Elle était éveillée depuis longtemps lorsqu'il finit par émerger lui aussi de son sommeil. Elle en avait profité pour l'observer en cachette. Le froid avait dû le réveiller, à un moment ou à un autre de la nuit, car il avait enfilé la veste qu'elle avait posée sur lui.
Elle avait pris sa décision en le regardant. Au petit matin, elle était parvenue à la conclusion que sa seule chance était de tout lui dire.
Elle avait besoin de son aide.
Elle était restée longtemps à chercher ses mots et à les tourner dans tous les sens pour tenter de trouver la formule qui serait la moins pénible pour lui.
La première chose qu'il fit en se réveillant fut de chercher ses lunettes. Il les mit sur son nez et regarda dans la direction de Sibylla. Puis il remonta le sac de couchage.
- Merde alors, qu'est-ce qu'il fait froid. C'était sympa, la veste. Tu veux que je te la rende?
- Tu peux la garder pour l'instant. Mon sac de couchage est plus chaud que le tien.
Derrière lui, l'horloge indiquait neuf heures dix.
- À quelle heure commences-tu?
Il la regarda.
- Eh là, t'es pas bien? C'est samedi, aujourd'hui.
Elle sourit. C'était vrai, elle n'était pas bien, elle avait oublié.
Il sortit l'une de ses mains du sac de couchage et attrapa l'emballage contenant les côtes de porc. Il le posa sur ses genoux et l'entrouvrit.
- Beurk, des côtes de porc au petit déjeuner.
- J'ai un peu de pain dur et du yaourt, si tu veux.
C'était plus appétissant, apparemment, car il lâcha les côtes de porc et se leva sans sortir de son sac de couchage. Il vint la rejoindre par petits bonds.
- Arrête! Le plancher risque de s'effondrer.
- Bah.
Une fois près d'elle, il se laissa tomber avec un bruit sourd. Elle le regarda en secouant la tête. Il eut un petit rire et se mit à dévorer le pain dur.
Il avait vraiment faim, cela ne faisait absolument aucun doute. Lorsqu'il en fut à la huitième plaquette, elle lui ôta le paquet.
- Il faut en garder pour demain.
- Bah, on peut en acheter d'autre.
Elle le regarda et il eut une mimique qui signifiait qu'il avait compris qu'il venait de dire une bêtise.
- Je peux en acheter, moi. Je te donnerai de l'argent.
- Non, merci.
Le moment était arrivé. Mais comment faire?
Elle prit sa respiration, pour se donner du courage.
- Tu lis le journal, d'habitude?
Il haussa les épaules.
- Ça m'arrive. Ma mère veut que je lise le "Dagens Nyheter", mais il est vachement épais. Y en a pour des heures. Alors, je jette un coup d'œil sur Expressen, le soir, quand mon père rentre à la maison.
Il la regarda à son tour.
- Et toi?
- Oui. Si j'en trouve un. Parfois je vais à la Maison de la culture. Ils les ont tous, là-bas.
Elle vit qu'il l'ignorait, mais il hocha la tête.
Elle poursuivit:
- Tu en as lu un, hier?
- Oui, en fait. Le supplément du vendredi.
Elle ne savait pas comment continuer. Avait-elle vraiment raison de vouloir tout lui dire? Elle avait été plus convaincue, tant qu'il n'était pas réveillé.
- Ça t'est jamais arrivé d'être accusé de quelque chose que tu n'avais pas fait?
- Oh si. T'as dit que t'avais du yaourt, hein?
Elle soupira et lui passa la bouteille en plastique.
- Je peux boire au goulot?
- Oui, puisque tu n'as pas pensé à prendre une assiette.
Il ricana légèrement et se mit à boire.
Elle prit une nouvelle fois sa respiration. C'était toujours le début qui était le plus difficile.
- Moi, ça vient de m'arriver.
Il se concentrait sur le yaourt. Celui-ci coulait mal, comme s'il voulait rester dans la bouteille. Il tapa légèrement sur le fond pour le décoller.
- Le nom de Sibylla te dit peut-être quelque chose?
Il hocha la tête mais continua à boire.
- N'aie pas peur, Patrik.
Elle hésita une dernière fois avant d'ajouter:
- Sibylla, c'est moi.
Tout d'abord, il ne se passa rien. Mais ensuite, elle vit qu'il avait fini par comprendre. Son corps se raidit et il ôta lentement la bouteille de ses lèvres. Puis il tourna la tête et la regarda. Elle vit que, maintenant, il avait peur.
- J'ai pas fait ce dont on m'accuse, Patrik. Il se trouve seulement que j'étais au Grand Hôtel quand ça s'est passé. Je jure par Dieu que je suis innocente.
Il était loin d'être convaincu. Il cessa quelques instants de la regarder, comme s'il cherchait par où il pourrait se sauver. Il fallait qu'elle gagne du temps. Les choses ne s'étaient pas du tout passées comme elle s'y attendait. Les mots étaient sortis d'eux-mêmes et tout ce qu'elle avait répété soigneusement avait disparu.
- Tu comprends bien que je ne suis pas une meurtrière. Sinon, on ne serait pas là, tous les deux, en ce moment. J'avais toute la nuit pour le faire.
C'était maladroit. Très maladroit. Il se leva soudain pour s'enfuir, mais il était entravé par son sac de couchage.
Il ne fallait pas qu'il parte. Pas encore.
Elle se jeta sur lui et le força à se recoucher, en coinçant ses bras sous ses genoux. Il avait la respiration lourde et elle comprit qu'il allait se mettre à pleurer.
Bon sang de bordel de merde.
- Me fais pas mal. Sois gentille.
Elle ferma les yeux. Qu'était-elle en train de faire, bon sang?
- Tu comprends bien que je ne veux pas te faire du mal, mais il faut que tu m'écoutes. Si je suis dans ce grenier, c'est parce que chaque bon Dieu de flic de ce pays me court après. Ils ont décidé que c'était moi. Ils ne me laissent pas la moindre chance. C'est comme je t'ai dit hier. Les gens comme moi n'ont aucun droit. Merde, Patrik. Je te raconte ça parce que je crois que je peux avoir confiance en toi. Que toi, au moins, tu vas me croire.
Il avait cessé de pleurer.
- Je te raconte ça parce que j'ai besoin de ton aide. Je n'ose même plus entrer dans un magasin.
Il la regarda avec des yeux écarquillés de peur.
Elle poussa un soupir.
- Et puis merde. Je te demande pardon.
Et si quelqu'un la voyait, en ce moment... À califourchon sur un gamin de quinze ans sans défense. Elle le lâcha et se leva.
- Va-t'en.
Il resta sans bouger. Il donnait l'impression d'oser à peine respirer.
- Allez, fiche le camp!
Il sursauta à cet éclat de voix. Il parvint à s'extraire de son sac de couchage, se leva et commença à se diriger vers la porte. Comme s'il avait peur qu'elle ne lui saute dessus à nouveau.
- Laisse-moi ma veste.
Il s'arrêta aussitôt, enleva la veste et la laissa tomber sur le plancher. Puis il s'éloigna à nouveau et, une fois parvenu aux marches, se précipita vers la porte. Elle l'entendit s'éloigner dans le couloir en courant.
Elle ferma les yeux et s'effondra sur son tapis de sol.
Elle ne pouvait pas rester là.
Elle remballa d'abord ses affaires à lui. Elle les rangea soigneusement dans son sac à dos et roula son tapis de sol. Puis elle passa à ses propres affaires. Au bout de quelques minutes, tout était prêt.
Arrivée près de la porte elle se retourna et regarda la grande horloge.
Salut!
Elle sortit dans le couloir et descendit l'escalier.
La main sur la poignée de la porte, elle hésita. Le simple fait d'ouvrir cette porte donnant sur le monde extérieur lui causait une sorte de nausée. Son éternel sentiment de crainte était en train de faire son malheur.
N'osant pas sortir directement dans la rue, elle avait choisi une issue qui donnait dans la cour de l'école. La porte se referma derrière elle. Il était trop tard pour revenir en arrière.
Elle traversa la cour en biais afin de prendre la direction du parc de Vitaberg, mais sans savoir où elle irait ensuite.
À mi-chemin, elle entendit un cri. Elle se figea de peur et se retourna pour chercher un endroit où se cacher.
- Sylla! Attends-moi!
C'est alors qu'elle le vit. Il venait de tourner le coin de Bondegatan et arrivait vers elle en courant. Elle baissa les yeux vers l'asphalte et attendit qu'il arrive. Pour commencer, il ne dit rien. Elle se remit en marche.
- Excuse-moi de pas t'avoir crue, mais j'ai eu vachement peur, tu sais.
Elle se retourna. Il y avait dans ses yeux une expression qu'elle n'avait pas encore vue. Une gravité qui n'existait pas auparavant. Il était essoufflé d'avoir couru et baissait les yeux comme s'il avait honte d'avoir eu peur.
- C'est pas grave.
Elle continua à marcher.
- Je sais que tu dis la vérité, poursuivit-il.
Elle ne s'arrêta pas. Elle n'avait tout simplement pas la force de faire une nouvelle tentative.
- Sylla. J'ai vu les affiches des journaux, à côté de la Coopé.
Elle se retourna et le regarda. Il hésita un instant avant de continuer et, cette fois, ce fut lui qui eut du mal à trouver ses mots.
- Ils disent que tu en as tué un autre, cette nuit.
- Tu es vraiment sûr qu'il dort?
- Oui, répondit-il avec un rien d'impatience. Il a bossé toute la nuit, alors... Il se réveille pas avant une heure.
Pourtant, elle était inquiète. Qu'est-ce qui se passerait si le père de Patrik se réveillait et trouvait dans la chambre de son fils une femme aux cheveux noirs et portant un sac à dos? Une femme qui était assez vieille pour être sa mère, en plus de cela.
Ils se trouvaient dans l'escalier de l'immeuble et Patrik avait déjà glissé la clé dans la serrure. Ils parlaient à voix basse.
- Et tu es sûr que ta mère ne va pas rentrer?
- Elle ne revient que demain soir.
Pourtant, elle n'était toujours pas convaincue.
Faisait-elle bien de le mêler à cette affaire?
Quand, dans la cour de l'école, il lui avait parlé de ce qu'il venait de voir sur l'affichette du journal, elle était allée s'asseoir sur le banc le plus proche. Elle était restée là à regarder, sans la voir, la cour déserte et avait senti le courage l'abandonner, une fois de plus.
Il était venu la rejoindre. Il n'avait pas dit grand-chose, tout d'abord, et l'avait laissée en paix. Elle avait alors levé les yeux vers la grande horloge de la façade, devant eux, et regretté de ne pas avoir suivi son impulsion, quelques jours plus tôt.
Il aurait mieux valu pour elle qu'elle ne ressorte pas vivante de ce grenier.
- Je peux toujours dire à la police que t'étais avec moi, cette nuit.
Il la regardait d'un air confiant et semblait vouloir lui redonner sa gaieté.
Mais elle avait pouffé, d'une façon plus méprisante qu'elle n'en avait l'intention, et avait tenté de lui sourire.
- On m'accusera de détournement de mineur, en plus.
- Eh! dis, je te ferai remarquer que j'ai déjà quinze ans, avait-il répliqué.
Que répondre à cela?
- Je n'ai pas la moindre chance, Patrik. Autant aller passer des aveux, pour mettre un terme à tout ça.
Il l'avait regardée fixement.
- T'es complètement dingue.
Il paraissait vraiment révolté.
- Tu vas quand même pas aller avouer quelque chose que t'as pas fait!
- Qu'est-ce que tu veux que je fasse, alors?
Il réfléchit un instant.
- Tu peux aller causer avec eux.
- C'est la même chose.
- Bien sûr que non.
Elle le regarda.
- Tu ne comprends donc pas? Ils ont déjà décidé que c'était moi qui avais tué. Je n'ai pas la moindre chance.
Elle se pencha en avant et enfouit sa tête dans ses mains.
- Mais je ne supporterai pas d'être enfermée à nouveau.
- Ils feront pas ça, si tu leur dis ce qu'il en est.
Mais, cette fois, il n'avait pas l'air aussi convaincu.
Elle lui parla de ce qui s'était passé pour Jörgen Grundberg, des empreintes digitales sur sa clé, de la perruque et du couteau qu'elle avait oubliés. Et de tout ce qui, ajouté aux circonstances de sa vie, faisait d'elle la coupable idéale. Ancienne malade mentale, SDF, marginale... Tellement idéale qu'elle voyait déjà la police se frotter les mains. Bien sûr que c'était elle. Et, même s'ils devaient finir par admettre qu'elle était innocente, elle resterait enfermée jusqu'à ce moment-là. Cela la rendrait folle. Elle était déjà passée par là et savait de quoi elle parlait.
- L'assassin lui-même me met tout sur le dos. À Västervik, il a laissé un aveu en mon nom.
Il hocha lentement la tête.
- À Bollnäs aussi. Elle le regarda.
- C'est là qu'il a tué, cette nuit?
- Non, je crois que c'était avant-hier. Cette nuit, je sais pas où c'était.
Elle se pencha en arrière et appuya la tête contre son sac à dos.
Avant-hier. Il y avait donc eu un autre meurtre pendant qu'elle se cachait dans ce grenier. Elle était maintenant suspecte de quatre.
Il la regarda.
- Ah bon, t'étais pas au courant?
- Non, soupira-t-elle.
Ils restèrent un moment sans rien dire. Peut-être se rendait-il compte de la complexité de l'affaire, maintenant.
- Écoute, finit-il par dire. On va aller chez moi voir tout ce que les journaux ont raconté.
- Comment ça?
- Sur le Net.
Elle avait en effet entendu parler de cela. Internet, ce nouveau monde fantastique auquel elle n'avait jamais eu accès. Elle en avait un peu peur, ainsi que de cette invitation à se rendre au foyer de ce garçon de quinze ans si serviable.
- À quoi est-ce que ça servirait?
- On va peut-être trouver quelque chose qui prouvera que c'est pas toi. T'as lu tout ce qu'ils ont écrit?
- Non.
Il se leva.
- Allez, viens.
Elle avait hésité un moment. Mais elle n'avait guère le choix.
Ils étaient maintenant dans le hall. Elle avait l'impression d'être venue cambrioler et avait le cœur qui battait.
- Viens, dit-il tout bas.
Devant elle se trouvait une porte fermée sur laquelle était apposée une plaque de métal: Si vous entrez ici, c'est à vos risques et périls.
On ne saurait mieux dire.
Elle franchit le seuil d'une vaste salle de séjour puis, devant une porte fermée, Patrik mit son doigt sur ses lèvres pour lui faire comprendre que c'était là que dormait son père.
Elle prit peur et voulut faire demi-tour. Mais Patrik avait déjà ouvert la porte de sa chambre et lui faisait signe d'entrer.
Elle obéit.
On aurait dit qu'un ouragan avait dévasté la pièce. Le sol était jonché de vêtements, de vieux illustrés, d'étuis de cassettes et de livres.
Elle ôta son sac à dos et le déposa au milieu de ce fatras avant de regarder Patrik.
- J'ai promis à ma mère de ranger, mais j'ai oublié.
- Je vois ça.
Ils parlaient toujours à voix basse.
Il approcha de l'ordinateur posé sur une table et appuya sur un bouton. Une brève musique retentit et elle lui fit signe de baisser le volume du son. L'ordinateur se mit en marche.
Elle fit le tour de la pièce des yeux. En plus de la table sur laquelle étaient posés l'ordinateur et le matériel informatique, il y avait un lit et une étagère. Le lit n'était pas fait et, quand Patrik vit son regard, il s'empressa d'aller le recouvrir. La chambre prit aussitôt un aspect un peu plus présentable.
L'ordinateur acheva de se mettre en marche. Diverses icônes apparurent sur l'écran. Il tira la chaise et s'assit.
Sur le rebord de la fenêtre se trouvait un aquarium sans eau. Elle alla voir ce qu'il y avait dedans.
- Je te présente Batman, une tortue terrestre grecque.
Batman était en train de grignoter une feuille de salade dans un coin et elle l'observa de près. Elle était là, dans sa cage en verre, cette tortue, et ignorait le reste. Elle l'envia presque, l'espace d'un instant.
Patrik écrivit quelque chose sur son clavier. Elle approcha pour voir ce que c'était.
+ meurtre + dépeçage + sibylla.
Il pointa la flèche de la souris sur "rechercher" et cliqua.
Elle entendit l'ordinateur tourner pour exécuter cet ordre. Quelques secondes plus tard, ce fut terminé et il afficha: 67 réponses.
- Bingo! s'exclamat-il avec un grand sourire.
- Qu'est-ce que ça signifie?
- Qu'il existe soixante-sept pages dans lesquelles on parle de toi et de ces meurtres.
Était-ce possible? Ainsi, elle faisait partie intégrante de ce monde dont elle ignorait tout? Patrik cliqua sur l'une de ces lignes.
- J'imprime tout ce que j'ai trouvé et on pourra lire ça tranquillement.
Elle ne comprit pas vraiment ce qu'il voulait dire par là mais elle pensa qu'il savait ce qu'il faisait. Une autre machine posée sur la table se mit à tourner et, peu après, une feuille de papier apparut. Le texte était à l'envers et elle ne put donc voir ce dont il s'agissait avant que la feuille entière soit sortie.
Elle la prit et alla s'asseoir sur le lit. Patrik cliqua à nouveau et la machine se remit en marche et cracha du papier.
Elle lut ce qu'elle tenait à la main.
La femme du Grand Hôtel a rendu visite à l'épouse de sa victime
Lena Grundberg est assise sur un coin de son canapé, dans l'élégante salle de séjour de sa maison. Il y a seulement une semaine, elle vivait là avec Jörgen, son mari bien-aimé. Jeudi dernier, il a été la première victime de cette démente de 32 ans qui l'a tué de sang-froid et qui parvient depuis à passer à travers les mailles du filet tendu par la police. Mais, pas plus de deux jours après ce meurtre bestial, la femme du Grand Hôtel a rendu visite à la veuve éplorée de sa victime. Lena a du mal à retenir ses larmes quand elle nous dit: "J'ai vraiment très peur. Cette femme est venue sonner à ma porte et m'a dit qu'elle avait perdu son mari, elle aussi. Je n'ai pas bien compris ce qu'elle voulait, sur le moment. Ce n'est qu'après, lorsque j'ai vu le portrait-robot diffusé par la police que je l'ai reconnue..."
Sibylla interrompit là sa lecture.
La veuve éplorée.
Mon cul.
D'autres feuilles de papier attendaient d'être lues. Elle prit le tas et s'assit à nouveau.
Les connaissances anatomiques sont fréquentes
Chez les meurtriers qui dépècent les cadavres
La femme de 32 ans recherchée dans tout le pays pour plusieurs meurtres reste une énigme pour la police. Une étude menée sur les affaires de meurtre avec dépeçage commis en Suède depuis les années 60 fait apparaître une surreprésentation des professions telles que bouchers, médecins, chasseurs et vétérinaires. D'après Sten Bergman, expert psychiatre auprès des tribunaux, cela vient d'une part que les membres de ces corps de métier ont surmonté la répulsion que la plupart des gens éprouvent devant une dissection, d'autre part qu'ils possèdent les connaissances techniques nécessaires pour y procéder.
D'après l'enquête de police, la femme suspecte ne correspond pas à ce profil. Rien ne laisse penser qu'elle ait exercé l'une des professions en question. Mais cela ne suffit naturellement pas à produire un meurtrier de ce type. Il faut aussi des tares psychologiques conduisant à un manque de sympathie, voire à un très fort mépris envers les autres. Une autre explication est la maladie mentale. Ceux qui dépècent des cadavres ne sont pas toujours capables, par exemple, de se séparer de leurs victimes et il semble que ce soit le cas de cette femme de 32 ans. Ils prélèvent une sorte de trophée leur rappelant le défunt et, dans certains cas, l'acte lui-même, comme s'ils s'arrogeaient le droit de vie et de mort. Dans cas présent, les victimes ont subi ce qui porte le nom de "dépeçage agressif". Cela se distingue du dépeçage passif par le fait que ce dernier est effectué uniquement pour masquer le crime ou pour rendre l'enquête plus difficile. Dans les cas présents, l'assassin ne s'est livré à aucun effort en ce sens et il semble que le seul but de cette femme ait été de profaner le corps de ses victimes. La police refuse toujours de révéler quels organes ont été prélevés...
Elle se leva et jeta la feuille par terre.
- Je ne peux plus lire ça. Je ne le supporte pas.
Elle avait parlé à voix haute et Patrik se retourna pour la regarder.
- Plus bas!
Elle s'assit à nouveau. La machine continuait à cracher des feuilles de papier, mais elle n'avait pas l'intention de les lire. Des gens avaient écrit tout cela sur son compte. Auparavant, personne ne s'intéressait à elle et, soudain, elle était devenue une sorte de célébrité nationale.
C'était quand même un peu fort.
- Je m'en vais. Je ne peux pas rester ici.
