À son réveil, elle n'avait pas la moindre idée de l'endroit où elle se trouvait. Cela n'avait rien d'inhabituel, soit, mais ce matin-là elle mit plus de temps pour se repérer. La lumière pénétrait par les interstices de la paroi de bois et éclairait un vaste bric-à-brac. Mais ce n'est que lorsque l'église Sainte-Sophie sonna sept heures qu'elle sut où elle était.

Elle se mit sur son séant et sortit la dernière banane de son sac à dos.

Autour d'elle, le sol était couvert de sciure et, la veille au soir, elle avait dû ôter quelques planches et les placer en travers des verrous pour étaler son tapis de sol. Elle n'avait plus mal à la gorge. Tout en mangeant, elle observa la poussière qui voltigeait dans les rayons de lumière. Après une telle nuit, elle aurait besoin d'une douche. Mais elle n'osait pas aller à la gare centrale. Pas plus que dans une institution caritative.

Depuis qu'elle avait oublié son agenda au Grand Hôtel, elle ne savait plus exactement quel jour c'était, mais, si elle ne s'était pas trompée, son aumône mensuelle devait être arrivée. Pourtant, il fallait d'abord qu'elle fasse quelque chose à propos de ses cheveux. Elle pourrait prélever un peu d'argent sur sa réserve pour une teinture, puis aller chercher celui du mois.

Elle savait que l'autobus n°76 était à destination de Ropsten. Elle évitait en général ce moyen de transport, car il était plus facile de prendre le métro sans payer. Elle sortit un billet de vingt couronnes de la pochette accrochée autour de son cou et se dirigea vers l'arrêt d'autobus de Renstiernasgata.

Pour la première fois depuis six ans, elle venait d'enfreindre la règle qu'elle s'était fixée.

Les salauds, c'est eux qui l'avaient forcée.

Au début, elle fut seule à l'arrêt d'autobus, mais au bout de quelques minutes elle eut de la compagnie. Personne ne s'occupait d'elle, mais elle s'efforça d'éviter de croiser le regard des autres.

Lorsque l'autobus arriva, il y avait pas mal de place, bien que ce fût l'heure de pointe du matin. Le trajet coûtait quatorze couronnes. Une petite fortune.

Elle alla s'asseoir au fond du véhicule et posa son sac à dos sur le siège, à côté d'elle. Ce n'est qu'à l'Écluse que tous les sièges furent occupés. Une femme lança alors un regard courroucé en direction de son sac. En temps normal, elle ne s'en serait pas souciée mais, ce jour-là, elle désirait éviter d'attirer l'attention sur elle.

Elle mit donc son sac sur ses genoux. La femme s'assit à côté d'elle et sortit un journal de son porte-documents.

Sibylla regarda par la fenêtre. Ils étaient maintenant sur Skeppsbron. L'autobus s'arrêta au feu rouge juste devant un bureau de tabac. Le buraliste était en train d'installer les affichettes des journaux de la journée et, au moment où l'autobus démarrait, il bougea, lui permettant de voir ce qui était marqué.

En fait, ses yeux lurent d'eux-mêmes et firent ensuite parvenir l'information à son cerveau.

Ce n'était pas possible!

Elle resta un moment à regarder dans le vide, devant elle. La peur le disputait en elle à la perplexité, comme si un lacet se resserrait lentement autour de sa gorge.

Elle s'avisa soudain que quelqu'un la regardait et cela rompit le charme. D'instinct, elle plaça son sac à dos entre eux, à la manière d'un rempart. Ce geste eut pour conséquence qu'elle put voir le journal étalé sur les genoux de la femme qui était assise à côté d'elle.

Elle ne voulait pas voir mais, une fois encore, ses yeux furent plus forts qu'elle.

Le titre suffit à lui donner la nausée, elle n'eut pas la force de lire le reste. Pendant la fin du trajet, elle garda le regard obstinément fixé sur son sac à dos et ce n'est que lorsque la femme referma le journal et descendit qu'elle osa bouger à nouveau.

Au terminus, il ne restait plus qu'elle dans l'autobus. En se levant pour sortir, elle vit que la femme avait laissé son journal sur le siège.

Elle ne voulait pas le faire.

Mais elle savait qu'elle était obligée.

Les salauds.

Avant de descendre de l'autobus, elle fourra le journal dans son sac.

Sur le chemin de Nimrodsgatan, elle entra dans un magasin Konsum et acheta un flacon de teinture pour cheveux. C'était la deuxième fois qu'elle prélevait sur son trésor. Mais, dès qu'elle aurait retiré son argent à la poste, elle remettrait ce qu'elle avait pris.

L'immeuble locatif de Nimrodsgatan était pour elle, et pour bien d'autres dans sa situation, une véritable providence. Le genre de trésor dont on se gardait bien de parler, parmi les gens comme elle. Un jour, elle avait dû payer pour avoir eu la langue trop bien pendue.

Mais pas en argent.

La porte d'entrée de l'immeuble était ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les appartements ne disposaient pas de douches et c'était la raison pour laquelle il en avait été installé au sous-sol. Bien carrelées et avec de l'eau chaude et du papier hygiénique à volonté.

Elles étaient certes fermées à clé, mais elle était une des rares à savoir où était cachée la clé de secours. À mi-chemin de l'escalier descendant au sous-sol, près de la porte donnant accès à ce havre, il y avait une vieille trappe en fer. Derrière celle-ci, les locataires avaient déposé une clé de secours fixée à un morceau de bois de cinquante centimètres de long, pour que personne ne l'emporte par mégarde.

Cette clé valait son pesant d'or, sinon plus.

Une fois à l'intérieur, on pouvait fermer derrière soi.

Et être tranquille.

Elle fit d'abord couler de l'eau dans le lavabo des toilettes et mit sa culotte à tremper. En guise de lessive, elle versa quelques gouttes de shampooing. Puis elle ôta tous ses vêtements et tourna le robinet d'eau chaude de la douche. Elle avait de la chance. Quelqu'un avait oublié un flacon de savon liquide.

