Elle se réveilla en entendant quelqu'un cogner à la porte. Prise de court, elle se leva et se mit à chercher ses vêtements. Bon sang, comment avait-elle pu laisser passer l'heure? Le radioréveil indiquait neuf heures moins le quart. Toute la question était de savoir si Grundberg avait compris qu'elle l'avait mené en bateau ou s'il s'était réveillé avec une érection encore plus pénible que d'habitude.

- Un instant!

Elle se précipita dans la salle de bains et rassembla en hâte ses vêtements.

- Ouvrez, s'il vous plaît. Je voudrais vous poser quelques questions.

Merde alors. Ce n'était pas Grundberg, c'était une voix de femme. Sans doute un membre du personnel qui l'avait reconnue, malgré sa nouvelle perruque.

Merde. Merde. Merde.

- Je ne suis pas encore habillée.

Pas de réponse. Elle traversa rapidement la chambre et alla regarder par la fenêtre. Impossible de quitter l'hôtel par là.

- C'est la police. Si vous voulez bien avoir l'amabilité de vous dépêcher.

La police! Bon sang de merde!

- Je suis presque prête. Dans une ou deux minutes.

Elle alla coller l'oreille à la porte et entendit des pas qui s'éloignaient. Juste devant son nez était affiché un petit avis plastifié indiquant les issues de secours. Elle l'étudia soigneusement tout en attachant l'épingle de nourrice de sa jupe. D'après son numéro de chambre, elle n'était qu'à deux portes de l'escalier de secours. Elle entrouvrit prudemment et regarda dans le couloir. Personne. Sans hésiter, elle ouvrit en grand, sortit dans le couloir et referma la porte en faisant aussi peu de bruit que possible. L'instant d'après, elle se trouvait dans un petit escalier qu'elle dévala vers ce qu'elle espérait être une issue donnant sur la rue. C'est alors qu'elle s'aperçut qu'elle avait oublié sa mallette dans sa chambre, la 312. Elle s'arrêta brusquement, hésita une seconde, mais finit par comprendre qu'elle devait y renoncer. Ainsi qu'à la perruque restée accrochée dans la salle de bains. 740 balles de perdues. Elle avait espéré que cet investissement lui vaudrait plusieurs nuits de sommeil tranquille. Et elle n'avait même pas eu le temps de prendre le savon et les petits flacons de shampooing.

En bas de l'escalier, elle se trouva devant une porte métallique surmontée de la lampe verte indiquant les issues de secours. Elle actionna le mécanisme, entrebâilla la porte et regarda à l'extérieur. Une voiture de police était parquée à une vingtaine de mètres de là, mais elle était vide, et elle puisa en elle le courage d'oser sortir dans la rue. Elle regarda autour d'elle et comprit qu'elle se trouvait sur l'arrière du Grand Hôtel. Dans Stallgatan, la circulation était arrêtée et, sans avoir l'air trop stressée, elle put se faufiler entre les voitures et traverser Blasieholmtorg. Parvenue à Arsenalgatan, elle prit à droite, passa devant le restaurant Berns et gagna Hamngatan. Apparemment, elle n'était pas suivie, mais, pour plus de sûreté, elle traversa Norrmalmstorg et enfila Biblioteksgatan. Là, elle réduisit l'allure et, en passant devant le salon de thé, elle décida d'y entrer et de rassembler ses idées.

Elle prit place à une table située aussi loin de la vitrine que possible et s'efforça de se calmer.

Jamais sans doute elle ne l'avait autant échappé belle, depuis qu'elle avait commencé à s'offrir ces nuits gratuites. Le Grand Hôtel était donc à rayer de ses tablettes pour un bon moment. Ce qu'elle n'arrivait pas à comprendre, c'était comment Grundberg s'était aperçu de la supercherie. Peut-être un membre du personnel l'avait-il reconnue et avait-il informé sa victime par téléphone? Mais pourquoi l'avoir laissée passer la nuit tranquille, alors? Elle ne parviendrait jamais à comprendre et cela valait aussi bien, après tout.

Elle regarda autour d'elle.

Plusieurs personnes prenaient leur petit déjeuner et elle regretta de ne pas avoir d'argent sur elle.

C'est alors qu'elle ressentit une douleur à la gorge. Elle se demanda si elle n'avait pas un peu de fièvre, aussi, et se tâta le front. Difficile à dire.

Elle chercha la date du jour sur sa montre, mais celle-ci s'était à nouveau arrêtée. Il est vrai qu'elle la portait depuis sa communion, dix-sept ans auparavant. Un cadeau de papa et maman, avec leurs souhaits de bonheur et de réussite.

Tiens.

Mais, après tout, elle était relativement heureuse, maintenant qu'elle avait décidé de tenter de faire quelque chose de sa chienne de vie et commençait à croire qu'elle allait y arriver. En tout cas, elle était beaucoup plus heureuse que lorsqu'elle était la fille bien élevée d'un directeur de société. Elle avait d'abord cessé d'être bien élevée, même si elle n'avait pas vraiment compris comment cela s'était passé. Lorsque ses autres défauts étaient apparus au grand jour, au foyer, la patience avait atteint ses limites et elle avait dû cesser d'être fille de directeur de société, également.

Mais chaque mois, tous les ans, une enveloppe blanche sans mention d'expéditeur atterrissait dans une boîte postale de Drottninggatan. Et, chaque mois, elle contenait exactement mille cinq cents couronnes.

Jamais un mot ou une demande de nouvelles. Sa mère s'achetait ainsi une bonne conscience, comme avec les enfants du Biafra.

Quant à son père, sans doute ignorait-il tout de ces versements.

À déduire, le montant de la location de la boîte postale: 62 couronnes. Par mois.

Une jeune serveuse portant un anneau dans le nez vint lui demander ce qu'elle désirait. Elle aurait aimé commander quelque chose, si elle avait eu de l'argent. Elle se contenta de secouer la tête, de se lever, de sortir dans Biblioteksgatan et de prendre la direction de la gare centrale. Il fallait qu'elle change de vêtements.

Elle était au milieu de Norrmalmstorg lorsqu'elle vit l'affichette jaune à gros caractères noirs. Mais elle dut la relire trois fois avant de comprendre vraiment ce qui était marqué dessus:

Dernière minute:

Crime bestial, cette nuit, au Grand Hôtel

TT (Agence de presse, équivalent de l'AFP (N.d.T.)), Stockholm

Tard hier soir, un homme a été assassiné dans sa chambre, au Grand Hôtel. L'homme, qui venait d'une ville du centre du pays, était en voyage d'affaires et logeait dans l'établissement depuis deux nuits. D'après le personnel, il devait quitter Stockholm dans le courant de la journée de vendredi. La police garde le silence sur les circonstances de ce meurtre, révélant seulement que le cadavre a été trouvé, peu après minuit, par un membre du personnel. Un pensionnaire avait alors attiré son attention sur des taches de sang devant la porte. D'après la police, le corps porte des traces de profanation.

La police ne dispose pas encore de piste mais elle espère que les diverses investigations menées auprès du personnel et des pensionnaires de l'hôtel permettront de faire la lumière sur cette affaire. À l'heure où nous mettons sous presse, les constatations sur place ne sont pas encore terminées et le Grand Hôtel est toujours, pour l'instant, interdit au public. Au cours de la matinée, le corps sera transféré à l'institut médico-légal de Solna pour autopsie. On s'attend à ce que l'audition du personnel et des éventuels témoins prenne toute la journée. Ce n'est qu'ensuite que l'hôtel pourra redevenir accessible au public.

C'était tout.

Une photo pleine page montrait le Grand Hôtel et le reste de l'article évoquait d'autres cas de meurtres suivis du dépeçage du cadavre ayant été commis en dehors de la Suède ces dix dernières années, le tout soigneusement illustré au moyen d'images des victimes, avec leur nom et leur âge.

C'était donc pour cela qu'on était venu frapper à sa porte. Elle fut plus que reconnaissante d'avoir réussi à filer. Sinon, comment aurait-elle pu expliquer sa présence dans l'un des hôtels les plus coûteux de Stockholm? Alors qu'elle n'avait pas de quoi se payer une tasse de café dans un salon de thé. Comment pourrait-elle leur faire admettre qu'à intervalles réguliers elle s'offrait une nuit dans un vrai lit? Toujours aux dépens de quelqu'un qui s'en apercevait à peine. Elle était certaine que personne ne comprendrait cela. Personne n'ayant eu l'occasion d'en faire l'expérience personnelle.

- On n'est pas dans une bibliothèque, ici. Tu le veux, ce journal, ou pas? lui demanda l'homme qui tenait le kiosque.

Elle ne répondit pas et se contenta de reposer bruyamment le journal à sa place.

Il faisait froid et elle avait vraiment mal à la gorge. Elle se dirigea vers la gare centrale, car elle avait besoin d'argent et il restait encore deux jours avant que le mandat suivant n'atterrisse dans sa boîte postale: elle ne pourrait donc pas le toucher avant le lundi.

Près de la consigne de la gare se trouvait un changeur de monnaie automatique. Elle appuya à plusieurs reprises sur le mécanisme.

- Allons bon, qu'est-ce qui se passe?

Elle avait pris soin de parler assez fort pour que personne, autour d'elle, ne puisse éviter de l'entendre. Elle appuya à nouveau plusieurs fois, poussa un soupir et regarda autour d'elle. Le préposé à la consigne la regarda. Elle alla le trouver.

- Y a un problème? demanda-t-il.

- Il ne fonctionne pas, votre appareil. Il a pris mon billet de cent mais ne m'a pas rendu la monnaie. Et mon train part dans huit minutes...

L'homme appuya sur un bouton et le tiroir-caisse tinta.

- Encore. C'est déjà arrivé plusieurs fois. Sacré coup de pot.

Il compta dix billets de dix couronnes et les posa dans la paume qu'elle lui tendait.

- Tenez. Comme ça, vous pourrez le prendre, votre train.

Elle le remercia d'un grand sourire et fourra l'argent dans son sac à main.

Heureusement, elle avait pris soin de mettre la clé de la consigne automatique dans la poche de sa veste et non dans la mallette qu'elle avait oubliée à l'hôtel.

Après avoir retiré son sac à dos elle entra dans les toilettes publiques et, quelques minutes plus tard, en ressortit, en jeans et blouson, bien décidée quant à la conduite à tenir: une nuit chez les Johansson, pas moyen de faire autrement.

En chemin vers les jardins ouvriers d'Eriksdal, elle acheta une boîte de haricots, du pain, deux pommes, une bouteille de boisson gazeuse et une tomate fraîche. Les premières gouttes de pluie se mirent à tomber au moment où elle traversait Eriksdalsgatan. Ces derniers jours, le ciel avait été d'un gris de plomb et celui-ci ne faisait pas exception à la règle.

Les cabanes avaient l'air désertes et elle fut heureuse que le temps maussade n'ait pas incité les propriétaires à venir travailler dans leur jardin. Le moment n'était peut-être pas encore venu. Même s'il n'y avait plus de neige depuis longtemps, le sol était sans doute encore gelé.

Elle n'était jamais venue là au milieu de la journée. Elle prenait des risques, c'était évident, mais elle était lasse et démoralisée et avait besoin d'être un peu en paix. Elle était sûre d'avoir de la fièvre, maintenant.

La clé était dans le bac à fleurs suspendu, comme d'habitude. Le géranium qui le décorait l'été précédent n'était plus là, mais la clé restait dissimulée au même endroit. C'était là qu'elle avait commencé par chercher lorsqu'elle était venue la première fois, près de cinq ans auparavant.

Kurt et Birgit Johansson, les heureux propriétaires de ce jardin, ne se doutaient nullement qu'ils hébergeaient Sibylla. Elle prenait toujours grand soin de laisser les lieux dans l'état où elle les avait trouvés et surtout de ne rien casser. Si elle avait choisi leur cabane, c'était d'abord à cause de la clé mais aussi du fait que leurs meubles de jardin étaient pourvus de coussins d'une épaisseur inhabituelle sur lesquels on pouvait dormir confortablement et qu'ils avaient en outre le bon goût de laisser dans leur petit paradis un poêle à mazout équipé d'une plaque chauffante. Elle avait soigneusement observé leurs habitudes et savait qu'ils venaient surtout pendant l'été. Sauf malchance extraordinaire, elle pourrait rester là plusieurs jours, en paix.

L'intérieur de la cabane était froid et humide. Bien que ce fût l'une des plus grandes du voisinage, elle ne comportait qu'une seule pièce d'environ dix mètres carrés. Le long du mur du fond étaient placés deux placards de cuisine et un petit évier en zinc. Elle ouvrit l'un des placards pour vérifier que le seau était toujours à sa place, sous le tuyau d'évacuation sectionné.

