute cette beauté, qu’il fallait le dire. Et cela jamais ne m’a abandonné.

Ce jour d’hui même, tout au long de notre route, j’ai souvent un merci qui me vient au cœur pour ce temps doux que nous avons, ces forêts rousses que nous traversons, ces prés encore verts, ces serviteurs fidèles qui m’escortent, ces beaux chevaux gras que je vois trotter contre ma litière. J’aime à regarder le visage des hommes, le mouvement des bêtes, la forme des arbres, toute cette grande variété qui est l’œuvre infinie et infiniment merveilleuse de Dieu.

Tous nos docteurs qui disputent théologie dans des salles closes, et se lardent de creuses paroles, et s’invectivent de bouche amère, et s’assomment de mots inventés pour nommer autrement ce qu’on savait avant eux, tous ces gens feraient bien de se guérir la tête en contemplant la nature. Moi, j’ai pour théologie celle qu’on m’a apprise, tirée des pères de l’Église; et je ne me soucie point d’en changer…

Vous savez que j’aurais pu être pape… oui, mon neveu. D’aucuns me le disent, comme ils disent aussi que je pourrais l’être si Innocent dure moins que moi. Ce sera ce que Dieu voudra. Je ne me plains point de ce qu’il m’a fait. Je le remercie qu’il m’ait mis où il m’a mis, et qu’il m’ait conservé jusqu’à l’âge que j’ai, où bien peu parviennent… cinquante-cinq ans, mon cher neveu… et aussi dispos que je suis. Cela aussi est bénédiction du Seigneur. Des gens qui ne m’ont pas vu de dix ans n’en croient pas leurs yeux que j’aie si peu changé d’apparence, la joue toujours aussi rose, et la barbe à peine blanchie.

L’idée de coiffer ou de n’avoir pas coiffé la tiare ne me chatouille, en vérité… je vous le confie comme à un bon parent… que lorsque j’ai le sentiment que je pourrais mieux agir que celui qui la porte. Or, ce sentiment-là, je ne l’ai jamais connu auprès de Clément VI. Il avait bien compris que le pape doit être monarque par-dessus les monarques, lieutenant général de Dieu. Un jour que Jean Birel ou quelque autre prêcheur de dépouillement lui reprochait d’être trop dispendieux et trop généreux envers les solliciteurs, il répondit: «Personne ne doit se retirer mécontent de la présence du prince.» Puis, se tournant vers moi, il ajouta entre ses dents: «Mes prédécesseurs n’ont pas su être papes.» Et pendant cette grande peste, comme je vous le disais, il nous prouva vraiment qu’il était le meilleur. Je ne crois point, tout honnêtement, que j’eusse pu faire autant que lui, et j’ai remercié Dieu, là encore, qu’il ne m’ait point désigné pour conduire la chrétienté souffrante au travers de cette épreuve.

Pas un moment, Clément ne se départit de sa majesté; et il montra bien qu’il était le Saint-Père, le père de tous les chrétiens et même des autres, puisque lorsque les populations, un peu partout, mais principalement dans les provinces rhénanes, à Mayence, à Worms, se retournèrent contre les juifs qu’elles accusaient d’être les responsables du fléau, il condamna ces persécutions. Il fit même plus; il décida de prendre les juifs sous sa protection; il excommunia ceux qui les molestaient; il offrit aux juifs pourchassés l’asile et l’établissement dans ses États dont, il faut le reconnaître, ils ont refait la prospérité en quelques années.

Mais pourquoi vous parle-je si longuement de la peste? Ah, oui! À cause des grandes conséquences qu’elle eut pour la couronne de France, et pour le roi Jean lui-même. En effet, vers la fin de l’épidémie, dans l’automne de 1349, coup sur coup trois reines, ou plutôt deux reines et une princesse promise à l’être…

Que dis-tu, Brunet? Parle plus haut. Nous sommes en vue de Bourdeilles?… Ah, oui, je veux regarder. La position est forte, en effet, et le château bien posé pour commander de loin les approches.

Voilà donc, Archambaud, le château que mon frère cadet, votre père, m’a abandonné pour me remercier d’avoir libéré Périgueux. Car, si je ne suis point parvenu à tirer le roi Jean des mains anglaises, au moins ai-je pu en tirer notre ville comtale et faire que l’autorité nous y soit rendue.

La garnison anglaise, vous vous rappelez, ne voulait pas partir. Mais les lances qui m’accompagnent, et dont certaines gens se gaussent, se sont, une nouvelle fois, révélées bien utiles. Il a suffi que j’apparaisse avec elles, venant de Bordeaux, pour que les Anglais fassent leurs bagages, sans demander leur reste. Deux cents lances et un cardinal, c’est beaucoup… Oui, la plupart de mes serviteurs sont entraînés aux armes, de même que mes secrétaires et les docteurs ès lois qui vont avec moi. Et mon fidèle Brunet est chevalier; je l’ai fait naguère anoblir.

En me donnant Bourdeilles, mon frère au fond se renforce. Car avec la châtellenie d’Auberoche, près Savignac, et la bastide de Bonneval, proche de Thenon, que j’ai rachetées vingt mille florins, voici dix ans, au roi Philippe VI… je dis rachetées, mais en vérité cela compensa pour partie les sommes que je lui avais prêtées… avec aussi l’abbaye forte de Saint-Astier, dont je suis l’abbé, et mes prieurés du Fleix et de Saint-Martin-de-Bergerac, cela fait à présent six places, à bonne distance tout autour de Périgueux, qui dépendent d’une haute autorité d’Église, presque comme si elles étaient tenues par le pape lui-même. On hésitera à s’y frotter. Ainsi j’assure la paix dans notre comté.

Vous connaissez Bourdeilles, bien sûr; vous y êtes venu souvent. Moi, il y a longtemps que je ne l’ai visité… Tiens, je ne me rappelais point ce gros donjon octogonal. Il a fière allure. Le voici mien, à présent, mais pour y passer seulement une nuit et un matin, le temps d’y installer le gouverneur que j’ai choisi, et sans savoir quand j’y reviendrai, si j’y reviens. C’est peu de loisir pour en jouir. Enfin, remercions Dieu pour ce temps qu’il m’y accorde. J’espère qu’on nous aura préparé un bon souper car, même en litière, la route creuse.

III LA MORT FRAPPE À TOUTES LES PORTES

Je le savais, mon neveu, je l’avais dit, qu’il ne fallait point escompter, ce jour d’hui, aller plus loin que Nontron. Et encore n’y parviendrons-nous qu’après le salut, à nuit toute noire. La Rue me rebattait les oreilles: «Monseigneur se ralentit… Monseigneur ne va pas se contenter d’une étape de huit lieues…» Eh ouiche! La Rue va toujours comme s’il avait le feu au troussequin. Ce qui n’est point mauvaise chose, car avec lui mon escorte ne s’assoupit point. Mais je savais que nous ne pourrions quitter Bourdeilles avant le milieu du jour. J’avais trop à faire et à décider, trop de seings à donner.

J’aime Bourdeilles, voyez-vous; je sais que j’y pourrais être heureux si Dieu m’avait assigné, non seulement de le posséder, mais d’y résider. Celui qui a un bien unique et modeste en profite pleinement. Celui qui a possessions vastes et nombreuses n’en jouit que par l’idée. Toujours le ciel balance ce dont il nous gratifie.

Quand vous rentrerez en Périgord, faites-moi la bonne grâce de vous rendre à Bourdeilles, Archambaud, et voyez si l’on a bien réparé les toitures comme je l’ai commandé tout à l’heure. Et puis la cheminée de ma chambre fumait… C’est grande chance que les Anglais l’aient épargné. Vous avez vu Brantôme, que nous avons juste passée; vous avez vu cette désolation qu’ils ont faite d’une ville autrefois si douce et si belle au bord de sa rivière! Le prince de Galles s’y est arrêté, pour la nuit, le 9 du mois d’août, à ce qui vient de m’être dit. Et ses courtilliers et goujats, au matin, ont tout embrasé avant de repartir.

Je réprouve fort cette façon qu’ils ont de tout détruire, ardoir, exiler ou ruiner, comme il semble qu’ils s’y adonnent de plus en plus. Qu’on s’égorge à la guerre, entre gens d’armes, je le conçois; si Dieu ne m’avait désigné pour l’Église et que j’aie eu à mener bannières au combat, je n’aurais point fait de quartier. Qu’on pille, passe encore; il faut bien donner quelque agrément aux hommes dont on exige risque et fatigue.

Mais chevaucher seulement pour réduire le peuple à misère, griller ses toits et ses moissons, l’exposer à famine et froidure, cela me donne du courroux. Je sais le dessein; de provinces ruinées, le roi ne peut plus tirer impôt, et c’est pour l’affaiblir qu’on détruit ainsi les biens de ses sujets. Mais cela ne vaut. Si l’Anglais prétend avoir droit sur la France, pourquoi la ravage-t-il? Et pense-t-il, même s’il l’emporte par les traités après l’avoir emporté par les armes, pense-t-il en agissant de la sorte y être jamais toléré? Il sème la haine. Sans doute il prive d’argent le roi de France, mais il lui fournit des âmes qu’animent la colère et la vengeance. Trouver des seigneurs, ici ou là, pour faire allégeance par intérêt, oui le roi Édouard en trouvera; mais le peuple désormais lui opposera refus, car ce sont traitements inexpiables. Voyez déjà ce qui se produit; les bonnes gens n’en veulent point au roi Jean de s’être fait battre; ils le plaignent, ils l’appellent Jean le Brave, ou Jean le Bon, alors qu’ils devraient l’appeler Jean le Sot, Jean le Buté, Jean l’Incapable. Et vous verrez qu’ils sauront se saigner pour payer sa rançon.

Vous me demandez pourquoi je vous disais hier que la peste avait eu grave effet sur lui et sur le sort du royaume? Eh! mon neveu, pour quelques morts en mauvais ordre, des morts de femmes et d’abord de la sienne, Madame Bonne de Luxembourg, avant qu’il ne soit roi.

Madame de Luxembourg fut enlevée par la peste en septembre de 1349. Elle devait être reine, et eût été une bonne reine. Elle était, comme vous le savez, la fille du roi de Bohême, Jean l’Aveugle, qui avait si grand amour de la France qu’il disait que la cour de Paris était la seule où l’on pût vivre noblement. Un modèle de chevalerie, ce roi-là, mais un peu fou. Bien que n’y voyant goutte, il s’obstina de combattre à Crécy et, pour cela, il fit lier son cheval aux montures de deux de ses chevaliers qui l’encadraient de part et d’autre. Et ils se ruèrent ainsi à la mêlée. On les trouva morts tous les trois, toujours liés. Le roi de Bohême portait trois plumes d’autruche blanches au cimier de son heaume. Son noble trépas frappa si fort le jeune prince de Galles… il allait alors sur ses seize ans; c’était son premier combat, et il s’y conduisit bien, même si le roi Édouard estima politique d’exagérer un peu la part de son héritier dans cette affaire… le prince de Galles donc fut si frappé qu’il pria son père de lui laisser porter dorénavant le même emblème que feu le roi aveugle. Et c’est pourquoi l’on voit les trois plumes blanches surmonter à présent le heaume du prince.

Mais le plus important en Madame Bonne, c’était son frère, Charles de Luxembourg, dont nous avions, le pape Clément VI et moi, favorisé l’élection à la couronne du Saint Empire. Non que nous ne pensions avoir quelques embarras avec ce rustaud madré comme un marchand… oh! rien de son père, vous en jugerez bientôt; mais comme nous prévoyions aussi que la France connaîtrait de piètres moments, c’était la renforcer que de faire son futur roi beau-frère de l’Empereur. Morte la sœur, finie l’alliance. Les embarras, nous les avons eus avec sa Bulle d’Or; mais d’appui à la France, il n’en a guère donné, et c’est bien pourquoi je m’en vais à Metz.

Le roi Jean, qui n’était encore alors que duc de Normandie, ne montra point un désespoir extrême de la mort de Madame Bonne. Il y avait peu d’entente entre eux, et souvent des éclats. Bien qu’elle eût de la grâce et qu’il lui ait fait un enfant chaque année, onze au total, depuis qu’on lui avait donné à comprendre qu’il était temps pour lui de se rapprocher de son épouse dans le lit, Monseigneur Jean, pour l’affection, inclinait plutôt du côté d’un sien cousin, de huit ans son cadet et d’assez jolie tournure… Charles de La Cerda, qu’on appelait aussi Monsieur d’Espagne, parce qu’il appartenait à une branche évincée du trône de Castille.

Aussitôt Madame Bonne mise en terre, ce fut en compagnie du beau Charles d’Espagne que le duc Jean se retira à Fontainebleau, pour fuir la contagion… Oh! ce vice n’est pas rare, mon neveu. Je ne le comprends point et il m’encolère fort; il est de ceux pour lesquels j’ai le moins d’indulgence. Mais force est de reconnaître qu’il est répandu même chez les rois, auxquels il fait grand tort. Jugez-en par ce qu’il advint du roi Édouard II d’Angleterre, le père de l’actuel. Ce fut la sodomie qui lui a coûté et le trône et la vie. Notre roi Jean n’est pas à ce point sodomite affiché; mais il en marque beaucoup de traits, et il les montra surtout dans sa passion funeste pour ce cousin d’Espagne au trop gracieux visage…

Qu’y a-t-il, Brunet? Pourquoi s’arrête-t-on? Où sommes-nous? À Quinsac. Il n’est point prévu… Que veulent ces manants? Ah! une bénédiction! Qu’on n’arrête point mon cortège pour cela; tu sais bien que je bénis en marchant… In nomine patris… lii… sancti… Allez, bonnes gens, vous êtes bénis, allez en paix… S’il fallait s’arrêter chaque fois qu’on me demande une bénédiction, nous serions à Metz dans six mois.

Donc, vous disais-je, en septembre de 1349 Madame Bonne meurt, laissant veuf l’héritier du trône. En octobre, ce fut le tour de la reine de Navarre, Madame Jeanne, qu’on appelait naguère Jeanne la Petite, la fille de Marguerite de Bourgogne, et peut-être, ou peut-être pas, de Louis Hutin; celle qu’on avait écartée de la succession de France en faisant peser sur elle la présomption de bâtardise… eh oui, l’enfant de la tour de Nesle… Emportée par la peste. Son trépas, à elle non plus, ne fut pas salué par de très longs sanglots. Elle était veuve depuis six ans de son cousin, Monseigneur Philippe d’Évreux, tué quelque part en Castille dans un combat contre les Maures. La couronne de Navarre leur avait été abandonnée par Philippe VI, lors de son avènement, pour prévenir les revendications qu’ils auraient pu émettre sur celle de France. Cela fit partie de toutes les tractations qui assurèrent le trône aux Valois.

Je n’ai jamais approuvé cet arrangement navarrais qui n’était bon ni en droit ni en fait. Mais je n’avais pas encore mon mot à dire! je venais tout juste d’être nommé évêque d’Auxerre. Et puis même l’aurais-je dis… En droit, cela ne tenait point. La Navarre venait de la mère de Louis Hutin. Si Jeanne la Petite n’était pas la fille de celui-ci, mais d’un quelconque écuyer, elle n’avait pas plus de titres sur la Navarre que sur la France. Donc, si on lui reconnaissait la couronne de l’une, on étayait ipso facto ses droits sur l’autre, pour elle et pour ses héritiers. On avouait un peu trop qu’on l’avait écartée du trône non tellement pour sa présumée bâtardise, mais parce qu’elle était femme, et grâce à l’artifice d’une loi des mâles inventée.

Quant aux raisons de fait… Jamais le roi Philippe le Bel n’aurait consenti, pour quelque raison que ce fût, à amputer ainsi le royaume de ce qu’il y avait ajouté. On n’assure pas son trône en lui sciant un pied. Jeanne et Philippe de Navarre s’étaient tenus fort calmes, elle parce que la chemise de sa mère lui collait un peu trop à la peau, lui parce qu’il était comme son père, Louis d’Évreux, de nature digne et réfléchie. Ils semblaient contents avec leur riche comté normand et leur petit royaume pyrénéen. Les choses allaient changer avec leur fils Charles, jeune homme fort remuant pour ses dix-huit ans, qui jetait des regards pleins de vindicte sur le passé de sa famille, pleins d’ambition sur son propre avenir. «Si ma grand-mère n’avait pas été si chaude putain, si ma mère était née homme… Je serais roi de France à présent.» Je l’ai entendu dire cela, de mes oreilles… Il convenait donc de ménager la Navarre qui, par sa situation au midi du royaume, prenait d’autant plus d’importance que les Anglais, à présent, tenaient toute l’Aquitaine. Alors, comme toujours en pareil cas, arrangeons un mariage.

Le duc Jean se fût bien dispensé de contracter une nouvelle union. Mais il était promis à être roi, et l’image royale voulait qu’il eût une épouse à son côté, surtout dans son cas. Une épouse empêcherait qu’il parût marcher trop ouvertement au bras de Monsieur d’Espagne. D’autre part, comment mieux flatter le remuant Charles d’Évreux-Navarre, et comment mieux lui lier les mains, qu’en choisissant la future reine de France parmi ses sœurs? La plus âgée, Blanche, avait seize ans. Une beauté, et beaucoup de grâces d’esprit. Le projet fut fort avancé, les dispenses demandées au pape et le mariage quasiment annoncé, encore qu’on se demandât qui serait vivant la semaine suivante, dans l’horrible période qu’on traversait.