Il se retourna pour la regarder.
- Où est-ce que tu vas aller?
Elle se contenta d'un soupir pour toute réponse.
Une porte s'ouvrit dans l'appartement. Ils se regardèrent sous le coup de la peur et restèrent immobiles, à prêter l'oreille. Peu après, ils entendirent couler de l'eau. Sibylla chercha des yeux un recoin où se dissimuler.
- Il va seulement pisser, murmura Patrik pour calmer ses inquiétudes.
Mais cela ne suffisait pas à la rassurer. Lorsque le bruit de la chasse cessa de retentir, elle se jeta sur le sol et se glissa sous le lit. Elle fit bien car, un instant plus tard, on frappait à la porte.
- Patrik?
Il ne répondit pas. Sibylla vit ses pieds disparaître sous la couverture et, juste après, la porte s'ouvrit. Elle aperçut deux jambes velues.
- Tu dors?
- Mmoui.
- Il est plus de onze heures.
Soudain, elle entendit un bourdonnement et le bruit d'une feuille de papier qui sortait de la machine, bien après les autres.
- Qu'est-ce que c'est que ça?
Les jambes velues approchèrent. Aussitôt après, celles de Patrik, en jeans, vinrent se planter devant son nez et elle entendit le bruit d'une feuille de papier qu'on froissait.
- Oh, rien.
- Ah. Pourquoi est-ce que tu dors tout habillé?
- Je me suis simplement allongé pour me reposer un peu.
- Ah bon. Qu'est-ce que tu imprimes, comme ça?
- Je suis allé faire un tour sur le Net.
Quelques secondes de silence intolérable.
- Je vais me recoucher. Tu es à la maison, aujourd'hui, ou quoi?
- Je sais pas. On verra.
- Ne rentre pas après dix heures, hein. Et puis appelle-moi pour me dire où tu es.
Elle entendit Patrik soupirer. Les jambes firent demi-tour mais s'arrêtèrent à nouveau.
- Qu'est-ce que c'est que ce sac à dos?
Sibylla ferma les yeux. Patrik tarda beaucoup trop à répondre. Dis que tu l'as trouvé. Piqué. N'importe quoi.
- Oh, c'est celui de Viktor.
Encore mieux.
- Pourquoi est-ce qu'il est là?
- Il l'a oublié à l'école. J'ai promis de lui rapporter.
Les jambes s'éloignèrent.
- À ce soir, alors. N'oublie pas que tu as promis de ranger ta chambre avant que maman rentre.
- Oui oui.
La porte se referma enfin. Le visage de Patrik apparut par-dessous le bord du lit, tout sourires.
- T'as eu la trouille, hein, dit-il à voix basse.
Elle sortit de sa cachette en rampant.
- Elle ne ferme pas à clé, ta chambre? lui dit-elle en s'époussetant.
Il s'assit sur le lit et se mit à lire la feuille qu'il avait soustraite à la curiosité de son père. Elle suivit son regard.
La traque de la meurtrière
Il eut l'air de réfléchir une seconde puis leva les yeux vers elle.
- Je sais ce qu'on va faire.
Elle ne répondit pas.
- Réfléchis un peu. La police te recherche, toi. Mais qui est-ce qui recherche le vrai coupable?
Aucune idée.
- Tu piges donc pas? C'est à nous de le faire. On va le trouver nous-mêmes.
Tout d'abord, elle n'éprouva que de la colère. Elle se dirigea vers la porte en prenant son sac à dos au passage. Mais, une fois qu'elle eut la main sur la poignée, elle hésita.
Elle n'osait pas encore sortir.
Elle reposa le sac à dos et poussa un profond soupir.
- Ce n'est pas un jeu, Patrik, murmura-t-elle.
- Je sais bien, mais qu'est-ce que tu proposes d'autre?
Elle lâcha la poignée et se retourna. Il se baissa et se mit à rassembler les feuilles qu'elle avait jetées par terre. Elle finit par se décider à l'aider. Une fois qu'ils les eurent mises en tas, sur le bureau, elle s'assit à nouveau sur le lit.
- Et comment comptes-tu y parvenir?
Il se pencha vers elle et lui parla avec fièvre.
- Écoute un peu. La police ne recherche personne d'autre que toi. Et si on essayait de mettre la main sur le vrai meurtrier, nous?
- Mais comment? On ne sait absolument rien.
Il se rejeta en arrière et la regarda.
- Promets-moi que tu vas pas te fâcher.
- Comment pourrais-je te le promettre?
Elle vit qu'il hésitait et elle fut de plus en plus intriguée de savoir ce qui risquait de la mettre en colère, selon lui.
- Ma mère est dans la police.
Elle le fixa des yeux mais il ne bougea pas d'un pouce. Dès que le sens de ces paroles lui apparut clairement, elle sentit son pouls battre à tout rompre. Elle se leva.
- Il faut que je file. Vérifie si la voie est libre.
- Attends une seconde.
- Tout de suite, Patrik.
Elle avait élevé la voix de façon inconsidérée. Il s'exécuta, avec un soupir. Il ouvrit d'abord la porte à moitié, puis toute grande.
Elle prit son sac à dos et passa devant lui.
- Tu veux vraiment pas m'écouter?
Elle marchait d'un bon pas le long du trottoir, mais il était sur ses talons. Elle tourna le coin de la rue et arriva dans Folkungagatan. L'écouter, ah oui, pour sûr! Alors que sa mère était dans la police! Il l'avait attirée dans un guet-apens, tout simplement. Elle s'arrêta brusquement et se retourna. Comme il ne s'attendait pas à ce mouvement, il vint buter contre elle.
- Enfin quoi, bon sang, qu'est-ce que tu crois qu'il se serait passé, si ta mère était rentrée?
Elle sentait l'adrénaline monter dans son corps.
- Mais je t'ai dit qu'elle était en stage!
Elle le regarda et secoua la tête. Il était encore trop jeune pour comprendre. Mais que pouvait-elle demander?
- Tu ne saisis pas que c'est ma vie qui est en jeu? Elle aurait pu tomber malade et rentrer un peu plus tôt. Je ne sais pas, moi, n'importe quoi. Et alors, j'aurais été fraîche. Mais c'est peut-être ce que tu voulais?
Il recula légèrement, s'arrêta et la regarda.
- Eh bien, va te cuiter, si tu préfères ça.
Elle sentit sa colère s'apaiser. Elle avait un seul ami et elle était en train de le perdre. Il n'avait pas eu le temps de passer un manteau et il se battait les flancs pour tenter de se réchauffer.
Elle n'avait plus la force de réfléchir. Sa situation n'était déjà pas facile auparavant, mais maintenant elle était en quelque sorte responsable de ce qui allait arriver à ce gamin, en plus. Qui pouvait dire ce qu'il allait faire dès qu'elle l'aurait perdu de vue? Mais elle n'avait à s'en prendre qu'à elle-même. C'était elle qui l'avait mêlé à cette affaire.
Elle poussa un grand soupir.
- Va chercher quelque chose à te mettre.
Il la regarda d'un air méfiant.
- Pourquoi?
- Parce que tu vas attraper froid.
Il la regarda à nouveau.
- Tu me prends pour un idiot? Quand je reviendrai, t'auras filé depuis longtemps.
- Et alors?
Ils se soupesèrent du regard. Puis il sortit son portefeuille de sa poche-revolver et alla le glisser dans celle de la veste de Sibylla.
- Garde-moi ça jusqu'à ce que je revienne.
Il était déjà à cinq ou six mètres et disparut derrière le coin des maisons. Il n'était pas bête, ce petit morveux. Il promettait. Elle sortit le portefeuille de sa poche et le soupesa. Puis elle ferma les yeux et ne put s'empêcher de rire.
- Je t'attends dehors. Je vais aller m'asseoir dans le jardin public.
Il n'était toujours pas entièrement convaincu qu'elle n'allait pas filer. Elle vit qu'il hésitait.
- Promis.
Cette fois, elle parlait sérieusement. Il hocha la tête et traversa Götaland. Elle le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il ait franchi les portes de la bibliothèque de Medborgarplatsen.
Quand il était revenu un peu plus chaudement habillé, son visage s'était fendu d'un sourire qui pouvait faire fondre n'importe quelle femme injustement soupçonnée de meurtre. Elle n'avait pas pu s'empêcher de lui rendre son sourire et elle l'avait écouté lui confier quel allait être leur premier coup. Il allait envoyer un mail à la police et lui fournir un alibi pour la nuit dernière. Elle avait hésité et lui avait demandé de ne pas révéler où ils se trouvaient et surtout pas qui il était. Il l'avait alors regardée, avec son air je-suis-quand-même-pas-débile-à-ce-point-là. Et il lui avait expliqué que, s'il voulait qu'ils sachent qui il était, il n'avait qu'à faire ça depuis chez lui. Pour préserver son identité, il suffisait qu'il utilise l'ordinateur de la bibliothèque du quartier.
Elle était donc assise sur un banc, dans le jardin public, en train de l'attendre. Sur Medborgarplatsen, les gens flânaient comme ils le font volontiers le samedi, mais, heureusement, elle ne vit pas de visage connu sur les autres bancs.
Au bout de dix minutes, il fut de retour.
- Qu'est-ce que tu leur as dit?
- Que Sibylla Forsenström est en train de les attendre à Medborgarplatsen mais qu'elle est innocente.
Elle se laissa prendre une seconde, puis soupira:
- C'est même pas drôle, Patrik.
- Non, j'ai dit que je voulais pas révéler qui j'étais mais que j'étais sûr à cent pour cent que t'étais pas coupable.
Une idée lui vint à l'esprit.
- Comment le sais-tu? J'aurais très bien pu tuer tous les autres. Mis à part celui de cette nuit.
- Oh, la vache! Tu sais que t'as l'air super dangereuse!
Elle n'en démordit pas.
- Sérieusement? Tu crois que c'est moi?
Il la regarda en fronçant les sourcils.
- C'est toi?
Elle attendit une seconde avant de répondre. Puis elle eut un sourire.
- Non. Mais tu vois: tu n'en es même pas sûr.
- Si je le suis, c'est toi qui dis des conneries.
Il avait l'air vexé et elle l'était également. Elle n'avait pas l'intention d'être un petit joujou passionnant avec lequel il pourrait se distraire pendant un certain temps.
- Je veux seulement te mettre en garde: ne gobe pas tout ce qu'on te dit.
Son froncement de sourcils ne fit que s'accentuer. Il ne comprenait vraiment pas ce qu'elle voulait dire.
Parfait. Cela lui permettrait de conserver la maîtrise de la situation.
Il s'assit près d'elle et ils gardèrent le silence un instant. Les gens passaient près d'eux et ils les suivaient du regard, mais personne ne semblait attacher d'importance à ce couple un peu étrange assis sur un banc.
Soudain, deux voitures de police descendirent la côte de Götaland à toute allure et vinrent se ranger sur la place. Elles n'actionnaient pas leurs sirènes, mais leurs feux rotatifs bleus suffisaient à faire le vide devant elles. Dès qu'elles furent arrêtées, les portières s'ouvrirent et deux agents descendirent et pénétrèrent dans la bibliothèque au pas de course.
Il valait mieux ne pas faire de vieux os à cet endroit.
Ils se regardèrent et se levèrent. Ils pressèrent le pas le long de Tjärhovsgatan et tournèrent pour monter en direction de la place de Mosebacke. Toujours en silence, ils s'assirent sur un banc. Ce jour-là, le soleil avait enfin réussi à percer la masse nuageuse compacte qui avait recouvert Stockholm au cours de ces dernières semaines. Sibylla posa son sac à dos près d'elle, se rejeta en arrière et ferma les yeux. Ah, pouvoir partir à l'étranger, vers un pays où le soleil brillait en permanence et où personne ne serait à ses trousses. Elle n'était encore jamais sortie de Suède. Ses parents, eux, étaient allés à Majorque une ou deux fois, quand elle était petite, mais pas elle. Et maintenant, elle n'avait pas de passeport.
Après un quart d'heure de silence, au moins, il se tourna vers elle.
- Je vais aller voir sur l'ordinateur de ma mère, à son boulot.
Pas plus compliqué que ça.
- Tu n'as pas le droit.
- Je sais bien, mais je vais le faire quand même.
- Je te l'interdis. Je ne veux pas que tu sois mêlé à cette affaire.
Il pouffa.
- Je le suis déjà, non?
Il était difficile de le nier. Mais si elle avait pu se douter à l'avance de ce qu'il allait entreprendre, ou même de la moitié, elle aurait laissé tomber. À l'âge de Patrik, elle restait toujours muette comme une carpe et écoutait poliment ce que les adultes avaient à dire.
Mais quand on connaissait le résultat...
- Tu peux vraiment le faire sans risque?
- Il suffit que je dise que je vais voir ma mère et ensuite de demander à l'attendre dans son bureau.
- Mais tu m'as dit qu'elle était en stage.
- Ils le savent pas, à la réception.
- Mais s'ils le savaient?
Il commençait à se lasser d'un pareil manque d'enthousiasme.
- Je trouverai un autre moyen, alors.
Il était trop fort pour elle. Comment faire?
- Et s'ils te surprennent?
- C'est pas possible.
- J'ai dit si...
Il ne semblait pas avoir l'intention de répondre à cela. Il se tapa sur les cuisses et se leva.
- On y va?
- Où ça?
Il eut l'air de se demander pourquoi il fallait tout lui expliquer deux fois.
- Là où bosse ma mère!
Elle le regarda en silence. Il était ou bien son ange gardien ou bien celui qui allait la précipiter dans le gouffre. Mais ce genre de chose, on ne le savait qu'après coup.
- T'as pas d'objection à ce que je ne t'accompagne pas pour cette tentative d'effraction dans un local de police?
Il eut un petit sourire.
- Où est-ce qu'on se retrouve?
Elle ne l'entendit pas arriver. Elle l'attendait, assise sur un banc, sur le quai de l'Hôtel-de-Ville. Lorsque l'aiguille des minutes de l'horloge du clocher de l'église de Riddarholm eut fait un tour complet sur elle-même, elle avait commencé à songer sérieusement à partir.
Mais elle était restée.
Une demi-heure plus tard, une feuille de papier se mit à danser juste devant son nez.
Il était arrivé sans faire de bruit et, quand elle se retourna, elle vit la fierté luire dans ses yeux, derrière ses lunettes cerclées de métal.
Elle prit la feuille et se mit à lire. Le premier nom était celui de Jörgen Grundberg. Il était suivi de trois autres. Un homme et deux femmes. Quatre inconnus que la police l'accusait d'avoir tués.
- La liste des victimes. Avec leur adresse et leur numéro national d'identification.
Il se pencha par-dessus son épaule.
- Apparemment, celle de cette nuit vivait à Stocksund. C'est à Stockholm, ça, hein?
Elle opina. Son alibi ne valait donc plus grand-chose. Elle aurait parfaitement pu y aller et en revenir pendant que Patrik dormait du sommeil du juste dans le grenier de l'école. Elle le regarda. Il ne semblait pas s'être fait cette réflexion. Pas encore. Il était tout à son exploit.
Elle baissa la feuille de papier et regarda Riddarfjärden. L'eau étincelait sous les rayons du soleil. Quelques canards passèrent devant eux en flottant sur l'eau.
- Bon. Qu'est-ce que tu crois qu'il faut qu'on fasse, maintenant?
Il plongea la main dans sa poche et en tira une nouvelle liasse de papiers.
- J'ai imprimé ce que j'ai trouvé.
- Personne ne t'a vu?
- Non. J'ai pas pu me mettre à l'ordinateur de ma mère, mais celui de Kenta était branché, dans le bureau d'à côté. J'ai profité qu'il allait aux chiottes.
Sibylla secoua la tête.
- T'es vraiment dingue, tu sais.
- Il est resté longtemps, ajouta-t-il avec un sourire en coin. Je crois que ni lui ni ma mère ne s'occupent de cette enquête. J'ai seulement trouvé des renseignements d'ordre général, sur son courrier électronique.
Il déplia les feuilles de papier et lui montra la première.
- Regarde ça. C'est le genre de trucs que l'assassin laisse derrière lui sur le lieu du crime.
La photo en noir et blanc représentait un crucifix. La croix était en bois de couleur sombre et le Christ avait l'air d'être en argent ou en un métal quelconque. Les mesures étaient clairement indiquées, à côté, en millimètres.
Elle tendit la main vers la feuille suivante.
C'était aussi une photo en noir et blanc. Elle montrait un mur recouvert d'une tapisserie à fleurs. En bas se trouvait un lit défait portant de grosses taches sombres. Et puis il y avait ce texte, rédigé en grosses lettres, au-dessus.
Malheur à qui prive l'innocent de son droit. Sibylla.
Elle le regarda et il lui tendit rapidement la dernière feuille. C'était la photo d'une paire de gants en plastique transparent. NUTEX 8, était-il marqué à côté.
- Ils en utilisent des comme ça dans les hôpitaux.
Elle hocha la tête. Cela ne devait pas être difficile.
- C'est tout ce que j'ai eu le temps de prendre. Mais, au moins, on a les noms.
- Qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse?
Il se tourna de façon à pointer les genoux vers elle. Il chercha un peu ses mots mais finit par dire:
- Tu sais ce que je pense.
Non, je n'en ai pas la moindre idée.
- Je crois que tu as renoncé. Comme si, en fait, tu attendais que cette affaire se résolve d'elle-même. Comme si tu te foutais pas mal de ce que ça va donner.
- Et puis alors? C'est tellement étonnant?
- Quand je dis des trucs comme ça, mon vieux me dit qu'il faut pas passer son temps à s'apitoyer sur soi. Qu'il faut faire quelque chose pour se sortir de la merde.
Il a drôlement bien réussi son coup, ton père.
- Hier, tu m'as dis qu'on s'intéressait pas aux SDF et aux autres du même genre, que vous n'aviez aucune chance et tout le reste. Mais, quand tu en as une, de chance, tu la prends pas.
Il commençait à s'exciter. Elle le regarda avec un intérêt nouveau. Elle ne parvenait pas encore à savoir si elle avait été insultée ou éclairée, mais il était certain qu'il avait raison.
- Bon, dit-elle en se levant. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse, maintenant, chef?
- On va aller à Västervik.
Elle écarquilla les yeux.
- Tu blagues?
- Non. J'ai téléphoné pour savoir. Y a un bus qui part dans une demi-heure. Ça coûte 466 couronnes aller et retour. Je te les prête, si tu veux. On sera là-bas à cinq heures moins vingt et on aura deux heures vingt sur place, avant le retour.
Elle secoua la tête.
- T'es complètement dingue.
- On sera revenus à onze heures et quart.
Elle utilisa l'argument du désespoir.
- Mais il faut que tu sois rentré pour dix heures.
- Non. Parce que je vais au ciné. J'ai téléphoné à mon père pour le prévenir.
Le paysage défilait de l'autre côté de la vitre. Södertälje. Nyköping. Norrköping. Söderköping. Patrik était plongé dans les renseignements qu'il avait dérobés à la police, comme s'il pensait y trouver un indice quelconque. Sibylla, elle, regardait surtout par la fenêtre.
Elle avait payé elle-même sa place. Elle était allée aux toilettes, dans le hall de la gare routière et avait sorti un billet de mille couronnes de sa pochette. Quand elle était revenue, Patrik avait acheté deux sacs de chips et une bouteille de deux litres de boisson fraîche, comme provisions de route. Il avait écarquillé les yeux quand il avait vu le billet avec lequel elle acquittait le prix du voyage.
Mais il n'avait pas posé de question.
C'était parfait.
- Pourquoi est-ce que tu fais ça, au juste?
Il haussa légèrement les épaules.
- C'est fendard.
Elle n'avait pas l'intention de se satisfaire de cette réponse.
- Non: sérieusement. Tu n'as pas de copain plus drôle à fréquenter qu'une bonne femme de trente-deux ans?
- T'es pas plus vieille que ça? ricana-t-il.
Elle ne répondit pas. Il avait sûrement lu son âge dans le journal à plusieurs reprises. Elle continua à l'observer et il finit par replier ses papiers et les fourrer dans sa poche intérieure.
- Je pige pas ce que les gens ont à reprocher à aimer être seul. Mon vieux et ma vieille, ils arrêtent pas de me le reprocher. J'y peux rien, moi, si j'aime pas le hockey ou le foot. Je me fous pas mal si c'est AIK ou Djurgarden qu'est champion de Suède.
Elle secoua la tête pour mettre un terme à cette diatribe.
- Bon, bon. Je me demandais seulement.
Elle se mit à nouveau à regarder par la fenêtre et il retourna à ses papiers.
Sören Strömberg, 7-2-1936 4639.
Ils se rendaient chez la famille de cet homme. Sibylla se souvenait encore de la visite qu'elle avait rendue à Lena Grundberg. Elle était pleine de confiance et de courage, alors.
Les choses avaient bien changé, depuis.
