TROISIÈME PARTIE LE PRINTEMPS PERDU

I LE CHIEN ET LE RENARDEAU

Ah! je suis bien aise, bien aise en vérité, d’avoir revu Auxerre. Je ne pensais pas que Dieu m’accorderait cette grâce, ni que je la goûterais autant. Revoir les places qui logèrent un moment de votre jeunesse remue toujours le cœur. Vous connaîtrez ce sentiment, Archambaud, quand les années se seront accumulées sur vous. S’il vous advient d’avoir à traverser Auxerre, lorsque vous aurez l’âge que j’ai… que Dieu veuille vous garder jusque-là… vous direz: «Je fus ici avec mon oncle le cardinal, qui y avait été évêque, son deuxième diocèse, avant de recevoir le chapeau… Je l’accompagnais vers Metz, où il allait voir l’Empereur…»

Trois ans j’ai résidé ici, trois ans… oh! n’allez pas croire que j’aie regret de ce temps-là et que j’éprouvais mieux la faveur de vivre quand j’étais évêque d’Auxerre que je ne fais aujourd’hui. J’avais même, pour vous avouer le vrai, l’impatience d’en partir. Je louchais du côté d’Avignon, tout en sachant bien que j’étais trop jeune; mais enfin je sentais que Dieu avait mis en moi le caractère et les ressources d’esprit qui pouvaient lui faire service à la cour pontificale. Afin de m’instruire à la patience, je poussai plus avant dans la science d’astrologie; et c’est justement ma perfection en cette science qui décida mon bienfaiteur Jean XXII à m’imposer le chapeau, quand je n’avais que trente ans. Mais cela, je vous l’ai déjà conté… Ah! mon neveu, avec un homme qui a beaucoup vécu, il faut s’habituer à entendre plusieurs fois les mêmes choses. Ce n’est pas que nous ayons la tête plus molle quand nous sommes vieux; mais elle est pleine de souvenirs, qui s’éveillent en toutes sortes de circonstances. La jeunesse emplit le temps à venir d’imaginations; la vieillesse refait le temps passé avec sa mémoire. Les choses sont égales… Non, je n’ai pas de regrets. Lorsque je compare ce que j’étais et ce que je suis, je n’ai que des raisons de louer le Seigneur, et un peu de me louer moi-même, en toute modeste honnêteté. Simplement, c’est du temps qui a coulé de la main de Dieu et qui n’existera plus quand j’aurai cessé de m’en souvenir. Sauf à la Résurrection, où nous aurons tous nos moments rassemblés. Mais cela dépasse mon entendement. Je crois à la Résurrection, j’enseigne à y croire, mais je n’entreprends pas de m’en faire image, et je dis qu’ils sont bien orgueilleux ceux-là qui mettent en doute la Résurrection… mais si, mais si, plus de gens que vous ne pensez… parce qu’ils sont infirmes à se la figurer. L’homme est pareil à un aveugle qui nierait la lumière parce qu’il ne la voit pas. La lumière est un grand mystère, pour l’aveugle!

Tiens… je pourrai prêcher là-dessus dimanche, à Sens. Car je devrai prononcer l’homélie. Je suis archidiacre de la cathédrale. C’est la raison pour laquelle je m’oblige à ce détour. Nous aurions eu plus court à piquer sur Troyes, mais il me faut inspecter le chapitre de Sens.

Il n’empêche que j’aurais eu plaisir à prolonger un peu à Auxerre. Ces deux jours ont passé trop vite… Saint-Étienne, Saint-Germain, Saint-Eusèbe, toutes ces belles églises où j’ai célébré messes, mariages et communions… Vous savez qu’Auxerre, Autissidurum, est une des plus vieilles cités chrétiennes du royaume, qu’elle était siège d’évêché deux cents ans avant Clovis, qui d’ailleurs la ravagea presque autant que l’avait fait Attila, et qu’il s’y tint, avant l’an 600, un concile… Mon plus grand souci, tout le temps que je passai à la tête de ce diocèse, fut d’y apurer les dettes laissées par mon prédécesseur, l’évêque Pierre. Et je ne pouvais rien lui réclamer; il venait d’être créé cardinal! Oui, oui, un bon siège, qui fait antichambre à la curie… Mes divers bénéfices et aussi la fortune de notre famille m’aidèrent à boucher les trous. Mes successeurs trouvèrent une situation meilleure. Et celui d’aujourd’hui à présent nous accompagne. Il est fort bon prélat, ce nouveau Monseigneur d’Auxerre… Mais j’ai renvoyé Monseigneur de Bourges… à Bourges. Il venait encore me tirer par la robe pour que je lui accordasse un troisième notaire. Oh! ce fut tôt fait. Je lui ai dit: «Monseigneur, s’il vous faut tant de tabellions, c’est que vos affaires épiscopales sont bien embrouillées. Je vous engage à retourner tout à l’heure en faire ménage vous-même. Avec ma bénédiction.» Et nous nous passerons de son office à Metz. L’évêque d’Auxerre le remplacera avantageusement… J’en ai d’ailleurs averti le Dauphin. Le chevaucheur que je lui ai dépêché hier devrait être revenu demain, au plus tard après-demain. Nous aurons donc des nouvelles de Paris avant de quitter Sens… Il ne cède pas, le Dauphin; malgré toutes sortes de manœuvres et pressions qu’on exerce sur lui, il maintient le roi de Navarre en prison…

Ce que firent nos gens de France, après l’affaire de Rouen? D’abord, le roi resta sur place quelques jours, habitant le donjon du Bouvreuil tandis qu’il envoyait son fils loger dans une autre tour du château et qu’il faisait garder Navarre dans une troisième. Il estimait avoir diverses affaires à diligenter. En premier lieu, soumettre Fricamps à la question. «On va fricoter le Friquet.» Cette amusaille, je crois, fut trouvée par Mitton le Fol. Il n’y eut pas à beaucoup chauffer les feux, ni à prendre les grandes tenailles. Aussitôt que Perrinet le Buffle et quatre autres sergents l’eurent entraîné dans une cave et eurent manié quelques outils devant lui, le gouverneur de Caen fit preuve d’un bon vouloir extrême. Il parla, parla, parla, retournant son sac pour en secouer jusqu’à la plus petite miette. Apparemment. Mais comment douter qu’il eût tout dit quand il claquait si bien des dents et montrait tant de zèle pour la vérité?

Et qu’avoua-t-il en fait? Les noms des participants au meurtre de Charles d’Espagne? On les savait depuis beau temps, et il n’ajouta aucun coupable à ceux qui avaient reçu, après le traité de Mantes, des lettres de rémission. Mais son récit prit une matinée entière. Les tractations secrètes, en Flandre et en Avignon, entre Charles de Navarre et le duc de Lancastre? Il n’était plus guère de cour, en Europe, qui les ignorât; et que lui-même, Fricamps, y eût pris part ajoutait peu à leur contenu. L’assistance de guerre que les rois d’Angleterre et de Navarre s’étaient mutuellement promise? Les gens les moins fins avaient pu s’en aviser, l’été précédent, en voyant débarquer presque en même temps Charles le Mauvais en Cotentin et le prince de Galles en Bordelais. Ah! certes, il y avait le traité caché par lequel Navarre reconnaissait le roi Édouard pour roi de France, et dans lequel ils se faisaient partage du royaume! Fricamps avoua bien qu’un tel accord avait été préparé, ce qui donnait corps aux accusations avancées par Jean d’Artois. Mais le traité n’avait pas été signé; seulement des préliminaires. Le roi Jean, quand on lui rapporta cette partie de la déposition de Friquet, cria: «Le traître, le traître! N’avais-je pas raison?»

Le Dauphin lui fit observer: «Mon père, ce projet était antérieur au traité de Valognes, que Charles passa avec vous, et qui dit tout le contraire. Celui donc que Charles a trahi, c’est le roi d’Angleterre plutôt que vous-même.»

Et comme le roi Jean hurlait que son gendre trahissait tout le monde: «Certes, mon père, lui répondit le Dauphin, et je commence à m’en convaincre. Mais vous auriez fausse mine en l’accusant d’avoir trahi précisément à votre profit.»

Sur l’équipée d’Allemagne, que n’avaient point accomplie Navarre et le Dauphin, Friquet de Fricamps ne tarissait point. Les noms des conjurés, le lieu où ils devaient se rejoindre, et qui était allé dire à qui, et devait faire quoi… Mais tout cela le Dauphin l’avait fait connaître à son père.

Un nouveau complot machiné par Monseigneur de Navarre à dessein de se saisir du roi de France et de l’occire? Ah non, Friquet n’en avait pas ouï le plus petit mot ni décelé le moindre indice. Certes, le comte d’Harcourt… à charger un mort, le suspect ne risque guère; c’est chose connue en justice… le comte d’Harcourt était fort courroucé ces derniers mois, et avait prononcé des paroles menaçantes; mais lui seul et pour son propre compte.