Car la mort continuait de frapper à toutes les portes. Au début de décembre, la peste enleva la reine de France elle-même, Madame Jeanne de Bourgogne, la boiteuse, la mauvaise reine. Pour celle-là, ce fut tout juste si la bienséance permit de contenir les cris de joie, et si le peuple ne se mit pas à danser dans les rues. Elle était haïe; votre père a dû vous le dire. Elle volait le sceau de son mari pour faire jeter gens en prison; elle apprêtait des bains empoisonnés pour les hôtes qui lui déplaisaient. Il s’en fallut de peu qu’elle ne fit de la sorte périr un évêque… Le roi, parfois, la rouait à coups de torche; mais il ne parvint pas à l’amender. Je me méfiais fort de cette reine-là. Sa nature soupçonneuse peuplait la cour d’ennemis imaginaires. Elle était coléreuse, menteuse, odieuse; elle était criminelle. Sa mort parut un effet tardif de la justice céleste. D’ailleurs, aussitôt après, le fléau commença de régresser, comme si cette grande hécatombe, venue de si loin, n’avait eu d’autre but que d’atteindre, enfin, cette harpie.

De tous les hommes de France, celui qui en éprouva le plus grand soulagement, ce fut le roi lui-même. Un mois moins un jour après, dans la froidure de janvier, il se remaria. Même veuf d’une femme unanimement détestée, c’était faire bien peu de cas des délais de convenance. Mais le pire n’était point dans la hâte. Avec qui convolait-il? Avec la fiancée de son fils, avec Blanche de Navarre, la jeunette, dont il était tombé fou en la voyant paraître à la cour. Si complaisants qu’ils soient pour la gaillardise, les Français n’aiment guère, chez le souverain, les égarements de cette sorte.

Philippe VI avait quarante ans de plus que la beauté qu’il soufflait, fort brutalement, à son héritier. Et il ne pouvait point invoquer, comme pour tant d’unions princières désassorties, l’intérêt supérieur des empires. Il enchâssait une pierre de scandale dans sa couronne, cependant qu’il infligeait à son successeur la meurtrissure du ridicule. Mariage célébré à la sauvette, du côté de Saint-Germain-en-Laye. Jean de Normandie, naturellement, n’y assistait pas. Il n’avait jamais eu grande affection pour son père, qui d’ailleurs lui en rendait peu. Maintenant, il lui vouait de la haine.

Et l’héritier, un mois plus tard, se remariait à son tour. Il avait hâte d’effacer l’outrage. Il fit l’enchanté de s’accommoder de Madame de Boulogne, veuve du duc de Bourgogne. Ce fut mon vénérable frère, le cardinal Guy de Boulogne, qui arrangea cette union pour l’avantage de sa famille, et le sien propre. Madame de Boulogne était, du point de vue de la fortune, un fort bon parti, ce qui aurait dû assainir les affaires du prince, déjà dépensier comme personne, mais ne servit en fait qu’à l’encourager au gaspillage.

La nouvelle duchesse de Normandie était plus âgée que sa belle-mère; elles produisaient ensemble un étrange effet aux réceptions de cour, d’autant que, pour la tournure et le visage, la comparaison n’était guère à l’avantage de la bru. Le duc Jean en éprouvait dépit; il s’était pris à croire qu’il aimait d’amour Madame Blanche de Navarre qui lui avait été si vilainement enlevée, et il souffrait torture en la voyant auprès de son père qui ne cessait de la mignoter en public, de la plus sotte façon. Cela n’arrangea pas les nuits du duc Jean avec Madame de Boulogne, et le rejeta davantage vers Monsieur d’Espagne. La prodigalité lui servit de revanche. On eût dit qu’il se redonnait de l’honneur en dilapidant.

D’ailleurs, après les mois de terreur et de malheur qu’on venait de traverser durant la peste, tout le monde dépensait follement. Surtout à Paris. Autour de la cour, c’était démence. On prétendait que cette débauche de luxe procurait travail aux petites gens. Pourtant on n’en voyait guère l’effet dans les masures et les soupentes. Entre les princes endettés et le commun peuple miséreux, il y avait l’échelon où le profit fuyait, happé par de gros marchands comme les Marcel, qui font négoce de draps, soieries et autres denrées de parure et se sont alors grassement enrichis. La mode devint extravagante, et le duc Jean, bien qu’il eût déjà trente et un ans, arborait en compagnie de Monsieur d’Espagne des cottes dentelées si courtes qu’elles leur laissaient paraître les fesses. On riait d’eux lorsqu’ils étaient passés.

Madame Blanche de Navarre avait été reine plus tôt que prévu; elle fut régnante moins longtemps qu’escompté. Philippe de Valois avait réchappé de la guerre et de la peste; il ne résista pas à l’amour. Tant qu’il avait vécu auprès de son acariâtre boiteuse, il était resté bel homme, un peu gras, mais toujours solide et allant, maniant les armes, chevauchant vite, chassant longtemps. Six mois de prouesses galantes auprès de sa belle épousée eurent raison de lui. Il ne quittait son lit qu’avec l’idée d’y retourner. C’était obsession; c’était frénésie. Il réclamait de ses physiciens des préparations qui le fissent infatigable au déduit… Quoi donc?… Il vous surprend que… Mais si, mon neveu, mais si; bien que d’Église, ou plutôt parce que d’Église, il nous faut être instruits de ces choses, surtout quand elles touchent la personne des rois.

Madame Blanche subissait, à la fois consentante, inquiète et flattée, cette passion qui lui était à tout moment prouvée. Le roi se glorifiait publiquement qu’elle fût plus vite lasse que lui. Bientôt il maigrit. Il se désintéressait de gouverner. Chaque semaine le vieillissait d’une année. Il mourut le 22 août 1350, à cinquante-sept ans, dont vingt-deux ans de règne.

Sous des dehors splendides, ce souverain auquel je fus fidèle… il était le roi de France, n’est-ce pas, et je ne pouvais d’autre part pas oublier qu’il demanda pour moi le chapeau… ce souverain avait été un très piteux capitaine et un financier désastreux. Il avait perdu Calais, il avait perdu l’Aquitaine; il laissait la Bretagne en révolte et maintes places du royaume incertaines ou ravagées. Par-dessus tout, il avait perdu le prestige. Ah si! tout de même, il avait acheté le Dauphiné. Nul ne peut être constamment catastrophique. C’est moi, il est bon que vous le sachiez, qui ai conclu l’affaire, deux ans avant Crécy. Le Dauphin Humbert était endetté à ne plus savoir à qui emprunter pour rembourser qui… Je vous conterai la chose par le menu une autre fois, si elle vous intéresse, et comment je m’y pris, en faisant porter la couronne de Dauphin par l’aîné fils de France, à faire entrer le Viennois dans le giron du royaume. Aussi puis-je dire, sans me vanter, que j’ai mieux servi la France que le roi Philippe VI, car lui n’a su que rapetisser alors que moi j’ai réussi à l’agrandir.

Six ans déjà! Six ans que le roi Philippe est mort et que Monseigneur le duc Jean est devenu le roi Jean II! Ce sont six ans qui ont passé si vite qu’on se croirait encore au début du règne. Est-ce parce que notre roi a fait si peu de choses mémorables, ou bien parce que, plus l’on vieillit, plus le temps semble fuir rapidement? Quand on a vingt ans, chaque mois, chaque semaine, tout enrichis de nouveautés, paraissent de grande durée… Vous verrez, Archambaud, quand vous aurez mon âge, si vous y parvenez, ce que je vous souhaite de tout mon cœur… On se retourne et l’on se dit: «Comment? Déjà une année passée? Comment a-t-elle coulé si vite!» Peut-être parce que l’on use beaucoup de moments à se souvenir, à revivre du temps vécu…

Et voilà; le jour est tombé. Je savais que nous n’arriverions à Nontron qu’à la nuit noire.

Brunet! Brunet!.. Demain, il nous faudra partir avant l’aurore car nous aurons longue étape. Donc que l’on harnache en temps, et que chacun soit pourvu de vivres car nous n’aurons guère loisir de faire arrêt. Qui est parti vers Limoges pour annoncer ma venue? Armand de Guillermis; c’est fort bien… Je dépêche ainsi mes bacheliers à tour de rôle, pour veiller à mon logement et aux apprêts de ma réception. Un jour ou deux en avance, mais pas plus. Juste ce qu’il faut pour que les gens s’empressent, et pas assez pour que les plaignants du diocèse puissent accourir et m’accabler de leurs suppliques… Le cardinal? Ah! nous n’avons su que la veille; hélas, il est déjà parti… Autrement, mon neveu, je serais un vrai tribunal ambulant.

IV LE CARDINAL ET LES ÉTOILES

Eh! mon neveu, je vois que vous prenez goût à ma litière, et aux petits repas qu’on m’y sert. Et à ma compagnie, et à ma compagnie, bien sûr… Prenez de ce confit de canard dont on nous a fait présent à Nontron. C’est spécialité de la ville. Je ne sais comment mon maître queux s’est arrangé pour nous le garder tiède…

Brunet!.. Brunet, vous direz à mon queux combien j’apprécie qu’il conserve un peu chauds les mets qu’il m’apprête ainsi pour la route; il est habile… Ah! il a des braises dans son chariot… Non, non, je ne me plains point qu’on me serve deux fois à la suite les mêmes nourritures, du moment qu’elles m’ont plu. Et j’avais trouvé bien savoureux ce confit, hier soir. Remercions Dieu de nous en avoir pourvus à suffisance.

Le vin, certes, est un peu vert et léger de corps. Ce n’est pas le vin de Sainte-Foy ou celui de Bergerac, auxquels vous êtes accoutumé, Archambaud, sans parler de ceux de Saint-Émilion et de Lussac qui sont régal, mais qui partent tous à présent de Libourne, par vaisseaux pleins, pour l’Angleterre… Palais français n’y ont plus droit.

N’est-ce pas, Brunet, que cela ne vaut point un gobelet de Bergerac? Le chevalier Aymar Brunet est de Bergerac, et ne juge rien de meilleur que ce qui croît chez lui. Je le moque un peu là-dessus…

Ce matin, c’est dom Francesco Calvo, le secrétaire papal, qui m’a fait compagnie. Je voulais qu’il me remémorât les affaires dont j’aurai besogne à Limoges. Nous y resterons deux jours pleins, peut-être trois. De toute façon, sauf à y être obligé par quelque urgence ou mandement exprès, j’évite à cheminer le dimanche. Je désire que mon escorte puisse assister aux offices et prendre son repos.

Ah! je ne puis celer que j’ai quelque émoi à revoir Limoges! Ce fut mon premier évêché. J’avais… j’avais… j’étais plus jeune que vous n’êtes à présent, Archambaud; j’avais vingt-trois ans. Et je vous traite comme un jouvenceau! C’est un travers qui vient avec l’âge d’en user avec la jeunesse comme si elle était encore l’enfance, en oubliant ce qu’on fut soi-même, à pareil âge. Il faudra me reprendre, mon neveu, quand vous me verrez incliner dans ce défaut. Évêque… Ma première mitre! J’en étais bien fier, et j’eus tôt fait, à cause d’elle, de commettre le péché d’orgueil. On disait, certes, que je devais mon siège à la faveur, et que, tout comme mes premiers bénéfices m’avaient été octroyés par Clément V à cause de la grande amitié qu’il portait à ma mère, Jean XXII m’avait pourvu d’un évêché parce que nous avions accordé ma dernière sœur, votre tante Aremburge, à un de ses petits-neveux, Jacques de La Vie. Pour vous avouer le tout, c’était un peu vrai. Être neveu de pape est un bel accident, mais dont le profit ne dure guère à moins que de s’allier à quelque grande noblesse telle que la nôtre… Votre oncle La Vie fut un brave homme.

Pour ma part, si jeunet que je fusse, je n’ai pas laissé le souvenir, je crois, d’un mauvais évêque. Quand je vois tant de diocésains chenus qui ne savent tenir ni leurs ouailles ni leur clergé, et qui nous accablent de leurs doléances et de leurs procès, je me dis que je sus faire assez bien, et sans trop me donner de peine. J’avais de bons vicaires… tenez, versez-moi encore de ce vin; il faut faire passer le confit… de bons vicaires à qui je laissais le soin d’administrer. J’ordonnais qu’on ne me dérangeât que pour affaires graves, ce qui m’acquit du respect et même un peu de crainte. J’eus le loisir ainsi de poursuivre mes études. J’étais déjà fort savant en droit canon; j’obtins d’appeler de bons maîtres à ma résidence afin de me parfaire en droit civil. Ils vinrent de Toulouse où j’avais pris mes grades, et qui est tout aussi bonne université que celle de Paris, tout aussi fournie en hommes de savoir. Par reconnaissance, j’ai décidé… je veux vous en avertir, mon neveu, puisque l’occasion s’en trouve; ceci est consigné dans mes volontés dernières, pour le cas où je n’aurais pu accomplir la chose de mon vivant… j’ai décidé de faire fondation, à Toulouse, d’un collège pour des escholiers périgordins pauvres… Prenez donc cette toile, Archambaud, et séchez-vous les doigts…

C’est aussi à Limoges que je commençai à m’instruire en astrologie. Car les deux sciences les plus nécessaires à ceux qui doivent exercer gouvernement sont bien celle du droit et celle des astres, pour ce que la première apprend les lois qui régissent les rapports et obligations que les hommes ont entre eux, ou avec le royaume, ou avec l’Église, et la seconde donne connaissance des lois qui régissent les rapports des hommes avec la Providence. Le droit et l’astrologie; les lois de la terre, les lois du ciel. Je dis qu’il n’y a point à sortir de là. Dieu fait naître chacun de nous à l’heure qu’il veut, et cette heure est marquée à l’horloge céleste, où il nous a, par grande bonté, permis de lire. Je sais qu’il est de piètres croyants qui se gaussent de l’astrologie, parce que cette science abonde en charlatans et marchands de mensonges. Mais cela fut de tout temps, et les vieux livres nous rapportent que les anciens Romains et autres peuples antiques dénonçaient les mauvais tireurs d’horoscopes et les faux mages vendeurs de prédictions; cela n’empêchait point qu’ils recherchassent les bons et justes lecteurs de ciel, qui pratiquaient souvent dans les sanctuaires. Ce n’est point parce qu’il est des prêtres simoniaques, ou intempérants, qu’il faut fermer toutes les églises.

Je suis aise de vous voir partager mes opinions là-dessus. C’est l’attitude humble qui convient au chrétien devant les décrets du Seigneur, le créateur de toutes choses, qui se tient derrière les étoiles…

Vous souhaiteriez… Mais bien volontiers, mon neveu, je le ferai bien volontiers pour vous. Savez-vous l’heure de votre naissance?… Ah! il faudrait la savoir; mandez quelqu’un à votre mère, pour la prier de vous donner l’heure de votre premier cri. Ce sont les mères qui gardent mémoire de ces choses-là…

Pour ma part, je n’ai jamais eu qu’à me louer de pratiquer la science astrale. Cela m’a permis de donner d’utiles conseils aux princes qui voulaient bien m’écouter, et aussi de connaître la nature des gens en face de qui je me trouvais, et de me garder de ceux dont le sort était contraire au mien. Ainsi, le Capocci, j’ai toujours su qu’il me serait adverse en tout, et me suis toujours défié de lui… C’est à partir des astres que j’ai réussi maintes négociations et conclu maints arrangements favorables, comme pour ma sœur de Durazzo ou pour le mariage de Louis de Sicile; et les bénéficiaires reconnaissants ont grossi ma fortune. Mais en tout premier, c’est auprès de Jean XXII… Dieu le garde; il fut mon bienfaiteur… que cette science me fut de précieux service. Car ce pape était grand alchimiste et astrologien lui-même; de savoir que je m’adonnais au même art, avec succès, lui dicta un recroît de faveur pour moi et lui inspira d’écouter le souhait du roi de France en me créant cardinal à trente ans, ce qui est chose peu commune. J’allai donc en Avignon recevoir mon chapeau. Vous savez comment la chose se passe. Non?

Le pape donne un grand banquet, où sont conviés tous les cardinaux, pour l’entrée du nouveau dans la curie. À la fin du repas, le pape s’assoit sur son trône, et impose le chapeau au nouveau cardinal qui se tient agenouillé et lui baise d’abord le pied, puis la bouche. J’étais trop jeune pour que Jean XXII… il avait alors quatre-vingt-sept ans… m’appelât venerabilis frater; alors il choisit de s’adresser à moi en me donnant du dilectus filius. Et avant de m’inviter à me relever, il me souffla à l’oreille: «Sais-tu combien me coûte ton chapeau? Six livres, sept sous et dix deniers.» C’était bien dans la façon de ce pontife que de vous rabattre l’orgueil, dans l’instant qu’on pouvait en concevoir le plus, en vous glissant une moquerie sur les grandeurs. De tous les jours de ma vie, il n’en est pas dont j’aie gardé plus précise mémoire. Le Saint-Père, tout desséché, tout plissé, sous son bonnet blanc qui lui enserrait les joues… C’était le 14 juillet de l’an 1331…

Brunet! Fais arrêter ma litière. Je m’en vais me dégourdir un peu les jambes, avec mon neveu, tandis qu’on brossera ces miettes. Le chemin est plat, et le soleil nous gratifie d’un petit rayon. Vous nous reprendrez en avant. Douze hommes seulement à m’escorter; je veux un peu de paix… Salut, maître Vigier… salut Volnerio… salut du Bousquet… la paix de Dieu soit sur vous tous, mes fils, mes bons serviteurs.

V LES DÉBUTS DE CE ROI QU’ON APPELLE LE BON

Le ciel du roi Jean? Certes, je le connais; je me suis maintes fois penché dessus… Si je prévoyais? Bien sûr, je prévoyais; c’est pourquoi je me suis si fort dépensé pour empêcher cette guerre, sachant qu’elle lui serait funeste, et donc funeste à la France. Mais allez faire entendre raison à un homme, et surtout à un roi, dont les astres font barrière, précisément, et à l’entendement et à la raison!

