L’agent était gros, débraillé et sanguin. Il avait du mal à boutonner sa veste d’uniforme et son képi était trop petit d’au moins deux pointures. Détail insolite : il portait des chaussures beiges. Son poids faisait gémir les degrés de l’escalier de bois verni du petit immeuble de la rue Saint-Denis. En gravissant les marches, il regardait onduler devant lui le cul rebondi de la grosse Cléopâtre, nu sous un tutu de gaze rose, que la perspective ascendante rendait inefficace au plan de la pudeur.
Le fessier de la dame pute se zébrait de profondes vergetures qui faisaient songer à une vue aérienne d’oueds à sec méandrant dans un sol saharien.
L’agent eut envie d’avancer le tranchant de sa dextre entre les énormes miches qui flottaient à sa portée. Il pressentait le gouffre d’une babasse défoncée de longue date et la souhaitait humide à point. Mais comme il se trouvait en service, il eut suffisamment de force de caractère pour juguler ses bas instincts.
Ils atteignirent le second étage. La grosse Cléopâtre enquilla sa clé dans la serrure et délourda à la volée.
— Donnez-vous la peine d’entrer, m’sieur l’agent ! invita la prostituée.
Le représentant de la loi pénétra dans un studio de travail sobre mais fonctionnel, meublé d’un lit bas, d’une petite table en bois cérusé, d’une chaise et d’un fauteuil. Aux murs, il y avait un très grand miroir (près du lit), quelques portemanteaux sur chacun desquels pendait un fouet, plus un poster encadré représentant Tino Rossi dans Méditerranée.
Un homme dépantalonné se prélassait sur le lit : un rouquin à tronche d’Irlandais, moins que pas beau, avec des yeux pareils à deux crachats de sanatorium. Il tenait à deux mains une bouteille de gin, à demi pleine, ou à moitié vide, selon qu’on fût optimiste ou pessimiste. Il considéra l’intrusion de l’agent sans émotion apparente et n’eut même pas la réaction de voiler le paf de moyenne dimension qui pendait entre ses cuisses rosâtres.
— Voulez-vous-t-il me ritérer vos indoléances devant môssieur, mon chou ? fit le gardien of the peace à la prostipute.
Docile, la grosse Cléopâtre déclara :
— C’t’enviandé d’merde m’a s’coué le talbin de deux cents pions qu’il m’avait affuré avant la passe. L’est été le reprendre dans mon sac et comme je me terposais, y m’a filé une mandale en pleine poire. Visez, m’sieur l’agent, j’ai encore la marque sous la paupière. Voiliant cela, j’ai couru chercher de l’aide en prenant la précaution d’enfermer à clé ce vouistiti.
L’agent se tourna vers le client.
— Vous r’connaissez les faites ? demanda-t-il avec une sévérité briquée à mort.
Le rouquemoute hocha la tête.
— Naturellement, je les reconnais. Ce qu’elle oublie de vous préciser, c’est qu’elle ne m’a pas fait jouir. Une supposition, monsieur l’agent, que vous fassiez venir le plombier chez vous. Il ne touche pas à votre fuite, mais vous présente sa note, vous seriez d’accord pour payer, vous ?
Embarrassé, le gardien de la paix coula un regard indécis vers la plaignante.
— Il n’a pas pris son pied ? s’enquit-il.
Furieuse, la grosse Cléopâtre explosa :
— C’est de ma faute, moi, m’sieur l’agent, si ce gougnafier est nase de la membrane ? Ecoutez, je vous fais juge : pour commencer, j’l’ai laissé m’ôter l’slip comme il le voulait. N’ensuite, il m’a procédé lui-même à mes ablutions intimes sur le bidet. Déjà, ça dénote, non ? Mais passons. J’ai voulu le démarrer à la manivelle, mais j’ai pris une crampe au poignet sans qu’ sa chique bronche d’un n’iota. Je m’ai dit que j’aurais plus de chance en l’entreprenant à la pipe. Voilà un dividu que j’ai pompé pendant un quart d’heure, montre en main, m’sieur l’agent, et qui m’est resté avec la zézette comme un bout de caoutchouc fusé. Et vous pouvez enquêter, s’il y a une chose que la grosse Cléo se défend, c’est au turlu ! Quand je m’expliquais dans le clandé de Mme Denise, boulevard de Courcelles, j’ai gagné un championnat du quartier. Vous viendriez chez moi, je vous montrerais ma coupe que c’est marqué dessus !
« Cette bourrique de Rouillé, j’y ai consacré trois quarts d’heure, montre en main, m’sieur l’agent. J’ai tout tenté parce que moi, la conscience professionnelle, c’est sacré. Je me suis même bricolé un solo de banjo pour tenter l’impossible, lui amadouer la biroute. Rien ! Et ce saligaud qui repique son flouze au bout de tous ces efforts ! Non, mais quel siècle qu’on vit, m’sieur l’agent ! Déjà qu’on assassine les vieilles dames ! Tenez, pour vous montrer le jusqu’où j’suis été : “Crapule” », hurla-t-elle.
Un caniche nain sortit en rampant de sous le lit bas.
— Crapule me vient à la raie-secousse des fois, expliqua la fille. Je mets de la confiture de groseilles sous les roustons du clille et mon cador se délecte. Généralement, pas un gus résiste à sa petite langue râpeuse. Allez regarder les bourses de cet enfoiré de merde, m’sieur l’agent. Vous découvriez encore des traces de confiture. Et c’t’ignobe vient me secouer mon flouze si durement gagné ! Vous y trouvez juste, vous ? Mais moi, un coup pareil, je vote Le Pen, la prochaine fois, m’sieur l’agent ; je préfère vous le dire sans jambages ! Si doit y avoir que Le Pen pour nous tirer de la gadoue, ben y aura Le Pen, à quoive bon démordre ?
— Mais bordel ! j’ vous dis qu’elle m’a pas fait jouir, m’sieur l’agent ! glapit le client.
La pétasse allait repartir dans les égosillances, mais l’agent stoppa ses cris.
— Laissez, on va lui prouver que s’il gode pas, vous n’y êtes pour rien, déclara-t-il.
Il s’assit dans le fauteuil, allongea ses jambes en fourche et dégoupilla sa braguette.
— Taillez-moi un p’tit calumet, qu’on voye, maâme Cléopâtre, demanda-t-il. Si c’t’individu constate que j’y vais d’mon voiliage, il s’ra bien forcé d’admett’, non ?
Et il dégaina, non sans peine, de ses braies, un paf d’une telle ampleur que la pute et son client, un bref instant réconciliés par la stupeur, poussèrent le même cri incrédule.
Vaincue par la justesse du raisonnement, la grosse Cléopâtre s’agenouilla entre les jambes de l’agent, la gueule béante comme celle d’une gargouille gothique et entreprit de l’éponger.
Elle n’eut pas à s’employer beaucoup. Au bout de quelques instants, l’agent déclara d’une voix maîtrisée :
— Gare aux taches ! La cervelle de l’homme part à dame !
En grande professionnelle, Cléopâtre tint compte de l’avertissement charitable et termina manuellement ce qu’elle avait entrepris par manigances buccales. Il s’ensuivit très rapidement un lâcher franc d’une rare abondance et d’une surprenante intensité. Le client récalcitrant et la pute considérèrent ce presque génocide d’un regard incrédule.
Le gardien de la paix poussa un profond soupir et entreprit de désarmer son énorme sexe, un peu comme un adepte du ballon dirigeable dégonfle et roule l’enveloppe de son engin avant de la charger dans la remorque de sa voiture. Il remit son service trois pièces en place et, apostrophant le client indélicat :
— La cause est écoutée, j’croive bien, lui dit-il. Cette dame pute est parfaitement compétente et opérationnelle. V’s’avez-il constaté l’en combien d’temps ell’ m’a fait éternuer l’chauve à col roulé, l’ami ? Hmmm ? Bon !
On devinait, chez ce gardien de la paix d’élite, le courroux feutré des magnanimes révoltés par l’injustice. Il réfléchissait, le regard distraitement posé sur son émission séminale qui évoquait une vue aérienne du lac de Gérardmer.
Il murmura :
— Mâme Cléopâtre, puis-je-t-il vous d’mander d’quoi z-écrire, je vous prille ?
Peu outillée pour la correspondance, la grosse péripatéticienne entreprit l’exploration de son énorme sac à main. Elle en retira successivement : un portefeuille en croco imitation, un vibromasseur à piles, une boîte de préservatifs, un sachet de cacahuètes salées, un slip sale, un martinet, une pointe Bic.
L’agent se jeta sur ce dernier objet. Pratique, il s’en fut découper un morceau du papier à fleurettes garnissant le dessus de la table de chevet, car il avait remarqué que l’envers était blanc. Il se mit en position de rapport et déclara :
— On va faire la facture à môssieur. Vous direz avoir commencé la séance par un déshabillé. Vous prenez combien est-ce pour vous laisser enlever la culotte, mâme Cléo ?
— Ça vaut bien une thune, non ?
Le policier haussa les épaules :
— Annoncez, annoncez, c’est pas moi qui fais les prix, ma chérie. Donc, j’inscris cinq francs. N’ensute, il vous a blablutionnée ?
— Et comment !
— La grande savonneuse complète avec l’indesque dans les orifesses, j’parille ?
— Textuel.
— Vous estimez c’te pratique à combien est-ce ?
— Si ça vaut pas vingt balles, je préfère pomper des crouilles !
— Rebuffez pas : j’inscris vingt francs, mâme Cléo ! N’ensute vous avez tenté de le démarrer à la manivelle ?
— Plus d’un quart d’heure, m’sieur l’agent. J’en avais la crampe de l’écrivain.
— Ce qui fait ?
— Moi, je dis que cinquante points, c’est donné !
— Ça, on peut pas vous reprocher d’avoir la folie des grandeurs ! J’inscris cinquante. De là, si mes souvenirs s’raient exaguetes, vous êtes passée à la pipe ?
— Je peux pas la laisser à moins de quarante francs, m’sieur l’agent.
— Mais j’ai pas joui ! protesta le client.
— Et alors, mon pote ? objecta sévèrement le représentant de l’ordre. Moi, si j’commande une boutanche de beaujolpif au restau et que j’l’éclusasse pas, j’la dois quand même ! Donc, on ajoute quarante points. Le coup du caniche, vous prenez combien ? C’est assez rare comm’ manœuv’, admit-il, laissant ainsi des perspectives de haut tarif à la pute.
— Je compte cinquante balles ! risqua-t-elle.
Le gros poulet nota la somme. Sa colonne de chiffres s’allongeait.
— C’est donné, assura-t-il, j’s’rais caniche, vous pourriez toujours courir pour qu’j’lèche les roustons de ce mec contre cinquante francs ! Et la confiture, mâme Cléo ? Hein, la confiture, je suis sûr qu’vous l’avez pas inclusonnée dans l’devis ? C’est l’pot que je voye là-bas, su’ l’entablage d’la f’nêt’ ? Mazette ! D’la Mère Grand à la gelée de groseilles purs fruits pur sucre ! Vous lu r’fusez rien pour son confort, ce con ! J’sus certain que v’s’en avez pour dix balles !
— Je ne pense pas, fit l’honnête femme.
— Moi si : c’est c’que mon épouse achète à la maison. Je note dix balles et je fais le total.
Il se concentra. Compta de haut en bas, puis de bas en haut.
— J’arrive à un total de cent soixante-quinze balles, ma poule.
Puis il tressaillit.
— Mais j’sus bon, moi ! J’oubliais la pipe d’démontrance qu’v’s’avez dû m’tailler pour convaincre cette tête de veau ! Quarante francs de mieux, souate en fin de compte la somme de deux cent quinze francs ! Vous seriez-t-il d’accord pour arrondir à deux cents, mâme Cléo, qu’on lu fasse un p’tit bouquet ?
— C’est faisable, consentit la dame. D’ailleurs c’était mon prix initial.
L’agent s’approcha du gazier toujours allongé sur le lit de travail dans une posture récamière.
— Y t’reste plus qu’à envoyer l’carbi, mec. Qu’après quoi j’te laisserai trois minutes pour renfiler tes brailles et disparaîte, sinon j’t’emballe pour outrage aux mœurs.
— Non mais je…, commença l’injouisseur.
— Vite ! aboya le flic.
Sa trogne vineuse avoisinait l’apoplexie. Il avait le regard plus rouge que les joues et sa « facture » avait disparu à l’intérieur d’un énorme poing, tellement serré qu’il semblait être en fonte.
Le client mal bandant remit les deux cents francs exigés, pénétra dans son pantalon, se chaussa sans prendre le temps de lacer ses souliers et détala en maugréant.
La grosse Cléopâtre avait les larmes aux yeux.
— On dit, ces charognes de flics, murmura-t-elle, mais y a pas que du méchant monde parmi vous !
Puis, dans un élan, en brandissant les deux cents francs qu’elle venait de palper :
— Vous ne voudriez pas qu’on partage, m’sieur l’agent ?
L’interpellé devint marmoréen.
Il laissa tomber, d’une voix plus métallique que celle d’un portail rouillé :
— Z’avez d’la chance que j’soye dur de la feuille, mâme Cléo. Si j’aurais entendu c’que vous v’nez de me proposer, j’vous encristais sec pour corruption de factionnaire.
Et comme la vieille radasse tremblait de frousse, il ajouta :
— Mais pisque vous t’nez à vous r’connaître envers moi, j’sus pas contre une carambole en camarades : vot’ estudio me porte su’ les sens.
Je vois Béru ressortir enfin de l’immeuble, la mine superbement réjouie. Il achève de boutonner ce qui peut l’être de son uniforme trop juste pour son obésité. Il a le kébour à l’aplomb et fait songer à un personnage de Dubout. Le voilà qui marche dans ma direction, sans se presser. J’abaisse la vitre de ma Maserati. Il se pointe. Je brandis un plan de Paris hors de la portière.
— Je peux vous demander un renseignement, monsieur l’agent ?
L’interpellé semble me découvrir, sans marquer davantage d’intérêt que si j’étais un étron déposé au bord du trottoir à des fins esthétiques.
— C’t’ au sujet d’quoi t’est-ce ?
Il se penche.
— D’où sors-tu, gros tas ? Je commençais à m’inquiéter.
— Une pute est venue me chercher pour régler ses patins av’c un clille.
— Le vilain rouquin qui est sorti il y a vingt minutes ?
— Textuel.
— Et qu’est-ce que tu as foutu depuis, avec la grosse vachasse ?
— Devine ?
Il rit, plantureux.
— Un de ces quatre, tu vas nous ramener le sida du siècle, Gros !
Béru rerit avec insouciance.
— Fais-toi pas d’souci, j’jouis d’l’immunité parl’mentaire, mec. J’continue à servir d’appât ?
— Bien sûr ! Les autres sont en place. Jérémie Blanc dans cette rue, à chiquer les marlous d’outre-mer, Pinuche à mendier dans la voie transversale. C’est le seul rôle qu’il pouvait tenir. Tu le reconnaîtras : il a des lunettes noires et une canne blanche.
— Il doit être payant, ricane m’sieur l’agent (qui ne fait pas le bonheur). Tu veux parier qu’avec ce qu’il va affurer d’aumônes, y s’payerera des muscadet ?
Je le regarde, si truculent et hilare. La boucle est bouclée. Il a débuté agent, il finit agent ! Il est très fier de son uniforme, le Mahousse. Il roule. Le plus marle c’est qu’il a débuté dans ce quartier, précisément. Il grimpait les commerçantes du secteur : les petites veuves, teinturières ou mercières. Je sais tout de sa vie sexuelle. Aujourd’hui, le voici à nouveau fier de déambuler au Saint-Denis dans ces fringues de gros drap qui sentent un peu l’humidité. Fier, parce que cet uniforme est un déguisement, ce qui revient à dire qu’il a rétrogradé délibérément, pour essayer de tendre un piège à un criminel. Jeu dangereux car il risque sa grosse peau de pachyderme, mon pote. Il l’a voulu. Question courage, c’est comme question cul : toujours fer de lance, le Mastar !
Trois gardiens de la paix qui se sont fait repasser dans le quartier en quinze jours ! Un fou les trucide, pour le sport. Un agenticide. Le premier flic s’est morflé un poinçon dans le cœur, de nuit, impasse Godfroy-Homiches où il était allé pisser un petit coup dans les pénombres. Le meurtre a été revendiqué avant même d’être découvert. L’Organisation Mort aux Vaches. On a d’abord cru à un canular. Et puis quand on a trouvé le corps du flic, on a pigé que c’était sérieux…
Quatre jours plus tard, un deuxième gardien a été zingué sous une porte cochère de la rue Saint-Denis. Trois balles tirées à bout portant par un pistolet muni d’un silencieux. Des bastos plus grosses que mon pouce qui ont creusé dans le poitrail du malheureux une excavation grande comme la grotte de Lourdes. Alors un sérieux dispositif a été mis en place : des inspecteurs ont planqué dans tout le secteur ; ce qui n’a pas empêché un perdreau de se laisser repasser dès le surlendemain, au nez et à la barbe des flics.
On l’a buté de très étrange façon, ce troisième gus : à l’aide d’une sarbacane lançant une fléchette au curare. Personne ne s’est rendu compte de quelque chose, pas même la victime. Cette fois, c’a été le grand bigntz chez les médias : la une des baveux, le titre majeur des journaux télé. Et toujours l’Organisation Mort aux Vaches qui revendiquait. Sans préciser l’objet de ces actions. C’était juste pour dire de scrafer des agents, sans qu’on aperçoive la finalité de l’entreprise. Elle butait des gardiens de la paix dans le quartier Saint-Denis, point à la ligne ! Ce cri parmi les populations ! Le Français, il est bizarre : il déteste ses perdreaux, mais faut pas qu’on les lui démolisse. Les poulagas et lui, c’est une affaire privée : une tendre haine dûment réchauffée au feu des sottes rancœurs. Il veut bien foutre des pavetons dans la gueule des bourres, mais il refuse que d’autres s’en chargent !
C’est au troisième mort qu’on a eu droit à la visite du Vieux ! Il s’est pointé, un matin, à notre fausse agence. Béru saucissonnait, Pinuche déclinait des vins blancs de Loire, moi je bouquinais la presse d’information. Y avait du vent, je me souviens, qui chahutait les pigeons au-dessus des toits. T’aurais maté Chilou ! La statue du Commandeur de la Légion d’honneur ! Grave, serré, glacial, l’œil polaire. On lui devinait des couilles fripées. Son estomac gargouillait parce qu’il n’avait pas pris le temps de petit déjeuner.
Il déteste gargouiller de l’intérieur, le vieux crabus et, hypocrite comme pas deux, il fait semblant de croire que c’est ton bide à toi qu’émet. Il te regarde avec réprobation et impatience, l’air de te dire : « C’est bientôt fini, ces affreux borborygmes ? On va pouvoir causer, oui ? » Et c’est plus fort que toi : tu te sens gêné par cette prise à partie, le vieux sagouin de ses fesses !
Alors, pour te reprendre, il est entré comme M. le comte Couillansky au temps de Catherine la Grande qu’allait relever le compteur chez ses moujiks (il possédait des contrées de cent mille âmes, tu parles d’une vie de château !).
Il n’a pas semblé entendre les saluts de mes deux sbires. L’est venu droit vers ma pomme. Il avait son cher Figaro à la main. L’a déployé devant soi, théâtral. Cézigue, même quand il va aux gogues, il reste dans le style Comédie-Française. Il doit déféquer racinien, je devine.
La manchette du Figaro, c’était « Et de trois ! ». Quand tu consacres la largeur d’un baveux à neuf lettres, elles sont écrites gros, espère ! Je dis neuf lettres, mais y avait aussi le point d’exclamation qui comptait pour une.
— Vous pensez qu’on peut tolérer cela dans une société organisée, San-Antonio ? m’a-t-il apostrophé, comme si j’avais été l’auteur de ces assassinats.
Seigneur, je Vous conjure : ne nous laissez pas succomber à l’ostentation !
Il avait l’air franchement ganache, le Dabe, dans son rôle de protecteur de la société. Voire souverainement con. C’est si vite fait d’avoir l’air con, j’ai remarqué. Il suffit d’un peu trop d’emphase, d’un trémolo mal placé, d’une attitude mélo… Plus les impondérables, naturellement : les excès de sentiments, les gaucheries de l’âme. Moi, le plus duraille de ma vie, ç’aura été de garder l’équilibre. De laisser croire que j’avais du chou à ne plus savoir où le foutre, mais que c’était un secret entre moi et moi.
