Dieu ne l'entendit pas cette fois-là non plus. Mais Thomas finit par se lasser et s'endormir sur elle, comme une sorte d'énorme couverture qui l'étouffait. Avec des gestes très lents et beaucoup de précautions, elle parvint à l'écarter d'elle et à se lever.

Toujours nue, elle ramassa ses billets froissés sur le sol. Elle fit de son mieux pour les lisser contre sa cuisse et les fourra rapidement dans la pochette.

Thomas était allongé sur le côté, la bouche ouverte. Un mince trait de salive coulait de sa bouche, traversait sa barbe hirsute et se perdait dans le matelas. Elle fut reconnaissante de ne pas s'être couchée sur son tapis de sol, car elle aurait été obligée de l'abandonner. Le sac de couchage, lui, avait glissé sur le côté et elle n'eut qu'à soulever légèrement l'une des jambes de Thomas pour le tirer.

Elle s'habilla en hâte. Elle avait envie d'une douche, pour se laver de son regard.

Il fallait absolument qu'elle trouve un endroit où il y avait de l'eau courante, sans quoi elle ne tiendrait jamais le coup.

Elle eut bientôt fourré toutes ses affaires dans son sac à dos et elle le referma. La culotte et la serviette encore un peu mouillées, qu'elle avait oublié de sortir, sentaient mauvais. Il faudrait qu'elle les lave à nouveau.

Mais où? Et où aller?

Elle désirait partir de là le plus vite possible, mais la soif l'incita à s'attarder un peu, le temps de boire un peu d'eau au bidon en plastique. Pendant qu'elle y était, elle laissa l'eau couler et se lava rapidement les mains et le visage. Il se forma une sorte de pâte faite de sciure mouillée et de marc de café, sur le sol. À ce moment, Thomas remua celle de ses jambes à laquelle elle avait touché et elle se figea sur place, un instant, pour s'assurer qu'il dormait toujours.

Puis elle escalada l'échelle, ouvrit l'écoutille et sortit.

Elle se retrouva... où cela, au juste? En liberté? Non, c'était impossible, désormais.

Les salauds.

Il faisait maintenant nuit. Elle regarda machinalement sa montre, mais celle-ci était toujours arrêtée. Sur le quai de Söder Mälarstrand les deux files de circulation étaient désertes et il n'y avait que quelques lumières allumées sur les façades des maisons qui le surplombaient. Peu de gens étaient encore éveillés. Tant mieux. Moins ils seraient nombreux à la voir, mieux cela vaudrait.

Elle avança en faisant le moins de bruit possible et enjamba la lisse pour passer sur le navire de guerre. Quelques instants plus tard elle était sur le quai et se dirigeait vers le pont.

Ses jambes bougeaient d'elles-mêmes, car elle n'avait aucune idée de l'endroit vers lequel elle se dirigeait. Cela n'avait d'ailleurs rien d'extraordinaire, pour elle. C'était en quelque sorte son état normal. Un jour comme les autres, donc. Il lui arrivait parfois de se demander si les difficultés qu'elle avait à faire des projets avaient trait à la maladie dont elle avait souffert étant jeune. Peut-être le système régissant l'aptitude à prévoir avait-il été endommagé, en elle. Tout ce à quoi il servait, désormais, était à lui assurer de quoi manger et un endroit assez tranquille pour qu'elle puisse y dérouler son sac de couchage. Si l'on n'était pas trop exigeant, ce n'était guère difficile. Dans l'existence errante qui était la sienne, la sécurité résidait dans la liberté. N'avoir personne qui décidait pour elle. Pouvoir faire ce qu'elle voulait, quand elle en avait envie.

Mais maintenant, plus rien n'était pareil.

Elle ne savait même plus où elle pouvait aller.

Elle s'engagea dans Heleneborgsgatan et, une fois parvenue au bout de la rue, entra dans Skinnarviksparken. Le jour commençait à poindre. Un homme était en train de contempler la vue, tandis que son chien faisait sa crotte. En entendant ses pas sur l'allée de gravier, tous deux tournèrent la tête dans sa direction. L'homme se pencha et ramassa, ainsi qu'il se devait, la crotte de son chien dans un sac en plastique. Comme s'il avait peur qu'elle ne lui adresse une remontrance.

Elle continua son chemin. Au coin de Hornsgatan, un panier de pain frais avait été posé à la porte d'un restaurant. Un de plus ou de moins, ils ne verraient pas la différence.

Ce qu'il lui fallait, maintenant, c'était un endroit où rester cachée pendant quelques jours. Où elle pourrait être tranquille et où personne n'aurait l'idée de venir la chercher. Elle était lasse de cette inquiétude qui la suivait partout où elle allait. Elle avait besoin de repos. Si elle ne parvenait pas à dormir tout son soûl, elle savait d'expérience qu'elle aurait plus de mal à faire fonctionner son cerveau et, si son jugement était défaillant, elle serait une proie facile.

Elle fouilla dans sa mémoire pour se remémorer la liste des endroits où elle avait dormi. Mais elle n'en trouva aucun offrant la tranquillité dont elle avait besoin.

Les voitures étaient de plus en plus nombreuses, maintenant. Elle avait choisi de monter sur ce qu'on appelait "la bosse" de Hornsgatan, afin d'échapper à la circulation. À sa droite se trouvait l'église Sainte-Marie. Elle regarda la pendule pour savoir l'heure.

Au même instant, elle sut où elle allait pouvoir se cacher.

Jour et nuit. Les mêmes êtres sans visage lui parlant une langue qu'elle ne comprenait pas et ne semblant pas comprendre le danger qui la menaçait.

Des êtres sans visage qui entraient et sortaient de la pièce en tendant les mains vers elle et la forçant à avaler des comprimés empoisonnés. Des voix qui montaient du radiateur pour se moquer d'elle. Sous son lit était caché le Diable, qui attendait qu'elle pose le pied sur le sol. Sitôt qu'elle l'effleurerait, il la saisirait et la tirerait vers ce trou, en dessous d'elle, et la jetterait dans le cachot où l'attendaient les hommes en noir avec leurs outils incandescents.

Elle ne voulait pas dormir, n'osait pas le faire, mais les pilules empoisonnées l'y contraignaient. C'était pour cette raison qu'ils voulaient qu'elle dorme.

Un cauchemar interminable.

Elle refusait de se lever, mais ils lui enfonçaient quelque chose dans le ventre pour l'empoisonner encore un peu plus. Le poison était de couleur jaune et le sac le contenant était accroché à côté de son lit. Pour que le Diable puisse en remettre, quand il n'y en aurait plus.

Si elle arrachait ce tuyau, ils lui attachaient les mains.

L'homme en blanc entrait de temps en temps et lui demandait de lui parler. Il faisait semblant d'être gentil, pour qu'elle lui révèle ses secrets, qu'il irait aussitôt rapporter aux hommes de la cave.

La lumière et les ténèbres ne cessaient d'alterner. Le temps n'existait plus, il n'y avait plus que des mains qui la forçaient à avaler ces pilules blanches empoisonnées.

Mais, un jour, elle avait soudain compris ce qu'ils lui disaient. Ils lui parlaient doucement et semblaient vraiment vouloir son bien. La protéger. L'un d'entre eux avait poussé le lit sur lequel elle se trouvait, afin qu'elle voie qu'il n'y avait pas de trou en dessous. Elle avait accepté d'en sortir et de se rendre aux toilettes. Ils avaient alors retiré le tuyau de son ventre et enlevé le sac au liquide jaune.

Le lendemain, tous ceux qui venaient la voir avaient retrouvé leur visage. Ils lui souriaient. Ils bavardaient avec elle tout en lissant ses draps et redressant son oreiller. Mais ils continuaient à la forcer à avaler des pilules. Ils disaient qu'elle était malade et qu'elle était à l'hôpital. Qu'elle allait y rester encore un certain temps, jusqu'à ce qu'elle soit complètement guérie.

Et après cela? Elle s'efforça de ne pas penser à ce qui se passerait ensuite.

D'autres jours et d'autres nuits. Les voix du radiateur se turent et la laissèrent en paix.

Maintenant, elle sortait parfois dans le couloir. À l'une des extrémités, se trouvait un poste de télévision. Aucun des autres malades ne lui parlait. Chacun était dans son petit monde. Souvent, elle se tenait debout près de la fenêtre de sa chambre, le front contre la grille très froide, et observait le monde extérieur. La vie continuait, là-bas. Sans elle.

Béatrice Forsenström vint lui rendre visite. Vêtue impeccablement mais avec des cernes sous les yeux. Elle était accompagnée de l'homme qui voulait toujours la faire parler. Ils s'assirent tous deux au bord de son grand lit. Béatrice avait posé son sac sur ses genoux.

L'homme qui voulait la faire parler souriait et avait l'air gentil.

- Alors, comment te sens-tu?

Sibylla regarda sa mère.

- Mieux.

L'homme eut l'air satisfait.

- Est-ce que tu sais pourquoi tu es ici?

Sibylla avala sa salive.