Le roi Jean II, à sa naissance, avait Saturne culminant dans la constellation du Bélier, en milieu du ciel. C’est configuration funeste pour un roi, celle des souverains détrônés, des règnes qui s’achèvent hâtivement ou que terminent de tragiques revers. Ajoutez à cela une Lune qui se lève dans le signe du Cancer, lunaire lui-même, marquant ainsi une nature fort féminine. Enfin, et pour ne vous donner que les traits les plus voyants, ceux qui sautent aux yeux de tout astrologien, un difficile groupement où l’on trouve le Soleil, Mercure et Mars étroitement conjoints en Taureau. Voilà un ciel bien pesant qui compose un homme mal balancé, mâle et même assez lourd dans les apparences, mais chez qui tout ce qui devrait être viril est comme castré, jusques et y compris l’entendement; en même temps, un brutal, un violent, habité de songes et de peurs secrètes qui lui inspirent des fureurs soudaines et homicides, incapable d’écouter avis ou de se maîtriser soi-même, et cachant ses faiblesses sous des dehors de grande ostentation; au fond de tout, un sot, et le contraire d’un vainqueur ou d’une âme de commandement.

De certaines gens, il semble que la défaite soit l’affaire principale, qu’ils en aient un secret appétit, et ne connaissent de cesse qu’ils ne l’aient trouvée. Être battu complaît à leur âme profonde; le fiel de l’échec est leur breuvage préféré, comme à d’autres l’hydromel des victoires; ils aspirent à la dépendance, et rien ne leur convient mieux que de se contempler dans une soumission imposée. C’est grand malheur quand de telles dispositions de naissance tombent sur la tête d’un roi.

Jean II, tant qu’il fut Monseigneur de Normandie, vivant sous la contrainte d’un père qu’il n’aimait pas, parut un prince acceptable, et les ignorants crurent qu’il régnerait bien. D’ailleurs les peuples, et même les cours, toujours portés à l’illusion, attendent toujours d’un nouveau roi qu’il soit meilleur que le précédent, comme si la nouveauté portait en soi vertu miraculeuse. À peine celui-ci eut-il le sceptre en main que ses astres et sa nature commencèrent de montrer leurs malheureux effets.

Il n’était roi que depuis dix jours quand Monsieur d’Espagne, dans ce mois d’août 1350, se fit battre sur la mer, au large de Winchelsea, par le roi Édouard III. La flotte que Charles d’Espagne commandait était castillane, et notre Sire Jean n’était pas responsable de l’expédition. Néanmoins, comme le vainqueur était d’Angleterre, et le vaincu l’ami très cher du roi de France, c’était mauvais début pour ce dernier.

Le sacre se fit en fin septembre. Monsieur d’Espagne était revenu et, à Reims, on témoigna beaucoup de grâces à ce vaincu, pour le consoler de sa défaite.

À la mi-novembre, le connétable Raoul de Brienne, comte d’Eu, rentra en France. Il était depuis quatre ans captif du roi Édouard, mais un captif assez libre, qu’on laissait à l’occasion aller entre les deux pays, car il était mêlé aux négociations d’une paix générale à laquelle nous travaillions fort en Avignon. Moi-même, je correspondais avec le connétable. Cette fois, il venait réunir le prix de sa rançon. Je n’ai point à vous apprendre que Raoul de Brienne était un très haut, très grand, très puissant personnage, et pour ainsi dire le second homme du royaume. Il avait succédé en sa charge à son père Raoul V, tué en tournoi. Il était tenant de vastes fiefs en Normandie, d’autres en Touraine, dont Bourgueil et Chinon, d’autres en Bourgogne, d’autres en Artois. Il possédait des terres, pour l’heure confisquées, en Angleterre et en Irlande; il en possédait dans le pays de Vaud. Il était le cousin par alliance du comte Amédée de Savoie. Un tel homme, quand on vient juste de s’asseoir au trône, est de ceux qu’on traite avec quelques égards; ne croyez-vous pas, Archambaud? Eh bien, notre Jean II, après lui avoir adressé, au soir de son arrivée, des reproches furieux, mais peu clairs, commanda sur-le-champ de l’emprisonner. Et le surlendemain matin, il le fit décapiter, sans jugement… Non; aucune raison avouée. Nous n’avons pas pu en savoir plus, à la curie, que vous à Périgueux. Et pourtant nous nous sommes employés à éclairer l’affaire, croyez-le! Pour expliquer cette exécution précipitée, le roi Jean affirma qu’il détenait les preuves écrites de la félonie du connétable; mais jamais il ne les produisit, jamais. Même au pape, qui le pressait, dans son intérêt propre, de révéler ces fameuses preuves, il opposa un silence buté.

Alors on commença, dans toutes les cours d’Europe, à chuchoter, à supposer… On parla d’une correspondance amoureuse que le connétable aurait entretenue avec Madame Bonne de Luxembourg et qui, après le décès de celle-ci, serait tombée entre les mains du roi… Ah! vous aussi vous avez entendu cette fable!.. Étrange liaison, en vérité, et dont on apercevrait mal, en tout cas, qu’elle ait pu prendre un tour criminel, entre une femme sans cesse enceinte et un homme presque continûment captif depuis quatre ans! Peut-être y avait-il, dans les lettres de messire de Brienne, des choses pénibles à lire pour le roi; mais si ce fut, elles devaient regarder plutôt sa propre conduite que celle de sa première épouse… Non, rien ne tenait qui pût expliquer cette exécution, sinon la nature haineuse et meurtrière du nouveau roi, semblable assez à la nature de sa mère, la méchante boiteuse. Le vrai motif se révéla peu après, quand la charge de connétable fut donnée… vous savez bien à qui… eh oui! à Monsieur d’Espagne, avec une partie des biens du défunt, dont toutes les terres et possessions furent distribuées entre les familiers du roi. Ainsi le comte Jean d’Artois en eut grosse part: le comté d’Eu.

Les largesses de cette sorte font moins d’obligés qu’elles ne créent d’ennemis. Messire de Brienne avait foison de parents, d’amis, de vassaux, de serviteurs, toute une grande clientèle fort attachée à lui et qui aussitôt se mua en un réseau de mécontents. Comptez, en plus, des gens de l’entourage royal qui ne reçurent ni mie ni miette des dépouilles, et en furent jaloux et revêches…

Ah! Nous avons bonne vue, d’ici, sur Châlus et ses deux châteaux. Comme ces deux hauts donjons se répondent bien, qu’une mince rivière sépare! Et le pays est plaisant au regard, sous ces nuages qui courent bon train…

La Rue! La Rue, je ne me méprends point; c’est bien devant le châtel de droite, sur la colline, que messire Richard Cœur de Lion fut durement navré d’une flèche qui lui ôta la vie? Ce n’est point d’aujourd’hui que les gens de nos pays ont accoutumé d’être assaillis par l’Anglais, et de s’en défendre…

Non, La Rue, je ne suis point las; je m’arrête seulement pour contempler… Eh certes, oui, j’ai bon pas! Je vais cheminer encore un petit, et ma litière me reprendra plus avant. Rien ne nous presse trop. De Châlus à Limoges, si j’ai bon souvenir, il y a moins de neuf lieues. Trois heures et demie nous suffiront, sans forcer le trot… Soit! quatre heures. Laissez-moi profiter des derniers beaux jours que Dieu nous dispense. Je serai bien assez enfermé derrière mes rideaux quand viendra la pluie…


Je vous disais donc, Archambaud, la façon dont s’y prit le roi Jean pour se faire sa première corbeille d’ennemis, dans le sein même du royaume. Il résolut alors de se créer des amis, des féaux, des hommes tout à sa dévotion, liés à lui par un lien neuf, qui l’aideraient en guerre comme en paix, et qui feraient la gloire de son règne. Et pour ce, dès l’aube de l’an suivant, il fonda l’Ordre de l’Étoile auquel il donna pour objets l’exhaussement de la chevalerie et l’accroissement de l’honneur. Cette grande novelleté n’était point si neuve, puisque le roi Édouard d’Angleterre avait déjà institué la Jarretière. Mais le roi Jean se gaussait de cet ordre créé autour d’une jambe de femme; l’Étoile serait tout autre chose. Vous pouvez noter là un trait constant chez lui. Il ne sait que copier, mais toujours en se donnant des airs d’inventer.

Cinq cents chevaliers, pas moins, qui devaient jurer sur les Saintes Écritures de ne jamais reculer d’un pied en bataille, ni jamais se rendre. Tant de sublime se devait d’être signalé par de visibles marques. Jean II ne lésina point sur l’ostentation; et son Trésor, qui n’était déjà pas bien haut, se mit à fuir comme tonneau percé. Pour loger l’Ordre, il fit aménager la maison de Saint-Ouen, qu’on n’appela plus que la Noble Maison, tout emplie de meubles superbes, sculptés et ajourés, engravés d’ivoire et autres matières précieuses. Je n’ai point vu la Noble Maison, mais on me l’a dépeinte. Les murs y sont, ou plutôt y étaient, tendus de toiles d’or et d’argent, ou bien de velours semé d’étoiles et de fleurs de lis d’or. À tous les chevaliers, le roi fit faire une cotte de soie blanche, un surcot mi partie blanc et vermeil, un chaperon vermeil orné d’un fermail d’or en forme d’étoile. Ils reçurent encore une bannière blanche brodée d’étoiles, et chacun aussi un riche anneau d’or et d’émail, pour montrer qu’ils étaient tous comme mariés au roi… ce qui portait à sourire. Cinq cents fermails, cinq cents bannières, cinq cents anneaux; calculez la dépense! Il paraît que le roi dessina et discuta chaque pièce de ce glorieux attirail. Il y croyait ferme, à son Ordre de l’Étoile! Avec de si mauvais astres que les siens, il eût été mieux avisé de choisir un autre emblème.

Une fois l’an, selon la règle qu’il avait dictée, tous les chevaliers devaient se réunir en un grand festin où chacun donnerait récit de ses aventures héroïques, et des prouesses d’armes par lui accomplies dans l’année; deux clercs en tiendraient registre et chronique. La Table Ronde allait revivre, et le roi Jean dépasser en renommée le roi Arthur de Bretagne! Il édifiait de grands et vagues projets. On se mit à reparler de croisade…

La première assemblée de l’Étoile, convoquée pour le jour des Rois de 1352, fut passablement décevante. Les futurs preux n’avaient pas grands exploits à conter. Le temps leur avait manqué. Les janissaires fendus en deux, du casque à l’arçon de la selle, et les pucelles délivrées des geôles barbaresques, ce serait l’affaire d’une autre année. Les deux clercs commis à la chronique de l’Ordre n’eurent point à user beaucoup d’encre, à moins que saoulerie ne comptât pour exploit. Car la Noble Maison fut le lieu de la plus grosse beuverie qu’on eût vue en France depuis Dagobert. Les chevaliers blanc et vermeil s’engagèrent si fort au festin qu’avant l’entremets, criant, chantant, hurlant, ivres à rouler, ne quittant la table que pour courir pisser ou dégorger, revenant piquer aux plats, se lançant d’ardents défis à qui viderait le plus de hanaps, ils méritaient tout seulement d’être armés chevaliers de la ripaille. La belle vaisselle d’or, ouvragée pour eux, fut froissée ou brisée; ils se la jetaient par-dessus les tables, comme des gamins, ou bien l’écrasaient de leurs poings. Des beaux meubles ajourés et incrustés, il ne resta que débris. L’ivresse dut faire croire à certains qu’ils étaient déjà en guerre, car ils s’employèrent céans à faire butin. Ainsi les draps d’or et d’argent qui pendaient au mur furent volés.

Or, ce jour même fut celui où les Anglais se saisirent de la citadelle de Guines, livrée par belle trahison, tandis que le capitaine qui commandait cette place festoyait à Saint-Ouen.

Le roi, de tout cela, eut gros dépit et commença de se complaire dans l’idée que ses plus valeureuses entreprises, par quelque sort funeste, étaient vouées à l’échec.

Peu de temps après survint le premier combat auquel des chevaliers de l’Étoile eurent à prendre part, non point dans un Orient fantastique, mais au coin d’un bois de Basse-Bretagne. Quinze d’entre eux, voulant prouver qu’ils étaient capables d’autres hauts faits que ceux du pichet, respectèrent leur serment de ne jamais reculer ni retraiter; et plutôt que de se dégager à temps, comme gens sensés l’eussent fait, ils s’offrirent à être encerclés par un adversaire dont le nombre ne leur laissait nulle chance, même petite. Aucun ne revint pour conter cette prouesse. Mais les parents des chevaliers morts ne se privèrent point de dire que le nouveau roi avait l’esprit bien faussé pour imposer à ses bannerets un serment aussi fol, et que si tous devaient le tenir, il se retrouverait bientôt seul à son assemblée…

Ah! voici ma litière… Vous préférez chevaucher à présent?… Moi, je crois que je vais dormir un petit afin de me trouver frais à l’arrivée… Mais vous comprenez, Archambaud, pourquoi l’Ordre de l’Étoile n’a pas eu grande suite, et qu’on en parle de moins en moins, d’année en année.

VI LES DÉBUTS DE CE ROI QU’ON APPELLE LE MAUVAIS

Avez-vous noté, mon neveu, que partout où nous nous arrêtons, à Limoges aussi bien qu’à Nontron ou ailleurs, chacun nous demande nouvelles du roi de Navarre, comme si le sort du royaume dépendait de ce prince? L’étrange situation, en vérité, que celle où nous sommes. Le roi de Navarre est prisonnier, dans un château d’Artois, de son cousin le roi de France. Le roi de France est prisonnier, dans un hôtel de Bordeaux, de son cousin le prince héritier d’Angleterre. Le Dauphin, héritier de France, se débat dans le palais de Paris, entre ses bourgeois agités et ses États généraux remontrants. Or, c’est du roi de Navarre que tout le monde paraît s’inquiéter. Vous avez entendu l’évêque lui-même: «On disait le Dauphin fort ami de Monseigneur de Navarre. Ne va-t-il pas le libérer?» Dieu Saint! J’espère bien que non. Il a été fort avisé, ce jeune homme, de n’en rien faire jusqu’à présent. Et je m’inquiète de cette tentative d’évasion que des chevaliers du clan navarrais auraient montée pour délivrer leur chef. Elle a échoué; il faut nous en féliciter. Mais tout porte à croire qu’ils voudront recommencer.

Oui, oui, j’ai appris bien des choses pendant notre arrêt à Limoges. Et je me dispose, dès notre arrivée ce soir à La Péruse, d’en écrire au pape.

Si c’était une grosse sottise de la part du roi Jean d’enfermer Monsieur de Navarre, c’en serait une égale aujourd’hui, pour le Dauphin, de le relâcher. Je ne connais pas de plus grand brouilleur que ce Charles qu’on appelle le Mauvais; et ils se sont bien donné la main, à travers leur querelle, le roi Jean et lui, pour jeter la France dans son malheur présent. Vous savez d’où lui vient son surnom? Des tout premiers mois de son règne. Il n’a point perdu de temps pour le gagner.

Sa mère, la fille de Louis Hutin, mourut, comme je vous le contais l’autre jour, durant l’automne de 49. Dans l’été de 1350, il alla se faire couronner en sa capitale de Pampelune, où jamais depuis sa naissance, à Évreux, dix-huit ans plus tôt, il n’avait mis les pieds. Voulant se faire connaître, il parcourut ses États, ce qui ne demandait point de longues courses; puis il alla visiter ses voisins et parents, son beau-frère, le comte de Foix et de Béarn, celui qui se fait appeler Phœbus, et son autre beau-frère, le roi d’Aragon, Pierre le Cérémonieux, et également le roi de Castille.

Or, un jour qu’il était de retour à Pampelune et qu’il y passait un pont, à cheval, il rencontra une délégation de nobles navarrais qui venaient à lui, pour lui porter leurs doléances, parce qu’il avait laissé violer leurs droits et privilèges. Comme il refusait de les entendre, les autres s’échauffèrent un peu; il fit alors saisir par ses soldats ceux qui criaient au plus près de lui, et ordonna qu’on les pendît dans l’instant aux arbres voisins, disant qu’il faut être prompt à punir si l’on veut être respecté.

J’ai remarqué que les princes trop hâtifs au châtiment capital obéissent souvent à des mouvements de peur. Ce Charles n’y fait pas exception, car je le crois plus courageux de paroles que de corps. C’est cette brutale pendaison, dont la Navarre fut endeuillée, qui lui valut d’être bientôt appelé par ses sujets el malo, le Mauvais. Il ne tarda pas, d’ailleurs, à s’éloigner de son royaume, dont il laissa le gouvernement à son plus jeune frère, Louis, qui n’avait alors que quinze ans, lui-même préférant revenir s’agiter à la cour de France en compagnie de son autre frère, Philippe.

Alors, me direz-vous, comment le parti navarrais peut-il être tellement nombreux et puissant si, en Navarre même, une part de la noblesse est opposée à son roi? Eh! mon neveu, c’est que ce parti est surtout composé des chevaliers normands du comté d’Évreux. Et ce qui rend Charles de Navarre si dangereux pour la couronne de France, plus encore que ses possessions au midi du royaume, ce sont celles qu’il tient, ou qu’il tenait, dans la proximité de Paris, telles les seigneuries de Mantes, Pacy, Meulan, ou Nonancourt, qui commandent les accès à la capitale pour tout le quart ouest du pays.

Cela, le roi Jean le comprit assez bien, ou on le lui fit comprendre; et il donna, pour une rare fois, preuve de bon sens en s’efforçant à l’entente et à l’arrangement avec son cousin de Navarre. Par quel lien pouvait-il se l’attacher le mieux? Par un mariage. Et quel mariage pouvait-on lui offrir qui le liât à la couronne aussi étroitement que l’union qui avait, pendant six mois, fait de sa sœur Blanche la reine de France? Eh bien, le mariage avec l’aînée des filles du roi lui-même, la petite Jeanne de Valois. Elle n’avait que huit ans, mais c’était un parti qui valait bien d’attendre pour consommer. D’ailleurs Charles de Navarre ne manquait pas de galante compagnie pour seconder sa patience. Entre autres, on sait une certaine demoiselle Gracieuse… oui, c’est son nom, ou celui qu’elle avoue… La petite Jeanne de Valois, elle, était déjà veuve, puisqu’on l’avait une première fois mariée, à l’âge de trois ans, avec un parent de sa mère que Dieu n’avait pas tardé à reprendre.