Le car était à l'heure et, à cinq heures moins vingt-cinq, ils étaient à Västervik. Patrik se dirigea aussitôt vers le kiosque à journaux et demanda où se trouvait Sivertsgatan, où habitait jadis Sören Strömberg. Sibylla vit la vendeuse lui montrer de la main et lui expliquer le chemin.
Ce n'était pas loin. Ils n'en eurent pas pour plus de cinq minutes.
Plus ils approchaient, plus elle se sentait mal. Patrik marchait légèrement devant elle. Il n'avait peur de rien et on aurait dit qu'il se rendait, plein d'enthousiasme, à un bon dîner attendu depuis longtemps.
La maison avait deux étages et un toit mansardé. Alors que c'était encore à la mode, quelqu'un avait eu le mauvais goût de recouvrir la façade de matériau isolant. Au milieu, devant la porte, la même personne, sans doute, avait recouvert le perron d'une petite véranda de plastique dur de couleur verte, ce qui avait porté le coup de grâce au charme de la maison.
Ils s'arrêtèrent devant la barrière et se regardèrent. Sibylla secoua la tête d'un air découragé, pour signifier à Patrik qu'elle trouvait que c'était une très mauvaise idée. Ceci le décida. Il ouvrit la barrière et se dirigea vers la porte d'entrée.
Elle le suivit, non sans un soupir. Elle ne pouvait pas rester où elle était, de toute façon.
- Qu'est-ce que tu vas dire? lui demanda-t-elle à voix basse.
Il n'eut pas le temps de répondre. À l'étage supérieur de la maison voisine, une fenêtre s'ouvrit et une femme d'un certain âge passa la tête.
- Vous venez voir Gunvor?
Ils se regardèrent.
- Oui, répondirent-ils d'une seule voix.
- Elle est dans sa maison de campagne. À Segersvik. Y a une commission à lui faire?
Patrik approcha de la limite du terrain de la voisine.
- C'est loin d'ici?
- Une vingtaine de kilomètres. Vous êtes en voiture?
- Oui, répondit Patrik sans hésiter.
- Alors, c'est sur la vieille route de Gamleby, celle qui passe par Piperskärr. C'est à une dizaine de kilomètres de là. Je crois qu'il y a un panneau indicateur.
- Merci de votre aide.
Il tourna le dos à la femme, la privant ainsi de toute possibilité de lui poser d'autres questions. Ils retournèrent à la barrière et, en la franchissant, ils entendirent la voisine refermer sa fenêtre.
- C'est là qu'il a été assassiné, dit-il à voix basse. C'était marqué dans le journal qu'il a été tué dans sa maison de campagne.
Ils s'éloignèrent du champ de vision de la voisine. Au bout de la rue, Sibylla s'arrêta.
- Qu'est-ce qu'on fait? On ne va pas avoir le temps d'y aller, si on veut revenir par le car.
- On prend un taxi.
Elle fronça les sourcils.
- J'ai de l'argent, expliqua-t-il.
Elle ne fut pas satisfaite de cette réponse.
- Comment se fait-il que tu aies tellement d'argent? Ce n'est pas très courant, à ton âge, hein?
Il ne répondit pas et baissa les yeux.
- Merde. Me dis pas que tu l'as volé.
- Non. Emprunté.
- À qui?
Il se remit à marcher en direction de la gare routière, où ils avaient vu qu'il y avait une station de taxis. Sibylla ne bougea pas.
- Je ne ferai pas un pas tant que tu ne m'auras pas dit à qui tu l'as fauché.
Il s'arrêta et se retourna.
- Je l'ai emprunté à la maison. Sur l'argent des commissions. T'inquiète. Je rembourserai sans qu'ils s'en aperçoivent.
- Ah bon. Et sur quel argent?
- Bah. On verra bien.
Il se retourna et se remit à marcher, mais elle ne bougeait toujours pas. Il s'en aperçut, se retourna et lui cria:
- Est-ce qu'on reste plantés là à s'engueuler ou bien on essaie de faire quelque chose?
- Combien as-tu pris? lui cria-t-elle.
Il hésita un instant.
- Mille balles.
Elle sortit sa pochette et y préleva un nouveau billet. Puis elle referma la fermeture Éclair et s'avança vers lui.
- Tiens, dit-elle en lui tendant l'argent. Mais si tu recommences, je te préviens que je file. Compris?
Il hocha la tête, l'air étonné, et regarda le billet.
- Je t'ai demandé si tu as compris?
- OUI!
Il lui prit le billet des mains. Elle passa devant lui et le précéda vers la station de taxis.
- C'est de bon cœur.
Au bout d'une dizaine de mètres, elle se retourna. Il n'avait pas bougé.
- Est-ce qu'on reste plantés là à s'engueuler ou bien tu viens?
Il hésita encore un instant puis, à contrecœur, il se mit à courir derrière elle pour la rattraper.
Lorsque le compteur du taxi afficha plus de deux cents couronnes, elle secoua la tête
Prendre un taxi!
Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas gaspillé son argent de cette façon.
Ils avaient dépassé depuis longtemps Piperskärr et l'asphalte venait de prendre fin brusquement, laissant la place à la terre battue. Ils traversaient tantôt des parties boisées, tantôt des champs, montaient de petites buttes et faisaient des crochets pour éviter des gros rochers et des petits bois.
Ils n'échangèrent pas un seul mot pendant toute la durée du trajet. Heureusement, le chauffeur était du genre taciturne et Patrik avait totalement perdu la parole après le récent incident.
Elle se sentit un peu mieux. Elle avait repris le commandement des opérations.
Ils passèrent devant un hangar à bateaux vide, puis un parking sur lequel des embarcations tirées au sec attendaient l'arrivée du printemps, recouvertes de bâches et de housses en plastique. Puis ils pénétrèrent à nouveau dans la forêt et, au bout d'environ un kilomètre, le paysage s'ouvrit en direction de l'eau, sur leur gauche. À l'ouest, le soleil était en train de disparaître et coloriait le ciel en rose.
- C'est à la ferme que vous allez?
Le chauffeur désigna de la tête un groupe de maisons. Sibylla regarda Patrik qui, lui, observait le paysage par la fenêtre. Il était clair qu'il n'avait pas l'intention de lui apporter la moindre aide. Elle se pencha vers le conducteur du taxi.
- Je ne sais pas exactement. Nous allons voir Gunvor Strömberg. Il paraît qu'elle a une maison de campagne ici.
- Je ne sais pas, moi, maugréa-t-il. Vous n'avez pas d'adresse plus précise?
Il franchit lentement les piliers d'entrée d'une propriété et, après un brusque virage vers la droite, une petite maison rouge apparut. Le compteur affichait 260 couronnes.
Sibylla avala sa salive et préleva un nouveau billet sur sa réserve. Patrik l'observait du coin de l'œil, mais elle ne croisa pas son regard.
- Arrêtez-vous ici.
Le chauffeur se rangea de son mieux et ils descendirent de voiture. Il la laissa prendre elle-même son sac à dos dans le coffre. Elle n'avait pas cru bon de laisser de pourboire.
La voiture alla faire demi-tour un peu plus loin. Quand elle disparut derrière le virage, Sibylla s'avisa qu'ils n'avaient rien prévu pour le retour. Elle poussa un soupir, hissa le sac sur ses épaules et se retourna. Devant eux se trouvait une barrière, assez large pour laisser passer une voiture, et l'une des bornes portait une boîte aux lettres verte en métal.
Strömberg.
Elle se retourna et regarda Patrik.
- C'est là. Au bord de l'eau.
- Ahah, fit-il.
- Tu vas continuer longtemps à me faire la tête?
Il ne répondit pas mais avança vers elle.
Une fois la barrière franchie, l'allée descendait et, au bout de quelques mètres, ils virent le toit et l'arrière d'une maison. Ils en étaient séparés par un gros buisson, dont ils durent faire le tour. Sibylla marchait en tête et Patrik derrière. Une fois le buisson contourné, ils se retrouvèrent au bord de l'eau. Devant eux, un ponton s'avançait dans l'eau.
La vue était magnifique. Comment pouvait-on être assassiné dans un endroit pareil?
- Vous désirez?
Sibylla se retourna rapidement et vit une femme, un peu au-dessus d'eux, sous le balcon de la maison dont ils avaient vu l'arrière.
Elle chercha quelque chose d'intelligent à dire. Patrik ne comptait pas s'en mêler, elle le vit sur son visage quand elle se tourna vers lui. Cette fois, il lui faudrait se débrouiller seule.
La femme posa le râteau qu'elle tenait à la main et avança vers eux. Patrik, lui, se dirigea vers le ponton. Sibylla avala sa salive et fit quelques pas vers la femme. Elle avait dans les soixante-cinq ans et boitait un peu. Elle resta un instant sans rien dire, tandis que Sibylla sentait son cœur battre la chamade.
- Vous êtes intéressés par l'achat de la maison?
Magnifique.
- Oui, c'est ça.
Sibylla eut un sourire de gratitude. Bien sûr qu'ils voulaient acheter la maison.
- Ah bon, dit la femme avec un sourire. Excusez-moi d'être méfiante, mais il y a tellement de curieux qui viennent rôder par ici.
Elle se racla la gorge, puis il y eut un instant de silence.
- Vous avez de la chance de me trouver. L'agence ne m'a pas prévenue.
- Non, nous passions par hasard.
La femme ôta ses gants de jardin et lui tendit la main.
- Gunvor. Gunvor Strömberg.
Sibylla hésita un moment avant de répondre:
- Margareta Lundgren.
Elle prit la main de la femme. Celle-ci était moite, après le temps passé dans le gant en caoutchouc.
- C'est votre fils, je suppose?
Sibylla suivit son regard et vit le dos de Patrik.
- Oui, se hâta-t-elle de répondre. C'est ça.
Patrik s'était mis à faire des ricochets. Sibylla, elle, avait le cœur qui battait. Elle se demandait à quel point elle avait pu le vexer pour qu'il se comporte de la sorte. Peut-être allait-il même tenter de lui faire payer cela?
- Ce ponton ne nous appartient pas, mais nous avons un droit d'usage, c'est marqué dans l'acte de propriété. Mais, le plus souvent, on était seuls à s'en servir.
Elle se tut et regarda vers le large. Puis elle reprit ses esprits.
- Je suppose que vous voulez voir l'intérieur?
- Eh bien oui, merci, répondit Sibylla avec un sourire.
- Et lui, ça l'intéresse? demanda-t-elle en montrant de la tête Patrik, toujours en train de jeter des pierres.
- Patrik, est-ce que tu veux voir l'intérieur de la maison? cria-t-elle.
Il ne se pressa pas et jeta une nouvelle pierre avant de se retourner. Gunvor Strömberg regarda Sibylla avec un sourire.
- C'est l'âge difficile. Je sais ce que c'est. On n'y peut rien, malheureusement.
Sibylla s'efforça de montrer, en souriant, qu'elle partageait cette opinion. Mais en se disant intérieurement que, âge difficile ou pas, il allait en entendre parler, après.
La femme remonta l'allée et Sibylla attendit Patrik, qui arrivait sans se presser. Quand il fut à sa hauteur, elle lui siffla à l'oreille:
- Arrête de faire l'imbécile. Elle croit qu'on veut acheter la maison.
Il la regarda en haussant les sourcils.
- Eh bien, achète-la. Puisque t'as de l'argent.
Il passa alors devant elle.
C'était étrange. C'était la deuxième fois en l'espace d'une semaine que deux personnes étaient déçues de constater qu'elle avait de l'argent. Comment était-ce possible?
Gunvor Strömberg était déjà sur le pas de la porte et Sibylla pressa le pas pour la rejoindre. Patrik tendit la main et se présenta poliment et correctement.
- Entrez et allez regarder. Je vous attends ici.
Ils échangèrent un regard, puis montèrent le petit perron de pierre et ouvrirent la porte.
- Ce n'est pas bien grand, mais il y a à peu près tout ce dont on a besoin, leur lança Gunvor Strömberg. Le chauffe-eau est un peu vieux et il faudra sans doute bientôt le changer.
Sibylla opina de la tête et franchit le seuil.
L'assassin avait fait de même, peu auparavant.
Elle regarda autour d'elle. Au bout de deux pas, elle se retrouva dans une petite cuisine. Tout était bien rangé. C'était une maison où on avait pris ses habitudes et qui en portait la trace. Les chaises de cuisine avaient laissé des marques sur le plancher, après avoir été tirées des centaines de fois. L'émail de la poignée du four était écaillé, lui aussi, pour avoir été saisi année après année par des mains impatientes.
On respirait une légère odeur de peinture.
Patrik s'était enfoncé un peu plus loin et avait ouvert la porte d'une autre pièce. Il se tenait maintenant sur le seuil de celle-ci et lui faisait signe d'approcher.
La chambre était peinte en blanc mais vide de meubles.
Il sortit alors les papiers qu'il avait rangés dans sa poche intérieure, trouva celui qu'il cherchait et le lui tendit.
- C'est ce mur-là, dit-il à voix basse.
Sibylla regarda la photo du lit ensanglanté et lut une nouvelle fois l'inscription que l'assassin avait laissée sur le mur en la signant de son nom.
Elle n'avait qu'un désir: sortir de là.
Gunvor Strömberg s'était éloignée jusque sur le ponton. Elle tournait le dos à la maison et regardait le large. Sibylla hésita une seconde. Patrik sortit et vint se placer à côté d'elle.
- Va lui parler.
Elle le regarda.
- On n'a encore rien trouvé d'intéressant, poursuivit-il. Pendant ce temps-là, je continue à chercher.
Il avait raison. Après être venus aussi loin, autant ne pas repartir bredouilles.
Gunvor Strömberg ne semblait pas consciente que quelqu'un était venu la rejoindre sur le ponton. Elle continua à regarder au loin et ce n'est que lorsque Sibylla se racla la gorge qu'elle porta la main à son visage pour essuyer une larme. Mais elle ne se retourna pas.
- C'est vraiment un endroit magnifique, hasarda Sibylla.
La femme ne répondit pas. Sibylla observa le mutisme, elle aussi. Le silence finirait par forcer l'aînée des deux à parler.
Cet endroit était vraiment la réalisation de ses rêves. Isolé. Calme. Et puis cette vue splendide. Mais elle n'aurait jamais les moyens de se l'offrir. Jamais de la vie. Bientôt, elle n'aurait même plus les moyens de quoi que ce soit.
- Autant que je vous le dise moi-même, plutôt que vous l'appreniez par d'autres, dit soudain la femme en se tournant vers elle. Vous n'êtes pas d'ici, hein?
- Non.
Elle hocha la tête et se tourna à nouveau vers le large.
- Je l'ai bien vu.
Sibylla vint se placer à côté d'elle. Le mieux était de la laisser parler.
- Mon mari a été assassiné, ici même, il y a six jours.
Elle continua à observer la mer, mais Sibylla fit de son mieux pour paraître surprise.
- Ce n'est pas quelqu'un du coin qui a fait ça, vous n'avez pas besoin d'avoir peur.
Elle se tut à nouveau. Sibylla regarda son visage. Il faisait encore assez clair pour qu'elle puisse distinguer les larmes qui coulaient le long de ses joues.
- C'est pour cela que vous la vendez? demanda-t-elle.
La femme secoua la tête dans un sanglot.
- Cela fait longtemps que nous voulions la vendre. Mais nous préférions attendre le printemps pour en tirer un meilleur prix.
Elle masqua son visage dans sa main droite, comme si elle ne voulait pas que Sibylla voie qu'elle pleurait.
- Sören était malade depuis longtemps. Le cancer du foie. Il y a un peu plus d'un an, il a subi une grave opération. Elle a donné des résultats dépassant toutes nos espérances. Les docteurs avaient dit qu'il n'avait que 44 % de chances de survivre.
Elle secoua la tête.
- J'avais commencé à reprendre espoir. Il prenait ses médicaments et procédait régulièrement à des examens. Tout paraissait aller comme il fallait. Mais, bien sûr, il était souvent fatigué et n'avait plus la force de ce qu'il faisait avant. Nous avons pensé qu'il serait trop dur de garder cette maison et nous nous sommes dit que nous pourrions utiliser l'argent pour voyager un peu. Nous ne savions pas combien de temps il nous restait à vivre, n'est-ce pas?
Elle se tut à nouveau. Sibylla posa sa main sur son épaule et ce contact déclencha des sanglots.
- Nous venions très souvent ici. Dès que nous avions un moment de libre.
- Vous pouvez peut-être attendre pour la vendre?
La femme secoua la tête.
- Je ne veux plus y venir. Je n'ose même plus y entrer.
Elles restèrent un instant sans rien dire. Sibylla avait ôté sa main. Soudain, une fanfare déchira l'air. Sibylla regarda autour d'elle, stupéfaite.
- Ne vous inquiétez pas: ce n'est que Magnusson. Il sonne le réveil, le matin, et le couvre-feu, le soir, quand il est ici. Il aime ça, dit-il.
Gunvor Strömberg esquissa un sourire, au cœur de sa douleur.
Sibylla ferma les yeux. Pouvoir vivre ici. Toute seule, en paix et avec pour seul voisin, à bonne distance, quelqu'un qui jouait de la trompette pour son simple plaisir.
Un rêve de bonheur.
- Combien en demandez-vous?
Gunvor Strömberg se retourna et la regarda.
- L'agence dit qu'elle peut valoir dans les trois cent mille...
Sibylla vit ses espoirs s'effondrer.
- ...mais, pour moi, l'important, c'est la personnalité de l'acquéreur.
Elles se regardèrent.
- Sören et moi l'avons construite en 57. Nous nous sommes donné un mal fou pour joindre les deux bouts et nous avons connu bien des joies, ici. Il y avait des moments où il nous paraissait impossible de partir et que quelqu'un d'autre vienne s'installer à notre place. Et que la maison reste ici. Sans nous.
Sibylla baissa les yeux vers les planches du ponton et Gunvor Strömberg serra sa veste sur son corps.
- Comme si nous n'avions été qu'une parenthèse et n'avions joué aucun rôle.
- Mais si, dit Sibylla, très sincèrement. C'est ce qui rend cette maison unique. Les traces de vie que vous y avez laissées. Et à l'extérieur, aussi. Cette allée que vous avez tracée de vos pas, elle sera toujours là. Les buissons que vous avez plantés. Tout ça. Moi, je ne laisserai rien derrière moi. Il n'y aura plus rien, quand je disparaîtrai.
Elle se tut. Qu'était-elle en train de faire? Pourquoi ne pas dire à cette femme comment elle s'appelait, pendant qu'elle y était?
- Mais vous avez un fils.
Sibylla se racla la gorge.
- Bien sûr, dit-elle, gênée, avec un sourire. Je ne sais pas pourquoi je dis tout ça.
Elle se tourna vers la maison et s'écria.
- Patrik! Il faut qu'on s'en aille, maintenant, si on veut arriver à temps pour prendre le car.
- Vous êtes en voiture? demanda Gunvor Strömberg.
- Non. Nous sommes venus en taxi.
- Alors, je peux vous ramener en ville, j'y vais.
Ils arrivèrent juste à l'heure. Sibylla était assise contre la vitre et tenait dans sa main le numéro de téléphone de Gunvor Strömberg.
Pour le cas où elle voudrait acheter la maison.
Elle plia le morceau de papier et le glissa dans sa poche. Patrik la regarda avec curiosité.
- Alors, t'as appris quelque chose d'intéressant?
Sibylla dut s'extraire de son rêve et le regarder.
- Je ne sais pas au juste. Elle n'a rien dit sur le meurtre lui-même. Elle m'a simplement confié que son mari avait un cancer et avait été opéré il y a environ un an.
Patrik eut l'air déçu.
- Mais tu devais lui poser des questions sur le meurtre!
- Ce n'était pas facile!
Ils restèrent un moment sans rien dire. Patrik sortit alors ses documents et les examina une nouvelle fois. Il avait écrit quelque chose au crayon, au verso de la photo du mur.
- Qu'est-ce que c'est que ça?
- Y avait une chemise en plastique contenant le journal intime de son mari, dans son sac à main. J'ai recopié un ou deux trucs.
Elle le regarda, scandalisée.
- Tu as fouillé dans son sac?
- Ben oui. Comment tu veux faire, autrement?
Elle secoua la tête et fut soudain prise d'une crainte.
- Tu n'as rien fauché, n'est-ce pas?
Il la regarda avec de grands yeux.
- Si. Quatre millions.
Elle lui fit une grimace et tendit la main pour prendre ses notes. Au moment critique, il retira le papier.
- Pourquoi t'as autant d'argent?
- Comment ça?
- Pourquoi tu loges dans le grenier d'une école alors que t'as plein de billets de mille autour du cou?
- C'est mon affaire.
D'abord, elle se moqua qu'il fasse la tête à nouveau. Il croisa les bras sur la poitrine et se détourna ostensiblement. Elle regarda alors par la vitre et ce ne fut que lorsqu'ils eurent dépassé Söderköping qu'elle comprit qu'elle lui devait une explication.