Et puis voilà le vieux birbe et son Figaro déplié comme un bouclier de C.R.S. ! Merde ! Il me faisait songer à ces braves gens de l’Ile-de-France qui, les jours de pluie, vous demandent : « C’est d’vot’ faute, c’temps-là ? »
Eh bien non, ce n’était pas ma faute ! On tuait de l’agent de police dans le quartier Saint-Denis, mais je n’y pouvais lurette ! Après tout, les gardiens de la paix sont dehors pour éviter ce genre de safari, non ? Néanmoins, j’ai rétorqué, manière de faire une fleur à Pépère :
— Non, monsieur le directeur, on ne peut pas tolérer ça !
Il a paru quelque peu rasséréné ; comme quoi il lui en fallait pas des tonnes pour changer de tempérament.
— Bien entendu, vous avez suivi cette affaire, tel que je vous connais, Antoine ?
— Evidemment, patron.
— Votre avis ?
— Je pense qu’il s’agit effectivement d’une organisation.
— Vous ne croyez pas à un maniaque ?
— Un maniaque aurait trucidé nos chers confrères de la même manière, vous le savez bien. Mais là : le poinçon, le pistolet, la sarbacane constituent trois façons très différentes d’assassiner les gens.
— Exactement ce que je me dis, affirma le Vénérable, dont l’impudence flanquerait des complexes à un politicien.
Béru et Pinaud avaient délaissé leurs occupations gustatives pour s’approcher de nous. Les mâchoires du Gros couraient encore sur leur erre et il mâchouillait ces particules dures qui font le charme du sauciflard lorsqu’il est vraiment natif de la région Rhône-Alpes.
Il enfonça son auriculaire, non dans ses cages à miel, mais très loin dans sa clape et en extrait[1] un morceau de porc qu’il montra triomphalement à l’assistance, comme s’il se fût agi d’une pépite d’or trouvée dans la batée d’un orpailleur. Nous considérâmes la chose avec tout l’intérêt qu’elle méritait, après quoi Bérurier la consomma de nouveau, mais avec une application accrue, de façon à ce qu’elle échappe aux pièges de ses caries.
Nous avions compris qu’il allait parler et avions envie de l’écouter, mus que nous étions par ces pressentiments en forme de flash qui, parfois, nous annoncent l’imminence de la vérité.
Soucieux de nous faire languir, il prologua par un rot langoureux comme la barcarolle des Contes d’Hoffmann.
En homme bien élevé, il en dissipa les miasmes d’un geste flou et nonchalant, plein de grâce.
— Si vous voudriez mon avis, m’sieur l’directeur, ces gaziers, faut leur tend’ un piège.
— Nous ne faisons que cela, riposta aigrement Achille.
Le Gros, mécontent, tonna de l’hémisphère Sud pour rabaisser le caquet du Suprême (de volaille).
— Si pour vous, tendre un piège, ça consiste à planquer quéques gus dans des tires banalisées, je m’ fends le pébroque, m’sieur le directeur, ni plus ni moins ! Les mecs d’une organisance terrorisse, ils les retapissent, vos zozos, comme moi j’trouve des escarguinches dans mon village les jours de lance ! Ce qu’y faut, j’vais vous dire : c’est ne laisser plus qu’un perdreau dans le quartier Saint-Denis et que c’perdreau ça soye moi, m’sieur le directeur.
— Vous ! exclama Achille.
— Moive ! renchérit Béru, ce qui me laissa perplexe car je voyais mal en quoi l’adjonction de ce « ve » à moi pouvait renforcer l’efficacité du premier pronom personnel de tous les temps et dont l’usage ne s’achèvera qu’avec l’humanité.
— Faut que je vais vous apprend’ un’ chose, patron : j’ sus démarré dans la Poule à la circulation et j’étais jusment proposé au quartier Saint-D’nis. N’à part des commerces qu’ont changé, j’le connais comme ma poche. Donc, j’reviens à mes premiers amours : je me saboule en gardien d’la paix et m’v’là à arpenter le bitume. Les tueurs vont vouloir m’aligner, n’ayant plus qu’ ma pomme pour cible, logique ? S’l’ment, ils vont tomber sur un bec.
Il eut ce sourire confiant des êtres qui ne doutent de rien et surtout pas d’eux-mêmes.
— Sana, Pinuche et le Noirpiot se placardent dans le secteur, poursuivit le Mastar, prêts à rescoussir dans le cas de déchéance, et si les vilains méchants remettent la gomme, on les saute !
— Béru ! m’écriai-je, pense un instant que, si l’un de ces terroristes te souffle contre avec sa sarbacane en passant près de toi dans une bagnole ou sur une moto, tu es foudroyé sans même avoir eu le temps de relever le numéro du véhicule !
Il eut ce mot plaisant, plein d’une superbe insouciance :
— La sarbacane y s’en sont déjà servis et y n’emploient jamais deux fois la même tactique, grand !
J’ai essayé d’autres arguments dissuasifs mais, à la mine jubilatoire du Vieux, j’ai compris que je gaspillais l’une des salives les plus appréciées de France et des Dom Tom. Ça lui paraissait fabule, à Chilou, cet appât nommé Bérurier. Un monument pareil en déplacement, y avait de quoi faire mouiller les tueurs ! D’autant qu’avec une telle bouille, jamais ils se gafferaient de l’arnaque qui leur était montée ! Ils allaient se le tirer au sort, l’Alexandre-Benoît, les tordus de l’Organisation Mort aux Vaches. Ça constituerait un régal surchoix.
Bon, Achille a donné son accord. C’était bien une propose de ce tonneau qu’il espérait, le bandit, en venant nous brandir son Figaro sous le nez comme s’il se fût agi de l’étendard sanglant de la patrie !
Il savait y faire, le Bonze. Nous manœuvrait baby-foot ! Moi, il me faisait un peu pleurer les fesses avec ses manières tartuffeuses. La vie des autres, il s’asseyait dessus, le traître. Tout ce qu’il voyait, en tout et partout, c’était sa répute à lui. Fallait qu’il assure la bonne marche de la société, le dirlo. Pour le moins celle de sa foutue carrière ! C’eût été mal vu, dans son cercle de gâteux, un fiasco retentissant. Battu en brèche, tenu en échec (et autres mauvais lieux communs) par une nouvelle organisation terroriste uniquement braquée contre la Rousse.
— Et dans ce qu’elle a de plus humble, comprenez-vous, Antoine ? Tuer de simples agents de police, vous sentez la mortification sous-jacente ? On chercherait à m’abattre, moi, d’accord, ç’aurait de l’allure. Mais des gardiens de la paix ! Même pas sous-brigadiers ! C’est là, le vice. On me tue, j’en conçois de l’honneur, mettez-vous à ma place ! Mais on tue les petits, les sans grade, alors là, c’est la déchéance ! On déstabilise ! Mes archers sont faits pour être tués dans l’exercice de leurs modestes fonctions, au cours d’un hold-up, d’un braquage, d’une émeute. Moi je veux bien que des grévistes leur fendent la gueule à coups de manches de pioches ; je ne demande pas mieux, c’est bon pour le prestige de notre chère institution. Notre corps d’élite a besoin de martyrs, surtout avec toutes ces bavures !
« Le flic, c’est fait pour être tué, je n’en disconviens pas. Seulement ça dépend par qui, ça dépend comment ! Une sarbacane pour un modeste gardien de la paix ! Y a de quoi pouffer. Je pouffe ! Regardez comme je pouffe, San-Antonio ! Vous voyez ? Et le pistolet muni d’un silencieux ! Pour zigouiller un agent, un simple agent de rien du tout ! C’est du romantisme déplacé, ça ! Le poinçon, nous étions tout à fait d’accord. C’est primaire, c’est bêta, c’est une arme de manar. Eh bien, moi, la déstabilisation de l’Etat, je n’en veux pas, à aucun prix. Alors l’Organisation Mort aux Vaches, vous allez me la démanteler en deux temps trois mouvements, mes amis. Cette appellation, Mort aux Vaches ! Je vous demande un peu ! C’est d’un vulgaire ! D’un primaire ! Voulez-vous que je vous dise ? Ça fait grande banlieue. Des arsouilles du dimanche ! Des malmeneurs de flippers qui se prennent pour des terreurs. Leur siège ? Le Café des Sports d’une cité satellite, je prédis. Vous verrez ! Vous m’avez déjà vu me tromper, moi ? Ne serait-ce qu’une fois, une seule ? Répondez ! Non, n’est-ce pas ? Votre directeur est infaillible comme le Saint-Père. Et encore, le Saint-Père, hein ?
« Bon, passons. Excellente, l’idée de ce brave Bérurier. Il va jouer les appâts ! Quel beau rôle pour un garçon comme lui ! Comme il va être magistral et regardé au cœur de ce quartier Saint-Denis, dans son bel uniforme ! Comme il va être tentant, le cher bougre ! Je ne donne pas une journée avant qu’une de ces crapules lui tranche le col à coups de sagaie ou ne l’éventre au sabre de marine. Je parie pour l’éventration, avec une bedaine comme la sienne ! Vous ouvrirez grands vos yeux, les autres, n’est-ce pas ? J’ai votre parole d’honneur ? Si jamais on me décapite Bérurier pour rien, je pique ma crise ! Des têtes tomberont ! »
Le Mastar pleurait. Il bredouillait que c’était trop d’honneur, m’sieur l’directeur ; que tracassez-vous pas, j’ai plus d’un sac dans mon tour.
Il allait vigiler à bloc sur ses os, le Gras-double. Faire sa fiesta au moindre qui l’approcherait bizarrement. Achille en demandait pas tant !
— N’allez pas me bousiller un innocent, Bérurier. Trop de zèle nuit. Laissez-vous tuer d’abord, vos amis agiront ensuite. La presse est à manier avec des pinces à sucre, mon cher. Elle est à deux doigts de l’ironie. Je vous prends la une du Figaro, par exemple, quotidien si sérieux, si grave. Ce ne sont pas des loustics, comme les saltimbanques de Libé qui pondent les titres-calembours. Malgré tout, lisez celui-ci : Et de trois ! Il y a un début d’impertinence là-dedans. Un agacement larvé. Dans Libé, les sujets les plus terrifiants sont prétextes à gaudrioles, mais au Figaro ! Hmm, San-Antonio, vous qui possédez une certaine culture ? Il vous est déjà arrivé de lire un Et de trois ! dans le Figaro ? Non, n’est-ce pas ? Mais peut-être ne le lisez-vous pas ? Il y a des moments, je vous pressens de gauche. Vous ne me faites pas ça, hein, garçon ? Ce serait terrible. Je tomberais de haut et de Charybde en Scylla ! Bon, d’autres soucis m’attendent, mes amis. Je compte sur vous ! C’est toute la police, son honneur et sa gloire que je place entre vos mains.
Il est reparti aussi théâtralement qu’il était entré, en oubliant son Figaro ; mais j’avais pas le temps de le lire !
Nous avons mis notre dispositif en place.
Et maintenant, Béru drague dans le périmètre où furent tués nos modestes confrères. L’œil en coin, la démarche lourde, le dos un peu voûté, il suit les trottoirs, répondant par deux doigts portés à son képi aux saluts respectueux des commerçants qui, sachant quel sort funeste guette ce héros de drap bleu, lui témoignent déjà un respect pré-posthume. Parfois, il s’arrête pour parlementer avec l’une des nombreuses tapineuses invêtues qui proposent leurs charmes à une population de bas standing.
Il en tient particulièrement pour une donzelle flétrie, mais grassouillette, habillée d’un seul tablier de soubrette.
— Vous n’avez pas les foies, monsieur l’agent ? lui jette la fille.
— Si j’aurais les foies, friponne, j’ferais pas ce métier. Tu gardes ton tablier pour brosser ?
— Quand le client le demande…
— Moi, si j’te grimperais, je voudrerais qu’tu l’gardasses, ça m’ajouterait au bonheur.
— Au cas où le cœur vous en dirait, monsieur l’agent : montez ! Je vous ferai un prix.
Le brave étudie la propose. La botte, il résiste mal, Alexandre-Benoît. Ptite ou pas pute, dès qu’il entrevoit une possibilité de fourrer, le voilà songeur, avec plein d’émois délicats dans le soubassement.
— Des prix, des prix, maugrée l’homme, c’t’un mot que j’aime pas beaucoup, môme. Quand on s’trimbale un paf de quarante centimèt’, on en aurait sec de douiller pour une passe. Y suffirerait que j’débraque en pleine rue pour qu’une chiée de gerces se jettent su’ l’engin, j’aurais qu’ l’embarrassement du choix.
— Vous vous vantez, monsieur l’agent ! elle incrédulise.
— Moive !
Il prend la grosse décision :
— Palpe discrètement, voyouse, histoire d’t’faire une opinion.
La pute, amusée, fait ce que le flic lui dit et a un sursaut de bonne surprise franche et massive.
— Eh ben ! dites donc, vous alors ! Comment pouvez-vous marcher avec un goumi pareil entre les jambes ?
— J’ai ma technique, déclare le Magnanime.
Elle paraît un peu toute chose, soudain. Elle en a épongé du membre, pendant vingt-cinq piges, la mère ! S’en est fourré de tous calibres : des petitous ridicules, des en virgule, des longs tordus, des cintrés, des trépanés, des joufflus, des osseux, des plantureux, mais jamais des mandrins à ce point surdimensionnés.
— Vous manquez à ma collection de chibres, avoue-t-elle. Si ça vous dit de faire une petite passe amicale, vous n’aurez que la chambre à casquer, monsieur l’agent.
Mais le maître étalon sent qu’il tient le couteau par le manche.
— Non, non, ma poule, chez moi c’t’une grande règ’ d’conduite : je débourse que mes bourses !
Il lui flatte les meules de sa grosse pattoune et rompt le contact afin de poursuivre sa ronde, certain qu’elle va le rappeler avant qu’il ait fait trois pas. Il a lu la convoitise femelle dans le regard de la fille et, en homme d’expérience, il sait qu’elle est prête à le payer pour qu’il la grimpe. Certes, il a déjà découillé à deux reprises au cours de la matinée ; seulement c’était le matin. Depuis il a clapé une choucroute et enquillé deux boutanches d’Alsace, autant dire qu’il est redevenu pleinement disponible. Il fait un pas, puis deux.
Voix de la fille :
— Hé ! monsieur l’agent !
Il sourit benoîtement, Benoît. Gagné ! Elles peuvent jamais résister à Mister Popaul. Son paf est par trop fascinant. La magie de l’anormalité. Ça lui rappelle une dame postière, dans un bled de Savoie. Il était rentré dans un petit burlingue de village pour téléphoner. La préposée, sans qu’il sût trop pourquoi, lui avait flanqué le tricotin, alors qu’elle n’avait rien tenté d’aguicheur contre lui. C’était le genre brave femme de quarante-cinq balais, nichemards copieux, légère moustache, œil placide. Plus vachasse que grande séductrice. Il lui soupçonnait des varices sous son comptoir. Et pourtant, pendant son coup de turlu, il s’était mis à goder féroce, le Béru, en contemplant la postière derrière son guichet. Elle l’inspirait à mort. Il avait dans ses hardes la rapière du siècle ! Un pilon à purée ! Une aubergine primée en comice ! Un panais de bourrin ! Un tube lance-torpilles ! Il faisait dans la fusée sol-sol, Mister Bibendum ! La décision de calcer la tamponneuse de courrier le hantait. Des frissons de désir le parcouraient tête aux pieds, formant remous tumultueux dans la région tropicale.
Alors il était sorti de sa cabine, s’était débraguetté tant mal que bien et avait dégainé son loup-garou. Il voyait pas d’autres façons d’aborder le problo, le gueux ! Les mots lui semblaient inutiles, voire contraires à son dessein. Planté au milieu du bureau de poste, il appelait, d’un ton pathétique : « Madame ! Madame. Regardez ce que vous me faites ! » Et y avait du reproche dans sa voix. La préposée avait levé les yeux. Sur le moment, elle n’avait pas découvert le corps du délit parce qu’elle regardait le visage crispé de son usager. Et puis ses yeux avaient fini par s’abaisser. Un grand cri lui était parti des tréfonds. Ensuite, elle était restée pétrifiée, avec un regard d’énucléée, à chuchoter, comme pour soi-même : « O mon Dieu, c’est pas possible ! Pas possible ! »
Le gourdin du gros battait la mesure pesamment.
« — Vous vous rendez compte de l’effet que vous me produisez ? lamentait Alexandre-Benoît. Qu’est-ce j’vais devenir av’c une chopine d’c’tonnage ? Va falloir m’conduire à l’hôpital ! J’peux plus arquer, moi ! Ou alors qu’vous m’dégorgiez Bébert, ma pauv’ dame. Qu’en fin d’compt’, si on cherch’rait les responsabilités, elles vous encombrent entièrement. C’est vous qui m’l’avez transformée en ballon dirigeab’, non ? J’vous récrimine pas, simp’ment, j’constate. »
Elle s’était dressée, façon somnambule pour films d’Aldo Maccione, avait ouvert la porte grillagée séparant le bureau proprement dit de la partie affectée au public. De sa démarche automatique, elle était allée fermer à clé la lourde de la poste. Puis elle avait fait, en traînant les pinceaux, les deux ou trois mètres la séparant de la bite promise.
Béru se rappelait son large cul blanc et velu. Il l’avait embroquée contre la tablette des annuaires. Elle était veuve et se prénommait Josiane.
Concernant la pute au fin tablier empesé, il est sûr de son fait, de son effet. Ça va être la grimpette délicate ; puis le bel enfourchement silencieux. Des gens possédant une telle expérience n’ont rien à s’apprendre, rien à se dire, pas de cris stimulants à pousser. Ils pinent dans le sobre ; la technique éprouvée.
Oui, il se promet toute cette sobre félicité, le Gravos. Il va à la prouesse. Une belle pétasse dont le fion a bourlingué de villes en vits, de ports en porcs, n’attend plus qu’un surdoué de la baise, cherche à l’épater par des méthodes factices. Foin du fallacieux ! Seul l’instrument est à considérer.
Radieux, il volte-face. Rebrousse chemin, les sens en fête.
Et elle, tu sais pas ?
— J’voulais vous dire qu’un mauvais plaisant vous a accroché un écriteau dans le dos, monsieur l’agent !
O cruelle désilluse ! L’appétit spontanément aiguisé du Gros pantelle. Il essaie de se palper le dos, de la main, ce qui n’a jamais été aisé, sauf pour quelque contorsionniste de haut niveau. La fille lui vient en aide. L’écriteau est, en fait, une feuille d’agenda détachée à la va vite et sur laquelle on a rédigé en caractères bâton et avec un crayon feutre :
Tu as l’air fin, gros con de Bérurier !
Ne te donne pas tant de mal, nous changeons de quartier.
— On n’est pourtant pas le 1er avril, remarque la pute en tablier de soubrette.
Le Mastar, humilié jusque dans des points encore inexplorés de sa carcasse amazonienne, plie le poulet en deux et le glisse dans la fouille de sa vareuse.
Il touche la visière de son kébour avec une solennité qui intimide Solange Passepoil, fille cadette de Victor et d’Ernestine Passepoil, de Vire-Tacutie (Calvados), cultivateurs. A la demande générale, je précise que Solange Passepoil, après l’obtention de son B.E.P.C., fut placée en apprentissage à la charcuterie de Ville-Mâchon (Calvados) où un commis sans vergogne, mais monté de première, l’engrossa, comme on dit puis, aux thés de la comtesse de Paris. Devenue mère célibataire, elle confia sa petite fille (Martine) à ses laboureurs de parents, qui étaient moins fumiers que dans les livres du siècle dernier. Ensuite de quoi, portée davantage sur les sens que sur le travail, elle s’en alla conquérir le trottoir parisien où la plaça un certain Paolo Di Barbo, sujet (à caution) d’origine sicilienne. Ce fonds de commerce ainsi créé fut repris ultérieurement par le dénommé Mohamed Ben Chibr, ressortissant maghrébin, qui l’acquit en échange de deux coups de rasoir payés cash à Di Barbo, lequel se retira au cimetière du Kremlin-Bicêtre, où il sombra rapidement dans un oubli réparateur. Et voilà tout ce que j’avais à ajouter concernant Solange Passepoil que nous ne sommes plus certains de revoir lors des péripéties dont j’entends fourmiller cet ouvrage d’une tenue particulière, puisque je compte le dédier à Jacques Attali.