En Avignon, nous fûmes favorables à ces accordailles qui nous semblaient devoir assurer la paix. Car le contrat réglait toutes affaires pendantes entres ces deux branches de la famille de France, à commencer par celle du comté d’Angoulême depuis si longtemps promis à la mère de Charles, en échange de son renoncement à la Brie et à la Champagne, puis rééchangé contre Pontoise et Beaumont, mais sans qu’il y ait eu exécution. Cette fois, on revenait à l’accord premier; Navarre recevrait l’Angoumois ainsi que plusieurs grosses places et châtellenies qui constituaient la dot. Le roi Jean prenait grand air d’autorité pour charger de bienfaits son futur beau-fils. «Vous aurez ceci, je le veux; je vous donne cela, j’en ai dit…»

Navarre faisait plaisanterie, devant ses familiers, de ses liens nouveaux avec le roi Jean. «Nous étions cousins par naissance; nous fûmes sur le point d’être beaux-frères; mais son père ayant épousé ma sœur, je me suis trouvé son oncle; et voici qu’à présent, je vais devenir son gendre.» Mais tandis qu’on négociait le contrat, il s’entendait fort bien à grossir son lot. À lui-même il n’était point demandé d’apport, seulement une avance d’argent: cent mille écus dont le roi Jean était endetté auprès des marchands de Paris, et que Charles aurait la bonne grâce de rembourser. Il n’avait point, lui non plus, la liquidité de la somme; on la lui trouva chez les banquiers de Flandre auxquels il consentit à remettre en gage une partie de ses bijoux. C’était chose plus aisée pour le gendre du roi que pour le roi lui-même…

Ce fut à cette occasion, je m’en avise, que Navarre dut s’aboucher avec le prévôt Marcel… dont il faut également que j’écrive au pape, car les agissements présents de cet homme-là ne sont point sans m’inquiéter. Mais c’est une autre affaire…

Les cent mille écus furent reconnus à Navarre dans le contrat de mariage; ils devaient lui être versés par fractions, promptement. En outre, il fut fait chevalier de l’Étoile, et on lui laissa même espérer la charge de connétable, bien qu’il n’eût pas vingt ans accomplis. Le mariage fut célébré avec grand éclat et grande liesse.

Or, la belle amitié que se montraient le beau-père et le gendre fut bientôt brouillée. Qui la brouilla? L’autre Charles, Monsieur d’Espagne, le beau La Cerda, jaloux forcément de la faveur qui environnait Navarre, et inquiet d’en voir l’astre monter si haut dans le ciel de la cour. Charles de Navarre a ce travers commun à beaucoup de jeunes hommes… et dont je vous engage à vous défendre, Archambaud… qui est de parler trop quand la fortune leur sourit, et de ne point résister à faire de méchants mots. La Cerda ne manqua pas de rapporter au roi Jean les traits de son beau-fils, en les assaisonnant de sa sauce. «Il vous brocarde, mon cher Sire; il se croit toutes paroles permises. Vous ne pouvez tolérer ces atteintes à votre majesté; et si vous les tolérez, moi, pour l’amour de vous, je ne les puis supporter.» Et d’instiller poison dans la tête du roi, jour après jour. Navarre avait dit ci, Navarre avait fait ça; Navarre se rapprochait trop du Dauphin; Navarre intriguait avec tel officier du Grand Conseil. Il n’y a pas d’homme plus prompt que le roi Jean à entrer dans une mauvaise idée sur le compte d’autrui; ni plus renâclant à en sortir. Il est tout ensemble crédule et buté. Rien n’est plus aisé que de lui inventer des ennemis.

Bientôt la lieutenance générale en Languedoc, dont Charles de Navarre avait été gratifié, lui fut retirée. Au profit de qui? De Charles d’Espagne. Puis la charge de connétable, vacante depuis la décapitation de Raoul de Brienne, fut enfin attribuée, mais pas à Charles de Navarre, à Charles d’Espagne. Des cent mille écus qui devaient lui être remboursés, Navarre ne vit pas le premier, cependant que présents et bénéfices ruisselaient sur l’ami du roi. Enfin, enfin, le comté d’Angoulême, au mépris de tous les accords, fut donné à Monsieur d’Espagne, Navarre devant se contenter de nouveau d’une vague promesse d’échange.

Alors, entre Charles le Mauvais et Charles d’Espagne, ce fut d’abord le froid, puis la détestation, et bientôt la haine ouverte et avouée. Monsieur d’Espagne avait beau jeu de dire au roi: «Voyez comme j’étais dans le vrai, mon cher Sire! Votre gendre, dont j’avais percé les mauvais desseins, s’insurge contre vos volontés. Il s’en prend à moi, parce qu’il voit que je vous sers trop bien.»

D’autres fois, il feignait de vouloir s’exiler de la cour, lui qui était au sommet de la faveur, si les frères Navarre continuaient de médire de lui. Il parlait comme une maîtresse: «Je m’en irai dans quelque lieu désert, hors de votre royaume, pour y vivre du souvenir de l’amour que vous m’avez montré. Ou pour y mourir! Car loin de vous, l’âme me quittera le corps.» On lui vit verser des larmes, à cet étrange connétable!

Et comme le roi Jean avait la tête tout envahie de l’Espagnol, et qu’il ne voyait rien que par ses yeux, il mit beaucoup d’opiniâtreté à se faire un irréductible ennemi du cousin qu’il avait choisi pour gendre afin de s’assurer un allié.

Je vous l’ai dit: plus sot que ce roi-là on ne peut trouver, ni plus nuisible à soi-même… ce qui ne serait encore que de petit dommage s’il n’était du même coup si nuisible à son royaume.

La cour ne bruissait plus que de cette querelle. La reine, bien délaissée, se rencognait avec Madame d’Espagne… car il était marié, le connétable, un mariage de façade, avec une cousine du roi, Madame de Blois.

Les conseillers du roi, bien qu’ils fissent tous également mine d’aduler leur maître, étaient fort partagés, selon qu’ils pensaient bon de lier leur fortune à celle du connétable ou à celle du gendre. Et les luttes feutrées qui les opposaient étaient d’autant plus âpres que ce roi, qui voudrait faire paraître qu’il est seul à trancher de tout, a toujours abandonné à son entourage le soin des plus graves affaires.

Voyez-vous, mon cher neveu, on intrigue autour de tous les rois. Mais on ne conspire, on ne complote qu’autour des rois faibles, ou de ceux qu’un vice, ou encore les atteintes de la maladie, affaiblissent. J’aurais voulu voir qu’on conspirât autour de Philippe le Bel! Personne n’y songeait, personne n’aurait osé. Ce qui ne veut point dire que les rois forts sont à l’abri des complots; mais alors, il y faut de vrais traîtres. Tandis qu’auprès des princes faibles, il devient naturel aux honnêtes gens eux-mêmes d’être comploteurs.

Un jour d’avant la Noël de 1354, en un hôtel de Paris, il s’échangea de si grosses paroles et insultes entre Charles d’Espagne et Philippe de Navarre que ce dernier tira sa dague et fut tout près, si on ne l’avait entouré, d’en frapper le connétable! Ce dernier feignit de rire, et cria au jeune Navarre qu’il se fût montré moins menaçant s’il n’y avait eu tant de gens autour d’eux pour le retenir. Philippe n’est point aussi fin, mais il est plus enflammé au combat que son frère aîné. On ne le retira de la salle qu’il n’ait proféré qu’il tirerait prompte vengeance de l’ennemi de sa famille, et lui ferait ravaler son outrage. Ce qu’il accomplit, à deux semaines de là, dans la nuit de la fête des rois mages.

Monsieur d’Espagne allait visiter sa cousine, la comtesse d’Alençon. Il s’arrêta pour coucher à Laigle, dans une auberge dont le nom ne se laisse point oublier, l’auberge de la Truie-qui-file. Trop sûr du respect qu’inspiraient, pensait-il, sa charge et l’amitié du roi, il croyait n’avoir point de danger à craindre quand il cheminait par le royaume, et il n’avait pris avec lui que petite escorte. Or, le bourg de Laigle est sis dans le comté d’Évreux, à peu de lieues de cette ville où les frères d’Évreux-Navarre séjournaient en leur gros château. Avertis du passage du connétable, ils apprêtèrent à celui-ci une belle embûche.

Vers la minuit, vingt chevaliers normands, tous rudes seigneurs, le sire de Graville, le sire de Clères, le sire de Mainemares, le sire de Morbecque, le chevalier d’Aunay… eh oui! le descendant d’un des galants de la tour de Nesle; il n’était point surprenant qu’on le retrouvât dans le parti Navarre… enfin, vous dis-je, une bonne vingtaine dont les noms sont connus, puisque le roi, à son malgré, dut leur donner par la suite des lettres de rémission… surgirent dans le bourg, sous la conduite de Philippe de Navarre, firent voler les portes de la Truie-qui-file, et se ruèrent au logement du connétable.

Le roi de Navarre n’était pas avec eux. Pour le cas où l’affaire aurait mal tourné, il avait choisi d’attendre à la lisière de la ville, auprès d’une grange, en compagnie des gardes-chevaux. Oh! je le vois, mon Charles le Mauvais, petit, vivace, entortillé dans son manteau comme une fumée d’enfer, et sautant de long en large sur la terre gelée, pareil au diable qui ne touche pas le sol. Il attend. Il regarde le ciel d’hiver. Le froid lui pince les doigts. Il a l’âme tordue à la fois de crainte et de haine. Il prête l’oreille. Il reprend son piétinement inquiet.

Survient alors Jean de Fricamps, dit Friquet, le gouverneur de Caen, son conseiller et son plus zélé monteur de machines, qui lui dit, tout hors d’haleine: «C’est chose faite, Monseigneur!»

Et puis Graville, Mainemares, Morbecque apparaissent, et Philippe de Navarre lui-même, et tous les conjurés. Là-bas, à l’auberge, le beau Charles d’Espagne, qu’ils ont tiré de dessous son lit où il avait pris refuge, est bien trépassé. Ils l’ont vilainement appareillé, à travers sa robe de nuit. On lui comptera quatre-vingts plaies au corps, quatre-vingts coups de lame. Chacun a voulu y plonger quatre fois son épée… Voilà, messire mon neveu, comment le roi Jean perdit son bon ami, et comment Monseigneur de Navarre entra en rébellion…

À présent, je vais vous prier de céder votre place à dom Francesco Calvo, mon secrétaire papal, avec lequel je veux m’entretenir avant que nous ne parvenions à l’étape.

VII LES NOUVELLES DE PARIS

Comme je vais être, dom Calvo, fort affairé en arrivant à La Péruse, pour inspecter l’abbaye et voir si elle a été fort ravagée par les Anglais que je doive, pendant un an, exempter les moines, ainsi qu’ils me le demandent, de me verser mes bénéfices de prieur, je veux vous dire céans les choses à figurer dans ma lettre au Saint-Père. Je vous saurai gré de me préparer cette lettre dès que nous serons là-bas, avec toutes les belles tournures que vous avez coutume d’y mettre.

Il faut faire connaître au Saint-Père les nouvelles de Paris qui me sont parvenues à Limoges, et qui ne laissent pas de m’inquiéter.

En lieu premier, les agissements du prévôt des marchands de Paris, maître Étienne Marcel. J’apprends que ce prévôt fait depuis un mois construire fortifications et creuser fossés autour de la ville, au-delà des enceintes anciennes, comme s’il se préparait à soutenir un siège. Or, au point où nous en sommes des palabres de paix, les Anglais ne montrent point d’intention de faire peser menace sur Paris, et l’on ne comprend guère cette hâte à se fortifier. Mais outre cela, le prévôt a organisé ses bourgeois en corps de ville, qu’il arme et exerce, avec quarteniers, cinquanteniers et dizainiers pour assurer les commandements, tout à fait à l’image des milices de Flandre qui gouvernent elles-mêmes leurs cités; il a imposé à Monseigneur le Dauphin, lieutenant du roi, d’agréer à la constitution de cette milice, et, de surcroît, alors que toutes taxes et tailles royales sont objet général de doléances et refus, il a, lui prévôt, afin d’équiper ses hommes, établi un impôt sur les boissons qu’il perçoit directement.

Ce maître Marcel qui naguère s’est bien enrichi à la fourniture du roi, mais qui a perdu depuis quatre ans cette fourniture et en a conçu un gros dépit, semble depuis le malheur de Poitiers vouloir se mêler de toutes choses au royaume. On aperçoit mal ses desseins, sauf celui de se rendre important; mais il ne va guère dans le chemin de l’apaisement que souhaite notre Saint-Père. Aussi, mon pieux devoir est de conseiller au pape, s’il lui parvenait quelque demande de ce côté-là, de se montrer fort sourcilleux, et de ne donner aucun appui, ni même apparence d’appui, au prévôt de Paris et à ses entreprises.

Vous m’avez déjà compris, dom Calvo. Le cardinal Capocci est à Paris. Il pourrait bien, irréfléchi comme il l’est et ne manquant point une bévue, se croire très fort en nouant intrigue avec ce prévôt… Non, rien de précis ne m’a été rapporté; mais mon nez me fait sentir une de ces voies torses dans lesquelles mon colégat ne manque jamais de s’engager…

En lieu second, je veux inviter le souverain pontife à se faire instruire par le menu des États généraux de la Langue d’oïl qui se sont clos à Paris au début de ce mois, et à porter la lumière de sa sainte attention sur les étrangetés qu’on y a vu se produire.

Le roi Jean avait promis de convoquer ces États au mois de décembre; mais dans le grand émoi, désordre et accablement où s’est trouvé le royaume en conséquence de la défaite de Poitiers, le Dauphin Charles a cru sagement agir en avançant dès octobre la réunion. En vérité, il n’avait guère d’autre choix à faire pour affermir l’autorité qui lui échéait en cette malencontre, jeune comme il est, avec une armée toute dessoudée par les revers, et un Trésor en extrême pénurie.

Mais les huit cents députés de la Langue d’oïl, dont quatre cents bourgeois, ne délibérèrent pas du tout des points sur lesquels ils étaient invités à le faire.

L’Église a longue expérience des conciles qui échappent à ceux qui les ont assemblés. Je veux dire au pape que ces États ressemblent tout exactement à un concile qui s’égare et s’arroge de régenter de tout, et se rue à la réformation désordonnée en profitant de la faiblesse du suprême pouvoir.

Au lieu de s’affairer à la délivrance du roi de France, nos gens de Paris se sont d’emblée souciés de réclamer celle du roi de Navarre, ce qui montre bien de quel bord sont ceux qui les mènent.

Outre quoi, les huit cents ont nommé une commission de quatre-vingts qui s’est mise à besogner dans le secret pour produire une longue liste de remontrances où il y a un peu de bon et beaucoup de pire. D’abord, ils demandent la destitution et la mise en jugement des principaux conseillers du roi, qu’ils accusent d’avoir dilapidé les aides, et qu’ils tiennent pour responsables de la défaite…

Sur cela, je dois dire, Calvo… ce n’est pas pour la lettre, mais je vous ouvre ma pensée… les remontrances ne sont point tout à fait injustes. Parmi les gens auxquels le roi Jean a commis le gouvernement, j’en sais qui ne valent guère, et qui même sont de francs gredins. Il est naturel qu’on s’enrichisse dans les hautes charges, sinon personne n’en voudrait prendre la peine et les risques. Mais il faut se garder de franchir les limites de la déshonnêteté, et ne pas faire ses affaires aux dépens de l’intérêt public. Et puis surtout, il faut être capable. Or le roi Jean, étant peu capable lui-même, choisit volontiers des gens qui ne le sont point.

Mais à partir de là, les députés se sont mis à requérir choses abusives. Ils exigent que le roi, ou pour le présent son lieutenant le Dauphin, ne gouverne plus que par conseillers désignés par les trois États, quatre prélats, douze chevaliers, douze bourgeois. Ce Conseil aurait puissance de tout faire et ordonner, comme le roi le faisait avant, nommerait à tous offices, pourrait réformer la Chambre des comptes et toutes compagnies du royaume, déciderait du rachat des prisonniers, et encore de bien d’autres choses. En vérité, il ne s’agit de rien moins que de dépouiller le roi des attributs de la souveraineté.

Ainsi la direction du royaume ne serait plus exercée par celui qui a été oint et sacré selon notre sainte religion; elle serait confiée à ce dit Conseil qui ne tirerait son droit que d’une assemblée bavarde, et n’opérerait que dans la dépendance de celle-ci. Quelle faiblesse et quelle confusion! Ces prétendues réformations… vous m’entendez, dom Calvo; j’insiste là-dessus, car il ne faut point que le Saint-Père puisse dire qu’il n’a pas été averti… ces prétendues réformations sont offense au bon sens, en même temps qu’elles fleurent l’hérésie.

Or, des gens d’Église, la chose est regrettable, penchent de ce côté-là, comme l’évêque de Laon, Robert Le Coq, lui aussi dans la disgrâce du roi, et pour cela tout abouché au prévôt. C’est l’un des plus véhéments.

Le Saint-Père doit bien voir que, derrière tous ces remuements, on trouve le roi de Navarre qui semble mener les choses du fond de sa prison, et qui les empirerait encore s’il les façonnait à l’air libre. Le Saint-Père, en sa grande sagesse, jugera donc qu’il lui faut se garder d’intervenir de la moindre façon pour que Charles le Mauvais, je veux dire Monseigneur de Navarre, soit relâché, ce que maintes suppliques venues de tous côtés doivent le prier de faire.