- Ce sont mes économies, dit-elle, toujours tournée vers la vitre.
Il la regarda.
Elle lui confia alors son rêve, cette maison qui lui permettrait de changer de vie et de se passer des subsides mensuels de sa mère, désormais interrompus. Il l'écouta avec intérêt et, quand elle eut fini, il lui tendit la feuille de papier.
- Tiens.
Il avait eu le temps de noter la date des séjours de Sören Strömberg à l'hôpital et de ses opérations. Elle sauta certaines expressions et abréviations incompréhensibles, mais, soudain, elle buta sur un mot qu'elle avait déjà rencontré quelque part. Sandimmum Neoral.
Quelqu'un l'avait prononcé devant elle peu auparavant. À moins qu'elle ne l'ait lu quelque part? Patrik observa sa réaction.
- Qu'est-ce qu'il y a?
Elle secoua la tête, pensive.
- Je ne sais pas.
Elle montra du doigt la feuille de papier.
- Ça, là: Sandimmum Neoral, cinquante milligrammes. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me dit quelque chose.
Patrik regarda le mot.
- On dirait que c'est un médicament. Contre quoi?
- Aucune idée.
- La mère d'un de mes copains est médecin. Je peux lui demander.
Bien sûr. Va demander à sa mère pourquoi on prend du Sandimmum Neoral. Les garçons de quinze ans font ça tous les jours.
Elle lui sourit. Elle aurait voulu prendre sa main mais n'osa pas.
- Patrik.
- Mmouais.
- Merci de ton aide.
Il eut l'air un peu gêné.
- Bah, j'ai encore rien fait.
Son sourire se fit plus large.
- Oh si. Tu as déjà fait beaucoup.
Elle passa la nuit suivante dans le grenier de l'immeuble de Patrik. C'est lui qui l'y introduisit et elle déroula son tapis de sol dans un compartiment inutilisé.
Elle eut du mal à dormir. Patrik était monté lui apporter des tartines à la suédoise, ce n'était donc pas dû à la faim. Plutôt au fait qu'elle avait l'esprit encombré de tout ce qu'elle venait de vivre en si peu de temps. Diverses images et scènes défilèrent derrière ses paupières et elle ne trouva le sommeil qu'au bout de quelques heures.
Dès qu'elle ouvrit les yeux, le dimanche matin, elle sut pourquoi elle connaissait le Sandimmum Neoral. Son cerveau avait fait le tri dans ses souvenirs, pendant son sommeil.
Jörgen Grundberg.
C'était le nom qui était inscrit sur la tablette de médicaments qu'il avait sortie de sa poche à la fin du repas, au Grand Hôtel.
Elle en fut si excitée qu'elle se mit sur son séant.
Étrange coïncidence! Deux des victimes de l'assassin prenaient le même remède.
Elle fut aussitôt parfaitement réveillée et ne put s'empêcher de se lever. Elle gagna le couloir pour aller regarder par la lucarne. Il faisait jour et elle se demanda quelle heure il était. Dans combien de temps Patrik viendrait-il?
Elle dut attendre plusieurs heures.
Pendant ce temps, elle prit conscience d'un changement inattendu. Le désir de persévérer, qu'elle avait cru s'évanouir en elle, était revenu. Elle était à nouveau bien décidée à ne pas abandonner.
Lorsqu'elle entendit enfin la lourde porte de métal s'ouvrir et Patrik lui dire que c'était lui qui arrivait, elle ne put attendre une seconde pour lui annoncer sa découverte.
- Jörgen Grundberg prenait du Sandimmum Neoral, lui aussi.
- Ah bon? T'es sûre?
Il lui tendit un gros sandwich à deux étages et une bière. Mais elle n'avait pas l'esprit à cela.
- Oui. J'en suis sûre. Ça ne peut pas être une simple coïncidence.
- Moi, j'ai parlé avec la mère de mon copain.
- Déjà? Quelle heure est-il?
Il regarda sa montre.
- Onze heures dix. Je l'ai réveillée, avec mon coup de téléphone. Mais je lui ai dit que j'avais un dossier à faire - et c'est vrai, en un certain sens, hein? ajouta-t-il en ricanant. J'ai d'abord cherché un peu sur le Net, mais j'ai pas réussi à comprendre à quoi ça servait.
- Qu'est-ce qu'elle t'a dit, alors?
Il tira une feuille de papier pliée de sa poche-revolver.
- Elle m'a dit que c'est un immunodépresseur. Les gens qui ont subi une greffe prennent ça pour que l'organe transplanté ne soit pas rejeté par leur corps.
Il la regarda d'un air de triomphe et replia le papier.
- Une greffe? Tu veux dire quand on vous opère pour vous mettre un nouveau cœur ou autre chose?
- Oui. Elle m'a dit qu'on pouvait remplacer tout un tas de parties du corps de cette façon-là.
Sibylla s'assit sur son tapis de sol.
Jörgen Grundberg souffrait des reins. Sa veuve le lui avait dit, au cours de la désagréable conversation qu'elles avaient eue. Sören Strömberg, lui, avait un cancer du foie. Tous deux prenaient un immunodépresseur. Lena Grundberg avait dit que son mari avait subi une grave opération environ un an auparavant. Et, la veille, Gunvor Strömberg avait mentionné la même chose à propos du sien, dans son petit paradis.
Ce ne pouvait être une simple coïncidence.
- Tu penses la même chose que moi? demanda Patrik.
Sibylla hocha la tête.
- Je crois, oui. Mais il faudrait peut-être vérifier sur un autre, pour être sûr. Montre-moi ta liste.
- Elle est en bas, dans ma veste.
Quand il revint, il avait apporté le téléphone portable de son père. Il lui tendit la liste et elle parcourut à nouveau ces noms qui lui étaient désormais familiers.
- Bon. Tu veux appeler Bollnäs ou Stocksund?
En l'entendant poser cette question, elle se dit que son idée n'était peut-être pas si bonne que cela, après tout. Elle aurait préféré que ce soit lui qui appelle. Mais cela revenait à lui confier la conduite des opérations, une fois de plus, et elle s'y refusait. Il l'avait remise sur ses pieds et elle lui en était profondément reconnaissante, mais maintenant elle n'avait plus l'intention de se laisser manœuvrer.
- J'appelle Stocksund.
- Bon. J'ai trouvé le numéro dans l'annuaire.
Il l'aida à composer le numéro. La sonnerie retentit mais personne ne répondit. Elle avait le cœur qui battait. Patrik la dévisageait. Cela aurait été plus facile si elle avait été seule: elle n'avait pas l'habitude de mentir en public.
- Mårten Samuelsson.
Elle fut surprise d'entendre soudain la voix au bout du fil. Elle avait déjà perdu l'espoir d'obtenir une réponse. Elle vérifia sur sa liste.
- Je vous prie de m'excuser de vous déranger. Vous êtes bien le mari de Sofie Samuelsson?
Elle ferma les yeux. C'était pitoyable, comme entrée en matière. Il ne pouvait pas être le mari de Sofie Samuelsson. Plus maintenant.
- À qui ai-je l'honneur de parler?
Elle regarda autour d'elle comme si elle pouvait trouver une bonne réponse à cette question.
- C'est...
Elle regarda Patrik.
- La police, lui souffla-t-il.
- ...de la part de la police.
Pas de réponse.
- Nous aimerions savoir si votre femme a subi une greffe, récemment?
- Mais je vous l'ai déjà dit.
Elle fit un signe de tête en direction de Patrik qui leva les yeux au ciel.
- Quand cela? poursuivit-elle, reprenant courage.
- La première fois que vous êtes venus.
- Non, je veux dire: quand a-t-elle été opérée?
- Il y a treize mois, maintenant.
Sibylla hocha la tête.
- Vous souvenez-vous de la date exacte?
- Oh oui, je ne l'oublierai jamais. C'était le 15 mars. Pourquoi me demandez-vous cela?
- Eh bien, merci.
Elle tendit l'appareil à Patrik, qui appuya sur un bouton.
- La prochaine fois, je crois qu'il faudra que tu ailles droit au fait, soupira-t-il.
- Appelle toi-même, si tu es si malin. Quand est-ce que Sören Strömberg a été opéré?
Patrik fouilla dans ses papiers et parcourut ses notes.
- Il l'a été plusieurs fois.
- Est-ce que tu as trouvé quelque chose en date du 15 mars?
Il poursuivit sa lecture.
- Oui: le 15 mars 98, greffe du foie.
Elle enregistra la réponse d'un hochement de tête. Patrik ferma le poing et le brandit en l'air.
- Youpi! Ça y est!
Sibylla avait elle aussi un sentiment de victoire, même si elle l'avait déjà dépassé. À quoi étaient-ils parvenus, en fait? Ils avaient appris que toutes les victimes avaient sans doute subi une greffe. Mais qu'est-ce que cela signifiait? Pourquoi assassiner quatre personnes déjà gravement malades?
Patrik souriait toujours, derrière ses lunettes cerclées de métal.
- Je vais aller dire ça à ma vieille!
- Tu es fou!
- Pourquoi? On a trouvé le mobile, non?
- Ah oui? Et c'est quoi, selon toi?
Patrik ne sut quoi répondre et son sourire se changea en une ride entre ses sourcils.
- Ah oui, merde.
- Tu l'as dit.
Ils s'assirent sur le tapis de sol. Il faisait froid dans ce grenier et Sibylla tira le sac de couchage sur ses épaules.
- Au fait: ta mère est rentrée? demanda-t-elle en tendant la main pour prendre le sandwich et la bière. Je croyais qu'elle ne revenait que ce soir.
Patrik baissa les yeux.
- Elle s'est sentie pas bien, marmonna-t-il.
Les minutes se traînaient. Il lui avait demandé de venir avec elle, mais elle avait refusé. Elle n'avait pas l'intention de pénétrer à nouveau chez lui. Surtout pas avec sa mère couchée dans la pièce d'à côté.
À son retour, il tenait une liasse de papiers entre ses mains.
- J'ai tiré tout ce que j'ai pu, mais je suis à sec de papier, dit-il en venant s'asseoir près d'elle. Tu veux une banane?
Elle la prit et se mit aussitôt à l'éplucher. Une vraie vie de pacha. Elle n'allait pas tarder à être gâtée.
Elle prit la feuille qui se trouvait sur le dessus du tas:
Dons d'organes - réponses à vos questions
Elle lut de près l'ensemble de cette documentation, dans l'espoir de trouver quelque chose. Patrik s'était allongé sur le tapis de sol et elle avait déniché un vieux fauteuil, dans un compartiment du grenier qui n'était pas fermé à clé.
Comment faire don de ses organes à sa mort?
Cette question figurait en tête de l'une des feuilles de papier. Elle poursuivit sa lecture et comprit que bien des choses s'étaient passées depuis qu'elle s'était mise en marge du système. Elle n'avait rempli aucune fiche de donation, mais cela ne visait peut-être pas les personnes qui n'avaient plus d'existence légale. Elle se demanda ce qui arriverait si elle avait un accident. Personne ne réclamerait sa dépouille. Elle n'avait encore pas pensé à cela. Où enterrait-on les gens comme elle? Les gens dont personne ne voulait. Pouvait-on prélever sur elle toutes les parties de son corps dont la société pouvait avoir besoin? Dans ce cas, elle servirait enfin à quelque chose.
Elle prit connaissance du premier paragraphe de l'alinéa trois de la loi sur les greffes d'organes.
Il est légal de prélever du matériau biologique destiné à une greffe d'organe ou à d'autres fins médicales sur une personne décédée si celle-ci a donné son consentement ou s'il peut être prouvé par d'autres moyens qu'un tel prélèvement n'est pas contraire à ses volontés.
Du matériau biologique. Curieuse expression, quand on y pensait. Elle se demanda quelle idée on se ferait des volontés de Sibylla Forsenström quant à son "matériau biologique", le jour où la question se poserait.
Deuxième paragraphe du même alinéa.
Dans les cas autres que cités au paragraphe précédent, il est légal de prélever du matériau biologique si le défunt ne l'a pas expressément interdit, ne s'y est pas déclaré opposé par principe et s'il n'y a aucune raison de penser que cette intervention serait contraire à ses volontés.
Elle posa le tas de papiers et fixa la cloison de bois en face d'elle. On pouvait donc la dépecer, elle aussi. Le malheur des uns... Elle se demanda l'effet que cela faisait de se promener avec le cœur d'un autre. Et d'être, en plus, obligé de prendre des médicaments pour éviter que votre bon vieux corps ne le rejette. Et les membres de la famille? Quel effet cela leur faisait-il de savoir que le cœur de leur cher disparu battait dans la poitrine d'un inconnu?
- T'as trouvé quelque chose?
La voix de Patrik mit fin à ses réflexions.
- Non. Et toi?
Il ne répondit même pas et elle supposa donc qu'il en allait de même pour lui. Elle reprit la lecture de la loi.
Alinéa quatre.
Même si le matériau biologique peut être légalement prélevé en application du 2e paragraphe de l'alinéa 3, aucune intervention ne pourra être pratiquée si un proche du défunt s'y oppose. En cas d'existence de proches, aucune intervention ne pourra être pratiquée tant que lesdites personnes n'auront pas été informées que l'on envisage de procéder à un tel prélèvement et qu'elles ont le droit de s'y opposer. Ces personnes devront disposer d'un délai raisonnable pour déterminer leur position.
Elle relut ce paragraphe et posa ensuite lentement la feuille de papier. Puis elle se leva, resta immobile et laissa travailler son cerveau.
Elle le ressentait dans tout son corps.
Malheur à qui prive l'innocent de son droit.
- Patrik!
- Mmouais.
- J'ai trouvé.
Elle entendit un bruit de papier, de l'autre côté de la cloison et, une seconde après, il se tenait dans l'embrasure de la porte.
- Quoi donc? Comment tu peux savoir?
Mais elle était sûre d'elle.
- C'est quelqu'un qui a changé d'avis.
Comme elle avait désiré le faire, un jour, il y avait longtemps de cela. Mais on ne le lui avait pas permis.
Malheur à qui prive l'innocent de son droit.
Son droit de vivre. Ou de mourir.
- Ou alors, c'est quelqu'un à qui on ne le lui a jamais demandé.
Patrik était redescendu à son ordinateur. Pour sa part, elle faisait les cent pas dans le couloir du grenier pour passer le temps.
Le donateur avait dû mourir le 15 mars 1998 ou juste avant. Mais qui était-ce? Un homme ou une femme?
S'il existait un registre de ce genre, dans ce monde secret auquel Patrik avait accès par son ordinateur, il allait le trouver. Elle en était certaine. Et pourquoi n'existerait-il pas? Puisque tout le reste existait.
Pourvu qu'il ne dise rien à sa mère. Elle le lui avait formellement interdit et avait ajouté qu'elle préférait rester le suspect numéro un. Et elle était bien décidée à résoudre le problème elle-même.
Elle se demandait si la police était sur la même piste qu'elle. Mais pourquoi le serait-elle? Elle croyait déjà tenir l'assassin!
Lorsque Patrik revint, il n'apportait pas de bonnes nouvelles. Il n'existait aucun registre public des personnes décédées. Uniquement des statistiques sur le nombre de décès au cours de l'année. Il y en avait eu 93271, en tout, et cela ne les avançait pas à grand-chose de le savoir.
- J'ai vérifié à la fois dans la rubrique État civil et dans Statistiques nationales. Mais j'ai rien trouvé. Il faut l'autorisation de la commission Informatique et Liberté.
Sa déception le faisait paraître à nouveau très jeune. Sibylla le regarda et ne put s'empêcher de sourire.
- T'es plutôt futé, pour tes quinze ans.
- Bah.
Il se détourna, mais elle avait eu le temps de voir qu'il rougissait.
Ils ne dirent rien pendant un moment.
Ce n'était pas chose facile que de traquer un assassin, quand on était obligé de se cacher dans un grenier.
- Bon sang, finit-elle par dire. Il faudrait pouvoir consulter le fichier des dons d'organes.
- Qu'est-ce que c'est que ça?
Elle en savait plus long que lui sur ce point. Même si ces connaissances étaient de fraîche date, cela lui redonna une certaine estime d'elle-même. Elle n'était pas aussi bête qu'il le pensait peut-être. Elle n'était pas une pauvre fille qu'il pourrait sauver en jouant les héros. Elle avait le double de son âge et entendait bien le lui rappeler.
Elle retourna à son fauteuil et ne tarda pas à revenir avec le tas de papiers dont elle avait pris connaissance. Elle tourna quelques pages avant de trouver celle qu'elle cherchait.
- C'est marqué dans ce document du ministère des Affaires sociales. Informations sur les dons d'organes.
Elle se mit à lire:
- Question: des personnes étrangères peuvent-elles avoir accès aux informations contenues dans ce fichier? Réponse: c'est un délit, pour toute personne étrangère, de se procurer les informations qu'il contient. Nous avons pris des mesures pour assurer cette confidentialité. Seul un petit nombre de personnes ont le droit de le consulter. L'autorisation est accordée à titre strictement personnel et ne peut être déléguée.
Elle jeta la feuille de papier par-dessus son épaule.
- La question est réglée.
Il la regarda un instant.
- Ça vaudrait cher, de savoir ce qu'il y a dans ce fichier?
- Très cher.
- Combien? Plusieurs milliers de balles?
Elle hésita un instant. Plusieurs milliers, en effet. La moitié de la valeur d'une chambre à coucher.
- Pourquoi ça?
- Je connais un type qui serait capable d'y jeter un coup d'œil. Mais il sait bien se faire payer, aussi.
- Comment le connais-tu?
- Je le connais pas personnellement. Mais son petit frangin est à l'école, ici. Il est vachement connu depuis que l'autre a fait de la taule pour délit informatique.
Cela l'inquiéta. Elle avait beau désirer se procurer ces renseignements, elle ne voulait pas voir Patrik mêlé à des activités illégales.
- Quel âge a-t-il?
Il haussa les épaules.
- Je sais pas. Vingt balais ou quelque chose comme ça.
Elle réfléchit un instant. C'était leur seule chance de progresser. Puisqu'ils étaient au moins arrivés là.
Elle poussa un soupir.
- Bon. Je lui donne trois mille s'il peut nous donner le nom.
Elle avait décidé d'y aller elle-même. C'était son problème, à elle, et elle ne voulait pas en causer à Patrik. En revanche, il avait réussi à obtenir satisfaction pour elle, grâce au téléphone portable de son père et sans révéler son nom. Mais elle avait dû accepter d'aller jusqu'à quatre mille.
Elle posa la main sur sa poitrine et sentit que la bosse de la pochette était déjà nettement moins proéminente.
Mais elle n'avait pas le choix, n'est-ce pas?
Patrik lui demanda pourquoi elle prenait son sac à dos et elle lui dit la vérité. Elle ne s'en séparait que pour le déposer à la consigne de la gare centrale.
Avec un reçu ou une clé comme garantie.
L'homme habitait Kocksgatan et ce n'était donc qu'à deux ou trois minutes à pied. Patrik s'arrêta devant une entrée et appuya sur le bouton de l'interphone. La serrure se mit à grésiller avant même qu'il ait lâché le bouton.
- Tu m'attends ici?
Il hocha la tête, toujours très déçu qu'elle ne veuille pas qu'il l'accompagne.
- Ça vaut mieux, je t'assure, Patrik.
La porte d'entrée se referma derrière elle et elle monta l'escalier. Une porte s'ouvrit au deuxième étage et un jeune homme aux cheveux blonds peignés en arrière apparut.
Sibylla s'arrêta.
Ils se regardèrent sans rien dire mais, après une ou deux secondes d'hésitation, il ouvrit la porte en grand pour lui permettre d'entrer. Il portait un T-shirt blanc et la main qui tenait toujours la poignée de la porte se trouvait au bout d'un bras bien musclé sur lequel on voyait nettement les vaisseaux sanguins.
À la prison, il avait dû consacrer ses loisirs à faire de la musculation.
Il ferma la porte derrière elle et la précéda. Quand il passa près d'elle, elle vit qu'il avait en fait une queue-de-cheval et que ses cheveux lui retombaient dans le dos.
L'appartement était un simple studio. Le coin cuisine était rempli de vaisselle sale au point qu'on pouvait se demander s'il lui arrivait jamais de la faire. Dans un coin, une série d'haltères étaient posés sur un support, juste à côté d'une guitare électrique de couleur jaune et d'un ampli. Le mur de la fenêtre était entièrement masqué par des ordinateurs et du matériel électronique qu'elle ne connaissait pas mais dont elle supposait qu'il était nécessaire à tous les hackers dignes de ce nom. Sur deux des écrans défilaient des lettres et des chiffres et elle fit un pas en avant pour mieux voir de quoi il s'agissait.
Il vint se placer devant elle.
- C'est fini tout de suite. Si on procédait au paiement, en attendant?
Elle avait préparé la somme, dans sa poche.
- Oui, bien sûr.
Elle lui donna les billets et il les prit sans même les compter.
- Assieds-toi une seconde.