Elle ferma les yeux, mais la seule chose qu'elle vit fut l'image de la page de journal de l'autobus.

Quand est-ce que cela s'arrêterait?

Quand son cauchemar prendrait-il fin?

La femme du Grand Hôtel frappe à nouveau meurtre rituel à Västervik

- Depuis combien de temps est-ce que cela dure?

Pour une fois, c'était son père qui lui adressait la parole.

Sibylla avala sa salive. La table dansait toujours.

- Quoi?

Béatrice Forsenström pouffa.

- Ne fais pas l'idiote, Sibylla. Tu sais très bien de quoi nous parlons.

Elle le savait, en effet. Quelqu'un avait dû la voir dans la voiture de Micke.

- On s'est rencontrés au printemps dernier.

Ses parents se regardèrent par-dessus la table. On aurait dit qu'ils étaient reliés par des élastiques.

- Comment s'appelle-t-il?

C'était à nouveau son père qui lui posait cette question.

- Mikael. Mikael Persson.

- Est-ce que nous connaissons ses parents?

- Je ne crois pas. Ils habitent Värmamo.

Un instant de silence dont Sibylla tenta de jouir pleinement.

- Et qu'est-ce qu'il fait, à Hultaryd? Je suppose qu'il a un métier.

Sibylla hocha la tête.

- Il est mécanicien. Il est incollable dans son domaine.

- Ah bon.

Ses parents se regardèrent à nouveau. Les élastiques verts et rouges qui les reliaient semblaient ne faire que croître en nombre. Mais ils n'avaient plus de visage. Sibylla baissa les yeux vers la table.

- Nous ne voulons pas que notre fille se promène dans une voiture de voyou.

C'est ainsi qu'ils qualifiaient une De Soto Firedome modèle 59.

- Nous ne voulons pas que tu fréquentes qui que ce soit parmi ce genre de garçons.

Sibylla eut l'impression que sa tête pesait soudain du plomb et se mettait à tomber de côté sans qu'elle puisse la retenir.

- C'est mes copains.

- Tiens-toi bien, quand on te parle!

Sa tête se redressa automatiquement mais son cou n'avait plus la force de la tenir droite. Elle retomba en arrière et alla cogner contre le dossier de sa chaise.

- Mais enfin, Sibylla, qu'est-ce qui te prend? Qu'est-ce qui se passe?

Sa mère s'était levée de table et, du coin de l'œil, Sibylla la vit s'approcher d'elle. Sa tête était comme collée au dossier de la chaise. Au moment où sa mère arriva près d'elle, elle sentit que sa tête glissait sur le côté et que son corps la suivait dans sa chute.

- Sibylla? Comment ça va, Sibylla?

Elle était allongée sur quelque chose de moelleux et c'était la voix de sa mère qu'elle entendait. Quelque chose de froid et d'humide était posé sur son front et elle ouvrit les yeux. Elle était couchée dans son lit et sa mère était assise sur le bord de celui-ci. Son père était debout au milieu de la pièce.

- Tu nous as fait peur, ma petite.

Sibylla regarda sa mère.

- Pardon.

- On parlera de ça plus tard.

Henry Forsenström s'approcha du lit.

- Comment vas-tu? Veux-tu qu'on appelle le docteur Wallgren?

Sibylla secoua la tête. Son père hocha la sienne pour signifier qu'il avait compris et quitta sa chambre. Sibylla regarda sa mère.

- Je veux dire: pardon de m'être évanouie.

Béatrice ôta la compresse de son front.

- On ne peut rien à ce genre de chose, Sibylla, et il n'y a pas de quoi demander pardon. Mais, pour le reste de ce que nous disions, il en sera comme ton père et moi t'avons dit. Il ne faut plus que tu ailles là-bas.

Sibylla sentit qu'elle était sur le point de se mettre à pleurer.

- Sois gentille, maman.

- Inutile de nous faire une scène. C'est pour ton propre bien, tu le sais.

- Mais ce sont mes seuls amis.

Sa mère se redressa. Sibylla sentit que sa patience était à bout et qu'il n'était pas question de discuter.

Pas plus que d'autre chose, d'ailleurs.

Une bonne douche, en paix, était pour elle la meilleure façon de retrouver le goût de vivre.

Mais, cette fois-là, elle ne servit à rien.

En sortant de la douche et en s'essuyant, elle se sentit encore plus découragée qu'auparavant. Comme si l'espoir avait été évacué avec l'eau sale.

Elle essora sa culotte maintenant propre et gagna la buanderie, de l'autre côté du couloir. La clé y donnait également accès. Elle plaça sa culotte et sa serviette dans un séchoir qu'elle mit en marche et s'enferma ensuite dans la douche pour s'occuper de sa nouvelle coiffure.

Elle coupa ses cheveux, qui lui arrivaient aux épaules, et ils tombèrent sur le sol. Elle eut du mal à les égaliser sur la nuque et elle comprit que, plus elle les raccourcirait, plus elle aurait de difficultés à faire son petit numéro de charme pour se procurer une nuit gratuite à l'hôtel, à l'avenir.

Mais, en fait, cette possibilité n'existait déjà plus.

Elle suivit les instructions figurant sur le flacon de teinture et appliqua le produit sur ce qui lui restait de cheveux. Une fois que ce fut terminé, elle eut l'air d'une punk brune ayant légèrement dépassé l'âge.

Uno Hjelm lui-même ne la reconnaîtrait pas.

Elle prit soin de bien nettoyer derrière elle. C'était un point d'honneur parmi les rares personnes ayant le privilège de connaître cet établissement de luxe clandestin, car la moindre trace de leur passage pourrait inciter les locataires à cacher la clé à un autre endroit.

Une fois qu'elle eut terminé et fut rhabillée, elle s'assit sur le siège de toilette pour attendre que sa petite lessive soit sèche. Le journal était posé à l'envers sur le sol, devant elle. Elle n'avait pas encore eu le courage de le lire et avait fait tout son possible pour retarder au maximum ce moment. Mais elle ne pouvait plus reculer, maintenant. Elle prit sa respiration, se pencha en avant et prit le journal.