Pour ma part, usant de mes prérogatives de légat et nonce… vous m’écoutez, Calvo?… j’ai commandé à l’évêque de Limoges d’être en ma suite pour se présenter à Metz. Il me rejoindra à Bourges. Et j’ai résolu d’en faire autant de tous autres évêques sur ma route, dont les diocèses ont été pillés et désolés par les chevauchées du prince de Galles, afin qu’ils en témoignent devant l’Empereur. Je serai ainsi renforcé pour représenter combien se révèle pernicieuse l’alliance qu’ont faite le roi navarrais et celui d’Angleterre…

Mais qu’avez-vous à regarder sans cesse au-dehors, dom Calvo?… Ah! c’est le balancement de ma litière qui vous tourne l’estomac! Moi, j’y suis fort habitué, je dirais même que cela me stimule l’esprit; et je vois que mon neveu, messire de Périgord, qui me fait souvent compagnie depuis notre départ, n’en est point du tout affecté C’est vrai, vous avez la mine trouble. Bon, vous allez descendre. Mais n’oubliez rien de ce que je vous ai dit, quand vous prendrez vos plumes.

VIII LE TRAITÉ DE MANTES

Où sommes-nous? Avons-nous passé Mortemart?… Pas encore! Eh bien, j’ai dormi un petit, ce me semble… Oh! comme le ciel s’assombrit, et comme les jours raccourcissent! Je rêvais, voyez-vous, mon neveu, je rêvais d’un prunier en fleur, un gros prunier tout blanc, tout rond, tout empli d’oiseaux, comme si chaque fleur chantait. Et le ciel était bleu, pareil au tapis de la Vierge. Une vision angélique, un vrai coin du paradis. L’étrange chose que les rêves! Avez-vous remarqué que, dans les Évangiles, il n’y a point de rêves relatés, à part celui de Joseph au début de saint Matthieu? C’est le seul. Alors que, dans l’Ancien Testament, les patriarches ont sans cesse des songes, dans le Nouveau, on ne rêve point. Je me suis souvent demandé pourquoi, sans pouvoir répondre… Cela ne vous avait pas frappé? C’est que vous n’êtes pas grand lecteur des saintes Écritures, Archambaud… Je vois là un bon sujet, pour nos savants docteurs de Paris ou d’Oxford, de disputer entre eux et de nous fournir de gros traités et discours, en un latin si épais que personne n’y entendrait plus goutte…

En tout cas, le Saint-Esprit m’a bien inspiré de faire l’écart par La Péruse. Vous avez vu ces bons frères bénédictins qui voulaient prendre avantage de la chevauchée anglaise pour ne point payer les commandes du prieur? Je leur ferai remplacer la croix d’émail et les trois calices de vermeil qu’ils se sont hâtés d’offrir aux Anglais, pour être saufs du pillage; et ils solderont leurs annuités.

Ils cherchaient tout benoîtement à se faire confondre avec les gens de l’autre rive de la Vienne, où les routiers du prince de Galles ont vraiment tout ravagé, pillé, grillé, comme nous l’avons bien vu ce matin, à Chirac ou à Saint-Maurice-des-Lions. Et surtout à l’abbaye de Lesterps où les chanoines réguliers se sont montrés vaillants. «Notre abbaye est fortifiée; nous la défendrons.» Et ils se sont battus ces chanoines, en hommes bons et braves, que l’on ne contraint pas.

Plusieurs ont péri dans l’affaire qui se sont conduits plus noblement que ne l’ont fait à Poitiers maints chevaliers de ma connaissance.

Si tous les gens de France avaient autant de cœur… Encore ont-ils trouvé moyen, ces honnêtes chanoines, dans leur couvent tout calciné, de nous offrir dîner si plantureux et si bien apprêté qu’il m’a porté au sommeil. Et avez-vous noté cet air de sainte gaieté qu’ils arboraient sur leur visage? «Nos frères ont été tués? Ils sont en paix; Dieu les a accueillis dans sa mansuétude… Il nous a laissés sur la terre? C’est pour que nous puissions y faire bonne œuvre… Notre couvent est à demi détruit? Voilà l’occasion de le refaire plus beau…»

Les bons religieux sont gais, mon neveu, sachez-le. Je me méfie des trop sévères jeûneurs, à mine longue, avec des yeux brûlants et rapprochés, comme s’ils avaient trop longtemps louché du côté de l’enfer. Ceux à qui Dieu fait le plus haut honneur qui soit en les appelant à son service ont une manière d’obligation de s’en montrer joyeux; c’est un exemple et une politesse qu’ils doivent aux autres mortels.

De même que les rois, puisque Dieu les a élevés au-dessus de tous les autres hommes, ont devoir de montrer toujours empire sur eux-mêmes. Messire Philippe le Bel qui était un parangon de vraie majesté condamnait sans qu’on lui vît de colère; et il portait le deuil sans larmes.

Dans l’occasion du meurtre de Monsieur d’Espagne, que je vous contais hier, le roi Jean fit bien apparaître, et de la plus pitoyable façon, qu’il était incapable d’imposer retenue à ses passions. La pitié n’est pas ce qu’un roi doit inspirer; mieux vaut qu’on le croie fermé à la douleur. Pendant quatre jours, le nôtre fut dans l’empêchement de prononcer un seul mot et de dire même s’il voulait manger ou boire. Il errait dans les chambres, l’œil tout rouge et noyé, ne reconnaissant personne, et s’arrêtant soudain pour sangloter. Il était vain de lui parler d’aucune affaire. L’ennemi eût-il envahi son palais qu’il se fût laissé prendre par la main. Il n’avait pas montré le quart de chagrin lorsqu’était morte la mère de ses enfants, Madame de Luxembourg, ce que le Dauphin Charles ne manqua point de relever. Ce fut même la première fois où on le vit marquer du mépris pour son père, allant jusqu’à lui dire qu’il n’était pas décent de s’abandonner ainsi. Mais le roi n’entendait rien.

Il ne sortit de son abattement que pour hurler. Hurler qu’on lui sellât céans son destrier, hurler qu’on rassemblât l’ost; hurler qu’il courait à Évreux faire justice, et que chacun aurait à trembler… Ses familiers eurent grand-peine à le ramener à la raison et à lui représenter que pour rassembler l’ost, même sans l’arrière-ban, il ne fallait pas moins d’un mois; que s’il voulait attaquer Évreux, il mettrait la Normandie en dissension; que, d’autre part, les trêves avec le roi d’Angleterre venaient à expiration, et que s’il prenait à ce dernier l’envie de profiter du désordre, le royaume pourrait se trouver en péril.

On lui remontra aussi que, peut-être, s’il avait respecté le contrat de mariage de sa fille et tenu son engagement de remettre Angoulême à Charles de Navarre, au lieu d’en faire don à son cher connétable…

Jean II ouvrait le bras et clamait: «Que suis-je donc, si je ne puis rien? Je vois bien qu’aucun de vous ne m’aime, et que j’ai perdu mon soutien.» Mais enfin, il resta en son hôtel, jurant Dieu que jamais il ne connaîtrait joie jusqu’à ce qu’il fût vengé.

Cependant, Charles le Mauvais ne demeurait pas inactif. Il écrivait au pape, il écrivait à l’Empereur, il écrivait à tous les princes chrétiens, leur expliquant qu’il n’avait pas voulu la mort de Charles d’Espagne, mais seulement s’en saisir pour les nuisances et outrages qu’il avait soufferts de lui; qu’on avait outrepassé ses ordres, mais qu’il prenait tout à son compte et couvrait ses parents, amis et serviteurs qui n’avaient été mus, dans le tumulte de Laigle, que par un trop grand zèle pour son bien.

Il se donnait ainsi, ayant monté le guet-apens comme un truand de grand chemin, les gants du chevalier.

Et surtout, il écrivait au duc de Lancastre, qui se trouvait à Malines, et au roi d’Angleterre lui-même. Nous eûmes connaissance de la teneur de ces lettres quand les choses s’embrouillèrent. Le Mauvais n’y allait pas par détours. «Si vous mandez à vos capitaines de Bretagne qu’ils soient prêts, sitôt que j’enverrai vers eux, à entrer en Normandie, je leur baillerai bonne et sûre entrée. Veuillez savoir, très cher cousin, que tous les nobles de Normandie sont avec moi à mort et à vie.» Par le meurtre de Monsieur d’Espagne, notre homme s’était mis en rébellion; à présent il progressait en trahison. Mais en même temps, il lançait sur le roi Jean les dames de Melun.

Vous ne savez pas qui l’on nomme ainsi?… Ah! voilà qu’il pleut. Il fallait s’y attendre; cette pluie menaçait depuis le départ. C’est maintenant que vous allez bénir ma litière, Archambaud, plutôt que d’avoir l’eau vous coulant dans le col, sous votre cotte hardie, et la boue vous crottant jusqu’aux reins…

Les dames de Melun? Ce sont les deux reines douairières, et puis Jeanne de Valois, la petite épouse de Charles, qui attend d’être nubile. Elles vivent toutes les trois au château de Melun, qu’on appelle pour cela le château des Trois Reines, ou encore la Cour des Veuves.

Il y a d’abord Madame Jeanne d’Évreux, la veuve du roi Charles IV et la tante de notre Mauvais. Oui, oui, elle vit toujours; elle n’est même point si vieille qu’on croit. À peine doit-elle avoir passé la cinquantaine; elle a quatre ou cinq ans de moins que moi. Il y a vingt-huit ans qu’elle est veuve, vingt-huit ans qu’elle est vêtue de blanc. Elle a partagé le trône seulement trois ans. Mais elle conserve de l’influence au royaume. C’est qu’elle est la doyenne, la dernière reine de la première race capétienne. Si, sur les trois couches qu’elle fit… trois filles, et dont une seule, la posthume, reste vivante… elle avait eu un garçon, elle eût été reine mère et régente. La dynastie a pris fin dans son sein. Quand elle dit: «Monseigneur d’Évreux, mon père… mon oncle Philippe le Bel… mon beau-frère Philippe le Long…» Chacun se tait. Elle est la survivante d’une monarchie indiscutée, et d’un temps où la France était autrement puissante et glorieuse qu’aujourd’hui. Elle est comme une caution pour la nouvelle race. Alors, il y a des choses qu’on ne fait point, parce que Madame d’Évreux les désapprouverait.

En plus, on dit autour d’elle: «C’est une sainte.» Avouons qu’il suffit de peu de chose, quand on est reine, pour être regardée comme une sainte par une petite cour désœuvrée où la louange tient lieu d’occupation. Madame Jeanne d’Évreux se lève avant le jour; elle allume elle-même sa chandelle pour ne pas déranger ses femmes. Puis elle se met à lire son livre d’heures, le plus petit du monde à ce qu’on assure, un présent de son époux qui l’avait commandé à un maître imagier, Jean Pucelle. Elle prie beaucoup et fait moult aumône. Elle a passé vingt-huit ans à répéter qu’elle n’avait point d’avenir, parce qu’elle n’avait pu enfanter un fils. Les veuves vivent d’idées fixes. Elle aurait pu peser davantage dans le royaume si elle avait eu de l’intelligence à proportion de sa vertu.

Ensuite, il y a Madame Blanche, la sœur de Charles de Navarre, la seconde femme de Philippe VI, qui n’a été reine que six mois, à peine le temps de s’habituer à porter couronne. Elle a la réputation d’être la plus belle femme du royaume. Je l’ai vue, naguère, et je ratifie volontiers ce jugement. Elle a vingt-quatre ans, à présent, et depuis six ans déjà elle se demande à quoi lui servent la blancheur de sa peau, ses yeux d’émail et son corps parfait. La nature l’eût dotée d’une moins splendide apparence, elle serait reine à présent, puisqu’elle était destinée au roi Jean! Le père ne la prit pour lui que parce qu’il fut poignardé par sa beauté.

Après qu’elle eut, en une demi-année, fait passer son époux de la couche au tombeau, elle fut demandée en mariage par le roi de Castille, don Pedro, que ses sujets ont surnommé le Cruel. Elle fit répondre, un peu vite peut-être: «Une reine de France ne se remarie point.» On l’a fort louée de cette grandeur. Mais elle se demande à présent si ce n’est pas un bien lourd sacrifice qu’elle a consenti à sa magnificence passée. Le domaine de Melun est son douaire. Elle y fait de grands embellissements, mais elle peut bien changer à Noël et à Pâques les tapis et tentures qui composent sa chambre; c’est toujours seule qu’elle y dort. Enfin, il y a l’autre Jeanne, la fille du roi Jean, dont le mariage n’a eu pour effet que de précipiter les orages. Charles de Navarre l’a confiée à sa tante et à sa sœur, jusqu’à ce qu’elle ait l’âge de la consommation du lien. Celle-là est une petite calamité, comme peut l’être une gamine de douze ans, qui se souvient d’avoir été veuve à six ans, et qui se sait déjà reine sans occuper encore la place. Elle n’a rien d’autre à faire que d’attendre de grandir, et elle attend mal, rechignant à tout ce qu’on lui commande, exigeant tout ce qu’on lui refuse, poussant à bout ses dames suivantes et leur promettant mille tortures le jour qu’elle sera pubère. Il faut que Madame d’Évreux, qui ne plaisante point sur la conduite, lui allonge souvent une gifle.

Nos trois dames entretiennent à Melun et à Meaux… Meaux est le douaire de Madame d’Évreux… une illusion de cour. Elles ont chancelier, trésorier, maître de l’hôtel. De bien hauts titres pour des fonctions fort réduites. On a surprise de trouver là nombre de gens qu’on croyait morts, tant ils sont oubliés, sauf d’eux-mêmes. Vieux serviteurs rescapés des règnes précédents, vieux confesseurs de rois défunts, secrétaires gardiens de secrets éventés, hommes qui parurent puissants un moment parce qu’ils approchaient au plus près le pouvoir, ils piétinent dans leurs souvenirs en se donnant importance d’avoir pris part à des événements qui n’en ont plus. Quand l’un d’eux commence: «Le jour où le roi m’a dit…» Il faut deviner de quel roi il s’agit, entre les six qui ont occupé le trône depuis l’orée du siècle. Et ce que le roi a dit, c’est ordinairement quelque confidence grave et mémorable, telle que: «Il fait beau temps, aujourd’hui, Gros-Pierre…»

Aussi, quand survient une affaire comme celle du roi de Navarre, c’est presque une aubaine pour la Cour des Veuves, soudain réveillée de ses songes. Chacun de s’émouvoir, de bruire, de s’agiter… Ajoutons que, pour les trois reines, Monseigneur de Navarre est, entre tous les vivants, le premier dans leurs pensées. Il est le neveu bien-aimé, le frère chéri, l’époux adoré. On aurait beau leur dire qu’en Navarre on l’appelle le Mauvais! Il fait tout, au demeurant, pour leur paraître aimable, les comblant de présents, venant souvent les visiter… du moins tant qu’il n’était pas emmuré… les égayant de ses récits, les entretenant de ses démêlés, les passionnant pour ses entreprises, charmeur comme il peut l’être, jouant le respectueux avec sa tante, l’affectueux auprès de sa sœur, et l’amoureux devant sa fillette d’épouse, tout cela par bon calcul, pour les tenir comme pièces dans son jeu.

Après l’assassinat du connétable, et dès que le roi Jean parut un peu calmé, elles s’en vinrent ensemble à Paris, à la demande de Monseigneur de Navarre.

La petite Jeanne de Valois, se jetant aux pieds du roi, lui récita d’un bon air la leçon qu’on lui avait enseignée: «Sire mon père, il ne se peut que mon époux ait commis aucune traîtrise contre vous. S’il a mal agi, c’est que des traîtres l’ont abusé. Je vous conjure pour l’amour de moi de lui pardonner.»

Madame d’Évreux, toute pénétrée de tristesse et de l’autorité que son âge lui confère, dit: «Sire mon cousin, comme la plus ancienne qui porta la couronne en ce royaume, j’ose vous conseiller et vous prier de vous accommoder à mon neveu. S’il s’est acquis des torts envers vous, c’est que certains qui vous servent en eurent envers lui et qu’il a pu croire que vous l’abandonniez à ses ennemis. Mais lui-même ne nourrit à votre endroit, je vous l’assure, que des pensées de bonne et loyale affection. Ce serait vous nuire à tous deux que de poursuivre cette discorde…»

Madame Blanche ne dit rien du tout. Elle regarda le roi Jean. Elle sait qu’il ne peut pas oublier qu’elle devait être sa femme. Devant elle, cet homme haut et lourd, si tranchant en son ordinaire, devient tout hésitant. Ses yeux la fuient, sa parole s’embarrasse. Et toujours en sa présence, il décide le contraire de ce qu’il croit vouloir.

Aussitôt après cette entrevue, il désigna le cardinal de Boulogne, l’évêque de Laon, Robert Le Coq, et Robert de Lorris, son chambellan, pour négocier avec son gendre et lui faire bonne paix. Il prescrivit que les choses fussent menées rondement. Elles le furent en vérité puisque, une semaine avant la fin de février, les négociateurs des deux parties signèrent accord, à Mantes. Jamais, de ma mémoire, on ne vit traité si aisément obtenu et hâtivement conclu.

Le roi Jean fit bien montre, en l’occasion, de ses bizarreries de caractère et de son peu de suite aux affaires. Le mois précédent, il ne songeait qu’à saisir et occire Monseigneur de Navarre; à présent, il consentait à tout ce que celui-ci souhaitait. Venait-on lui dire que son gendre réclamait le Clos de Cotentin, avec Valognes, Coutances et Carentan? Il répondait: «Donnez-lui, donnez-lui!» La vicomté de Pont-Audemer et celle d’Orbec? «Donnez, puisqu’on veut que je m’accorde à lui.» Ainsi Charles le Mauvais reçut-il également le gros comté de Beaumont, avec les châtellenies de Breteuil et de Conches, tout cela qui avait constitué autrefois la pairie du comte Robert d’Artois. Belle revanche, post mortem, pour Marguerite de Bourgogne; son petit-fils reprenait les biens de l’homme qui l’avait perdue. Comte de Beaumont! Il exultait, le jeune Navarre. Lui-même, par ce traité, ne cédait presque rien; il rendait Pontoise, et puis il confirmait solennellement qu’il renonçait à la Champagne, ce qui était chose établie depuis plus de vingt-cinq ans.