Retour au burlingue pour la conférence au sommet. J’ai placé le billet contre une plaque de verre lumineuse qui pourrait servir à mirer le développement d’un cancer sur une radio.
Sa Majesté, abattue, se tient comme un vieillard lassé d’un long voyage et revenu à ses roseaux. Soudain, il paraît amaigri et c’est la première fois sans doute qu’il donne une telle impression.
Il a l’œil abattu, le cœur lourd. Un pied sur son kébour défoncé. Symbole de sa rage. Il vient de se destituer à sa manière, Béru. Chose étrange, le port de l’uniforme de ses débuts constituait pour lui une espèce de promotion. Devant la faillite du stratagème, il abdique, lui le colosse aux pieds d’airain.
Il soupire, plus pour soi que pour les autres :
— C’est la première fois que je suis pris pour un con !
— Mais non, penses-tu, fait gentiment Pinuche en posant sa main fripée sur l’épaule du gladiateur vaincu.
Baderne-Baderne quête une aide de ma part. Comme je ne moufte pas, il murmure, manière de diverser :
— Qu’est-ce que tu es bronzé, Antoine !
— Je le serai beaucoup moins lorsque tu auras retiré tes lunettes noires, César.
Il ôte ses besicles de faux aveugle, me considère en direct et assure en les rechaussant :
— Tu l’es tout de même !
Et c’est là-dessus qu’arrive le quatrième larron, c’est-à-dire M. Blanc, le Balthazar[2] de mes trois rois mages. Vachetement superbe le Jérémie ! Tu dirais l’un de ces basketteurs ricains qui ressemblent à des fauves et qui te foutent la balle au panier, sans se presser, après quelques savantes virevoltes échappateuses.
Il porte un jean délavé à souhait, un T-shirt jaune souci, sur lequel il est écrit en anglais, brun :
Un gilet de cuir sans manches et non boutonné parachève sa mise. N’en plus, il s’est mis une boucle d’oreille de sa chère Ramadé, ce qui lui confère un air de corsaire, ou de Noir qui ferait la traite des blanches. Il est chaussé de baskets cradoches, et pas rasé, ce qui ajoute ! Plus du chouinegomme voracement mastiqué. Pas bon genre, notre aminche ! Une certaine sauvagerie empreint son visage.
— Tu es au courant de ce qui s’est produit ? lui demandé-je.
— Yes, baby !
Il va entrouvrir la fenêtre et d’une expiration puissante glaviote sa gum sur d’éventuels passants.
— Tu sais quoi, Fleur des Tropiques ?
— Qu’une fille a accroché un poisson d’avril dans le dos de ce gros sac !
Je bondis.
— Une fille, dis-tu ? Comment le sais-tu ? Tu l’as vue ?
— Oui, monsieur.
Je lui désigne le billet fiché contre le verre lumineux. Il en prend connaissance, les deux pouces passés dans les poches gousset de son gilet de cow-boy pour fête foraine.
— Mouais, fait-il. C’est l’Opération Dans-le-cul-la-Balayette, on dirait ?
Il ajoute :
— Faut dire que ce tas de lard avait autant l’air d’un agent de police que moi de la princesse Anne ! Il ne déambulait pas, dans la rue Saint-Denis : il y régnait ! On aurait dit qu’elle lui appartenait, ainsi que tous les gens qui s’y trouvaient.
Prostré, le Mahousse n’a pas enregistré ces perfides déclarations, sinon il s’arracherait à ses torpeurs purulentes pour prendre notre pote à (ou aux) partie(s).
— Un putain de châtelain du Moyen Age, reprend l’accusateur, voilà de ce qu’elle avait l’air, cette citerne à purin ! Un nobliau arpentant ses terres ! J’avais honte ! Qui donc se serait laissé prendre aux rodomontades de ce poussah ?
— Bien, dis-je, peut-être serait-il opportun, Jérémie, de stopper les sarcasmes et les invectives. Une pincée de sel est plaisante, une poignée rend le brouet immangeable.
Surpris par ma fermeté, M. Blanc hausse ses robustes épaules.
— C’est vrai, ronchonne-t-il, j’oubliais…
— Qu’oubliais-tu ?
— Que Béru est ton chouchou. Les enfants anormaux sont souvent davantage chéris que leurs frères par leurs parents.
— On s’égare, Noirpiot ! Parle-moi de la fille qui a accroché cet avis dans le dos du Gros.
— Ça ne lui a pas été difficile : il faisait du gringue à une pute dont je ne voudrais pas pour laver l’escalier de notre immeuble ! On aurait aussi bien pu lui enquiller une plume de paon dans le cul ! Lui, quand il flirte, c’est du béton !
— Tu veux bien me raconter la fille en détail, oui ?
— Une gosse d’environ dix-sept ans, blonde, qui portait un imper Burberry’s par-dessus un jean troué et un T-shirt blanc. Cheveux longs, yeux bleus. Ravissante. Un peu sauvageonne. Elle tenait un carton à dessins sous le bras. Lorsqu’elle est passée devant moi, je n’ai pu me défendre de l’admirer. Elle avait cette grâce un peu mystérieuse de l’actrice Juliette Binoche.
On dirait que l’adolescente qu’il évoque lui a fait de l’effet, au Négus, d’ordinaire si chaste.
— Elle se déplaçait comme une danseuse, poursuit-il, lyrique. Ses longs cheveux flottaient au vent de sa marche. Elle…
— C’est pas pour une compo franc, c’est pour un rapport, coupé-je, sectionnant son envolée poétique au ras de la tige.
Il a le regard plein de stries sanglantes quand tu lui « mords le nez », M. Blanc. Des instincts cannibalesques lui remontent du fond des âges. On sent qu’il serait capable de te dépecer sans t’ôter le nombril.
— En passant derrière Béru, elle a marqué un temps d’arrêt, continue Jérémie. Elle a sorti le papier de sa poche où il devait être prêt, avec le morceau de scraf adhésif déjà en place. Rapidement, elle l’a fixé dans le dos de ce monumental crétin. Un mouvement fulgurant. D’où je me tenais, je n’ai pas vu tout de suite le papier car ton bien-aimé Bérurier se trouvait placé de trois quarts par rapport à moi, sinon je me serais précipité. C’est seulement au bout d’un moment, lorsque la pute l’a rappelé et lui a ôté l’écriteau que j’ai pigé. J’ai alors piqué un sprint dans la direction empruntée par la jeune fille blonde, mais elle avait disparu.
Il m’adresse un désarmant sourire rouge et blanc comme le drapeau helvétique et déclare :
— C’est tout, mon z’ami. Bamboula, il a pas pu faire mieux !
— Cette gonzesse, tu saurais reconstituer son portrait-robot avec les techniciens ?
Il m’adresse une moue désorientée.
— Je crains un fiasco, mon pote. Elle était bien trop jolie, que veux-tu que ça donne ? Une illustration pour un feuilleton d’amour de Nous Deux !
Il s’empare d’un crayon, d’un bloc de fafs et se met à dessiner.
— Pas besoin d’aller au Quai. Tiens, la voilà à peu près, ta petite souris. Une espèce d’étudiante…
Je vais me planter devant la missive durement éclairée par une lampe hallucinogène, comme dit le Gros.
— Si on examinait cela d’un peu plus près ? proposé-je à mes Pieds-Nickelés.
Béru s’ébroue et se dresse. Pinaud en fait autant. Ayant des yeux de lynx, Jérémie se contente de lire à distance.
— Quelles constatations vous viennent, s’il vous en vient ? demandé-je à la ronde.
— « O. M. aux V. » signifie probablement Organisation Mort aux Vaches, déclare Pinuche.
Il tutoie la gâtouille, ce vieux nœud. On le sent qui s’enlise dans l’âge comme en des sables mouvants. Nous persistons à lui confier des besognes, à le faire participer à nos équipées, mais on pige bien, hélas ! qu’il a franchi le point de non-retour et qu’il est happé par les abîmes du temps. Il a toujours eu des aptitudes à la sénilité, César. Maintenant, les ans ratifient ce penchant. Peu importe il continue d’appartenir à notre univers.
— Très fort, Pinaud, le complimenté-je.
Le fossile se décape des grumeaux dans la gargante et bêle son rire frileux et triomphant. Un rien le comble !
— A toi, Béru, qu’est-ce qui te fait tiquer, là-dedans ?
— Mon nom, répond-il du tacot au tacot.
Et alors là, vraiment bravo. Moi aussi, ça me fait renâcler. Comment se peut-il que les membres de cette fumeuse organisation aient pu percer l’identité du Gravos ? Ça soulève des perplexités, une pareille question, non ?
— Une remarque, monsieur Blanc ?
— Elle concerne la rédaction du billet. A première vue, on pourrait penser que ces caractères bâton sont chargés de travestir une écriture. Moi, je prétends qu’ils constituent l’écriture de quelqu’un. Voyez comme ils sont tracés avec aisance. Comme ils sont rapides, coulés. Ce sont les dessinateurs, les publicistes, les architectes qui manient ce genre de caractères. Si vous voulez mon avis, ils vont bien avec le carton à dessins que portait l’adolescente.
— Là aussi, bravo ! fais-je. Moi, je vais apporter ma petite pierre à l’édifice. Elle a rapport au nom de l’organisation. Le Dabe a déclaré que cela sentait son voyou de banlieue, je ne partage pas ce point de vue. Des loubards ne constituent pas des « organisations », mais simplement des « bandes ». Une « organisation » c’est romantique, quelque part. Cela implique une connotation plus ou moins philosophique. Je suis convaincu que ce sont des jeunes qui ont fondé celle-là, mais des jeunes appartenant à des milieux aisés. Je vois très bien des traîne-patins de facultés, plus ou moins alcoolisés ou schnouffés, organiser ce genre de « réseau ». Des idéalistes qui, sitôt qu’on les aura arrêtés, prendront conscience de la gravité de leurs actes et deviendront des loques.
— Comment t’est-ce ils ont pu t-avoir mon blase ? insiste Sa Majesté.
— J’ai ma petite idée, murmuré-je.
— Dis-nous-la-nous, implore « l’agent de police » Bérurier.
J’hésite, puis secoue la tête.
— Navré, mes drôlets : elle n’est pas « à point ». Les fruits, quand tu les cueilles encore verts, ils achèvent de mûrir loin de leur arbre ; pas les idées !
Le Dabe en golfeur, il est un peu sublime sur les bords. Dans les tons vert, si vous voulez bien vous donner la peine de suivre mon regard étincelant d’intelligence. Vert et jaune, plus de ci et là, une tache feuille-morte. Tu le flashes et t’obtiens la couvrante du magazine Men. Pour moi, le golf est un sport avec lequel les gens huppés (ou feignant l’être) font joujou. Je les regarde arpenter le green, à longues enjambées et je me marre. Ils forment des petits groupes toujours saboulés de première, avec des mines anxieuses, voire simplement graves. Des esclaves coltinent leur ferraille à la con. Le groupe stoppe, se met en arc de cercle. De loin, on croirait un déplacement de justice en pleine reconstitution. Tout ça paraît très important. Et puis t’as un glandu qu’écarte légèrement ses nougats et qui se met à balancer son fer comme une ziquette de cheval avant de sabrer la petite balle blanche. Tous les assistants lèvent la tête pour la suivre du regard : « Oh ! la belle bleue ! ». Qu’après quoi, le silencieux cortège reprend sa marche en rase campagne vers des monticules perfides, des embûches de Noël, des étendues salement sableuses. Moi, je préfère le Tour de France dans l’Alpe homicide, ou bien le tournois de Roland-Garros, voire celui des Cinq Nations. J’aime qu’on s’emploie pour de bon. Balancer une balle et se mettre à sa recherche, c’est glandu comme idée. Juste le moment de la foutre dans le trou qui est marrant, parfois, et encore ! J’ai horreur de l’afféterie. C’est pourquoi, ces élégants maniérés, avec leur carquois plein de cannes superflues, qui « peutent » plus haut que leur cul, j’ai un peu honte, comme si souvent le long de ma vie, quand je vois pleurer ceux qui devraient rire et bouffer ceux qui devraient maigrir.
Et de découvrir Achille dans sa tenue esbroufante, se donnant l’air anglais comme si sa gueule de vieux pédant ne lui suffisait pas, ça me fout spontanément des ulcérations dans l’épigastre.
Il est en compagnie d’un couple digne de lui. Deux vieux birbes cotés en Bourse. Bouches cul-de-poule, la dame, feutre à plume de faisan. Elle parle en dessous de ses poumons et son regard asperge de la merde de son mépris tout ce qui n’appartient pas à son monde.
Son birbe se prépare à jouer. Il cherche un fer adéquat, pas rater le coche, tu parles. Il soupèse, hésite, consulte son caddie par monosyllabes (il mérite pas davantage !) Un chirurgien qui va se lancer dans une transplantation cœur-poumons-foie-reins-rate-anus. « Je prends ma scie égoïne ou mon sécateur deux vitesses ? »
La vieille peau qui m’a retapissé murmure d’un ton fantastiquement ulcéré :
— Quel est cet individu qui se permet de se promener au beau milieu du green, très cher ?
Le Vioque se retourne et m’asperge.
— Ah ! diantre ! exclame-t-il avec simplicité. Vous permettez, chère Marie-Rose ?
Et il se pointe à mon avance, avec un regard à la fois encuriosé et mécontent.
— Qui vous a dit que j’étais ici, San-Antonio ?
— L’une de vos femmes de chanvre, monsieur le directeur, j’y réponds histoire de me marrer.
Que j’adore déformer les mots pour causer aux pompeux. C’est comme des bras d’honneur mignonnets que je leur tire, tu comprends ?
— Cela urgeait tellement ? maussade-t-il.
— Je le crois sincèrement, monsieur le directeur, sinon je ne me serais jamais permis de venir troubler vos performances.
La vieillarde prénommée Marie-Rose (la mort parfumée de l’époux) louche dans notre direction.
— Rien de fâcheux, bon Achille ? elle s’inquiète.
Bon Achille lui adresse un baiser du bout des doigts.
— Je ne le pense pas, ma tourterelle.
Comme il surprend mon regard ironique, il me chuchote : « C’est les Rousselin-Rousselon, des grosses filatures du Nord. »
Moi, incorrigible, de chuchoter à mon tour :
— Et la filature, ça vous connaît, patron !
Bon, est-ce qu’il doit rire d’une aussi indigente boutade ? Non, pas en tenue de golfeur. Il fronce son tarbouif d’aristo et assure la visière de sa gâpette escamoteuse de calvitie. C’est vrai que sans son pain de sucre, il paraît six mois de moins, Chilou.
— Eh bien ? s’impatiente-t-il.
Le duraille c’est de lui balancer mon vanne.
— Monsieur le directeur, à qui avez-vous parlé de l’opération Bérurier ?
Là, il rebiffe sec :
— Non mais, dites donc, Antonio, vous me questionnez, ma parole !
— N’appelez pas cela un questionnaire, patron. Il s’agit d’une information secrète, chuchoté-je si bas qu’il sort son petit canif d’or pour se couper les poils des oreilles afin de mieux m’entendre.
— Mais, que diantre…
Je ne laisse pas éclore et se développer sa rogne.
— Ce que je vous demande est de la plus haute importance, monsieur le directeur. Je n’ai pas le temps de vous importuner en ce lieu où vous accomplissez des exploits nécessitant une formidable concentration. Le « piège » Bérurier a été éventé. Comme nous avions pris d’infinies précautions pour qu’il restât secret, j’en conclus que vous l’avez fatalement révélé à des gens, collaborateurs ou supérieurs, pour, je le conçois, calmer le souci que leur cause cette épidémie d’assassinats.
Je le cadre droit aux prunelles, sans ciller, et ma voix, quoique basse, est d’une froideur inusitée.
Pépère sent qu’il ne peut pas se dérober. A trois mètres de là, son ami textilateur Gaston Rousselin-Rousselon vient de shooter. Un bruit de branche morte brisée net. La morue vénérable assortit le coup d’un commentaire pas bandant.
— S’il vous plaît, monsieur le directeur, pressé-je.
Achille se rend :
— Naturellement, j’ai exposé votre plan à M. le ministre de l’Intérieur.
— Et puis ?
— A mon sous-directeur, Philippe Dumanche-Ackouihl.
— D’autres personnes encore ?
C’est là qu’il implose, le Vioque !
— Non mais, dites donc, Antonio ! Que signifie votre insistance ? Je n’ai pas de comptes à vous rendre !
— Moi, si, réponds-je, et c’est pour pouvoir le faire pleinement que j’avais besoin de votre participation, monsieur le directeur.
Comme j’amorce la courbette de prise de congé, voilà un employé du club-house qui se la ramène ventre à terre (ça ne fait pas mal : c’est du gazon). Il tend un combiné téléphonique radio à Chilou.
— Pour vous, monsieur, un appel téléphonique de votre bureau, urgence exceptionnelle !
— Mais saperlipopette, s’exclama mon Vénéré, il sera dit que je ne finirai pas mon parcours ! Allô ! oui, lui-même !
Il écoute le message et son regard bleu pâle vire au blanc.
— Vous savez quoi ? me fait-il comme un qui cause en jouissant. Vous savez quoi ? Le brigadier Edouard Santorches vient d’être assassiné place de l’Alma du fait d’une grenade offensive lancée contre lui par un motocycliste.
— Ils ont changé de quartier, noté-je sans m’émouvoir.
— Des choses fâcheuses, bon Achille ? s’inquiète la mère Rousselin-Rousselon, dont c’est le tour de peuter un grand coup.
Avec une forte personnalité comme Achille, chez nous, le sous-dirluche revêt autant d’importance qu’une déclaration de Canuet à la page 22 du Petit Landais libéré. Dans un sens, son manque des plus élémentaires prérogatives l’arrange car Philippe Dumanche-Ackouihl est un bellâtre gominé Valentino, d’une cinquantaine d’années qu’il refoule par tous les moyens autorisés par la loi. Cela va de la teinture à cheveux au tirage de peau, en passant par des séances de finless, des régimes biafrais, des costars pastel et de délicats fonds de teint. Pour te confier le grand secret de Polichinelle de la cabane Pébroque, Philippe Dumanche-Ackouihl prend du rond comme un follingue bien qu’il soit marié et père de famille. Fils d’un très haut fonctionnaire de l’ex-administration coloniale, il a fait, en son temps, un riche mariage fomenté par « les familles ». En garçon avisé, il a pensé, comme tant d’autres, qu’il pouvait souscrire à une telle formalité sans cesser de se faire taper dans la lune. Son épouse est une battante qui s’occupe de bonnes œuvres très actuelles nécessitant de fréquents voyages à l’étranger. Le bruit court qu’elle aime la turlute et s’attarde dans les soirées mondaines afin de capturer un canari de braguette en fin de parcours.
C’est fou le nombre de nanas qui raffolent du calumet, j’ai remarqué. J’en connais qui préfèrent ça à la baise et qui ne te prêtent leurs miches que pour souscrire aux bonnes manières. Note qu’il est plus qu’agréable de se laisser essorer à la langoureuse, dressé sur un coude pendant que Médéme t’extrapole le chinois, à lui débiter des salingueries de plus en plus pernicieuses pour lui stimuler l’énergie. Je veux bien qu’il n’est pas poli de parler la bouche pleine, mais j’en connais qui réussissent à t’exclamer des beaux trucs passionnés sans cesser de te polyvaler l’ami Nestor.
Bon, je te digresse comme toujours, ne m’en veuille pas, mais c’est la marque du grand romancier qu’une idée projette sur une autre, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait fait le tour complet du sujet.
Donc, M. le sous-directeur en est. Peu m’en chaut car, comme le dit Béru avec sa verve habituelle : « Si ça ne rapporte rien, ça bouche toujours un trou ! »
Il me reçoit avec d’autant plus de surprise que, cézig, personne ne lui demande jamais audience. Enfermé dans son bureau, il lit le Gay pied, ou bien travaille ses abdominaux aux haltères. Il y a bien quelques dossiers sur sa table Napoléon III, mais il s’agit généralement d’affaires importantes qu’il épluche pour se tenir au courant et pouvoir briller lors de ses sorties nocturnes.
— Quel bon vent, cher San-Antonio ?
Il est affable et je le botte. Je sens que si j’en croquais, il aurait pour ma pomme de superbes faiblesses.
— Un vent dont je crains fort qu’il ne nous amène la pluie, réponds-je drolatiquement.
Et de lui tendre un billet anonyme (d’apparence, car c’est Jérémie Blanc qui l’a écrit y a moins d’une plombe).