Pages 6, 7, 8 et pages du milieu.

Sibylla Forsenström, 32 ans, déjà recherchée depuis avant-hier pour le meurtre de Jörgen Grundberg au Grand Hôtel, a commis hier après-midi un nouvel assassinat empreint de sauvagerie. Un homme de 63 ans a été tué, vers 15 h dimanche après-midi, dans sa maison de campagne, au nord de Västervik. Il était seul chez lui et dormait probablement lorsqu'il a été frappé. Les circonstances de ce drame sont identiques à celles du meurtre commis au Grand Hôtel, mais la police refuse d'en dire plus pour ne pas gêner l'enquête. Il semble pourtant qu'il s'agisse de véritables exécutions. Les deux corps ont été sauvagement profanés et des organes ont été prélevés sur eux, mais la police refuse de préciser lesquels. Les enquêteurs ont donc de bonnes raisons de suspecter Sibylla Forsenström de meurtre et de profanation de cadavre. On ignore encore le mobile de ces crimes, mais il semble que les victimes aient été choisies au hasard.

Elle n'eut pas le courage d'en lire plus et tourna la page. La première chose qu'elle vit alors fut un dessin représentant son propre visage et lui ressemblant à un point qui avait tout pour l'inquiéter. Apparemment, le serveur avait bonne mémoire et Hjelm avait pu compléter ses dires en ce qui concernait ses cheveux, puisqu'il l'avait vue sans perruque, lui.

Mais cela n'allait plus servir à grand-chose.

Bon sang de bordel de merde.

Comment était-ce possible?

La police ne dispose toujours d'aucune piste en ce qui concerne Sibylla Forsenström, mais elle s'efforce d'obtenir des renseignements parmi les marginaux de Stockholm. Elle a recueilli divers témoignages selon lesquels la jeune femme aurait été vue à la gare centrale de la capitale, entre autres endroits, ainsi que près de jardins ouvriers du quartier de Söderhamn. Après le meurtre de Västervik, un mandat d'arrêt national a été lancé contre elle. D'après une source non confirmée, elle aurait déposé, près des cadavres, un message à caractère religieux dans lequel elle revendiquerait la responsabilité de ces meurtres. Mais on ignore toujours le mobile de ces actes.

Elle dut se lever pour vomir dans le lavabo. Comment diable un peu de teinture pourrait-il lui permettre d'échapper au filet, alors que toute la police de Suède était maintenant à ses trousses et la soupçonnait non seulement d'être une meurtrière, mais également de dépecer les cadavres?

Son corps était encore agité de soubresauts, bien qu'elle n'eût plus rien à vomir. Elle tenta de boire un peu d'eau. Mais, au même moment, on frappa à la porte.

- Vous avez bientôt fini?

Elle se regarda dans la glace. Son visage était couleur de cendre et ses mèches noires se dressaient sur sa tête. Jamais elle n'avait autant ressemblé à une droguée.

- Je suis sous la douche.

Elle ferma les yeux et pria Dieu que l'homme qui se trouvait à l'extérieur se contente de cette réponse et aille prendre sa douche dans la cabine d'à côté. Mais pourquoi changerait-il d'avis?

- Si vous voulez bien vous dépêcher. L'autre cabine est occupée, elle aussi.

- Oui, oui.

Le silence retomba. Elle sortit son nécessaire à maquillage de son sac à dos et se mit du rouge sur les joues et sur les lèvres. Cela n'arrangeait certes pas son portrait, mais elle s'était donné tout le mal qu'elle pouvait.

Elle prit un peu de papier de toilette pour nettoyer le lavabo des restes de banane qu'elle avait rendus. Puis elle colla l'oreille à la porte et écouta. Tout ce qu'elle entendait, c'était le tambour du séchoir qui tournait, dans la pièce voisine. Elle n'avait pas le choix. Plus elle aurait l'air honteuse, plus on aurait de raisons de la soupçonner de quelque chose. Elle déverrouilla donc la porte d'un geste décidé, avant de l'ouvrir.

- Ce n'était pas pressé à ce point-là. Mais merci quand même.

L'homme était assis par terre, en train de lire. Il se leva en entendant la porte s'ouvrir. Sibylla esquissa un sourire. Elle vit qu'il s'étonnait de son sac à dos.

- Ma lessive, expliqua-t-elle.

Il opina de la tête. Elle tenait à la main le morceau de bois auquel était fixée la clé et fit un pas en direction de la porte de la buanderie. Sa main tremblait et elle eut du mal à glisser la clé dans la serrure.

- Vous êtes nouvelle dans l'immeuble?

La porte s'ouvrit enfin. Pour ne pas avoir à affronter son regard, elle se dirigea aussitôt vers le séchoir.

- Oui.

- Enchanté de faire votre connaissance, alors.

Va prendre ta douche, avant que je te fiche sur la gueule, espèce de...

Elle ouvrit le séchoir et sortit sa culotte et sa serviette. Du coin de l'œil, elle vit qu'il se retournait, avant d'entrer dans la cabine. Aussi rapidement qu'elle le put elle fourra sa lessive seulement à moitié sèche dans son sac à dos et le hissa sur son épaule. Quand elle pivota sur ses talons pour sortir, elle vit qu'il s'était retourné à nouveau et la regardait. Il tenait le journal dans sa main gauche. Elle se figea aussi brusquement que si elle avait mis le pied dans du béton frais.

Pendant un instant, il eut l'air un peu perplexe. Puis il lui tendit le journal.

- Pas de panique. Vous avez seulement oublié ça.

La fête de Noël de l'année. Celle de ses dix-sept ans.

La table d'honneur.

Elle avait demandé à ne pas y aller. Sa mère avait eu un haut-le-corps, sous le coup de la surprise.