De l’assassinat de Charles d’Espagne, on ne parlerait plus. Ni châtiment, même des comparses, ni réparation. Tous les complices de la Truie-qui-file, et qui dès lors n’hésitèrent plus à se nommer, reçurent des lettres de quittance et rémission.

Ah! ce traité de Mantes ne fut pas pour grandir l’image du roi Jean. «On lui tue son connétable; il donne la moitié de la Normandie. Si on lui tue son frère ou son fils, il donnera la France.» Voilà ce que les gens disaient.

Le petit roi de Navarre, lui, ne s’était pas montré malhabile. Avec Beaumont, en plus de Mantes et d’Évreux, il pouvait isoler Paris de la Bretagne; avec le Cotentin, il tenait des voies directes vers l’Angleterre.

Aussi, quand il vint à Paris pour prendre son pardon, c’était lui qui avait l’air de l’accorder.

Oui; que dis-tu, Brunet?… Oh! cette pluie! Mon rideau est tout trempé… Nous arrivons à Bellac? Fort bien. Ici au moins nous sommes assurés d’un gîte confortable, et l’on y serait sans excuse de ne pas nous faire grande réception. La chevauchée anglaise a épargné Bellac, d’ordre du prince de Galles, parce que c’est le douaire de la comtesse de Pembroke, qui est une Châtillon-Lusignan. Les hommes de guerre vous ont de ces gentillesses…

Je vous achève, mon neveu, l’histoire du traité de Mantes. Le roi de Navarre parut donc à Paris comme s’il avait gagné bataille, et le roi Jean, à l’effet de le recevoir, tint séance du Parlement, les deux reines veuves assises à ses côtés. Un avocat du roi vint s’agenouiller devant le trône… oh! tout cela avait grand air… «Mon très redouté Seigneur, Mesdames les reines Jeanne et Blanche ont entendu que Monsieur de Navarre est en votre malgrâce et vous supplient de lui pardonner…»

Sur ce, le nouveau connétable, Gautier de Brienne, duc d’Athènes… oui, un cousin de Raoul, l’autre branche des Brienne; cette fois, on n’avait pas choisi un jeunot… s’en alla prendre Navarre par la main… «Le roi vous pardonne, pour l’amitié des reines, de bon cœur et de bonne volonté.»

À quoi, le cardinal de Boulogne eut charge d’ajouter bien haut: «Qu’aucun du lignage du roi ne s’aventure désormais à recommencer car, fût-il fils du roi, il en sera fait justice.»

Belle justice, en vérité, dont chacun riait sous cape. Et devant toute la cour, le beau-père et le gendre s’embrassèrent. Je vous conterai la suite demain.

IX LE MAUVAIS EN AVIGNON

Pour bien vous dire le vrai, mon neveu, je préfère ces églises de jadis, comme celle du Dorat où nous venons de passer, aux églises qu’on nous fait depuis cent cinquante ou deux cents ans, qui sont des prouesses de pierre, mais où l’ombre est si dense, les ornements si profus et souvent si effrayants, que l’on s’y sent le cœur serré d’angoisse, autant que si l’on était perdu dans la nuit au milieu de la forêt. Ce n’est pas bien vu, je le sais, que d’avoir mon goût; mais c’est le mien et je m’y tiens. Peut-être me vient-il de ce que j’ai grandi dans notre vieux château de Périgueux, planté sur un monument de l’antique Rome, tout près de notre Saint-Front, tout près de notre Saint-Étienne, et que j’aime à retrouver les formes qui me les rappellent, ces beaux piliers simples et réguliers et ces hauts cintres bien arrondis sous lesquels la lumière se répand aisément.

Les anciens moines s’entendaient à bâtir de ces sanctuaires dont la pierre semble doucement dorée tant le soleil y pénètre à foison, et où les chants, sous les hautes voûtes qui figurent le toit céleste, s’enflent et s’envolent magnifiquement comme voix d’anges au paradis.

Par grâce divine, les Anglais, s’ils ont pillé le Dorat, n’ont point assez détruit ce chef-d’œuvre entre les chefs-d’œuvre pour qu’on ait à le reconstruire. Sinon je gage que nos architectes du nord se seraient plu à monter quelque lourd vaisseau de leur façon, appuyé sur des pattes de pierre comme un animal fantastique, et où lorsqu’on y pénètre on croirait tout juste que la maison de Dieu est l’antichambre de l’enfer. Et ils auraient remplacé l’ange de cuivre doré, au sommet de la flèche, qui a donné son nom à la paroisse… eh oui, lou dorat… par un diable fourchu et bien grimaçant…

L’enfer… Mon bienfaiteur, Jean XXII, mon premier pape, n’y croyait pas, ou plutôt il professait qu’il était vide. C’était aller un peu loin. Si les gens n’avaient plus à redouter l’enfer, comment pourrait-on en tirer aumônes et pénitences, pour rachat de leurs péchés? Sans l’enfer, l’Église pourrait fermer boutique. C’était lubie de grand vieillard. Il nous fallut obtenir qu’il se rétractât sur son lit de mort. J’étais là…

Oh! mais le temps fraîchit vraiment. On sent bien que dans deux jours nous entrons en décembre. Un froid mouillé, le pire.

Brunet! Aymar Brunet, vois donc, mon ami, s’il n’y a point dans le char aux vivres un pot de braises à placer dans ma litière. Les fourrures n’y suffisent plus, et si nous continuons de la sorte, c’est un cardinal tout grelottant qui va sortir à Saint-Benoît-du-Sault. Là aussi, m’a-t-on dit, l’Anglais a fait ravage… Et s’il n’y a point de braises à suffisance dans le chariot du queux, car il m’en faut plus que pour tenir tiède un ragoût, qu’on aille en quérir au premier hameau que nous traverserons… Non, je n’ai point besoin de maître Vigier. Laissez-le cheminer son train. Dès qu’on appelle mon médecin à ma litière, toute l’escorte imagine que je suis à l’agonie. Je me porte à merveille. J’ai besoin de braises, voilà tout…

Alors vous voulez savoir, Archambaud, ce qui s’ensuivit du traité de Mantes, dont je vous ai fait récit hier… Vous êtes bon écouteur, mon neveu, et c’est plaisir que de vous instruire de ce que l’on sait. Je vous soupçonne même de prendre quelques notes d’écrit quand nous parvenons à l’étape; n’est-ce pas vrai?… Bon, j’ai bien jugé. Ce sont les seigneurs du nord qui se donnent de la grandeur à être plus ignorants que des ânes, comme si lire et écrire étaient emploi de petit clerc, ou de pauvre. Il leur faut un serviteur pour connaître le moindre billet qu’on leur adresse. Nous, dans le midi du royaume, qui avons toujours été frottés de romanité, nous ne méprisons pas l’instruction. Ce qui nous donne l’avantage dans bien des affaires.

Ainsi vous notez. C’est bonne chose. Car, pour ma part, je ne pourrai guère laisser témoignage de ce que j’ai vu et de ce que j’ai fait. Toutes mes lettres et écritures sont ou seront versées aux registres de la papauté pour n’en sortir jamais, comme il est de règle. Mais vous serez là, Archambaud, qui pourrez, au moins sur les affaires de France, dire ce que vous savez, et rendre justice à ma mémoire si certains, comme je ne doute pas que le ferait le Capocci… Dieu veuille seulement me garder sur terre un jour de plus que lui… entreprenaient d’y attenter.

Donc, très vite après le traité de Mantes où il s’était montré si inexplicablement généreux à l’endroit de son gendre, le roi Jean accusa ses négociateurs, Robert Le Coq, Robert de Lorris et même l’oncle de sa femme, le cardinal de Boulogne, de s’être laissé acheter par Charles de Navarre.

Soit dit entre nous, je crois qu’il n’était pas hors de la vérité. Robert Le Coq est un jeune évêque brûlé d’ambition, qui excelle à l’intrigue, qui s’en délecte, et qui a très vite aperçu l’intérêt qu’il pouvait avoir à se rapprocher du Navarrais, au parti duquel d’ailleurs, depuis sa brouille avec le roi, il s’est ouvertement rallié. Robert de Lorris, le chambellan, est certainement dévoué à son maître; mais il est d’une famille de banque où l’on ne résiste jamais à rafler quelques poignées d’or au passage. Je l’ai connu, ce Lorris, quand il est venu en Avignon, voici dix ans à peu près, négocier l’emprunt de trois cent mille florins que le roi Philippe VI fit au pape d’alors. Je me suis, pour ma part, contenté honnêtement de mille florins pour l’avoir abouché avec les banquiers de Clément VI, les Raimondi d’Avignon et les Mattei de Florence; mais lui, il s’est plus largement servi. Quant à Boulogne, tout parent qu’il est au roi…

J’entends bien qu’il est constant que nous soyons, nous, cardinaux, justement récompensés de nos interventions au profit des princes. Nous ne pourrions autrement suffire à nos charges. Je n’ai jamais fait secret, et même j’en tire honneur, d’avoir reçu vingt-deux mille florins de ma sœur de Durazzo pour le soin que j’ai pris, il y a vingt ans… déjà vingt ans!.. de ses affaires ducales qui étaient bien compromises. Et l’an dernier, pour la dispense nécessaire au mariage de Louis de Sicile avec Constance d’Avignon, j’ai été remercié par cinq mille florins. Mais jamais je n’ai rien accepté que de ceux qui remettaient leur cause à mon talent ou à mon influence. La déshonnêteté commence quand on se fait payer par l’adversaire. Et je pense bien que Boulogne n’a pas résisté à cette tentation. Depuis lors, l’amitié est fort refroidie entre lui et Jean II.

Lorris, après un peu d’éloignement, est rentré en grâce, comme il en va toujours avec les Lorris. Il s’est jeté aux pieds du roi, le dernier Vendredi saint, a juré de sa parfaite loyauté, et rejeté toutes duplicités ou complaisances sur le dos de Le Coq, lequel est demeuré dans la brouille et banni de la cour.

C’est chose avantageuse que de désavouer les négociateurs. On peut en prendre argument pour ne pas exécuter le traité. Ce que le roi ne se priva point de faire. Quand on lui représentait qu’il eût pu mieux contrôler ses députés, et céder moins qu’il ne l’avait fait, il répondait, irrité: «Traiter, débattre, argumenter ne sont point affaires de chevalier.» Il a toujours affecté de tenir en mépris la négociation et la diplomatique, ce qui lui permet de renier ses obligations.

En fait, il n’avait tant promis que parce qu’il escomptait bien ne rien tenir.

Mais, dans le même temps, il environnait son gendre de mille courtoisies feintes, le voulant sans cesse auprès de lui à la cour, et non seulement lui, mais son cadet, Philippe, et même le puîné, Louis, qu’il insistait fort à faire revenir de Navarre. Il se disait le protecteur des trois frères et engageait le Dauphin à leur prodiguer amitié.

Le Mauvais ne se soumettait pas sans arrogance à tant d’excessives prévenances, tant d’incroyable sollicitude, allant jusqu’à dire au roi, en pleine table: «Avouez que je vous ai rendu bon service en vous débarrassant de Charles d’Espagne, qui voulait tout régenter au royaume. Vous ne le dites point, mais je vous ai soulagé.» Vous imaginez combien le roi Jean goûtait de telles gentillesses.

Et puis un jour de l’été qu’il y avait fête au palais, et que Charles de Navarre s’y rendait en compagnie de ses frères, il vit venir à lui, se hâtant, le cardinal de Boulogne qui lui dit: «Rebroussez chemin et rentrez en votre hôtel, si vous tenez à la vie. Le roi a résolu de vous faire occire tout à l’heure, les trois que vous êtes, pendant la fête.»

La chose n’était point imaginaire, ni déduite de vagues rumeurs. Le roi Jean en avait décidé ainsi, le matin même, dans son Conseil étroit auquel Boulogne assistait… «J’ai attendu pour ce faire que les trois frères fussent assemblés, car je veux qu’on les occise tous les trois afin qu’il ne reste plus rejetons mâles de cette mauvaise race.»

Pour ma part, je ne blâme point Boulogne d’avoir averti les Navarre, même si cela devait accréditer qu’il leur était vendu. Car un prêtre de la sainte Église… et qui plus est un membre de la curie pontificale, un frère du pape dans le Seigneur… ne peut entendre de sang-froid qu’on va perpétrer un triple meurtre, et accepter qu’il s’accomplisse sans rien avoir tenté. C’était s’y laisser associer, en quelque sorte, par le silence. Qu’avait donc le roi Jean besoin de parler devant Boulogne? Il n’avait qu’à aposter ses sergents… Mais non, il s’est cru habile. Ah! ce roi-là quand il veut faire le finaud! Il n’a jamais su voir trois coups d’échecs en avant. Sans doute pensait-il que lorsque le pape lui ferait remontrance d’avoir ensanglanté son palais, il aurait beau jeu de répondre: «Mais votre cardinal était là, qui ne m’a point désapprouvé.» Boulogne n’est pas perdreau de la dernière couvée, qu’on amène à donner dans de si gros panneaux.

Charles de Navarre, ainsi averti, se retira donc très hâtivement vers son hôtel où il fit apprêter son escorte. Le roi Jean, ne voyant point paraître les trois frères à sa fête, les envoya quérir, fort impérativement. Mais son messager ne reçut pour réponse que le pet des chevaux, car juste à ce moment les Navarre tournaient bride vers la Normandie.

Le roi Jean entra alors dans un vif courroux où il cacha son dépit en faisant l’offensé. «Voyez ce mauvais fils, ce félon qui se refuse à l’amitié de son roi et qui de lui-même s’exile de ma cour! Il doit avoir à celer de bien méchants desseins.»

Et de cela il prit prétexte pour proclamer qu’il suspendait l’effet du traité de Mantes, qu’il n’avait jamais commencé d’exécuter.

Ce qu’apprenant, Charles renvoya son frère Louis en Navarre et dépêcha son frère Philippe en Cotentin afin d’y lever des troupes, lui-même ne restant guère à Évreux. Car dans le même temps notre Saint-Père, le pape Innocent, avait décidé d’une conférence en Avignon… la troisième, la quatrième, ou plutôt la même toujours recommencée… entre les envoyés des rois de France et d’Angleterre pour négocier, non plus d’une trêve reconduite, mais d’une paix vraie et définitive. Innocent voulait cette fois, disait-il, mener à succès l’œuvre de son prédécesseur et il se flattait de réussir là où Clément VI avait échoué. La présomption, Archambaud, se loge même au cœur des pontifes…

Le cardinal de Boulogne avait présidé les négociations antérieures; Innocent le reconduisit en cet office. Boulogne avait toujours été suspect, comme je l’étais également, au roi Édouard d’Angleterre qui l’estimait trop proche des intérêts de la France. Or, depuis le traité de Mantes et la fuite de Charles le Mauvais, il était suspect aussi au roi Jean. À cause de cela peut-être, Boulogne mena la rencontre mieux qu’on ne l’attendait; il n’avait personne à ménager. Il s’entendit assez bien avec les évêques de Londres et de Norwich et surtout avec le duc de Lancastre, qui est un bon homme de guerre et un seigneur véritable. Et moi-même, en retrait, je mis la main à l’œuvre. Le petit Navarrais dut avoir vent…

Ah! voici la braise! Brunet, glisse le pot sous mes robes. Il est bien clos au moins, que je ne m’aille pas brûler! Oui, cela va bien…

Donc Charles de Navarre dut avoir vent que l’on progressait vers la paix, ce qui certes n’eût pas arrangé ses affaires, car un beau jour de novembre… il y a tout juste deux ans… le voilà qui surgit en Avignon, où nul ne l’attendait.

C’est en cette occasion que je le vis pour la première fois. Vingt-quatre ans, mais n’en paraissant pas plus de dix-huit à cause de sa petite taille, car il est bref, vraiment très bref, le plus petit des rois d’Europe; mais si bien pris dans sa personne, si droit, si leste, si vif que l’on ne songe pas à s’aviser de ce défaut. Avec cela un charmant visage que ne dépare point un nez un peu fort, de beaux yeux de renard, aux coins déjà plissés en étoile par la malice. Son dehors est si affable, ses façons si polies et légères à la fois, sa parole si aisée, coulante et imprévue, il est si prompt au compliment, il passe si prestement de la gravité à la badinerie et de l’amusaille au grand sérieux, enfin il paraît si disposé à montrer de l’amitié aux gens que l’on comprend que les femmes lui résistent si peu, et que les hommes se laissent si bien embobeliner par lui. Non, vraiment, je n’ai jamais ouï plus vaillant parleur que ce petit roi-là! On oublie, à l’entendre, la mauvaiseté qui se cache sous tant de bonne grâce, et qu’il est déjà bien endurci dans le stratagème, le mensonge et le crime. Il a un primesaut qui le fait pardonner de ses noirceurs secrètes.

Son affaire, quand il parut en Avignon, n’était pas des meilleures. Il était en insoumission au regard du roi de France qui s’employait à saisir ses châteaux, et il avait fort blessé le roi d’Angleterre en signant le traité de Mantes sans même l’en avertir. «Voilà un homme qui m’appelle à son aide, et me propose bonne entrée en Normandie. Je fais mouvoir pour lui mes troupes de Bretagne; j’en apprête d’autres à débarquer; et quand il s’est rendu assez fort, par mon appui, pour intimider son adversaire, il traite avec lui sans m’en prévenir… À présent, qu’il s’adresse à qui bon lui plaira; qu’il s’adresse au pape…» Eh bien, c’était justement au pape que Charles de Navarre venait s’adresser. Et après une semaine, il avait retourné tout le monde en sa faveur.