Il en prend connaissance.
C’est un vraiment bel homme, le cheveu noir, plaqué par des kilos de gomina, le sourcil gris (ça, il teint pas), ce qui lui confère une étrangeté intéressante.
Sur le papier, le Noirpiot a tracé, en caractères bâton :
Cette fois nous montons la barre et c’est le Beau-Philippe qui va déguster.
Organisation Mort aux Vaches.
Le sous-derche clapote des vasistas. Il le sait que le Beau-Philippe c’est son faux briquet (comme dit Béru pour sobriquet), dans la Crèche.
— Mmmmoi ! il exclame.
Sa voix s’éraille, devient presque fluette. Il ajoute :
— Mais je ne leur ai rien fait !
— Si vous croyez que les quatre gardiens de la paix qu’ils ont trucidés leur avaient « fait quelque chose », monsieur le sous-directeur… Enfin, un homme prévenu en vaut deux !
Avec lui, il y a des expressions qui prennent du jus !
— Nous allons assurer votre protection, le réconforté-je. Voulez-vous me rappeler la composition de votre foyer, car il n’est pas expressément précisé dans l’avertissement que c’est votre personne qui sera frappée. Ils peuvent s’en prendre à votre épouse ou à vos enfants.
— Oui, c’est vrai, fait-il, quelque peu rasséréné par cette plaisante perspective. Pour répondre à votre question, nous sommes cinq à la maison. Il y a ma femme, sa vieille mère, et nos deux enfants.
— Parlez-moi d’eux, je vous prie.
— L’aînée, c’est Emeraude, ma fille, dix-neuf ans.
Et moi, le sublime Sana, l’homme qui a le nez presque aussi gros que le sexe, tu sais ce que je m’écoute demander à Beau-Philippe ?
— Elle fréquente les Beaux-Arts, n’est-ce pas ?
A cause du carton à dessins, t’as compris ?
— Non, me dit-il. L’école Fragonard de la rue Fignedé. Hautes études publicitaires.
— Elle dessine beaucoup ?
— Enormément. Je dois même dire que ses trouvailles sont très in.
— Ensuite ?
— Il y a Matthieu, notre second, seize ans, qui est en pension chez les jésuites.
— Puis-je avoir vos coordonnées, monsieur le sous-directeur ?
Il prend une somptueuse carte gravée dans son portefeuille de croco, coins or.
— Tenez !
— Je vous remercie.
— San-Antonio, pour la discrétion, je compte sur vous, n’est-ce pas ? Pas un mot de cette saleté de message aux médias !
— Evidemment, monsieur le sous-directeur, à moins, bien sûr, que cette organisation ne leur adresse elle-même copie de son avertissement.
Avant de le quitter, je murmure :
— Vous avez de bonnes relations avec votre fille ? Il arrive parfois que le conflit des générations…
Il sourit.
— Oh ! certes, il y a bien quelques divergences de vues de temps en temps, surtout au niveau politique. Ces jeunes croiraient démériter s’ils ne prônaient pas des idées de révolte ; mais ce genre de choses s’arrange avec l’âge. Cela dit, je parle très librement avec Emeraude. C’est un peu ma petite copine !
Drôle de « papa » dont les autres « petites copines » s’appellent Vincent, Jacques ou Mathias…
J’aimerais lui demander s’il a évoqué devant sa grande fifille le piège Béru ; mais ce serait envoyer le bouchon trop loin, et d’ailleurs je suis convaincu qu’il l’a fait. Comme je suis déjà certain — instinct poulardin oblige — qu’Emeraude est la jolie adolescente au carton à dessins de la rue Saint-Denis.
Et alors tu sais ce qui est marrant ?
Je vais t’expliquer. L’école Fragonard se trouve en plein quartier Saint-Denis, presque sur les Boulevards, dans la petite rue où il y a un bistrot et un marchand de lunettes, tu vois ce que je veux dire ? Près du tailleur spécialisé dans les habits de cérémonie masculins. Dans la vitrine dudit, t’as un mannequin en jaquette qui ressemble à Balladur, en moins guindé, et qui fait une retape immobile sur un parterre de mouches mortes. Le Noirpiot et moi sommes installés à la minuscule terrasse (deux tables) du Café des Artistes. Jérémie écluse une menthe verte-limonade, moi un demi panaché !
Nous guignons la sortie de l’école. On se parle peu. On fait à peu près pensées communes. A quoi bon gaspiller de la belle salive qui peut faire reluire tant de clitoris en émoi ?
Il va être midi. Des odeurs culinaires du premier degré (oignons, friture) retentissent un peu partout. J’écris retentissent parce qu’elles sentent fort !
Un vieillard mis à l’équerre par l’âge et des cyphoses torsadeuses, traîne sa fin d’existence devant nous. Un casse-noix de buis. Il est pâlot, la joue creuse et herbue, vêtu de hardes luisantes. Un feutre à bord court achève d’apporter une sinistre cocasserie à cet homme en route pour le terminus. Il m’émeut. Les êtres comme lui, je voudrais pouvoir les prendre dans mes bras et leur dire que je les aime, qu’on va tous mourir et qu’il faut pas oublier de lire Jour de France, où la vie est si belle. Et puis on renonce à ces élans, de crainte qu’ils ne soient pas compris. On se passe outre, lâchement, pour mitonner dans les petites convenances aigrelettes qui puent le renfermé et le slip attardé.
L’école se met à dégorger des élèves. Des garçons, en majorité et puis quand même des filles. Ils sont grandets déjà. Tous ont une vingtaine d’années, d’autres même davantage.
Ils font un peu traîne-lattes, je trouve. Le débraillé artiste, qu’ils croient. La plupart allumant des cigarettes avec des gestes liturgiques, en se donnant des airs d’officiants. La manière qu’ils tiennent leur cousue : un poème pour série B ! Ils palabrent avant de s’égailler. Gravement, dans le nuage de leurs fumées rapprochées. Cavillons ! Glandeurs ! Faut que la vie vienne les chercher, par surprise. Ils n’ont pas l’idée d’aller à elle. Ou alors ils ignorent que c’est possible.
Je me tourne vers M. Blanc. Tu le croirais au faîte d’un baobab géant à guetter la charge silencieuse d’une tribu voisine. Ces sacrés Africains ont des attitudes, des gestes, des mimiques qu’ils ne perdront jamais. Le lion a les mêmes, et le puma, et la panthère de Somalie ; tous pareils. Des gestes de qui-vive, de méfiance suraiguë. Le regarder exister constitue un spectacle en soi.
La mousse de mon demi panaché se rétrécit. Quand j’étais chiare, lorsque papa m’emmenait au bistrot, les aprèmes d’été, il commandait toujours un demi pression sans faux col ! Et moi, le mot faux col, s’appliquant à un breuvage, ça m’impressionnait parce que déjà, sans doute, je pressentais tout un délectable déclenchement jubilatoire dû aux mots. Je bois une gorgée. C’est bien le goût de mon enfance. L’amertume discrète de la bière, voilée par la limonade sucrée et citronnée.
Les souvenirs, il faut faire gaffe de pas les perdre. Moi, j’en ai plein les oreilles, plein la bouche… Dans le nez aussi. Et dans le cœur, à ne plus pouvoir les coltiner ; comme le gag du type chargé de paquets dans la rue. Il en paume un, un passant obligeant le lui ramasse. Mais pour s’en saisir, il en fait tomber d’autres !
— La voilà ! fait Jérémie.
Sur le bref perron de l’école Fragonard, une fille blonde, aux longs cheveux, vient de surgir. Entièrement loquée jeans : pantalon, blouson réversible. Elle porte un petit sac à dos de peluche sur une épaule. Ça représente un nounours. Ça se fait plus depuis lurette. Elle persiste à utiliser ce gadget enfantin. Je me dis : « Se peut-il que cette grande gamine ait trempé dans des meurtres ? » Je me la figure, égérie de lavedus faussement féroces, mais qui tuent cependant, pour « s’affirmer » !
Elle sort avec une copine. Une boulotte qui s’habille écossais, la pauvrette ! Les voilà parties, devisant. On les suit.
— Tu es bien certain que c’est la môme qui a collé le message dans le dos du Gros ?
— Tu crois que si j’avais le moindre doute…
— Non, non, le calmé-je vitos, je ne crois rien, grand sorcier de la tribu des Bouffe-tout-cru !
Les deux péteuses arquent plein gaz en direction de la porte Saint-Denis. Elles empruntent une entrée de métro. On continue de les filocher, je reviendrai chercher ma charrette plus tard. Elles jactent comme des pies borgnes.
— Elle est belle, non ? soupire M. Blanc.
Cette adolescente encore gracile, aux seins à peine formés le fascine. Avec sa chevelure blonde, ses grands yeux clairs et son teint pâle, elle doit représenter l’idéal de ce bougre athlétique, noir de la tête aux pieds.
Elles ne nous prêtent aucune attention et nous montons dans la même voiture qu’elles.
Moi, le métro, je déteste. Tout le monde se ressemble. Tu n’y trouves que des mines hagardes, vaincues, fossilisées. Cramponnés aux barres chromées, encore tièdes des précédentes pressions de mains, ils ont vraiment l’air de ce qu’ils sont : des naufragés de la vie. C’est les lumières qui font ça. Les hommes dans des souterrains sont déjà un peu morts.
La môme descend à la station Ranelagh après une bise distraite sur la joue de sa copine. Nous en faisons autant. Il est clair qu’elle rentre chez ses vieux puisque notre sous-dirluche crèche rue du Ranelagh.
— Je peux savoir tes intentions ? murmure Jérémie.
— Elles sont pures, ricané-je : trouve-nous un taxi. Moi, je continue de filocher ta fée Marjolaine jusque chez elle, elle habite au 128.
— Et quand j’aurai le bahut ?
— Viens au 128 !
On se sépare, le Noirpiot se met à trépigner au bord de la chaussée, adressant de grands gestes aux sapins de passage, mais à cette heure de pointe, ils sont tous en petites loupiotes. Ça va pas être de la tarte aux airelles pour affréter un navire.
Emeraude va d’un bon pas, avec toujours son nounours-sac à l’épaule. Elle s’arrête parfois devant une boutique de mode qu’elle doit cependant connaître de fond en comble, mais les gonzesses sont comme ça ! Les chiftirs les captent, fascinent. Et quand elles sont pas comme ça, tu peux les laisser quimper car alors ce sont de chiantes intellos impropres à la consommation.
Bon, on finit par atteindre le 128 et — ô surprise ! — un taxoche est là, avec M. Blanc à l’intérieur. Tout à mes réflexions de salubrité publique, je ne l’avais pas vu me doubler. Probable aussi que le Négus a agi dans le velouté.
Je suis l’homme des décisions-flash. Pile qu’Emeraude rentre dans son immeuble, je l’interpelle :
— Mademoiselle Dumanche-Ackouihl, s’il vous plaît !
Elle se retourne, surprise, prête à m’envoyer rebondir sur les roses. Seul, son regard m’interroge. Elle ne moufte pas.
Je lui montre ma brème poulardière.
— Commissaire San-Antonio !
Là, elle réagit :
— Oh ! c’est vous ?
— En plein ! Voulez-vous me suivre, je vous prie ?
Elle cabre.
— Vous suivre ?
— C’est cela.
— Mais où ?
— Vous le verrez bien.
Oh ! la donzelle ! Pétroleuse ! Le mec qui se l’épousera, si jamais elle se marie un jour, il ferait mieux de s’engager d’ores et déjà dans la Légion étrange.
— Non, mais dites donc, en voilà des manières ! Vous savez qui est mon père ?
— Tout à fait.
Je tapote ma carte plastifiée sur le bout de mes ongles, puis la renfourne. On ne s’est pas lâchés du regard, elle et moi. Duel à mains nues. Bras de force ! Mental !
— Votre papa, reprends-je, du train où vont les choses, je suis prêt à vous parier votre culotte qu’il aura démissionné demain.
Et de répéter :
— Venez !
Ça y est. Les deux épaules ! Vaincue ! L’Emeraude a perdu son éclat, si j’ose (et j’ose) dire.
— Il faut au moins que je monte prévenir, ma famille m’attend pour déjeuner.
— Elle risque de vous attendre longtemps ! Tu me suis, connasse, ou s’il faut te mettre deux beignes dans la gueule ! m’emballé-je.
Oh ! dis donc ! Il est bouillonnant l’Antonio, ce morninge ! Ça m’est sorti à mon insuce, comme dit Béru. Un jet de vapeur ! V’là que je fais tuuuuttt comme les marmites autocuiseuses. Cette fois, elle me suit. J’ouvre la portière du bahut. Ça sent déjà le nègre à l’intérieur.
— Pousse-toi, Joe Louis !
Du coup, il devient flageoleur, le grand sombre.
La môme s’assied tout contre lui. Maintenant, le sac-nounours est sur ses genoux et il a davantage l’air d’un nounours que d’un sac. « Une petite fille », me dis-je, pris d’une émotion pas racontable.
Le chauffeur, c’est un vinassu très rouge. Il porte un gros gilet de laine marron et une casquette idiote avec un pompon sur le sommet. Il demande en mélécasse hargneux :
— On se fait les cartes où on va quelque part ?
— L’institut médico-légal ! jeté-je.
Prévoyant, j’avais déjà tubophoné le matin à la morgue. Un préposé nous prend en charge et, sans un mot, nous drive jusqu’à la salle où l’on a déposé le cadavre du brigadier Edouard Santorches, la plus récente victime de l’Organisation Mort aux Vaches.
Emeraude nous accompagne d’un pas vacillant, sans piger vraiment où nous allons.
Notre mentor (que l’on a dû faire cuire puisqu’un mentor n’est jamais cru[3]) ouvre le vaste casier réservé à feu Edouard.
Je m’approche le premier pour mater dans le bac de zinc. Pas joli. Il est nu, le pauvre flic. Il a morflé le principal des éclats de grenade dans son ventre et s’est a demi vidé de ses tripous. Il en a reçu néanmoins un peu partout y compris au visage, et il a eu un œil crevé.
Je me tourne vers Emeraude, ravissant spectre blond immobile au côté de Jérémie.
— Venez voir, miss !
Elle ne bronche pas. Alors je vais lui empoigner le bras et l’amène rudement devant le défunt.
— Ça, c’est ton petit dernier, ma biche ! Les autres sont déjà dans des chapelles ardentes ! Regarde bien votre beau boulot à tes potes et à toi. En général, les petites femelles font des enfants, toi tu fais des morts. J’ai lu la bio de ce pauvre type : marié, trois gamins, il avait changé de bagnole la semaine dernière et l’on n’a pas osé apprendre la bonne nouvelle à sa vieille mère qui se meurt d’un cancer. C’est con, la vie, hein ? T’es là, place de l’Alma, à bosser le mieux possible et une sous-merde te foudroie pour rien, presque par jeu ! T’as vu ses tripes, t’as vu sa gueule trouée ? Il s’appelait Edouard, sa bonne femme, quand il la troussait, devait l’appeler Doudou. Regarde, ma chérie, regarde-le bien. Pas le tout de prendre des décisions extrémistes, faut voir à quoi elles conduisent. T’imagines que, parce que vous avez volé une quarantaine d’années à chacun des quatre flics refroidis, il va se passer de belles choses dans notre monde de gerbe ? Tu crois que ça va faire avancer l’humanité qu’Edouard Santorches, ici présent, laisse trois orphelins ? Profite bien du spectacle, gamine. Il est rare que les bourreaux aient l’occasion de contempler leurs victimes à tête reposée. Toi, tu as tout ton temps, môme : la morgue reste ouverte jour et nuit. Alors prends ton pied !
Je peux me gourer, mais je crois que cette journée restera toujours dans son esprit, marquée d’une pierre noire (comme à La Mecque).
Rarement j’ai vu un être se modifier pareillement à vue d’œil, sans bouger. Un effet cinématographique représentant le développement d’une cellule anarchique. Sa peau, sa chair deviennent translucides. On va bientôt voir à travers elle. Y a des tons bleuâtres dans tout ça, un peu verts, même, par endroits. Son visage est comme du verre. Murano !
Un spectacle aussi atroce, en un lieu aussi déprimant, à dix-neuf balais, c’est duraille à supporter.
— Tu as de quoi écrire, Jérémie ?
Il est hagard, lui aussi. Il en tient pour la gamine. Elle l’a commotionné et son présent calvaire le mine. C’est une belle âme, M. Blanc. Un ange de bonne volonté et de tendresse descendu sur la Terre. Dans le fond, j’aurais dû le laisser à ses balayages municipaux. Il regardait la vie, appuyé à son manche noueux. C’est pas fatalement parce que tu as lu Montaigne que tu n’es pas à ta place dans des travaux dits subalternes. D’abord y a pas de travaux subalternes, juste des gens. Des moudus, des écrasés de naissance.
— J’ai un Bic, il dit.
Il sort son portefeuille Prisunic en faux croco de plastique.
L’ouvre.
Dedans, il finit par trouver une lettre de sa gentille sœurette Cadillac V 12, présentement en vacances au Sénégal.
Sur la babille elle lui écrit :
Mon très honoré frère Jérémie,
Je suis en vacances au Sénégal. Toute la famille te passe le bonjour. J’espère qu’il en est de même pour toi. Ta sœur dévouée.
Si j’étais un émule de Le Pen, je rapporterais les fautes d’orthographe, mais, Dieu merci, je ne mange pas de ce pain français-là.
Le condensé du texte fait que le revers du feuillet est disponible.
— Vous pouvez nous laisser, dis-je au préposé, indécis devant une telle scène, je vous appellerai lorsque nous en aurons terminé.
J’attends qu’il soit sorti (d’assez mauvais gré, dois-je admettre) avant de déclarer :
— Emeraude, je veux la vérité totale et détaillée sur ton organisation de merde. Sa fondation, ses membres, vos visées, vos projets. Si tu refuses de collaborer, je t’estourbis d’un crochet au menton et je t’enferme pour une heure avec le défunt brigadier, histoire de te donner l’occasion de réfléchir en profondeur. Et prends garde : je tiens toujours mes promesses. Puisque tu me connaissais c’est que ton papa t’a parlé de moi. Il a dû te dire que mes méthodes ne sont pas celles de tout le monde. Jérémie s’approche de la gamine.
— Il faut que vous parliez, lui fait-il gentiment, vraiment, c’est la seule issue possible.
Sans nous être concertés, voilà que nous faisons le coup classique du gentil et du méchant.
C’est Jérémie qui fait le gentil.
Parce qu’il est gentil.
— Je ne sais pas comment vous remercier, San-Antonio.
— Je ne fais que mon travail, monsieur le sous-directeur.
Ce qu’il y a de surprenant, c’est que c’est à son domicile, parmi les siens, qu’il fait le plus pédaleur de charme, le Beau-Philippe. Il trémousse du fion et sa voix semble muer. Il entoure sa grande fille de son bras tutélaire, mais elle se dégage de l’étreinte paternelle.
— Elle en est toute retournée, la belle âme, gazouille Dumanche-Ackouihl.
Sa bonne femme, elle, est davantage sur la réserve. Elle coupe mal dans notre bracadabrant récit comme quoi la jeune fille allait être embarquée en pleine rue par des patibulaires jaillis d’une bagnole et qu’heureusement qu’on la filochait, sinon il allait vaser des larmes rue du Ranelagh.
Elle a objecté, d’ailleurs. Toujours la bonne vieille logique féminine en comparaison de laquelle notre formation technique de flic n’est que roupette de sansonnet (comme dit Béru). Elle nous a dit : « Ne trouvez-vous pas étrange que ces gens aient prévenu qu’ils allaient s’en prendre à Philippe avant d’agir ? N’était-ce pas compromettre leur plan à l’avance ? »
Et moi, belle pomme, de lui déballer juste l’argument contraire à celui que j’ai servi au mari :
— Le message menace M. le sous-directeur, non ses proches !
— Oui, c’est juste.
Pourtant ça la satisfaisait pas, Alberte. Trop de chou. Une vigoureuse. Qu’empoigne les difficultés par les cornes quand elles en portent. Et qu’à propos de cornes, moi j’ai vu dare-dare que sa folle pédale d’époux avait droit à de superbes ramures pas volées ! Le regard en chanfrein, style coup de fouet. L’homme qui l’approche, elle jauge son calbute d’emblée, la mère. Sans être une virago, elle a un côté solide gaillarde ne rechignant pas à la tâche. Elle sait par quel bout saisir un paf et où le mettre, espère. On s’est tout de suite compris, les deux, question radaduche. Quand tu veux, où tu veux, comme tu veux ! L’engagement a été pris dans un regard. Superbe bestiole en vérité. Un peu trop grand châssis selon mon esthétique à moi, mais ça c’est la question subsidiaire, qu’on utilise lorsqu’on veut chipoter. Elle est de ma taille, et peut-être me dépasse-t-elle d’un centimètre ou deux ? Solide, avec une frime resplendissante.