- Peut-être que j'ai fait des bêtises.

L'homme regarda sa mère qui mettait sa main devant sa bouche.

Elle n'aurait pas dû dire ça. Cela allait faire de la peine à sa mère et la décevoir.

- Non, Sibylla, dit-il. Tu as été malade. C'est pour ça que tu es ici.

Elle fixa du regard ses propres mains, posées sur ses genoux. Personne ne dit rien pendant un moment. L'homme finit par se lever et se tourner vers sa mère.

- Je vous laisse un moment. Je reviendrai un peu plus tard.

Elles étaient maintenant seules dans la pièce. Sibylla regardait toujours ses mains.

- Pardon.

Sa mère se leva.

- Arrête de dire cela.

Elle avait réussi à la mettre en colère, également.

- Tu as été malade et tu n'as pas besoin de demander pardon pour cela, Sibylla.

Elle se rassit. Pendant un bref instant, leurs regards se croisèrent et, cette fois, ce furent les yeux de sa mère qui se dérobèrent les premiers.

Mais Sibylla avait eu le temps de saisir clairement ce qui se passait derrière eux, à ce moment. Elle était purement et simplement en colère que sa fille ait réussi à la placer dans cette délicate situation. Et de ne rien pouvoir y faire.

Sibylla baissa à nouveau les yeux vers ses propres mains.

Puis on frappa à la porte et l'homme qui voulait qu'elle parle entra. Il tenait un dossier de couleur brune dans l'une de ses mains et alla se placer au pied de son lit.

- Sibylla. Il y a une chose dont nous voulons te parler, ta maman et moi.

Elle chercha le regard de sa mère, mais celui-ci était fixé sur le sol. Elle serrait si fort son sac à main qu'elle avait les phalanges blanches.

- Est-ce que tu as un petit ami?

Sibylla le fixa des yeux. Il répéta sa question.

- Hein? Est-ce que tu en as un?

Elle secoua la tête. Il fit quelques pas et vint s'asseoir sur le bord de son lit.

- Tu comprends que la maladie dont tu es atteinte peut aussi avoir des causes d'ordre physique, n'est-ce pas?

Ah bon.

- Nous avons pratiqué des tests sur toi.

Ça, elle le savait.

- Il apparaît que tu es enceinte.

Ce dernier mot se répercuta en écho dans sa tête. Mais tout ce qu'elle voyait, c'était la couverture à carreaux.

Toute à lui, tout à elle. Eux deux.

N'importe quoi pour une seconde de ce sentiment d'intimité.

N'importe quoi.

Elle regarda sa mère. Elle savait déjà.

L'homme qui voulait qu'elle parle posa la main sur celle de Sibylla. Ce contact fit passer un frisson dans son corps.

- Sais-tu qui est le père de l'enfant?

Unis pour la vie, tous les deux. Pour toujours.

Sibylla secoua la tête. Sa mère regarda en direction de la porte. Elle n'avait qu'un seul désir: partir.

- Tu en es déjà à plus de six mois, alors il n'y a pas d'autre solution que de mener cette grossesse à son terme.

Sibylla posa la main sur son ventre. L'homme qui voulait qu'elle parle lui sourit, mais il n'avait pas l'air d'être très content.

- Comment te sens-tu?

Elle le regarda. Comment se sentait-elle?

- Ta maman et moi avons beaucoup parlé de cela. Elle regarda sa mère, dont les lèvres étaient exsangues.

- Nous pensons que le mieux, pour toi, serait de décider maintenant ce que nous allons faire.

Quelqu'un se mit à crier, dans la chambre d'à côté.

- Comme tu n'es pas encore majeure et que ce sont tes parents qui te connaissent le mieux, je crois que c'est eux qui sont le mieux placés. Et, comme je suis ton médecin, je pense qu'ils ont pris la bonne décision.

Elle le regarda sans comprendre. Quelle décision? Ils ne pouvaient quand même pas imposer leur volonté à son corps.

- Nous pensons que le mieux est que l'enfant soit donné en adoption.

Elle ne s'offrait que rarement le luxe de faire quelques achats dans ce supermarché ouvert de sept heures du matin à onze heures du soir. Les prix y étaient bien au-dessus de la moyenne. Mais elle ne pouvait plus observer les règles qu'elle s'était jadis imposées. Il lui fallait acheter de quoi rester cachée pendant quelques jours et cela dès que possible, afin de pouvoir être prête sitôt qu'ouvriraient les portes de l'école Sainte-Sophie. Avant que les couloirs ne grouillent d'élèves et de professeurs toujours prêts à poser des questions.

Dès sept heures, elle avait acheté une boîte de haricots, des bananes, du yaourt et du pain suédois, et elle attendait maintenant que le concierge de l'école ou quelqu'un d'autre lui ouvre les portes du paradis.

Car là, elle serait en paix.

À sept heures vingt, elle vit, de là où elle s'était postée, que le préposé à l'ouverture des portes accomplissait son devoir et, sitôt qu'il eut disparu, elle traversa la rue et entra. Elle escalada les escaliers et enfila le couloir. Elle ne croisa personne mais, comme dans tous les vieux bâtiments de pierre, les différents bruits de l'école se répercutaient contre les murs.

La porte du grenier était bien là où elle se souvenait. Avec l'inscription: Accès interdit à toute personne étrangère au service. En dessous, une personne scrupuleuse avait mis en garde, à la main, contre le plancher défectueux, qui risquait de s'effondrer.

L'endroit idéal, non?

La porte était fermée au moyen d'un banal cadenas et elle aurait eu bien besoin de son couteau suisse. Mais, en ce moment, il devait se trouver dans un commissariat quelconque à titre de pièce à conviction. Elle poussa un soupir. L'anneau était fixé au mur au moyen de quatre vis et elle se pencha sur son sac à dos pour tenter d'y trouver un outil approprié. Elle arrêta son choix sur sa lime à ongles et il se révéla bon. Elle avait à peine commencé à tourner la vis supérieure que celle-ci céda. Elle tâta les autres: elles ne tenaient pas plus. Un soupçon de méfiance l'effleura. Ce grenier, qui d'autre qu'elle connaissait son existence et l'abri qu'il offrait? Mais elle n'avait pas le temps de se livrer à de telles supputations. Le bruit des voix commençait à enfler, en dessous d'elle. Elle mit la lime à ongles dans sa poche et ouvrit la porte. Derrière, il y avait quelques marches et, sur le côté, une rampe. Elle entra et referma derrière elle.

Ce n'était plus comme la dernière fois qu'elle était venue. Il devait y avoir six ou sept ans de cela et des travaux avaient été effectués. Elle s'en était rendu compte dès l'escalier. La dernière fois, ce grenier était plein de vieilleries et de bric-à-brac, mais on avait sans doute dû le débarrasser à cause de l'état du plancher. Il ne restait plus que des manuels scolaires oubliés dans un coin. Elle se souvenait aussi que, la fois précédente, c'était l'été et que la chaleur était étouffante, sous les toits. Peut-être était-ce pour cela que l'endroit était tombé dans l'oubli?

Cette fois, elle ne serait pas dérangée par la chaleur, ce serait plutôt le contraire.

Mais l'horloge était toujours à sa place.

Cette horloge était énorme, vue de l'intérieur. Deux lampes éclairaient son cadran. Elles avaient été installées depuis sa dernière visite. L'horloge ne marchait pas, à cette époque. Mais elle avait déjà pu voir l'aiguille des minutes avancer. Cela lui inspira quelques secondes d'inquiétude, à nouveau. À quel intervalle fallait-il régler ce genre de grosse horloge?

Elle écarta cette pensée. Si elle déballait ses affaires le long du mur opposé, elle aurait le temps d'aller se cacher si, contre toute attente, quelqu'un arrivait de façon inopinée.

Elle déroula son tapis de sol et son sac de couchage. Puis elle accrocha sa culotte et sa serviette encore humides à un fil électrique. Au cours de la nuit, quand l'école serait déserte, elle se mettrait en quête du vestiaire du personnel et prendrait une douche. Elle en profiterait pour faire à nouveau un peu de lessive, car, si elle laissait ce linge s'imprégner d'une odeur de moisi, elle ne pourrait plus l'utiliser.

Elle se sentait toujours aussi sale. Les mains de Thomas lui faisaient encore l'effet d'une membrane gluante sur sa peau, bien qu'elles fussent loin, désormais. Elle se demanda s'il était réveillé et s'il s'était aperçu qu'elle n'était plus là. Et ce qu'il ferait quand il s'en aviserait.

Elle était où elle voulait être.

Dissimulée dans un grenier.

Offensée, calomniée et anéantie.

Au cours de ces années, elle avait eu bien des excuses pour abandonner la lutte. Mais quelque chose l'avait toujours amenée à continuer. Peut-être disposait-elle d'une raison suffisante, désormais? Peut-être même cela lui paraîtrait-il bon? La preuve définitive qu'elle était vraiment une erreur de la vie.

Elle entendit le brouhaha des élèves, en bas. Cela lui rappela des mauvais souvenirs: les sarcasmes et moqueries qu'elle avait dû endurer.