- Tu ferais bien de sortir un peu. Cela fait des mois que tu restes enfermée.

C'était exact. Cela faisait soixante-trois jours et neuf heures qu'elle n'avait pas vu Micke. Gun-Britt allait la chercher tous les jours à la sortie du lycée, à Vetlanda, dans la Renault. Et elle n'avait plus le droit de sortir seule, pour cause de confiance abusée.

- Je ne veux pas.

Sans rien dire, sa mère gagna la penderie et ouvrit la porte pour en extraire une tenue convenable à l'intention de sa fille.

- Pas de bêtises. Bien sûr que tu vas venir.

Sibylla s'assit sur le lit et observa sa mère en train de fouiller parmi ses vêtements.

- Je viens si je peux être à la table des jeunes.

Béatrice Forsenström resta muette de stupeur devant la violence de cet ultimatum.

- Et pour quelle raison veux-tu y être, si je puis me permettre?

- Pour être avec ceux de mon âge.

Sa mère avait une curieuse expression sur le visage, lorsqu'elle se retourna pour la regarder. Sibylla sentit son cœur battre. Elle avait pris sa décision. Maintenant, elle avait Micke. Elle n'était plus seule. Dans six mois, elle aurait dix-huit ans et elle pourrait agir à sa guise. En attendant, elle était décidée à vendre chèrement sa peau.

- Sinon, je ne viens pas.

Sa voix n'avait même pas tremblé. Sa mère n'en croyait pas ses oreilles. Elle-même non plus, d'ailleurs. Mais elle s'inquiétait de ne pouvoir interpréter l'expression du visage de sa mère. Un rien de crainte se glissa sous sa peau, une vague sensation de peur.

- Tu sais que, pour ton père et pour moi, c'est la soirée la plus importante de l'année et c'est ainsi que tu te comportes. Pourquoi ne penses-tu jamais aux autres?

L'horloge déchira le silence.

Sibylla était sur le point de déclencher un tremblement de terre et il ne pouvait régner le moindre doute quant à l'identité de la victime de celui-ci. Elle fut soudain prise de panique. Cette peur se vit peut-être sur son visage, car sa mère profita de l'occasion pour mettre fin à la conversation.

- Nous en reparlerons quand nous reviendrons.

Et, sur ces mots, elle quitta la chambre.

Une nouvelle fois, elle venait de réduire en miettes la volonté de Sibylla.

Le chef des ventes à gauche.

Monsieur Forsenström à la place d'honneur.

Assise non loin de lui, Sibylla avait un sentiment étrange, dans sa belle robe. La pièce lui donnait l'impression de tourner. Les bruits lui parvenaient par vagues et elle réussissait seulement à distinguer ce que disaient ceux qui se trouvaient près d'elle. Des bouffées de colère à l'encontre de sa mère montaient en elle comme des poignées de châtaignes électriques et elle s'étonnait qu'elles ne renversent pas les verres placés entre elles. Elle n'avait encore pas touché à ce qu'on lui avait servi, alors que les autres avaient presque fini. Sa mère souriait à tous les convives et trinquait avec eux, mais, chaque fois que leurs regards se croisaient, ses lèvres se creusaient d'un pli d'amertume, comme si elles étaient incapables de résister à la loi de la pesanteur.

C'est à ce moment précis, alors qu'elle se demandait quelle forme allait prendre la punition, cette fois, qu'elle eut le sentiment que cela suffisait vraiment, désormais. Une colère depuis longtemps contenue l'envahit. Cette femme assise presque en face d'elle et qui la maintenait captive de sa propre existence se changea soudain en un monstre d'absurdité. Elle était certes née de son corps. Et après? Ce n'était pas elle qui l'avait voulu. La raison pour laquelle Dieu avait fait en sorte que cette femme ait un enfant paraissait mystérieuse. Ce que sa mère avait désiré, c'était un signe extérieur de la supériorité de la famille Forsenström prouvant que tout était comme il fallait. Mais rien n'était comme il fallait. Sibylla comprit soudain que sa mère prenait du plaisir à ce jeu raffiné d'obéissanceréprimande-punition dont elle avait fait l'une des règles d'or de son foyer et au sentiment que Sibylla lui appartenait et qu'elle pouvait faire d'elle ce qu'elle voulait. Qu'elle était maîtresse de sa peur.

- Eh bien, comment cela marche-t-il, à l'école, en ce moment.

Le chef des ventes lui posait la même question tous les ans et la réponse ne l'intéressait pas plus, à vrai dire, que la saleté qu'il pouvait avoir sous la semelle de ses chaussures.

- Pas mal, merci, répondit-elle à haute et intelligible voix. On passe son temps à baiser et à picoler.

Il opina tout d'abord du chef de façon mécanique, mais, l'instant d'après, le contenu véritable de la réponse réussit à se frayer un chemin jusqu'à sa cervelle. Il regarda autour de lui pour savoir s'il avait bien compris. Un silence pesant s'était abattu autour de la table, sur l'estrade. Son père la regardait comme s'il ne savait pas ce que voulait dire le verbe baiser et le visage de sa mère était violet. Sibylla se sentait parfaitement calme. Mais tout tournait autour d'elle. Devant elle se trouvait le verre à digestif du chef des ventes, qui venait d'être rempli. Elle le prit et le leva en direction de sa mère.

- À la tienne, maman! Tu voudrais pas monter sur une chaise et nous chanter un cantique de Noël? Ça serait drôlement chouette, vous trouvez pas?

Elle avala d'un trait le contenu du verre. Un silence de mort régnait maintenant dans la salle. Elle se leva de son siège.

- Hein? Qu'est-ce que vous en dites? Ça serait chouette si la petite Béatrice poussait la ritournelle, pas vrai?

Il n'y avait pas une paire d'yeux, dans la salle, qui ne fût braquée sur elle.

- Eh bien, quoi: tu veux pas? Bon, aucune importance: prends la chanson de corps de garde que t'aimes bien chanter dans la cuisine, le soir.