Que son vieux prenne du rond, ça n’a pas dû être longtemps un problo pour elle. Madame s’est vite reconvertie dans la braguette fantasque, je pressens. Son regard sombre est plein d’intelligence, de volonté et d’appétit. De tous les appétits. Tu dois pouvoir l’orienter dans les chouettes postures, Alberte. Les positions téméraires, les tentatives risquées.
— En somme, dit Beau-Philippe, vous souhaitez qu’Emeraude ne bouge plus de la maison pendant quelque temps et vous entendez y établir une permanence avec votre équipe ?
— Exactement. Plus le téléphone sur écoute, ce qui va de soi.
— Ben voyons ! Faites, faites, commissaire. Vous êtes ici chez vous ! Emeraude, ma belle enfant, tu vas cesser de faire cette tête : tout va bien.
Tout va bien ! Je la regarde et réprime un sourire.
Ça s’est fait drolatiquement, ce plan d’action. A l’issue de ses aveux, Jérémie qui avait pris toutes les notes souhaitables est venu me chuchoter à l’oreille :
« — Sana, je ne t’ai jamais rien demandé, ça va être la première fois et il faut que tu me l’accordes. »
Je savais déjà, mais je l’ai laissé formuler sa requête.
« — Ne l’arrêtons pas ! » a-t-il fait d’un ton quasi pathétique.
« — T’es malade, négro : complicité d’assassinats, appartenance à une organisation destinée à déstabiliser l’Etat ; et ce sont les deux premiers chefs d’accusation qui me viennent mais y en a sûrement des chiées d’autres ! »
Un Noir, je vais te dire. Ça aussi, c’est probablement ancestral. Quand il est buté, il n’y a rien à faire pour le circonvenir. Il a répété et j’ai senti que c’était toute sa superbe personnalité de Jérémie Blanc qu’il mettait dans l’exhortation :
« — Ne l’arrêtons pas, Sana ! »
Et tu sais quoi ? Si je m’étais laissé aller, des larmes me seraient venues aux yeux. D’ailleurs, y en avait plein ses gros lotos veineux.
La môme demeurait toujours plantée au bord du bac sur roulettes où gisait le pauvre brigadier Santorches. Elle avait comme changé d’existence, tout soudain. C’était devenu n’importe quoi d’autre qu’un humain ; quelque chose comme E.T. ou je ne sais quoi ! Je l’avais foudroyée par mon initiative. Celle-ci payait au-delà de tout espoir. Et même, en considérant cette adolescente désincarnée, je commençais à me demander si je n’y étais pas allé un peu fort. Peut-être ne se remettrait-elle jamais d’un tel choc ? Mais ça veut dire quoi, « jamais » ? C’est comme « toujours », juste un adverbe pour faire bien.
« — Ecoute, Jérémie, ai-je chuchoté, il faut être raisonnable. Tu dois bien penser que, lorsque nous sauterons les autres, ils s’affaleront. Personne ne pourra rien pour elle ! »
Mais il a répété, pour la troisième fois :
« — Ne l’arrêtons pas ! (Et il a ajouté, plus bas que le reste, si bas que j’ai plutôt deviné :) Je t’en supplie. »
Le local où sont rangées les viandes froides de la morgue ne comporte pas de fenêtre. L’éclairage y est cru, implacable. Au bout de très vite, tu te sens la proie de tous les bourdons du monde. Cet univers carrelé, ces portes pareilles à des portes de four, fermées sur la mort, ce sale silence où ta respiration forme incongruité, tout cela est démesurément neurasthénique.
J’ai regardé le brigadier Santorches, déglingué à outrance ; j’ai essayé d’évoquer ses trois chiares. Ensuite j’ai levé les yeux sur Emeraude (faut-il être givré pour donner un nom pareil à un bébé !). Et alors, ce que j’ai ressenti ressemblait au matin à la campagne, malgré le lieu abominable, tu sais, quand tu te lèves tôt en été et que la nature ressemble à une prière exaucée.
« — Bon, ai-je murmuré, je ne sais pas comment on va pouvoir goupiller ça, mais on va toujours essayer. »
Il ne m’a pas dit merci. Il était comme foudroyé, M. Blanc.
C’est dans le taxi que je me suis mis à phosphorer pour de bon, à essayer d’être efficace malgré la décision de merde que nous venions de prendre. Je me disais que si ça foirait un jour, le monde entier crierait qu’on avait voulu épargner la fille d’un des grands patrons de la Rousse ! Et alors, on répondrait quoi, tu peux me dire ? Ça coulait tellement de source. J’en frissonnais rien que d’y penser. Mais baste ! fallait se cramponner à sa conscience et laisser flotter les rubans de la mariée.
« — Passe-moi tes notes, grand con ! »
Je me suis mis à lire le résumé de la déclaration recueillie comme des lèvres d’une mourante. C’est vrai que, quelque part, elle était en agonie, Emeraude. J’avais moins honte de l’épargner.
Il résultait de ses dires qu’un an auparavant, elle s’était liée d’amitié avec un garçon nommé Hervé Cunar, beau gosse aux idées avancées qui l’avait endoctrinée. Il parlait d’or et elle avait mordu à ses théories fumeuses. C’est lui qui lui avait révélé que son père avait des mœurs spéciales. Incrédule au début, elle n’avait pas eu trop de mal à obtenir la preuve d’une chose que l’amour filial lui avait toujours masquée. Dès lors, elle s’était mise à mépriser son géniteur et, quand une fille méprise son père, c’est l’humanité entière qu’elle hait.
Emeraude avait adhéré au mouvement clandestin de Cunar.
Beau travail de sape ! J’en lisais clairement le canevas. Il était aisé de suivre le cheminement de ceux qui souhaitaient s’assurer le concours de la fille d’un haut fonctionnaire de la police. Au début, on avait laissé mariner Emeraude dans ses désillusions, ses ressentiments. Il fallait qu’elle aigrisse doucement avant de devenir coopérante, comme aigrit le bon vin dans lequel on a plongé la mère du vinaigre. Ponctuée d’une habile propagande accompagnée des intenses moments d’amitié indispensables. Quelques joints pour les soirées fortes. Un peu de sexualité sur le tout ! Bientôt elle était prête. L’opération Mort aux Vaches était décidée… Tuer du flic de rue ? Elle était à ce point « gonflée » de révolution tout azimut que cela lui a paru la moindre des choses. Lorsque tu es en état second, dopé par des enragés véhéments qui bousculent tes sentiments, tes croyances, tes plus simples notions humaines, tu marches.
Elle a marché. Ça restait abstrait.
Son rôle ? Modeste. Puisqu’elle était dessinatrice, c’était à elle d’écrire les messages à la presse, de son écriture pour travaux d’architecture. Second temps ? Puisqu’elle était fille d’huile de poulets, savoir ce qu’on pensait de l’« affaire » en haut lieu ; en suivre les développements dans la Rousse. Elle n’a pas eu de peine à faire jacter papa. Par lui, elle a été mise au parfum du piège Bérurier. Beau-Philippe en riait. Un délicat comme lui, tu imagines, le gros Dégueu, l’estime qu’il lui porte ?
Les gars de l’Organisation, prévenus, ont ourdi le canular. Humilier la police, c’était encore plus payant que de zinguer ses membres. C’est elle qui s’est fait fort d’aller coller le message dans le dos du gros lard. Et puis voilà. Pour cette pécore désœuvrée, rêveuse, insatisfaite, meurtrie par l’homosexualité de son dabe, tout cela ressemblait à une sorte de défi. A un jeu ; il faut avoir le courage de prononcer le mot. A un jeu barbare. Quatre flics butés, ça restait abstrait. Du football de table, en quelque sorte. La bataille navale ! Trivial pursuit !
Je lui ai demandé l’identité de ses compagnons « de lutte ». Hervé Cunar excepté, elle ne connaissait les autres que par leur prénom. La grande règle : seul le chef savait les coordonnées des « conjurés ». J’ai voulu en apprendre plus sur ledit chef, mais elle prétendait tout ignorer de cet homme. Hervé Cunar assurait la liaison entre eux et lui. Mais peut-être est-ce lui, le grand maître ?
Va falloir déblayer le terrain sérieusement.
Dans le taxi, je phosphorais comme une usine d’allumettes. Je me disais qu’après tout, c’était plutôt une sage décision de ne pas arrêter la gosse. Il convenait de la bloquer chez elle et d’attendre que « les autres » la contactent. On risquait de poireauter longtemps, mais si elle ne réapparaissait pas à son cours, ils finiraient fatalement par s’inquiéter d’elle.
Tout s’est organisé dans ce champ de manœuvres qu’est mon cerveau. On s’est pointés chez les parents morts d’inquiétude pour leur déballer la belle fable évoquée plus avant.
— N’est-ce pas, cher San-Antonio, que tout va bien ? répète encore le bellâtre en tentant une nouvelle fois d’enserrer l’épaule de sa gosse.
Mais comme naguère, elle le rebuffe.
— Il me semble, oui, confirmé-je.
— J’y pense ! Vous n’avez pas déjeuné ?
— Ce n’est pas un problème dans notre profession, vous ne l’ignorez pas, monsieur le sous-directeur.
— Tatata, il lance (par vocation profonde), mon épouse va aller en cuisine vous faire préparer un en-cas pour tous les trois.
— Je n’ai pas faim, fait Emeraude.
Et, à moi, sans me regarder :
— Je peux aller dans ma chambre ? demande-t-elle.
— En compagnie de l’inspecteur Blanc, mademoiselle, si vous le voulez bien.
— Oh ! elle n’est pas raciste, lâche le con de père ; ce serait plutôt le contraire.
Soupir ! Il prendrait, pour un peu, Jérémie à témoin du non-racisme de sa grande, et peut-être s’en excuserait-il auprès de lui ?
Ils sortent. Je conseille à Dumanche-Ackouihl de ne souffler mot de cette dernière aventure à quiconque, pas même au Vieux qui risquerait de remuer de la merde avec des pelles à tarte en argent massif.
— Non, non, cher commissaire, s’empresse l’autre pédoque, ravi. On bricole ça entre nous, n’est-ce pas ?
Rasséréné, il repart pour le burlingue. Moi, je reste seul avec Alberte. Elle me demande si un sandwich pain de mie jambon me conviendrait. J’assure que tout à fait. Et est-ce que du beurre me ferait plaisir ?
« Le beurre garde-le pour te lubrifier l’oignon quand je vais te sodomiser, grande cavale ! » lui réponds-je. Avec les yeux seulement, mais le message est reçu.
— Volontiers, madame.
Et puis, pouf ! je suis seul dans le salon moderne, élégant, sans trop de tapage. Bon goût. Des œuvres d’art pas encore surcotées mais qui gardent toute leur chance de l’être un jour. Des canapés de couleur miel. Des rideaux saumon. Le reste à lave-dents.
Je m’approche d’une statue très magrittienne qui représente un dentier dans une cage à oiseaux. Le tout en fer forgé. J’aime assez. Je préfère même à du Rembrandt.
Je décroche le bigophone et appelle le service des écoutes. J’achève de donner mes instructions lorsque Mme Dumanche-Ackouihl revient avec un plateau solidement garni. Outre le sandwich dont elle m’avait présenté le plan de construction, elle m’apporte une boîte de caviar de 50 grammes avec deux toasts et une salade de kiwis qui ferait facilement 23 points au scrabble, et beaucoup plus si tu disposes de cases comptant double ou triple.
— Mais c’est un festin !
— La bonne débouche une bouteille de bordeaux, perfectionne-t-elle.
Elle m’installe à une petite table de marbre noir et verre fumé. Puis s’assied en face de moi.
— Ainsi, vous voilà donc ! murmure-t-elle. Depuis le temps que je suppliais mon mari de vous amener à la maison…
J’aime ce genre d’entrée en matière, franche et massive. Pas de vaines fioritures. Carrément le gras. Ton slip, le mien, même combat !
Je lui souris ineffablement. Si tu ne sais pas en quoi ça consiste, envoie-moi ta bonne femme, je lui apprendrai et elle t’expliquera ensuite.
— Vous voyez, les circonstances ont pallié la carence de votre mari.
Elle hoche la tête.
— Puis-je vous parler sincèrement, commissaire ?
— Je n’envisage pas d’autres manières de parler, madame.
— Quelque chose me dit que vous avez inventé cette histoire de tentative de rapt, pour les besoins de la cause ; mais j’ignore de laquelle.
Je savais qu’elle dégustait mal l’historiette, Alberte. La bonne se la radine avec un Château Talbot 70 qui ferait pleurer un gastronome.
— Peut-être préféreriez-vous un verre de vodka avec le caviar, voire du vin blanc ?
— Non, non, c’est parfait !
La soubrette a besoin d’une remplaçante, vu qu’elle se traîne à la limite du hors jeu. Son extrait de naissance ferait frissonner Mathusalem. Elle est quasiment impotente et quant à la vue, elle fait le ménage avec une canne blanche.
— Marthe était la sœur de lait de maman, commente Mme Dumanche-Ackouihl qui a suivi mon regard.
— Je crois savoir que madame votre mère vit avec vous ?
— Elle ne quitte pratiquement plus sa chambre. Elle va sur quatre-vingt-cinq ans.
— Il semblerait que ces dames ont tété du bon lait, plaisanté-je.
Elle rit brièvement.
— Vous n’avez pas répondu à ma question, commissaire.
— Permettez-moi d’y répondre par une autre : qu’imaginez-vous donc, si vous ne croyez pas à ma version ?
Elle s’assombrit. Et tu sais que la gravité lui va bien ? Comme toutes les femmes de tête, quand elles traversent un moment d’inquiétude, elle retrouve une expression de fillette.
— Emeraude n’a pas fait de bêtises ?
— Ce serait envisageable ?
— Je ne sais pas. Elle est devenue si bizarre depuis quelques mois.
— Bizarre ?
— Je sais bien qu’elle est à l’âge où les filles regimbent mais elle m’inquiète. Elle hait son père, professe des opinions extrémistes qui scandalisent notre entourage et fréquente des garçons dont je redoute sur elle la mauvaise influence.
— Vous les connaissez ?
— Je l’ai rencontrée tout à fait par hasard, un jour, avec quelques types dont le moins que je puisse dire est qu’ils ne me semblaient pas très recommandables.
— Où les avez-vous vus ?
— A Saint-Germain-des-Prés. Ils étaient assis comme des traînards sur le trottoir.
— Vous êtes intervenue ?
— Je ne le pouvais pas, n’étant pas seule. Mais j’en ai parlé à ma fille ensuite.
— Comment a-t-elle réagi ?
— Très mal. Elle m’a dit que son père et moi devions nous occuper de nos fesses et la laisser s’occuper des siennes, puisqu’elle est majeure.
Son regard s’embue. Les tourments maternels prennent soudain le pas sur le marivaudage qui s’élaborait entre nous. Je sens que mon coup d’extase capote. Cela se produit souvent dans la vie. Faut se gaffer du tout cuit. Un grain de sable et tu te retrouves avec la bite sous le bras, comme un pèlerin.
Long silence. Elle est bourrée d’angoisses, la maman. Dès lors, ses belles fesses quadragénaires prennent de la gîte. Son frifri se calme dans sa culotte que je devine affriolante.
Ma pomme, je clape le caviar du sous-dirlo avec appétit. Il fait quoi, Jérémie, avec la gosse ? Pour un coup de foudre, c’est un coup de maître ! Je ne l’ai jamais vu bouleversé à ce point par une greluse, M. Blanc, lui qui est si fidèle à sa chère Ramadé.
Alberte me verse elle-même un godet de Château Talbot. Belle couleur ! Du rubis liquide ! Je porte un toast muet à ses amours auxquelles j’adorerais participer, ne serait-ce qu’à titre de remplaçant, un jour qu’il y aurait un chibreur blessé dans son équipe.
— Et vous n’avez toujours pas répondu à ma question ! répète Alberte, mais sur le ton de la constatation cette fois, car elle n’espère plus grand-chose de ce côté-là.
Et alors, le moment est vachement opportun pour me taire, pas vrai ? Si bien que nous demeurons sur nos positions : elle à ses craintes, moi à mes secrets.
— Mon époux est-il un bon sous-directeur ? demande-t-elle tout de go, pour diversionner.
— Son grade en est la preuve, éludé-je.
— Vous êtes un virtuose de l’esquive, commissaire. Quel merveilleux toréador vous auriez fait !
— Je ne crois pas que cela m’aurait plu, dis-je : je détesterais enfiler mon pantalon avec un chausse-pied.
Je passe au sandouiche jambon-beurre. Lorsque je l’aurai clapé, je prendrai congé. Et alors je m’occuperai du dénommé Cunar Hervé. Mais je l’attaquerai en loucedé, sans rien brusquer. Pas de panique dans la fourmilière !
Elle consulte sa montre avec discrétion.
— Je vais devoir m’excuser, commissaire : j’ai un rendez-vous.
Et moi, insolent, tu sais quoi ?
— Il a bien de la chance, que je réponds !
Faut oser, non ? La femme de mon sous-directeur ! Je te jure !
Elle accuse la grossièreté et sa figure se crispe.
— Je vais d’ailleurs me retirer également, enchaîné-je en m’enfonçant dans la clape une bouchée large comme un département français.
Décidément, il a grand besoin de parfaire son éducation, le beau commissaire, n’est-ce pas, chère méhéme ?
Je vais toquer à la porte d’Emeraude. La trouve lovée sur son lit blanc. Elle pleure. Jérémie est assis au bureau de la jeune fille et, nonobstant son penchant marqué pour l’adolescente, il est en train de le fouiller minutieusement, examinant chaque papier avec soin.
— Je file, lui dis-je. Si la petite reçoit un coup de grelot, qu’elle réponde et prétende qu’elle est malade. Si quelqu’un insiste pour la voir, qu’elle invite le quelqu’un à venir en prétextant qu’elle est seule ici. Banco ?
Il acquiesce.
Une grande tristesse de nègre le point. Voilà qu’il tourne malheureux, M. Blanc ! C’est l’amour, tu crois ?
Je lui tiens la portière de sa voiture pendant qu’elle s’installe au volant. Bref balayage sur ses dessous une seconde aperçus. Féerique ! Je reclaque sa lourde. Elle baisse sa vitre électrique pour un ultime au revoir.
— Votre voiture est garée loin ? s’inquiète-t-elle.
— A la Porte Saint-Denis.
Ça la fait marrer.
— Ce qui est tout indiqué quand on va en visite rue du Ranelagh ! Je peux vous rapprocher ?
— Courcelles n’est pas tellement sur le chemin.
— Qui vous a dit que j’allais à Courcelles ?
— Mon petit doigt ! N’est-ce pas le quartier des aimables studios destinés aux bourgeoises désœuvrées ?
Là, j’outrepasse, non ? Je franchis le point de non-retour ! Dumanche-Ackouihl ne serait pas un plat de nouilles qu’on empétarde, comment que je me ferais sacquer ! Me retrouverais dans un commissariat du Cantal ! Mais qu’est-ce qui me prend ? Pourquoi cette fureur voilée ? Cette rogne sourde ? Tu crois que Miss Emeraude m’a refilé le virus ? Que je vais entrer en lutte contre la bourgeoisie décadente ? Ou bien en veux-je aux parents Dumanche-Ackouihl d’avoir laissé leur grande fille dériver au fil des sales rencontres ?
Sur le moment, j’ai l’impression qu’elle va exploser, fluminer (comme dit Béru). Et puis, au lieu de ça, elle me dit :
— Montez !
J’obéis et me voilà assis dans sa 205 Pigeot blanche avec en option des z’housses de cuir. Elle ne démarre pas. Elle murmure :
— Savez-vous ce qui me tourmente, commissaire ? Votre attitude. Vous êtes, de toute évidence, un homme bien élevé. Si vous me débitez des grossièretés, c’est dans un but bien précis, mais que je ne parviens pas à déceler. On dirait que vous voulez me faire sortir de mes gonds. Eh bien ! je ne vous donnerai pas cette satisfaction ! Il faudra vous y prendre autrement, mon cher. Quoi que ce soit qui vous tracasse, dites-le-moi franchement ; même si c’est difficile à entendre. Je suis une femme solide, vous savez ! Je mène une vie de solitaire, mine de rien. Dans la police on doit connaître les mœurs de mon mari et s’en gausser. Je parie qu’il a un surnom ?