Il lui montra un tabouret, à l'entrée du hall, et elle alla s'asseoir, gardant son sac à dos sur elle mais l'appuyant contre le mur.
De là où elle se trouvait, elle ne pouvait plus le voir, mais, en se penchant légèrement, elle constata qu'il était assis devant l'un des ordinateurs. Elle entendait le petit bruit que faisaient ses doigts en courant sur le clavier à une vitesse ahurissante et elle se demanda comment d'aussi grosses mains que les siennes étaient capables d'effectuer un pareil travail de précision.
- Tu as de la chance, lui dit-il sans détourner le regard de l'ordinateur. Y a quelqu'un qui vient de se connecter et je n'ai eu qu'à me glisser derrière lui.
Il cessa d'écrire et elle se redressa sur son siège. Elle ne voulait pas être surprise en train de l'espionner.
Elle se demanda s'il reconnaissait les noms pour les avoir lus dans le journal. Celui de Jörgen Grundberg, au moins, avait été cité abondamment. Presque aussi souvent que le sien.
Quand elle entendit qu'il se levait, elle fit de même et il vint vers elle, une feuille de papier de format A4 à la main.
- Voilà.
Elle prit la feuille sans le lâcher du regard.
- Tu es certain que c'est la bonne personne? Il sourit devant la bêtise d'une telle question.
- Oui, eut-il l'indulgence de dire. En tout cas, je suis sûr que ce sont ses organes qui ont été transplantés sur ceux dont on m'a donné les noms au téléphone.
Elle inclina la tête de côté.
- Ils ont tous mal fini, d'ailleurs, hein? Assassinés par cette Sibylla.
Elle ne répondit pas et son sourire s'élargit.
- On se tient par la barbichette, n'est-ce pas?
Elle glissa le papier dans sa poche. Il ne pouvait rien contre elle, dans sa situation, et elle n'eut donc pas peur. S'il lui prenait l'idée de la dénoncer, elle ferait de même et ils le savaient tous les deux.
Elle le regarda. Beaucoup de muscles, mais pas mal de cervelle, aussi.
Elle fit quelques pas en direction de la porte, mais elle se ravisa au dernier moment.
- Il ne t'est jamais venu à l'idée de prendre un vrai boulot? Ce ne sont pas les capacités qui te font défaut, on dirait.
Il s'était appuyé au chambranle de la porte et avait croisé ses bras musclés sur sa poitrine.
- Non, dit-il avec un sourire en coin. Et toi?
Sur ces mots, elle sortit.
Thomas Sandberg.
C'était tout ce qui était marqué sur la feuille qu'elle tendit à Patrik, une fois dans la rue. Il lut ce nom à plusieurs reprises, comme s'il y avait toute une histoire, sur ce papier, et pas seulement quatorze lettres.
- Il t'a pas donné d'adresse?
- Non.
Il avait l'air déçu. Elle vit sur son visage qu'il estimait qu'elle n'en avait pas eu pour son argent.
- T'as une idée du nombre de Thomas Sandberg qu'il peut y avoir, en Suède?
Elle haussa les épaules.
- Aucune. Mais on sait au moins qu'il y en a un de moins, maintenant. Allez, viens.
Elle fit quelques pas. Elle était certaine que ce qu'elle voulait faire était justifié mais elle s'inquiétait de la distance que cela ne manquerait pas de creuser entre eux. Peut-être serait-ce plus facile si elle évitait de le regarder dans les yeux.
- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant? demanda-t-il quand il l'eut rattrapée.
Au même moment, sa montre-bracelet fit entendre une petite sonnerie.
- Ah merde, c'est vrai: le repas du dimanche.
Il leva le bras pour arrêter la sonnerie.
- C'est ma vieille qui m'oblige à mettre l'alarme. Elle va être dingue, si je rentre pas.
- Eh bien, alors, fais-le.
- Tu veux bien m'attendre dans le grenier?
Elle ne répondit pas.
- Tu veux bien? répéta-t-il.
- Je suppose que c'est ce que j'ai de mieux à faire.
Ce n'était même pas un mensonge. Le mieux pour elle aurait sans doute été de rester cachée dans le grenier de Patrik pendant un certain temps et de se contenter des restes des repas de la famille qu'il lui apporterait.
Mais il était trop tard, maintenant.
Quelque part existait un être humain qui avait eu la chance invraisemblable que leurs chemins se croisent, cette nuit-là, au Grand Hôtel. Quelqu'un qui lui avait volé son nom et qui avait utilisé sa marginalité pour exercer une vengeance personnelle.
Elle n'avait pas l'intention de laisser passer cela.
Cet inconnu avait presque réussi à l'abattre. Mais seulement presque.
Lorsque la lourde porte de fer du grenier se fut refermée derrière elle et qu'elle entendit les pas de Patrik s'éloigner dans l'escalier, elle sortit l'autre feuille de papier de sa poche et la lut.
Rune Hedlund, 8-6-46 2498, Vimmerby.
Le cimetière était vaste et il lui fallut une bonne heure pour trouver la tombe. Elle finit par la découvrir dans la partie réservée aux incinérés. C'était une grosse pierre brute portant simplement, en lettres d'or, l'inscription:
RUNE HEDLUND
8 juin 1946
15 mars 1998
En dessous, il y avait de la place pour un autre nom. Une bougie brûlait dans un gobelet en plastique et, autour de la pierre, poussaient des crocus mauves et jaunes.
Le printemps était plus avancé, par ici.
Elle s'accroupit. Des feuilles mortes étaient restées coincées entre les fleurs. Elle les enleva et les jeta.
- Qu'est-ce que vous faites?
La voix la fit tellement sursauter qu'elle perdit l'équilibre et se retrouva assise par terre. Elle se remit très vite debout et se retourna. Une femme était arrivée derrière elle sans qu'elle l'entende. Sibylla sentit son cœur se mettre à battre plus fort.
- J'enlevais seulement les feuilles mortes.
Elles se jaugèrent du regard, comme deux ennemies face à face. Les yeux de l'autre femme brillaient de méfiance et d'antipathie, et Sibylla, de son côté, avait soudain la certitude qu'elle avait trouvé celle qu'elle cherchait.
Elles restèrent là sans que ni l'une ni l'autre ne dise quoi que ce soit.
L'autre femme était habillée de blanc, sous son manteau, et tenait à la main un vase vert, en forme de cornet, contenant des tulipes.
- Laissez mon mari tranquille, maintenant qu'il est dans sa tombe, finit-elle par dire.
C'était donc bien elle, la veuve de Rune Hedlund.
- J'enlevais seulement les feuilles mortes.
La femme respira plusieurs fois par le nez, comme si elle s'efforçait de se concentrer.
- Comment connaissiez-vous mon mari?
- Je ne le connaissais pas.
Soudain, la femme se mit à sourire, mais ce fut sans aucune douceur. Sibylla sentit la peur s'insinuer en elle. Cette femme l'aurait-elle reconnue? La police avait-elle averti la veuve de Rune Hedlund qu'on avait consulté le fichier des dons d'organes et lui avait-elle suggéré d'ouvrir l'œil? Afin de pouvoir enfin établir un lien entre Sibylla Forsenström et Rune Hedlund et, de ce fait, trouver un mobile.
Sibylla scruta l'horizon. Peut-être les flics étaient-ils déjà là?
- Vous ne croyez pas que j'ai tout compris depuis longtemps?
Sibylla ne répondit pas et la femme poursuivit:
- Les fleurs, le jour de l'enterrement, ont suffi à me mettre la puce à l'oreille, dit-elle en pouffant de mépris. Qui est-ce qui peut envoyer un bouquet de roses anonyme, un jour pareil? Pour quoi faire, hein? Ce n'est pas Rune qui a pu en être heureux.
Le mépris luisant dans ses yeux était tel que Sibylla dut baisser les siens.
- S'il vous avait vraiment préférée à moi, il l'aurait fait de son vivant, non? Mais il est resté avec moi. N'est-ce pas? C'est pour cette raison qu'il a fallu m'humilier avec toutes ces fleurs?
Sibylla la regarda à nouveau. La femme de Rune Hedlund secoua la tête, comme si elle voulait exprimer par là son aversion.
- Tous les vendredis, chaque semaine, une nouvelle rose sur sa tombe. Pour me punir? Parce que je l'ai gardé?
Sa voix se brisa, mais Sibylla vit qu'elle n'avait pas encore dit tout ce qu'elle avait sur le cœur - et qui attendait depuis longtemps de sortir.
Sibylla ne savait plus quoi penser. Elle s'était trompée. Cette femme, on lui avait demandé son avis. Elle faisait partie de ces proches qui devaient donner leur consentement. Mais il y avait quelqu'un d'autre, quelque part, qui était amer d'avoir été trahi et qui voulait reprendre ce qu'on lui avait pris.
Il fallait qu'elle en ait le cœur net.
- La police vous a appelée? demanda-t-elle.
- La police? Non. Pourquoi l'aurait-elle fait?
La veuve de Rune Hedlund fit un pas en avant. Elle s'accroupit et enfonça la pointe du vase dans le sol, parmi les crocus, qui s'écartèrent comme s'ils avaient peur.
Sibylla observa son dos. Il montait et descendait au gré d'une respiration que la révolte rendait violente. Sibylla crut comprendre qu'elle attendait ce moment depuis longtemps. Qu'elle avait soigneusement répété ce qu'elle dirait le jour où elle se trouverait face à face avec l'inconnue qui était la maîtresse de son mari.
Mais elle s'était donné beaucoup de mal pour rien.
Elle ne savait pas que la femme à laquelle elle parlait avait fait bien pire encore que de venir mettre des fleurs sur la tombe de son amant et Sibylla ne tenait pas à être celle qui lui apprendrait la nouvelle.
La femme de Rune Hedlund se releva et, quand elle regarda Sibylla, elle avait des larmes dans les yeux.
- Vous êtes malade, vous savez.
Elle ne répondit pas. Le mépris que dardaient les yeux de l'autre femme était presque physique. Cela réveilla de vieux souvenirs en Sibylla et elle baissa les yeux pour leur échapper.
- Vous ne pouvez même pas le laisser tranquille dans sa tombe.
Sibylla leva à nouveau les yeux. La femme s'était retournée et s'éloignait.
Elle resta sur place et la suivit des yeux.
Et elle comprit soudain que la veuve de Rune Hedlund ne savait pas elle-même à quel point elle avait raison.
Elle s'attarda dans le cimetière. Elle avait choisi un banc à une certaine distance de la tombe de Rune Hedlund, mais elle pouvait la voir de l'endroit où elle se trouvait. Les tulipes jaunes faisaient l'effet d'un point d'exclamation, de loin.
Ils n'étaient pas nombreux à venir se recueillir sur la tombe des leurs, ce jour-là, et les rares visiteurs étaient soit trop vieux, soit en couple.
Mais elle n'était pas pressée.
Elle pouvait rester assise là jusqu'à ce que la femme qu'elle attendait fasse son apparition.
Elle viendrait forcément, tôt ou tard.
Lorsque la nuit commença à tomber, elle sortit son tapis de sol et son sac de couchage. La division des incinérés était entourée d'un mur de pierre sèche et, contre celui-ci, se trouvait un buisson dans lequel elle avait dissimulé son sac à dos. Bien que les branches ne fussent pas encore couvertes de feuilles, elles lui offriraient un abri suffisant pendant la nuit.
Elle ne pensait pas vraiment que quelqu'un pourrait venir à une heure aussi tardive, mais la personne qu'elle attendait avait plus d'un tour dans son sac.
Elle était bien décidée à ne pas la manquer.
Le lendemain, elle choisit un autre banc. Celui-ci était moins bien placé, mais le bouquet de tulipes l'aidait à localiser la tombe. Elle ne quitta son poste d'observation qu'une dizaine de minutes, le temps d'aller à la station-service pour acheter un peu de pain et utiliser les toilettes. Puis elle reprit sa garde, mais personne n'approcha de la tombe de Rune Hedlund.
La deuxième nuit, elle dormit. Elle aurait été incapable de dire combien de temps, mais, quand elle se précipita vers la tombe de Rune Hedlund, celle-ci était toujours dans le même état.
Personne n'était venu déposer une rose rouge.
Le mercredi, elle sentit pour la première fois son pouls s'accélérer. Une femme dans la quarantaine approcha, seule et d'un pas résolu, venant du parking. Parvenue au coin, là-bas près de la fontaine, elle obliqua pour emprunter l'allée menant à l'enclos des incinérés.
Sibylla se leva et franchit une petite pelouse pour mieux voir où elle s'arrêtait. Mais elle fut déçue de constater qu'elle passait devant le bouquet de tulipes jaunes et allait se baisser devant une autre tombe, un peu plus loin.
Elle poussa un soupir et regagna son banc.
Au début de l'après-midi, elle commença à avoir vraiment faim. Elle avait tellement pris l'habitude de prélever de l'argent sur sa réserve, maintenant, que cela ne lui faisait plus grand-chose et, après avoir jeté un dernier coup d'œil sur le cimetière désert, elle quitta une fois de plus son poste d'observation et se dirigea vers la station-service.
Ils avaient des saucisses grillées avec du pain et elle en acheta deux. Tandis que la vendeuse mettait de la moutarde et du ketchup dessus, elle se rendit aux toilettes, plutôt par précaution que par nécessité.
Quand elle revint dans le cimetière, un homme était accroupi devant la tombe de Rune Hedlund. Elle le vit de derrière et put constater qu'il avait un début de calvitie et portait une veste de daim de couleur brune.
Elle hésita un instant mais comprit vite qu'il ne fallait pas qu'elle laisse passer cette occasion. Qui que ce fût, il était évident qu'il connaissait Rune Hedlund; or, c'était pour en savoir autant que possible sur le compte de ce dernier qu'elle était venue monter cette garde. Elle se hâta d'avaler le dernier morceau de saucisse et de vider sa bouche, tout en approchant de ce dos courbé. Sur une tombe, à sa droite, se trouvait un vase contenant des narcisses. Elle se pencha et s'empara du bouquet au passage.
Nécessité fait loi. Elle espérait que Sigfrid Stalberg lui pardonnerait cet emprunt.
Elle alla se placer juste derrière l'homme accroupi. Les rôles étaient inversés, cette fois, par rapport à ce qui s'était passé quelques jours plus tôt.
Il ne l'avait pas entendue et continuait à s'activer, près de la pierre, mais elle ne voyait pas ce qu'il faisait.
Soudain, elle fut prise de scrupules. Si elle voulait gagner la confiance de cet homme, le meilleur moyen n'était pas vraiment de l'espionner et de le prendre par surprise.
Elle se racla donc la gorge.
Il réagit à peu près comme elle l'avait fait quelques jours plus tôt. Il perdit l'équilibre et dut poser une main par terre, avant de se remettre debout.
- Excusez-moi de vous avoir fait peur, dit-elle très vite.
Il était plus jeune qu'elle ne l'aurait cru. Quarante-cinq ans, peut-être. Son début de calvitie l'avait abusée.
Il se remit rapidement de son émotion et lui répondit avec un sourire:
- C'est dangereux de prendre les gens par surprise comme ça. Ils peuvent avoir une crise cardiaque.
- Ce n'était pas mon intention. C'est la faute des semelles de mes chaussures.
Il baissa les yeux vers ses grosses chaussures moulantes puis son regard remonta vers son visage.
Il se racla légèrement la gorge, passa la main sous son nez et baissa les yeux vers la pierre.
- Vous venez aussi sur la tombe de Rune?
Zut alors. Il l'avait devancée.
Elle eut un mouvement de la tête pouvant être interprété comme un oui prononcé à contrecœur ou comme un non évasif. Il n'avait qu'à choisir.
- Vous le connaissiez? se hâta-t-elle de demander afin de reprendre la direction des opérations.
Il la regarda, mais pas de façon méfiante ou déplaisante, plutôt avec un certain intérêt, comme s'il était véritablement curieux.
Il oscilla légèrement la tête.
- Tout dépend de ce qu'on entend par connaître. On travaillait ensemble, là-bas, à Abro.
- Ah bon?
- Et vous? Vous êtes de la famille?
- Non.
Elle avait répondu un peu trop vite. Il eut un petit sourire.
- Vous m'intriguez. Vous n'êtes pas d'ici, hein?
Elle secoua la tête. En baissant les yeux, elle s'avisa du bouquet de narcisses qu'elle tenait à la main. Aller chercher un vase lui donnerait le temps de respirer.
- Je vais chercher quelque chose pour mettre ces fleurs.
Sans lui laisser le temps d'ajouter quoi que ce soit, elle fit demi-tour et se dirigea vers le lieu de rassemblement, derrière la clôture.
Il réagissait vite. Sans doute parce qu'il était curieux. Elle comprit tout de suite qu'elle ne pourrait pas se débarrasser de lui avant de lui avoir dit qui elle était.
Mais qui était-elle, au juste?
Elle ne se pressa pas de revenir. Elle prit un vase en plastique assez profond, parmi ceux qui étaient à la disposition du public, et le rinça soigneusement sous le robinet. Les pensées se bousculaient dans sa tête, comme dans le tambour d'une machine à laver.
Qui pouvait-elle être, sans éveiller ses soupçons?
Pourquoi était-elle allée le trouver, d'ailleurs?
Au quatrième rinçage, elle poussa un grand soupir et revint vers la tombe. Il était à nouveau à genoux devant celle-ci.
- Vous pouvez les mettre là, dit-il en écartant quelques crocus de la main.
Elle vit qu'il avait de la peinture sur les mains. Ses doigts étaient longs et minces et ne portaient pas d'alliance ni de chevalière.
Elle fit comme il disait. Un crocus se redressa et elle dut le repousser avec la main gauche pour mettre le vase en place.
- Elle est curieuse, cette montre, dit-il en posant l'index sur sa montre-bracelet.
- Elle est surtout vieille, dit-elle avec un sourire gêné, en tirant sur sa manche. Elle ne marche même plus.
Elle l'observa du coin de l'œil. Ses yeux semblaient rivés sur la pierre tombale.
- Ingmar!
Cette fois, ils faillirent tous deux tomber à la renverse.
- Qu'est-ce que tu fais là? Et avec cette femme!
La veuve de Rune Hedlund semblait scandalisée et sa voix était lourde de reproches mais aussi d'étonnement.
- Mais voyons, Kerstin, dit l'homme qui répondait au nom d'Ingmar, en faisant un pas dans sa direction. Je ne suis pas avec elle. Je croyais que c'était une amie de la famille.
Il se retourna et regarda Sibylla. Il n'avait pas tardé à se dédouaner et elle restait seule à être couverte d'opprobre et à avoir un pied dans les crocus. Elle eut du mal à distinguer si c'était de la haine ou de la peine qu'elle voyait dans les yeux de Kerstin Hedlund, mais ce regard était si condescendant qu'elle aurait pu demander pardon de n'importe quoi. L'homme qui s'appelait Ingmar cessa de regarder Kerstin au profit de Sibylla. La curiosité finit par l'emporter.
- Mais qui est-elle?
Il s'efforça de poser cette question sur un ton neutre. Kerstin Hedlund ne la lâchait pas du regard.
- Personne, dit-elle. Mais je te serais très reconnaissante si tu pouvais faire en sorte qu'elle disparaisse d'ici.
Il regarda Sibylla, qui hocha rapidement la tête. N'importe quoi pour échapper à ce supplice.
- Venez.
Il eut un geste d'impatience de la main. Sibylla s'exécuta mais, pour plus de sûreté, fit un détour de quelques pas pour éviter cette femme de si méchante humeur.
Ni l'un ni l'autre ne dit rien avant de se retrouver sur le parking. Son sac à dos était resté dans le buisson, mais elle ne pouvait pas retourner le chercher. Elle aviserait plus tard.
Il se retourna pour la regarder.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire?
Sibylla n'hésita que quelques secondes. Mais que pouvait-elle faire d'autre que dire la vérité?
- Elle croit que j'ai été la maîtresse de Rune.
Il éclata de rire. Elle se demanda un instant si elle devait jouer les offensées.
- La maîtresse de Rune? Qu'est-ce qui lui fait croire ça?
Il avait toujours le sourire aux lèvres et elle ne comprit pas sa réaction.
- Apparemment, il en avait une. Elle vient déposer des fleurs sur sa tombe chaque semaine.
- Vous connaissez Kerstin? demanda-t-il.
- Non.
Il jeta un coup d'œil en direction du cimetière, comme pour s'assurer qu'elle ne les avait pas suivis.
- Je comprends que vous preniez ça mal, mais essayez de lui pardonner.
- Lui pardonner? C'est moi qui ne comprends pas ce que vous voulez dire.
Il poussa un soupir comme pour signifier qu'il avait scrupule à dire du mal de quelqu'un en son absence.
- C'est Kerstin elle-même qui dépose ces fleurs. Mais elle ne l'a pas plus tôt fait qu'elle l'oublie. Ce n'est pas la première fois qu'elle s'en prend à des gens, dans ce cimetière. Elle n'est plus elle-même depuis la mort de Rune.