Comment n’aller pas croire un homme, je vous le répète, si complaisant avec ses questionneurs, qui parlait par six heures d’affilée, sans laisser aux secrétaires le temps de tailler leurs plumes? Un fameux madré, ce Friquet, tout à fait à l’école de son maître, noyant son monde dans une inondation de paroles et jouant les bavards pour mieux dissimuler ce qu’il lui importait de taire! De toute manière, pour pouvoir faire usage de ses dires dans un procès, il faudrait recommencer son interrogatoire à Paris, devant une commission d’enquête dûment constituée, car celle-là ne l’était point. En somme, on avait jeté un gros filet pour ramener peu de poisson.

Dans les mêmes jours, le roi Jean s’occupait à saisir les places et biens des félons, et il dépêchait son vicomte de Rouen, Thomas Coupeverge, à mettre la main sur les possessions des d’Harcourt, tandis qu’il envoyait le maréchal d’Audrehem investir Évreux. Mais partout Coupeverge tomba sur des occupants peu amènes, et la saisie resta toute nominale. Il lui aurait fallu pouvoir laisser garnison dans chaque château; mais il n’avait pas emmené assez de gens d’armes. En revanche, le gros corps décapité de Jean d’Harcourt ne demeura pas longtemps exposé au gibet de Rouen. La deuxième nuit, il fut dépendu secrètement par de bons Normands qui lui donnèrent sépulture chrétienne en même temps qu’ils s’offraient l’agrément de narguer le roi.

Quant à la ville d’Évreux, il fallut y mettre le siège. Mais elle n’était pas le seul fief des Évreux-Navarre. De Valognes à Meulan, de Longueville à Conches, de Pontoise à Coutances, il y avait de la menace dans les bourgs, et les haies, au long des routes, frémissaient.

Le roi Jean ne se sentait guère en sécurité à Rouen. Il était venu avec une troupe assez forte pour assaillir un banquet, non pas pour soutenir une révolte. Il évitait de sortir du château. Ses plus fidèles serviteurs, dont Jean d’Artois lui-même, lui conseillaient de s’éloigner. Sa présence excitait la colère.

Un roi qui en vient à avoir peur de son peuple est un pauvre sire dont le règne risque fort d’être abrégé.

Jean II décida donc de regagner Paris; mais il voulut que le Dauphin l’accompagnât. «Vous ne vous soutiendrez plus, Charles, s’il y a tumulte dans votre duché.» Il craignait surtout que son fils ne se montrât trop accommodant avec le parti navarrais.

Le Dauphin se plia, réclamant seulement de voyager par l’eau. «J’ai accoutumé, mon père, d’aller de Rouen à Paris par la Seine. Si je faisais autrement, on pourrait croire que je fuis. En outre, nous éloignant lentement, les nouvelles nous joindront plus aisément, et si elles méritaient que je retourne, j’aurais plus de commodité à le faire.»

Et voilà donc le roi embarqué sur le grand lin que le duc de Normandie a commandé tout exprès pour son usage, car, ainsi que je vous l’ai dit, il n’aime guère chevaucher. Un grand bateau à fond plat, tout décoré, orné et doré, qui arbore les bannières de France, de Normandie et de Dauphiné, et qui manœuvre à voile et à rames. Le château en est aménagé comme une vraie demeure, avec une belle chambre meublée de tapis et de coffres. Le Dauphin aime d’y deviser avec ses conseillers, d’y jouer aux échecs ou aux dames, ou de contempler le pays de France qui a, le long de cette grande rivière, bien de la beauté. Mais le roi, lui, bouillait de s’en aller à ce train calme. Quelle sotte idée de suivre toutes les courbes de Seine, qui triplent la longueur du chemin, alors qu’il y a des routes qui coupent droit! Il ne pouvait se supporter sur cet espace restreint qu’il arpentait en dictant une lettre, une seule, toujours la même qu’il reprenait et remodelait sans cesse. Et, à tout moment, de faire accoster, de patauger dans la vase des débarcadères, d’essuyer ses houseaux dans les pâquerettes, et de se faire amener son cheval, qui suivait avec l’escorte le long des berges, pour aller visiter sans raison un château aperçu entre les peupliers. «Et que la lettre soit copiée pour mon retour.» Sa lettre au pape, par laquelle il voulait expliquer les causes et raisons de l’arrestation du roi de Navarre. Y avait-il d’autres affaires au royaume? On ne l’aurait pas cru. En tout cas aucune qui dût requérir ses soins. La mauvaise rentrée des aides, la nécessité d’affaiblir de nouveau la monnaie, la taxe sur les draps qui causait la colère du négoce, la réparation des forteresses menacées par l’Anglais; il balayait ces soucis. N’avait-il pas un chancelier, un gouverneur des monnaies, un maître de l’hôtel royal, des maîtres des requêtes et des présidents au Parlement pour y pourvoir? Que Nicolas Braque, qui était reparti pour Paris, Simon de Bucy ou Robert de Lorris s’emploient à leur besogne. Ils s’y employaient, en effet, grossissant leur fortune en jouant sur le cours des pièces, en étouffant le mauvais procès d’un parent, en favorisant un ami, en mécontentant à jamais telle compagnie marchande, telle ville ou tel diocèse qui jamais ne le pardonneraient au roi.

Un souverain qui tantôt prétend veiller à tout, jusqu’aux plus petits règlements de cérémonies, et tantôt ne se soucie plus de rien, fût-ce des plus grandes affaires, n’est pas homme qui conduit son peuple vers de hautes destinées.

La nef dauphine était amarrée à Pont-de-l’Arche, le second jour, quand le roi vit arriver le prévôt des marchands de Paris, maître Etienne Marcel, chevauchant à la tête d’une compagnie de cinquante à cent lances sur laquelle flottait la bannière bleu et rouge de la ville. Ces bourgeois étaient mieux équipés que beaucoup de chevaliers.

Le roi ne descendit pas du bateau et n’invita pas le prévôt à y monter. Ils se parlèrent de pont à rive, aussi surpris l’un que l’autre de se trouver ainsi face à face. Le prévôt ne s’attendait visiblement pas à rencontrer le roi en ce lieu, et le roi se demandait ce que le prévôt pouvait bien faire en Normandie avec un tel équipage. Il y avait sûrement de l’intrigue navarraise là-dessous. Était-ce une tentative pour délivrer Charles le Mauvais? La chose semblait bien prompte, une semaine seulement après l’arrestation. Mais enfin, c’était possible. Ou bien le prévôt était-il pièce du complot dénoncé par Jean d’Artois? La machination alors prenait vraisemblance.

«Nous sommes venus vous saluer, Sire», dit tout seulement le prévôt. Le roi, plutôt que de le faire parler un peu, lui répondit tout à trac d’un ton menaçant qu’il avait dû se saisir du roi de Navarre contre lequel il avait de forts griefs, et que tout serait exposé en grande lumière dans la lettre qu’il envoyait au pape. Le roi Jean dit encore qu’il entendait trouver sa ville de Paris en bon ordre, bon calme et bon travail quand il y rentrerait… «Et à présent, messire prévôt, vous pouvez vous en retourner».

Longue route pour petite palabre. Étienne Marcel s’en repartit, sa touffe de barbe noire dressée sur le menton. Et le roi, dès qu’il eut vu la bannière de Paris s’éloigner entre les saules, manda son secrétaire pour modifier une fois encore la lettre au pape… Tiens, à propos… Brunet? Brunet! Brunet, appelle à mon rideau dom Calvo… oui, s’il te plaît… dictant quelque chose comme «Et encore, Très Saint-Père, j’ai preuve affirmée que Monseigneur le roi de Navarre a tenté de soulever contre moi les marchands de Paris, en s’abouchant avec leur prévôt qui s’en vint sans ordre vers le pays normand, adjoint d’une si grande compagnie d’hommes d’armes qu’on ne la pouvait point compter, afin d’aider les méchants du parti navarrais à parfaire leur félonie par saisissement de ma personne et de celle du Dauphin mon aîné fils…»

La chevauchée de Marcel allait d’ailleurs se grossir d’heure en heure dans sa tête, et bientôt elle compterait cinq cents lances.

Et puis il décida de s’éloigner aussitôt de cet amarrage et, faisant extraire Navarre et Fricamps du château de Pont-de-l’Arche, il commanda aux nautoniers de pousser vers Les Andelys. Car le roi de Navarre suivait à cheval, d’étape en étape, entouré d’une épaisse escorte de sergents qui le serraient du plus près et avaient ordre de le poignarder s’il cherchait à fuir ou si venait à se produire quelque tentative pour le délivrer. Il devait toujours rester à vue du bateau. Le soir on l’enfermait dans la tour la plus proche. On l’avait enfermé à Elbeuf, on l’avait enfermé à Pont-de-l’Arche. On allait l’enfermer à Château-Gaillard… oui, à Château-Gaillard, là où sa grand-mère de Bourgogne avait si tôt fini ses jours… oui, à peu près au même âge.