— Beau-Philippe, confirmé-je.
— Tiens, c’est seulement flatteur et pas méchant, je m’attendais à pire, à moins que vous ne me ménagiez ?
— Je ne vous ménage pas.
Je la visionne, pile entre les seins, d’abord, là que réside la France profonde pour moi. N’ensuite je remonte mon périscope jusqu’à son regard lucide et franc.
— Votre rendez-vous est important ?
— Rien n’est important.
— Vous pouvez le différer ?
— Non. Mais je peux le remettre.
— Cela vous consternerait ?
— Pas trop.
— En ce cas, soyez gentille : allez l’annuler.
— Et ensuite ?
— Je vous ferai participer à une enquête intéressante.
— Qui concerne Emeraude ?
— Oui.
— Je reviens !
Elle descend de sa tire pour remonter téléphoner chez elle.
Elle finit par dégauchir une place douteuse pour sa petite chiotte, rue de Rennes.
En cours de route je l’ai bien chapitrée. Et la voilà partie, entre les clous. Putain, ce châssis ! Un tout petit peu lourdingue du bas pour un puriste chipoteur, mais la silhouette reste plaisante et t’inspire des idées grenues. Elle se fond dans la foule. Je respire le délicat parfum flottant dans la 205. Odeur de cuir et d’ambre.
Au bout d’un instant, des fourmis me zigouitent les longerons et je m’extrais du véhicule, non sans avoir prélevé la clé de contact et bouclardé la tire. A mon tour, je gagne la rue André-Simone, toute voisine et pittoresque avec ses vieilles boutiques d’antiquaires, ses librairies spécialisées dans l’invendable, ses entomologistes dont la vitrine propose des boîtes au couvercle de verre, contenant des papillons épinglés qui paraissent être découpés dans de vieux albums défraîchis.
Le 17 est percé entre un petit bistrot à quatre places et un marchand de cartes marines anciennes. Je me mets en planque à distance, devant un bouquiniste. Le temps passant, je me dis qu’il y a bon Banania. Ça prouve qu’Alberte n’a pas trouvé porte close. J’admire pour la centième fois les œuvres totalement complètes d’Anatole Branlard, publiées chez Poisseux-Dubas en 1895 sous le titre général de Périphérie de la circonférence et son accommodement. Et pour la centième fois, je passe au traité de Simon Neutriquet sur la Malformation oculaire du râle d’eau, lorsque Mme Dumanche-Ackouihl (je n’aurais jamais affublé le sous-dirlo d’un tel patronyme si j’avais pu me douter qu’il avait une aussi jolie femme !) paraît[4].
J’attends avant de la rejoindre, me demandant si elle va être filée ; mais onc ne sort de l’immeuble. Ma compagne est déjà debout devant sa petite tire blanche, me cherchant du regard, lorsque je la rejoins.
Je lui rends ses clés et nous nous retrouvons dans sa jolie bagnole.
— Vous avez vu Hervé Cunar ? lui demandé-je.
— Non.
— Comment se fait-il que vous soyez restée si longtemps dans l’immeuble ?
— Il n’était pas chez lui, par contre, j’ai été reçue par une fille qui se trouvait à son domicile. Une droguée, de toute évidence. Des yeux absents, des gestes flous, vous connaissez le topo ?
— Oui, je vois. Et alors ?
— Elle semblait tout ignorer d’Emeraude. Quand je lui ai dit qu’elle était amie avec Cunar, elle a haussé les épaules en soupirant que, des amis, il en avait des « chiées », pardon pour le terme.
— Je ne suis pas effarouchable, rigolé-je. Ensuite ?
— Je lui ai dit ce que vous vouliez, c’est-à-dire que ma fille est à la maison, malade, et qu’elle veut absolument parler à Hervé.
— La fille vous a précisé où il se trouvait ?
Elle hausse les épaules.
— En voyage, paraît-il. Elle s’est montrée très évasive sur ce point.
— Quand doit-il rentrer ?
— Elle prétend l’ignorer.
— Espérons qu’elle n’oubliera pas de lui faire la commission.
— Par mesure de sécurité, j’ai laissé un mot en évidence dans le logement.
— Voilà qui est parfait, madame Dumanche-Ackouihl ; si je m’attendais avoir un jour pour collaboratrice l’épouse de mon sous-directeur ! La vie est décidément pleine d’imprévu.
Mais ma boutade ne la divertit pas. Elle a posé sa main sur mon genou et dit, angoissée :
— Je sens que tout cela n’est pas bon pour Emeraude, commissaire ; si ma fille a commis quelque chose de répréhensible, dites-le-moi franchement !
Cette main légère sur mon genou me flanque une furieuse envie de baiser. Je pose la mienne par-dessus, comme pour un accouplement manuel.
— Rassurez-vous, tout va bien, mens-je.
— Vous…
Quelque chose lui souffle de ne pas essayer d’en apprendre davantage. Du moment que je suis là, à lui prétendre que ça baigne, elle doit chasser ses pensées noires.
— J’ai gâché votre après-midi, lui dis-je. Voilà pourquoi je vous suggérais de seulement différer votre rendez-vous.
— Aucune importance, je suis bien.
Moi, que veux-tu que je fasse ? Une dame te dit qu’elle est bénaise avec ta pomme, ton premier souci est de lui en fournir davantage, non ? Toujours la recherche du must, comme chez Cartier ! Commak que se bâtissent les réputations de haut standinge. Alors je décris un léger arc de cercle, ma main droite se plaque sur son cou, bien lui maintenir la tronche. J’approche mes lèvres des siennes, comme on écrit dans les petits bouquins mouillotteurs pour pâles jeunes filles fiancées à leur médius. Et c’est la pelle légère, en fibre de carbone, souple et investigatrice, qui s’épanouit dans le giratoire, s’enquiert en grand et qui, par un jeu savant des lèvres, parvient à retarder l’asphyxie.
Des passants nous regardent. C’est rare, en plein Pantruche, un couple de personnes d’âge pré-mûr qui se chanfouine la grume aussi innocemment. Un taxi à l’arrêt auprès de nous, ayant capté quelques millimètres de mon regard, m’adresse le grand geste de la baise. Un conseil ? Probablement.
— Nous pourrions peut-être aller ailleurs ? suggéré-je après avoir récupéré ma bouche et son contenu.
Elle dit seulement :
— Où ?
Et moi qui suis d’esprit bizarre to day :
— Chez moi, à Saint-Cloud ; ça vous irait ?
— Je croyais que vous viviez chez votre mère ?
— Elle est absente pour deux jours.
Là, elle rit :
— Son petit garçon en profite pour faire des frasques ?
— Qui vous parle de frasques ? renfrogné-je.
Que nous voilà at home.
Une que j’avais oubliée, c’est Maria, notre bonne espanche dont tu sais l’amour ardent qu’elle me porte. Quand elle me voit débouler au mitan de l’aprème en compagnie d’une dame Chanel-Carita, sa tronche s’allonge comme sur un Greco.
— C’est romantique, ce pavillon, déclare Alberte. On se croirait dans je ne sais plus quel film de Tati.
— Mon oncle ? suggéré-je.
— Il me semble. Et ces vieux meubles de famille, cette bonne odeur de cire et de confiture de coings…
Elle est ravie, ma sous-dirlette. La Maria, elle, l’est beaucoup moins. Jalmince façon ibérique. La navaja en poigne. Si tu me trompes, je te tue ! Mais nos mœurs françaises affaiblissent les siennes. Elle l’a bien compris, la farouche, que chez les Gaulois on papillonne du braque. On butine de la membrane, nous autres caballeros de la plaisante France. C’est malédictif, on n’y peut rien. Ou alors faudrait nous découiller à la naissance, voire nous greffer quelque embryon de sujet britannique pour qu’on refrène. On a toujours la brosse en point de mire. A part quelques moudus, pas un sujet de Sa Majesté Tonton qui ne s’endorme sans rêver qu’il calte sa crémière, ou la fille de sa concierge, ou encore la maîtresse de son meilleur copain (la femme, c’est déjà fait).
— Un peu de thé ? proposé-je.
— Non, merci.
— Ça vous amuserait de voir ma chambre ?
— Hypocrite !
Nous rions. Le noir regard de Maria nous escorte dans l’escalier. Et puis voilà que le téléphone carillonne.
— Répondez que je ne suis pas là, Maria ! lancé-je.
Et cette arrière-petite-fille, petite-fille, fille et sœur de pute décroche, dit « allô », avec l’accent espagnol.
— Messiou ? Si, l’est là ! fait cette sous-garce, merdique à en perdre ses poils pubiens.
Ah ! l’extrême salopiaute ! Ah ! la casseuse de coups ! Rageur, je lance à Alberte de m’attendre dans ma turne : (la porte en face de l’escalier) et dévale pour aller arracher le combiné des mains de la goguenarde truie asturienne.
— Faudrait vous raser, ma vieille, lui dis-je méchamment, vous commencez à ressembler à Fidel Castro !
La voilà qui chiale ! Ce que je peux me montrer cruel dans mes dépits !
— San-Antonio ! annoncé-je modestement.
— Le service des écoutes, commissaire. Nous avons essayé de vous atteindre à votre bureau, mais comme…
— Du nouveau ? coupé-je.
— Il semblerait. Un coup de téléphone vient d’être donné de la rue du Ranelagh qui nous paraît bizarre.
— Vous voulez dire de chez Beau-Philippe ?
— Oui. Vous voulez l’écouter, je rapproche le combiné de l’enregistreur ?
— Allez-y !
Quelques instants à blanc, puis je perçois le composé d’un appel téléphonique. Enfin une voix de femme, jeune mais lasse répond :
— Allô ?
Et l’organe d’Emeraude Dumanche-Ackouihl retentit :
— Violette ?
— Oui, qui est à l’appareil ?
— Emeraude. Il faut que je parle à Hervé immédiatement.
— N’est pas ici. Ta mère est déjà venue le demander.
— Ma mère ?
Là, une ligne de stupeur bien méritée.
— Ben oui, ta mère !
— Qu’est-ce qu’elle lui voulait ?
— Lui dire que tu étais malade chez toi et qu’il devait absolument t’appeler.
Re silence, non de stupeur mais d’effroi.
— Oh ! mon Dieu, c’est un piège. Tu peux le joindre ?
— Lui ! Tu le connais ? L’oiseau sur la branche !
— Il n’a pas prévenu de l’heure à laquelle il rentrera ?
Elle ricane :
— Même pas du jour. Il a emporté un bagage, ce matin. Mon avis est qu’il a pris l’avion pour quelque part.
— Merde ! s’écrie Emeraude.
Troisième silence.
— Ecoute, Violette, la police est au courant de tout, il faudrait prévenir les copains qu’ils disparaissent.
— Mais je…
Là, Emeraude raccroche précipitamment. Je suppose qu’elle avait mis à profit une courte absence pipi de Jérémie. La môme Violette crie à plusieurs reprises le nom d’Emeraude, puis maugrée « que tout ça la fait chier » et raccroche. Fin de l’enregistrement.
— Qu’en dites-vous, commissaire ? demande mon partenaire des écoutes.
— Intéressant, merci de m’avoir appelé.
Je coupe pour composer le numéro des Dumanche-Ackouihl que j’avais noté. C’est cette petite garce d’Emeraude qui répond d’une voix tellement candide qu’un contrôleur du fisc en pleurerait.
— Passez-moi l’inspecteur Jérémie, fais-je en réprimant la plus belle rogne qu’un perdreau ait jamais tenue à la disposition d’un prévenu.
Le Crépu fait une entrée solennelle dans mes trompes d’Eustache :
— Ah ! c’est toi.
— Tu es allé pisser ? questionné-je abruptement.
— Il y a dix minutes, il ne fallait pas ?
— La blonde saucisse bourrée de merde que tu surveilles en a profité pour alerter sa bande de Pieds Nickelés.
Atterré, il est, le Black sentimental.
— Pas possible !
— On tient la bande enregistrée à ta disposition, Fleur des Tropiques ! Tu vas me faire le plaisir de talocher la gueule de cette giclure de foutre si jamais elle rebouge un cil, tu m’entends, Romé de mes deux ?
Je ne sais pas ce qu’il répond, ni même s’il répond. Je raccroche.
Ma colère m’emporte à des altitudes où l’air cesse d’être respirable parce qu’il n’y a plus d’air. Je sors comme un fou. La tire blanche de la mère Alberte est là, dans le renfoncement, la clé de contact au tableau de bord. Je m’y rue. Je démarre plus rapidement que Prost quand il court le G.P. du Brésil. Direction la rue André-Simone, à Saint-Germain-des-Prés. Tout en pilotant, je pense que la mère d’Emeraude, dans ma chambrette de célibataire, a dû déjà enlever sa culotte pour me faire une bonne surprise.
Tout de même, ça m’arrache un grand rire de loup à travers mes fureurs. Y a des cocasseries pour t’aider à gravir l’existence, Dieu merci. Sinon, on baignerait dans d’affreux marasmes, dans des désespoirs même pas poétiques. On crèverait d’être !
Une cabine téléphonique, posée toute conne à la pointe d’un square triangulaire m’attire. Je stoppe en triple file devant la guitoune. Par chance, comme elle fonctionne avec des cartes magnétiques, elle n’a pas encore été vandalisée et deux ou trois coups de turloche me permettent enfin d’atteindre Bérurier. Je lui donne un ordre précis et raccroche.
Cette garce d’Emeraude !
Mais n’est-ce pas logique qu’ayant balancé ses compagnons de turpitude, elle soit saisie par le remords et les veuille prévenir ? La chose prouve qu’elle n’est pas égoïste et ne se contente pas d’avoir les pieds au chaud. Je suis convaincu que Mister Jérémie doit lui avoir déjà trouvé une montagne de belles et généreuses excuses de ce style.
Juste que je retourne à la tire d’Alberte, un agent est en train de la verbaliser. En le regardant usiner, il me vient un flash rapide. Une sorte de préconscience de la vérité. Mais le temps d’examiner cette fulgurance de l’entendement, tant tellement subconsciente, elle s’est fait la mallouze.
Je m’avance, brème en main. Le poulardin m’a déjà reconnu.
— Faites excuse, commissaire, penaude-t-il.
— C’est moi qui m’excuse, mon vieux.
Il a un bonne bille de paysan. Probable qu’après son service, il a déserté le tas de fumier familial, les labours, le tracteur branlant, pour s’engager dans la police urbaine.
— Vous n’avez pas les foies de ce qui se passe pour vous autres agents ? questionné-je, manière de causer.
Il a un sourire désarmant.
— Je n’y pense pas pour moi, commissaire. Nous sommes tellement nombreux dans Paris, ce serait bien la malchance ! Ce qui me tracasse, c’est pour ceux qui y sont passés ; entre autres le brigadier Santorches qui était mon ami. On a fait l’armée ensemble. Si je vous disais, on a même été « Casques bleus » au Liban, il y a quelques années. Un dur ! Tous les courages ! Venir périr en plein Paris après avoir bravé tant de dangers là-bas, c’est bien l’imbécillité du sort, non ?
J’en conviens. Je le revois dans sa bassine de zinc, Santorches. Le bas-ventre déchiqueté, le visage en partie défoncé. Une petite connasse idéaliste le contemplait éperdument en comprenant soudain ce qu’est la mort.
— Il avait trois enfants, dont des jumeaux qui faisaient sa fierté, poursuit mon interlocuteur. En un rien de temps, on l’a nommé brigadier. Il serait monté beaucoup plus haut dans la hiérarchie, commissaire. J’espère que vous retrouverez cette vermine et que vous lui ferez payer la peau des copains.
— On va essayer, l’ami.
On se serre la dextre et je redécolle, perplexe. J’essaie de comprendre ce qui s’est produit en moi au moment où j’ai aperçu ce brave bougre avec son carnet de papillons dans la main. Comme si une voix mystérieuse me lançait un avertissement. Seulement je n’ai pas entendu et la voix n’a pas voulu répéter.
Il a fait fissa, le Gros, car il est déjà chez la môme Violette lorsque je m’y pointe. Pinuche l’accompagne. Et c’est Baderne-Baderne qui répond à mon impérieux coup de sonnette.
La Violette, c’est Fleur de Misère, revue et corrigée par ma copine Sylvie Poulet, la meilleure costumière de l’époque. Une liquette désastreuse, constellée de taches, un jean qu’on dirait tailladé à menus coups de rasoir, les pieds nus et pas clean du tout. Ses cheveux bruns pendouillent sur le devant de sa scène, masquant son regard écœuré de souris triste. Elle a les bras croisés et se tient adossée à l’évier. J’oubliais : un écouteur de walkman en guise de serre-tronche ; musique à toute heure.
J’avise le message d’Alberte, fiché sur le miroir placé au-dessus de la commode. « Prière d’entrer en contact au plus tôt avec Emeraude D-A. »
— Vous avez pris un tapis volant, les gars ! m’exclamé-je-t-il.
— Une voiture à gyrophare, rectifie le Mahousse.
— Vous ne l’avez pas garée devant l’immeuble, j’espère ?
— Non, c’est des potes qui nous a déposés à promiscuité, moi et la Pine.
Il fouille le logis avec application et le Fossile procède de même.
— C’est du « dur » qu’elle emploie, souligne Alexandre-Benoît, t’as looké son avant-bras, à la miss ? Oh ! pardon docteur, les moustiques sont ravageurs dans l’coin !
Et le Mastar de commenter :
— Le « dur », c’est plus fastoche à trouver, biscotte il exige du matériel.
Pinaud, qui semblait rêvasser depuis ma venue, dit à l’adresse de la dénommée Violette (laquelle n’est pas impériale du tout) :
— Vous voulez bien vous écarter de là, mademoiselle ?
— Vous êtes chiant, vous alors ! proteste la fille.
— On a droit à une p’tite bavure d’rien du tout ? me demande Bérurier, comme un gosse qui réclame une friandise.
— Non, réponds-je sèchement.
Violette s’abîme à l’écoute de son walk et chantonne la musique qu’il défèque. Pinaud reste devant le bloc évier, indécis. Au-dessus de la paillasse dudit, il y a une étagère avec des boîtes de fer marquées « farine », « sel », « riz », etc. Il s’en saisit et, dépourvu de vergogne, les vide dans le bac à plonge. Elles ne révèlent rien qui soit de mauvais aloi.
Il ouvre la petite porte dépeinte, dans les vert noyé, qui masque la poubelle. Un sac de plastique garnit les parois de la boîte à ordures. Y a déjà une accumulation de déchets dans le sac. Le Vioquard ôte le sac du seau et examine le fond de celui-ci. Puis il enfonce un bras parkinsonnien dans le récipient émaillé. Il ramène une boule de papier journal qu’il entreprend de défroisser. Au cœur du papier, se trouve une petite boîte chromée contenant une seringue et des aiguilles de rechange en sachets stériles. Un étui de carton est joint à la boîte, fermé par un élastique. A l’intérieur se trouvent des ampoules entre deux épaisseurs de coton hydrophile.
Pinaud nous désigne sa trouvaille sans excès de triomphalisme. Il explique seulement :
— Les gens qui ont quelque chose à cacher ont tendance à se mettre devant.
Quarante années d’expérience viennent de s’exprimer.
La Violette a une respiration de louve. Elle halète :
— Vous êtes des fumiers et je vous chie !
— Une fille comme toi, esprimer comme ça, c’est t’honteux, déclare le Mahousse en lui allongeant une torgnole.
Il se tourne vers moi.
— Tu peux pas appeler ça une bavure, mec. Son papa l’entendrerait, y lui fil’rait la même !
Il n’empêche qu’elle se met à saigner du nez et à suçoter en chougnant sa lèvre supérieure fendue. Moi, je profite de la circonstance pour déballer le grand jeu.
— Tu sais que tu viens de perdre une bataille, mais que t’as pas encore perdu la guerre, môme ? dis-je, en repliant son fourbi à extase dans le journal. Ça peut encore s’arranger.
— J’ai rien à vendre ! fait-elle.
— A vendre, peut-être pas, mais à donner ? Qu’est-ce que tu en as à cirer des petits godelureaux à la con que manipule ton copain Hervé ? Tu ne penses pas qu’il est temps de les remettre dans le droit chemin, ces glandeurs ?
— Je ne connais rien, ni personne ! s’écrie la houri.