Près de la fenêtre se trouvait une petite table pour deux personnes, à la peinture écaillée, avec une chaise de cuisine de chaque côté. Les rideaux à fleurs étaient couverts de chiures de mouches. Elle les tira, prit un bougeoir métallique sur l'étagère et l'alluma. Comme elle grelottait, elle remonta jusqu'au menton la fermeture Éclair de son blouson et se dirigea vers le poêle. Le bidon était presque vide et, un peu plus tard dans la journée, il faudrait qu'elle aille le remplir à la station-service. Après avoir allumé le poêle, elle sortit une coupe du placard, y mit les pommes et la tomate et la posa sur la table. La vie lui avait appris à apprécier les petites choses de l'existence, et l'une de celles-ci consistait à se donner l'illusion d'un peu de confort douillet. Elle sortit son sac de couchage du sac à dos et plaça les gros coussins sur le sol. Mais ils étaient humides et elle dut étendre son tapis de sol dessus avant de se glisser dans le sac.

Les bras sous la tête, elle observa les lattes du plafond et décida d'oublier le Grand Hôtel. Personne ne savait qu'elle y était allée et il serait encore plus difficile de percer à jour son identité.

S'étant ainsi débarrassée de ses inquiétudes et de tout mauvais pressentiment, elle se laissa lentement aller à un long sommeil réparateur.

Dès qu'elle entendit frapper de cette façon impérative à la porte de la classe, elle sut qui se trouvait de l'autre côté.

C'était en cours de géographie, en classe de cinquième, et tous les élèves avaient les yeux braqués sur la porte fermée.

- Entrez.

L'institutrice poussa un soupir et posa le livre qu'elle tenait à la main. Béatrice Forsenström ouvrit et entra.

Sibylla ferma les yeux.

Elle savait que l'institutrice n'aimait pas plus qu'elle ces visites impromptues de sa mère. Ces brèves apparitions qui perturbaient la concentration des élèves et se terminaient toujours par la demande d'un traitement de faveur pour Sibylla.

Cette fois-ci, il s'agissait de la vente des couronnes de Noël. Plusieurs parents d'élèves s'étaient réunis, un jeudi soir, et avaient tressé des couronnes et confectionné divers petits objets que les élèves devaient ensuite aller vendre en faisant du porte-à-porte, afin de réunir l'argent du voyage scolaire du printemps.

Béatrice Forsenström n'avait pas été au nombre de ces parents. Ce genre d'activités collectives n'était pas fait pour elle et passer tout un jeudi soir à ces bêtises bonnes pour des paysans était au-dessous de sa dignité - de même qu'il était au-dessous de celle de sa fille d'aller les vendre. Il était totalement exclu qu'elle aille frapper aux portes comme une mendiante. Elle avait donc fait une boule du mot que Sibylla avait rapporté de l'école et l'avait jeté à la corbeille.

- Combien attend-on que chaque élève rapporte de ce porte-à-porte? demanda-t-elle sur un ton sans ambiguïté.

L'institutrice alla s'asseoir derrière son bureau.

- Cela dépend, dit-elle. Je ne sais pas vraiment combien nous pouvons espérer réunir.

- Je serai heureuse de le savoir le moment venu, car ma fille ne participera pas à cette vente.

L'institutrice regarda Sibylla. Celle-ci baissa les yeux vers le livre ouvert sur son bureau, dans lequel étaient énumérées les rivières de Suède.

- Je crois que les enfants aiment beaucoup cela, tenta de dire l'institutrice.

- C'est possible, mais ce n'est pas le cas de Sibylla. C'est pourquoi je remettrai moi-même la somme dès que je saurai à combien elle se monte.

- Mais c'est justement pour que les parents ne soient pas obligés de verser de l'argent pour le voyage du printemps que nous avons pris cette initiative.

Béatrice Forsenström eut soudain l'air ravie. Sibylla comprit qu'elle était parvenue à piéger l'institutrice et que cela allait lui fournir l'occasion de dire le fond de sa pensée sur ce genre de choses.

Elle ferma les yeux.

- Je dois dire que je trouve étonnant que l'école prenne ce genre de décisions sans que tous les parents puissent donner leur avis. Certains d'entre eux estiment peut-être que c'est une bonne solution, étant donné les circonstances, mais pour ma part je préfère payer pour ma fille si besoin est. À l'avenir, mon mari et moi aimerions être consultés avant que soient prises des décisions qui valent pour tous les élèves.

L'institutrice ne répondit pas.

Sibylla entendit sa mère tourner les talons et sortir.

Elle qui devait aller avec Erika. L'institutrice les avait réparties par groupes de deux, pour que personne ne soit oublié, et Sibylla attendait ce moment depuis une semaine.

La porte s'était à peine refermée qu'une voix s'éleva.

- Madame! Je trouve que c'est pas juste si Sibylla n'est pas obligée de faire comme les autres.

- Est-ce que je pourrai aller avec Susanne et Eva, à la place? demanda Erika.

Torbjörn, assis juste devant Sibylla, se retourna vers elle.

- Si t'es aussi riche que ça, tes parents ont qu'à payer tout le voyage.

Elle sentit ses yeux la piquer. Elle ne détestait rien tant que de se trouver soudain exposée aux regards de tous.

- Bon. Si on allait en récréation?

Les chaises raclèrent le sol et, lorsque Sibylla leva à nouveau les yeux, elle était seule dans la salle de classe avec l'institutrice, qui était restée derrière son bureau.

Celle-ci eut un petit sourire, accompagné d'un soupir, à l'adresse de Sibylla, qui sentit son nez couler et fut obligée de renifler pour ne pas que sa morve tombe sur le bureau.

- Je suis navrée, Sibylla, mais je ne peux rien faire.

Sibylla hocha la tête, avant de la baisser à nouveau. Ses yeux s'humectèrent et la planche décorative fixée au mur se brouilla.

L'institutrice approcha et vint poser la main sur son épaule.

- Tu peux rester en classe pendant la récréation, si tu veux.

Elle éprouva un sentiment de malaise, à son réveil. Elle avait dû faire un mauvais rêve. Sa gorge était enflée et elle avait mal quand elle avalait.

Le poêle était éteint et elle décida d'aller acheter un peu de mazout. Elle avait déjà son blouson sur elle, il lui suffisait de passer ses grosses chaussures. Celles-ci étaient glaciales et le froid se communiqua à ses jambes. Elle souleva le bord du rideau et regarda à l'extérieur. Tout semblait encore désert aux alentours. En sortant, elle prit une pomme dans la coupe, au passage. Il ne pleuvait plus mais le ciel était si gris qu'il était étrange que la lumière parvînt à filtrer à travers les nuages. Elle sortit sur le petit perron, et tira la porte derrière elle.

Le petit jardin avait été bien préparé pour l'hiver. Ses propriétaires n'avaient pas ménagé leur peine pour suivre les instructions du manuel de jardinage. Toutes les fleurs fanées avaient été coupées et jetées sur le tas de fumier, près de la clôture, et les plates-bandes recouvertes de rameaux de sapin. Sans doute était-ce là que les plantes les plus délicates des Johansson avaient passé l'hiver.

- Vous cherchez quelqu'un?

Elle sursauta et se retourna. L'homme se tenait de l'autre côté de la clôture, avec quelques brindilles à la main, dans la direction que l'on ne pouvait voir de la fenêtre de la cabane.

- Bonjour. Vous m'avez fait peur!

Il l'observait d'un regard soupçonneux. L'expérience lui avait enseigné que le parc d'Eriksdal était à certaines périodes un repaire de drogués et c'est pourquoi elle décida d'adopter un profil bas.

- Kurt et Birgit m'ont demandé de m'occuper un peu de leur cabane, pendant qu'ils sont aux Canaries.

Elle alla lui serrer poliment la main par-dessus la clôture. C'était peut-être un peu risqué de parler des Canaries, mais il était trop tard pour revenir en arrière.

- Je m'appelle Monika. Je suis la nièce de Birgit.

Il prit la main qu'elle lui tendait et se présenta à son tour.

- Uno Hjelm. Excusez-moi, mais on se donne un coup de main pour surveiller. Y a tellement de types bizarres qui rôdent par ici.

- Oui, je sais. C'est pour ça qu'ils m'ont demandé de venir jeter un coup d'œil.

Il hocha la tête et elle vit qu'il avait avalé ce gros mensonge.

- Alors comme ça, ils sont partis aux Canaries. Ils m'en ont rien dit, la semaine dernière, les cachottiers.

Pas étonnant.

- Ça les a pris brusquement. Ils ont eu une occasion, un voyage soldé.

Il leva les yeux vers le ciel.

- Eh bien, j'espère que le temps est plus beau là-bas qu'ici. Ce ne serait pas une mauvaise idée de fiche le camp quelques jours.

- Ah ça non, alors.

Il parut s'absorber dans des rêves de voyage et elle saisit l'occasion pour mettre fin à la conversation.

- Je vais faire une petite promenade, mais je repasserai un peu plus tard.

- Très bien. Je ne sais pas si je serai toujours là. Je ne vais pas tarder à m'en aller; il n'y avait pas grand-chose à faire, en réalité.

Sur un dernier signe de tête, elle se dirigea vers la petite barrière. Il ne restait plus qu'à espérer que Kurt et Birgit ne jugent pas bon de se pointer pendant qu'elle se rendait à la station-service.

Sinon, monsieur Hjelm risquait de se poser des questions.

Elle marcha aussi vite qu'elle le put. D'après ce qui était marqué sur l'étiquette de son sac de couchage, celui-ci était efficace jusqu'à moins quinze degrés. Pourtant, elle était frigorifiée, après son petit somme. Elle regretta de ne pas avoir de pastilles contre le mal de gorge. Pourquoi pas aller en demander chez les sœurs de charité?

Elle était presque arrivée à la station-service, lorsqu'il se remit à pleuvoir. Les vêtements mouillés étaient très difficiles à faire sécher et elle courut se mettre à l'abri sous l'auvent. Dommage qu'elle n'ait pas de parapluie pour le retour. Mais, par un temps pareil, il faudrait attendre pour aller chez les bonnes sœurs.

Près de la porte de la station étaient apposées les affichettes des journaux du soir. Elle y jeta un coup d'œil en passant. L'une d'entre elles était jaune et ne contenait que quelques mots répartis sur deux lignes. Mais ils suffirent pour la faire stopper net.

Crime du Grand Hôtel

La police recherche une mystérieuse femme

Elle n'eut pas de mal à reconnaître l'homme qui figurait sur la photo accompagnant ce titre: c'était Jörgen Grundberg.

- Il faut vraiment que tu soulèves la question en ce moment précis? demanda Béatrice Forsenström. Mets plutôt ta robe.

Sibylla était assise sur le lit, en sous-vêtements. Elle avait pris son courage à deux mains et choisi soigneusement son moment. S'il y avait un instant où il était possible que sa mère cède, c'était bien lorsqu'elle s'apprêtait à partir pour la fête de Noël de l'entreprise. Elle était toujours de bonne humeur, alors. Pleine d'ardeur et d'espoir, elle courait partout dans la maison pour que tout soit parfait. C'était l'un des rares moments de l'année où elle pouvait faire étalage de sa richesse et en jouir, car ce n'était pas chose facile, dans un coin perdu comme Hultaryd.

- Dis, est-ce que je peux aller avec les copines, pour la vente. Un jour, seulement?

Elle mit la tête de côté pour avoir encore un peu plus l'air d'implorer. Peut-être cela pourrait-il inciter sa mère, en ce grand moment, à faire preuve de magnanimité et accéder à son désir.

- Mets tes chaussures noires, répondit sa mère en se dirigeant vers la porte.

Sibylla avala sa salive. Il fallait qu'elle essaye encore une fois.

- Dis...?

Béatrice Forsenström s'arrêta sur le chemin de la porte et se retourna. Elle regarda sa fille en fronçant les sourcils.

- Tu n'as pas entendu ce que je t'ai dit? Je ne veux pas que ma fille aille quémander aux portes pour participer à un malheureux voyage scolaire. Si vraiment tu tiens à y aller, ton père et moi nous paierons ce que cela coûtera. Et je trouve que tu devrais faire preuve d'un peu de gratitude, plutôt que de me faire une scène juste au moment où nous nous apprêtons à partir pour la fête de Noël de l'entreprise de ton père.

Sibylla baissa les yeux et sa mère quitta la pièce.

Cela signifiait que la discussion était close. Comme toujours. Comme s'il y en avait vraiment eu une. Tenter de remettre en question une décision de sa mère était déjà à la limite de l'insolence et elle savait qu'elle aurait à le payer au cours de la soirée. Elle était parvenue à faire perdre sa bonne humeur à sa mère. Or, on ne le faisait pas impunément.

Cela ne présageait rien de bon. Les choses allaient déjà assez mal comme cela.

La fête de Noël de la société Forsenström était un événement et Sibylla l'attendait avec autant d'impatience que si elle devait aller se faire plomber une dent. À cette occasion, monsieur et madame Forsenström faisaient étalage de leur générosité en offrant un repas aux membres du personnel et à leur famille. La participation de Sibylla s'imposait et elle devait bien entendu prendre place à la table d'honneur, sur la petite estrade dressée dans la salle polyvalente de la localité. Nul autre enfant qu'elle n'avait le droit de s'y trouver. Tous les autres étaient relégués à une table à part et la distance entre elle et eux était encore plus grande que d'habitude, lors de cette fête.