Son père sortit enfin de sa torpeur et sa voix de stentor retentit dans la salle.

- Bon, ça suffit. Assieds-toi, maintenant.

Elle se tourna vers lui.

- C'est à moi que tu parles? Ah oui, c'est vrai, c'est toi qu'es mon père, hein? Il me semblait bien t'avoir déjà vu à la table du dîner. Je m'appelle Sibylla, si tu veux savoir.

Il la regarda, bouche bée.

- Bon. Si vous continuez à faire des tronches pareilles, je m'en vais, moi. Passez une bonne soirée.

En refermant la porte derrière elle, elle eut le sentiment de respirer vraiment pour la première fois de sa vie.

Elle avait jeté le journal dans la première corbeille à papier de la station de métro de Ropsten. Pour ne pas risquer d'attirer l'attention sur elle, elle n'avait pas osé se faufiler sur le quai à partir de celui du train de Lidingö et avait à nouveau fait preuve d'honnêteté en sortant un billet de vingt couronnes de sa pochette.

Ce jour-là, elle avait plus rapporté à la compagnie des transports de Stockholm que depuis près de quinze ans.

Il était onze heures et demie et il n'y avait pas beaucoup de monde dans la rame. Lorsqu'elle s'enfonça dans le tunnel, Sibylla vit le reflet de son visage dans la vitre: c'était celui d'une étrangère. Cela lui vaudrait sans doute un peu de répit. Le temps de trouver comment se sortir de là, au moins.

En premier lieu, il fallait qu'elle aille chercher son argent dans sa boîte postale, afin de remettre aussitôt, jusqu'au dernier centime, ce qu'elle avait prélevé sur sa réserve. Cela, en tout cas, personne ne pourrait le lui prendre.

Sa boîte postale.

Bon sang de merde.

Elle eut à nouveau l'impression de prendre une poignée de châtaignes. C'était se jeter dans la gueule du loup. Comment avait-elle pu être assez bête pour ne pas y penser? À l'heure qu'il était, il était fort probable que la police ait pris connaissance de son unique point fixe dans l'existence. Son numéro figurait naturellement dans le seul registre où ils avaient pu trouver son nom. Ils le connaissaient forcément.

La simple idée qu'elle ne pourrait plus aller chercher son argent, à l'avenir, l'emplit d'une colère folle.

Elle serra les poings et sentit la peur fondre en elle. Ils n'avaient pas le droit de lui faire cela. Le seul fait de publier son nom dans les journaux était sûrement contraire à toutes les règles. Si elle avait été une personne respectable, vivant en fonction des normes reconnues, elle n'aurait jamais été exposée de la sorte.

Elle n'avait jamais rien demandé à la société et avait bien l'intention de continuer.

Alors, elle n'allait plus se laisser faire.

Désormais, c'était la guerre.

Le bateau de Thomas était amarré à l'autre bout de la ville. Elle était descendue du métro à la station de Hornstull et se trouvait maintenant sur le pont séparant Söderhamn de l'île de Langholmen. Thomas était la seule personne en qui elle eût assez confiance pour lui demander de l'aide. Dix ans plus tôt, avant qu'il n'hérite de ce bateau, ils avaient vécu ensemble dans une caravane parquée dans une zone industrielle. La police venait de temps en temps leur signifier un arrêt d'expulsion, mais ils se contentaient de déplacer le véhicule de quelques mètres, à la main, et d'attendre la prochaine descente de flics. Dans l'ensemble, d'ailleurs, on les avait laissés en paix.

Il n'avait jamais été question d'amour, entre eux, plutôt de désir de compagnie et d'amitié. C'était tout ce qu'ils avaient pu se donner et, à cette époque, cela leur avait suffi.

Tout d'abord, elle ne put retrouver le bateau. Cela faisait plusieurs années qu'elle n'était pas venue par là. Mais, en revenant sur ses pas, elle le vit amarré contre un navire de guerre à la coque grise, comme toujours. Apparemment, il n'y avait pas beaucoup de place, à cet endroit.

Elle ôta son sac à dos et le posa sur une palette qui traînait par là, pour ne pas que le fond soit mouillé.

Soudain, elle fut prise d'hésitation.

Maintenant qu'elle était là, elle n'était plus aussi sûre de son fait. Elle savait que Thomas était digne de confiance, mais seulement quand il était sobre. Dès qu'il avait bu un coup, il n'était plus le même. Elle en portait encore les traces sur le corps. Elle respira profondément et serra les poings pour tenter de retrouver l'énergie qui avait été la sienne, dans le métro, peu auparavant.

- Thomas!

Elle regarda autour d'elle. Le quai était désert.

- Thomas! C'est moi, Sibylla.

Une tête pointa par-dessus la lisse du bateau de l'armée. Elle eut peine à le reconnaître. Il s'était laissé pousser la barbe. Il eut l'air perplexe, tout d'abord, puis son visage se fendit d'un sourire.

- Merde alors! Ils t'ont pas encore mis le grappin dessus, on dirait?

Elle ne put s'empêcher de lui rendre son sourire.

- Tu es seul?

- Bien sûr que oui.

Il ne lui fit pas signe de monter à bord. Pourtant, elle était sûre qu'il était sobre, elle le connaissait assez pour cela.

- Je peux venir?

Il ne répondit pas aussitôt, se contentant de la regarder et de lui sourire.

- C'est peut-être un peu risqué, non?

- Arrête. Tu sais bien que c'est pas moi.

Le sourire se fit plus large.

- Allez, monte. Mais attention: faut laisser les couteaux au vestiaire, avant de monter à bord.

Son visage disparut dans les profondeurs du bateau et elle prit son sac à dos. Thomas était un ami. Peut-être le seul qu'elle eût. En ce moment, cela importait plus que tout.

Il avait laissé l'écoutille ouverte et elle lui passa son sac à dos avant de descendre l'échelle.

La cale du bateau avait été transformée en un mélange d'atelier de menuiserie et de local d'habitation. Le sol était couvert de sciure et de petits morceaux de bois et semblait ne pas avoir été nettoyé depuis des dizaines d'années.