Comment supportait-il tout cela, Monseigneur de Navarre? À vrai dire assez mal. Sans doute, à présent, s’est-il mieux accoutumé à son état de captif, en tout cas depuis qu’il sait le roi de France lui-même prisonnier du roi d’Angleterre et que de ce fait il ne craint plus pour sa vie. Mais dans les premiers temps…

Ah! vous voilà, dom Calvo. Rappelez-moi si dans l’évangile de dimanche prochain il y a le mot lumière ou quelque autre qui en rappelle l’idée… oui, deuxième dimanche de l’Avent. Ce serait bien surprenant de ne l’y pas trouver… ou dans l’épître… Celle de dimanche dernier évidemment… Abjiciamus ergo opera tenebrarum, et induamur arma lucis… Rejetons donc les œuvres de ténèbres et revêtons les armes de lumière… Mais c’était dimanche dernier. Vous non plus, vous ne l’avez pas en tête. Bon, vous me le direz tout à l’heure; je vous en ai gré…

Un renardeau pris au piège, tournant tout affolé dans sa cage, les yeux ardents, le museau brouillé, le corps amaigri, et couinant, et couinant… C’est ainsi qu’il était, notre Monseigneur de Navarre. Mais il faut dire qu’on faisait tout pour l’apeurer.

Nicolas Braque avait obtenu sursis à l’exécution en disant qu’il fallait que le roi de Navarre se sentît mourir tous les jours; ce n’était pas tombé dans oreille sourde.

Non seulement le roi Jean avait commandé qu’il fût précisément reclus dans la chambre où était morte Madame Marguerite de Bourgogne, et qu’on le lui fît bien savoir… «C’est la chiennerie de sa gueuse de grand-mère qui a produit cette mauvaise race; il est le rejeton d’une rejetonne de catin; il faut qu’il pense qu’il va finir comme elle…» Mais encore, durant les quelques jours qu’il le tint là, il lui fit annoncer maintes fois, et même la nuit, que son trépas était imminent.

Charles de Navarre voyait entrer dans son triste séjour le roi des ribauds, ou bien le Buffle ou quelque autre sergent qui lui disait: «Préparez-vous, Monseigneur. Le roi a commandé de monter votre échafaud dans la cour du château. Nous viendrons vous chercher bientôt.» Un moment après, c’était le sergent Lalemant qui paraissait et trouvait Navarre le dos collé au mur, haletant et les yeux affolés. «Le roi a décidé de surseoir; vous ne serez point exécuté avant demain.» Alors Navarre reprenait souffle et allait s’effondrer sur l’escabelle. Une heure ou deux passaient, puis revenait Perrinet le Buffle. «Le roi ne vous fera point décapiter, Monseigneur. Non… Il veut que vous soyez pendu. Il fait dresser la potence.» Et puis, une fois sonné le salut, c’était le tour du gouverneur du château, Gautier de Riveau. «Me venez-vous chercher, messire gouverneur?

— Non, Monseigneur, je viens vous porter votre souper. — A-t-on dressé la potence? — Quelle potence? Non, Monseigneur, on n’a point apprêté de potence. — Ni d’échafaud? — Non, Monseigneur, je n’ai rien vu de tel.»

À six reprises déjà, Monseigneur de Navarre avait été décollé, autant de fois pendu ou écartelé à quatre chevaux. Le pire fut peut-être de déposer un soir dans sa chambre un grand sac de chanvre, en lui disant qu’on l’y enfermerait durant la nuit pour aller le jeter en Seine. Le matin suivant, le roi des ribauds vint reprendre le sac, le retourna, vit que Monseigneur de Navarre y avait ménagé un trou, et s’en repartit en souriant.

Le roi Jean demandait sans cesse nouvelles du prisonnier. Cela lui faisait prendre patience pendant qu’on ajustait la lettre au pape. Le roi de Navarre mangeait-il? Non, il touchait fort peu aux repas qu’on lui portait, et son couvert redescendait souvent comme il était monté. Sûrement il craignait le poison. «Alors, il maigrit? Bonne chose, bonne chose. Faites que ses mets soient amers et malodorants, pour qu’il pense bien qu’on le veut enherber.» Dormait-il? Mal. Dans le jour, on le trouvait parfois affalé sur la table, la tête dans les bras, et sursautant comme quelqu’un qu’on tire du sommeil. Mais la nuit, on l’entendait marcher sans trêve, tournant dans la chambre ronde… «Comme un renardeau, Sire, comme un renardeau». Sans doute redoutait-il qu’on vînt l’étrangler, ainsi qu’on en avait fait de sa grand-mère, dans ce même logis. Certains matins, on devinait qu’il avait pleuré. «Ah bien, ah bien, disait le roi. Est-ce qu’il vous parle?» Oh que certes, il parlait! Il essayait de nouer discours avec ceux qui pénétraient chez lui. Et il tentait d’entamer chacun par son point faible. Au roi des ribauds, il promettait une montagne d’or s’il l’aidait à s’évader, ou seulement consentait à lui passer des lettres à l’extérieur. Au sergent Perrinet, il proposait de l’emmener avec lui et de le faire son roi des ribauds en Évreux et en Navarre, car il avait remarqué que le Buffle jalousait l’autre. Auprès du gouverneur de la forteresse, qu’il avait jugé soldat loyal, il plaidait l’innocence et l’injustice. «Je ne sais ce qui m’est reproché, car je jure Dieu que je n’ai nourri aucune mauvaise pensée contre le roi, mon cher père, ni rien entrepris pour lui nuire. Il a été abusé sur mon compte par des perfides. On m’a voulu perdre dans son esprit; mais je supporte toute peine qu’il lui plaît de me faire, car je sais bien que cela ne vient point vraiment de lui. Il est maintes choses dont je pourrais utilement l’instruire pour sa sauvegarde, maints services que je lui peux rendre et ne lui rendrai pas, s’il me fait périr. Allez vers lui, messire gouverneur, allez lui dire qu’il aurait grand avantage à m’entendre. Et si Dieu veut que je rentre en fortune, soyez assuré que j’aurai soin de la vôtre, car je vois que vous m’êtes compatissant autant que vous avez de souci du vrai bien de votre maître.»

Tout cela, bien sûr, était rapporté au roi qui aboyait: «Voyez le félon! Voyez le traître!» Comme si n’était pas la règle de tout prisonnier de chercher à apitoyer ses geôliers ou les soudoyer. Peut-être même les sergents insistaient-ils un peu sur les offres du roi de Navarre, afin de se faire assez valoir. Le roi Jean leur jetait une bourse d’or, en reconnaissance de leur loyauté. «Ce soir vous feindrez que j’ai commandé qu’on réchauffe sa geôle, et vous allumerez de la paille et du bois mouillé, en bouchant la cheminée, pour le bien enfumer.»

Oui, un renardeau piégé, le petit roi de Navarre. Mais le roi de France, lui, était comme un grand chien furieux tournant autour de la cage, un mâtin barbu, l’échine hérissée, grondant, hurlant, montrant les crocs, grattant la poussière sans pouvoir atteindre sa proie à travers les barreaux.

Et cela dura ainsi jusque vers le vingt avril, où parurent aux Andelys deux chevaliers normands, assez dignement escortés et qui arboraient à leur pennon les armes de Navarre et d’Évreux. Ils portaient au roi Jean une lettre de Philippe de Navarre, datée de Conches. Fort raide, la lettre. Philippe se disait très courroucé des grands torts et injures causés à son seigneur et frère aîné… «Que vous avez emmené sans loi, droit ni raison. Mais sachez que vous n’avez nul besoin de penser à son héritage ni au nôtre, pour le faire mourir par votre cruauté, car jamais vous n’en tiendrez un pied. De ce jour nous vous défions, vous et toute votre puissance, et nous vous livrerons guerre mortelle, aussi grande que nous pourrons». Si ce ne sont point tout exactement les mots, en tout cas c’est bien le sens. Les choses y étaient marquées avec toute cette dureté; et l’intention du défi y était. Et ce qui rendait la lettre plus roide encore, c’est qu’elle était adressée «à Jean de Valois, qui s’écrit roi de France…».

Les deux chevaliers saluèrent et, sans plus longue entrevue, tournèrent leurs chevaux et s’en allèrent comme ils étaient venus.

Bien sûr, le roi ne répondit pas à la lettre. Elle était irrecevable, de par sa suscription même. Mais la guerre était ouverte, et l’un des plus grands vassaux ne reconnaissait plus le roi Jean comme souverain légitime. Ce qui signifiait qu’il n’allait pas tarder à reconnaître l’Anglais.

On s’attendait qu’une si grosse offense mît le roi Jean dans une rage furieuse. Il surprit son monde par le rire qu’il eut. Un rire un peu forcé. Son père aussi avait ri, et de meilleur cœur, vingt ans plus tôt, quand l’évêque Burghersh, chancelier d’Angleterre, lui avait porté le défi du jeune Édouard III…

Le roi Jean commanda qu’on expédiât la lettre au pape sur-le-champ, oui, comme elle était; d’avoir été tant de fois remaniée, elle ne faisait pas grand sens et ne prouvait rien du tout. En même temps, il ordonna de sortir son gendre de la forteresse. «Je vais le clore au Louvre.» Et, laissant le Dauphin remonter la Seine sur le grand lin doré, lui-même prit la route au galop pour regagner Paris. Où il ne fit rien de bien précieux, cependant que le clan Navarre se rendait fort actif.