Mais peut-être était-ce eux qui avaient raison, en définitive?

Peut-être sa faiblesse était-elle perceptible dès sa jeunesse? Après, ils n'avaient plus eu qu'à suivre leur instinct. Tout le monde avait compris dès le début qu'elle n'était pas faite pour participer aux jeux et aux activités des autres. Tout le monde sauf elle, et il avait fallu le lui apprendre. La lutte qu'elle s'était obstinée à mener pour quelque chose de mieux n'était peut-être qu'une façon de se procurer clandestinement un répit qui ne lui était pas destiné, en fait. Heino, elle et les autres étaient peut-être faits pour constituer la lie de la société. Pour que le citoyen moyen puisse se sentir satisfait de son existence, par comparaison. Évaluer son degré de réussite à l'aune de leur échec.

Cela pouvait toujours être pire.

Peut-être étaient-ils là afin d'équilibrer le corps social? De séparer le bon grain de l'ivraie dès le début. Pour qu'ils s'habituent à ne pas trop en demander, par la suite.

Elle s'allongea sur son tapis de sol. Une cloche sonna et le silence se fit dans le bâtiment.

Ce serait trop facile de se contenter d'abandonner. D'accepter de faire partie de l'ivraie et de se laisser aller. Elle n'avait pas l'intention de se livrer à la police, jamais de la vie, mais il y avait d'autres façons de renoncer.

Et si elle n'avait pas la force d'aller jusqu'au pont de l'Ouest, pour se jeter de là-haut, il y avait d'autres façons de régler le problème, dans ce grenier.

Deux semaines plus tard, elle avait pu rentrer chez elle. Le silence était oppressant, dans la grande maison. Gun-Britt avait été renvoyée et Sibylla soupçonnait que c'était parce que sa mère ne supportait pas la honte que suscitait le ventre de plus en plus proéminent de sa fille. Les yeux qui n'étaient pas absolument nécessaires ne devaient pas le voir.

Les sorties lui étaient rigoureusement interdites. Elle avait seulement le droit d'aller dans le jardin après la tombée de la nuit - en restant du bon côté de la clôture, bien entendu.

Son père ne sortait guère de son bureau. Elle entendait parfois le bruit de ses pas sur le dallage, en bas de l'escalier.

Quant aux repas, elle les prenait dans sa chambre. C'était elle-même qui en avait décidé ainsi, après avoir dû, juste après son retour à la maison, subir le mutisme - très parlant à sa façon - d'un repas en compagnie de ses parents. Pouvait-elle vraiment leur en vouloir, d'ailleurs? Elle avait été le contraire de ce qu'ils attendaient d'elle. Non pas cet être exemplaire qu'ils pourraient exhiber fièrement et qui aurait été la preuve définitive de la supériorité de la famille Forsenström, mais une honte, un échec complet qu'il fallait dissimuler aux yeux des habitants de Hultaryd, qui n'auraient été que trop contents de pouvoir en faire des gorges chaudes.

Non, elle préférait manger seule dans sa chambre.

Elle ne pensait plus tellement à Micke. C'était un rêve qu'elle avait fait et rien d'autre. Quelqu'un qu'elle avait rencontré à une autre époque. Il n'existait plus.

Rien de ce qui existait jadis n'existait plus, d'ailleurs.

À partir de maintenant, tout était différent.

Elle avait été atteinte de démence.

Elle était une autre. Quelqu'un qui avait été malade de la tête. Rien ne serait plus comme avant. Elle avait vécu des choses qu'elle ne pourrait plus partager avec personne. Nul ne comprendrait. Nul ne voudrait comprendre.

Mais, quelque part au fond d'elle-même, elle avait le sentiment d'une injustice. Il grandissait de jour en jour et avait fini par s'emparer totalement d'elle.

Elle ne voulait plus vivre là.

Si elle le pouvait, elle les quitterait volontiers.

Ils faisaient porter toute la faute sur elle et elle n'avait pas de plus cher désir que d'échapper à leurs regards déçus. Au lieu de cela, elle était prisonnière, avec son ventre qui grossissait, et elle n'en finissait pas d'attendre.

D'attendre quoi?

Qu'est-ce qu'elle attendait, au juste?

Elle était tel un outil dépourvu de volonté, en train de réaliser le vœu de deux futurs parents inconnus.

Avec son corps.

D'un seul coup, on se souciait beaucoup de sa santé. Sa mère elle-même faisait de son mieux. Ce ventre proéminent était un abri derrière lequel se cacher. Mais que se passerait-il lorsqu'elle n'en disposerait plus?

Qu'adviendrait-il d'elle?

Donner en adoption.

L'expression était parfaitement hypocrite. On ne donnait pas, on se débarrassait. Quant à l'adoption, c'était un mot aussi vide de sens que pourcentage ou démocratie.

Ce mot était dépourvu de valeur, de contenu.

Elle allait donner à d'autres ce qui était venu s'installer dans son corps et faisait grossir son ventre. Quand elle était assise, ou couchée sur son lit, elle sentait l'enfant bouger en elle. Il donnait des coups de pied contre sa peau tendue, comme s'il voulait rappeler son existence.

On frappa à la porte.

Sibylla tourna la tête et vit sur le réveil qu'il était l'heure du repas.

- Entre.

Sa mère entra avec un plateau qu'elle posa sur le bureau. Sibylla comprit aussitôt qu'elle avait quelque chose sur le cœur. En général, la dépose du plateau se passait très vite, mais, cette fois, sa mère s'attardait dans la chambre et se donnait même le mal de remettre la nappe en place.

Sibylla était en train de lire sur son lit. Elle se mit sur son séant et observa le dos de sa mère.

- Tu as laissé les légumes, hier. Mais il est important que tu les manges.

- Pourquoi ça?

Sa mère se figea. Il lui fallut quelques secondes pour répondre.

- C'est important pour...

Elle se racla la gorge.

- ...pour l'enfant.

Ah bon. Pour l'enfant. Elle avait vraiment eu du mal à prononcer ce mot. Cela se voyait même de dos.

Sibylla sentit soudain la colère monter en elle.

- Et pourquoi est-il si important qu'il se porte bien?

Sa mère se retourna lentement.

- Ce n'est pas moi qui suis allée me faire faire un enfant. Alors, assume tes responsabilités.

Sibylla ne répondit pas. Elle aurait eu trop à dire.

Sa mère tenta de reprendre le contrôle d'elle-même. De toute évidence, elle n'était pas venue pour parler des légumes, c'était seulement un biais assez mal choisi. Sibylla la vit prendre son courage à deux mains pour dire ce qu'elle avait vraiment sur le cœur.

- Je veux que tu me dises qui est le père de l'enfant.

Sibylla ne répondit pas.

- Le type à la voiture? Ce Mikael Persson? C'est lui?

- C'est possible. Pourquoi? Quelle importance?

Elle ne pouvait pas s'en empêcher. Sa mère fit son possible pour rester maîtresse d'elle-même, mais Sibylla n'avait pas l'intention de lui venir en aide. Plus maintenant.

- Je veux que tu saches qu'il n'est plus à Hultaryd. C'est ton père qui était propriétaire du local et il a décidé de le faire démolir. Ce Mikael a quitté la ville.

Sibylla ne put s'empêcher de sourire. Non parce qu'on allait détruire le bâtiment de l'Association des jeunes amateurs d'automobiles, mais parce que, pour la première fois, elle osait se dire que sa mère était cinglée. Elle se croyait vraiment toute-puissante.

- Je voulais simplement que tu le saches.

De toute évidence elle avait maintenant dit ce qu'elle avait sur le cœur et s'apprêtait à quitter la pièce. Mais, alors qu'elle n'était encore qu'à mi-chemin de la porte, sa fille lui demanda.

- Pourquoi as-tu voulu avoir un enfant?

Béatrice Forsenström se prit le pied gauche dans le tapis. Elle se retourna. Soudain Sibylla vit quelque chose de nouveau dans les yeux de sa mère. Quelque chose qui n'y était pas auparavant. Qui ne s'y était jamais trouvé.

Elle avait peur.

Peur de sa propre fille.

- Parce que grand-mère voulait que vous en ayez un?

Sa mère resta sans rien dire.

- Tu es contente d'être mère? D'avoir une fille?

Elles se regardèrent. Sibylla sentit l'enfant bouger dans son ventre.

- Qu'est-ce qu'elle en pense, grand-mère, que je sois folle? Mais tu ne lui as peut-être rien dit?

Soudain la lèvre inférieure de sa mère se mit à trembler.

- Pourquoi est-ce que tu me fais ça?

Sibylla ironisa durement.

- Pourquoi est-ce que JE te fais ça? Mais c'est toi qu'es cinglée, merde!

La dureté de l'expression parut redonner son équilibre à Béatrice Forsenström.

- Surveille ton langage!

- Parle pour toi. Moi, je dis ce que je veux. MERDE. MERDE. MERDE.