Cela tendait à prouver qu'il n'y avait pas de femme à bord, pour l'instant. Tant mieux.

Il suivit son regard, qui faisait le tour de l'endroit.

- Ça n'a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que t'es venue.

- Non. C'est toujours aussi bordélique.

Il ricana et se dirigea vers une machine à café, dans ce qui était censé être la cuisine. Une table, trois chaises dépareillées, un réfrigérateur et un four à micro-ondes. Mais pas de bouteilles vides. Tant mieux également.

- Un peu de café?

Elle accepta d'un simple signe de tête et il vida dans un seau la goutte qui restait dans le récipient. Mais celui-ci était tellement crasseux que la différence fut imperceptible. Elle s'assit sur la chaise qui lui parut la moins branlante. Thomas alla prendre de l'eau dans un bidon en plastique.

- Alors, dans quel pétrin tu t'es fourrée?

Sibylla poussa un soupir.

- Tu vas pas me croire, mais j'en sais rien, en fait.

Il se retourna pour la dévisager.

- Qu'est-ce que t'as fait à tes cheveux?

Elle ne répondit pas mais désigna du doigt un journal du soir qui dépassait d'une corbeille à papier.

- T'étais mieux comme ça, dit-il en renversant le filtre usagé sur la corbeille, en répandant la moitié à côté.

- En fait, je suis venue te demander ton aide.

- Ah bon. T'as besoin d'un alibi?

Cela la contraria. Elle savait qu'il plaisantait pour masquer sa gêne, comme toujours. Mais, en général, il savait s'arrêter à temps. Or, cette fois-ci, ce n'était plus drôle.

- J'étais au Grand Hôtel, ça c'est vrai. Et j'aurais du mal à expliquer aux flics comment et pourquoi, c'est vrai aussi.

Il vint s'asseoir en face d'elle. La machine à café se mit à frémir, derrière lui, et les premières gouttes tombèrent dans le récipient.

Peut-être avait-il été sensible à un accent de sincérité dans sa voix, car il arbora soudain un air sérieux.

- Tu t'es payé une nuit à l'œil, quoi? Elle opina.

- Et c'est ce type qu'a casqué? demanda-t-il en montrant le journal.

Nouveau hochement de tête.

- Sacré manque de pot. Et Västervik, alors?

Elle renversa la tête en arrière et ferma les yeux.

- Ça, j'en ai pas la moindre idée. J'ai jamais mis les pieds là-bas de ma vie. Je comprends pas ce qui se passe.

Elle le regarda à nouveau en secouant la tête.

- Sale coup.

- Ça, tu peux te le dire.

Il se gratta la barbe et secoua à nouveau la tête.

- Bon. De quoi est-ce que t'as besoin?

- Le fric de ma mère. J'ose pas aller à ma boîte postale.

Ils se regardèrent par-dessus la table. Il était au courant de cette affaire de mensualités. Et, pendant le temps qu'ils avaient vécu ensemble, il avait même contribué à les convertir jusqu'au dernier centime en produits liquides. Il se leva pour aller chercher le café et, en revenant, prit une tasse au passage. Elle n'avait plus d'anse et semblait ne pas avoir été lavée depuis la première fois qu'elle avait servi.

- T'as bouffé quelque chose, aujourd'hui?

- Non.

- Y a du pain et de la pâte à tartiner dans le frigo.

Elle se leva pour aller les chercher. Elle n'avait plus très faim mais il aurait été stupide de ne pas profiter de l'occasion. Quand elle regagna la table, il avait servi le café. Il se gratta à nouveau la barbe tandis qu'elle posait le morceau de pain et le tube de pâte.

- Je te demanderais pas ça si je pouvais faire autrement. Mais, sans ce fric, je m'en tirerai jamais.

- D'accord, dit-il en hochant la tête. Avant de continuer, il but une gorgée de café.

- Bon, je vais aller voir ce que je peux faire. Entre vieux copains...

Ils s'observèrent à nouveau. Tant qu'il serait sobre, elle pourrait compter sur lui. Et ils n'étaient pas tellement nombreux, les gens dans ce cas-là.

Mais, s'il se mettait à boire, il faudrait qu'elle y passe.

Entre vieux copains...

Aussitôt sortie de la salle, elle avait pris le chemin de l'association de Micke. Personne ne l'en avait empêchée. Sa mère devait être en train d'essayer de sauver les meubles de sa si précieuse soirée.

Elle n'avait pas mis de manteau et il faisait froid. Mais ce n'était pas grave. De légers flocons tombaient du ciel tels des confettis et elle renversa la tête pour tenter d'en gober au vol.

Elle se sentait très bien, maintenant. Toute inquiétude avait disparu. Rien n'avait plus d'importance. Elle allait retrouver Micke, rien d'autre ne comptait.

Sur le chemin, des gens en blanc lui firent des signes. Comme dans le film qu'elle avait vu à la télé le samedi précédent. Elle marchait dans un halo de lumière, un cône qui tombait du ciel et la suivait partout. Elle répondit aux signes que lui faisaient ces gens en fête et se mit à danser au milieu des flocons de neige.

La De Soto était parquée devant le garage. L'idée que Micke puisse ne pas être là ne l'avait même pas effleurée.

Maintenant, c'était elle qui contrôlait la situation.

Bien sûr qu'il était là.

Elle s'inclina devant le public qui l'avait suivie, ouvrit la porte et entra. Elle perçut aussitôt cette odeur d'huile de moteur qu'elle aimait tant et sentit la joie se répandre dans son corps.

- Micke!

Le cône de lumière la suivait toujours. Quelque chose bougea derrière les piles de pneus et elle n'eut pas le temps de s'en approcher avant que la tête de Micke ne fasse son apparition.

- Salut... Qu'est-ce que tu fais là?

Elle eut l'impression qu'il n'était pas très content de la voir et même plutôt contrarié.