Ah! Je ne m’étais pas avisé que vous étiez revenu, dom Calvo… Alors vous avez trouvé… Dans l’évangile… Jésus leur répondit… quoi donc? Allez raconter à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu. Parlez plus fort, dom Calvo. Avec ce bruit de chevauchée… Les aveugles voient, les boiteux marchent… Oui, oui, j’y suis. Saint Matthieu. Coci vident, claudi ambulant, surdi audiunt, mortui resurgunt, et cætera… Les aveugles voient. Ce n’est pas beaucoup, mais cela me suffira. Il s’agit d’y pouvoir accrocher mon homélie. Vous savez comment je travaille.

II LA NATION D’ANGLETERRE

Je vous disais tout à l’heure, Archambaud, que le parti navarrais se montrait bien actif. Dès le lendemain du banquet de Rouen, des messagers étaient partis en toutes directions. D’abord vers la tante et la sœur, Mesdames Jeanne et Blanche; le château des reines veuves se mit à bruisser comme une fabrique de tisserand. Et puis vers le beau-frère, Phœbus… Il faudra que je vous parle de lui; c’est un prince bien particulier, mais qui n’est point négligeable. Et comme notre Périgord est après tout moins distant de son Béarn que de Paris, il ne serait pas mauvais qu’un jour… Nous en recauserons. Et puis Philippe d’Évreux, qui avait pris les choses en main et se substituait bien à son frère, expédia en Navarre l’ordre d’y lever des troupes et de les acheminer par la mer le plus tôt qu’on pourrait, cependant que Godefroy d’Harcourt organisait les gens de leur parti, en Normandie. Et surtout Philippe dépêcha en Angleterre les sires de Morbecque et de Brévand, qui avaient participé aux négociations de naguère, pour requérir de l’aide.

Le roi Édouard leur fit un accueil frais. «J’aime loyauté dans les accords, et que la conduite réponde à ce que la bouche a dit. Sans confiance entre rois qui s’allient, il n’est pas d’entreprise qui se puisse mener à bien. L’an passé, j’ai ouvert mes portes aux vassaux de Monseigneur de Navarre; j’ai équipé des troupes, aux ordres du duc de Lancastre, qui ont appuyé les siennes. Nous étions très avancés dans la préparation d’un traité à passer entre nous; nous devions convenir d’une alliance perpétuelle, et nous engager à ne jamais faire paix, trêve ni accord l’un sans l’autre. Et aussitôt Monseigneur de Navarre débarqué en Cotentin, il accepte de traiter avec le roi Jean, lui jure bon amour et lui rend hommage. S’il est en geôle à présent, si son beau-père l’a pris aux rets par coup de traîtrise, la faute n’est pas mienne. Et avant que de lui porter secours, j’aimerais savoir si mes parents d’Évreux ne viennent à moi que dans la détresse, pour se tourner vers d’autres aussitôt que je les en ai tirés.»

Néanmoins, il prit ses dispositions, appela le duc de Lancastre, et fit commencer les apprêts d’une nouvelle expédition, en même temps qu’il adressait des instructions au prince de Galles, à Bordeaux. Et comme il avait appris par les envoyés navarrais que Jean II le mettait en cause dans les accusations portées contre son gendre, il adressa des lettres au Saint-Père, à l’Empereur et à divers princes chrétiens, où il niait toute connivence avec Charles de Navarre, mais où d’autre part il blâmait fort Jean II de son manque de foi et de ses agissements que «pour l’honneur de la chevalerie» il eût aimé ne jamais voir chez un roi.

Sa lettre au pape avait demandé moins de temps que celle du roi Jean, et elle était autrement troussée, veuillez m’en croire.

Nous ne nous aimons guère, le roi Édouard et moi; il me juge trop favorable, toujours, aux intérêts de la France et moi je le tiens pour trop peu respectueux de la primauté de l’Église. Chaque fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes heurtés. Il voudrait avoir un pape anglais, ou préférablement pas de pape du tout. Mais je reconnais qu’il est pour sa nation un prince excellent, habile, prudent quand il le doit, audacieux quand il le peut. L’Angleterre lui doit gros. Et puis, bien qu’il ne compte que quarante-quatre ans, il jouit du respect qui entoure un vieux roi, quand il a été un bon roi. L’âge des souverains ne se mesure pas à la date de leur naissance, mais à la durée de leur règne. À cet égard, le roi Édouard fait figure d’ancien parmi tous les princes d’Occident. Le pape Innocent n’est suprême pontife que depuis quatre ans; l’empereur Charles, élu il y a dix ans, n’est couronné que depuis deux. Jean de Valois a tout juste célébré… en captivité, triste célébration… le sixième anniversaire de son sacre. Édouard III, lui, occupe son trône depuis vingt-neuf ans, bientôt trente.

C’est un homme de belle stature et de grande prestance, assez corpulent. Il a de longs cheveux blonds, une barbe soyeuse et soignée, des yeux bleus un peu gros; un vrai Capétien. Il ressemble fort à Philippe le Bel, son grand-père, dont il a plus d’une qualité. Dommage que le sang de nos rois ait donné un si bon produit en Angleterre et un si piètre en France! Avec l’âge il semble de plus en plus porté au silence, comme son grand-père. Que voulez-vous! Il y a trente ans qu’il voit des hommes s’incliner devant lui. Il sait à leur démarche, à leur regard, à leur ton, ce qu’ils espèrent de lui, ce qu’ils vont en requérir, quelles ambitions les animent et ce qu’ils valent pour l’État. Il est bref en ses ordres. Comme il dit: «Moins on prononce de paroles, moins elles sont répétées et moins elles sont faussées.»

Il se sait paré, aux yeux de l’Europe, d’une grande renommée. La bataille de l’Écluse, le siège de Calais, la victoire de Crécy… Il est le premier, depuis plus d’un siècle, à avoir battu la France, ou plutôt son rival français puisqu’il n’a entrepris cette guerre, dit-il, que pour affirmer ses droits à la couronne de Saint Louis. Mais aussi pour mettre la main sur des provinces prospères.

Il ne se passe guère d’année qu’il ne débarque des troupes sur le continent, tantôt en Boulonnais, tantôt en Bretagne, ou bien qu’il ordonne, comme ces deux derniers étés, une chevauchée à partir de son duché de Guyenne.

Autrefois, il prenait lui-même la tête de ses armées, et il s’y est acquis une belle réputation de guerrier. À présent, il n’accompagne plus ses troupes. Il les fait commander par de bons capitaines qui se sont formés campagne après campagne; mais je pense qu’il doit surtout ses succès à ce qu’il entretient une armée permanente composée pour le plus gros d’hommes de pied, et qui, toujours disponible, ne lui coûte pas finalement plus cher que ces osts pesants, que l’on convoque à grands frais, que l’on dissout, qu’il faut rappeler, qui ne s’assemblent jamais à temps, qui sont équipés à la disparate et dont les parties ne savent point s’endenter pour manœuvrer en bataille.

C’est fort beau de dire: «La patrie est en péril. Le roi nous appelle. Chacun doit y courir!» Avec quoi? Avec des bâtons? Le temps vient où chaque roi prendra modèle sur celui d’Angleterre, et fera faire la guerre par gens de métier, bien assoldés, qui vont où on leur commande sans muser ni discuter.

Voyez-vous, Archambaud, il n’est point nécessaire à un royaume d’être très étendu ni très nombreux pour devenir puissant. Il faut seulement qu’il ait un peuple capable de fierté et d’effort, et qu’il soit assez longtemps conduit par un chef avisé qui sache lui proposer de grandes ambitions.

D’un pays qui comptait à peine six millions d’âmes, Galles comprises, avant la grande peste, et quatre millions seulement après le fléau, Édouard III a fait une nation prospère et redoutée qui parle d’égale à égale avec la France et avec l’Empire. Le commerce des laines, le trafic des mers, la possession de l’Irlande, une bonne exploitation de l’abondante Aquitaine, les pouvoirs royaux partout exercés et partout obéis, une armée toujours prête et toujours occupée; c’est avec cela que l’Angleterre est si forte, et qu’elle est riche.

Le roi lui-même possède des biens immenses; on dit qu’il ne saurait compter sa fortune, mais moi je sais bien qu’il la compte, sinon il ne l’aurait pas. Il l’a commencée il y a trente ans en trouvant pour héritage un Trésor vide et des dettes dans toute l’Europe. Aujourd’hui, c’est à lui qu’on vient emprunter. Il a rebâti Windsor; il a embelli Westminster… oui, Westmoutiers, si vous voulez; à force d’aller là-bas, j’ai fini par prononcer à l’anglaise, car, chose curieuse à remarquer, à mesure qu’ils s’emploient à conquérir la France, les Anglais, même à la cour, parlent de plus en plus leur langue saxonne et de moins en moins la française… En chacune de ses résidences, le roi Édouard entasse des merveilles. Il achète beaucoup aux marchands lombards et aux navigateurs chypriotes, non seulement des épices d’Orient, mais aussi toute sorte d’objets ouvragés qui fournissent des modèles à ses industries.