En présence du Saint-Père, et devant plusieurs cardinaux dont j’étais, il jure qu’il ne veut rien tant qu’être réconcilié avec le roi de France, y mettant tout le cœur qu’il faut pour que chacun le croie. Auprès des délégués de Jean II, le chancelier Pierre de La Forêt et le duc de Bourbon, il va même plus loin, leur laissant entendre que, pour prix de la bonne amitié qu’il veut restaurer, il pourrait aller lever des troupes en Navarre afin d’attaquer les Anglais en Bretagne ou sur leurs propres côtes.

Mais dans les jours suivants, ayant fait mine de sortir de la ville avec son escorte, il y revient de nuit, plusieurs fois et à la dérobée, pour conférer avec le duc de Lancastre et les émissaires anglais. Il abritait ses secrètes rencontres tantôt chez Pierre Bertrand, le cardinal d’Arras, tantôt chez Guy de Boulogne lui-même. J’en ai d’ailleurs fait reproche plus tard à Boulogne, qui tirait un peu trop sa paille aux deux mangeoires. «Je voulais savoir ce qu’ils manigançaient, m’a-t-il répondu. En prêtant ma maison, je pouvais les faire écouter par mes espies.» Ses espies devaient être fort sourds, car il n’a rien su du tout, ou feint de ne rien savoir. S’il n’était pas dans la connivence, alors c’est que le roi de Navarre lui a tiré le mouchoir de dessous le nez.

Moi, j’ai su. Et vous plaît-il de connaître, mon neveu, comment Navarre s’y prit pour se gagner Lancastre? Eh bien! il lui proposa tout fièrement de reconnaître le roi Édouard d’Angleterre pour roi de France. Rien moins que cela. Ils allèrent même si avant en besogne qu’ils projetèrent un traité de bonne alliance.

Premier point: Navarre, donc, eût reconnu en Édouard le roi de France. Second point: ils convenaient de conduire ensemble la guerre contre le roi Jean. Troisième point: Édouard reconnaissait à Charles de Navarre le duché de Normandie, la Champagne, la Brie, Chartres, et aussi la lieutenance du Languedoc, en plus, bien sûr, de son royaume de Navarre et du comté d’Évreux. Autant dire qu’ils se partageaient la France. Je vous passe le reste.

Comment ai-je eu connaissance de ce projet? Ah! je puis vous dire qu’il fut noté de la propre main de l’évêque de Londres qui accompagnait messire de Lancastre. Mais ne me demandez point qui m’en a instruit un peu plus tard. Souvenez-vous que je suis chanoine de la cathédrale d’York et que, si mal en cour que je sois outre-manche, j’y ai conservé quelques intelligences.

Point n’est besoin de vous assurer que si l’on avait eu d’abord quelques chances de progresser vers une paix entre la France et l’Angleterre, elles furent toutes minées par le passage du sémillant petit roi.

Comment les ambassadeurs auraient-ils voulu plus avant s’accorder quand chacune des deux parties se croyait encouragée à la guerre par les promesses de Monseigneur de Navarre? À Bourbon, il disait: «Je parle à Lancastre, mais je lui mens pour vous servir.» Puis il venait chuchoter à Lancastre: «Certes, j’ai vu Bourbon, pour le tromper. Je suis votre homme.» Et l’admirable, c’est que les deux le croyaient.

Si bien que lorsque vraiment il s’éloigna d’Avignon pour gagner les Pyrénées, des deux côtés on était convaincu, tout en prenant bien soin de n’en rien dire, de voir partir un ami.

La conférence entra dans l’aigreur; on ne se concédait plus rien. Et la ville entra dans la torpeur. Pendant trois semaines on n’avait rien fait que de s’occuper de Charles le Mauvais. Le pape lui-même surprit en redevenant morose et geignard; le méchant charmeur un moment l’avait distrait…

Ah! me voilà réchauffé. À vous, mon neveu; tirez le pot de braise devers vous, et vous dégourdissez un peu.

X LA MAUVAISE ANNÉE

Vous dites bien, vous dites bien, Archambaud, et je ressens comme vous. Voilà dix jours seulement que nous sommes partis de Périgueux, et c’est comme si nous courions depuis un mois. Le voyage allonge le temps. Ce soir nous coucherons à Châteauroux. Je ne vous cache point que je ne serai pas fâché, demain, d’arriver à Bourges, si Dieu le veut, et de m’y reposer, trois grands jours pour le moins, et peut-être quatre. Je commence à être un peu las de ces abbayes où l’on nous sert maigre chère et où l’on bassine à peine mon lit, pour bien me donner à entendre qu’on est ruiné par le passage de la guerre. Qu’ils ne croient pas, ces petits abbés, que c’est en me faisant jeûner et dormir au vent coulis qu’ils gagneront d’être exemptés de finances!.. Et puis les hommes d’escorte ont besoin de repos, eux aussi, et de réparer les harnois, et de sécher leurs habits. Car cette pluie n’arrange rien. À écouter mes bacheliers éternuer autour de ma litière, je gage que plus d’un va occuper son séjour de Bourges à se soigner à la cannelle, à la girofle et au vin chaud. Pour moi, je ne pourrai guère muser. Dépouiller le courrier d’Avignon, dicter mes missives en retour…

Peut-être vous surprenez-vous, Archambaud, des paroles d’impatience qu’il m’arrive de laisser échapper au sujet du Saint-Père. Oui, j’ai le sang vif, et montre un peu trop mes dépits. C’est qu’il m’en donne gros à mâcher. Mais croyez que je ne me prive guère de lui remontrer à lui-même ses sottises. Et c’est plus d’une fois qu’il m’est arrivé de lui dire: «Veuille la grâce de Dieu, Très Saint-Père, vous éclairer sur la bourde que vous venez de commettre.»

Ah! si les cardinaux français ne s’étaient pas soudain butés sur l’idée qu’un homme né comme nous le sommes ne convenait point… l’humilité, il fallait être né dans l’humilité… et que d’autre part les cardinaux italiens, le Capocci et les autres, avaient été moins obstinés sur le retour du Saint-Siège à Rome… Rome, Rome! Ils ne voient que leurs États d’Italie; le Capitole leur cache Dieu.

Ce qui m’enrage le plus, chez notre Innocent, c’est sa politique à l’endroit de l’Empereur. Avec Pierre Roger, je veux dire Clément VI, nous nous sommes arc-boutés six ans pour que l’Empereur ne fût point couronné. Qu’il fût élu, fort bien. Qu’il gouvernât, nous y consentions. Mais il fallait conserver son sacre en réserve tant qu’il n’aurait pas souscrit aux engagements que nous voulions qu’il prît. Je savais trop bien que cet Empereur-là, au lendemain de l’onction, nous causerait déboires.

Là-dessus, notre Aubert coiffe la tiare et commence à chantonner: «Concilions, concilions.» Et au printemps de l’année passée, il parvient à ses fins. «L’Empereur Charles IV sera couronné; je l’ordonne!», finit-il par me dire. Le pape Innocent est de ces souverains qui ne se découvrent d’énergie que pour battre en retraite. Nous avons foison de ces gens-là. Il imaginait avoir remporté grande victoire parce que l’Empereur s’était engagé à n’entrer dans Rome que le matin du sacre pour en ressortir le soir même, et qu’il ne coucherait pas dans la ville. Vétille! Le cardinal Bertrand de Colombiers… «Vous voyez, je désigne un Français; vous devez être satisfait…» fut expédié pour aller poser sur le front du Bohémien la couronne de Charlemagne. Six mois après, en retour de cette bonté, Charles IV nous gratifiait de la Bulle d’Or, par quoi la papauté n’a plus désormais ni voix ni regard dans l’élection impériale.

Désormais, l’Empire se désigne entre sept électeurs allemands qui vont confédérer leurs États… c’est-à-dire qui vont faire règle perpétuelle de leur belle anarchie. Cependant, rien n’est décidé pour l’Italie et nul ne sait vraiment par qui et comment le pouvoir s’y va exercer. Le plus grave, en cette bulle, et qu’Innocent n’a pas vu, c’est qu’elle sépare le temporel du spirituel et qu’elle consacre l’indépendance des nations vis-à-vis de la papauté. C’est la fin, c’est l’effacement du principe de la monarchie universelle exercée par le successeur de saint Pierre, au nom du Seigneur Tout-Puissant. On renvoie Dieu au ciel, et l’on fait ce qu’on veut sur la terre. On nomme cela «l’esprit moderne», et l’on s’en vante. Moi, j’appelle cela, pardonnez-moi mon neveu, avoir de la merde sur les yeux.

Il n’y a pas d’esprit ancien et d’esprit moderne. Il y a l’esprit tout court, et de l’autre côté la sottise. Qu’a fait notre pape? A-t-il tonné, fulminé, excommunié? Il a envoyé à l’Empereur une missive fort douce et amicale pleine de ses bénédictions… Oh! non, oh! non; ce n’est pas moi qui l’ai préparée. Mais c’est moi qui vais devoir, à la diète de Metz, entendre solennellement publier cette bulle qui renie le pouvoir suprême du Saint-Siège et ne peut apporter à l’Europe que troubles, désordres et misères.

La belle couleuvre que je dois avaler, et de bonne grâce en plus; car à présent que l’Allemagne s’est retirée de nous, il nous faut plus que jamais tenter de sauver la France, autrement il ne restera plus rien à Dieu. Ah! l’avenir pourra maudire cette année 1355! Nous n’avons pas fini d’en récolter les fruits épineux.

Et le Navarrais, pendant ce temps? Eh bien! il était en Navarre, tout charmé d’apprendre qu’aux brouilles et embrouilles qu’il nous avait faites s’ajoutaient celles qui nous venaient des affaires impériales.

D’abord, il attendait le retour de son Friquet de Fricamps, parti pour l’Angleterre avec le duc de Lancastre, et qui s’en revenait avec un chambellan de celui-ci, porteur des avis du roi Édouard sur le projet de traité ébauché en Avignon. Et le chambellan s’en retournait à Londres, accompagné cette fois de Colin Doublel, un écuyer de Charles le Mauvais, un autre des meurtriers de Monsieur d’Espagne, qui allait présenter les observations de son maître.

Charles de Navarre est tout le contraire du roi Jean. Il s’entend mieux qu’un notaire à disputer de chaque article, chaque point, chaque virgule d’un accord. Et rappeler ci, et prévoir ça. Et s’appuyer sur telle coutume qui fait foi, et toujours cherchant à raboter un petit peu ses obligations, et à augmenter celles de l’autre partie… Et puis, en tardant à cuire son pain avec l’Anglais, il se donnait loisir de surveiller celui qu’il avait au four du côté de la France.

C’eût été l’heure pour le roi Jean de se montrer coulant. Mais cet homme-là, pour agir, choisit toujours le contretemps. Faisant le rodomont, le voilà qui s’équipe en guerre pour courir sus à un absent, et, se ruant à Caen, ordonne de saisir tous les châteaux normands de son gendre, fors Évreux. Belle campagne qui, à défaut d’ennemis, fut surtout une campagne de gueuletons et mit fort en déplaisir les Normands qui voyaient les archers royaux piller leurs saloirs et garde-manger.

Cependant, le Navarrais levait tranquillement des troupes en sa Navarre, tandis que son beau-frère, le comte de Foix, Phœbus… un autre jour, je vous parlerai de celui-là; ce n’est pas un mince seigneur… s’en allait ravager un peu le comté d’Armagnac pour causer nuisance au roi de France.

Ayant attendu l’été, afin de prendre la mer au moindre risque, notre jeune Charles débarque à Cherbourg, un beau jour d’août, avec deux mille hommes.

Et Jean II est tout ébaubi d’apprendre, dans le même temps, que le prince de Galles, qui avait été fait en avril prince d’Aquitaine et lieutenant du roi d’Angleterre en Guyenne, ayant monté cinq mille hommes de guerre sur ses nefs, s’en venait à pleines voiles vers Bordeaux. Encore avait-il dû attendre des vents propices. Ah! l’on peut dire que son renseignement est bien fait, au roi Jean! Nous, d’Avignon, nous voyions s’apprêter ce beau mouvement croisé, sur la mer, afin de prendre la France en tenailles. Et l’on annonçait même l’imminente arrivée du roi Édouard lui-même, lequel eût déjà dû être à Jersey, si la tempête ne l’avait contraint de rebrousser sur Portsmouth. On peut dire que ce fut le vent, et rien d’autre, qui sauva la France, l’an dernier.

Ne pouvant lutter sur trois fronts, le roi Jean choisit de n’en tenir aucun. De nouveau, il se porte à Caen, mais cette fois pour traiter. Il avait avec lui ses deux cousins de Bourbon, Pierre et Jacques, ainsi que Robert de Lorris, rentré en grâce, comme je vous ai dit. Mais Charles de Navarre ne vint pas. Il envoya messires de Lor et de Couillarville, deux seigneurs à lui, pour négocier. Le roi Jean n’eut donc qu’à s’en repartir, laissant les deux Bourbon qu’il instruisit seulement d’avoir à se hâter de trouver un accommodement.

L’accord fut conclu à Valognes, le 10 septembre. Charles de Navarre y retrouvait tout ce qui lui avait été reconnu par le traité de Mantes, et un peu plus.

Et deux semaines après, au Louvre, nouvelle réconciliation solennelle du beau-père et du gendre, en présence, bien sûr, des reines veuves, Madame Jeanne et Madame Blanche… «Sire mon cousin, voici notre neveu et frère que nous vous prions pour l’amour de nous…» Et l’on s’ouvre les bras, et l’on se baise aux joues avec l’envie de se mordre, et l’on se jure pardon et loyale amitié…

Ah! j’oublie une chose qui n’est point de mince importance. Pour faire escorte d’honneur au roi de Navarre, Jean II avait dépêché à sa rencontre son fils, le Dauphin Charles, qu’il avait précédemment nommé son lieutenant général en Normandie. Du Vaudreuil sur l’Eure, où d’abord ils séjournèrent quatre jours, jusques à Paris, les deux beaux-frères firent donc route ensemble. C’était la première fois qu’ils se voyaient si longtemps d’affilée, chevauchant, devisant, musant, dînant et dormant côte à côte. Monseigneur le Dauphin est tout le contraire du Navarrais, aussi long que l’autre est bref, aussi lent que l’autre est vif, aussi retenu de paroles que l’autre est bavard. Avec cela, six ans de moins, et point de précocité, en rien. De plus le Dauphin est affligé d’une maladie qui semble bien proprement une infirmité; sa main droite enfle et devient toute violacée aussitôt qu’il veut soulever un poids un peu lourd ou serrer fermement un objet. Il ne peut point porter l’épée. Son père et sa mère l’ont engendré très tôt, et juste comme ils relevaient l’un et l’autre de maladie; le fruit s’en est ressenti.

Mais il ne faut pas conclure de tout cela, comme le font hâtivement certains, à commencer par le roi Jean lui-même, que le Dauphin est un sot et qu’il fera un mauvais roi. J’ai bien soigneusement étudié son ciel… 21 janvier 1338… Le Soleil est encore dans le Capricorne, juste avant qu’il n’entre dans le Verseau… Les natifs du Capricorne ont le triomphe tardif, mais ils l’ont, s’ils possèdent les lumières d’esprit. Les plantes d’hiver sont lentes à se développer… Je suis prêt à gager sur ce prince-là plus que sur bien d’autres qui offrent meilleure apparence. S’il traverse les gros dangers qui le menacent dans les présentes années… il vient déjà d’en surmonter; mais le pire est devant lui… il saura s’imposer dans le gouvernement. Mais il faut reconnaître que son extérieur ne prévient guère en sa faveur…

Ah! voici le vent à présent qui pousse l’ondée par rafales. Défaites les pendants de soie qui retiennent les rideaux, je vous prie, Archambaud. Mieux vaut continuer de bavarder dans l’ombre que d’être aspergés. Et puis nous entendrons moins ce floc floc des chevaux qui finit par nous assourdir. Et dites à Brunet, ce soir, qu’il fasse housser ma litière avec les toiles cirées par-dessus les toiles teintes. C’est un peu plus lourd pour les chevaux, je sais. On en changera plus souvent…

Oui, je vous disais que j’imagine fort bien comment Monseigneur de Navarre durant le voyage du Vaudreuil à Paris… le Vaudreuil se trouve dans une des plus belles situations de Normandie; le roi Jean a voulu en faire l’une de ses résidences; il paraît que l’œuvre qu’il y a commandée est merveille; je ne l’ai point vue, mais je sais qu’il en a coûté gros au Trésor; il y a des images peintes à l’or sur les murs… j’imagine comment Monseigneur Charles de Navarre, avec toute sa faconde et son aisance à protester l’amitié, dut s’employer à séduire Charles de France. La jeunesse prend aisément des modèles. Et, pour le Dauphin, cet aîné de six ans, si aimable compagnon, qui avait déjà tant voyagé, tant vu, tant fait, et qui lui racontait maints secrets et le divertissait en brocardant les gens de la cour… «Votre père, notre Sire, a dû me peindre à vous tout autrement que je ne suis… Soyons alliés, soyons amis, soyons vraiment les frères que nous sommes.» Le Dauphin, tout aise de se voir si apprécié d’un parent plus avancé que lui dans la vie, déjà régnant et si plaisant, fut aisément conquis.

Ce rapprochement ne fut pas sans effet sur la suite, et contribua pour gros aux méchefs et affrontements qui survinrent.

Mais j’entends l’escorte qui se resserre pour défiler. Écartez un peu ce rideau… Oui, j’aperçois les faubourgs. Nous entrons dans Châteauroux. Nous n’aurons pas grand monde pour nous accueillir. Il faut être bien grand chrétien, ou bien grand curieux, pour se faire tremper par cette sauce à seule fin de voir passer la litière d’un cardinal.