Je tends le journal à Pinaud.
— César, tu veux bien remettre les choses en place, please ?
La Vieillasse, habituée à mes foucades, obtempère sans protester.
— Violette, ma poule, attaqué-je. T’es ensuquée mais pas conne. Au point où en sont les choses, tes perspectives d’avenir sont les suivantes : ou bien tu nous fournis des tuyaux (en admettant que tu le veuilles et le puisses) et alors on t’oublie carrément, toi et ta seringue, vu que nous n’appartenons pas à la Brigade des stups. Ou bien tu nous laisses bredouilles, et alors on t’embarque avec tes petits produits et on te remet à qui de droit. Ce qui veut dire qu’en dehors des poursuites pénales, tu devras remplacer ta morphine par de l’Aspirine et des pastilles pour la gorge, ce qui ne te propulsera plus dans les étoiles mais te permettra peut-être de recouvrer une vitesse de croisière décente. Dans la vie tout fait l’objet d’un choix, comprends-le. Celui du moindre risque.
Un silence, troublé par un long pet langoureux de Bérurier. Pinuche s’est déposé dans un fauteuil d’osier aussi ravagé que lui et, avec la belle conscience que procure le travail quand on le mène à bien, s’endort sans prévenir. Le boa et lui, même combat, désormais ! Le boa s’éveille pour bouffer, Pinaud pour travailler. Sinon leurs existences sont identiques.
— Sans compter, ma pauvre Violette, poursuis-je que si tu te laisses embastiller, tu parleras facilement quand tu seras en manque. D’ici quelques heures, tu seras prête à vendre ta grand-mère en échange d’un mégot de cigarette.
C’est ce dernier argument qui lui ouvre des horizons.
— Mais je ne peux rien vous dire, je ne sais rien.
— Que tu crois, ma puce, que tu crois. C’est souvent une fausse certitude. Si tu décides de répondre bien scrupuleusement à mes questions, tu seras surprise, à l’arrivée, par la somme des choses que tu connaissais sans t’en rendre compte…
Un temps :
— Tu veux bien qu’en tente le coup, ma puce ?
La Puce a un bref signe d’assentiment.
Je me rappelle un vieux forban au pedigree plus rouge que le drapeau soviétique, qui avait contracté assez tôt la maladie de Parkinson. Il sucrait comme un fou, au point d’être incapable de se servir à boire tout seul. Mais tu lui flanquais un fusil à lunette dans les pognes et il redevenait d’une immobilité absolue. Te scrafait un P.-D.G. encombrant à cent cinquante mètres, d’une seule bastos. Propre en ordre, entre les deux yeux, comme tu safarises un éléphant qui ne t’a jamais rien fait.
La Violette, elle est un peu comme le gonzier que j’évoque. Camée moelle, mais une grande décision l’empare et la voilà lucide à bloc, décidée. Moi, c’est sa vie avec Hervé Cunar que je lui fais déballer. Ton de confidence. L’évocation. Et comment ils se sont connus, les deux. La manière qu’il la tire. Ce qu’elle éprouve pour lui. Sa manière de le juger, le mystérieux jeune homme. On passe aux activités du mec. Elle balance de son mieux. Tout juste qu’elle tire pas un bout de langue, façon prime écolière écrivant sa page de « a ».
Je le constitue brin à brin, le Cunar. Tapisserie. Aubusson, les Gobelins, en voiture ! J’apprends des choses. Pas beaucoup. Ce qu’elle ignore de lui, Violette, m’éclaire autant que ce qu’elle m’en dit. Ce mec, c’est écrit gros comme le nom d’un présidentiable sur une affiche qu’il est terroriste professionnel. Son mode d’existence : rien foutre autre que de voyager, avoir des rendez-vous de préférence nocturnes, placarder des armes dans un conduit désaffecté de la cuisine et palper beaucoup d’osier en liquide. Quelques coups de turlu mystérieux ; jamais de visite ou presque pas.
Son personnage est à la fois mystérieux et conventionnel. Il fait peu de confidences à sa souris. Il la garde par vice car c’est un tourmenté de la grosse veine bleue. Quand elle est shootée à souhait, il lui demande des choses pas possibles. Sinon c’est motus et vivendi, comme dit Béru. Elle surprend des rendez-vous lorsqu’on téléphone à Hervé ; qu’il répond par exemple : « O.K. minuit au Cannibale Bar. » Ou bien des prénoms qu’il balance dans la converse. « Oh ! Alexandre ? Salut ! » J’emmagasine. Des riens, un tout ! piges-tu, Lulu ? Ça progresse. J’en ramasse une pleine page de carnet. De quoi œuvrer.
Après la jacte, les actes. Elle nous découvre la cache des armes. Bilan : un pistolet-mitrailleur, deux parabellums, six grenades de fabrication tchèque, une sarbacane avec un étui contenant quatre flèches (empoisonnées au curare, je te parie !). De quoi sauter messire Hervé et le gnouffer jusqu’à la fin du prochain septennat.
Le réchaud à gaz est truqué : double fond. A l’intérieur de la planque quatre-vingt mille balles en talbins français et trois mille cinq cents dollars.
Dis, c’est une bonne prise !
La môme ignore quand son julot reviendra, mais elle envisage que ce sera demain car il ne s’absente jamais très longtemps.
Je me tourne vers le Mastar.
— Il va falloir que vous l’attendiez ici, mes braves.
— Si y aurait à boire et que mam’selle Violette rechigne pas trop du prose, pourquoi pas ! répond le pachyderme.
Pinuche ne dit rien puisqu’il roupille ! Lui, ici ou ailleurs, c’est tout bon.
— Je veux une planque sérieuse, Gros, insisté-je, il ne s’agit pas de me rater le client à son retour.
— Pour quoi tu nous prends est-ce ?
— S’il vous faut des provisions, envoie César aux commissions, toi, tu ne bouges d’ici sous aucun prétexte.
— Soiliez sans crainte, baron !
J’ajoute, tout bas :
— Et gaffe-toi de cette morue. Avec les camés, on peut tout craindre !
— Je l’ai à l’œil, mec. Juste qu’elle aura droit à ma baratte solaire, biscotte, moi, la proximité av’c une gerce, ça m’porte trop aux sens pour que je peuve la supporter longtemps sans régir.
Lorsque j’appelle Saint-Cloud (l’un de mes saints préférés), Maria m’apprend avec une jubilation peu protocolaire que la « damé, l’était fouriousse, l’a appelé lé taxi et l’est partie, qué même l’a oublié sa coulotte dans vostre chambré ».
— Quelle couleur ? interrogé-je.
— Qué donc ?
— La coulotte.
— Blanco, avece ouna dentella.
— Eh bien gardez-la pour vous, ce sera une prise de guerre, ricané-je.
Maintenant, il ne me reste plus qu’à reporter la tire d’Alberte à proximité de son domicile, ce dont je. N’ensuite de quoi, je monte les clés à l’appartement. C’est la servante cacochyme qui vient m’ouvrir après que j’eusse donné un récital de sonnette. Paraît que « Madame » n’est pas rentrée. Je lui remets les clés et passe dans la chambre de Mademoiselle.
Stupeur : nobody.
J’arpente l’appartement sans y trouver Emeraude ni Jérémie. La vétuste interrogée prétend tout ignorer de cette absence. Elle fait du repassage dans la lingerie et ne s’occupe pas des allées et venues de la capricieuse jeune fille. Inquiet, je décroche le biniou des Dumanche-Ackouihl et me fais reconnaître du service des écoutes. Aucun appel n’a été reçu, ni aucun coup de turlu donné depuis celui qu’Emeraude a passé à Violette. Donc, mon pote et la sale gosse se sont taillés délibérément.
Alors moi, ça, tu vois, j’aime pas. Mais alors pas du tout ! Parce que, de deux choses l’une : ou bien M. Blanc a enfreint mes ordres, et je ne l’admets pas ; ou bien ils sont partis pour une raison indépendante de la volonté de Jérémie, et ça me flanque des lancées de 240 volts dans les testicules.
Je laisse un mot sur le couvre-lit de la pétroleuse :
« Prière m’avertir dès votre retour. »
Et puis brusquement, me voici dans la rue du Ranelagh, désœuvré, une légère angoisse dans la cage à méninges, à regarder les ombres pâles mal dessinées par un soleil sans enthousiasme.
J’attends un sapin car il est temps d’aller récupérer ma guinde qui morfond rue Fignedé. Qu’en voici un, justement. Merde : occupé ! Pourtant il ralentit et s’arrête devant moi. Mme Philippe Dumanche-Ackouihl en descend. Je ne la retapisse qu’au dernier moment.
— Merci, pour la randonnée ! me jette-t-elle avec aigreur.
Je murmure :
— Pardonnez-moi, j’ai été pris de court.
Furax, elle s’engouffre dans son immeuble en me jetant :
— Je vous laisse régler ma course, c’est la moindre des choses !
— Porte Saint-Denis, soupiré-je en prenant sa place encore tiède.
— Drôle de pétroleuse, hé ? fait le driver. Elle n’a pas cessé de râler depuis Saint-Cloud !
— Elle n’est pas dans un bon jour, dis-je, laconique.
— C’est votre femme ?
— Non, et ce n’est même pas encore ma maîtresse.
— Je vous conseille de mettre les pouces. Moi, s’il fallait que je fourre une pareille râleuse…
Il abaisse sa vitre et propulse sur la chaussée parisienne un glave à vingt francs pièce chez Prunier. Puis il remonte sa glace et lâche un peu de lest.
— Notez qu’elle a un beau cul, consent-il.
— Je l’avais remarqué, confirmé-je.
— Un peu large, peut-être.
— Une fois qu’on est dedans, on s’en aperçoit moins, plaidé-je.
— Ça d’accord, veut bien admettre le taxi ; et d’ailleurs ça offre de quoi se cramponner quand on pique des deux.
— Je ne vous le fais pas dire !
— J’ai la femme d’un collègue qu’a le même tout craché. (Il ricane.) J’en fais mes beaux dimanches quand je passe lui dire un petit bonjour en l’absence de Martin, à Noisy-le-Grand.
— Vous voyez !
— L’inconvénient c’est quand je la broute : elle serre les jambes et ça m’étouffe, comprenez-vous ?
— Vous devriez vous munir d’un tuba.
— C’est quoi ?
— Un embout de caoutchouc dont on se sert pour nager dans l’eau.
— Ça gêne pas pour le plaisir de la personne ?
— Pensez-vous ! Ça l’accroît, au contraire.
— Vous êtes sûr ?
— Quinze ans d’expérience !
— Ça s’appelle comment, ce machin que vous causez ?
— Un tuba. T, U : TU. B, A : BA.
— Et ça se trouve t’où ?
— N’importe quel marchand d’articles de sport.
— Ça vaut cher ?
— Trois fois rien !
— Un tuba, vous dites ?
— Exactement.
— Je vais voir, remet-il à plus tard.
— C’est ça : voyez.
— Moi, reprend-il, j’adore faire minette.
— C’est un bonheur que je partage, avoué-je.
Et je jubile in petto, parce que dans le fond, c’est marrant, un gazier que t’as jamais vu et ne reverras probablement jamais, de lui confier tes turpitudes et tes fantasmes. Passionnant de l’entendre formuler les siens. Deux hommes en brève rencontre qui se mettent à deviser de cul. Une complicité fraternelle. Les liens de l’espèce !
— Seulement, poursuit l’intarissable, faut que ça soye clean. Le moindre doute, je gerbe !
— Nous sommes tout à fait sur la même longueur d’onde.
— Je me méfie de celles qui se parfument la motte, souvent, ça cache quelque chose.
— Très juste !
— Autrefois, un truc que je raffolais, c’était de la levrette. On domine bien la situation. On pourrait presque faire autre chose pendant.
— Des réussites sur le dos de la dame ?
Il rigole.
— Par exemple.
Puis, se rembrunissant :
— Seulement, passé la cinquantaine ça devient sujet à caution. La levrette ne supporte pas la moindre débandade.
— Ah bon ?
Il me coule un regard dans son rétroviseur, histoire d’évaluer mon âge. Se considérant largement en position d’aîné, il continue avec un ton doctoral :
— Tringler à la papa, ça permet des petits passages à vide. On peut rattraper ses fautes de carres. Pas nécessaire d’être gonflé à 2 kilos 5 pour maintenir le cap. Il m’arrive, tenez-vous bien, de sabrer ma bourgeoise avec une bite modelable. J’arrête rien, je poursuis sur la vitesse acquise. Simplement je me mets à penser à Catherine Deneuve et ça repart pour un tour. Mais que ça me prenne en levrette, et je l’ai dans le cul.
— Ce qui est une façon de parler, souris-je.
Mais lui, accaparé par son sujet, ne sent pas la malvenance de l’expression.
— Non, non : je l’ai bel et bien dans le cul. Je déjante en douceur, et après, pour la ravoir, adieu Dubois ! Chez moi, y faut pas de petite panne en levrette. C’est pourquoi j’ai préféré y renoncer. Vous verrez, l’âge ! Faut finasser avec lui.
Il roule à présent sur les berges.
— Je sors à Concorde ? me demande-t-il, professionnel.
— Sortez où vous voudrez, je me fie à vous pour ce qui est de l’itinéraire.
D’un bref acquiescement, il me sait gré de ma confiance. Au bout d’un silence, sa verve érotique le reprend.
— Mais moi, ce qui prime tout, c’est la pipe, déclare-t-il.
— Je vous reçois cinq sur cinq, approuvé-je.
— Le rêve, c’est de tomber sur des gonzesses qui aiment vraiment ça. Moi, ma femme en a horreur, et si je vous dirais, y aura toujours comme un blanc dans nos rapports, Marthe et moi.
— C’est dommage.
— J’ai essayé de l’initier, mais une pipe à contrecœur c’est plus une pipe.
— Comme vous avez raison !
— Au contraire, ça déprime tout le monde, la pipe qu’est pas spontanée.
— A quoi bon forcer sa nature ?
— Heureusement, j’ai parfois des clientes friponnes.
— Ah oui ?
— Celles-ci, je les retapisse au premier coup d’œil. Ça se voit à son regard, la dame qui aime le turlute. Y a une lueur. Mine de rien, je mets la conversation là-dessus et il est rare que je me goure. En deux coups les gros elle finit par m’avouer qu’elle adore pomper. Alors je lui place ma petite propose, poliment. Quand elle n’est pas trop pressée, elle accepte. Tenez, la semaine dernière, je charge une petite femme bardée de paquets devant le Printemps. Elle allait à Vaugirard. On parle de la chose. Au Trocadéro, je lui demande si ça lui chanterait de me dégorger le petit chauve. « Comme vous y allez ! » elle fait en riant. « C’est tout de suite qu’on décide, lui dis-je, car si c’est oui, je prends par le Bois. Ça fait un détour, mais vous ne me donnerez pas de pourboire ! » Et vous savez ce qu’elle m’a répondu ? « Passez par où vous voudrez ! » Comme vous, t’t’à l’heure.
— Je vous signale que mon indifférence n’entraînait aucun engagement de ce genre, me hâté-je de préciser.
Mais il ne prend pas garde à cette interruption.
— Bon, je prends par le Bois et je vais me garer dans l’allée des Brésiliennes. Pour être à mon aise, je passe derrière. Ma passagère m’examine bien Coquette, vérifier qu’elle est en ordre. Et la voilà qui se met à table. Une vraie féerie, si je vous disais !
Il abaisse précipitamment sa vitre pour invectiver un banlieusard au volant d’une modeste Ariane :
— Fallait venir avec ton tracteur, si tu sais pas conduire une bagnole, crème de fesses !
Et reprend :
— Une surdouée, cette dame ! J’en ai connu des bouffeuses de glands, mais expérimentée à ce point, encore jamais ! Quand elle a eu fini, les travelos qui nous étaient autour ont applaudi. C’était tellement inouï que je lui ai carrément offert la course, à cette personne. Elle voulait pas, elle assurait que je la gênais. Mais si on n’a pas un tant soit peu de savoir-vivre, faut rester chez soi, non ?
J’approuve.
Distraitement. Car depuis un instant, je viens de piger pourquoi Jérémie et Emeraude ont quitté le domicile des Dumanche-Ackouihl. M. Blanc a évacué la gosse pour aller la mettre en sécurité. Parce qu’il a découvert chez elle qu’elle était en grand danger imminent. Et ce danger doit résulter du coup de fil qu’elle a donné à Violette.
— Vous ne trouvez pas ? me demande avec insistance le taxi-driver.
Je tombe en torche de ma méditation.
— Pardon ?
— Quatorze c’est déjà beau, tout le monde les a pas.
— Quatorze quoi ?
— Vous écoutez pas ce que je vous dis, soupire le conducteur, humilié. Je vous parlais de mon zob qui mesure quatorze centimètres, des naseaux au garrot. Y a sans doute mieux, mais c’est plus cher, non ?
Ayant récupéré ma Maserati, je me rends à l’Agence de Renseignements qui nous sert de façade. J’espérais confusément que Jérémie et la gosse s’y trouveraient, mais les locaux sont déserts. Alors je téléphone chez les Blanc. C’est Ramadé, la vigilante épouse, qui répond. Je lui demande si elle a des nouvelles de son Tarzan, elle répond par la négative. Alors, en désespoir de cause, je tubophone chez les Dumanche-Ackouihl. Alberte décroche. Chez elle, l’anxiété a fait place à la rancune.
— Où est ma fille ? m’apostrophe-t-elle.
— L’inspecteur Blanc veille sur elle, ne vous tourmentez pas !
Et je raccroche. Merde, ça coince. La journée se meurt sottement, à la fleur de l’âge. Epuisé, j’ôte mes tartines et mon veston avant de m’allonger sur le canapé du salon. Faut que je franchisse un peu de durée, ensuite cela carburera mieux. Dormir ! La meilleure façon de tuer le temps.
Le sourd grondement du dehors devient un gros ronron de machine. Je ferme les yeux, après avoir posé ma tête sur mon coude droit replié. A plaisir, j’essaie d’imaginer le slip de Mme Dumanche-Ackouihl. La môme Maria doit l’avoir mis et prend probablement des poses suggestives devant son armoire à glace.
Quand je me réveille, il est minuit docteur Chouette z’Air. Pile ! Que tu pourrais croire qu’on a enlevé la petite aiguille de ma montre.
La noye règne dans la pièce. J’ai une impression de froid et un peu de gueule de bois, bien que je n’aie pas bu d’alcool depuis la révocation de Lady de Nantes. Je vais actionner les commutateurs et la luce inonde notre agence. Je me coltine jusqu’à la salle de bains. Dans la glace du lavabo, j’avise un quidam revêche avec une tronche pas racontable. Ma barbe a poussé et de vilains cernes sous mes paupières donnent l’impression que je viens de me séparer de lunettes longuement portées.
Bien que disposant d’un rasoir, je décide que cette herbance convient au look que je veux prendre cette noye. Je me dessape entièrement pour prendre une sérieuse douche, brûlante au départ, glaciale à la fin. Nu comme un verre vert de vers, je me rends au dressing où figurent des tas de nippes destinées à nous modifier un tantinet soit peu dans les cas particuliers.
Je choisis un jean délavé, un blouson noir râpé dans le dos duquel on a peint l’aigle américain qui a le regard du pasteur Jackson, plus un T-shirt blanc comportant des caractères japonais dont j’espère qu’ils signifient des trucs dégueulasses dans la langue du Mikado.
J’enquille une chouette pétoire dans le blouson, un lingue dans ma basket droite. Me voici paré pour l’action nocturne.
Au Drugstore Publicis, je fais l’emplette de boucles d’oreilles et vais aux chiches en fixer une au bout de mon lobe. Avant de quitter cet honorable magasin, providence des glandeurs de nuit, j’acquisitionne également des décalcomanies qu’on peut faire adhérer à sa viande et qui composent des tatouages classiques. C’est la petite vendeuse bellement roulaga qui me les pose. Sur l’avant-bras droit, là que la peau est lisse comme un bâton d’agent, elle me colle celui qui représente une pin-up salace laurée de cette fière devise : « Ni Dieu, ni Maître : ton Cul ! » Et sur l’avant-bras gauche, j’ai droit à un très joli dragon d’élevage, à peau bleu métallisé, crachant une flamme qui compose le mot « merde ». Ce complément d’habillement parachève joliment ma tenue. Oh ! puis non : bouge pas ! J’emplette encore un pot de gomina à reflets rouges. Nouvelle visite aux gogues. L’homme qui déboule sur les Champs-Zé a droit automatiquement à une place assise dans le métro et, posséderait-il l’horloge parlante en guise de montre-bracelet, personne ne songerait à lui demander l’heure.