Sa mère gagna la porte à reculons. Sans doute allait-elle courir appeler l'hôpital. Elle avait une folle à la maison.

- Alors, qu'est-ce que t'attends pour aller téléphoner? Comme ça tu seras débarrassée de moi une fois pour toutes.

Elle avait réussi à ouvrir la porte.

- Pendant ce temps, je vais manger mes légumes, pour ne pas que l'enfant en souffre, n'est-ce pas?

Béatrice lui lança un dernier regard d'effroi et disparut. Sibylla l'entendit descendre l'escalier à vive allure et elle se précipita dans le couloir sur ses talons. Elle la vit traverser le hall en direction du bureau de monsieur Forsenström.

- T'as oublié de répondre à ma question! lui cria-t-elle.

Elle n'obtint pas de réponse.

Sibylla rentra dans sa chambre et se dirigea vers le plateau. Carottes cuites et petits pois. Elle prit l'assiette à deux mains et la jeta dans la corbeille à papier. Puis elle sortit une valise et commença à la remplir.

Elle se réveilla en entendant ouvrir la porte. Avant qu'elle ait eu le temps de bouger, il avait monté les quelques marches et était resté quelques instants immobile, puis s'était remis à avancer.

Il ne l'avait pas vue.

Elle le regarda sans bouger un cil.

Blond, menu, avec des lunettes cerclées de métal.

Il monta sur la petite plate-forme située devant l'horloge et alla coller le visage contre le cadran. Il écarta les bras, ce qui, à contre-jour, lui donna l'air d'un Christ en croix pourvu d'antennes.

Il était midi moins deux.

Elle examina la situation.

Elle aurait le temps de gagner la porte avant lui, mais alors il lui faudrait abandonner ses affaires.

Il était en équilibre assez instable, sur cette petite plate-forme. S'il basculait vers l'avant, il risquait de passer à travers le cadran de l'horloge.

Les secondes passèrent. La plus grande des antennes de Jésus fit un bond.

Elle osait à peine respirer, de crainte de bouger.

Pour finir, il baissa les bras et les laissa retomber le long de son corps. L'instant suivant il se retourna et l'aperçut.

Elle vit qu'il prenait peur. Mais il n'avait pas seulement peur: il était également gêné que quelqu'un l'ait observé.

Ils ne dirent rien, ni l'un ni l'autre, mais ne se lâchèrent pas du regard. Elle ne parvenait pas vraiment à distinguer ses traits, car le contre-jour les rendait indistincts.

Comment diable allait-elle se tirer de cette situation? Il n'avait pas l'air très costaud et il ne fallait sous aucun prétexte qu'il puisse quitter le grenier sans qu'elle lui ait parlé. Elle se mit lentement sur son séant. Debout, elle pourrait peut-être avoir l'air menaçante.

- Qu'est-ce que tu fais? demanda-t-elle prudemment.

Il ne répondit pas immédiatement, mais elle vit qu'il baissait légèrement sa garde.

- Rien de particulier.

- Hm. Pourtant, ça avait l'air dangereux, vu d'ici.

Il haussa les épaules.

- Et toi, alors? Qu'est-ce que tu fais ici?

C'est vrai. Qu'est-ce que je fais ici?

- Je me reposais un peu, c'est tout.

Ce n'était pas un mensonge, au moins.

- T'es SDF ou quoi?

Elle eut un petit sourire. Il ne s'embarrassait pas. En général, les gens disaient les choses moins carrément.

- Je ne couche pas dehors, n'est-ce pas?

- Non, mais je veux dire: t'as pas de maison, d'endroit où habiter?

Pourquoi le nier? Il n'y avait guère d'autre explication plausible à sa présence en cet endroit.

- Peut-être bien, en effet.

Il descendit de la plate-forme.

- Cool. Moi aussi, je serai SDF, quand j'aurai fini d'aller à l'école.

- Pourquoi ça? demanda-t-elle en le regardant.

- C'est super. Personne se mêle de vos affaires ou vous dit quoi faire.

Ah oui, c'était également une façon de voir les choses.

- Mais tu peux aussi trouver d'autres buts qui vaillent la peine, dans la vie.

- Tu crois! ricana-t-il.

Elle ne savait toujours pas s'il se moquait d'elle ou non.

- T'es camée, aussi?

- Non.

- Ah, je croyais que tous les SDF l'étaient. Que c'était parce qu'ils étaient drogués qu'ils étaient SDF. C'est ce que dit ma mère, en tout cas.

- Les mères ne savent pas tout.

- Non, je sais.

Il pouffa légèrement en disant cela et elle put ainsi constater qu'il n'avait plus peur. Il approcha d'elle et elle se leva.

- C'est tout ce que tu possèdes, ça?

- Oui, on peut le dire.

Il parcourut des yeux le tapis de sol et le sac à dos. Elle suivit son regard. Il avait l'air assez impressionné.

- Supercool!

C'était pour elle une expérience assez étrange que d'être, pour une fois, considérée comme un modèle de vie, mais elle estima qu'ils avaient assez parlé d'elle.

- Et toi, qu'est-ce que tu fais ici? Tu ne sais pas que le plancher peut s'effondrer?

- Ouais! C'est vachement dangereux!

Pour bien montrer à quel point il se souciait peu du danger, il se mit à sauter à pieds joints. Elle posa la main sur son bras.

- Arrête. Ce serait pas drôle si tu passais à travers.

- Bah!

Il dégagea son bras mais cessa de sauter. Elle le regarda en silence pendant un moment. Sa soudaine apparition dans sa cachette constituait une menace. Toute la question était de savoir si c'était vraiment dangereux. Il fallait qu'elle parvienne à le savoir avant qu'il parte. Elle ramassa un vieux stencil bleuté sur le sol pour avoir l'air plus décontractée.

- Vous venez souvent ici?

Il attendit un peu trop longtemps avant de répondre.

- Parfois.

Il mentait, mais elle n'arrivait pas à déterminer pour quelle raison.

- T'es en quelle classe?

- En troisième.

- Et les autres, où est-ce qu'ils sont? Ils vont monter, aussi?

Il secoua la tête. Elle comprit alors qu'il était seul à venir là.

- Alors, c'est toi qui as défait les vis du cadenas?

Il prit sa respiration tout en répondant.

- Ouais.

Elle comprit qu'il était une ivraie comme elle, déjà exclu par la grande masse homogène.

- Tu te plais ici? Ça marche, à l'école? Il la regarda comme si elle était folle.

- Vachement, tiens!

Le langage de l'ironie. Elle l'avait déjà rencontré. C'était celui de tous les jeunes de l'époque, apparemment. En tout cas de ceux, très rares, avec lesquels elle avait eu l'occasion de parler.

Il donna un coup de pied dans un livre qui se trouvait à ses pieds. Celui-ci vint buter contre son tapis de sol et s'arrêta. Elle vit que c'était un manuel de mathématiques.

- Tu touches des allocs? demanda-t-il.

Elle secoua la tête. Il s'était déjà informé de ses futurs droits de SDF.

- Qu'est-ce que tu croûtes, alors? Me dis pas que tu vas fouiller dans les poubelles.

Il prit un air dégoûté, pour dire cela.

- Ça m'est arrivé.

- Bon sang, c'est dégueulasse.

- C'est ce qui t'arrivera à toi aussi, si c'est l'avenir que tu choisis.

- On peut avoir des allocs. Pour la bouffe et tout ça.

Elle n'eut pas la force de répondre. Elle aurait pu lui dire que, dans ce cas, il y aurait toujours des gens pour lui dire ce qu'il fallait qu'il fasse et ne fasse pas.

La cloche se mit à sonner, mais il ne bougea pas.

- Mais je sais pas vraiment. Je vais peut-être essayer de trouver un boulot à la télé.

- Tu ne retournes pas en classe?

Il haussa les épaules.

- Si, j'y vais, mais y a pas le feu.

Il poussa un soupir et fit quelques pas vers la porte. Elle ne savait toujours pas avec certitude s'il allait la dénoncer ou non. Cela commençait à devenir urgent et elle se rendit compte que le meilleur moyen d'en avoir le cœur net était de le lui demander.

- Tu vas rien dire, hein?

- À propos de quoi?

- De moi. Que je dors ici.

Apparemment, cela ne lui était même pas venu à l'idée.

- Pourquoi que je le ferais?

- Je sais pas, moi.

Il descendit les quelques marches menant à la porte.

- Comment tu t'appelles?

Il se tourna vers elle.

- Tabben. Et toi?

- Sibylla, mais on m'appelle Sylla. Et toi, ton petit nom, tu l'as choisi toi-même?

- Je me souviens plus, répondit-il, haussant les épaules.

Il avait posé la main sur la poignée de la porte.

- Mais ton vrai nom, c'est quoi?

- C'est p't-être Jeopardy ou quelque chose comme ça, répondit-il avec un geste de la main.

Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'il voulait dire.

- Je me demandais seulement.

Il poussa un soupir, lâcha la poignée de la porte, se retourna et la regarda.

- Patrik. C'est Patrik que je m'appelle.