Sibylla le fixa des yeux. Peut-être se rendit-il compte de sa perplexité car, sans qu'elle ait besoin de lui poser la question, il poursuivit ses explications.
- C'est pour cela que je suis venu, aujourd'hui. Pour mettre de l'ordre dans mes pensées. Je ne sais pas quoi faire pour lui venir en aide. Mais il me semble que je dois bien cela à Rune.
Sibylla ne comprenait plus rien. S'il n'y avait pas de maîtresse, alors...
Elle alla jusqu'au bout de son idée.
- Elle n'est plus elle-même, dites-vous. Mais de quelle façon?
Il baissa les yeux vers le sol, toujours gêné.
- Cela fait plusieurs mois qu'elle est en congé maladie. Elle était infirmière, ici, mais... Enfin, ils ont trouvé qu'elle était devenue bizarre. Mais cela n'a fait qu'empirer depuis qu'elle a cessé de travailler.
Sibylla se souvint alors de la tenue blanche que Kerstin Hedlund portait sous son manteau lors de leur première confrontation.
- Mais elle porte toujours sa tenue d'infirmière.
Il hocha tristement la tête.
- Oui. Je sais.
Sa première idée avait donc été la bonne. C'était elle. La femme aux yeux pleins de haine. Grâce à son travail, elle avait obtenu le nom des victimes et était tout simplement allée reprendre ce qu'elle considérait lui appartenir.
Sans se soucier qu'elle réduisait en miettes l'existence de Sibylla Forsenström, par la même occasion. Peut-être même cela avait-il été une incitation supplémentaire, une occasion à saisir.
Elle ferma les yeux.
Elle sentit le désir de faire du mal à cette femme monter en elle. À cause de cette inquiétude, cette angoisse qu'elle lui avait causée. Mais surtout de la perte financière. De son avenir ruiné.
Elle fit demi-tour et se dirigea vers l'entrée du cimetière.
- Où allez-vous? lui cria-t-il.
Sibylla ne répondit pas, mais, une fois franchie la barrière, elle vit que l'endroit était désert. Kerstin Hedlund était sortie par une autre issue.
Elle resta un instant immobile avant de revenir sur ses pas.
- Où est-ce qu'elle habite?
Il eut l'air presque inquiet de cette question.
- Comment ça?
- J'aimerais lui dire deux mots.
Il hésita avant de répondre:
- Vous êtes sûre que c'est une bonne idée?
Elle pouffa.
Une bonne idée? Comme si c'était elle, Sibylla Forsenström, qui avait fixé les règles du jeu.
Peut-être vit-il à quel point elle était décidée. En tout cas, il ne fit rien pour la faire changer d'avis. Au lieu de cela, il poussa un soupir, comme s'il eût aimé ne pas se trouver mêlé à cette histoire.
- Je peux vous emmener en voiture, si vous voulez, finit-il par dire. Ce n'est pas tout près.
Elle en oublia son sac à dos. Tout ce qu'elle avait à l'esprit, c'était de rendre coup pour coup. De punir.
Ingmar ne disait rien.
Sans rien dire, il pilota la vieille Volvo à travers le centre de Vimmerby, passa devant un lotissement mais sans s'y arrêter. À nouveau la forêt des deux côtés de la route, mais Sibylla ne la vit pas.
Malheur à qui prive l'innocent de son droit.
Ces mots résonnaient dans sa tête comme un sinistre présage.
Elle ne remarqua même pas qu'ils s'étaient arrêtés.
- On dirait qu'elle n'est pas encore rentrée. Sa voiture n'est pas là.
La voix la tira de sa torpeur et la ramena sur le siège du passager de la Volvo. Elle regarda par la vitre. Une maison en bois de couleur jaune aux stores baissés.
- Je peux attendre.
Elle se prépara à ouvrir la portière.
- Il pleut, constata-t-il.
C'était exact. Le pare-brise ruisselait.
- J'habite là-bas. Voulez-vous prendre une tasse de café, en attendant?
Du café. Rien ne pouvait moins l'intéresser pour l'instant. Mais, d'un autre côté, c'était stupide de refuser un peu de nourriture gratuite. Les saucisses étaient seulement venues combler une partie d'un vide beaucoup plus vaste dans son estomac.
Elle hocha la tête et il embraya.
Avant d'avoir passé la seconde, il franchit une barrière, entre deux poteaux, devant une maison à crépi vert qui se trouvait presque en face de celle de Kerstin Hedlund.
Ainsi, ils étaient voisins, en plus.
Sibylla sortit de la voiture.
Il pleuvait toujours. Ingmar la précéda et ils se hâtèrent de gagner la maison, le long de l'allée de gravier. Sur le perron, elle se retourna pour voir si la voiture de Kerstin Hedlund n'arrivait pas, mais la route était déserte.
- Vous l'entendrez arriver, l'assura-t-il. Nous sommes les seuls à habiter par ici.
Elle entra dans le hall de la maison. Une odeur de dissolvant frappa ses narines.
- Ah, dit-il, j'ai dû oublier de sortir la boîte d'essence.
Il disparut à sa vue et revint très rapidement avec une boîte de verre dans laquelle trempaient des pinceaux.
- L'odeur ne va pas tarder à disparaître. Je vais la mettre dehors.
Il ouvrit la porte d'entrée, posa la boîte sur le seuil, puis tira la porte derrière lui et la ferma à clé. Elle ôta sa veste et l'accrocha sous une étagère fixée au mur.
- Vous êtes peintre? demanda-t-elle.
- C'est uniquement un passe-temps. Mais venez. Vous désiriez un peu de café, n'est-ce pas?
Il se pencha pour dénouer ses lacets et elle suivit son exemple. Puis il l'invita à pénétrer dans la cuisine.
Elle regarda autour d'elle. Cet homme ne vivait pas seul. Devant la fenêtre étaient accrochés des rideaux de dentelle, maintenus de chaque côté par une embrasse rose. Sur le rebord étaient posées des plantes en pots bien soignées dont elle ne connaissait pas le nom et, en dessous, un mince chemin de table au crochet qui pouvait fort bien avoir été fait à la maison.
Il se dirigea vers l'évier et versa de l'eau dans une bouilloire.
- Asseyez-vous, dit-il.
Elle fit comme il l'en priait. Par la fenêtre, elle pouvait voir la route. Il sortit une boîte en métal fort usagée et y prit quelques cuillers de café. Elle le regarda. Cette cuisine avait quelque chose d'étrange. Elle était certes propre et bien rangée, mais tout y était démodé. Les placards semblaient d'origine et l'évier lui arrivait en haut des cuisses. Celui qui vivait là ne s'intéressait guère au confort moderne, mais elle était assez mal placée pour le critiquer.
- Vous vivez seul? demanda-t-elle.
Il la regarda, mais presque timidement, cette fois.
- Oui, depuis que maman est morte, je suis seul.
- Ah bon. C'est récent?
La cafetière se mit à bouillir.
- Oh non, il y a près de dix ans de cela.
Mais tu n'as pas changé les rideaux, pensa-t-elle.
- Voulez-vous quelque chose à grignoter?
- Oui, volontiers.
Il se dirigea vers le réfrigérateur. C'était un vieux modèle qui s'ouvrait au moyen d'un bouton. Gun-Britt en avait un comme cela, à Hultaryd, vingt-cinq ans auparavant.
La main sur la poignée, il hésita.
- Ah, c'est vrai, dit-il en retirant sa main. J'ai oublié de faire des provisions. Je crains de ne pouvoir vous offrir autre chose qu'une tasse de café.
- Ça ne fait rien.
Il ouvrit un placard et sortit des tasses et des soucoupes, à la place. De belles petites tasses avec des fleurs bleu clair. Il les posa sur la table et ouvrit un tiroir situé sous la table.
Une voiture arriva sur la route. Elle regarda par la fenêtre, mais le véhicule passa sans s'arrêter.
Ingmar sortit des serviettes qu'il plia avec soin. De ces serviettes en papier, très minces et au bord légèrement ondulé, comme elle n'en avait pas vu depuis l'époque où elle participait aux thés de sa mère, à Hultaryd. Mais, à la campagne, le temps ne passait pas aussi vite qu'à la ville.
- Il faut bien faire les choses, quand on a de la visite.
Elle l'observa replier soigneusement la toile cirée, après avoir refermé le tiroir. Il avait l'air très excité. Comme s'il n'avait pas fait ce genre de chose depuis longtemps. Peut-être n'était-il pas très habitué aux visites féminines.
Avant de verser le café, il alla chercher un petit plateau en argent sur lequel étaient posés un sucrier et un petit pot à lait du même service que les tasses. Il regarda alors l'ensemble et eut l'air satisfait de lui. Puis il s'assit en face d'elle avec un sourire.
- Je vous en prie.
- Merci.
Elle regarda le pot vide. Elle aurait bien aimé un peu de crème, mais n'osa pas en demander. Elle prit la tasse par la petite anse et but une gorgée. Sur le mur, derrière lui, était accrochée une de ces petites tentures au point de croix portant la maxime bien connue: L'amour est plus fort que tout.
- Que voulez-vous dire à Kerstin? demanda-t-il.
La question la surprit. Il n'y avait certes rien d'étonnant à ce qu'il se soit interrogé à ce sujet pendant le trajet en voiture, mais elle ne put s'empêcher de penser, aussi, qu'il ne savait toujours pas qui elle était.
Elle baissa les yeux.
- Je voulais seulement parler un peu avec elle.
Il souriait toujours, comme machinalement.
- Pourquoi donc?
Elle fut un peu contrariée. Sans doute n'avait-il que de bonnes intentions, mais elle n'avait que faire de celles-ci.
- C'est une chose entre elle et moi, finit-elle par dire.
Ingmar ne la lâcha pas du regard.
- Vous en êtes certaine?
Le café n'était vraiment pas bon. Il avait mis trop peu de poudre. Et puis elle n'avait plus la force de poursuivre cette conversation. Elle se leva.
- Merci pour le café et de m'avoir ramenée en voiture. Mais je crois que je vais aller l'attendre dehors.
Il ne répondit pas et continua à sourire. Un instant, il lui vint à l'idée qu'il était peut-être un peu dérangé. Il souriait de façon si niaise qu'elle avait presque envie de le remettre en place. On aurait dit qu'il pensait à une histoire drôle qu'il gardait pour lui.
Elle passa dans le hall et remit ses chaussures. Quand elle se redressa, elle vit qu'il se tenait devant la porte. Il souriait encore plus qu'avant.
- Vous ne partez pas déjà?
C'était presque un ordre. Elle changea alors d'attitude du tout au tout.
- Si. Je ne bois jamais de café sans crème.
- Ah bon. Je ne vous aurais pas crue si difficile.
Il avait frappé comme un cobra. Sans hésiter un instant. Comme s'il n'avait plus à peser ses mots.
Elle sentit la moutarde lui monter au nez et décrocha sa veste.
- Qu'est-ce que vous voulez dire par là? finit-elle par demander, mais d'une voix qui n'était plus aussi assurée.
Il avait sûrement perçu ce changement de ton, car il se remit à sourire de toutes ses dents.
- Je veux dire que les gens de votre espèce doivent se contenter de peu.
Elle fit de son mieux pour le dissimuler, mais elle avait vraiment peur, maintenant. Il n'avait pas l'air très robuste, mais elle s'était déjà méprise sur les forces physiques d'autres que lui. Si les hommes voulaient vraiment parvenir à leurs fins, elle n'était pas de taille à leur résister. Mais elle n'avait pas l'intention de se laisser faire aussi facilement.
- Mais qu'est-ce que c'est que ce bled? dit-elle soudain. Une meurtrière qui dépèce ses cadavres et un violeur qui habitent l'un en face de l'autre? Vous êtes certain que l'eau du robinet n'est pas empoisonnée?
Elle jeta un coup d'œil à la porte. Il avait ôté la clé de la serrure.
- C'est fermé à clé, dit-il, suivant son regard. Mais il faut que je vous corrige sur un point. S'il y a quelque chose dont je n'ai vraiment pas envie, c'est de coucher avec vous.
Elle ne fut pas du tout persuadée qu'il disait vrai. Elle recula d'un pas mais alla cogner du dos contre la rampe de l'escalier.
- En revanche, nous avons d'autres sujets de conversation.
Elle avala sa salive.
- Je ne pense pas.
Il sourit à nouveau.
- Oh si, Sibylla!
Tout d'abord, elle fut incapable de répliquer quoi que ce soit. La seule chose qu'elle comprenait, c'était que rien n'allait comme il fallait.
- Comment savez-vous mon nom?
- Je l'ai lu dans le journal.
Il ne pouvait pas l'avoir reconnue. Pas avec sa nouvelle coiffure.
Une voiture passa sur la route. Elle la vit distinctement, par la fenêtre de la cuisine.
- Inutile de guetter Kerstin. Elle habite de l'autre côté de la ville. La maison d'en face appartient à des Allemands et, en général, ils ne viennent pas avant le mois de juin.
Elle voulait sortir. Sortir et s'enfuir.
- Que me voulez-vous? demanda-t-elle.
Il ne répondit rien.
- On pourrait s'asseoir. Le café refroidit.
Elle regarda à nouveau en direction de la porte. Le hall était dépourvu de fenêtre.
- Inutile d'y penser, Sibylla. Tu ne partiras pas avant que je t'en donne la permission.
Prisonnière.
Elle ferma les yeux pendant quelques instants et tenta de reprendre ses idées. Il s'éloigna du chambranle de la porte et, comme elle n'avait pas le choix, elle revint dans la cuisine.
- Si tu veux bien enlever tes chaussures.
Elle se retourna vers lui et le regarda.
Bon sang.
Elle alla s'asseoir à la table. Elle vit alors qu'il était en colère. Il ouvrit un placard, prit une balayette et une pelle et ôta quelque saleté invisible sur le sol. Puis il alla remettre ces instruments en place et vint s'asseoir en face d'elle.
Il ne souriait plus.
- À partir de maintenant, tu vas devoir faire ce que je te dirai.
À partir de maintenant? Qui était-ce, ce type, au juste? Pourquoi diable ne parlait-il pas clairement?
- Vous n'avez pas le droit de me retenir, dit-elle.
Il feignit la surprise.
- Non? Ça alors. Tu veux peut-être appeler la police?
Voyant qu'elle ne répondait pas, il éclata de rire et elle se dit en elle-même que le moment était peut-être venu. D'appeler la police.
Ils se regardèrent, épiant chacun de leurs mouvements. Une autre voiture passa sur la route et Sibylla le lâcha un moment des yeux au profit du véhicule.
Le silence était rompu.
- Je dois reconnaître que j'ai été surpris, quand je t'ai vue, au cimetière. Un don du ciel. Dieu prend vraiment soin des siens.
Elle le fixa des yeux sans comprendre.
- Je n'en ai pas cru mes yeux, quand j'ai vu ta montre. Sans elle, je ne t'aurais pas reconnue.
Il désigna sa montre-bracelet d'un signe de la tête et elle suivit son regard. Il sourit, rejeta la tête en arrière et ferma les yeux.
- Merci, Seigneur, de m'avoir prêté l'oreille, d'avoir sauvé mon âme et d'avoir amené ici cette femme. Merci de...
- Ma montre? coupa-t-elle.
Il se tut. Quand il rouvrit les yeux, ceux-ci étaient réduits à de minces fentes.
- Ne m'interromps jamais, quand je parle avec le Seigneur, dit-il lentement, en se penchant sur la table pour donner plus de poids à ses paroles.
Soudain, tout prit son sens.
Malheur à qui prive l'innocent de son droit.
La vérité se fit jour en elle avec la brutalité d'un rayon laser, la privant de la parole, tandis que la peur lui faisait venir un goût de sang à la bouche.
Ce qui importait, c'était ce que l'on paraissait être. Comment avait-elle pu l'oublier, ne fût-ce qu'un instant? Elle avait été victime de ses propres préjugés. Elle lut sur son visage qu'il avait compris qu'elle savait, maintenant.
- J'ai déjà vu cette montre une fois. Dans le restaurant français du Grand Hôtel. Alors que tu tenais compagnie à Jörgen Grundberg, au cours de son dernier repas.
Ils restèrent face à face comme deux arcs bandés, se surveillant des yeux. Chacun attendait le signal.
Une éternité s'écoula et elle fit de son mieux pour rapprocher l'une de l'autre toutes les parcelles de vérité qu'elle détenait et en faire un ensemble.
Elle ne s'était pas trompée.
Et pourtant si.
Rune Hedlund n'avait pas eu une maîtresse, mais quelque chose d'encore plus secret: un amant.
C'étaient ces mains noueuses reposant sur cette table de cuisine entre eux qui avaient commis ces atrocités dont on l'accusait. Avec leurs traces de peinture, reste d'un passe-temps favori, dissimulées sous des gants en plastique, elles avaient plongé dans le corps de leurs victimes pour reprendre ce qu'elles avaient perdu.
- Pourquoi? finit-elle par demander tout bas.
Sa question le détendit et marqua le début d'une nouvelle phase. Ils n'avaient plus besoin de faire semblant ni de parler à mots couverts. Il ne restait plus que la confrontation finale. Pendant laquelle ce serait elle qui poserait les questions et lui qui répondrait.
Et après cela...?
Il retira ses mains et les posa sur ses genoux en prenant presque l'air de s'apprêter à prononcer un discours.
- Es-tu déjà allée à Malte?
La question était si inattendue qu'elle ne put s'empêcher de frissonner. Peut-être prit-il cela pour un éclat de rire, car il se mit à nouveau à sourire.
- J'y suis allé, moi, poursuivit-il. Six mois, environ, après l'accident de Rune.
Il cessa de sourire et baissa les yeux vers ses mains.
- Personne ne savait la peine que je ressentais...
Il respira profondément avant de continuer.
- Rune a emporté notre amour dans la tombe. Mais toute la sympathie est allée à elle. Chacun est venu la voir, lui apporter à manger et est resté des heures à écouter ses sornettes sur l'injustice du destin. Plusieurs fois, j'ai été tenté d'y aller, moi aussi, et de lui crier à la face, sa sale face de rat, que c'était moi qu'il aimait! Pas elle. C'était de chez moi qu'il revenait quand il a eu cette collision avec un élan, sur la route. Il sortait de mon lit. C'était mes mains qui avaient été les dernières à caresser son corps.
Il tendit ses longs doigts en l'air pour qu'elle saisisse mieux.
Il était vraiment en transe. Ses mains tremblaient et sa respiration était saccadée. Un instant, elle crut qu'il allait se mettre à pleurer. Sa lèvre inférieure vibrait de colère contenue. Peut-être était-ce la première fois qu'il pouvait exprimer sa peine. Ces paroles étaient restées prisonnières de sa bouche pendant treize mois.
La première fois.
Et sans doute la dernière.
- Après, elle est retournée travailler. Elle s'est pavanée, en prenant le café avec les autres, et s'est vantée d'avoir fait en sorte que Rune ne soit pas mort pour rien et qu'il ait sauvé quatre vies, avec ce qui restait de son corps.
Il secoua la tête d'un air de dégoût.
- J'avais envie de vomir, merde alors. C'est ça, l'amour? Hein? Ouvrir le corps de celui qu'on dit qu'on aime et semer ses restes à tout vent!
Il se leva si brusquement qu'elle eut un réflexe de recul en même temps que sa chaise à lui basculait et se renversait sur le sol. Il la releva, alla chercher la cafetière sur l'évier et revint en la tenant à la main.
- Encore un peu de café?
Elle secoua la tête, sans trop savoir ce qu'elle faisait, et il s'en versa à lui-même, à la place. Elle profita de ce qu'il allait reporter la cafetière pour faire le tour de la pièce des yeux. Derrière elle se trouvait une porte.
- Je croyais que ça passerait si je partais d'ici quelque temps. Si je ne voyais plus sa face de sainte-nitouche, tous les jours, dans la salle où on prend le café, au travail.
Elle n'était séparée que par environ deux mètres de cette porte close.
- Il ne restait plus qu'une seule place, à l'agence de voyages. C'était la première fois que le Seigneur se manifestait dans ma vie, mais je ne le savais pas, alors.
Il était maintenant totalement détendu. Il avala une gorgée de café et regarda par la fenêtre. Deux amis en train de prendre le café et qui avaient beaucoup à se dire.
- À Malte, il y a une ville qui s'appelle Mosta et qui possède une cathédrale. C'était là que le Seigneur voulait que je me rende. J'avais pris une place dans un voyage organisé, pour ne plus être seul. Et il a bouleversé ma vie.
Il joignit les mains et les posa devant lui, sur la table.
- C'était comme si un voile était tombé de mes yeux. Comme si je pouvais enfin voir.
Il rayonnait de gratitude.
- Le 9 avril 1942, cette église était remplie de fidèles. Des gens ordinaires, qui étaient allés à la messe comme d'habitude. Soudain, une bombe a traversé la coupole. Elle a fait voler le toit en miettes et est tombée devant l'autel. Mais elle n'a pas explosé. Dieu a fait un miracle et elle n'a pas explosé. Les fidèles ont tous pu sortir de là indemnes, jusqu'au dernier. C'est un miracle, ça, hein?