- Je suis venue, dit-elle avec un sourire.

Il baissa les yeux vers quelque chose qui se trouvait hors de son champ de vision et elle eut l'impression qu'il rajustait, son pantalon.

- Euh, c'est pas vraiment le moment, tu vois. Tu peux pas revenir demain?

Demain? Pourquoi ça?

Elle avança de quelques pas. Sur le sol, derrière les pneus, était étalée la couverture à carreaux. Et, sous la couverture, était couchée Maria Johansson.

Le cône de lumière s'éteignit.

Tout entier à elle, toute entière à lui.

Rien qu'eux deux, enchaînés pour toujours l'un à l'autre.

N'importe quoi pour une seconde de ce sentiment d'intimité.

N'importe quoi.

Elle le regarda. Son visage avait disparu. Elle s'éloigna à reculons.

- Sibylla...

Elle se cogna le dos contre le mur. La porte, sur la droite. La poignée à abaisser.

Les gens en fête étaient partis et l'avaient laissée seule. Devant elle se trouvait la De Soto Firedome et ses 305 chevaux. Pas plus de quatre pas à faire, la porte n'était pas fermée à clé.

Partir de là, vite, très vite.

Elle était seule sur le bateau depuis près de deux heures, quand il revint. Elle avait passé son temps à errer comme une âme en peine, dans la coque de ce rafiot, oscillant entre la confiance et l'inquiétude, l'espoir et le désespoir.

Et s'ils surveillaient la boîte postale? Thomas saurait-il se montrer suffisamment prudent pour éviter de les amener droit vers l'endroit où elle se cachait?

Mais il n'était pas né de la dernière pluie, lui non plus. Bien sûr qu'il ferait ce qu'il fallait.

Et s'ils l'avaient arrêté? Etait-ce pour cette raison qu'il tardait tant?

Chacune des fibres de son corps attendait le bruit de ses pas et pourtant elle fut prise de panique en les entendant résonner sur le pont, au-dessus de sa tête.

Puis l'écoutille s'ouvrit.

Elle alla se dissimuler derrière la scie mécanique et ferma les yeux. Elle était prise au piège, comme dans une souricière.

Les salauds.

Mais il était seul. Il descendit l'échelle en la cherchant du regard.

- Sibylla?

Elle sortit de sa cachette.

- Pourquoi est-ce que t'as mis aussi longtemps?

Il s'avança vers la machine à café, qui était toujours allumée. Il jeta dans la corbeille à papier la goutte qui restait au fond de la tasse.

- J'ai voulu m'assurer que j'étais pas suivi.

- Et alors?

Il secoua la tête et se versa un peu de café.

- Non. Tout paraissait normal, là-bas.

Il lui tendit la cafetière sans même lui poser la question, mais elle secoua la tête. Il prit une profonde respiration qui ressemblait à s'y méprendre à un soupir et dit:

- Mais l'argent était pas là.

Elle le dévisagea, incrédule. Il reposa la cafetière.

- Qu'est-ce que tu veux dire, bon sang?

Il écarta les bras.

- La boîte était vide.

C'était sûrement un mensonge.

Pendant quinze ans, une somme de mille cinq cents couronnes avait atterri dans sa boîte postale au plus tard le 23 de chaque mois. Elle se retourna et le regarda.

- Salaud! Et moi qu'avais confiance en toi!

Ce fut à son tour d'avoir l'air incrédule.

- Qu'est-ce que tu veux dire, au juste?

Elle reconnut son regard. C'était celui qu'il avait quand il se mettait en colère, une fois ivre. Mais elle n'avait plus la force d'avoir peur.

- Il est à moi, ce fric. Il me le faut absolument!

Il se contenta d'abord de la regarder sans bouger. Puis il jeta contre la paroi la tasse de café à moitié pleine, qui fit tomber divers outils et laissa derrière elle une tache noire.

Le bruit la fit sursauter mais elle ne le lâcha pas du regard. Il prit une profonde respiration, comme s'il tentait de se concentrer, et alla regarder à l'extérieur par l'un des hublots. Puis il se mit à lui parler, le dos tourné.

- Je sais que j'ai fait des choses qu'étaient pas toujours très réglo. Mais, si tu m'accuses de t'avoir piqué ton fric, tu te fourres le doigt dans l'œil.

Il se retourna vers elle.

- Il t'est pas venu à l'idée que ta vieille avait peut-être plus très envie d'envoyer du fric à quelqu'un qui dépèce les cadavres?

Elle le regarda et, pendant que ses paroles se frayaient un chemin jusqu'à son cerveau, à travers ses conduits auditifs, elle comprit qu'il disait vrai.

Finies les aumônes.

Béatrice Forsenström considérait qu'elle avait payé sa dette.

Le vide se fit soudain en elle.

Elle s'avança lentement vers la porte, tira l'un des sièges et s'assit. Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer.

Elle était perdue.

Elle avait fait tout cela pour rien.

Pourtant, elle avait été bien décidée à y arriver. Et au moment où elle allait y parvenir, le destin était intervenu pour réduire son projet à néant.

Quand on est une perdante... Elle avait défié le système et voulu se tailler une place qui ne lui était pas destinée. Tu n'as pas honte, Sibylla Wilhelmina Béatrice Forsenström? Tu avais tout ce qu'il te fallait mais tu n'as pas eu le bon sens de t'en contenter. Ce n'était pas assez bien pour toi. Tu avais à manger à ta faim mais tu as préféré céder ta place.

Qui va à la chasse...

- Qu'est-ce qu'il y a?

Elle sentit sa main sur son épaule.

- T'en fais pas, Sibylla. Ça va s'arranger.

Bien sûr. Une fois que j'aurai fait perpète. Après, ça n'aura plus guère d'importance, hein?

- Toi, t'as besoin de boire un coup.

Elle s'efforça d'avoir l'air contente.

Oui, pourquoi pas? Rien de tel qu'une bonne cuite. S'étourdir. Oublier.