Elle lui sourit et, après une seconde d'hésitation, il lui rendit son sourire. Puis il se retourna à nouveau et posa la main sur la poignée.

- Bye.

- Salut, Patrik. À bientôt, peut-être?

Mais il avait déjà disparu.

Bien entendu, on l'avait renvoyée à l'hôpital. Quelques heures après l'incident des légumes, une voiture était venue se ranger devant la maison. Une minute plus tard, la sonnette retentissait.

Lorsque Béatrice Forsenström alla ouvrir, Sibylla était déjà assise sur la plus haute marche de l'escalier, sa valise faite.

Personne ne prêta attention à elle.

- Merci d'être venus si vite.

Sa mère leur ouvrit la porte et les laissa entrer. Le plus jeune d'entre eux regarda autour de lui, de toute évidence impressionné par la splendeur du hall. Comme s'il se demandait comment on pouvait tomber fou dans une maison pareille.

Sa mère dispersa rapidement tous ses doutes.

- Je n'arrive plus à rien, avec elle. Elle est absolument impossible.

L'autre infirmier hocha gravement la tête.

- Pouvez-vous dire si elle est à nouveau en état de crise?

- Je ne sais pas. Elle ne cesse de proférer des accusations contre nous. Je sais qu'il ne faut pas la contrarier, mais...

Sa mère se mit la main devant les yeux. Sibylla entendit la porte du bureau s'ouvrir et, avant qu'il n'apparaisse sous la balustrade, elle reconnut le bruit des chaussons de son père sur le dallage. Il s'avança, la main tendue.

- Henry Forsenström.

- Hakan Holmgren. Nous sommes venus chercher Sibylla.

Il opina du chef.

- Oui, dit-il avec un soupir. Je crois que c'est ce qu'il y a de mieux à faire.

Sibylla se leva et commença à descendre l'escalier.

- Me voilà, je suis prête.

Tous les regards se braquèrent vers elle. Sa mère fit un pas vers son mari et il passa un bras protecteur autour de ses épaules. Peut-être avaient-ils peur que leur fille ne soit prise d'une crise d'une sorte ou d'une autre. Lorsqu'elle fut en bas de l'escalier, le petit groupe se dispersa pour la laisser passer. Une fois sur le perron, elle se retourna. Les deux hommes n'avaient pas bougé d'un pouce.

- Alors, qu'est-ce que vous attendez?

Celui qui répondait au nom de Hakan Holmgren fit un pas dans sa direction.

- Eh bien, on y va. Tu as tout ce dont tu as besoin?

Sibylla ne répondit pas. Elle leur tourna le dos et se dirigea vers la voiture qui était parquée devant le perron. Sans dire un mot, elle ouvrit la portière et s'assit sur le siège arrière.

Les autres ne vinrent la rejoindre qu'au bout d'un moment. Sans doute avaient-ils besoin d'un petit briefing, avant de partir.

Elle s'abstint de les regarder à nouveau.

Ils pouvaient dire tout ce qu'ils voulaient sur elle, là-bas, elle s'en fichait complètement.

Au bout de quelques jours, on lui donna une chambre particulière. Dès son arrivée dans le service, l'une des autres malades s'était avisée qu'elle était la Vierge Marie et qu'elle portait dans son ventre le nouvel Enfant Jésus. Elle pouvait penser ce qu'elle voulait, mais le personnel avait fini par se lasser d'entendre cette vieille femme parler sans cesse de la rémission des péchés et la meilleure solution avait alors été de donner une chambre à part à Sibylla. Celle-ci remercia intérieurement la vieille femme et referma la porte derrière elle avec gratitude.

Avant tout, elle désirait qu'on la laisse en paix.

Son ventre grossissait.

Parfois, une sage-femme venait y appliquer un cornet, afin de s'assurer que tout allait bien à l'intérieur. Ce devait être le cas, car elle ne revint pas très souvent. On lui donna à lire un livre sur la grossesse et les accouchements. Mais elle le fourra dans le tiroir de sa table de chevet à roulettes.

On la laissait maintenant se déplacer librement à l'intérieur de l'hôpital, car cela lui faisait du bien de bouger un peu. Chaque jour, elle passait une ou deux heures dehors. Le tour de la clôture, à lui seul, représentait une belle promenade. Les bâtiments de pierre blanche étaient en fait jolis à voir de l'extérieur, du moins de loin, et en fermant un peu les yeux elle pouvait croire qu'elle se trouvait dans le parc d'un château.

L'homme qui voulait qu'elle parle ne revenait pas très souvent. Sans doute avait-il des malades ayant plus besoin de lui. D'ailleurs, elle n'était plus folle, seulement enceinte. Il n'y pouvait rien si c'était à peu près la même situation que dans le foyer d'où elle venait.

On attendait d'elle qu'elle se conduise bien, un point c'est tout.

Elle était à deux semaines de son terme lorsque survinrent les premières douleurs. Si brutalement qu'elle eut l'impression de recevoir un coup de massue. Puis cela disparut. Elle était seule dans la chambre et elle eut si peur qu'elle alla se coucher. Qu'est-ce qui lui arrivait? La douleur revint. Lourde et implacable. Quelque chose se brisait en elle.

Puis elle vit un liquide qui coulait entre ses jambes. Elle se dit qu'elle allait mourir, que c'était sa punition. Quelque chose s'était brisé en elle et elle perdait son sang.

La douleur s'atténua une nouvelle fois et elle regarda ses jambes. Mais elle ne vit pas de sang. Peut-être avait-elle uriné, en fait, sans s'en rendre compte?

Lorsque la douleur revint, elle se mit à crier très fort. Une minute plus tard la porte s'ouvrit et une infirmière entra en coup de vent. Elle tâta le drap humide et Sibylla fut prise de honte.

- Soyez gentille, aidez-moi. Je suis en train de me vider.

Mais l'infirmière se contenta de sourire.

- Ce n'est rien, Sibylla. Tu vas avoir ton bébé, c'est tout. Je vais aller demander l'ambulance.

Elle sortit aussi vite qu'elle était entrée. L'ambulance? Où allait-on la transporter?

- Bonne chance, Sibylla.

C'est sur ces mots qu'ils enfournèrent dans la voiture la civière sur laquelle elle était étendue.

Et maintenant elle était seule dans une chambre d'un autre hôpital.

- Faut-il prévenir le mari?

Elle secoua la tête. Il s'ensuivit un silence gêné.

- Ou quelqu'un d'autre?

Elle n'avait pas répondu, se contentant de fermer les yeux pour empêcher, en vain, la vague de douleur suivante de l'atteindre. Rien de ce qu'elle faisait ne pouvait mettre un terme à la souffrance insupportable qui s'était emparée d'elle. Elle n'était plus qu'un corps. Un corps totalement soumis à cette force qui essayait d'ouvrir en elle un trou suffisamment grand pour laisser sortir ce qu'il y avait dans son ventre. Elle n'avait pas la parole. Elle était privée de toute volonté et livrée en pâture à cette force démente et obstinée qui ne la laisserait pas en paix tant qu'elle n'aurait pas obtenu ce qu'elle voulait.

Elle allait donner la vie.

Sur le mur, en face d'elle, se trouvait une pendule murale de couleur blanche. La seule preuve que le monde suivait son cours, quelque part, était le fait que l'aiguille des minutes faisait un bond vers l'avant, à intervalles réguliers.

Des intervalles très longs.

Les heures passaient.

Personne ne venait s'occuper d'elle. Elle entendit une autre femme crier, dans la chambre d'à côté.

Sa mère avait-elle connu cela, quand elle lui avait donné naissance? Était-ce pour cela qu'elle ne l'avait jamais acceptée? Comment pouvait-on demander qu'on vous aime, si vous causiez une telle douleur aux autres?

Lorsque l'aiguille des minutes eut fait quatre fois le tour du cadran, sans se presser, et qu'elle eut presque perdu connaissance, ils vinrent à nouveau fourrer leurs doigts en elle. Le moment était venu. Elle s'était ouverte de quatre centimètres. Mais ils avaient dû se tromper dans leurs calculs. Son corps était en morceaux, rien n'était plus en place.

On la fit asseoir sur un siège de travail, jambes écartées, le bas-ventre exposé à la vue de tous. Et on lui dit de pousser.

Elle essaya de faire ce qu'on lui disait, mais elle avait le sentiment que, si elle obéissait, elle allait se fendre en deux. Depuis le menton jusqu'à la nuque. Elle gémit et supplia qu'on lui épargne cette douleur, mais les autres étaient au service de cette force, eux aussi. Ils ne feraient rien pour lui venir en aide.

Soudain, elle les entendit dire qu'ils voyaient la tête. Il fallait qu'elle se retienne.

Une tête. Ils voyaient une tête. Une tête était en train de sortir d'elle.

Plus qu'une fois, Sibylla, et ce sera fini. Soudain, les cris d'un enfant percèrent le silence de la salle et la douleur perdit peu à peu de son intensité, l'abandonnant aussi vite qu'elle était venue.