La robe posée sur le lit semblait lui ricaner au nez. Sa mère l'avait achetée dans une belle boutique de Stockholm et il ne serait jamais venu à l'idée de Sibylla de demander la permission de ne pas aller à la fête de Noël. On ne pouvait tout de même pas attacher d'importance au fait qu'elle avait douze ans et que toutes les autres filles de son âge seraient en jeans et pull à col en V de marque Fruit of the Loom. Sa place était sur cette estrade, pour contempler la masse aux côtés de ses parents.

Elle enfila sa robe et se regarda dans la glace. Elle lui bridait la poitrine, qui avait commencé à pousser. La soirée promettait d'être affreuse.

- N'oublie pas de mettre tes broches à cheveux bleues, lui cria sa mère. Gun-Britt n'aura qu'à t'aider.

Une heure plus tard, les deux broches à leur place, elle était assise sur l'estrade, entre le directeur des ventes de la firme et sa femme, qui sentait mauvais. Elle ne cessait de lorgner du côté de la table des jeunes, tout en répondant poliment aux questions mielleuses de ses voisins de table sur la façon dont cela marchait, à l'école. Elle sentait que sa mère l'observait à intervalles réguliers et elle se demandait de quelle façon celle-ci avait l'intention de lui faire payer de s'être montrée récalcitrante.

Elle dut attendre le dessert pour avoir la réponse.

- Sibylla. Tu vas nous chanter quelque chose, n'est-ce pas?

Un gouffre s'ouvrit sous sa chaise.

- Mais maman, il faut vraiment...?

- Tu n'as qu'à choisir une des chansons de Noël que tu connais.

Le chef des ventes eut un sourire d'encouragement.

- Oui, ce serait très bien. Sainte nuit ou quelque chose comme cela.

Elle savait qu'elle ne pourrait y échapper. Elle regarda autour d'elle. Les yeux de tous les convives étaient braqués vers elle et l'impatience s'y lisait. Quelqu'un se mit à frapper dans ses mains et la nouvelle ne tarda pas à se répandre dans la salle que Sibylla Forsenström allait chanter. À la table des jeunes, tous les visages se tournèrent vers l'estrade et on se mit à scander son nom pour l'obliger à se lever:

- Si-byl-la! Si-byl-la! Si-byl-la!

- Tu aimes vraiment te faire prier, dit sa mère. Tu vois bien que tout le monde attend.

Elle repoussa lentement sa chaise et se mit debout. Dans la salle, le tumulte s'apaisa et elle prit sa respiration pour en avoir fini le plus vite possible.

- On voit rien! s'écria quelqu'un à la table des jeunes. Monte sur ta chaise!

Elle regarda sa mère d'un air de supplication, mais celle-ci se contenta d'un petit geste de la main pour signifier qu'elle avait la permission.

Ses jambes tremblaient et elle avait peur de perdre l'équilibre. Elle regarda dans la direction de la table des jeunes et ne put éviter de remarquer le sourire moqueur qui s'affichait sur tous les visages. Cela promettait d'être le grand moment de la soirée.

Elle prit à nouveau sa respiration et se mit à chanter d'une voix qui tremblait. Dès le début, elle se rendit compte qu'elle avait attaqué beaucoup trop haut et que les notes aiguës de la fin seraient impossibles. C'est ce qui se produisit. Elle se mit à chanter faux, sous les ricanements étouffés de la salle, qui la frappèrent comme des coups de fouet. Elle se rassit, le visage écarlate, et, au bout de quelques secondes, le chef des ventes se mit à applaudir. Les autres se laissèrent convaincre, après une certaine hésitation. Elle croisa le regard de sa mère, par-dessus la table, et vit que le châtiment était terminé.

Elle allait la laisser en paix, maintenant.

Sur le chemin du retour, le père exprima sa satisfaction à propos du déroulement de la soirée. Sa femme hocha la tête pour l'encourager et le prit par le bras. Sibylla marchait quelques pas derrière eux et venait de s'arrêter pour ramasser une pierre qui lui paraissait très belle. Sa mère se retourna.

- Eh bien, tu as fini par te laisser faire, en définitive.

Mais Sibylla n'était pas dupe. Elle attendit la suite.

- Dommage, seulement, que tu aies chanté faux, à la fin.

Elle ne ramassa pas la pierre.

Sa première pensée fut: Bon sang de merde. Ce type qui lui avait fait l'effet d'être parfait. Elle comprit qu'elle avait en fait posé le pied sur une mine qui allait lui exploser au visage. Bien entendu, la police allait concentrer ses recherches sur cette mystérieuse femme avec qui il avait dîné et à qui il avait ensuite payé sa chambre de façon très chevaleresque. Il était impossible que la femme dont parlait le journal ne soit pas elle. Pas plus qu'il n'était pensable que quelqu'un coure derrière elle dans la rue pour lui demander si elle ne voulait pas d'une belle maison blanche dans l'archipel de Stockholm.

Sa première réaction fut la colère. Sans hésiter, elle entra dans la station-service, prit un journal d'un geste rageur et l'ouvrit à la page du milieu. Quelques mots s'y détachaient en gros caractères noirs:

L'assassin a profané le corps de sa victime.

À côté, une grande photo de Jörgen Grundberg, souriant de toutes ses dents.

D'après certaines sources non confirmées, le meurtrier a incisé le tronc de sa victime et prélevé divers organes. Il semble aussi qu'on ait retrouvé près du cadavre un symbole religieux. La police estime donc avoir affaire à un meurtre rituel.

- C'est horrible, hein?

Sibylla leva les yeux. L'homme qui se tenait à la caisse désigna le journal d'un signe de tête afin de faire comprendre de quoi il parlait. Elle opina du chef.

- Huit couronnes... Ce sera tout?

Elle hésita. Huit couronnes, c'était beaucoup d'argent, pour un peu de papier. Elle plongea la main dans sa poche.

- Il me faut du mazout, aussi.

L'homme désigna une étagère. Elle suivit son geste et alla prendre une bouteille.

Quand elle eut payé, il lui resta dix-neuf couronnes.

Lorsqu'elle revint à la cabane, Hjelm était parti. Elle claqua la porte derrière elle et ouvrit le journal. Au bout de quatre lignes, elle sut que c'était elle que la police recherchait.

Qui était cette mystérieuse femme en compagnie de qui Jörgen Grundberg avait été vu, dans le restaurant français, la veille au soir et qui avait réussi à passer à travers les mailles du filet ce matin même? Toutes les personnes susceptibles de fournir des renseignements permettant de l'identifier étaient priées de se faire connaître auprès du service concerné, dont le numéro de téléphone était clairement indiqué.

Elle eut une curieuse sensation dans le ventre et il ne lui fallut que quelques secondes pour comprendre à quoi elle était due: elle se sentait menacée.

Que faire? Le plus simple était peut-être d'appeler ce numéro et de dire qu'elle n'avait rien à voir avec toute cette affaire. Mais elle serait obligée de se faire connaître et c'était risqué. Ils n'auraient plus qu'à taper son numéro national d'identification sur un clavier d'ordinateur pour découvrir qu'elle n'avait pas vraiment d'existence légale. Ce serait la meilleure façon d'éveiller leur méfiance. Or, tout ce qu'elle désirait, c'était qu'on lui fiche la paix. Qu'on la laisse se tirer d'affaire sans rien demander à personne. C'était ce qu'elle faisait depuis près de quinze ans et, jusque-là, personne ne s'était enquis d'elle.

Elle préférait aussi que les petites libertés qu'elle prenait avec les lois n'apparaissent pas publiquement. Elle n'était pas méchante et choisissait en général ses victimes parmi les riches. Il se trouvait seulement qu'elle n'avait jamais réussi à s'adapter aux normes en usage dans la société et elle vivait depuis si longtemps en marge qu'elle ne pourrait plus rien y changer, dorénavant.

Elle n'avait pas sa place dans le système.

Elle tentait uniquement de survivre, à ses propres conditions. Mais elle n'osait pas penser à ce que la presse pourrait faire de l'histoire de sa vie. Elle n'en était pas très fière, à vrai dire, mais le diable emporte celui qui voudrait s'en mêler et donner son opinion à ce sujet. Ceux qui n'avaient pas connu ce qu'elle avait vécu ne pourraient jamais comprendre pourquoi les choses avaient tourné ainsi. Mais c'était un fait accompli, maintenant, et tout ce qu'elle pouvait faire était de tirer le meilleur parti possible de la situation. Car qui pourrait comprendre cela? Elle qui était née avec une cuiller d'argent dans la bouche.

- Mais, Henry, je ne peux pas l'emmener avec moi. Tu sais bien ce qui s'est passé la dernière fois.

Béatrice Forsenström devait se rendre en visite chez sa mère et ses tantes, à Stockholm. Monsieur Forsenström n'avait guère de sympathie envers elles et c'était réciproque. La mère de Sibylla allait donc les voir seule, en général. Peut-être s'était-elle vraiment mariée par amour. Mais, dans ce cas, cela avait été contre la volonté de ses parents. La société que dirigeait Henry Forsenström n'était pas assez prestigieuse pour la famille Hall, dans son bel appartement des quartiers chic de la ville. Un parvenu reste un parvenu, surtout aux yeux de ceux qui peuvent faire étalage de quartiers de noblesse. On souhaitait donc du sang bleu, en cas de mariage. Et que diable leur fille irait-elle faire à Hultaryd, ce trou perdu au fin fond du Småland? Mais fais-en à ta tête. Seulement, ne viens pas te plaindre quand tu verras que nous avions raison.

Tout cela, Sibylla l'avait compris simplement en dînant chez sa grand-mère maternelle, à Stockholm, et en l'écoutant parler à sa fille. Elle s'était aussi rendu compte que cette femme était mécontente - même si cela ne la surprenait pas particulièrement - qu'il ait fallu tant de temps pour mettre au monde un enfant. Enfin, voyons: Béatrice avait trente-six ans à la naissance de Sibylla.

Sa grand-mère possédait une faculté étonnante à s'exprimer au moyen d'insinuations et d'accusations voilées. C'était d'ailleurs une sorte de tradition de famille. Une fois parvenue à l'âge adulte, Sibylla s'était parfois demandé si elle ne la possédait pas, également; seulement, elle n'avait jamais eu l'occasion de l'utiliser.

Pour l'instant, elle avait onze ans et s'était cachée dans l'escalier pour écouter parler ses parents.

- Ses cousins ont de la peine à comprendre ce qu'elle dit. Ils se moquent d'elle et je ne veux pas l'exposer une fois de plus à leurs sarcasmes.

Henry Forsenström ne répondit pas. Peut-être n'écoutait-il même pas et lisait-il quelque papier.

- Elle parle encore plus mal que les plus mal élevés des enfants d'ouvriers! poursuivit sa mère.

Elle entendit son père soupirer.

- Ça n'a rien de surprenant, répondit-il avec un accent du Småland très prononcé. Elle a grandi ici.

Beatrice Forsenström resta un instant sans rien dire. Sibylla n'avait pas besoin de la voir pour savoir quel air elle avait en ce moment précis.

- En tout cas, je crois qu'il vaut mieux qu'elle reste à la maison... Je pourrai en profiter pour sortir un peu. Maman m'a dit que c'est la première de La Traviata, vendredi prochain.

- Bien sûr. Fais comme tu veux.

C'est naturellement ce que fit sa mère.

Sibylla ne l'avait plus jamais accompagnée à Stockholm et, lorsqu'elle y retourna, ce fut dans des conditions bien différentes.

Lorsqu'elle se réveilla, le lendemain matin, elle sentit dans tout son corps que quelque chose n'allait pas. Elle éprouvait un sentiment de claustration, dans cette cabane, et désirait en sortir. Le poêle s'était éteint et elle avait froid. Heureusement, sa gorge allait mieux. La veille au soir, elle avait eu peur d'avoir attrapé une angine. Pour guérir cela, il fallait de la pénicilline. Or, il n'était pas facile de se présenter chez un docteur sans carte de Sécurité sociale. Elle était donc heureuse que ce ne soit pas nécessaire.

Surtout depuis qu'elle était recherchée par la police.

Et puis elle avait faim. Elle mangea le reste de son pain mais n'avait rien à boire, car elle avait fini sa boisson gazeuse lors de son repas du soir. Elle acheva son petit déjeuner avec la tomate et la dernière pomme.

Puis elle commença à faire son sac. Elle remit soigneusement à leur place le chandelier et la coupe. Après avoir replié et rangé les coussins, elle vérifia que tout était en ordre puis jeta son sac sur son épaule et ouvrit la porte. La main sur la poignée, elle hésita un instant.

Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas eu peur.

Elle laissa tomber le sac et referma la porte.

Reprends-toi, bon sang, quoi.

Elle tira l'une des chaises vers elle et s'effondra, la tête entre les mains. Elle ne pleurait plus jamais, car elle avait compris depuis longtemps que cela ne servait à rien. Et elle ne pensait pas avoir de raison de le faire, si seulement on la laissait en paix et se tirer d'affaire elle-même. Si: une seule chose. Mais celle-ci était dissimulée si profondément dans son âme qu'elle ne lui venait que rarement à l'esprit: trouver de quoi manger pour la journée. Et où dormir la nuit suivante. Le reste était secondaire.