S'il espérait une réponse, il dut être bien déçu.
- C'était un avion anglais qui avait lâché cette bombe par erreur.
Il la regarda fixement.
- Tu ne comprends donc pas?
Elle secoua la tête.
- Leur heure n'était pas encore arrivée. Dieu n'avait appelé aucun de ceux qui se trouvaient dans cette église. Ils ne devaient pas encore mourir. C'est pourquoi Il est intervenu et a fait en sorte que rien ne se passe.
Il se tut et regarda un instant par la fenêtre avant de poursuivre:
- Mais Rune... Rune, lui, son heure était venue. Je ne sais pas pourquoi Dieu l'avait appelé, j'attends toujours qu'il me donne une réponse. Peut-être le fera-t-Il quand j'aurai mené ma mission à bien.
Sibylla avala sa salive. Elle avait peur, maintenant qu'elle voyait que sa confession touchait à son terme.
- Mais elle ne l'a pas laissé mourir, elle. Elle s'est arrogé le privilège de Dieu et l'a maintenu en vie, parmi nous, sur la terre... Elle l'a rattrapé alors qu'il était à mi-chemin du royaume des cieux.
Son visage était maintenant déformé par une grimace.
- Comment aurais-je pu tolérer ça?
Il joignit les mains devant lui.
- Je me mettrai en colère, je les punirai et j'exercerai sur eux une terrible vengeance. Ils comprendront ainsi que je suis le Seigneur.
Il se tut.
La peur, qui un instant avait fait place à une sorte de désir d'agir, reprit possession d'elle avec une force redoublée.
Il fallait qu'elle gagnât du temps.
- Et ceux que vous avez tués? Qu'est-ce qu'il en dit, Dieu?
- Mais tu n'as donc pas compris?
Elle n'osa même pas secouer la tête.
- Dieu les avait appelés. Ils devaient mourir. De quel droit nous opposons-nous à Sa volonté?
Que répondre à cela? Lui dire qu'il était fou n'aurait servi à rien.
- Et moi, là-dedans? finit-elle par demander.
Il sourit à nouveau.
- Toi aussi, tu as été élue.
C'était une sorte de compliment, dans sa bouche.
- Le Seigneur a fait de toi aussi Son instrument. Nous devons tous les deux mener notre mission à son terme.
Il ne fallait plus tarder, maintenant.
- Et quelle est ma mission, à moi?
Son sourire gagna son visage tout entier.
- Me protéger.
L'instant d'après, elle fut sur ses jambes. Sans hésiter, elle se jeta en arrière et réussit à poser la main sur la poignée de la porte. La chance était avec elle car elle ouvrait sur une autre pièce et, avant qu'il ait eu le temps de faire le tour de la table, elle refermait la porte derrière elle. Il la suivit quelques secondes plus tard, appuya sur la poignée et poussa de toutes ses forces. Elle sentit le poids de son corps, de l'autre côté, et pesa de toutes ses forces, elle aussi, pour empêcher la porte de s'ouvrir, car il n'y avait pas de clé dans la serrure.
Elle inspecta les lieux. Elle se trouvait dans son atelier de peinture. La pièce était remplie de pots de peinture et derrière elle se trouvait un chevalet soutenant un Christ en croix à moitié terminé. Sur le mur situé à sa droite s'ouvrait une autre porte, mais celle-ci n'avait pas de clé non plus. Elle sentit soudain que la poussée avait cessé et se pencha rapidement pour regarder par le trou de la serrure.
Il n'y avait plus personne.
Elle fit deux pas en arrière et se cogna à une table. Une boîte de peinture et des pinceaux tombèrent sur le sol. La peur lui picotait le corps et elle alla se placer au centre de la pièce. Soudain, elle entendit un bruit et sut qu'il revenait. Au même instant, elle vit sa main se glisser par l'entrebâillement de l'autre porte et se poser sur la tranche. Elle n'hésita pas un instant et se jeta de toutes ses forces. Elle entendit le bruit que firent ses doigts lorsque le battant se referma sur eux.
Il ne cria pas. Ses doigts se raidirent sous l'effet de la douleur, mais elle n'entendit pas le moindre bruit. Uniquement sa propre respiration accélérée. Puis il donna une violente poussée à la porte et elle y résista de son mieux. Mais le petit interstice ainsi créé lui avait permis de retirer sa main.
Soudain, une pendule se mit à sonner, derrière elle. Cela suffit à lui faire perdre ce qu'il lui restait de maîtrise d'elle-même. Elle fit demi-tour et partit en courant. Elle ouvrit violemment la porte de la cuisine et s'engouffra dans le hall. Parvenue là, elle hésita une seconde et regarda autour d'elle. La porte d'entrée était fermée à clé, elle le savait. S'engager dans l'escalier revenait à se jeter un peu plus profondément encore dans la gueule du loup. Mais un bruit en provenance de la pièce voisine la priva de toute alternative. Elle fit un pas en avant et vit ses pieds par l'ouverture de la porte. Il était assis sur le sol, le dos contre la porte et les jambes tendues devant lui. Elle se glissa très vite dans l'escalier et l'entendit se lever. En haut des marches se trouvait un petit couloir sur lequel donnaient trois portes fermées. Sur l'une d'entre elles, la clé était dans la serrure. Elle était fermée mais s'ouvrit à la première tentative.
- N'entre pas là! l'entendit-elle lui crier.
Mais elle était déjà à l'intérieur.
Malgré ses mains qui tremblaient, elle réussit à glisser la clé dans la serrure, de son côté, et à la tourner. Un instant plus tard, elle vit la poignée qui s'abaissait.
- Ne fais pas de bêtises, Sibylla.
Elle se retourna.
Au milieu de la pièce se trouvait un lit défait. Le drap de dessous et l'oreiller, qui avaient jadis été blancs, étaient maintenant gris et couverts de taches.
Contre le mur était adossée une commode en bois sombre - peut-être du chêne - surmontée d'une glace. Devant celle-ci était posé un chandelier en argent d'environ cinquante centimètres surmonté d'une bougie allumée. Mais elle n'avait vu semblable cierge dans aucune église. Devant le chandelier était placée une bible.
- Ouvre cette porte, Sibylla.
Elle avança jusqu'à la fenêtre. L'espagnolette n'avait pas été actionnée depuis longtemps et elle dut tirer très fort pour la faire bouger. Mais un raclement lui indiqua qu'elle consentait finalement à faire son office.
- N'ouvre pas cette fenêtre, Sibylla! Attention que le cierge ne s'éteigne pas!
Il se mit à cogner sur la porte.
Elle se retourna et regarda le chandelier. La flamme de la bougie vacillait sous le courant d'air.
Elle se pencha. En dessous d'elle se trouvaient les marches du perron et si, contre toute attente, elle parvenait à éviter d'aller cogner contre la rambarde en fer, elle s'écraserait sans doute sur les dalles.
- Ferme la fenêtre, Sibylla! dit-il d'une voix impérieuse.
Elle la laissa ouverte et avança vers la commode. Le répit que lui procurait cette porte fermée à clé lui permit de reprendre ses esprits.
Attention que le cierge ne s'éteigne pas.
À côté du chandelier en argent se trouvaient deux bougies de la même taille que celle qui était allumée, mais entourées de plastique, et non loin de là, quatre autres, du genre de celles utilisées dans les cimetières, elles aussi dans de petits récipients en plastique.
De quoi brûler pendant environ soixante heures.
Elle prit la bible et l'ouvrit à la première page. À l'intérieur de la couverture, quelqu'un avait écrit ces lignes qu'elle parcourut rapidement:
Car l'amour est aussi fort que la mort
son désir aussi indomptable que le royaume des morts
sa flamme est telle celle du feu,
car c'est la flamme du Seigneur.
Elle comprit soudain que c'était maintenant elle qui avait le dessus. Cette flamme allait être son arme.
Elle entendit quelque chose racler dans la serrure. Elle reposa la bible et se dépêcha de refermer la fenêtre.
- Si vous entrez, j'éteins le cierge, s'écria-t-elle.
L'espagnolette reprit sa place initiale et le bruit dans la serrure s'arrêta.
- Cela brûle depuis qu'il est mort, n'est-ce pas?
Elle n'obtint pas de réponse, mais elle n'en avait pas besoin. Telle la flamme olympique, il avait maintenu ce cierge allumé en souvenir de l'être qu'il aimait.
Elle venait de se procurer un nouveau répit.
Mais que pouvait-elle en faire?
Elle regarda autour d'elle.
Mis à part le lit et la commode, la pièce était vide. Le sol était recouvert d'une moquette de couleur brune sur laquelle étaient posés trois tapis de lirette dépareillés. Elle regarda le lit. Le drap serait peut-être assez long pour lui permettre d'atteindre le sol. Mais ensuite? Il n'aurait pas de mal à la rattraper.
Elle alla soulever le chandelier. Prudemment, sachant que le fait de maintenir cette flamme allumée était sa meilleure assurance vie.
- Vous pouvez entrer, s'écria-t-elle.
- Mais, pour ça, il faut m'ouvrir la porte.
Elle hésita un instant.
- Comptez jusqu'à trois avant d'entrer. Sinon, j'éteins le cierge.
Il ne répondit pas. La moquette rendit ses pas inaudibles. Elle tourna la clé dans la serrure et recula vivement.
Au bout de trois secondes, la poignée s'abaissa.
Ils se retrouvèrent face à face, avec ce cierge allumé entre eux.
La colère se lisait dans ses yeux. Il tendait devant lui sa main meurtrie et elle suivit son regard dans cette direction.
Ses doigts étaient profondément entaillés et l'auriculaire semblait totalement sectionné.
Ni l'un ni l'autre ne dit quoi que ce soit. La flamme était la seule chose qui bougeait dans la pièce.
- Pourquoi fais-tu ça? finit-il par demander. Qu'est-ce que tu crois que tu vas y gagner?
- Appelez la police, dit-elle.
Il secoua la tête. Non pas tant pour refuser que pour lui faire comprendre à quel point il était fâché.
- Tu ne comprends donc pas que c'était écrit, tout ça? Nous avons été élus pour cela, toi et moi. On n'y peut rien... Pose ce cierge.
Elle pouffa en signe de refus et ce souffle fit vaciller la flamme. Cela lui fit comprendre à quel point l'avantage qu'elle avait sur lui était fragile et, tout à coup, la panique s'empara à nouveau d'elle.
Peut-être le vit-il sur elle, peut-être en sentit-il l'odeur. Mais un sourire vint éclairer son visage.
- Nous sommes pareils, toi et moi. J'ai lu tout ce qui a été écrit sur toi, dans le journal.
Comment faire pour sortir de cette pièce?
- Ils ont posé des questions à une de tes anciennes camarades de classe, tu n'as pas lu ça?
Si elle mettait les pieds dehors, la flamme s'éteindrait. Elle ne pouvait jouir de ce répit que tant qu'elle restait à l'intérieur.
- J'étais un solitaire, moi aussi.
- Où est le téléphone?
- Dès la première année d'école, cela se voyait que je n'étais pas comme les autres. C'était évident pour tous les gens...
- Faites demi-tour et descendez, sinon je souffle.
Son sourire se figea mais il ne bougea pas.
- Et après, Sibylla? dit-il posément. Qu'est-ce que tu feras, après?
Il s'écoula une éternité et, au moment où elle pensait que son cœur allait éclater à force de battre, il se retourna enfin. Il sortit lentement dans le couloir et elle le suivit, à quelques mètres de distance, tentant vainement de dissimuler sa respiration haletante. Une marche à la fois. Ils descendirent l'escalier en une sorte de défilé de la Sainte-Lucie inversé, dans lequel celle qui portait la flamme ne venait pas en tête. Elle la protégeait avec la main et il tendait toujours la sienne, ensanglantée, devant lui. Elle avait les jambes qui tremblaient. Elle tenta de penser à ce qui allait se passer. Devait-elle le laisser téléphoner? Ne serait-il pas mieux qu'elle le fasse elle-même? Il ne restait plus que quatre marches. Une fois en bas, il s'arrêta.
- Continuez.
Il fit ce qu'elle lui disait et entra dans la cuisine. Le chandelier était lourd. Elle n'arrivait plus à le tenir aussi haut. Elle l'abaissa lentement et, en même temps, posa le pied sur le sol du hall.
Elle ne le vit plus.
- Placez-vous dans l'embrasure de la porte!
Rien ne bougea dans la cuisine. Elle changea de main.
- Je vais souffler!
Mais elle comprit qu'il avait saisi, aussi bien qu'elle, la vanité de cette menace. Que faire, alors?
Elle passa la tête à l'intérieur de la pièce qui se trouvait à sa gauche. Un canapé et une table basse. Et la même moquette que dans la chambre, à l'étage. La porte de l'atelier était entrouverte. Elle fit un pas dans la pièce. Le poids du chandelier la força à s'en saisir à deux mains.
- Avancez, pour que je vous voie, s'écria-t-elle.
Elle ne vit pas de téléphone. Elle se dirigea vers l'atelier. Aucun bruit en provenance de la cuisine. Une fois le seuil franchi, elle ferma rapidement la porte derrière elle.
L'appareil était posé sur la table ronde qui se trouvait au centre. C'était un modèle Cobra, en forme de serpent dressé, couvert de taches de peinture de toutes les couleurs.
Mais il fallait le saisir à deux mains, puisque le cadran était placé en dessous.
Sans lâcher du regard la porte de la cuisine, elle posa prudemment le chandelier, souleva l'appareil et passa ses doigts tremblants sur le cadran. Elle avait peur au point d'avoir mal.
Elle était si près du but et pourtant si loin aussi.
C'est alors qu'il se jeta sur elle.
La porte de la salle de séjour s'ouvrit brutalement, elle perçut un cri, mais, avant qu'elle ait eu le temps d'esquisser un mouvement, il la frappa avec une chaise de cuisine. Elle tomba sur le sol, ses yeux se brouillèrent sous le coup de la douleur et, lorsqu'il s'assit sur elle, elle sentit qu'une de ses côtes se brisait.
- Ne fais plus jamais ça! siffla-t-il.
Elle secoua la tête, s'efforçant en vain d'écarter la douleur.
- Le Seigneur est avec moi, poursuivit-il. Tu ne pourras pas m'échapper.
Elle secoua à nouveau la tête. Elle aurait donné tout pour qu'il se lève. N'importe quoi pourvu qu'il ne pèse plus sur sa côte brisée.
Il regarda autour de lui.
- Ne bouge pas!
Elle acquiesça de la tête et il se leva enfin. Près du téléphone était posé un chiffon de coton blanc. Il en banda sa main blessée. Elle se demanda s'il était droitier. Dans ce cas, il serait sérieusement handicapé.
Mais il en allait de même pour elle.
Et cette maudite flamme qui brûlait toujours.
Elle n'était même pas parvenue à l'éteindre.
Bon sang de bordel de merde.
Alors qu'elle était si près du but.
Elle bougea légèrement, pour tenter d'atténuer la douleur. Mais sa veste formait une sorte de boule sous elle, juste à l'endroit où cela lui faisait le plus mal. Il nota ce mouvement et posa le pied sur son ventre.
- Je t'ai dit de ne pas bouger!
La douleur fut si violente qu'elle en perdit le souffle. Son visage fut déformé par un rictus et elle vit trente-six chandelles. Puis elle sentit qu'il ôtait le pied et, au bout d'un moment, elle ouvrit à nouveau les yeux. Il était toujours debout près d'elle. Il était blême et tenait devant lui sa main bandée. Dans l'autre se trouvait un crucifix qu'elle avait déjà vu. Sur le document de Patrik.
- Tiens, dit-il, en le laissant tomber sur elle.
Il n'était pas très lourd mais elle banda machinalement ses muscles et son corps fut traversé par une nouvelle vague de douleur.
- Porte-le, poursuivit-il. Ce sera ta montée au Golgotha.
Si elle avait pu, elle lui aurait demandé ce qu'il voulait dire par là.
- Lève-toi! On va sortir!
Elle parvint à se mettre debout. De sa main valide, il l'empoigna par la nuque et la força à avancer, penchée en avant, les yeux rivés sur le sol et le crucifix dans la main gauche.
Le soir avait commencé à tomber.
La douleur au côté lui parut moins violente, une fois qu'elle fut debout. Sans lâcher prise, il lui fit descendre les marches du perron.
- Où allons-nous? lui demanda-t-elle.
Il ne répondit pas et se contenta de la pousser devant lui, vers la route. Elle se dit que, si vraiment elle était l'élue de Dieu, celui-ci pourrait bien faire passer une voiture.
Mais ce ne fut pas le cas.
Ils traversèrent et, aussitôt après, elle comprit où ils se rendaient. Dans la maison jaune.
- Qu'est-ce qu'on va faire? demanda-t-elle.
- Tu vas te tuer.
Elle tenta de se redresser, mais il la força à rester penchée.
- Ils te trouveront au mois de juin, quand ils viendront. Avec le crucifix sur le ventre. Ainsi, tout sera clair et on comprendra que Sibylla s'est punie elle-même de ses crimes. Kerstin pourra t'identifier et je me tiendrai près d'elle pour lui apporter mon aide.
Ils étaient arrivés devant la maison. Sibylla glissa sa main libre dans la poche de sa veste et sentit sa lime à ongles.
- Les clés sont dans ma poche, dit-il. Prends-les.
Ses doigts se saisirent de l'étui en plastique. La prise sur sa nuque se relâcha.
- Dans la poche droite.
Elle se redressa et se tourna vers lui. Ils se regardèrent un bref instant, puis elle lui planta violemment la lime à ongles dans le visage.
Elle n'eut pas le temps de voir où le coup avait porté. Pendant qu'il couvrait son visage de ses mains, elle pivota sur ses talons et partit en courant. La forêt commençait de l'autre côté de la petite clôture en bois et, malgré la douleur, elle l'enjamba sans ralentir.
Elle ne se retourna pas. Cette fois non plus, il ne cria pas.
Des branches la frappèrent au visage, au passage, mais rien ne put la ralentir. La pénombre n'était pas encore assez avancée pour qu'elle puisse se contenter de s'arrêter et de se dissimuler derrière un arbre. Il fallait qu'elle s'éloignât le plus possible avant qu'il ne se lançât sur ses traces.
Elle n'aurait pas su dire pendant combien de temps elle avait couru, en trébuchant sur des pierres et en s'éclaboussant jusqu'aux cuisses dans les flaques d'eau. À bout de forces, elle tomba la tête la première sur quelque chose qu'elle ne parvint pas à identifier, dans l'obscurité, et resta allongée sur le ventre. Ses poumons la brûlaient, sous l'effort. À intervalles réguliers, elle réfréna son haleine pour tenter de discerner des bruits.
Mais elle n'entendit rien d'autre que le vent dans les arbres et ses halètements constituaient presque un vacarme, en comparaison.
Elle resta longtemps dans cette position. Sans bouger, mais aux aguets.
À quel point avait-elle réussi à lui faire mal?
Elle n'était pas encore sauvée.
Soudain, elle entendit sa voix. Assez distante, mais parfaitement distincte, dans l'obscurité.
- Sibylla... Tu ne nous échapperas pas... Dieu voit tout, tu le sais bien...
La peur, à nouveau.
Et la lune qui sortait soudain de derrière les nuages et l'éclairait, telle une lampe céleste.
Juste devant elle se trouvait un sapin dont les branches traînaient jusque sur le sol. Elle se glissa prestement dans cette obscurité propice.
- Sibylla... Où es-tu?
La voix était beaucoup plus proche, maintenant. Et sa respiration oppressée risquait de la trahir.
Elle finit par l'apercevoir. Comme guidé par un fil invisible, il venait droit vers sa cachette.
- Je sais que tu es là, tout près.
Elle pouvait maintenant distinguer son visage. Il ruisselait de sang et le blanc de l'un de ses yeux, écarquillé, luisait dans la pénombre.
Plus que dix mètres.
Et soudain, le noir complet.
En un instant, la lune avait disparu derrière un nuage providentiel et l'avait sauvée. Elle l'entendit pousser un cri et comprit qu'il avait trébuché et s'était rattrapé avec sa main blessée.
Bien fait pour toi, espèce de salaud!
Elle sentit qu'elle souriait et que la disparition de la lune lui avait rendu l'espoir. Elle n'était plus condamnée. Pendant un moment, il avait réussi à lui faire croire qu'elle l'était.
- Tu n'as pas la moindre chance... Tôt ou tard, nous te retrouverons.
Sa voix s'éloignait.
Elle était momentanément sauvée.
Peut-être dormit-elle, à certains moments, elle n'aurait su le dire. L'obscurité était si compacte que cela ne faisait aucune différence qu'elle ait les yeux ouverts ou non. Lorsque les premiers contours commencèrent à se dessiner, à l'aube, elle sortit de sa cachette à quatre pattes pour tenter de trouver une route.