Elle tourna la tête et aperçut une petite tête aux cheveux bruns qui disparaissait par la porte, dans les bras d'une infirmière.

L'aiguille des minutes fit encore un petit saut. De façon aussi régulière que si tout avait été normal.

Un être humain venait de sortir d'elle.

Un petit être humain, avec une petite tête affublée de poils bruns.

Il s'était mis à grandir en elle sans qu'elle lui en donne la permission et ne s'en était pas plus soucié quand il avait décidé de la déchirer afin de sortir.

La tête lourdement appuyée sur le dossier du siège de travail, les jambes toujours écartées, elle observa l'aiguille des minutes faire un pas de plus, dans sa marche à travers le temps.

Et elle se demanda pourquoi personne ne lui avait demandé la permission.

Les jours et les nuits passèrent, dans ce grenier glacial. Les grandes aiguilles firent un grand nombre de fois le tour du cadran blanc.

Elle avait trouvé une salle de douches pour laquelle il n'y avait pas besoin de clé et, chaque nuit, elle s'y glissait. Elle restait longtemps sous le jet d'eau chaude qui la dégelait lentement. Mais l'eau ne parvenait pas à lui rendre son courage.

Elle avait d'abord décidé de tout remballer et de quitter cet endroit, dès que son visiteur inattendu aurait disparu.

Mais pour aller où?

Elle n'en avait pas la moindre idée et cela l'avait incitée à rester.

Elle n'avait plus envie.

Advienne que pourra.

Elle prit cependant, à titre de précaution, la décision de mettre ses affaires derrière le pan de mur. Elle aurait plus loin à aller pour gagner la porte, mais elle risquait moins d'être prise au dépourvu.

Le troisième jour, il revint. Elle entendit la porte s'ouvrir et se fermer. Elle resta immobile et prêta l'oreille.

- Sylla?

C'était lui. Elle se détendit légèrement. Mais elle ne pouvait pas voir la porte, de là où elle était, et ne savait donc pas s'il était seul.

- Sylla. C'est Tabben... Enfin: Patrik. T'es là?

Elle passa la tête. Il l'aperçut et son visage s'éclaira. Il était seul.

- Merde alors. J'ai eu peur que tu sois partie.

Elle soupira et se leva.

- J'en ai eu l'intention, mais je n'ai pas tellement d'endroits où aller.

C'est alors qu'elle vit qu'il avait un tapis de sol en mousse sous le bras et un sac bien rempli sur le dos.

- Où est-ce que tu vas?

- Je viens ici.

- Ici?

- Oui. Je voudrais pieuter ici, si t'as pas d'objection.

Elle secoua la tête d'un air navré.

- Mais pourquoi?

- C'est super. Je veux savoir comment ça fait.

Elle poussa un soupir et regarda autour d'elle.

- Ce n'est pas un jeu, Patrik. Si je dors ici, moi, ce n'est pas parce que je trouve ça drôle.

- Pourquoi, alors?

Elle fut légèrement contrariée.

- Parce que je n'ai nulle part où aller.

Il laissa tomber son sac à dos sur le sol. Il avait dû se préparer à devoir la convaincre car, l'instant d'après, elle vit qu'il tenait un emballage à la main.

- Des côtes de porc. T'aimes ça?

Elle ne put s'empêcher de lui éclater de rire au nez. Il avait tout prévu: même de quoi acheter son accord. Il posa à nouveau sa question, la tête légèrement de côté.

- Alors, je peux... coucher ici cette nuit?

Elle écarta les bras en un geste d'impuissance.

- Je ne peux pas t'en empêcher, moi. Mais qu'est-ce que vont dire tes parents, si tu ne rentres pas chez toi?

- Bah...

Elle fut soudain prise d'inquiétude. Que leur avait-il dit, au juste?

- Est-ce qu'ils savent que tu es ici?

Il la regarda, l'air de dire: t'es cinglée ou quoi?

- Mon paternel fait le taxi de nuit et ma mère est partie faire une formation.

- Est-ce qu'il y a quelqu'un d'autre qui sait que tu es là?

Ce fut à son tour de pousser un soupir.

- T'inquiète. Non, y a personne qu'est au courant.

Tu serais inquiet, toi aussi, si tu savais que tu allais passer la nuit dans un grenier en compagnie de quelqu'un qui est recherché pour meurtre avec circonstances aggravantes.

- Bon, eh bien, installe-toi.

Il ne se fit pas prier. Il chercha aussitôt du regard un endroit convenable pour mettre ses affaires et arrêta très vite son choix sur la plate-forme en dessous de l'horloge. Elle le regarda déballer son sac et préparer ce qui allait lui servir de lit. Pour sa part, elle tira son tapis de sol de l'autre côté du pan de mur, pour qu'ils puissent se voir depuis leur couche respective. Quand il eut terminé, il observa le résultat avec une satisfaction évidente, puis il la regarda, l'air d'attendre des compliments.

- T'as faim?

- Plutôt, oui. Les haricots, ça va un certain temps.

- Si t'en as trop pour toi.

Il ouvrit l'emballage et le posa sur le sol, devant lui. Puis il sortit de son sac, comme par magie, une salade de pommes de terre, un sac de chips et deux canettes de Coca-Cola.

- Sers-toi.

C'était la fête! Elle alla s'asseoir à côté de lui. Il avait l'air d'avoir aussi faim qu'elle et ils mangèrent en silence. Les côtes de porc furent bientôt débarrassées de leur chair, avant d'être remises dans l'emballage avec celles qui n'étaient pas encore mangées. Lorsque les deux tas furent d'égale hauteur, elle dut se rejeter en arrière pour digérer un peu.

- T'as déjà plus faim? s'étonna-t-il. Et moi qui en ai acheté plus en pensant à toi.

- Oui, je vois ça. Mais on peut les garder pour demain.

Il jeta un coup d'œil en direction de son ventre.

- C'est p't-être ton estomac qu'a rétréci, dit-il la bouche pleine. Ça arrive, quand on mange pas beaucoup.

C'était peut-être vrai. Mais ce n'était pas le cas du sien, à lui, car il venait d'attaquer un nouveau morceau de viande. Il eut de la graisse jusque sur les joues.

- Pouah, j'ai les mains collantes! Où est-ce qu'on peut se laver, ici?

Sibylla haussa les épaules.

- C'est le genre de chose auquel il faut s'habituer, quand on est SDF. L'eau courante, c'est un luxe.

Il regarda ses mains poisseuses, puis celles de Sibylla. Elle les lui montra, pour qu'il les voie mieux. Elle avait pris soin de ne toucher la viande qu'avec le pouce et l'index d'une seule main. Il se décida à lécher les siennes et à les essuyer sur la jambe de son pantalon.

Puis il regarda autour de lui.

- Bon, qu'est-ce qu'on fait, maintenant?

- Qu'est-ce que tu veux dire?

- Eh bien, on va pas rester là comme ça. Qu'est-ce que tu fais, d'habitude?

Ce petit être humain était encore très naïf, malgré son corps déjà presque adulte.

- Et toi? Quand tu joues pas les SDF dans les greniers?

- Je suis à mon ordinateur.

Elle hocha la tête et avala une gorgée de boisson.

- Ça risque d'être difficile, à l'avenir, si tu deviens SDF.

Il ricana légèrement.

- Ouais, je vais p't-être prendre ce boulot à la télé, après tout.

Elle retourna s'allonger sur son tapis de sol et se couvrit avec le sac de couchage. Elle mit ses mains sous ses aisselles pour les réchauffer, tourna la tête et lui lança un coup d'œil.

Il était visible qu'il commençait déjà à s'ennuyer. Faute de mieux, il se mit à débarrasser les restes de leur repas.

Derrière lui, l'horloge indiquait six heures dix.

Quand il eut fait place nette, il suivit son exemple, après avoir sorti un sac de couchage de son sac à dos. Il n'était pas très épais et elle se dit qu'il allait avoir froid, au cours de la nuit. Parfait. Ainsi, il se lasserait peut-être assez vite. Pour l'instant, il était couché, les bras sous la nuque et fixait le toit.

- Pourquoi t'es SDF? T'as jamais habité nulle part?

Elle poussa un soupir.

- Si.

- Où ça?

- Dans le Småland.

- Pourquoi t'en es partie?

- C'est une longue histoire.

Il tourna la tête et la regarda.

- Ah bon, j'aimerais la connaître. On a tout le temps qui faut, pas vrai?

Après cela, ils l'avaient aidée à prendre une douche et l'avaient ramenée à la maternité, allongée sur une civière roulante. L'un des lits était vide, dans la chambre. Les quatre autres étaient occupés par des femmes venant d'accoucher et leurs bébés. Toutes la saluèrent gentiment, lorsqu'elle fit son entrée. Son lit était près de la fenêtre et il lui suffisait de se mettre sur le côté pour ne pas les voir. Mais les bruits, il n'était pas aussi facile de les éliminer.

Les rideaux étaient rayés de bleu et se terminaient par une frange, en bas.