À propos d’épices, il faudra que je vous entretienne du poivre, mon neveu. C’est fort bon placement. Le poivre ne s’altère pas; sa valeur marchande n’a cessé de croître ces dernières années et tout permet de penser qu’elle continuera. J’en ai pour dix mille florins dans un entrepôt de Montpellier; j’ai pris ce poivre en remboursement d’une moitié de la dette d’un marchand de là-bas, qui se nomme Pierre de Rambert, et qui ne pouvait solder ses approvisionneurs à Chypre. Comme je suis chanoine de Nicosie… sans y être allé, sans y être allé, hélas, car cette île a grande réputation de beauté… j’ai ainsi pu arranger son affaire… Mais revenons à notre Sire Édouard.

Table de roi chez lui n’est pas un vain mot et qui s’y assoit pour la première fois a le souffle retenu par la profusion d’or qui s’y étale. Un cerf d’or, presque aussi gros qu’un vrai, en décore le centre. Hanaps, aiguières, plats, cuillers, couteaux, salières, tout est en or. Les huissiers de cuisine portent à chaque service de quoi battre monnaie pour tout un comté. «Si d’aventure nous sommes dans le besoin, nous pourrons vendre tout cela», dit-il. Mais dans les moments de gêne… quel Trésor n’en connaît pas?… Édouard est toujours assuré de trouver du crédit, parce qu’on le sait posséder ces richesses. Lui-même ne paraît devant ses sujets que superbement atourné, couvert de fourrures précieuses et de vêtements brodés, étincelant de joyaux et chaussé d’éperons d’or.

Dans cet étalage de splendeurs, Dieu n’est pas oublié. La seule chapelle de Westminster est desservie par quatorze vicaires, à quoi s’ajoutent les clercs choristes et tous les servants de sacristie. Pour faire pièce au pape, qu’il dit être sous la main des Français, il multiplie les emplois d’Église et ne les veut voir conférés qu’à des Anglais, sans partage des bénéfices avec le Saint-Siège, ce sur quoi nous nous sommes toujours heurtés.

Après Dieu servi, la famille. Édouard III a dix enfants vivants. L’aîné, prince de Galles, et duc d’Aquitaine, est ce que vous savez; il a vingt-six ans. Le plus jeune, le comte de Buckingham, vient à peine de quitter le sein de sa nourrice.

À tous ses fils, le roi Édouard constitue des maisons imposantes; à ses filles, il cherche de hauts établissements qui peuvent servir ses desseins.

Je gage qu’il se serait fort ennuyé à vivre, le roi Édouard, s’il n’avait pas été désigné par la Providence pour ce qu’il était le plus apte à faire: gouverner. Oui, il aurait eu peu d’intérêt à durer, à vieillir, à regarder la mort venir s’il n’avait pas eu à arbitrer les passions des autres, et à leur désigner des buts qui les aident à s’oublier. Car les hommes ne trouvent d’honneur et de prix à vivre que s’ils vouent leurs actes et leurs pensées à quelque grande entreprise avec laquelle ils puissent se confondre.

C’est cela qui l’a inspiré quand il a créé à Calais son Ordre de la Jarretière, un Ordre qui prospère, et dont ce pauvre Jean II, avec son Étoile, n’a produit qu’une pompeuse, d’abord, et puis piteuse copie…

Et c’est encore à cette volonté de grandeur que le roi Édouard répond quand il poursuit le projet, non avoué mais visible, d’une Europe anglaise. Non pas qu’il songe à placer l’Occident directement sous sa main, ni qu’il veuille conquérir tous les royaumes et les mettre en servage. Non, il pense plutôt à un libre groupement de rois ou de gouvernements dans lequel il aurait préséance et commandement, et avec lequel non seulement il ferait régner la paix à l’intérieur de cette entente, mais encore n’aurait plus rien à redouter du côté de l’Empire, si même il ne l’englobait. Ni plus rien à devoir au Saint-Siège; je le soupçonne de nourrir secrètement cette intention-là… Il a déjà réussi avec les Flandres qu’il a détachées de la France; il intervient dans les affaires d’Espagne; il pousse des antennes en Méditerranée. Ah! s’il avait la France, vous imaginez, que ne ferait-il pas, que ne pourrait-il faire à partir d’elle! Son idée d’ailleurs n’est pas toute neuve. Le roi Philippe le Bel, son grand-père, avait eu déjà un projet de paix perpétuelle pour unir l’Europe.

Édouard se plaît à parler français avec les Français, anglais avec les Anglais. Il peut s’adresser aux Flamands dans leur langue, ce dont ils sont flattés et qui lui a valu maints succès auprès d’eux. Avec les autres, il parle latin.

Alors, me direz-vous, un roi si doué, si capable, et que la fortune accompagne, pourquoi ne pas s’accorder à lui et favoriser ses prétentions sur la France? Pourquoi tant faire afin de maintenir au trône ce niais arrogant, né sous de mauvaises étoiles, dont la Providence nous a gratifiés, sans doute pour éprouver ce malheureux royaume?

Eh! mon neveu, c’est que la belle entente à former entre les royaumes du couchant, nous la voulons bien, mais nous la voulons française, je veux dire de direction et de prééminence françaises. L’Angleterre, nous en avons conviction, s’éloignerait bien vite, si elle était trop puissante, des lois de l’Église. La France est le royaume par Dieu désigné. Et le roi Jean ne sera pas éternel.

Mais vous comprenez aussi, Archambaud, pourquoi le roi Édouard soutient avec tant de constance ce Charles le Mauvais qui l’a beaucoup trompé. C’est que la petite Navarre, et le gros comté d’Évreux, sont pièces, non seulement dans son affaire avec la France, mais dans son jeu d’assemblage de royaumes qui lui chemine en cervelle. Il faut bien que les rois aussi aient un peu à rêver! Bientôt après l’ambassade de nos bonshommes Morbecque et Brévand, ce fut Monseigneur Philippe d’Évreux-Navarre, comte de Longueville, qui vint lui-même en Angleterre. Blond, de belle taille et de nature fière, Philippe de Navarre est aussi loyal que son frère est fourbe; ce qui fait que, par loyauté à ce frère, il en épouse, mais de cœur convaincu, toutes les fourberies. Il n’a pas le grand talent de parole de son aîné, mais il séduit par la chaleur de l’âme. Il plut fort à la reine Philippa, qui dit qu’il ressemblait tout à fait à son époux, au même âge. Ce n’est pas grande merveille; ils sont cousins plusieurs fois.

Bonne reine Philippa! Elle a été une demoiselle ronde et rose qui promettait de devenir grasse comme souvent les femmes du Hainaut. Elle a tenu promesse.

Le roi l’a aimée de bon amour. Mais il a eu, l’âge venant, d’autres entraînements du cœur, rares, mais violents. Il y eut la comtesse de Salisbury; et à présent c’est Dame Alice Perrère, ou Perrières, une suivante de la reine. Pour calmer son dépit, Philippa mange, et elle devient de plus en plus grosse.

La reine Isabelle? Mais si, mais si, elle vit toujours; du moins elle vivait encore le mois dernier… À Castle Rising, un grand et triste château où son fils l’a enfermée, après qu’il eut fait exécuter son amant, Lord Mortimer, il y a vingt-huit ans. Libre, elle lui aurait causé trop de soucis. La Louve de France… Il vient la visiter une fois l’an, au temps de Noël. C’est d’elle qu’il tient ses droits sur la France. Mais c’est elle aussi qui a causé la crise dynastique en dénonçant l’adultère de Marguerite de Bourgogne, et fourni bonne raison pour écarter de la succession la descendance de Louis Hutin. Il y a de la dérision, vous l’avouerez, à voir, quarante ans après, le petit-fils de Marguerite de Bourgogne et le fils d’Isabelle faire alliance. Ah! il suffit de vivre pour avoir tout vu!

Et voilà Édouard et Philippe de Navarre, à Windsor, remettant en chantier ce traité interrompu, et dont les premières assises avaient été posées lors des entretiens d’Avignon. Toujours traité secret. Dans les rédactions préparatoires, les noms des princes contractants ne devaient pas figurer en clair. Le roi d’Angleterre y est appelé l’aîné et le roi de Navarre le cadet. Comme si cela pouvait suffire à les masquer, et comme si la teneur des notes ne les désignait pas à l’évidence! Ce sont là précautions de chancelleries qui n’abusent guère ceux dont on se défie. Quand on veut qu’un secret soit gardé, eh bien, il ne faut pas l’écrire, voilà tout.

Le cadet reconnaissait l’aîné pour le roi de France légitime. Toujours la même chose; c’est le début et l’essentiel; c’est la clef de voûte de l’accord. L’aîné reconnaît au cadet le duché de Normandie, les comtés de Champagne et de Brie, la vicomté de Chartres et tout le Languedoc avec Toulouse, Béziers, Montpellier. Il paraît qu’Édouard n’a pas cédé sur l’Angoumois… trop près de la Guyenne, ce doit être pour cela; il ne laisserait pas Navarre, si ce traité doit avoir effet, qu’à Dieu ne plaise, prendre pied entre l’Aquitaine et le Poitou. En revanche, il aurait accordé la Bigorre, ce que Phœbus, si cela lui est venu aux oreilles, ne doit guère goûter. Comme vous voyez, tout cela additionné, cela fait un gros morceau de France, un très gros morceau. Et l’on peut se surprendre qu’un homme qui prétend à y régner en abandonne tout à un seul vassal. Mais, d’une part, cette sorte de vice-royauté qu’il confère à Navarre répond bien à cette idée d’empire nouveau qu’il caresse; et, d’autre part, plus il accroît les possessions du prince qui le reconnaît pour roi, plus il élargit l’assise territoriale de sa légitimité. Au lieu d’avoir à gagner les ralliements, pièce à pièce, il peut soutenir qu’il est reconnu d’un coup par toutes ces provinces.