Et maintenant, elle avait de l'argent.

Elle posa la main sur sa poitrine, où un trésor de 29385 couronnes se trouvait sous ses vêtements, dans une pochette en tissu accrochée autour de son cou.

Elle allait bientôt avoir assez. Cet argent lui permettrait d'atteindre le but qu'elle s'était fixé au cours des cinq dernières années et qui lui avait donné la force de persévérer, après la décision qu'elle avait prise de tenter sérieusement de faire quelque chose de sa vie et d'acquérir une petite maison en bois aux angles peints en blanc. Un coin bien à elle, quelque part, où elle serait en paix et pourrait mener sa vie comme elle le voudrait. Peut-être cultiver des fruits et des légumes. Élever quelques poules. L'eau, elle pourrait toujours la prendre dans le puits. Elle ne rêvait pas de luxe, simplement de quatre murs lui appartenant en propre et où personne d'autre n'aurait accès.

Le calme intégral.

Elle s'était informée et avait vu qu'on pouvait imaginer s'installer quelque part, à condition que ce soit dans un coin isolé, sans électricité ni eau courante, pour environ 40000 couronnes. Or, c'était précisément dans ce genre d'endroit qu'elle désirait vivre.

Là-haut, dans le Nord en voie de désertification, c'était peut-être même possible à meilleur marché encore. Mais elle ne pensait pas qu'elle pourrait supporter la rigueur des hivers interminables qui y régnaient. Elle préférait devoir économiser un peu plus longtemps.

Chaque mois, au cours des cinq dernières années, elle avait mis de côté tout ce qu'elle pouvait sur cette aumône que lui faisait sa mère. Et, une fois qu'elle avait placé cet argent dans la pochette, elle ne devait plus y toucher, si affamée qu'elle puisse être.

Plus que deux ans, environ, et elle aurait assez.

Elle sortit les billets et les disposa en étoile sur la table. Elle prenait toujours la précaution d'aller échanger les vieux contre des neufs, bien propres et lisses, à la banque.

Des billets sur lesquels sa mère n'avait pas pu poser les doigts.

Après les avoir contemplés un moment, elle se sentit mieux. En général, c'était efficace. La démarche suivante, pour garder le moral, était une visite dans une agence immobilière, afin de se tenir au courant de l'évolution des prix.

Elle fourra l'argent dans la pochette et, après avoir remis le sac de couchage en place, elle replaça la chaise sous la table et sortit d'un pas un peu plus léger.

Cela dura jusqu'à ce qu'elle ait atteint le boulevard circulaire. Mais, lorsqu'elle vit les titres des journaux du jour, elle perdit totalement l'espoir.

Il ne s'agissait plus de survivre.

Il s'agissait de prendre la fuite.

Mandat d'arrêt dans l'affaire du meurtre du Grand Hôtel

Tel était le titre. Mais, au-dessous, il y avait une photo. Et un nom: Sibylla Forsenström, 32 ans.

- Sois gentille, Sibylla, pas comme ça. Essaie au moins de sourire un peu.

Bien élevée comme elle l'était à l'époque, elle avait fait de son mieux, mais le résultat avait été catastrophique. Cela n'avait fait qu'aggraver l'air qu'elle avait l'instant précédent, quel qu'il ait pu être. Tel avait dû être l'avis de sa mère, en tout cas, car elle ne se rappelait pas avoir jamais vu cette photo exposée où que ce soit. Elle avait les cheveux peignés avec la raie au milieu et de petites mèches retombant sur les tempes. Mais le regard, lui, disait assez toute sa détresse.

Elle se sentit mal. Il lui restait dix-neuf couronnes et le journal en coûtait huit.

La police a progressé dans l'enquête sur le meurtre de Jörgen Grundberg, 51 ans, au Grand Hôtel la nuit dernière. Elle suspecte Sibylla Forsenström, 32 ans, la femme dont nous parlions dans notre édition précédente, qui a été vue avec la victime dans la soirée de jeudi. Un mandat d'arrêt a été lancé contre elle. L'employé de service à la réception au cours de la nuit de jeudi vient en effet de signaler que c'est la victime elle-même qui a retenu la chambre de cette femme sous un nom qui s'est révélé faux. Elle a réussi à échapper au barrage de police le vendredi matin mais en laissant dans sa chambre un certain nombre d'indices, en particulier la perruque qu'elle portait au cours de la soirée. La police a également découvert une mallette qui, selon certaines sources, pourrait contenir l'arme du crime. Mais les enquêteurs ne veulent pas en dire plus, pour l'instant, sur la nature de celle-ci.

C'est grâce aux empreintes digitales trouvées sur cette mallette que la police a réussi à identifier Sibylla Forsenström. Elles figurent aussi sur la clé de la chambre de la victime et un verre retrouvé dans sa chambre à elle porte celles de la victime.

Cette femme est un mystère pour la police. Tout ce qu'on sait d'elle c'est que, en 1985, elle s'est enfuie de l'hôpital psychiatrique du sud de la Suède où elle suivait un traitement. Depuis cette date, elle n'a été en contact avec aucune autorité communale ou nationale et on ignore où elle a pu se trouver au cours des quatorze dernières années. Ses empreintes digitales figurent cependant au fichier national, à la suite d'un vol de voiture et d'un délit de conduite sans permis en 1984.

Elle a grandi dans un foyer aisé, dans une petite localité de l'est du Småland. Depuis qu'elle l'a quitté, on ignore son adresse et la police demande donc à toute personne possédant des informations sur son actuel lieu de résidence de se manifester auprès de ses services. Elle prévient aussi que cette femme risque d'être dangereuse, du fait d'un état fortement perturbé. L'agenda retrouvé dans la mallette oubliée est actuellement examiné par les services spécialisés de la police mais semble confirmer l'hypothèse d'un grave déséquilibre. On précise que la photo de Sibylla Forsenström qui a été rendue publique date de seize ans. L'employé qui lui a servi à dîner jeudi soir la décrit comme soignée et bien mise. Il va s'efforcer d'aider la police à dresser un portrait-robot de son apparence actuelle. On est prié de communiquer tout renseignement sur cette affaire en appelant le 08-4010040 ou en s'adressant au commissariat le plus proche.

Elle eut un mauvais goût dans la bouche. Il venait d'un endroit, au plus profond d'elle-même, où il y avait quelque chose qui avait compris ce que son cerveau refusait d'admettre. Ils étaient en train de s'emparer de sa vie. Une fois de plus.

Ce sentiment s'imposait à elle comme une connaissance redoutée, surgie du passé et restée tapie dans quelque recoin en attendant son heure. Tout revenait à la surface. Tout ce qu'elle était parvenue à oublier, à force d'obstination. Tout ce qu'elle avait réussi à laisser derrière elle.

Et voilà que c'était étalé dans le journal pour qu'elle-même et tous ceux qui en avaient envie puissent le lire.

Qu'est-ce qu'on avait dit, Sibylla, hein? On ne se refait pas. On savait bien comment ça se terminerait.

Elle serra le poing dans sa poche.

Était-ce sa faute si elle n'était pas faite pour cette société? Si elle n'avait jamais trouvé sa place. Pourtant, elle avait réussi à s'en tirer. Alors, qu'est-ce qu'ils voulaient d'autre? Elle survivait. Elle y était parvenue, en dépit de tout.

Ils avaient réduit en miettes son exploit. Ils avaient transformé ce qui faisait sa force en un cas de démence. Ils avaient fait d'une existence qui ne demandait rien à personne un cas de SDF en détresse.

Mais elle n'avait pas l'intention de les laisser faire.

À aucun prix.

Plus maintenant.

- Ce n'est pas moi.

Elle appelait depuis une cabine téléphonique de la gare centrale. Le silence se fit à l'autre bout du fil et c'est pourquoi elle répéta ce qu'elle venait de dire.

- Ce n'est pas moi qui l'ai tué.

- Qui ça?

- Jörgen Grundberg.

Nouveau silence.

- Pardon, mais qui est à l'appareil?

Elle regarda autour d'elle. C'était samedi et le hall grouillait de monde. Des gens qui partaient ou rentraient chez eux, qui prenaient congé les uns des autres ou se retrouvaient.

- C'est moi, Sibylla, celle que vous recherchez. Mais ce n'est pas moi qui l'ai tué.

Un homme tenant une mallette à la main vint se placer à un ou deux mètres d'elle. Il regarda sa montre-bracelet puis la dévisagea pour lui faire comprendre qu'il était pressé et qu'il aimerait bien qu'elle mette fin à la communication. Il y avait d'autres cabines autour d'eux, mais, comme elle n'avait pas manqué de le remarquer, c'était la seule qui ne fonctionnait pas avec une carte.

Elle tourna le dos.

- Où êtes-vous?

- Aucune importance. Je voulais seulement que vous sachiez que ce n'est pas moi qui...

Elle s'interrompit brusquement et tourna la tête. L'homme la regardait toujours avec autant d'impatience. Elle se détourna et baissa la voix.

- ...qui ai fait ça. Je n'ai rien d'autre à dire. Attendez une seconde.

Elle s'apprêtait à raccrocher mais s'interrompit dans son geste. Elle entendit la femme choisir ses mots, à l'autre bout du fil.

- Comment puis-je savoir que c'est bien à Sibylla que je parle?

- Quoi?

- Vous pouvez me donner votre numéro national d'identification?

Sibylla éclata presque de rire. Qu'est-ce que c'était que ce truc, bon sang?

- Mon numéro national d'identification?

- Oui. Vous n'êtes pas la première à nous appeler et à prétendre que vous êtes Sibylla. Comment savoir si vous dites la vérité?

Elle resta bouche bée de stupéfaction.

- Parce que Sibylla Forsenström, c'est moi. Mon numéro national, comme vous dites, ça fait si longtemps que je ne m'en suis pas servi que je l'ai oublié. Alors, je vous appelle pour vous dire de me fiche la paix et d'aller vous faire foutre.

Elle avait oublié l'homme derrière elle. Il se rappela à elle quand elle se retourna. Mais il fit semblant de ne pas la voir.

- Où êtes-vous?

Sibylla pouffa, en regardant l'appareil.

- T'occupe!

Elle appuya sur le support du combiné pour mettre fin à la communication. Puis elle le tendit à l'homme qui attendait, le visage anxieux.

- À toi de jouer.

Il écarta cette proposition de la main.

- Non, merci.

- Comment ça? T'étais plutôt pressé, y a un instant.

Un journal du soir dépassait de la poche de son manteau. Elle pouvait voir l'un de ses propres yeux et une partie de cette affreuse coiffure.

- Eh bien, tant pis.

Elle raccrocha le combiné. L'homme eut un sourire gêné et s'éloigna. Il ne fallait pas qu'elle s'attarde à cet endroit. Mieux valait qu'elle soit en colère plutôt que d'avoir peur. Mais il ne fallait pas que cela l'incite à la témérité.

À partir de maintenant, elle ne pourrait plus savoir qui connaissait son nom et pour quelle raison.

Mais comment ses parents avaient-ils pu l'affubler d'un prénom pareil, bon sang?

Il n'avait pas été difficile de trouver le chemin. Les journaux avaient fourni assez de détails sur la vie de Jörgen Grundberg pour qu'elle puisse se mettre à écrire les mémoires de sa victime supposée.

Le trajet jusqu'à Eskiltuna n'avait pas été bien long et elle avait passé le plus clair de son temps dans les toilettes. Lorsque le contrôleur eut vérifié tous les billets et déverrouillé la porte, elle sortit et alla s'asseoir dans le wagon. Personne ne parut s'aviser de son arrivée. Depuis qu'elle avait découvert que l'un des embouts de son fer à friser avait juste la taille et la forme qu'il fallait pour ouvrir les portes des toilettes des wagons de chemins de fer, elle s'offrait de temps en temps un petit voyage. Dès que le train était à quai, elle montait s'enfermer et n'avait plus qu'à attendre le départ. Une seule fois, un contrôleur l'avait découverte et forcée à descendre à Hallsberg. Mais aussi bien aller là qu'ailleurs, après tout...

Pour une raison ou pour une autre, elle se sentait beaucoup mieux. Peut-être parce qu'elle était bien décidée à reprendre le contrôle de la situation. Ou parce qu'elle avait consacré ses dernières couronnes à l'achat d'un hamburger.

La demeure des Grundberg était vaste et entourée d'un mur de un mètre de haut du même matériau blanc que celui de la façade. L'allée était bordée de lampes d'extérieur de style et menait à une porte d'entrée couleur acajou qui tranchait sur le noir de l'encadrement des fenêtres. Le toit était orné de la plus grande antenne parabolique qu'elle ait jamais vue.

Cela sentait le nouveau riche à plein nez.