Personne ne lui demanda quoi que ce soit. Chacune de ces femmes avait assez à faire avec ce qui la concernait.

Les nouveau-nés.

Son ventre était toujours aussi gros. Mais il était vide, maintenant. Elle le sentait bien. Cela faisait longtemps qu'elle souhaitait pouvoir se coucher sur le ventre, mais cela lui était toujours impossible. En outre, elle avait la poitrine douloureuse.

Au bout d'environ une heure, on vint la chercher. On l'aida à s'asseoir puis à mettre le pied par terre. Mais cela lui fit mal. C'était sans doute dû aux points de suture qu'ils lui avaient faits, d'après ce qu'ils lui avaient dit.

Vint le moment de parler au médecin. Elle préféra rester debout, quand il lui offrit de s'asseoir dans le fauteuil du visiteur. Il hocha la tête et consulta le dossier brun.

- Eh bien, ça s'est passé de façon satisfaisante.

Elle le regarda.

Voyant qu'elle ne répondait pas, il leva les yeux mais continua à feuilleter son dossier.

- Comment vas-tu?

Vide. Vidée. Usée. Abandonnée.

- Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle.

- Quoi?

- Eh bien oui: qu'est-ce que j'ai eu?

Il était clair que la question le gênait. Ici, c'était lui qui posait les questions, d'habitude.

- Un garçon.

Il continua à lire.

Un garçon. Elle avait donné naissance à un petit garçon aux cheveux bruns.

- Est-ce que je peux le voir?

Il se racla la gorge. La conversation prenait un tour qu'il n'avait pas prévu.

- Non. Nous avons des règles à observer. Dans ce genre de cas, ce n'est pas souhaitable. C'est pour ton propre bien, d'ailleurs.

Pour son propre bien.

Pourquoi ne lui demandait-on jamais son avis, avant de décider ce qu'il fallait faire "pour son propre bien". Comment se faisait-il que les autres sachent toujours mieux qu'elle?

Il avait mis fin à l'entretien sitôt qu'il avait pu. Quand elle ouvrit la porte de sa chambre, les mamans lui sourirent à nouveau. Elle se recoucha, avec l'aide d'une infirmière, et leur tourna le dos.

L'après-midi, à l'heure des visites, la chambre fut envahie de pères et de frères et sœurs qui venaient admirer le nouveau membre de la famille. Personne ne prêta attention au dos qu'elle tournait à tout le monde.

La nuit tomba. Seule sa voisine immédiate dormait. Les autres étaient maintenues éveillées par leurs bébés. Elle les entendit bavarder les unes avec les autres. Il n'a pas encore fait son caca, c'est pour ça qu'il pleure. Je ne comprends pas, elle veut seulement prendre un sein, pas l'autre. Vous avez vu comme il est mignon?

Elle se leva prudemment. Si elle faisait ce mouvement en restant sur le côté, elle avait mal seulement au moment où elle posait le pied par terre.

Le couloir était désert.

Elle passa devant la fenêtre du bureau des infirmières, mais personne ne fit attention à elle.

La salle suivante était celle où dormaient les bébés. Elle ouvrit lentement la porte. La pièce était vide, mais, au milieu, se trouvait une de ces caisses en plastique montées sur roues comme en avaient les autres mères de sa chambre.

Elle avait le cœur qui battait. Elle ferma tout doucement la porte derrière elle et fit un pas.

Une petite tête. Une petite tête avec des cheveux bruns. Elle sentit qu'elle tremblait. Elle était maintenant près du petit lit et pouvait lire le numéro d'identification inscrit au-dessus de la petite tête.

C'était bien son enfant qui était là.

Son fils.

Elle dut mettre ses mains devant sa bouche pour ne pas laisser échapper un cri.

Il avait grandi en elle, fait partie d'elle. Et maintenant, il était là, seul.

Seul et abandonné.

Il était tout petit. Il dormait sur le côté et sa tête était si petite qu'elle tenait dans la paume de la main.

Elle passa délicatement l'index sur ses cheveux bruns. Il sursauta et prit une profonde respiration, comme s'il venait de pleurer. Elle se pencha sur lui et mit le nez contre son oreille.

Soudain, elle fut prise d'un sentiment de révolte.

Non, ils n'avaient pas le droit de lui faire cela. C'était son enfant et elle préférait qu'ils la tuent plutôt que le leur laisser. Soudain elle sut que, quoi qu'il arrive, jamais elle ne l'abandonnerait. Jamais elle ne le trahirait et ne le laisserait seul, à pleurer jusqu'à ce qu'il finisse par s'endormir, dans un chariot en plastique.

Cette décision lui redonna courage. Doucement, elle glissa ses mains sous son petit corps et le souleva. Elle le serra contre elle et sut que c'était là qu'il fallait qu'il soit.

Il dormait toujours. Elle respira son odeur et sentit les larmes couler le long de ses joues.

Elle tenait son enfant dans ses bras.

Il n'était plus seul.

La porte s'ouvrit alors.

- Qu'est-ce que tu fais?

Elle ne bougea pas d'un pouce.

L'infirmière - celle qui l'avait accompagnée auprès du docteur ce jour-là - se dirigea vers elle.

- Pose cet enfant, Sibylla. Retourne dans ta chambre.

- C'est mon enfant.

La femme parut hésiter. Elle tendit les bras pour lui prendre le bébé. Sibylla lui tourna le dos.

- Je n'ai pas l'intention de vous le laisser.

Elle sentit la main de la femme se poser sur son épaule. Elle eut un geste vif, pour s'en débarrasser, mais cela eut pour effet de réveiller l'enfant, dans ses bras. Il grogna et elle lui caressa la tête pour le calmer.

- Maman est là. Ne t'inquiète pas.

La femme sortit de la pièce. Sibylla plaça la main derrière la tête du bébé et le tint légèrement à distance. Il avait ouvert les yeux. De petits yeux bleu foncé qui cherchaient quelque chose sur quoi se poser.

Juste après, ils entrèrent. Cette fois, ils étaient quatre. L'un d'entre eux était un homme. Il s'avança vers Sibylla et lui dit d'une voix forte:

- Pose cet enfant, Sibylla.

- Il est à moi.

L'homme hésita un instant puis tira une chaise.

- Assieds-toi.

- Non, merci. Je ne peux pas m'asseoir.

L'une des quatre autres personnes s'avança à son tour.

- Ça ne sert à rien, Sibylla. Ça ne fait qu'aggraver les choses.

- Ah bon, comment ça?

Ils se regardèrent. À tour de rôle. L'une des quatre sortit de la pièce.

- Tu sais parfaitement qu'il a été convenu que l'enfant serait adopté. Il sera bien. Tu n'as pas à t'inquiéter.

- Je n'ai convenu de rien. J'ai l'intention de le garder.

- Je suis navré, Sibylla. Je comprends que ce soit dur, pour toi, mais on ne peut rien y faire.

Elle se sentit impuissante. Ils étaient trois contre une et la quatrième personne n'allait sûrement pas tarder à revenir. Peut-être était-elle même allée chercher du renfort. Ils étaient tous dans le camp opposé, celui de ses ennemis. Tous sauf ce bébé qu'elle tenait entre ses bras.

Elle et lui face au monde entier. Elle ne l'abandonnerait jamais.

- Il y a deux façons de régler cette affaire, dit l'homme en repoussant sa chaise. Ou bien tu poses cet enfant de ton plein gré. Ou bien nous t'y forcerons.

Son cœur cognait contre sa poitrine.

Ils allaient le lui reprendre.

- Soyez gentils. Je suis sa mère, tout de même. Vous le savez bien. Vous ne pouvez pas me le prendre. Il est tout ce que j'ai.

Elle pleurait. Son corps était secoué de sanglots et elle sentit sa tête se mettre à tourner. Elle ferma les yeux.

Surtout ne pas tomber malade à nouveau.

Quand elle rouvrit les yeux, il était trop tard.

L'homme tenait son fils dans ses bras et quittait déjà la pièce. Deux des autres personnes en blanc la saisirent par les bras, lorsqu'elle voulut se lancer à sa poursuite. Elle entendit les cris de son enfant s'éloigner dans le couloir.

Plus jamais elle ne le reverrait.

- Merde alors! Ils ont le droit de faire ça?

Elle ne répondit pas. Elle se demanda ce qui l'avait poussée à lui raconter cela. Elle ne l'avait encore jamais fait. Elle avait enduré cette perte, l'avait portée en elle comme un morceau de verre acéré se déplaçant sans cesse dans son corps pour maintenir la plaie ouverte, mais jamais encore elle n'avait mis des mots sur cette peine.

Peut-être était-ce dû au fait qu'il avait à peu près le même âge que son fils, maintenant. Peut-être à cause des circonstances.

C'était sans espoir.

Plus la peine d'en faire mystère.

- Et après? Qu'est-ce qui s'est passé, après?

Elle avala sa salive. C'étaient des souvenirs qu'elle avait longtemps tenté d'oublier.