Pour le reste, partage des frais de la guerre, engagement à ne point conclure des trêves séparées, ce sont clauses habituelles et reprises du projet précédent. Mais l’alliance est énoncée «alliance perpétuelle».

Je me suis laissé dire qu’il y eut une plaisante passe entre Édouard et Philippe de Navarre parce que celui-ci demandait que fût inscrit au traité le versement des cent mille écus, jamais payés, qui figuraient sur le contrat de mariage entre Charles de Navarre et Jeanne de Valois.

Le roi Édouard s’étonna. «Pourquoi aurais-je à payer les dettes du roi Jean? — Si fait. Vous le remplacez au trône; vous le remplacez aussi dans ses obligations.» Le jeune Philippe ne manquait pas d’aplomb. Il faut avoir son âge pour oser de ces choses. Cela fit rire Édouard III, qui ne rit guère à son ordinaire. «Soit. Mais après que j’aurais été sacré à Reims. Pas avant le sacre.»

Et Philippe de Navarre repartit pour la Normandie. Le temps de mettre sur vélin ce dont on était convenu, d’en discuter les termes article par article, de passer les notes d’un côté à l’autre de la Manche… «l’aîné… le cadet», et puis aussi les soucis de la guerre, tout cela fit que le traité, toujours secret, toujours connu, au moins de ceux qui avaient intérêt à en connaître, ne devait finalement être signé qu’au début de septembre, au château de Clarendon, il y a seulement trois mois, fort peu avant la bataille de Poitiers. Signé par qui? Par Philippe de Navarre qui fit à ce dessein un second voyage en Angleterre.

Vous comprenez à présent, Archambaud, pourquoi le Dauphin, qui s’était si fort opposé, vous l’avez vu, à l’arrestation du roi de Navarre, le maintient si obstinément en prison, alors que, commandant céans au royaume, il aurait tout loisir de le libérer, comme de maintes parts on l’en presse. Aussi longtemps que le traité n’est signé que par Philippe de Navarre, on peut le tenir pour nul. Dès lors qu’il serait ratifié par Charles, ce serait une autre affaire.

À l’heure où nous sommes, le roi de Navarre, parce que le fils du roi de France le tient prisonnier, en Picardie, ne sait pas encore… il est sans doute le seul… qu’il a reconnu le roi d’Angleterre pour roi de France, mais d’une reconnaissance sans vigueur puisqu’il ne peut la signer.

Voilà qui ajoute au beau nœud d’embrouilles, ou une chatte ne reconnaîtrait pas ses petits, que nous allons tenter de défaire à Metz! Je gage que dans quarante ans d’ici personne n’y comprendra plus rien, sauf vous peut-être, ou votre fils, parce que vous lui aurez raconté…

III LE PAPE ET LE MONDE

Ne vous avais-je pas dit que nous aurions des nouvelles, à Sens? Et de bonnes nouvelles. Le Dauphin, plantant là ses États généraux tout houleux où Marcel réclame la destitution du Grand Conseil et où l’évêque Le Coq, en même temps qu’il plaide pour la libération de Charles le Mauvais, s’oublie jusqu’à parler de déposer le roi Jean… si, si, mon neveu, nous en sommes là; il a fallu que le voisin de l’évêque lui écrase le pied pour qu’il se reprenne et précise que ce n’étaient point les États qui pouvaient déposer un roi, mais le pape, à la demande des trois États… eh bien, le Dauphin, roulant son monde, s’en est parti hier lundi pour Metz, lui aussi. Avec deux mille chevaux. Il a allégué que les messages reçus de l’Empereur lui faisaient obligation de se rendre à sa diète, pour le bien du royaume. Oui… et surtout mon message. Il m’a entendu. De la sorte, les États sont dans le vide et vont se disperser sans avoir rien pu conclure. Si la ville se montrait par trop turbulente, il pourrait y revenir avec ses troupes. Il la tient sous menace…

Autre bonne nouvelle: le Capocci ne vient pas à Metz. Il refuse de me retrouver. Bienheureux refus. Il se met en tort vis-à-vis du Saint-Père, et moi je suis débarrassé de lui. J’envoie l’archevêque de Sens escorter le Dauphin, qu’accompagne déjà l’archevêque-chancelier, Pierre de La Forêt; cela fait deux hommes sages pour le conseiller. Pour ma part, j’ai douze prélats dans ma suite. Cela suffit. C’est autant qu’aucun légat n’en eut jamais. Et pas de Capocci. Vraiment, je ne peux comprendre pourquoi le Saint-Père s’est obstiné à me l’adjoindre et s’obstine encore à ne pas le rappeler. D’abord, sans lui, je serais parti plus tôt… Vraiment, ce fut un printemps perdu.

Dès que nous sûmes l’affaire de Rouen et que nous reçûmes en Avignon les lettres du roi Jean et du roi Édouard, et puis que nous apprîmes que le duc de Lancastre équipait une nouvelle expédition, cependant que l’ost de France était convoqué pour le premier juin, je devinai que tout allait tourner au pire. Je dis au Saint-Père qu’il fallait envoyer un légat, ce dont il tomba d’accord. Il gémissait sur l’état de la chrétienté. J’étais prêt à partir dans la semaine. Il en fallut trois pour rédiger les instructions. Je lui disais: «Mais quelles instructions, sanctissimus pater? Il n’est que de recopier celles que vous reçûtes de votre prédécesseur, le vénéré Clément VI, pour une mission toute semblable, voici dix ans. Elles étaient fort bonnes. Mes instructions, c’est d’agir en tout pour empêcher une reprise générale de la guerre.» Peut-être au fond de lui, sans en avoir conscience, car il est certes incapable d’une mauvaise pensée volontaire, ne souhaitait-il pas tellement que je réussisse là où il avait échoué naguère, avant Crécy. Il l’avouait du reste. «Je me suis fait rebuffer méchamment par Édouard III, et je crains qu’il ne vous en advienne de même. C’est un homme fort déterminé, Édouard III; on ne le contourne pas aisément. De plus, il croit que tous les cardinaux français ont parti pris contre lui. Je vais envoyer avec vous notre venerabilis frater Capocci.» C’était cela son idée.

Venerabilis frater! Chaque pape doit commettre au moins une erreur durant son pontificat, sinon il serait le bon Dieu lui-même. Eh bien, l’erreur de Clément VI, c’est d’avoir donné le chapeau à Capocci.

«Et puis, m’a dit Innocent, si l’un de vous deux venait à souffrir de quelque maladie… Notre-Seigneur vous en garde… l’autre pourrait poursuivre la mission.» Comme il se sent toujours malade, notre pauvre Saint-Père, il veut que chacun le soit aussi, et il vous ferait donner l’extrême-onction dès que vous éternuez.

M’avez-vous vu malade depuis que nous sommes en route, Archambaud? Mais le Capocci, lui, les cahots lui brisent les reins; il lui faut s’arrêter toutes les deux lieues pour pisser. Un jour, il sue de fièvre, un autre il a un flux de ventre. Il voulait me prendre mon médecin, maître Vigier, dont vous reconnaîtrez qu’il n’est pas accablé de labeur, en tout cas de mon fait. Pour moi, le bon physicien est celui qui chaque matin me palpe, m’ausculte, me regarde l’œil et la langue, examine mes urines, ne m’impose pas trop de privations ni ne me saigne plus d’une fois le mois, et qui me tient en bonne santé… Et puis, pour faire ses apprêts, le Capocci! Il est de cette sorte de gens qui intriguent et insistent pour être chargés de mission et qui, dès qu’ils l’ont obtenue, ne tarissent plus d’exigences. Un secrétaire papal, ce n’était point assez, il lui en fallait deux. Pour quel office, on se le demande, puisque toutes les lettres pour la Curie, avant que nous ne soyons séparés, c’est moi qui ai dû les dicter et les corriger… Tout cela fit que nous ne partîmes qu’au temps du solstice, le 21 juin. Trop tard. On n’arrête point les guerres quand les armées sont en route. On les arrête dans la tête des rois, lorsque la décision est encore hésitante. Je vous dis, Archambaud, un printemps perdu.