Elle resta longtemps devant le mur, à hésiter. Pour ne pas éveiller les soupçons, elle fit une fois le tour du pâté de maisons, ce qui lui donna le temps de prendre sa décision. Puisqu'elle s'était donné la peine de faire le déplacement, autant entrer pour tenter d'obtenir une explication. Mais la décision était plus facile à prendre, surtout de l'autre côté du pâté de maisons, qu'à mettre en œuvre. Une fois revenue devant la vaste demeure, le courage lui manqua à nouveau. Les vitres sombres, entre les volets noirs, la dévisageaient comme des yeux hostiles et la voyaient hésiter.

La porte d'entrée s'ouvrit.

- Encore la presse?

Sibylla avala sa salive, avant de répondre:

- Non.

Elle poussa la grille et remonta l'allée sans regarder la femme debout dans l'embrasure de la porte. À mi-chemin des marches, elle passa devant un bassin décoré en son centre d'une statue romaine en marbre représentant une femme. Sans doute avec jet d'eau à la belle saison. Pour l'instant, elle avait l'air plutôt frigorifiée, la pauvre.

Sibylla couvrit les derniers mètres la séparant de la maison et s'arrêta au pied des marches du perron. Elle avala une nouvelle fois sa salive avant de lever les yeux et de regarder la femme qui se tenait devant elle.

- Vous désirez?

Elle avait l'air d'être pressée.

- Je vous prie de m'excuser de vous déranger, mais j'aimerais parler à Lena Grundberg.

- C'est moi, répondit cette femme dans la quarantaine, étonnamment bien conservée.

Sibylla hésita l'espace d'un instant. Elle ne savait pas au juste à quoi elle s'attendait. Elle s'était dit qu'elle pourrait se présenter comme le pasteur de service, un membre d'un groupe de soutien psychologique ou quelque chose comme cela. Elle avait lu dans le journal que ce genre de personnes allait facilement trouver la veuve éplorée pour tenter de la réconforter. Mais cette veuve-là avait l'air aussi peu ébranlée que la statue de marbre du bassin.

- De quoi s'agit-il? demanda-t-elle sur un ton qui n'était pas particulièrement aimable et semblait signifier qu'elle n'avait pas de temps à perdre.

Comme si elle avait été dérangée au milieu d'un film passionnant. Sibylla l'observa et examina rapidement situation. Il valait sans doute mieux tenter d'adopter profil bas.

- Je m'appelle Berit Svensson. Je sais que le moment n'est pas très bien choisi, mais... je viens vous demander votre aide.

Elle baissa timidement les yeux et, lorsqu'elle les releva, elle vit que la femme avait froncé les sourcils. Elle poursuivit:

- Je n'ai pas pu éviter de lire le journal et je... j'habite pas très loin d'ici et j'ai perdu, moi aussi, mon mari il y a six mois. Alors, j'aimerais parler quelques instants avec quelqu'un qui se trouve dans la même situation que moi et qui sait l'effet que cela fait.

La femme parut peser le pour et le contre. Elle n'avait pas l'air très décidée. Sibylla décida de l'aider un peu.

- Vous avez l'air d'une personne extrêmement forte et je pense que vous seriez vraiment en état de m'aider, si vous me permettiez d'entrer et de m'entretenir quelques instants avec vous.

Ce n'était même pas un mensonge et peut-être fut-il suffisant pour que la flatterie fasse son effet. La femme recula d'un pas et ouvrit la porte en grand.

- Entrez. Allons nous asseoir dans la salle de séjour.

Sibylla escalada les marches et pénétra dans le hall. Puis elle se pencha pour ôter ses chaussures (Coutume moins étrange qu'il ne paraît: à la mauvaise saison, en particulier, on évite ainsi de salir avec la neige ou la boue de ses semelles. (N.d.T.)). Elle se trouvait sur quelque chose qui ressemblait à un tapis de haute laine et, à côté, était placé un porte-parapluies imposant en métal vert sombre.

La porte entre le hall et la salle de séjour avait été remplacée par une baie arrondie. Lena Grundberg précéda Sibylla, qui ne put éviter de regarder autour d'elle en la suivant. Elle regretta de s'être maquillée, dans le train, et passa rapidement sa main sur sa bouche pour ôter une partie de son rouge à lèvres. La femme qui se trouvait devant elle était impeccablement maquillée et Sibylla sentit d'instinct que plus madame Grundberg se sentirait supérieure à sa visiteuse inattendue, mieux cela vaudrait.

Ce n'était pas la première fois qu'elle rencontrait ce genre de femme.

La salle de séjour était tellement dépourvue de goût qu'elle dut chercher attentivement quelque chose dont elle pût faire l'éloge. Elle finit par trouver un détail pas trop horrible.

- Vous avez un très beau poêle de faïence.

- Merci, dit Lena Grundberg en prenant place dans un fauteuil de cuir couleur sang de bœuf. Asseyez-vous, je vous en prie.

Sibylla s'assit sur le vaste canapé en cuir. Devant elle se trouvait une table basse au plateau en verre dont le pied était constitué par une autre statue de femme en marbre. Mais celle-ci était allongée sur le dos et supportait le plateau sur ses bras et jambes tendus.

- Jörgen importait du marbre, expliqua Lena Grundberg. Entre autres choses, ajouta-t-elle.

Elle parlait déjà au passé, sans sourciller.

Madame Grundberg parut lire ses pensées.

- Avant d'aller plus loin, je peux vous dire que notre ménage n'était pas particulièrement heureux. Nous étions en train de divorcer.

Sibylla se pénétra de cette information.

- Je suis désolée, dit-elle.

- C'est moi qui l'avais demandé.

- Ah bon. Très bien.

Il s'ensuivit quelques instants de silence. Sibylla ne savait plus très bien où elle en était. Qu'avait-elle pensé retirer d'une telle rencontre, au juste? Elle ne s'en souvenait plus.

- Depuis combien de temps êtes-vous veuve?

La question fut si subite qu'elle sursauta. Pour une raison ou pour une autre, elle regarda sa montre. Celle-ci s'était à nouveau arrêtée.

- Six mois et quatre jours, finit-elle par dire.

- De quoi est-il mort?

- Du cancer. En très peu de temps.

Lena Grundberg hocha la tête.

- Étiez-vous heureux?

Sibylla baissa le regard et contempla ses mains, satisfaite de n'avoir pas mis de vernis à ongles.

- Oui, très, répondit-elle à voix basse.

Nouveau silence.

- C'est tout de même étrange, dit madame Grundberg. Il n'y a guère plus d'un an, Jörgen était mourant pour cause d'insuffisance rénale. Il est resté plusieurs mois à l'hôpital. Or, les médecins venaient de lui signifier qu'il devrait bien se porter, à l'avenir, à condition de prendre régulièrement ses médicaments. Il avait conclu un nouveau bail avec la vie, en quelque sorte.

Elle secoua la tête.

- Et voilà qu'il se fait assassiner! Après tout ce mal. Je vais peut-être vous paraître cynique, mais je dirais que c'est bien de lui, ce qui est arrivé.

Sibylla eut du mal à dissimuler son étonnement.

- Que voulez-vous dire?

Madame Grundberg pouffa de mépris.

- Je veux parler de ses mains baladeuses. Il faut quand même être bête pour faire monter dans sa chambre la première venue. Et en plus, elle était laide, à ce qu'il paraît. Il suffit de regarder sa photo pour savoir qu'elle était prête à tout.

Ne nous affolons pas.

- Vous avez l'air bien amère, dit Sibylla en s'efforçant de conserver un ton assez neutre.

- Bah. Je trouve simplement qu'il aurait pu faire preuve d'un peu plus de goût. En fait, cela aurait été plus facile à supporter s'il avait choisi une femme qui...

Soudain, la voix lui manqua. Elle dissimula son visage dans ses mains et se mit à sangloter.

Incroyable. L'une de ces femmes de marbre avait donc des sentiments. Par-dessous tout le maquillage.

Sibylla médita ce que madame Grundberg venait de dire. Elle regrettait presque de ne pas avoir laissé monsieur Grundberg pénétrer dans sa chambre. Par compassion.

- Une femme dans votre genre?

Elle dut faire effort pour ne pas dévoiler ses sentiments. Lena Grundberg s'aperçut du changement intervenu dans son attitude et parut tenter de se reprendre. La bouche ouverte, elle s'efforça d'essuyer les larmes qui coulaient de ses yeux, pour ne pas que son maquillage en souffre.

- Oui, en fait, j'aurais préféré cela.

Sibylla la regarda. C'était un genre de femme qu'elle n'avait jamais rencontré.

- Pourquoi cela?

Sa curiosité avait été piquée.

- C'était pourtant vous qui vouliez divorcer, poursuivit-elle.

Madame Grundberg était redevenue elle-même et elle se pencha en arrière sur son affreux fauteuil.

- Je comprends que cela peut paraître égoïste, mais c'est humiliant de savoir qu'on est remplacée par n'importe qui. Voire par la première putain venue, qui drague dans les hôtels. Quel mauvais goût!

Mais enfin, regarde autour de toi. Mon sac à dos est bien plus beau à voir que cette espèce de tanière dans laquelle tu vis. Ne viens pas me parler de bon goût.

Sibylla avala sa salive à deux reprises.

- Comment savez-vous que c'était une putain?

Madame Grundberg pouffa de mépris.

- Il n'y a qu'à la regarder! Ça se voit sur elle, non?

Elle se pencha et ramassa un journal du soir qui traînait sur le sol. Elle le tendit à Sibylla, qui jeta un regard rapide à son propre visage. La seule ressemblance notable était le nez.

- Comment la police est-elle sûre que c'est cette femme qui l'a tué?

Lena Grundberg laissa retomber le journal.

- Ils sont montés ensemble et, le lendemain matin, elle avait disparu. Si ce n'est pas une preuve... Sans parler de ses empreintes digitales qu'on a retrouvées un peu partout. Même sur la clé de la chambre de Jörgen.

- Mais... et si ce n'était pas elle? Êtes-vous sûre qu'il n'a pas d'ennemis... en Lettonie ou en Lituanie?

Prenant soudain conscience de ce qu'elle disait, elle masqua la fin de sa phrase derrière une quinte de toux simulée et continua à tousser pendant un bon moment pour couvrir sa bévue. Lena Grundberg se leva et alla chercher un verre d'eau.

- Merci, dit-elle. Excusez-moi, mais j'ai de l'asthme.

Madame Grundberg hocha la tête et retourna s'asseoir dans son fauteuil.

- Pas de quoi... disiez-vous?

- Pardon?

- Comment je peux être sûre qu'il n'a pas de... disiez-vous.

- D'ennemis... Ou quelque chose comme ça.

Lena Grundberg la regarda. Le moment était sans doute venu de prendre congé. Elle était déjà en train de se lever lorsque la femme qui se trouvait devant elle pouffa une nouvelle fois de mépris.

- Sibylla!

Sibylla sursauta comme sous l'effet d'une gifle. Leurs regards se croisèrent. Sibylla resta assise et avala une fois de plus sa salive.

- Rien que ce prénom... s'exclama madame Grundberg. Comment un être normal pourrait-il s'appeler ainsi?

Sibylla s'efforça de masquer son trouble. L'espace d'un instant, elle avait eu peur.

- En effet, on peut se le demander, dit-elle avec un sourire mielleux. Sa seule excuse, c'est qu'elle ne l'a pas choisi elle-même.

Lena Grundberg pouffa une fois de plus.

Sibylla ne tenait plus en place. Madame Grundberg n'était pas une compagnie particulièrement agréable, mais, après s'être donné le mal de venir jusque-là, il serait stupide de ne pas tenter d'obtenir d'elle le maximum d'informations.

- Comment est-il mort?

L'autre femme se racla la gorge.

- Il a eu la gorge tranchée. Ensuite, elle lui a ouvert le corps et a répandu ses entrailles sur le plancher.

On aurait dit qu'elle était en train de donner une recette de gâteau.

Sibylla sentit qu'elle commençait à se trouver mal et qu'elle avait besoin d'air. Elle se leva.

- Il faut que je m'en aille.

Madame veuve Grundberg ne bougea pas de son fauteuil.

- J'ai l'impression de n'avoir pas répondu à votre attente.

Pour une fois, elle n'eut pas à mentir.

- Non, pas vraiment.

Madame Grundberg hocha la tête et baissa le regard.

- Chacun prend les choses à sa façon. Ce fut au tour de Sibylla de hocher la tête.

- Oui, naturellement... Eh bien, merci de m'avoir reçue.

Elle passa dans le hall et remit ses chaussures. Lena Grundberg ne bougea pas de son fauteuil et, sans qu'aucune autre parole ne soit échangée, Sibylla ouvrit la porte d'entrée et quitta la maison.

Ce furent ses promenades qui la sauvèrent. Elles lui fournirent l'occasion de sortir de la maison et l'aidèrent à faire le ménage dans ses pensées confuses d'adolescente. Elle fréquentait surtout la périphérie de la localité, évitant le kiosque du centre, lieu de rendez-vous universel. Sibylla, elle, ne voulait rencontrer personne. Cela faisait longtemps qu'elle ne fréquentait plus ses camarades de classe, sauf lorsqu'elle ne pouvait faire autrement. C'était le cas à l'école et cela suffisait amplement.