- J'ai été internée. Je suis restée près de six mois enfermée dans un hôpital psychiatrique. Mais, à un moment, je n'ai pas pu supporter ça plus longtemps et j'ai filé.

- Alors t'étais... comme qui dirait folle?

Elle n'eut pas la force de répondre. Le silence se fit.

- T'as filé comment? Tu veux dire: tu t'es évadée?

- Oui. Mais je ne crois pas qu'ils m'aient beaucoup cherchée. Je n'étais pas vraiment un danger public.

Les choses avaient bien changé.

- Ton vieux et ta vieille? Qu'est-ce qu'ils ont dit?

- Eh bien, simplement que je ne pouvais plus vivre chez eux. Que j'étais majeure, désormais, et que je n'avais qu'à m'en tirer par mes propres moyens.

- Les salauds!

- Tu l'as dit.

- Et après? Qu'est-ce que t'as fait?

Elle tourna la tête et le regarda.

- Tu poses toujours autant de questions?

- J'ai encore jamais parlé avec des SDF, alors...

Elle poussa un soupir et leva à nouveau les yeux vers le toit. C'était un élève appliqué.

- D'abord, je me suis retrouvée à Växjö. Mais j'avais peur qu'on me mette la main dessus et qu'on me renvoie à l'hôpital. J'ai tourné en rond pendant un ou deux mois, là-bas, je vivais dans des sous-sols et je mangeais ce que je trouvais.

- Quel âge t'avais?

- Je venais d'avoir dix-huit ans.

- Trois de plus que mézigue.

- Que moi.

Il tourna la tête et la regarda.

- Quoi?

- On dit: plus jeune que moi.

Elle l'entendit ricaner.

- Eh, dis donc, t'es pas chargée de corriger mes fautes.

Elle sourit, dans la pénombre. Non, en effet. Mais elle n'avait jamais été chargée de rien, alors...

- Non, mais j'étais bonne en suédois, à l'école.

- Pourquoi t'as pas pris un boulot?

- Je n'osais pas dire mon nom. J'avais peur qu'on me reconnaisse. Je pensais que j'étais toujours recherchée.

Ce mot la ramena au présent. Qu'était-elle en train de faire? Il était grand temps de mettre fin à cette conversation.

- Bonne nuit.

Il se dressa sur l'un de ses coudes.

- Oh non! s'écria-t-il. Tu vas pas arrêter là!

Elle se tourna vers le mur.

- Il est près de onze heures, je suis fatiguée. Bonne nuit.

- Oui, mais comment t'es arrivée à Stockholm? Tu peux bien me dire ça, au moins.

Elle poussa un soupir et se retourna. Le grenier était éclairé par le reflet des lampes illuminant le cadran de l'horloge, mais, dans les coins, il faisait noir comme dans un four.

- Ce que j'ai à te dire, c'est ça: si j'étais toi, je prendrais ce boulot à la télé. Si je te disais tout ce que j'ai vu et ce par quoi je suis passée, au cours de ces années, tu n'arriverais pas à dormir cette nuit.

Elle se tut et chercha soigneusement ses mots. Jusqu'à quel point pouvait-elle aller dans ses confidences? Elle se mit sur son séant.

- Six de ces années sont à peu près effacées. Je ne me rappelle plus ce que j'ai fait. Qui j'ai rencontré. Où je dormais. J'ai bu autant que j'ai pu afin de ne pas penser, parce que, si je l'avais fait, ça se serait mal terminé. Quand on a été à la rue pendant un certain temps, on ne peut plus s'en sortir. Il n'y a plus moyen de revenir en arrière, parce que tu as perdu la faculté de t'adapter. Et tu ne veux pas t'adapter. Et alors, c'est un cercle vicieux. Si tu veux un conseil, Patrik, je suis bien placée pour t'en donner un: quoi que tu fasses, ne va pas raconter partout que tu veux devenir SDF. Tu n'as pas la moindre idée de l'enfer que ça peut être. Alors: bonne nuit.

Elle se recoucha. Patrik semblait avoir le bec cloué par cette tirade. Elle se demanda s'il allait vraiment rester là toute la nuit. Peut-être l'avait-elle vexé?

Dans le silence ambiant, elle l'entendit se retourner comme s'il cherchait la bonne position, sur son tapis de sol, puis ce fut le calme absolu.

Elle ne put trouver le sommeil. Les souvenirs ne cessaient de lui revenir à l'esprit, tels des éclairs derrière ses paupières.

Avec ses questions, il avait réveillé en elle des moments de sa vie qu'elle avait soigneusement occultés afin de ne pas avoir à y penser.

Elle avait fini par monter à Stockholm en stop, dans l'espoir d'y trouver un gagne-pain. De disparaître dans la foule. Elle avait alors appris, lentement mais sûrement, qu'il n'est pas facile de se faire une place, quand on n'a pas d'argent ni de relations et surtout pas de nom. Tellement elle avait peur qu'on ne la retrouve et qu'on ne l'interne à nouveau. Comme si personne s'était jamais soucié de sa disparition! Elle n'osait plus donner son numéro national d'identification. Il n'était donc pas question de s'adresser à l'ANPE. Elle avait réussi à trouver des petits boulots temporaires, au noir, à la plonge, mais dès qu'on commençait à lui poser des questions, elle prenait la tangente. Elle s'était retrouvée dans des milieux où chacun avait un surnom mais où personne ne posait jamais de question, à part l'éternel: t'as pas quelque chose à boire?

Finalement, affamée et à bout de forces, elle avait dû se résigner à l'humiliation suprême: téléphoner chez elle pour demander de l'aide. Elle avait supplié qu'on lui pardonne et qu'on la laisse revenir.

- Nous allons t'envoyer de l'argent. Quelle est ton adresse?

Elle avait l'estomac qui se nouait quand elle y repensait. Elle avait tant de fois regretté cette démarche. C'était plus intolérable que tout le reste de ce qu'elle avait connu. Le fait que, la dernière fois qu'elle avait parlé à sa mère, elle lui avait de nouveau demandé pardon.

Mais l'argent avait commencé à arriver. Il l'avait aidée à conserver un certain rang au sein de la lie de la société et, sa prononciation provinciale aidant, elle était devenue la Reine du Småland.

Puis étaient venues les années effacées. Elle consacrait son énergie à rester ivre, pour que rien n'ait plus d'importance. Tant que le cerveau était déconnecté, tout était supportable. Il y avait au moins, au milieu de cette déchéance, quelque chose qu'on pouvait confondre avec un certain sentiment de sécurité. Tout était accepté et rien n'était mis en question. Lentement mais sûrement, elle avait trouvé normal que les honnêtes citoyens lui lancent des regards de mépris, au passage. C'était une sorte de reçu qu'on lui donnait, attestant de sa marginalité et du fait qu'elle appartenait à l'autre monde.

Six années avaient passé ainsi. Six années en dehors du temps.

Puis était venu le tournant, le jour où elle s'était réveillée sous un banc, près de l'Ecluse, au milieu de ses vomissures et avec une classe entière de bambins autour d'elle.

- Madame! Pourquoi est-ce qu'elle est couchée là?

- Pourquoi est-ce qu'elle sent aussi mauvais?

Un mur d'yeux enfantins voyant s'ouvrir devant eux, à leur grand étonnement, une perspective sur les aspects cachés de la vie, avant qu'une maîtresse d'école bien intentionnée ayant à peu près son âge ne les en éloigne.

- Ne regardez pas par là!

Et l'idée intolérable que son fils aurait parfaitement pu être l'un d'eux. Et qu'elle était devenue la preuve vivante que le choix qu'avait fait sa propre mère était le bon.

Elle se retourna et observa son camarade de chambre de fraîche date. Il avait fini par s'endormir. Elle sortit de son sac de couchage et alla poser sa veste sur lui. Il s'était endormi sur le dos, les bras sur la poitrine, afin d'avoir plus chaud.

Si jeune.

La vie devant lui.

Quelque part vivait son fils, qui avait à peu près le même âge.

Elle retourna se glisser dans son sac de couchage.

Elle ne pouvait plus rester dans ce grenier. Quelques jours de plus et elle deviendrait folle.

Au moment où cette pensée prit forme dans son esprit, elle comprit qu'il lui était arrivé quelque chose, au cours de cette soirée. Quelque chose de bien. Elle tourna la tête et regarda son hôte nocturne. Il avait apporté quelque chose, en venant. Pas seulement des côtes de porc et du Coca-Cola, mais quelque chose de plus important. Une sorte de respect de l'être humain en elle. Pour une raison qu'elle ne parvenait pas à percer, c'était lui et nul autre qui était monté dans ce grenier. Son admiration non déguisée avait, d'une façon inexplicable, réussi à éveiller en elle un instinct que, depuis quelques jours, elle avait cru évanoui à jamais.

La volonté de persévérer, malgré tout.

Le plus profond de la nuit était passé et elle se sentait prête à reprendre la lutte.

Ils ne viendraient pas à bout d'elle, cette fois non plus.

Elle se demanda s'ils la recherchaient toujours.

Le lendemain, il faudrait qu'elle se procure un journal.

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