La veille du départ, le Saint-Père me reçut, seul. Peut-être se repentait-il un peu de m’avoir infligé ce compagnon inutile. Je l’allai voir à Villeneuve, où il réside. Car il refuse de loger dans le grand palais qu’ont bâti ses prédécesseurs. Trop de luxe, trop de pompe à son gré, un train d’hôtel trop nombreux. Innocent a voulu satisfaire le sentiment public qui reprochait à la papauté de vivre dans trop de faste. Le sentiment public! Quelques écrivailleurs, pour qui le fiel est l’encre naturelle; quelques prêcheurs que le Diable à envoyés dans l’Église pour y mettre la discorde. Avec ceux-ci, il suffisait d’une bonne excommunication, bien assenée; avec ceux-là, une prébende, ou un bénéfice, accompagnés de quelque préséance, car c’est l’envie souvent qui stimule leurs crachats; ce qu’ils entendent redresser dans le monde, c’est le trop peu de place, à leurs yeux, qu’ils y ont. Voyez Pétrarque, dont vous m’avez entendu parler, l’autre jour, avec Monseigneur d’Auxerre. C’est un homme de mauvais naturel, mais de grand savoir et valeur, il faut le lui reconnaître, et qui est fort écouté des deux côtés des Alpes. Il était ami de Dante Alighieri qui l’amena en Avignon; et il a été chargé de maintes missions entre les princes. Voilà quelqu’un qui écrivait qu’Avignon était la sentine des sentines, que tous les vices y prospéraient, que les aventuriers y grouillaient, que l’on y venait acheter les cardinaux, que le pape y tenait boutique de diocèses et d’abbayes, que les prélats y avaient des maîtresses et leurs maîtresses des maquereaux… Enfin, la nouvelle Babylone.

Sur moi-même, il répandait de fort méchantes choses. Comme il était personne à considérer, je l’ai vu, je l’ai écouté, ce qui lui a donné de la satisfaction, j’ai arrangé quelques-unes de ses affaires… on disait qu’il s’adonnait aux arts noirs, magie et autres choses… je lui ai fait rendre quelques bénéfices dont on l’avait privé; j’ai correspondu avec lui en lui demandant de me copier dans chacune de ses lettres quelques vers ou sentences des grands poètes anciens, qu’il possède à merveille, pour orner mes sermons, car moi, je ne m’abuse point là-dessus, j’ai un style de légiste; un moment même je l’ai proposé pour un office de secrétaire papal, et il n’a tenu qu’à lui que la chose aboutît. Eh bien, il dit beaucoup moins de mal de la cour d’Avignon, et de moi, il écrit merveilles. Je suis un astre dans le ciel de l’Église, un pouvoir derrière le trône papal; j’égale ou surpasse en savoir aucun juriste de ce temps; j’ai été béni par la nature et raffiné par l’étude; et l’on peut reconnaître en moi cette capacité d’embrasser toute chose de l’univers que Jules César attribuait à Pline l’Ancien. Oui, mon neveu; rien moins que cela! Et je n’ai nullement réduit mon appareil de maison ni mon nombreux domestique qui naguère provoquaient sa diatribe… Il est reparti pour l’Italie, mon ami Pétrarque. Quelque chose en lui fait qu’il ne peut se fixer nulle part, comme son ami Dante, sur lequel il s’est beaucoup modelé. Il s’est inventé un amour sans mesure pour une dame qui ne fut jamais sa maîtresse, et qui est morte. Avec cela, il a sa raison de sublime… Je l’aime bien, ce méchant homme. Il me manque. S’il était demeuré en Avignon, sans doute serait-il assis à votre place, en ce moment, car je l’aurais pris dans mon bagage…

Mais suivre le prétendu sentiment public, comme notre bon Innocent? C’est montrer faiblesse, donner puissance à la critique, et s’aliéner beaucoup des gens qui vous soutenaient, sans rallier aucun mécontent.

Donc, pour donner image d’humilité, notre Saint-Père s’est allé loger dans son petit palais cardinalice à Villeneuve, de l’autre côté du Rhône. Mais, même avec un train réduit, l’établissement s’est montré vraiment trop petit. Alors, il a fallu l’agrandir pour abriter les gens indispensables. La secrétairerie fonctionne mal faute de place; les clercs changent sans cesse de chambre, au fur et à mesure des travaux. Les bulles s’écrivent dans la poussière. Et comme beaucoup d’offices sont demeurés en Avignon, il faut sans cesse traverser le fleuve, en affrontant le grand vent qui souffle souvent là-bas, et qui l’hiver vous gèle jusqu’à l’os. Toutes les affaires prennent retard… En outre, comme il a été élu de préférence à Jean Birel, le général des chartreux, qui jouissait d’une réputation de sainteté parfaite… je me demande, après tout, si j’ai eu raison de l’écarter; il n’aurait pas été plus malencontreux… notre Saint-Père a fait vœu de fonder une chartreuse. On la bâtit en ce moment entre le logis pontifical et un nouvel appareil de défense, le fort Saint-André, que l’on est en train justement d’édifier. Mais là ce sont les officiers du roi qui ordonnancent les travaux. Si bien que la chrétienté pour l’heure est commandée au milieu d’un chantier.

Le Saint-Père me reçut dans sa chapelle, d’où il ne sort guère, une petite abside à cinq pans, attenante à la grande chambre d’audience… parce qu’il a besoin tout de même d’une salle d’audience; il s’en est avisé… et qu’il a fait orner par un imagier venu de Viterbe, Matteo Giova quelque chose, Giovanotto, Giovanelli, Giovannetti… c’est bleu, c’est pâle; cela conviendrait à un couvent de nonnes; moi, je n’aime guère; pas assez de rouge, pas assez d’or. Les couleurs vives ne coûtent pas plus cher que les autres… Et le bruit, mon neveu! Il paraît que c’est le séjour le plus calme de tout le palais, et que c’est pourquoi le Saint-Père s’y retire! Les scies grincent dans la pierre, les marteaux cliquettent contre les burins, les palans crissent, les charrois roulent, les madriers rebondissent, les ouvriers se hèlent et se querellent… Traiter de graves sujets dans ce vacarme, c’est le purgatoire. Je comprends qu’il souffre de la tête, le Saint-Père! «Vous voyez, mon vénérable frère, me dit-il, je dépense beaucoup d’argent et me cause beaucoup de tracas pour construire autour de moi les apparences de la pauvreté. Et puis, il me faut tout de même entretenir le grand palais d’en face. Je ne peux pas le laisser crouler…»

Il me touche le cœur, le pape Aubert, quand il se moque de lui-même, tristement, et semble reconnaître ses erreurs, pour me faire plaisir.

Il était assis sur un piètre faudesteuil dont je n’aurais pas voulu pour siège dans mon premier évêché; comme à l’accoutumée, il s’est tenu penché tout le long de l’entretien. Un grand nez busqué, dans le prolongement du front, de grandes narines, de grands sourcils levés très haut, de grandes oreilles dont le lobe sort du bonnet blanc, les coins de la bouche abaissés dans la barbe frisée. Il est de corps puissamment charpenté, et l’on s’étonne qu’il ait une santé si fragile. Un sculpteur sur pierre travaille à fixer son image, pour son gisant. Parce qu’il ne veut pas de statue debout: ostentation… Mais il accepte, tout de même, d’avoir un tombeau.

Il était dans un jour à se complaindre. Il continua: «Chaque pape, mon frère, doit vivre, à sa manière, la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La mienne est dans l’échec de toutes mes entreprises. Depuis que la volonté de Dieu m’a hissé au sommet de l’Église, je me sens les mains clouées. Qu’ai-je accompli, qu’ai-je réussi durant ces trois années et demie?»

La volonté de Dieu, certes, certes; mais reconnaissons qu’elle a choisi de s’exprimer un peu à travers ma modeste personne. Ce qui me permet quelque liberté avec le Saint-Père. Mais il est des choses, malgré tout, que je ne peux pas lui dire. Je ne puis lui dire, par exemple, que les hommes qui se trouvent investis d’une autorité suprême ne doivent pas chercher à trop modifier le monde pour justifier leur élévation. Il y a chez les grands humbles une forme sournoise d’orgueil qui est souvent la cause de leurs échecs.

Les projets du pape Innocent, ses hautes entreprises, je les connais bien. Il y en a trois, qui se commandent l’une l’autre. La plus ambitieuse: réunir les Églises latine et grecque, sous l’autorité de la catholique, bien sûr; ressouder l’Orient et l’Occident, rétablir l’unité du monde chrétien. C’est le rêve de tout pape depuis mille ans. Et j’avais, avec Clément VI, fort avancé les choses, plus loin qu’elles ne le furent jamais, et, en tout cas, qu’elles ne le sont à présent. Innocent a repris le projet à son compte et comme si l’idée lui était venue, toute neuve, par Visitation du Saint-Esprit. Ne disputons point.