À la sortie de la ville se trouvait le local de l'Association des jeunes amateurs d'automobiles, immeuble de deux étages assez décrépit comprenant un garage au rez-de-chaussée. Ce n'était pas un hasard s'il était situé un peu à l'écart du reste; c'était aussi, pour ces jeunes, une façon de prendre leurs distances avec les autres habitants.

Peut-être n'aurait-elle jamais remarqué le garçon si, juste au moment où elle passait par là, il ne s'était trouvé penché sur le capot d'une de ces vieilles voitures américaines qui étaient le signe distinctif des jeunes marginaux de l'époque. Elle s'était arrêtée à une dizaine de mètres de lui pour admirer cette merveille de chromes et de décorations. Elle était peinte en vert vif, avec des flammes qui léchaient ses flancs. Jamais elle n'avait rien vu de semblable.

Elle était là à l'observer à la dérobée, lorsqu'il s'était redressé et l'avait aperçue.

- Pas mal, hein? dit-il en frottant ses mains couvertes de graisse.

Elle hocha la tête.

- C'est une De Soto Firedome. Modèle 59. Elle vient d'être repeinte.

Elle ne répondit pas. Qu'aurait-elle pu dire? Elle était surtout étonnée de constater qu'il y avait quelqu'un, à Hultaryd, qui était capable de peindre d'aussi belles flammes.

- Tu veux l'essayer?

Voyant qu'elle ne répondait pas, il referma le capot et lui fit signe de monter.

- T'as vu? dit-il. Les sièges sont revêtus de cuir.

Elle approcha. Il tenait vraiment à lui montrer sa voiture. Il n'avait pas l'air méchant et jamais encore elle n'était montée dans un véhicule de ce genre. Il était nettement plus vieux qu'elle - au moins de quatre ans - et elle ne se souvenait pas l'avoir vu dans le pays.

Il jeta loin de lui son chiffon graisseux, mais, pour plus de sûreté, il s'essuya les mains sur les jambes de son bleu de travail avant d'ouvrir la porte du passager et de lui faire signe de monter. Après un instant d'hésitation, elle accepta l'invitation et se laissa tomber sur le siège, souple comme un fauteuil.

- Super, hein? Un V-8 de 305 chevaux.

Elle eut un petit sourire.

- C'est chouette.

Il fit le tour de la voiture et ouvrit la porte du conducteur.

- Tu peux attraper la couverture sur le siège arrière?

Sibylla se retourna, prit la couverture brune à carreaux et la lui tendit. Il la posa sur son siège avant de s'asseoir.

- On fait un tour?

Elle le regarda, un peu effrayée. Mais il avait déjà mis le moteur en marche.

- Je ne sais pas... Je crois qu'il faut que je rentre...

Le moteur se mit à ronfler. Il appuya sur un bouton et la vitre, de son côté à elle, se mit à descendre.

- Commande électrique. Essaye, voir.

Elle appuya sur le bouton et la vitre se referma. Lorsqu'elle regarda à nouveau son visage, son sourire avait fait apparaître deux fossettes sur ses joues, comme par magie. Il enclencha une vitesse et posa l'un de ses bras sur le dossier de son siège à elle. Elle avait le cœur qui battait. Même si ce geste avait plutôt des raisons d'ordre pratique, il lui donna le sentiment d'une certaine intimité entre eux. Il fit marche arrière en regardant par la lunette.

Comment s'était-elle retrouvée là? Seule avec quelqu'un qu'elle ne connaissait pas, dans une de ces voitures d'assez mauvaise réputation?

Et si on la voyait?

- Tu veux que je te ramène chez toi? Où est-ce que tu habites?

Sibylla avala sa salive.

- Non, se hâta-t-elle de répondre. Un petit tour, seulement.

Ils se dirigèrent vers le centre. Sibylla le regarda à la dérobée, de temps en temps. Il avait de la graisse jusque sur le visage.

- Je me suis pas encore présenté. Je m'appelle Micke. Je te serre pas la main parce que la mienne est sale.

- Sibylla, dit-elle à voix basse. Il la regarda.

- Ah, c'est vrai. T'es la fille de Forsenström, pas vrai?

- Oui, c'est ça.

Il s'était engagé dans Tullgatan et ils n'allaient pas tarder à passer devant le kiosque.

- T'entends ça? Elle tourne rond, hein?

Sibylla hocha la tête. Épatant. À peu près comme la Renault de Gun-Britt.

Comme d'habitude, il y avait du monde près du kiosque. Sibylla se fit toute petite lorsqu'ils passèrent devant.

- C'est tes copains ou quoi?

Elle ne répondit pas. Il lui lança un regard et ajouta:

- Ils aiment la saucisse, hein?

Il rit de sa propre plaisanterie. Mais pas Sibylla. Voyant sa réaction, il s'efforça de retrouver son sérieux.

- Te fâche pas. Je plaisantais, seulement.

Elle le regarda et vit qu'il disait vrai. Il n'avait pas cherché à se moquer d'elle, c'était évident. Elle eut une petite moue.

- Non, c'est pas mes copains.

Ils n'avaient pas dit grand-chose d'autre, cette première fois. Il l'avait ramenée à l'endroit d'où ils étaient partis et elle l'avait remercié pour la balade. Elle descendit de la voiture pendant qu'il actionnait la commande d'ouverture du capot.

Une fois parvenue à une certaine distance de là, elle se retourna et le regarda. Il avait déjà la tête dans le moteur.

Elle éprouva un sentiment qu'elle ne connaissait pas encore. Une sorte d'attente. Elle était presque certaine que quelque chose d'important venait de se passer. Quelque chose de bien et qui allait avoir des conséquences.

Et ce fut le cas.

Mais elle ne pouvait pas savoir que, si cette voiture n'était pas revenue de la peinture ce jour-là, si la peinture avait séché un peu plus vite, si Micke n'avait pas eu le temps de la sortir du garage et de se mettre à farfouiller dans le moteur, si elle était allée se promener dans une autre partie de la ville, si, si, si...

Sa vie aurait pris un tour très différent.

Cet après-midi fut l'un de ces tournants décisifs dont est faite la vie mais dont on ne s'aperçoit que très longtemps après l'avoir négocié.

Et elle avait encore du chemin à faire avant de s'en rendre compte.

Ce n'est que bien trop tard qu'elle comprit quelle erreur elle avait commise, ce jour-là.

Elle dormit devant la porte du grenier d'un immeuble de rapport, après avoir marché assez longtemps en direction du centre, en quittant le magnifique quartier de la maison de Lena Grundberg. La porte d'entrée n'était pas verrouillée. C'était l'un des avantages de quitter Stockholm. Là-bas, il fallait s'en tenir aux adresses connues, aux entrées que l'on savait comment forcer.

Les cris d'un enfant, un peu plus bas dans l'immeuble, la réveillèrent. Elle entendit une porte s'ouvrir et une femme crier que, s'il continuait à pleurer comme ça, ils n'allaient pas sortir. Puis la porte d'entrée se referma et le silence retomba. Elle regarda sa montre, toujours arrêtée. Les montres coûtaient cher, mais elle en aurait vraiment besoin d'une neuve.

Lorsqu'elle se leva de son tapis de sol, le noir se fit devant ses yeux et elle dut s'appuyer contre le mur un instant pour laisser passer ce vertige.

Elle avait besoin de manger.

La gare n'était distante que de quelques pâtés de maisons de l'endroit où elle avait dormi. Elle entra dans les toilettes pour dames, se lava, se peigna et se maquilla les yeux et les lèvres. Le tailleur vert était un peu froissé, après son séjour dans le sac à dos, mais elle n'y pouvait rien. Sans lui, elle serait obligée de se passer de petit déjeuner. Après l'avoir enfilé, elle lissa l'étoffe avec ses mains humides, pour éliminer les plis les plus voyants.

Elle laissa son sac à dos à la consigne sans trop savoir, pour l'instant, comment elle le récupérerait.

Il fallait absolument qu'elle mange quelque chose.

Elle sortit sur le perron de la gare. Non loin de là se trouvait le City Hôtel. Elle pressa le pas et pénétra dans le hall. Un homme sortit d'une pièce située derrière le comptoir et elle alla droit vers lui.

- Il fait frisquet, ce matin, marmonna-t-elle.

L'homme, qui s'appelait Henrik à en croire le badge qu'il portait sur le revers de sa veste, lui sourit.

- Je suis allée voir les heures des trains à la gare, mais j'aurais dû mettre un manteau.

- La prochaine fois, il suffit de demander à la réception. Nous avons tous les horaires.

Elle se pencha par-dessus le comptoir pour lui confier:

- À vrai dire, j'en ai profité pour griller une cigarette.

Il hocha la tête avec un petit sourire pour l'assurer qu'il la comprenait parfaitement. Le client a toujours raison.

Parfait.

Le crochet de la chambre 213 était vide, mais la clé de la 214 était à sa place. Elle regarda sa montre.

- Voudriez-vous appeler la chambre 214 pour moi?

- Bien sûr, madame.

Il composa le numéro et lui tendit le combiné.

Pas de réponse. L'homme qui s'appelait Henrik se retourna vers le tableau situé derrière lui.

- La clé est ici. La personne que vous cherchez est peut-être déjà en train de prendre son petit déjeuner.

Il lui indiqua la direction d'un signe de tête.

- C'est tout à fait lui d'être le premier. Mais il en faut bien un... Merci. Avez-vous un journal du matin?

Il lui remit le "Dagens Nyheter" et elle se dirigea vers la salle du petit déjeuner, qui n'était pas difficile à trouver.

Une demi-heure plus tard, elle se rejetait en arrière sur sa chaise, rassasiée et satisfaite. Il y avait quatre autres personnes dans la pièce mais elles étaient toutes absorbées par la lecture du journal, chacune à sa table. Ce matin, le "Dagens Nyheter" se contentait d'un entrefilet, dans une colonne de gauche, où la police disait être toujours à la recherche d'informations concernant la femme qui avait glissé entre les mailles du filet, au Grand Hôtel.

Elle se dirigea une fois de plus vers le buffet amplement garni du petit déjeuner pour reprendre du café et en profita pour glisser subrepticement quelques petits pains et trois bananes dans son sac à main. Puis elle retourna s'asseoir.

Voyons. Qu'avait-elle fait, au juste, à Eskiltuna? Qu'avait-elle attendu de ce petit voyage? Et que lui avait-il véritablement apporté, sinon de se faire humilier par la veuve de Jörgen Grundberg?

Elle but une gorgée de café et regarda par la fenêtre.

En fait, elle savait très bien ce qu'elle faisait là. Elle s'était dit que, si seulement elle pouvait recueillir quelques petites informations, si elle parvenait à rencontrer quelqu'un qui connaissait Jörgen Grundberg, elle aurait l'explication de toute cette histoire, dans laquelle elle se trouvait impliquée malgré elle. Le malentendu serait dissipé et tout serait réglé.

Or, c'était le contraire qui s'était produit. On avait décidé que c'était elle qui avait tué cet homme: c'était la seule chose dont elle avait obtenu la preuve en venant ici. Que faire, maintenant, dans ces conditions?

Il ne serait pas particulièrement difficile de continuer à rester cachée. Il y avait près de quinze ans qu'elle y parvenait parfaitement. Personne ne la reconnaîtrait à partir de la photo que les journaux avaient publiée et il n'en existait pas de plus récente. Le principal problème était naturellement son nom. Il existait quelques personnes qui connaissaient ses habitudes. Heureusement, elles n'étaient pas en très bons termes avec la police.

Si elle veillait à éviter certains endroits le temps qu'ils arrêtent le vrai coupable, tout devrait bien se passer. Tout serait à nouveau comme d'ordinaire.

Jamais de la vie, même dans ses rêves les plus fous, elle n'aurait cru que cela pourrait être l'un de ses buts.

Elle but une gorgée de café et comprit ce qui la perturbait tellement.

L'humiliation.

Le désir de ne plus jamais se laisser traiter de la sorte, de ne plus être couverte d'opprobre.

Elle n'avait aucun mal à imaginer sa mère, furieuse qu'elle ait une fois de plus déshonoré le nom de la famille. Comment avait-elle pu leur faire cela, à eux?

Mais aussi, en même temps, ce regard hérité des générations précédentes: je l'avais bien dit.

Et ces cancans qui devaient aller bon train, à Hultaryd.

Vous avez vu? Paraît que c'est la fille des Forsenström qui a tué!

Et son père... Non, en fait, elle n'arrivait pas à imaginer ce qu'il ressentait. Pas plus maintenant qu'auparavant.

Et d'ailleurs cela ne l'intéressait plus.

Elle se leva et gagna la réception. L'homme qui s'appelait Henrik était occupé au téléphone et elle lui fit signe qu'elle allait simplement fumer une cigarette à l'extérieur.

Il hocha la tête en continuant à parler.

Elle n'eut pas de mal à récupérer son sac à dos. Le comptoir était désert, elle n'eut donc qu'à en faire le tour et aller le chercher.

Personne ne la remarqua.