XI LE ROYAUME SE FISSURE

Ces chemins du Berry ont toujours été réputés pour mauvais. Mais je vois que la guerre ne les a point améliorés… Holà! Brunet, La Rue! Faites ralentir le train, par la grâce de Dieu. Je sais bien que chacun est en hâte d’arriver à Bourges. Mais ce n’est point raison pour me moudre comme poivre dans cette caisse. Arrêtez, arrêtez tout à fait! Et faites arrêter en tête. Bon… Non, ce n’est point la faute de mes chevaux. C’est la faute de vous tous, qui poussez vos montures comme si vous aviez de l’étoupe allumée sur vos selles… À présent qu’on reparte, et qu’on observe, je vous prie, de me mener à une allure de cardinal. Sinon, je vous obligerai à combler les ornières devant moi.

C’est qu’ils me rompraient les os, ces méchants diables, pour se coucher une heure plus tôt! Enfin, la pluie a cessé… Tenez, Archambaud, encore un hameau brûlé. Les Anglais sont venus s’ébattre jusque dans les faubourgs de Bourges qu’ils ont incendiés, et même ils ont envoyé un parti qui s’est montré sous les murs de Nevers.

Voyez-vous, je n’en veux point aux archers gallois, aux coutiliers irlandais et autre ribaudaille que le prince de Galles emploie à cette besogne. Ce sont gens de misère à qui l’on fait miroiter fortune. Ils sont pauvres, ignorants, et on les mène à la dure. La guerre, pour eux, c’est piller, se goberger, et détruire. Ils voient les gens des villages s’enfuir à leur approche, des enfants plein les bras, en hurlant: «Les Anglais, les Anglais, sauve Dieu!» La chose est plaisante, pour les vilains, que d’apeurer d’autres vilains! Ils se sentent bien forts. Ils mangent de la volaille et du porc gras tous les jours; ils percent toutes les barriques pour étancher leur soif, et ce qu’ils n’ont pu boire ou manger, ils le saccagent avant de partir. Raflés les chevaux pour leur remonte, ils égorgent tout ce qui meugle ou bêle le long des chemins et dans les étables. Et puis, gueules saoules et mains noires, ils jettent en riant des torches sur les meules, les granges et tout ce qui peut brûler. Ah! c’est bonne joie, n’est-ce pas, pour cette armée de bidaux et goujats, d’obéir à de tels ordres! Ils sont comme des enfants malfaisants qu’on invite à méfaire.

Et même je n’en veux point aux chevaliers anglais. Après tout, ils sont hors de chez eux; on les a requis pour la guerre. Et le Prince Noir leur donne l’exemple du pillage, se faisant apporter les plus beaux objets d’or, d’ivoire et d’argent, les plus belles étoffes, pour en emplir ses chariots ou bien gratifier ses capitaines. Dépouiller des innocents pour combler ses amis, voilà la grandeur de cet homme-là.

Mais ceux à qui je souhaite qu’ils périssent de mâle mort et rôtissent en géhenne éternelle… oui, oui, tout bon chrétien que je suis… ce sont ces chevaliers gascons, aquitains, poitevins, et même certains de nos petits sires du Périgord, qui préfèrent suivre le duc anglais que leur roi français et qui, par goût de la rapine ou par méchant orgueil, ou par jalousie de voisinage, ou parce qu’ils ont en travers du cœur un mauvais procès, s’emploient à ravager leur propre pays. Non, ceux-là, je prie bien fort Dieu de ne les point pardonner.

Ils n’ont à leur décharge que la sottise du roi Jean qui ne leur a guère prouvé qu’il était homme à les défendre, levant toujours ses bannières trop tard et les envoyant roidement du côté où les ennemis ne sont plus. Ah! c’est un bien grand scandale que Dieu a permis, en laissant naître un prince si décevant!

Pourquoi donc avait-il consenti au traité de Valognes, dont je vous entretenais hier, et échangé avec son gendre de Navarre un nouveau gros baiser de Judas? Parce qu’il redoutait l’armée du prince Édouard d’Angleterre qui faisait voile vers Bordeaux. Alors, la droite raison eût voulu, s’étant libéré les mains du côté de la Normandie, qu’il courût sus à l’Aquitaine. Il n’y a pas besoin d’être cardinal pour y penser. Mais que non. Notre piteux roi musarde, donnant de grands ordres pour de petites choses. Il laisse le prince de Galles débarquer sur la Gironde et faire entrée de triomphe à Bordeaux. Il sait, par rapports d’espies et de voyageurs, que le prince rassemble ses troupes, et les grossit de tous ses Gascons et Poitevins dont je vous disais tout à l’heure en quelle estime je les ai. Tout lui indique donc qu’une rude expédition s’apprête. Un autre eût fondu comme l’aigle pour défendre son royaume et ses sujets. Mais ce parangon de chevalerie, lui, ne bouge pas.

Il avait, il faut en convenir, des ennuis de finances, en cette fin de septembre de l’an passé, un peu plus qu’à son ordinaire. Et justement comme le prince Édouard équipait ses troupes, le roi Jean, pour sa part, annonçait qu’il avait à surseoir de six mois au paiement de ses dettes et aux gages de ses officiers.

Souvent, c’est quand un roi est à cours de monnaie qu’il lance ses gens à la guerre. «Soyez vainqueurs et vous serez riches! Faites-vous du butin, gagnez des rançons…» Le roi Jean préféra se laisser appauvrir davantage en permettant à l’Anglais de ruiner à loisir le midi du royaume.

Ah! la chevauchée fut bonne et facile, pour le prince d’Angleterre! Il ne lui fallut qu’un mois pour conduire son armée des rives de la Garonne jusqu’à Narbonne et à sa mer, se plaisant à faire trembler Toulouse, brûlant Carcassonne, ravageant Béziers. Il laissait derrière lui un long sillon de terreur, et s’en acquit, à peu de frais, une grande renommée.

Son art de guerre est simple, que notre Périgord a éprouvé cette année; il attaque ce qui n’est point défendu. Il envoie une avant-garde éclairer la route assez loin, et reconnaître les villages ou châteaux qui seraient solidement tenus. Ceux-là, il les contourne. Sur les autres, il lance un gros corps de chevaliers et d’hommes d’armes qui fondent sur les bourgs dans un fracas de fin du monde, dispersent les habitants, écrasent contre les murs ceux qui n’ont pas fui assez vite, embrochent ou assomment tout ce qui s’offre à leurs lances et à leurs masses; puis se partagent en épi vers les hameaux, manoirs ou monastères avoisinants.

Viennent derrière les archers, qui raflent la subsistance nécessaire à la troupe et vident les maisons avant d’y bouter le feu; puis les coutiliers et les goujats qui entassent le butin dans les chariots et achèvent la besogne d’incendie.

Tout ce monde, buvant jusqu’à plus soif, avance de trois à cinq lieues par jour; mais la peur que répand cette armée la précède de loin.

Le but du Prince Noir? Je vous l’ai dit: affaiblir le roi de France. On doit accorder que l’objet fut atteint.

Les grands bénéficiaires, ce sont les Bordelais et les gens du vignoble, et l’on conçoit qu’ils se soient coiffés de leur duc anglais. Ces dernières années, ils n’ont connu qu’un chapelet de malheurs: la dévastation de la guerre, les vignes malmenées par les combats, les routes du commerce fort incertaines, la mévente, sur quoi était venue s’ajouter la grande peste qui avait obligé de raser tout un quartier de Bordeaux pour assainir la ville. Et voici que les calamités de la guerre à présent s’abattent sur d’autres; eh bien, ils s’en gaussent. À chacun, n’est-ce pas, son tour de peine!

Aussitôt débarqué, le prince de Galles a fait battre monnaie et circuler de belles pièces d’or, frappées au lis et au lion… au léopard comme veulent dire les Anglais… bien plus épaisses et lourdes que celles de France marquées à l’agneau. «Le lion a mangé l’agneau», disent les gens en manière de joyeuseté. Les vignes donnent bien. La province est gardée. Le mouvement du port est riche et nombreux, et en quelques mois il en est parti vingt mille tonneaux de vin, presque tout vers l’Angleterre. Si bien que depuis l’hiver passé, les bourgeois de Bordeaux montrent des faces réjouies et des ventres aussi ronds que leurs futailles. Leurs femmes se pressent chez les drapiers, les orfèvres et les joailliers. La ville vit dans les fêtes, et chaque retour du prince, en cette armure noire qu’il affectionne et qui lui vaut son surnom, est salué par des réjouissances. Toutes les bourgeoises en ont la tête tournée. Les soldats, riches de leurs pillages, dépensent sans compter. Les capitaines de Galles et de Cornouailles tiennent le haut du pavé; et il s’est fait beaucoup de cocus à Bordeaux, ces temps-ci, car la fortune n’encourage pas la vertu.

On dirait de la France, depuis un an, qu’elle a deux capitales, ce qui est la pire chose qui puisse advenir à un royaume. À Bordeaux, l’opulence et la puissance; à Paris, la pénurie et la faiblesse. Que voulez-vous? Les monnaies parisiennes ont été altérées quatre-vingts fois depuis le début du règne. Oui, Archambaud, quatre-vingts fois! La livre tournois n’a plus que le dixième de la valeur qu’elle avait à l’avènement du roi. Comment veut-on conduire un État avec de pareilles finances? Quand on laisse s’enfler sans mesure le prix de toutes denrées, et quand on amincit en même temps la monnaie, il faut bien s’attendre à de grands troubles et de grands revers. Les revers, la France les connaît, et les troubles, elle y entre.

Qu’a donc fait notre roi si futé, l’autre hiver, pour conjurer des périls que chacun apercevait? Ne pouvant plus guère obtenir d’aides de la Langue d’oc, après la chevauchée anglaise, il a convoqué les États généraux de la Langue d’oïl. La réunion n’a point tourné à sa satisfaction.

Pour accepter l’ordonnance d’une levée exceptionnelle de huit deniers à la livre sur toute vente, ce qui est lourde imposition pour tous métiers et négoces, ainsi qu’une particulière gabelle mise sur le sel, les députés se firent tirer l’oreille et émirent de grosses exigences. Ils voulaient que la recette fût perçue par receveurs spéciaux choisis par eux; que l’argent de ces impôts n’aille ni au roi, ni aux officiers de son service; que, s’il y avait une autre guerre, nulle levée d’aides nouvelles ne se fit qu’ils n’en aient délibéré… que sais-je encore? Les gens du Tiers étaient fort véhéments. Ils avançaient l’exemple des communes de Flandre où les bourgeois se gouvernent eux-mêmes, ou bien du Parlement d’Angleterre qui a barre sur le roi beaucoup plus que les États en France. «Faisons comme les Anglais, cela leur réussit. «C’est un travers des Français, lorsqu’ils sont dans la difficulté politique, de chercher des modèles étrangers plutôt que d’appliquer avec scrupule et exactitude les lois qui leur sont propres… Ne nous étonnons point que la nouvelle réunion des États, que le Dauphin a dû avancer, tourne de la mauvaise façon que je vous contais l’autre jour. Le prévôt Marcel s’est exercé la gorge déjà l’année dernière… Ce n’était pas à vous? Ah non, c’était à dom Calvo, en effet… Je ne l’ai pas fait remonter avec moi depuis; il est malade en litière…

Et le Navarrais, me direz-vous, pendant ce temps? Le Navarrais s’attachait à persuader le roi Édouard qu’il ne l’avait pas joué en acceptant de traiter avec Jean II à Valognes, qu’il était toujours à son endroit dans les mêmes sentiments, qu’il n’avait feint de s’accorder au roi de France que pour mieux servir leurs desseins communs, et que le temps ne tarderait pas qu’il le lui ferait voir. Autrement dit, qu’il attendait la première occasion de trahir.

Cependant, il travaillait à affermir son amitié avec le Dauphin, par tous moyens de cajolerie, de flatteries et de plaisir, et même par le moyen des femmes, car je sais des demoiselles, dont la Gracieuse que j’ai déjà dû vous nommer, et aussi une Biette Cassinel, qui sont fort dévouées au roi de Navarre et dont on dit qu’elles ont mis de l’entrain dans les petites fêtes des deux beaux-frères. À la faveur de quoi, s’étant fait son maître en péché, le Navarrais commença de sourdement encourager le Dauphin contre son père.

Il lui représentait que le roi Jean ne l’aimait guère, lui, son aîné fils. Et c’était chose vraie. Qu’il était piètre roi. Et c’était vrai encore. Qu’après tout, ce serait œuvre pie que d’aider Dieu, sans aller jusqu’à abréger ses jours, au moins à le déchasser du trône. «Vous feriez, mon frère, un meilleur roi que lui. N’attendez point qu’il vous laisse un royaume tout effondré.» Un jeune homme est aisément pris à cette chanson-là. «À nous deux, je vous l’assure, nous pouvons accomplir cela. Mais il faut nous gagner des appuis en Europe.» Et d’imaginer qu’ils aillent trouver l’empereur Charles IV, l’oncle du Dauphin, pour requérir son soutien et lui demander des troupes. Rien de moins. Qui eut cette belle idée d’appeler l’étranger pour régler les affaires du royaume et d’offrir à l’Empereur, qui déjà donne tant de fil à retordre à la papauté, d’arbitrer le sort de la France? Peut-être l’évêque Le Coq, ce mauvais prélat, que Navarre avait ramené dans l’entourage du Dauphin. Toujours est-il que l’affaire était bien montée, et poussée fort avant…

Quoi? Pourquoi s’arrête-t-on quand je ne l’ai pas commandé? Ah! des fardiers encombrent la route. C’est que nous entrons dans les faubourgs. Faites dégager. Je n’aime point ces arrêts imprévus. On ne sait jamais… Quand il s’en produit, que l’escorte se resserre autour de ma litière. Il y a des routiers pleins d’audace que le sacrilège n’effraie point, et pour qui un cardinal serait de bonne prise…

Donc, le voyage des deux Charles, celui de France et celui de Navarre, était résolu dans le secret; et l’on sait même à présent qui devait être de l’équipée qui les conduirait à Metz: le comte de Namur, le comte Jean d’Harcourt, le très gros, à qui il allait arriver malheur, comme je vous dirai; et aussi un Boulogne, Godefroy, et Gaucher de Lor, et puis bien sûr les sires de Graville, de Clères et d’Aunay, Maubué de Mainemares, Colin Doublel et l’inévitable Friquet de Fricamps, c’est-à-dire les conjurés de la Truie-qui-file. Et aussi, la chose est d’intérêt car je pense bien que c’étaient eux qui baillaient finance à l’expédition, Jean et Guillaume Marcel, deux neveux du prévôt, qui étaient dans l’amitié du roi de Navarre et qu’il conviait à ses réjouissances. Comploter avec un roi, cela éblouit toujours les jeunes bourgeois riches!

Le départ était prévu pour la Saint-Ambroise. Trente Navarrais devaient attendre le Dauphin à la barrière de Saint-Cloud, au soir tombant, pour le conduire à Mantes chez son cousin; et de là ce beau monde gagnerait l’Empire.

Et puis, et puis… tout ne peut être contraire toujours à un homme qui a le mauvais sort, et même le plus sot des rois ne parvient pas à tout manquer… La veille, jour de la Saint-Nicolas, notre Jean II a vent de l’affaire. Il mande son fils, le cuisine assez bien, et le Dauphin, lui faisant l’aveu du projet, prend le sentiment du même coup qu’il s’est fourvoyé, non seulement pour lui-même, mais pour l’intérêt du royaume.

Là, le roi Jean, je dois le dire, se conduisit plus habilement qu’à son accoutumée. Il ne retient contre son fils que d’avoir voulu quitter le royaume sans son autorisation, lui montre gré de sa franchise en lui accordant tout aussitôt pardon et rémission de cette faute, et, découvrant que son héritier avait de la décision personnelle, déclare vouloir l’associer plus étroitement aux charges du trône en le faisant duc de Normandie. C’était bien sûr l’envoyer dans un piège, que de lui remettre ce duché tout peuplé de partisans des Évreux-Navarre! Mais c’était bien joué.

Monseigneur le Dauphin n’avait plus qu’à prévenir le Mauvais qu’il rendait la liberté à tous ceux qui étaient dans la confidence de leur dessein.

Vous pensez bien que cette affaire n’avait pas fait recroître l’amour du père pour le fils, même si le dépit était dissimulé sous ce fier cadeau. Mais surtout la haine du roi pour son gendre commençait à être bien recuite et dure comme pâte remise six fois au feu. Tuer son connétable, fomenter des troubles, débarquer des troupes, prendre langue avec l’ennemi anglais… et il ne savait pas encore à quel point!.. enfin détourner son fils, c’en était trop; le roi Jean attendait l’heure propice à faire payer tout ce débit au Navarrais.

Pour nous, qui observions ces choses d’Avignon, l’inquiétude grandissait, et nous voyions approcher des circonstances extrêmes. Des provinces détachées, d’autres ravagées, une monnaie fuyante, un trésor vide, une dette croissante, des députés grondeurs et véhéments, de grands vassaux entêtés dans leurs factions, un roi qui n’est plus servi que par ses conseillers immédiats, et enfin, brochant sur le tout, un héritier du trône prêt à requérir l’aide étrangère contre sa propre dynastie… J’ai dit au pape: «Très Saint-Père, la France se fissure.» Je n’avais point tort. Je me suis seulement trompé sur le temps.

Je donnais deux ans pour que se produisît l’écroulement. Il n’en a même pas fallu un. Et nous n’avons pas encore vu le pire. Que voulez-vous? Quand il n’y a point de fermeté à la tête, comment pourrait-on attendre qu’il y en ait dans les membres? À présent, il nous faut tenter de recoller les morceaux, vaille que vaille, et pour cela nous voilà en nécessité de recourir aux bons offices de l’Allemagne, et de donner du coup plus d’autorité à cet Empereur dont nous aurions plutôt souhaité museler l’arrogance. Avouez qu’il y a de quoi pester!

Allez maintenant, Archambaud, reprendre votre monture et vous placer en tête du cortège. Je veux que pour entrer dans Bourges, même si l’heure est tardive, on puisse voir flotter votre pennon du Périgord à côté de celui du Saint-Siège. Et faites écarter les rideaux de ma litière, pour les bénédictions.

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