Il avait déjà sorti une bouteille entière de vodka. Elle regarda la bouteille puis son visage. Il avait à nouveau l'air calme. Elle hocha la tête.

- Merci. Pourquoi pas?

Elle eut le temps d'aller jusqu'à Vetlanda avant de se faire prendre par la police. Un feu rouge se mit à clignoter devant elle, sur la route, elle se rangea et s'arrêta. Deux agents vinrent se poster près de la vitre du conducteur et elle actionna la commande électrique. L'un d'entre eux se pencha par la portière, coupa le moteur et ôta la clé de contact. Puis il sortit le haut du corps; il resta penché vers elle et elle put voir son visage.

- Parfait... Voyons un peu ça.

Elle n'eut même pas peur. Elle ne ressentait rien.

- Tu veux bien sortir?

Il ouvrit la porte et elle sortit. Une voiture vint se ranger derrière la De Soto. Micke en descendit précipitamment et se dirigea vers elle:

- Espèce de salope! Si t'as fait quelque chose à ma bagnole, je te bute!

Maria Johansson était assise à la place du passager.

L'un des agents posa la main sur l'épaule de Micke.

- On se calme!

Micke bondit sur le siège du conducteur de la De Soto pour vérifier que tout était en ordre. Rassuré, il redescendit et l'agent lui remit les clés. Micke la regarda avec dégoût.

- T'es complètement cinglée, ma parole!

Elle sentit les agents la prendre chacun par un bras et la conduire vers une voiture de police. La main sur sa tête, ils la firent asseoir sur le siège arrière. L'un des deux monta à côté d'elle et l'autre s'installa au volant.

Ni l'un ni l'autre n'ouvrit la bouche.

- Sibylla Forsenström? C'est bien comme ça que tu t'appelles?

Pourquoi y avait-il une aussi drôle d'odeur, dans cette pièce?

- Pourquoi as-tu volé cette voiture?

Et si c'était une fuite de gaz?

- Tu as ton permis de conduire?

Et puis ces fissures, là-bas, dans le mur?

- Tu es muette?

L'homme assis en face d'elle poussa un soupir et tourna quelques feuilles de papier. Quatre hommes en noir sortirent du mur en la regardant.

- Tu ne figures pas dans nos fiches. C'est la première fois que tu fais ce genre de chose?

Les hommes en noir approchèrent. L'un d'entre eux tenait une clé à tube incandescente à la main.

- Nous allons prendre contact avec les services sociaux, mais, d'abord, il faut qu'on appelle tes parents pour qu'ils viennent te chercher.

Ils allaient la mettre en morceaux. Prélever sur elle des pièces de rechange pour les utiliser sur des modèles plus satisfaisants. Celui à la clé à tube ouvrit la bouche mais elle ne parvint pas à entendre ce qu'il disait.

Elle regarda l'homme assis en face d'elle. Son visage avait disparu. Il avait un trou qui lui perçait la tête de part en part. Elle ne voyait plus rien.

Pourquoi était-elle allongée sur le sol?

Le bruit d'une chaise qu'on poussait. Quelqu'un qui criait:

- Lasse! Lasse, viens m'aider!

Les pas de quelqu'un qui accourait.

- Je sais pas ce qui lui a pris. Appelle une ambulance.

Elle fut réveillée par un coup de pied dans les côtes. Pas très violent, mais assez pour la tirer de sa torpeur.

Thomas était debout à côté d'elle, en slip, et il ne lui fallut qu'une seconde pour se rendre compte de deux choses.

Il était ivre et, dans l'une de ses mains, il tenait vingt-neuf mille couronnes.

Elle porta instinctivement la main à sa poitrine, à l'endroit où se trouvait la pochette. Mais tout ce qu'elle sentit fut sa propre peau. Elle était nue.

Il ricana et tendit l'autre main, qui tenait la pochette.

- C'est ça que tu cherches?

Elle déglutit péniblement. Sa bouche était sèche comme de l'amadou. Cela faisait des années qu'elle n'avait pas bu d'alcool pur. D'après ses souvenirs, elle n'en avait pas pris beaucoup, mais elle vit que la bouteille posée sur la table était vide.

- Sale pute! Tu m'envoies à la poste et tu chiales parce que t'as pas de fric!

Elle s'efforça de réfléchir. Son soutien-gorge était posé à côté d'elle et elle tendit la main, mais il fut plus prompt. Un rapide mouvement du pied et le sous-vêtement se retrouva hors de sa portée. Elle tenta de se couvrir avec son sac de couchage.

- Sois gentil, Thomas...

Ses yeux se réduisaient à de minces fentes.

- Comment t'as pu m'envoyer là-bas? Tu comprends pas que j'aurais pu me faire pincer? Alors que tu te balades avec une fortune autour du cou!

Il froissa les billets dans sa main.

- C'est mes économies, murmura-t-elle.

- Tiens donc.

- Oui, pour acheter une maison.

Tout d'abord, il se contenta de la regarder. Puis il se rejeta en arrière et éclata de rire. Il faillit perdre l'équilibre et dut se retenir à l'échelle pour ne pas tomber à la renverse. Cela ne fit bien entendu que renforcer sa colère. Avant qu'il ait le temps de dire quoi que ce soit, elle ouvrit le sac de couchage.

- Thomas, dit-elle aussi doucement qu'elle le put. Faut pas qu'on se dispute pour ça. Je voulais te le montrer, cet argent.

Elle avait mal au cœur. Quant à lui, il se tenait toujours à l'échelle mais avait du mal à rester sur ses jambes.

- Je suis venue ici parce que j'avais envie de te revoir.

Il regarda ses seins. Elle eut l'impression que ses yeux étaient des mains et elle dut réprimer un frisson involontaire. Il lâcha la pochette, qui tomba sur le sol. Elle tenta de sourire. D'un geste négligent il balaya ses espoirs, éparpillant les billets qui tombèrent sur le sol, dans la sciure, en virevoltant.

Puis il se jeta sur elle et elle pria le ciel que cela aille vite.

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