Pour y parvenir, seconde entreprise, et préalable à la première: réinstaller la papauté à Rome, parce que l’autorité du pape sur les chrétiens d’Orient ne saurait être acceptée que si elle s’exprime du haut du trône de saint Pierre. Constantinople, présentement en défaillance, pourrait sans perdre l’honneur s’incliner devant Rome, non devant Avignon. Là-dessus, vous le savez, je diffère tout à fait d’opinion. Le raisonnement serait juste à condition que le pape lui-même ne s’expose pas à être plus faible encore à Rome qu’il ne l’est en Provence…

Or, pour rentrer à Rome, il fallait d’abord, troisième dessein, se réconcilier avec l’Empereur. Ce qui fut entrepris, par priorité. Voyons donc où nous en sommes de ces beaux projets… On s’est hâté, contre mon conseil, de couronner l’empereur Charles, élu depuis huit ans, et sur lequel nous avions barre tant que nous lui tenions haute la dragée de son sacre. À présent, nous ne pouvons plus rien sur lui. Il nous a remerciés par sa Bulle d’Or, que nous avons dû gober, perdant notre autorité non seulement sur l’élection à l’Empire, mais encore sur les finances de l’Église dans l’Empire. Ce n’est pas une réconciliation, c’est une capitulation. Moyennant quoi, l’Empereur nous a généreusement laissé les mains libres en Italie, c’est-à-dire nous a fait la grâce de nous permettre de les poser dans un nid de frelons.

En Italie, le Saint-Père a envoyé le cardinal Alvarez d’Albornoz, qui est plus capitaine que cardinal, pour préparer le retour à Rome. Albornoz a commencé par se cheviller à Cola di Rienzi, qui domina Rome un moment. Né dans une taverne du Trastevere, ce Rienzi était un de ces hommes du peuple à visage de César comme il en surgit de temps en temps là-bas, et qui captivent les Romains en leur rappelant que leurs aïeux ont commandé à tout l’univers. D’ailleurs, il se donnait pour fils d’empereur, s’étant découvert bâtard d’Henri VII de Luxembourg, mais il resta seul de cet avis. Il avait choisi le titre de tribun, il portait toge de pourpre, et siégeait au Capitole, sur les ruines du temple de Jupiter. Mon ami Pétrarque le saluait comme le restaurateur des antiques grandeurs de l’Italie. Ce pouvait être un pion sur notre damier, mais à avancer avec discernement, et non pas en misant tout notre jeu dessus. Il fut assassiné voici deux ans par les Colonna, parce qu’Albornoz tardait à lui envoyer secours. Maintenant tout est à reprendre; et l’on n’a jamais été aussi loin de rentrer à Rome, où l’anarchie est pire que par le passé. Rome, il faut en rêver toujours, et n’y retourner jamais.

Quant à Constantinople… Oh! nous sommes très avancés en paroles. L’empereur Paléologue est prêt à nous reconnaître; il en a pris l’engagement solennel; il viendrait jusqu’à s’agenouiller devant nous, s’il pouvait seulement sortir de son étroit empire. Il ne met qu’une seule condition: qu’on lui envoie une armée pour se délivrer de ses ennemis. Au point qu’il se trouve, il accepterait de reconnaître un curé de campagne, contre cinq cents chevaliers et mille hommes de pied…

Ah! vous aussi, vous vous en étonnez! Si l’unité des chrétiens, si la réunion des Églises ne tient qu’à cela, ne peut-on expédier vers la mer grecque cette petite armée? Eh bien, non, mon bon Archambaud, on ne le peut point. Parce que nous n’avons pas de quoi l’équiper et l’aligner en solde. Parce que notre belle politique a produit ses effets; parce que, pour désarmer nos détracteurs, nous avons résolu de nous réformer et de revenir à la pureté de l’Église des origines… Quelles origines? Bien audacieux celui qui affirme qu’il les connaît vraiment! Quelle pureté! Dès qu’il y eut douze apôtres, il s’y trouva un traître!

Et de commencer à supprimer les commendes et bénéfices qui ne s’accompagnent point de la cure des âmes… «Les brebis doivent être gardées par un pasteur, non par un mercenaire»… et d’ordonner que soient éloignés des divins mystères ceux qui amassent richesses… «Faisons-nous semblables aux pauvres»… et d’interdire tous tributs qui proviendraient des prostituées et des jeux de dés… mais oui, nous sommes descendus dans de tels détails… ah! c’est que les jeux de dés poussent à proférer des blasphèmes; point d’argent impur; ne nous engraissons pas du péché, lequel, devenant meilleur marché, ne fait que croître et s’étaler.

Le résultat de toutes ces réformations c’est que les caisses sont vides, car l’argent pur ne coule qu’en très minces ruisseaux; les mécontents ont décuplé, et il y a toujours des illuminés pour prêcher que le pape est hérétique.

Ah! s’il est vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions, le cher Saint-Père en aura dallé un bon bout de chemin!

«Mon vénérable frère, ouvrez-moi toute votre pensée; ne me cachez rien, même si ce sont reproches que vous avez à formuler à mon endroit.»

Puis-je lui dire que s’il lisait un peu plus attentivement ce que le Créateur écrit pour nous dans le ciel, il verrait alors que les astres forment de mauvaises conjonctions et de tristes quadrats sur presque tous les trônes, y compris le sien, sur lequel il n’est assis que, tout précisément, parce que la configuration est néfaste, car si elle était bonne ce serait sans doute moi qui m’y trouverais? Puis-je lui dire que lorsqu’on est en si piètre position sidérale, ce n’est point le temps d’entreprendre de renouveler la maison de fond en comble, mais seulement de la soutenir du mieux qu’on peut, telle qu’elle nous a été léguée, et qu’il ne suffit pas d’arriver du village de Pompadour en Limousin, avec des simplicités de paysan, pour être entendu des rois et réparer les injustices du monde? Le malheur du temps veut que les plus grands trônes ne sont point occupés par des hommes aussi grands que leur charge. Ah! les successeurs n’auront pas la tâche facile!

Il me dit encore, en cette veille de départ: «Serais-je donc le pape qui aurait pu faire l’unité des chrétiens et qui l’aura manquée? J’apprends que le roi d’Angleterre assemble à Southampton cinquante bâtiments pour passer près de quatre cents chevaliers et archers et plus de mille chevaux sur le continent.» Je pense bien qu’il avait appris; c’était moi qui lui avais fait donner la nouvelle. «C’est la moitié de ce qu’il me faudrait pour satisfaire l’empereur Paléologue. Ne pourriez-vous avec l’aide de notre frère le cardinal Capocci, dont je sais bien qu’il n’a pas tous vos mérites et que je ne parviens pas à aimer autant que je vous aime…» Farine, farine, pour m’endormir… «mais qui n’est pas sans crédit auprès du roi Édouard, ne pourriez-vous convaincre celui-ci, au lieu d’employer cette expédition contre la France… Oui, je vois bien ce que vous pensez… Le roi Jean, lui aussi, a convoqué son ost; mais il est accessible aux sentiments d’honneur chevaleresque et chrétien. Vous avez du pouvoir sur lui. Si les deux rois renonçaient à se combattre pour dépêcher ensemble partie de leurs forces vers Constantinople afin qu’elle puisse rallier le giron de la seule Église, quelle gloire n’en retireraient-ils pas? Tentez de leur représenter cela, mon vénérable frère; montrez-leur qu’au lieu d’ensanglanter leurs royaumes, et d’amasser les souffrances sur leurs peuples chrétiens, ils se rendraient dignes des preux et des saints…»

Je répondis: «Très Saint-Père, la chose que vous souhaitez sera la plus aisée du monde, aussitôt que deux conditions auront été remplies: pour le roi Édouard, qu’il ait été reconnu roi de France et sacré à Reims; pour le roi Jean, que le roi Édouard ait renoncé à ses prétentions et qu’il lui ait rendu l’hommage. Ces deux choses accomplies, je ne vois plus d’obstacles… — Vous vous moquez de moi, mon frère; vous n’avez pas la foi. — J’ai la foi, Très Saint-Père, mais je ne me sens pas capable de faire briller le soleil la nuit. Cela dit, je crois de toute ma foi que si Dieu veut un miracle, il pourra l’accomplir sans nous.»

Nous restâmes un moment sans parler, parce qu’on déversait un chariot de moellons dans une cour voisine et qu’une équipe de charpentiers s’était prise de bec avec les rouliers. Le pape abaissait son grand nez, ses grandes narines, sa grande barbe. Enfin, il me dit: «Au moins, obtenez d’eux qu’ils signent une nouvelle trêve. Dites-leur bien que je leur interdis de reprendre les hostilités entre eux. Si aucun prélat ou clerc s’oppose à vos efforts de paix, vous le privez de tous ses bénéfices ecclésiastiques. Et rappelez-vous que si les deux rois persistent à se faire la guerre, vous pouvez aller jusqu’à l’excommunication; cela est écrit dans vos instructions. L’excommunication et l’interdit.»

Après ce rappel de mes pouvoirs, j’avais bien besoin de la bénédiction qu’il me donna. Car vous me voyez, Archambaud, dans l’état où est l’Europe, excommunier les rois de France et d’Angleterre? Édouard aurait aussitôt libéré son Église de toute obédience au Saint-Siège, et Jean aurait envoyé son connétable assiéger Avignon. Et Innocent, qu’aurait-il fait, à votre avis? Je vais vous le dire. Il m’aurait désavoué, et levé les excommunications. Tout cela, ce n’étaient que paroles.

Le lendemain donc, nous partîmes.

Trois jours plus tôt, le 18 juin, les troupes du duc de Lancastre avaient débarqué à La Hague.

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