Elle n'avait pas l'intention de revenir sur ses pas, mais jusqu'où la forêt s'étendait-elle, dans l'autre sens? Elle décida donc de partir à angle droit par rapport à la direction qu'elle avait suivie jusqu'alors. De la sorte, elle devrait pouvoir parvenir à une route, mais assez loin de chez lui.
Elle grelottait de froid. Maintenant qu'elle avait l'esprit plus libre, la douleur revenait. Chaque pas lui causait une brûlure dans la cage thoracique.
L'aube se levait rapidement. La forêt se faisait moins dense, également. À cet endroit, il n'y avait plus que des pins, sans végétation à leur pied. Il fallait qu'elle trouve rapidement une route, sinon il risquait de la voir de loin.
Elle entendit une branche craquer, quelque part. Elle s'immobilisa pour tenter de localiser le bruit. Puis survint un autre bruit. Mais dans une autre direction.
C'est alors qu'elle les vit.
- À plat ventre! s'écria l'un d'eux.
Il était en uniforme et braquait sur elle un pistolet qu'il tenait à deux mains.
Si elle n'avait pas eu aussi peur, elle aurait été contente de leur arrivée. Elle n'aurait jamais cru qu'elle serait aussi heureuse de voir un uniforme de police.
Elle s'exécuta. Lentement, pour ne pas trop raviver la douleur, elle s'allongea, face contre terre. Puis elle tourna la tête et leva les yeux. Elle vit alors quatre policiers en armes qui approchaient d'elle, la tenant toujours en joue.
- Je ne sais pas où...
- Ta gueule! s'écria l'un d'eux. Ne bouge surtout pas!
Tout se mit alors en place en un instant, dans son esprit.
L'un d'entre eux lui plaqua le visage contre la mousse et elle sentit des mains qui tâtaient son corps, du haut en bas.
- Saleté d'assassin, siffla quelqu'un.
Elle comprit qu'il l'avait à nouveau prise de vitesse.
Elle obéit à leurs ordres. Pendant tout le trajet de retour jusqu'à Vimmerby, elle ne souffla mot.
En sortant de la voiture elle fut aveuglée par un flash et, quand elle put y voir à nouveau, elle eut le temps d'apercevoir un homme assez jeune tenant une énorme caméra devant lui.
- Pourquoi t'as fait ça? lui lança quelqu'un, avant que quelqu'un d'autre ne la pousse dans l'entrée du poste de police. La pièce grouillait de gens, en uniforme et en civil, qui suivaient ses moindres mouvements avec une expression de dégoût sur le visage.
- Par ici!
L'homme qui était resté assis à côté d'elle, sur le siège arrière de la voiture, la précéda et la foule s'écarta légèrement sur son passage. Quelqu'un la poussa dans le dos et sa côte cassée lui arracha une grimace de douleur. Une porte s'ouvrit devant elle et elle entra.
- Assieds-toi.
Elle tira la chaise vers elle, avec ses mains menottées, et s'assit. Deux autres hommes entrèrent et vinrent s'asseoir de chaque côté d'elle.
- Roger Larsson, se présenta l'un d'eux.
Son collègue pressa sur la touche d'enregistrement d'un magnétophone et hocha la tête, après s'être assuré que l'appareil fonctionnait bien.
- 3 avril 1999, 8 h 45, interrogatoire de Sibylla Forsenström. Sont présents, outre la prévenue, l'officier de police Mats Lundell et le commissaire Roger Larsson.
Il se redressa.
- Tu es bien Sibylla Forsenström?
Elle acquiesça de la tête.
- Je te prie de répondre à haute et intelligible voix à nos questions.
- Oui!
- Peux-tu nous dire ce que tu fais à Vimmerby!
Elle regarda la bobine du magnétophone qui tournait. Ils l'observaient, pleins d'expectative. On frappa discrètement à la porte et une femme entra avec un papier à la main. Elle le remit à l'homme qui s'appelait Roger, qui le lut rapidement et le posa ensuite, à l'envers, sur la table. Puis il leva à nouveau les yeux vers elle.
- Ce n'est pas moi qui ai fait ça, dit-elle.
- Quoi donc?
La question la prit de court. Elle était fatiguée, elle avait faim et du mal à se concentrer. Et elle venait de les mettre elle-même sur la piste.
- C'est Ingmar qui les a tués.
Les deux hommes se regardèrent, de l'autre côté de la table. Elle eut l'impression qu'ils masquaient un sourire.
- Tu veux dire Ingmar Eriksson, le gardien de l'hôpital de Vimmerby? Il s'est présenté au service des urgences, hier soir, avec la main droite écrasée et un œil crevé par une lime à ongles. C'est bien lui que tu veux dire?
Il y avait de la colère dans sa voix. Elle baissa le regard vers ses mains. Si elle parvenait à dissimuler la chaîne qui les reliait, on pourrait croire qu'elle portait deux bracelets en argent.
L'homme qui s'appelait Roger posa quelque chose sur la table.
- Pourquoi transportais-tu ça dans la poche de ta veste?
Elle leva les yeux et vit que c'était le crucifix. Il était posé devant elle dans une pochette en plastique.
- C'est lui qui me l'a donné, dit-elle à voix basse. Il avait l'intention de me tuer.
- Pourquoi donc?
- Pour faire retomber la culpabilité sur moi.
- La culpabilité de quoi?
Elle poussa un soupir.
- Il avait une liaison avec Rune Hedlund.
Roger Larsson eut un sursaut presque imperceptible.
- Avec qui?
- Rune Hedlund. Il est mort dans un accident de voiture le quinze mars de l'année dernière.
Les deux hommes se regardèrent. Ils ne dirent rien mais elle n'eut aucune difficulté à interpréter ce regard. Ils avaient devant eux une folle. Peut-être n'avaient-ils pas tort, après tout.
Lune ou pas, Dieu n'avait jamais été de son côté.
- Demandez à Patrik. Il sait que ce n'est pas moi.
- Qui ça, Patrik?
- Pat...
Comment s'appelait-il déjà? Elle avait lu son nom sur sa porte, au passage, mais ce souvenir s'était effacé de sa mémoire, pour l'instant.
- Sa mère est dans la police. Elle habite Sagargatan, dans le quartier de Söder.
- Tu veux dire: à Stockholm?
On frappa de nouveau à la porte et la femme apporta un nouveau document. Deux têtes curieuses passèrent par l'ouverture de la porte. L'homme qui s'appelait Roger lut et hocha la tête. Puis il regarda la pendule.
- Fin de l'interrogatoire à neuf heures trois. Sibylla ferma les yeux.
- Nous sommes obligés de nous interrompre. Veux-tu attendre ici ou en cellule?
Elle le regarda: quelle différence?
- Est-ce qu'il y a un lit, dans la cellule? finit-elle par demander, infiniment lasse.
Il hocha la tête.
- Alors je prends la cellule.
Il s'écoula plusieurs heures sans que rien ne se passe. Elle dormit par à-coups, sur la couchette de la cellule. Un sommeil agité de cauchemars portant sur une fuite éperdue, bien qu'au ralenti, devant un poursuivant invisible.
On lui donna également à manger, mais personne ne lui dit ce qu'on attendait. Si elle en avait eu la force, elle l'aurait peut-être demandé.
La porte fermée à clé lui inspirait moins d'inquiétude qu'elle ne l'avait redouté. En fait, il n'était pas désagréable de pouvoir se cacher et d'être dégagée de toute responsabilité. Elle avait fait ce qu'elle avait pu, et même plus que cela, et elle ne pouvait qu'accepter son échec, maintenant.
Ils avaient gagné et elle avait perdu.
Ce n'était pas plus grave que cela.
Au début de l'après-midi, Roger Larsson vint lui dire qu'ils attendaient la brigade criminelle de Stockholm. Elle ne répondit pas et se borna à constater intérieurement qu'on lui envoyait l'équipe première. On ne laissait pas à de minables petits flics de province le soin de s'occuper de redoutables assassins de son genre.
- Tu as droit à l'assistance d'un avocat, ajouta-t-il.
- Je n'ai rien fait.
- Je crois que tu ferais mieux d'en prendre un, dit-il en se dirigeant vers la porte.
Peu après, un homme d'une cinquantaine d'années vint la trouver à son tour. Ou bien il était très nerveux, ou bien il était vraiment stressé.
- Kjell Bergström, se présenta-t-il en posant sa serviette sur la table.
Elle se mit sur son séant avec une grimace. Sa côte aurait préféré qu'elle reste couchée.
- Je suis provisoirement votre avocat. Par la suite, vous serez sans doute transférée à Stockholm et alors vous en aurez un de là-bas. Vous ne savez peut-être pas que votre père est mort.
Elle le dévisagea.
- Quoi?
Kjell Bergström ouvrit sa serviette et en sortit une feuille de papier.
- J'ai reçu un fax d'un collègue de Vetlanda. On venait d'apprendre que vous aviez été arrêtée.
- Je suis innocente, dit-elle très vite.
Il parut un peu perturbé et la regarda pour la première fois.
- D'un arrêt du cœur, ajouta-t-il. Il y a deux ans de cela. Un arrêt du cœur.
Sibylla se demanda ce qu'elle ressentait. Elle dut reconnaître que cela ne lui faisait absolument rien que Henry Forsenström soit mort depuis deux ans. Pour elle, il l'était depuis bien plus longtemps que cela.
- D'après Krister Ek, l'avocat chargé de la succession, Béatrice Forsenström pensait que vous étiez décédée. Quand votre père est décédé, elle a cherché à vous faire déclarer morte et il allait bientôt être accédé à sa requête lorsque les journaux ont annoncé que vous étiez recherchée.
Sibylla ne put s'empêcher de sourire. La commissure de ses lèvres s'incurva vers le haut sans la moindre raison.
- Je suppose que c'est pour cette raison qu'elle m'a envoyé quinze cents couronnes tous les mois depuis quinze ans. Parce que je suis morte.
Ce fut au tour de Kjell Bergström d'être étonné.
- Ah bon?
- Jusqu'à la semaine dernière.
- Étrange. Très étrange, en vérité.
Je sais.
Kjell Bergström continua la lecture du document.
- Naturellement, la succession est assez importante. D'après la loi, l'actif revient, à parts égales, au conjoint survivant et aux descendants éventuels. Il semblerait donc que votre mère a cherché à vous priver de votre part d'héritage.
Sibylla sentit qu'elle était sur le point d'éclater de rire. Que quelque chose se brisait en elle et cherchait à sortir à tout prix. Elle s'efforça de le réprimer et dissimula son visage dans ses mains. Le rire secoua son corps de façon inaudible.
- Je comprends que cela vous cause un choc.
Sibylla le regarda entre ses doigts. Il croyait qu'elle pleurait. Il se tenait là, l'air impuissant, comme s'il ne savait pas comment se conduire vis-à-vis d'une meurtrière qui venait de perdre son père. Elle faillit redoubler d'hilarité. Cela réveilla sa douleur dans sa poitrine et lui fit venir les larmes aux yeux. Lorsqu'elle les sentit déborder, elle parvint à se maîtriser suffisamment pour pouvoir ôter ses mains de son visage.
- Vous n'avez pas besoin de vous inquiéter, dit-il. La loi vous protège.
Il n'aurait pas dû dire cela. Cette fois, le rire balaya tous les obstacles et elle dut planter ses mains sur ses hanches pour atténuer la douleur.
La loi la protégeait!
Elle venait de devenir millionnaire mais allait devoir purger une peine de prison à perpétuité pour quatre meurtres qu'elle n'avait pas commis.
Si Dieu pouvait la voir, elle espérait qu'il était content. Ingmar et Lui pouvaient se retirer et vivre heureux le restant de leurs jours. Et être fiers de leur coup.
Son rire finit par s'éteindre. Il cessa aussi brusquement qu'il avait commencé, laissant un vide en elle.
- Comment ça va? demanda-t-il prudemment.
Elle le regarda. Les larmes continuaient à couler sur ses joues. Comment cela allait?
Vachement bien. Ou vachement mal. C'est selon.
Elle se rallongea et lui tourna le dos. Il gagna la porte et frappa pour qu'on le laisse sortir. Mais, au bout de quelques minutes, elle entendit la porte s'ouvrir de nouveau.
- J'attends ici, dit-il. Ils ne vont pas tarder à venir vous chercher pour procéder à un nouvel interrogatoire.
En effet.
Une nouvelle fois, elle fit la grimace en se levant de sa couchette. Kjell Bergström s'en aperçut.
- Vous avez mal quelque part?
Elle hocha la tête.
- J'ai pris une chaise dans les côtes.
Il ne posa pas d'autre question. Peut-être était-ce chose courante, à Vimmerby?
Elle tendit docilement les mains à l'agent qui vint la chercher, pour qu'il ait moins de mal à lui passer à nouveau les menottes, mais il secoua la tête.
La salle d'interrogatoire était vide quand ils entrèrent. Elle prit place sur la même chaise que la fois précédente et Kjell Bergström alla se poster entre l'un des murs.
Une minute plus tard, ils arrivèrent. Un homme et une femme aussi inconnus d'elle l'un que l'autre. Bergström alla les saluer mais Sibylla ne bougea pas, supposant qu'elle n'avait pas besoin de leur être présentée.
Trois paires d'yeux la dévisagèrent.
- Comment allez-vous? demanda l'inconnu.
Elle eut un petit sourire, mais pas la force de répondre.
- Je m'appelle Per-Olof Gren et je suis de la brigade criminelle de Stockholm. Voici Anita Hansson.
Bergström reprit place près du mur et les deux autres s'assirent en face d'elle. Mais ils ne mirent pas en marche le magnétophone.
- Si vous en avez la force, nous aimerions savoir ce qui s'est passé hier soir.
Si elle en avait la force? Pourquoi tant de prévenance?
Sibylla poussa un soupir et se pencha en arrière. Les pensées se bousculaient dans sa tête et elle ne savait pas par quel bout commencer.
- Je suis allée au cimetière, finit-elle par dire en baissant les yeux sur la table. J'ai rencontré la veuve de Rune Hedlund et ensuite je suis revenue avec ce Ingmar.
- C'est lui qui vous a frappée?
Elle leva les yeux et hocha la tête.
- Oui. Avec une chaise. Je crois qu'il m'a cassé une côte.
- Et ces traces sur votre visage?
- C'est moi qui me les suis faites en m'enfuyant dans la forêt.
L'homme hocha la tête et regarda Anita.
- Vous avez eu de la chance, malgré tout, dit-il.
Ah, ça oui. Une sacrée veine.
- Vous connaissez Patrik, n'est-ce pas? dit soudain la femme.
Sibylla la regarda. Une lueur d'espoir réussit à se frayer un chemin en elle.
- Vous l'avez trouvé!
- C'est mon fils.
Sibylla la dévora des yeux. La mère de Patrik? Mais oui, bon sang: elle était dans la police!
Rien sur le visage de la femme ne révélait si c'était une bonne chose ou une mauvaise.
- Il nous a tout raconté, ce matin, quand nous avons appris les nouvelles.
Sibylla crut un instant qu'elle rêvait.
- Dès que j'ai compris qu'il disait la vérité, j'ai appelé la Criminelle. Mais le nom de Thomas Sandberg les a quelque peu induits en erreur.
- Je ne voulais pas que Patrik soit mêlé à cela. Je trouvais qu'il m'avait bien assez aidée comme cela.
La mère de Patrik hocha la tête. Elle semblait partager cet avis.
- Nous avons fouillé la maison d'Ingmar Eriksson, ce matin. Les organes étaient dans son réfrigérateur.
Ah, c'est vrai. J'ai oublié de faire les provisions. Je crains de ne pouvoir vous offrir autre chose qu'une tasse de café.
- Ce n'est pas moi qui les ai mis là, dit-elle très vite.
- Inutile d'avoir peur, Sibylla, dit l'homme qui s'appelait Per-Olof. Nous savons que ce n'est pas toi.
Elle n'osa pas en croire ses oreilles. Ce ne pouvait pas être vrai. Plus maintenant, alors qu'elle avait enfin accepté son sort.
- Il a avoué, poursuivit Per-Olof. Il a craqué quand nous avons trouvé ces bocaux dans son réfrigérateur. Il avait l'intention de les enfouir dans la tombe.
Le silence retomba. Sibylla fit de son mieux pour s'adapter à la situation, mais elle était beaucoup trop épuisée pour y parvenir.
- Il aurait mieux valu prendre contact avec nous plus tôt. Cela aurait évité bien des ennuis.
C'était à nouveau la mère de Patrik qui parlait. Sibylla comprit à quoi elle faisait allusion. Elle imaginait assez facilement l'engueulade qu'avait dû prendre Patrik.
- Vous ne m'auriez pas crue, dit-elle à voix basse. N'est-ce pas?
Ils ne répondirent ni l'un ni l'autre.
- Patrik, si, reprit-elle. Je crois qu'il a été le seul à le faire. Le seul depuis toujours.
Il s'ensuivit un long silence.
- Eh bien, finit par dire Per-Olof. Vous êtes libre. Qu'allez-vous faire?
Sibylla haussa les épaules.
- Je le sais, moi, dit Bergström en se détachant du mur. Nous allons nous rendre à Vetlanda. Et dire deux mots à votre mère.
Sibylla secoua la tête.
- Non, je ne veux pas.
- Sibylla, je ne crois pas que vous compreniez de quoi il retourne.
- Je veux trois cent mille. C'est tout ce dont j'ai besoin.
Bergström eut un sourire indulgent.
- Mais il s'agit de millions, voyons.
Elle le regarda et, lorsque leurs regards se croisèrent, elle comprit qu'il parlait sérieusement.
- Vous ne pouvez pas lui faire cadeau d'une telle fortune, ajouta-t-il.
Sibylla réfléchit un moment. Que ferait-elle d'une fortune?
- Eh bien, sept cents, alors. Le reste, vous lui direz qu'elle peut se le mettre dans le cul.
Un grésillement se fit entendre dans la serrure avant qu'elle ait le temps de baisser la main. Elle se demanda s'il montait toujours la garde près de l'Interphone.
Comme la fois précédente, il attendait sur le pas de la porte, quand elle arriva sur le palier. Ils ne dirent rien ni l'un ni l'autre avant qu'elle ait pénétré dans le hall et qu'il ait refermé la porte derrière eux.
- Je suis très impressionné, dit-il. Meurtrière par la police une semaine, héroïne nationale la suivante. Bigre!
Elle entra et se dirigea vers les ordinateurs. Cette fois, il ne chercha pas à s'interposer.
- Tu l'as trouvé?
Il hocha la tête.
- C'est cinq mille, cette fois, hein?
Elle plongea la main dans la poche de sa veste, sortit les billets et les posa sur le clavier. Pour sa part, il tira une enveloppe blanche de sa poche-revolver et la lui tendit.
- Il est à toi?
Elle le regarda, prit l'enveloppe et passa dans le hall.
- On finit par devenir curieux, dit-il.
Sans rien dire de plus, elle sortit sur le palier et tira la porte derrière elle. C'est alors qu'elle sentit qu'elle tremblait. À l'étage au-dessous, elle dut s'asseoir.
Elle prit l'enveloppe, le cœur battant.
Une enveloppe blanche contenant la réponse à quatorze ans d'ignorance.
Comment s'appelait-il? Où habitait-il? Qu'était-il devenu? Elle allait enfin le savoir.
Le car partait dans deux heures.
Le contrat de vente était signé et la somme à payer avait été versée. Gunvor Strömberg avait dit qu'elle l'attendrait à l'arrivée du car pour lui remettre les clés.
La tranquillité. La paix de l'âme. Et puis cette enveloppe blanche contenant ce nom qui lui avait tant manqué.
Qui lui manquerait toujours.
Mais à quoi bon? Il était trop tard, maintenant. Trop tard depuis quatorze ans.
Pour qui faisait-elle cela? Pour lui? Ou pour elle-même?
Elle se mit debout, perturbée par cette soudaine idée.
De quel droit faire son entrée dans sa vie au bout de quatorze ans? Qu'aurait-il à y gagner? Elle satisferait sa curiosité, mais lui était-il redevable de cela?
Il ne vivait pas dans la peine, lui. Pourquoi le forcer à partager la sienne?
S'il y avait quelque chose qu'elle lui devait, c'était d'assumer cette peine.
Devant elle se trouvait l'ouverture d'un vide-ordures. Un de ces trous dans le mur par lequel les gens se débarrassent de leurs détritus.
Elle l'ouvrit le cœur battant, non d'inquiétude mais de certitude de bien agir. Et cette certitude était en même temps une libération.
Si le car était à l'heure, elle serait chez elle avant que le voisin ne se mette à sonner le couvre-feu.
RÉALISATION: PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION: BRODARD ET TAUPIN À LA FLÈCHE
DÉPOT LÉGAL: OCTOBRE 2005. N°66227-2 (40489)
IMPRIMÉ EN FRANCE. NUMÉRISÉ EN FRANCE AUSSI.