Elle retourna dans les toilettes pour dames, se changea à nouveau et ressortit en jeans et pull. Il fallait qu'elle ménage son tailleur. Il finirait par nécessiter un lavage à sec et c'était un luxe dont elle n'avait pas vraiment les moyens.

Le train de Stockholm partait à dix heures quarante-ait. Elle s'assit sur un banc pour l'attendre.

Au moment où elle franchit le seuil de la maison, cet après-midi-là, elle sentit qu'il y avait quelque chose qui allait pas. Personne ne répondit à son salut.

Elle pénétra dans le hall et vit le dos de sa mère, en train de lire, assise sur le canapé.

- Je suis rentrée.

Pas de réponse.

Son cœur se mit à battre.

Qu'avait-elle fait?

Elle ôta sa veste et pénétra lentement dans la salle de séjour. Bien qu'elle ne pût voir le visage de sa mère, elle savait dans quel état d'esprit celle-ci se trouvait, en ce moment précis.

Elle était en colère.

En colère et déçue.

Sibylla sentit grossir la boule qu'elle avait sur l'estomac. Elle fit le tour du canapé. Béatrice Forsenström ne leva pas les yeux du livre qu'elle tenait.

Sibylla prit son courage à deux mains.

- Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle à voix basse.

Sa mère ne répondit pas. Elle continua à lire comme si Sibylla ne se trouvait pas dans la pièce et se garda bien de lui adresser la parole.

- Pourquoi est-ce que tu es en colère?

Pas de réponse.

Sibylla commençait à se sentir mal. Comment l'avait-elle su? Qui l'avait vue? Elle avait pourtant pris toutes ses précautions.

Elle avala sa salive.

- Qu'est-ce que j'ai fait?

Pas de réaction. Béatrice Forsenström tourna une page et Sibylla baissa les yeux vers le tapis. Le motif oriental qui l'ornait commença à se brouiller et elle s'efforça de faire en sorte que ses larmes tombent sur le sol pour ne pas qu'elles laissent de traces sur son visage. Elle avait les oreilles qui bourdonnaient.

La honte.

Elle regagna le hall et monta l'escalier. Elle connaissait la suite. Des heures d'inquiétude en attendant l'explosion. Des heures de sentiment de culpabilité, de regrets et de désir de se faire pardonner. Mon Dieu, faites que le temps passe vite. Mon Dieu, faites qu'elle me dise bientôt ce qu'il y a, afin que je puisse demander pardon. Mais faites qu'elle ne sache rien. Mon Dieu, ne m'enlevez pas ça.

Mais Dieu n'entend pas toujours les prières. Lorsque sonna la cloche du rez-de-chaussée, annonçant que le dîner était servi, Béatrice Forsenström n'avait toujours pas fait son apparition dans la chambre de sa fille.

Elle avait la nausée. L'odeur des pommes de terre sautées lui donnait envie de vomir.

Elle savait ce qui l'attendait. Elle allait devoir supplier afin de savoir ce qu'elle avait fait de mal.

Et lorsque sa mère jugerait qu'elle aurait assez imploré, elle aurait le droit de savoir.

L'horloge de la gare centrale de Stockholm indiquait quatre heures et demie, lorsqu'elle revint. Un chimpanzé qui avait passé quelques années en Suède s'était vu attribuer une cage un peu trop petite, à son retour en Thaïlande, et cela soulevait une petite tempête dans l'opinion, reléguant pour l'instant le meurtre du Grand Hôtel au second plan, à la une des journaux. Elle prit l'escalier roulant pour gagner l'étage supérieur, sortit par les portes donnant sur le viaduc de Klaraberg et prit la direction de la place Sergel. Elle avait l'habitude de passer une bonne partie de son temps dans la salle de lecture de la Maison de la culture, mais, ce jour-là, elle n'avait pas vraiment envie de lire les journaux.

Elle ne s'était jamais beaucoup intéressée aux singes et désirait avoir affaire aussi peu que possible au meurtre du Grand Hôtel. Pourtant, elle se retrouva, peu après, sur un banc le long de Strömkajen. Le dos tourné à l'eau et la façade du Grand Hôtel devant le nez.

L'endroit avait retrouvé son aspect habituel, maintenant que les barrières avaient été ôtées. L'hôtel était comme trois jours auparavant, lorsqu'elle en avait franchi les portes sans se douter de ce qui l'attendait. Une limousine était parquée à l'extérieur et le portier et le chauffeur étaient en train de bavarder.

- T'es en train de méditer sur tes péchés?

Elle sursauta comme si quelqu'un l'avait frappée. Derrière elle se tenait Heino, avec tout son attirail. Quelque part sous ces sacs de plastique contenant des canettes en métal, elle savait que se dissimulait un vieux vélo rouillé. Elle était présente lorsqu'il l'avait déniché, mais tout ce qu'on en voyait pour l'instant, c'étaient les roues.

- Mon Dieu, tu m'as fait peur!

Il eut un petit rire et s'assit près d'elle. L'odeur de crasse qui émanait de lui ne tarda pas à l'emporter sur les autres. Elle s'écarta légèrement, mais discrètement, aussi.

Il leva les yeux vers la façade de l'hôtel.

- C'est toi qu'as fait ça?

Sibylla le regarda. Les nouvelles allaient vite. Car elle ne pouvait pas croire que Heino lisait le journal.

- Non.

Heino hocha la tête. Terminé sur ce sujet.

- T'as pas quelque chose?

Elle secoua la tête.

- Rien à boire. Mais je peux te donner un petit pain, si tu veux.

Il frotta ses paumes noires de crasse l'une contre l'autre et lui adressa un grand sourire d'acceptation.

- C'est pas de refus.

Elle ouvrit son sac à dos, dans lequel elle avait fourré ce qu'elle n'avait pas mangé lors du petit déjeuner et il se mit à dévorer.

- Avec un petit coup à boire, ça s'rait parfait.

Elle lui sourit. Le petit pain offrait une certaine résistance aux rares dents qui lui restaient. Elle aurait aimé avoir quelque chose à lui donner pour étancher sa soif.

Deux dames des quartiers chic, tirant chacune un petit toutou recouvert d'un tissu écossais, approchèrent. En voyant Heino, l'une glissa quelque chose à l'oreille de son amie et elles pressèrent le pas. Il les regarda et, au moment où elles passaient devant lui, il se leva.

- Bonjour, mesdames. Vous en voulez une bouchée? dit-il en leur tendant le reste de son petit pain.

Elles firent semblant de ne pas entendre et parurent ne pas savoir quoi faire pour s'éloigner le plus vite possible sans s'abaisser jusqu'à courir.

Sibylla sourit et Heino se rassit.

- Attention, leur cria-t-il. Vous avez un rat sur les talons!

Les deux dames se hâtèrent de gagner les marches du Musée national et, une fois là, se retournèrent pour s'assurer qu'il ne les suivait pas. Elles laissèrent alors libre cours à leur indignation. Une voiture de police arriva de Skeppsholmen. Au mouvement qu'elles esquissèrent, Sibylla vit qu'elles allaient l'arrêter. Son cœur se mit à battre.

- Il faut que je te demande un service, Heino, dit-elle.

La voiture s'était arrêtée et les deux dames montraient leur banc du doigt.

- Tu ne me connais pas.

Heino la regarda. La voiture de police s'était remise en mouvement.

- Si, je te connais bien, Sibylla, t'es la reine du Småland.

Elle regarda droit devant elle en poursuivant:

- Non, Heino. Sois gentil. Fais semblant de ne pas me connaître.

La voiture de police vint s'arrêter juste devant eux et les deux agents en descendirent, laissant le moteur tourner à vide. Un homme et une femme. Heino les regarda et enfourna la dernière bouchée de son petit pain.

- Salut, Heino. Alors, on importune les dames?

Heino tourna la tête et écarquilla les yeux en direction des deux femmes, qui étaient toujours devant les marches du Musée national. Sibylla plongea le regard dans son sac à dos, dans l'espoir de ne pas avoir à affronter celui des policiers.

- Pas du tout. Je suis en train de manger un petit pain.

- Eh bien, c'est parfait, Heino. Continue.

Heino ferma la bouche et continua à mâcher, en pouffant d'un air ironique.

- C'est facile à dire, pour vous.

Sibylla se mit à fouiller dans une des poches de son sac à dos.

- Il ne vous a pas importunée, vous?

Sibylla se rendit compte que cela s'adressait à elle. Elle leva les yeux, mais en faisant semblant d'avoir quelque chose dans l'un de ceux-ci.

- Moi? Non. Absolument pas.

Elle ouvrit un autre compartiment de son sac et se mit à fouiller à l'intérieur.

- Je n'importune pas les reines, moi, dit Heino avec emphase. Surtout pas les reines du Småland.

Sibylla ferma les yeux en gardant la tête penchée sur son sac à dos.

- Eh bien, c'est parfait, Heino, dit la femme. Continue à bien te tenir.

C'est avec soulagement que Sibylla entendit les deux agents tourner les talons et regagner leur voiture. Elle osa alors lever les yeux et vit l'homme poser la main sur la poignée de la portière.

- On n'a pas idée de s'en prendre à un honnête citoyen qu'est en train de manger paisiblement un petit pain sur un banc. Est-ce que c'est ma faute, à moi, si ces bonnes femmes promènent leur espèce de rat? Hein? Est-ce que c'est ma faute?

- Ta gueule, siffla Sibylla.

Mais Heino commençait à s'exciter. Les deux agents s'étaient arrêtés et à nouveau tournés vers eux.

- Je vais vous dire une chose, moi. Le 23 septembre 1885, par exemple, vous auriez pu vous rendre utiles, ici.

Le policier de sexe masculin revint vers eux, alors que la femme était déjà montée à bord de la voiture, Sibylla se mit à refermer son sac à dos. Il était grand temps de filer. Heino se leva et désigna la façade du Grand Hôtel.

- Elle était là, sur le balcon.

Sibylla s'arrêta dans son geste.

- Y avait du monde partout, jusqu'à Kungsträdgarden. Ils voulaient tous l'entendre chanter.

Sibylla le regarda avec de grands yeux et le policier fut intrigué.

- Qui est-ce qui chantait?

Heino poussa un soupir et tendit ses paumes noires en geste de désespoir.

- Christina Nilsson, pardi. Le rossignol du Småland.

Il observa une courte pause, satisfait de son petit effet. La femme commençait à s'impatienter, dans la voiture. Elle se pencha par-dessus le siège du conducteur, baissa la vitre et appela:

- Janne!

- Attends une seconde.

Heino hocha la tête, aux anges.

- Ils étaient plus de quarante mille, hommes et femmes, pour l'entendre chanter. C'était noir de monde, ici. Y en avait qu'étaient grimpés sur les voitures et sur les réverbères - et pourtant on aurait entendu une mouche voler. Vous savez qu'on l'a entendue jusque sur Skeppsbron? Oui, là-bas, en face. À cette époque, les gens savaient tenir leur gueule.

- Allez, viens, Janne.

Mais l'homme semblait curieux de ce que disait Heino. Tout ce que pouvait faire Sibylla, c'était rester tranquille et attendre que cela se termine. Elle jeta un coup d'œil en direction du Musée national et vit que les deux dames avaient disparu. Heino pointa un doigt en l'air. Ce simple geste répandit une nouvelle bouffée malodorante qui amena Sibylla à retenir sa respiration.

- Mais dès qu'elle a eu fini de chanter, ils se sont tous mis à applaudir comme des fous et alors y a quelqu'un qu'a crié que les échafaudages de la maison Palmgren étaient en train de s'effondrer, là-bas. Elle était en construction, à l'époque. Ça a été une panique pas possible. Y a seize femmes et deux enfants qui sont morts d'avoir été piétines. Sans compter la centaine qu'il a fallu emmener à l'hôpital.

Heino conclut son récit par un signe de tête appuyé.

- Vous auriez été plus utiles ce jour-là qu'aujourd'hui. Ils seraient p't-être encore vivants. Au lieu de venir vous en prendre à moi, parce que je mange un petit pain.

L'agent répondant au nom de Janne eut un sourire bonasse.

- T'as raison, Heino. Allez, prends soin de toi.

Cette fois, il eut le temps de remonter dans sa voiture et de démarrer avant que Heino ne trouve autre chose à dire.

Sibylla le dévisagea en secouant la tête.

- Comment est-ce que tu sais tout ça?

Heino pouffa.

- On a de l'éducation. Malgré la crasse.

Il s'était levé et avait fait faire demi-tour à son attelage pour aller continuer la chasse aux canettes dans Kungsträdgarden.

- Merci pour le petit pain.

Sibylla inclina la tête avec un sourire. Heino s'éloigna. Elle leva les yeux vers le balcon sur lequel Christina Nilsson s'était tenue, cent quinze ans auparavant. Aujourd'hui, avec le vacarme de la circulation, personne n'aurait pu l'entendre.

Elle tourna la tête et vit Heino disparaître, au loin. L'espace d'une seconde, elle fut tentée de se lever et de courir après lui. Pour ne plus être seule. Mais ce n'était pas possible.

Elle resta assise sur ce banc.

Il valait mieux qu'elle ne se montre pas trop, tant que ce remue-ménage ne serait pas calmé.

Comme d'habitude, quoi.

Presque tous les après-midi, après ce premier tour en voiture, elle s'arrêta un moment pour voir Micke. Elle resta de plus en plus longtemps et, pour finir, elle renonça à ses promenades et se rendit tout droit à la maison de l'association. Elle fit la connaissance des autres membres, tous des garçons de l'âge de Micke, et, pour la première fois, elle eut l'impression qu'on voulait bien d'elle quelque part. C'était Micke qui l'avait introduite et cela suffisait aux autres, ils n'avaient pas besoin d'en savoir plus sur elle. Ils ne semblaient même pas se soucier qu'elle soit la fille des Forsenström.

Mais le mieux, c'était quand ils étaient seuls, tous les deux, dans le garage. Micke n'était plus le même, alors, et il lui apprenait tout ce qu'il savait sur les moteurs et les voitures. Parfois, il l'emmenait faire un tour et, quand il était vraiment de bonne humeur, il la laissait conduire un peu sur une route de forêt. La première fois, elle était assise sur ses genoux. Elle sentit ses cuisses sous les siennes et son ventre contre ses fesses. Cela lui fit un drôle d'effet. C'était à la fois chaud et excitant. Et il avait posé ses mains sur les siennes, sur le volant.

C'est après cette fois-là qu'elle avait écrit son nom sous la chaise de son bureau, dans sa chambre. Son secret. Un secret qui lui conférait une force étrange. Cela se voyait peut-être sur elle - ou alors c'était elle qui n'entendait plus; toujours est-il que les moqueries cessèrent et que l'existence lui fut plus facile.

Elle n'attendait qu'une seule chose, toute la journée: le moment de le revoir. Son odeur, quand il était près d'elle pour lui montrer un détail, sous le capot. Elle admirait cette somme de connaissances et elle aimait voir ses mains caresser les différentes parties du moteur.

Elle ne désirait qu'une seule chose: être avec lui, seule avec lui.

Comme lui.

Après les vacances, elle était entrée au lycée et, pour cela, elle devait se rendre à Vetlanda. S'il n'avait tenu qu'à elle, elle aurait choisi la section Mécanique automobile, au lycée technique. Mais elle s'était gardée de le dire à quelqu'un d'autre qu'à Micke. Surtout pas à sa mère, bien entendu. Celle-ci estimait qu'elle devait opter pour la section Sciences économiques afin de pouvoir, par la suite, entrer dans l'entreprise familiale. En plus, c'était chic.

Naturellement, sa mère avait imposé sa volonté.

Quand Micke avait l'occasion de venir à Vetlanda, il passait la chercher à la sortie du lycée. Elle faisait exprès de manquer le bus de ramassage et, très fière et vibrante de joie, allait discrètement le retrouver dans sa De Soto, à quelques pâtés de maisons du lycée. Elle se blottissait sur le siège du passager et se laissait ramener à Hultaryd, à quarante kilomètres de là. Mais jamais à la maison. Elle se faisait toujours déposer à bonne distance.

Une fois, sur le chemin du retour, il s'était engagé sur une route de forêt. Elle l'avait regardé du coin de l'œil mais il ne quittait pas la route des yeux. Ils ne disaient rien, ni l'un ni l'autre.

Il avait arrêté la voiture, ils étaient descendus et s'étaient regardés. Puis elle s'était abandonnée à lui avec un sentiment de bonheur complet et d'être celle qu'il avait choisie.

Il l'avait prise, doucement, sur la couverture à carreaux.

Elle était toute à lui. Il était tout à elle.

Elle l'avait observé à la dérobée, se demandant quel plaisir elle pouvait lui procurer. Il était comme absorbé par sa présence, toutes ses pensées étaient concentrées sur elle, son corps était en extase devant le sien, devant elle.

Ils ne faisaient plus qu'un.

Elle aurait donné n'importe quoi pour une seconde de ce sentiment d'intimité.

N'importe quoi.

Les pommes de terre formaient une boule dans sa bouche. Ses parents mangeaient en silence.

Cette attente insupportable.

Impossible d'avaler.

Deux fourchettes dans la même main. Trois.

La table qui dansait.

Faut que j'avale.

Cette peur qui lui serrait le ventre.

Avale, bon sang. Avale! N'aggrave pas les choses.

Pardonnez-moi. Pardon. Dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour qu'on me pardonne mais ne me faites plus attendre.

Je ferais n'importe quoi pour que vous me pardonniez.

N'importe quoi.

Béatrice Forsenström posa son couteau et sa fourchette et c'est sans regarder Sibylla qu'elle creusa l'abîme qui s'ouvrit sous ses pieds, au moyen d'une simple remarque.

- J'ai entendu dire que tu montais dans des voitures de voyous.

C'est une femme promenant un bouledogue qui la sauva. Sibylla la vit gesticuler, au coin de Gräsgatan, d'où partait l'allée conduisant aux jardins ouvriers d'Eriksdal. Ce n'est qu'en approchant d'elle qu'elle vit l'écouteur noir dans son oreille et le fil le reliant au téléphone portable et qui, d'après les dernières découvertes, permettait d'empêcher que l'utilisateur ait le cerveau en grande partie détruit par les rayons émis par l'appareil. Elle avait lu cela dans les journaux.

- C'est un véritable scandale!

Sibylla ralentit et prêta l'oreille. Le bouledogue s'était assis et regardait attentivement sa maîtresse exprimer sa révolte.

- On n'est quand même pas dans un État policier, bon sang. Je me fiche pas mal de savoir qui vous recherchez. Je suis suédoise et je prétends avoir le droit de me promener où je veux sans me retrouver soudain avec un pistolet braqué sur la figure. C'est révoltant!

Sibylla s'arrêta près d'elle.

- Non, je n'ai pas l'intention de me calmer. Je veux déposer plainte. Ils ne se sont même pas excusés et il a fallu que je montre mes papiers pour qu'ils me laissent passer. C'est un véritable scandale!

La femme se tut et prêta une seconde l'oreille à ce que disait son correspondant, à l'autre bout du fil. Elle jeta un coup d'œil à Sibylla, au passage, et celle-ci se dépêcha de détourner le visage.

- Oui... Non, je refuse. Si vous n'acceptez pas ma plainte, je vais appeler un autre commissariat.

Elle coupa la communication et mit le téléphone dans sa poche. Le chien se dressa sur ses pattes.

- Viens, Kajsa.

Elle traversa la rue, suivie par le chien. Sibylla demeura sur place, perplexe.

- Ne descendez pas vers les jardins. Sibylla eut un petit sourire.

- Ah bon, pourquoi?

- Ça grouille de flics, là-bas. Seulement on ne les voit pas avant de se retrouver avec un pistolet braqué sur la tempe. Je ne sais pas ce qu'ils font. Mais c'est un véritable scandale.

Sibylla acquiesça de la tête.

- Merci. Je crois que je vais aller ailleurs, alors.

La femme et le chien poursuivirent leur chemin et Sibylla poussa un gros soupir de soulagement.

Uno Hjelm avait fait son petit boulot de judas, le salaud.

Il fallait qu'elle quitte le secteur, et vite.

Combien de temps tiendrait-elle?

Survivre était une chose. Elle en avait l'habitude. Mais fuir, se terrer.

Elle pressa le pas, s'imaginant qu'ils l'avaient déjà repérée et qu'ils étaient sur ses talons.

Comment Hjelm avait-il pu savoir que c'était elle? Il ne pouvait pas l'avoir reconnue d'après la photo des journaux. C'était impossible. Ou alors elle était perdue. Elle ne serait en sécurité nulle part.

Il fallait absolument qu'elle change de coiffure.

Elle approchait du boulevard circulaire et il y avait maintenant beaucoup de monde. Elle fit de son mieux pour disparaître dans la foule.

Est-ce que les gens ne la regardaient pas d'une façon bizarre? Lui, là, cet homme qui arrivait en face d'elle. Pourquoi la fixait-il comme cela? Son cœur se mit à battre. Elle baissa les yeux. L'homme passa à côté d'elle sans rien dire.

Et qui la croirait, si elle disait la vérité? Mais peut-être parviendraient-ils à comprendre qu'elle désirait dormir dans un vrai lit, une fois de temps en temps. Et puis elle avait l'intention de s'acquitter. Plus tard, bien sûr, mais elle le ferait. Il se trouvait seulement qu'elle avait perdu son portefeuille. Et c'était vrai.

La bouche de métro grouillait de monde.

Elle passa sans s'arrêter.

Mais où aller?

Parvenue dans Renstiernasgata, elle monta l'escalier menant au parc de Vitaberg. L'église Sainte-Sophie se dressa au-dessus d'elle comme une citadelle, puissante et sûre. Elle était fatiguée et eut l'idée d'aller s'y asseoir un moment. Elle se retourna pour s'assurer que l'allée descendant vers la rue était déserte et que personne ne la suivait.

Un silence total régnait dans l'église. Un homme était assis dans une cabine en verre, à droite de l'entrée, et il la salua gravement de la tête. Elle lui répondit de la même façon et ôta son sac à dos.

Un homme portant une queue-de-cheval était assis sur l'un des bancs, en dessous de la chaire, mais, à cette exception près, l'église était vide. Elle le reconnut d'ailleurs pour l'avoir vu une ou deux fois à la Mission évangélique. Il dormait, le menton contre la poitrine.

Elle posa son sac sur le banc situé au fond de l'église et ferma les yeux.

Le calme. Son seul désir.

L'homme dans la cabine se mit à tousser et l'écho s'en répercuta dans tout le bâtiment. Puis le silence s'abattit de nouveau.

Dieu entend les prières, était-il marqué sur une affiche apposée à l'entrée.

Elle ouvrit les yeux et regarda le grand retable, devant le chœur. Au cours des siècles, une quantité considérable d'êtres humains avaient remis leur destin entre Ses mains, ils avaient construit ces immenses églises et Lui avaient adressé leurs prières. Elle avait fait de même, étant petite. Chaque soir la même prière demandant à Dieu de protéger les petits enfants et de ne pas faire mourir leur père et leur mère. Peut-être l'avait-Il entendue, d'ailleurs? Après tout, elle était encore en vie et en bonne santé. Mais Il ne l'avait guère protégée, pourtant. Peut-être était-Il du côté des autres?

Les autres. Ceux qui avaient trouvé leur place dans la société.

Mais celui qu'on appelait le Chef de gare, cet homme qui, après quatre tentatives manquées d'empoisonnement, s'était jeté du haut d'un pont, le mois dernier. Ses prières, à lui, qu'en était-il advenu? Ou encore Lena, cette femme qui faisait le tour de la ville à bord de l'autobus de l'Armée du Salut pour distribuer du café chaud et qui avait soudain appris qu'elle avait une tumeur inopérable au cerveau: qu'est-ce qu'elle avait fait pour mériter cela? Ou encore Tova, Jönsson ou Smirre? Ils étaient tous morts, après avoir vécu un enfer pendant des années, sans que leurs prières aient été entendues.

Alors quoi, Dieu?

Et Jörgen Grundberg? Quoi que Tu aies eu à lui reprocher, Tu n'avais pas besoin de me mêler à cela, hein?

À moins que Tu ne veuilles me punir, moi aussi? Dans ce cas, QUAND EST-CE que Tu en auras terminé?

Elle se leva et hissa le sac sur son dos. Ce n'était pas là qu'elle trouverait la paix.

Sans un regard pour l'homme dans sa cabine de verre, elle quitta l'église.

Quand elle se retrouva à l'extérieur, le soleil avait commencé à se coucher. Elle fit un pas de plus pour voir l'horloge. Cinq heures et quart.

Cette nuit, elle voulait vraiment dormir dans un lit. Mais l'hôtel était trop risqué et elle n'osait pas se rendre dans une institution de charité. Il n'y avait jamais assez de place pour tout le monde et, si quelqu'un se voyait refuser l'entrée au profit de quelqu'un d'autre, il pouvait toujours aller trouver les flics - échange de bons procédés.

Elle posa la main sur la pochette contenant son argent. Pour la première fois depuis qu'elle avait pris sa décision, elle fut tentée de procéder à un prélèvement et de s'offrir une bonne cuite, afin d'oublier pendant un moment.

Toute cette merde, bon sang.

Elle prit le raccourci pour regagner Skanegatan. Au bout d'une dizaine de mètres, elle passa devant une porte de couleur verte qui s'ouvrait dans une palissade passée au rouge de Falun. Un monument historique. À droite de cette porte on voyait le pignon, de couleur brune, d'une petite maison en bois en assez mauvais état. Elle s'arrêta. Il y avait une ouverture au niveau du sol, sur le pignon, mais celle-ci avait été bouchée à l'aide de planches. En revanche, celle qui se trouvait un mètre plus haut était simplement fermée à l'aide d'une cheville en bois.

Elle regarda autour d'elle.

Le parc était désert.

Elle ôta rapidement son sac à dos, ouvrit le panneau de bois et se glissa à l'intérieur.

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