C’est ainsi accoutré que je me rends Au Grand Valdingue une boîte very hard et frétillante de la Bastille, installée dans un ancien entrepôt de la rue Mélécasse. Seigneur, cette ambiance ! Ce vacarme ! Cette odeur ! Ce tohu ! Ce bohu ! Tu franchis le seuil et si t’es pas un habitué de l’endroit, tes tympans se mettent à pisser le sang et ton cœur vient cogner juste à l’emplacement de ta glotte. Ce lieu pourri doit servir à la Nasa pour des expérimentations tortueuses ; encore qu’on n’envoie plus personne dans les zéniths depuis lurette. Les Ricains, je croyais qu’ils allaient se l’annexer, le cosmos. Je voyais déjà des villes là-haut, en l’an 2000. J’imaginais des stations orbitales gigantesques, avec des magasins, des terrains de baise-bol, des supermarkètes, des boxons, des toiletteurs de chiens, des morpions, des hôpitaux, Canuet, dix chaînes tévé, des MacDonald’s, le canard Reagan, Disneyland, la famille de Monaco, un réseau autoroutier, des George Bush (d’égout), une permanence du Cul-Cul-Clan, Davies Bovin, des hôtels pour homos sexuels, le virus du sida, une fabrique de pop-corn (d’abondance), le général Mac Heusdress, la générale Motor, des pizzerias, et une reproduction en chlorure de vinyle du grand canon du Colorado. Et puis je voyais bien d’autres trucs, étant poète de métier et même de tempérament. Le futurisme c’est mon job. Ma gamberge a pris la relève de celle au père Jules Verne. J’en devine des fabuleuseries à venir. La prospective, elle est innée chez moi ! Le monde de dans cent piges, je peux te le décrire sans oublier le moindre chmeurtzblick ni le plus petit taploski (rien que ces mots qu’existent pas encore te donnent la mesure de mon aucourantement, non ?).
Je les sais jusqu’à leurs numéros fidjéro-missilisés, les boulevards du ciel, les chaudelances de rampement, les flatulences perpendiculaires, les borgnoteries culminantes tout bien ; tout parfaitement, à fond ! Ça m’en fait une belle de prévoir tout ça ! De le connaître à l’avance, au toucher imaginaire, cette lumière des aveugles qui leur permet de nous larguer dans les méandres.
Mais pour l’instant, finito la grande vadrouille intersidérale. Ils sont intersidérés, les Ricains. Inquiets d’être amerloques, on dirait, tout à coup. Pris au dépourvu par leur yankerie. Ils y croyaient dur comme ma bite, quand je l’emmène promener avenue de ta raie culière, à leur suprématie, pensaient avoir atteint, par grâce du ciel et de nature, la plénitude absolue. Et que voilà qu’ils sont shootés de leurs expéditions guerrières, que leur dollar a mine de papier mâché coulapique, que leur SIDA propage, que leurs nègres supplantent, que leur navette ne navette plus. Sale temps pour les guêpes ! Gode save the kingburger !
Voilà que j’ai déliradé. C’est mes restes d’acné qui percent. Je presse : tchloc ! Ça part. Giclette foutreuse dans le lavabo de nos relations.
Le Grand Valdingue, j’en étais.
Une notion de l’horreur. Le noir, le monde, le vacarme, pestilence ! Tout cela réuni pour composer l’enfer. Pourquoi les individus puent-ils à ce point quand ils sont en groupe, bordel ? Ils se lavent pas, hein ? Ils sécrètent ! Leur sueur est insoutenable, pis que le trou de leur cul. La merde, on connaît : c’est la vie. Mais la sueur, c’est la rancerie, la décomposition, la mort !
Je suis happé par le monstrueux intestin. Je pars en boyauterie dans le gouffre noir zébré de lumières assassines. Lueurs laser comme coups de rasoir ! Aveugle, titubant, assommé de musique, je tente de me repérer. Doit bien y avoir un bar, quelque chose d’horizontal à quoi s’agripper ? Une zone de beuverie qu’on se tient debout ? Des grappes humaines sont vautrées sur des sièges rase-mottes, autour de tables rondes emboissonnées. Ça crie au lieu de causer. Ça hurle au lieu de rire. Ça s’entremêle, se compresse, se mélange, se transmet.
J’enjambe, je marche sur. Ceux que je foule s’en aperçoivent même pas. Profitant des éclairs insoutenables, je finis par me faire une idée de la topographie.
Vague, bien sûr. Celui qui aime les bains de foule, il peut venir faire la brasse coulée ! Bains de foule et bains d’obscurité, le super-pied géant pour les tordus ! Y a des couples qui se misent en sourdine. J’entredevine même un julot, avec une bite longue comme la rue de Vaugirard, en train de se monter les blancs en neige.
Tout au fond de ce bordel en délire, je crois distinguer une zone boréale. Le bar ! « Terre ! Terre ! » que clamait la vigie à Christophe (pas Lambert : Colomb !).
Gagner cette auge constitue une gageure. Rien de plus harassant que de se frayer passage à travers des corps, surtout lorsqu’ils sont vivants, grouillants, éperdus. L’alcool, la folie engendrée par la promiscuité et le vacarme, la schnouffe sous ses différentes formes, y compris celles qui sont odoriférantes, font de cette foule une hydre, comme n’aurait pas manqué de l’affirmer mon excellent camarade Hugo qui ne chipotait jamais sur l’épithète (épithète qu’il avait raison !).
Au bar, c’est presque plus pire qu’ailleurs. Les buveurs verticaux y sont stationnés sur plusieurs files. Que c’est à se demander comment les mains qui se hasardent à travers des hanches et des bras, parviennent à choper le verre de leur propriétaire ! J’observe un instant l’organisation du lieu. Le rade mesure au moins dix mètres centigrades de long et forme un îlot. Il a la forme d’un atoll. En son centre, y a des loufiats hâves, en tenue blanche brandebourrée. Espèces de zombies blasés, aux gestes automatiques ; soutiers d’un étrange vaisseau naviguant dans la nuit de l’espèce. Ils s’activent à des établis garnis de boutanches et de verrerie. Çà et là, un bac à plonge « tenu » par un Arbi nyctalope. C’est la même eau qui ressert. A la longue, elle est devenue un long drink, cette flotte ; une espèce de cocktail écœurant composé de fonds de verres.
Va falloir que je trouve un terlocuteur possible au milieu de cette fauverie. Mais comment stopper, ne fût-ce que pendant trente secondes Fahrenheit sur l’échelle de Richter, l’un de ces esclaves tournoyants ? Tout cela constitue une espèce de mécanisme implacable, qui emplit des godets, tape un ticket, sert la conso, ramasse du flouze, le porte en caisse et recommence, le tout sur un rythme de piston en culasse, de paf en fesses, de marteau en pilon !
Pourtant, mon choix finit par se porter sur le plus âgé des barmen, qui m’a l’air un peu chef sur les manches si j’en crois son surgalonnage. Il a le cheveu gris frisé, avec des favoris qui lui descendent jusqu’aux épaules. Second objectif : me porter au premier rang d’orchestre. Je joue des coudes, des pectoraux, voire de la tronche. Quand j’essuie une protestation, j’aboie dans le nez du mécontent : « De quoi, siouplaît » avec l’air d’un kamikaze au volant de sa charge, auquel un agent de police prétendrait faire tenir sa droite. Moi, avec mes tifs gominés rouge, ma boucle d’oreille et mon regard en pleine névrose insoignée, j’inspire une brusque timidité au protestaire. En un peu moins de pas longtemps, me voici accoudé au rade. Lorsque le loufiat convoité passe à ma portée, je balance ma paluchette et l’alpague par le bras. Le mec se dégage d’une secousse.
— Ça va pas ? il me demande.
— Ça ira mieux après deux minutes d’entretien avec toi, mec !
Il riposte, sans même s’arrêter, en hurlant pour se faire entendre :
— Si j’avais deux minutes, je causerais pas : j’irais chier, mon vieux. J’ai bouffé des moules pas franches du collier au dîner et mes tripes crient au secours !
Voilà qui est navrant, surtout pour son Eminence dont la nuit sera inexorable. Faut croire que j’ai du sang de lion dans les pipe-lines car me voilà qu’escalade le bar pour passer dans la partie service de l’atoll.
Les serveurs se mettent à renâcler.
— Hé ! Pas de ça, mon gars ! Sinon tu vas te faire vider !
— Avant que je sois dehors, le plancher sera tellement garni de ratiches que vous aurez l’impression de marcher dans un silo de riz.
Là-dessus, j’empoigne le prédéfécateur par les revers de son spencer (et non de son sphincter !) et lui crie dans une baffle (ce qui reste très confidentiel malgré le brouhaha) :
— Fais pas de pet, mec. Dans ton état ce serait lourd de conséquences. Je ne suis pas ce que tu crois. Dans ce bouic il y a des jeunots qui comptent parmi les habitués et qui se font appeler Fernando, Domino et La Raclette. Tu dois les connaître car ils fréquentent ici depuis longtemps et ils y séjournent jusqu’à la fermeture. Réponse ?
— Arrêtez de me pomper l’air, grogne l’homme aux favoris foisonneurs. Et ressortez du bar, vous gênez le service.
Je perçois une sonnerie de trident, comme dit Béru. Très vite, deux malabars en maillot de marin (ou de bagnard) rayé écartent la foule, soulèvent une tablette aménagée dans le plateau du comptoir et m’enjoignent de dégager.
J’obéis car une nouvelle idée forte me biche.
Les deux gorilles me poussent en direction de la sortie de secours dont la loupiote verdâtre se lit à peine dans les pénombres. Sitôt que nous parvenons devant l’huis, dans un lieu privilégié où il n’y a plus personne, je sors ma carte de police. Ils borgnotent pour en prendre connaissance, l’éclairage étant plutôt faiblard.
— Et alors ? me demande celui qui s’en est saisi. Ça te donne le droit de venir faire le cow-boy ici ?
Tranquillos, j’enfouille mon rectangle plastifié. Il n’est plus aussi magique qu’autrefois. De nos jours, un perdreau, ça fait ricaner, mais pas claquer des dents.
— Ecoutez, les gars, fais-je, dans un élan de conciliation qui attendrirait une bordure de trottoir, il se passe des choses pas belles et il faut rapidement que je mette la main sur trois de vos habitués. Pour cela j’ai besoin de la coopération du personnel.
L’un des deux malabars qui possède un humour d’enfer me répond :
— Nous, on est au régime, on bouffe pas de ce pain-là. Va faire ton cinoche dehors, poulet. Ici c’est une maison qui se respecte et qui est en règle avec la loi.
L’autre ouvre la porte, sort dans un couloir plein de courant d’air et me tient la lourde ouverte car elle n’est pourvue d’un bloundt puissant. Son pote me pousse par les épaules. Nous voici hors de la grande salle hystérique.
— Maintenant, t’as qu’à suivre tout droit, et renverse pas les poubelles près de la sortie ! fait le gorille-portier.
Il allait sourire, mais comme il morfle la crosse de mon pote Tu-Tues dans la tempe, il remet sa satisfaction à une date non précisée. Le second malabar a pris mon talon dans les roustons et se tient les précieuses ridicules à deux mains en poussant des wwraou, wwraou. Putain, cette vivacité, Tonio ! Je vais finir par croire que je suis un impulsif, moi, dans mon genre.
Comme je suis parti pour la liesse, je lui confirme mon ressentiment par un bollo-punch fougueux à la pommette. C’est l’estocade. Bébé rose s’écroule. D’un geste large, je palpe les deux hommes en continu. Le portier a une matraque glissée dans le dos, sous sa ceinture, sinon ils ne sont pas armés.
— Il baise beaucoup, ton pote ? demandé-je à ce dernier qui reprend conscience. Si oui, ajouté-je, il va devoir se mettre la tringle pendant un bout de temps vu qu’il aura des couilles grosses comme des noix de coco non épluchées et plus violettes que des aubergines.
— Pour un perdreau, vous avez de drôles de méthodes, murmure l’interpellé.
— Oui, je bavure beaucoup ; mais comme j’ai un statut spécial à la Maison Pébroque, ça s’arrange toujours.
Je m’adosse au mur badigeonné d’un marronnasse merdeux.
— Je ne suis pas allé vous chercher, mais puisque vous êtes là, c’est vous qui allez éclairer ma lanterne. Il me faut trois garnements qui se font appeler Fernando, Domino et La Raclette. Tu me les trouves, me les désignes et tu ne t’occupes plus de rien. Le tout dans la plus grande discrétion. Moyennant quoi je m’évacue du Grand Valdingue comme un pet d’une chambre à coucher de jeune fille. Dans la négative, on opère le grand rodéo avec des collègues disséminés dans la salle. Et alors, je te parie n’importe quoi contre ce que tu voudras que vous irez demain grossir la liste des demandeurs d’emploi, ton ami chourineur et toi, parce que quand votre taulier apprendra qu’il a suffi d’un seul gazier pour vous mettre la grosse tronche, il préférera engager des jockeys en retraite plutôt que des tas de merde comme vous. Voilà, mon gros loup. T’avais dix secondes pour te décider, mais comme ça fait une minute que je jacte, t’as du retard.
Il mate son coéquipier qui gît dans le couloir comme un édredon mouillé, l’obstruant de sa masse dérisoire.
— Venez, dit-il, retrouvant un vouvoiement que j’apprécie.
On plante là le gorille number two pour replonger dans la fournaise.
C’est Verdun, cette boîte, pendant l’année 1916 !
Ils sont faciles à prendre, les costauds du Grand Valdingue mais il faut leur reconnaître une chose : ils savent tout de la taule. Les jeunastres que je souhaite rencontrer, non seulement ils les connaissent, mais ils savent où ils ont leurs assises dans ce lieu de perdition.
Mon gorille contusionné se rend dans un recoin du local, sorte de chapelle privée où une dizaine de jeunes loques folâtrent sur des banquettes basses. Ils n’ont, pour éclairage, qu’une bougie plantée dans un goulot de bouteille crépie de jus de chandelle.
L’homme me souffle à l’oreille :
— La Raclette, c’est le tout petit rouquin qui ressemble à un singe, Fernando, c’est le brun avec des gros grains de beauté autour du nez, Domino, c’est celui qui porte une veste de cuir sans manches et qui a la boule à zéro.
— O.K., mec, merci. Oublions nos légers différends.
Je lui vote une claque absolutrice dans le dos et me mets à jauger la situasse en garçon réfléchi qu’il m’arrive d’être quand je parviens à dominer mes élans fougueux.
Les trois lascars sont en compagnie d’un quatrième beaucoup plus vieux qu’eux, aux manières efféminées. Deux filles les accompagnent : des pétasses réputées de qualité inférieure. Jupes ras-de-touffe, faux diam dans une narine, cheveux qui orange ardent, qui violet épiscopal. Tu mords le topo ? Moi, des bûcheronnes comme ça, j’en voudrais même pas pour me faire feuille de rose !
Ayant bien manigancé mon scénario, je m’approche de leur table et touche l’épaule de Domino, le cosaque scalpé de la coiffe. Il se retourne, l’air instantanément mauvais, comme si cet attouchement risquait de lui flanquer le Sidoche. Je me penche sur sa délicate oreille ourlée qui me rappelle un topinambour que j’ai beaucoup aimé.
— Tu vas ramasser Fernando et la Raclette et me rejoindre devant la taule, gars. C’est de la part d’Hervé et ça urge mochement. Vu ?
Sans attendre de réponse, je me fonds dans l’obscurité, comme ils disaient dans les feuilletons à dix centimes le fascicule (ou la livraison, au choix).
Une fois dehors, je n’ai pas longtemps à attendre. A peine ai-je récité trois pater et deux ave qu’apparaît mon trio fatal. Ils poussent des frimes sinistros, les gus. Semblent anxieux.
Pour renforcer mon air énigmatique, j’ai mis des lunettes noires. Les deux paluches dans les poches à la mal au ventre de mon blouson, je me tiens droit et imperturbable en mâchouillant une allumette, comme je l’ai vu faire dans tant de productions cinématographiques de série petit « c ».
— Qu’est-ce y s’passe ? demande Domino.
Il est aussi large que haut, façon meuble bressan en bois fruitier.
— Venez !
C’est tout.
Je les guide à ma Maserati sans un mot. Il me semble les entendre flouser dans leurs frocs, ces terreurs. Je leur fait signe d’y prendre place et me fous au volant. La qualité du véhicule les intimide plus encore que mon personnage. Le temps qu’ils s’installent, je peux mater leurs pauvres frites à la lumière du plafonnier. C’est peut être des méchants, mais pas des vaillants.
A peine ont-ils claqué leurs portières que je décarre à toute pompe, style Grand Prix de Monaco, de manière à leur coller le dos à leur siège.
Il est près d’une plombe du mat’ et Paris se vide un peu. Je champignonne jusqu’à l’agence. Parvenu à destinance, je file ma pompe sur le trottoir.
— Descendez !
Ils me suivent en silence dans nos locaux. Tu croirais que je les conduis au casse-pipe. Ayant délourdé, je leur indique d’entrer et ils filindiennent jusqu’au bureau-salon-salle-de-conférence. J’allume une seule loupiote sur le burlingue, une lampe hallucinogène (comme dit Mister Mastar) à la lumière clinique. Les gueules qu’elle révèle sont pas frivoles. Je vais prendre place dans mon fauteuil pivotant, pose mes talons sur le meuble et croise mes mains sur mes noix. Et puis silence.
Là, ils fléchissent de plus en plus du mental, les trois zigomars.
Domino qui, décidément, semble être la tête rasée pensante de cette troïka de zozos, croasse après un temps insoutenable au cours duquel le silence devient sifflant :
— Hervé doit venir ?
— Pas ce soir.
Alors là, ils se sentent orphelins sur les bords !
— Vous êtes qui ?
— Devine !
— Un chef ?
— Tu brûles.
Le tordu scalpé se ramone la tuyauterie.
— Y a du nouveau ?
— Presque.
Je soupire :
— Hervé a été balancé.
Ils sursautent.
— Balancé ! disent-ils en trois exemplaires authentifiés.
— Balancé, répété-je.
— Par qui ? demande Fernando.
— C’est ce que l’Organisation m’a chargé d’établir. Je tire mon feu de mon bénouze, très Le shériff sifflera trois fois, souffle sur le canon, avant de le fourbir, de ma manche, puis le dépose devant moi.
— On va à des sanctions, les gars, fais-je négligemment. Y a des malins qui ne finiront peut-être pas la nuit !
Je vais prendre une bouteille de vodka dans mon petit réfrigérateur de bureau. Me verse un verre, tout de suite embué et le vide cul sec. Le héros se tape toujours un gorgeon avant le massacre. Ils suivent mes moindres gestes comme si je jonglais avec des grenades dégoupillées. Je fronce les narines.
— Y en a qui ont déjà commencé de se répandre dans leurs guenilles ; le sphincter, c’est ce qui se relâche en premier chez les mauviettes. Vous savez ce qu’est le sphincter, au moins ?
La Raclette répond :
— L’oignon ?
— T’as gagné, Petitou.
— Je suis en seconde année de médecine, il murmure, comme si cette révélation devait lui valoir une mesure de clémence.
Je me lève :
— Je vais commencer par toi, le Tondu. Les deux autres, suivez-moi !
Ayant récupéré une paire de menottes dans un tiroir, je les conduis dans la pièce voisine et les enchaîne l’un à l’autre après avoir fait passer la chaîne du cabriolet grand sport derrière le tuyau du chauffage central, ce qui est une méthode vieille comme le roman policier. Déjà, à l’époque d’Hugues Capet, on procédait de la sorte dans les polars écrits en gothique. Ensuite, je leur placarde un rectangle de sparadrap sur le museau.
— Si vous l’arrachez avec votre main libre, je vous déchausse toutes les dents à coups de crosse, promets-je.
Là-dessus, je reviens à Domino. Il aurait pu mettre les adjas pendant ma courte absence, mais non, tu penses : il a bien trop les foies pour tenter quoi ce soit.
— Bon, je t’écoute, Domino.
Effaré, le loustic.
— Mais j’ai rien à vous dire, il déplore.
— Mais si ! Tu commences par le commencement et tu déroules en essayant de ne rien oublier.
— Quel commencement ?
— Où, quand et comment tu as connu Emeraude, Hervé, le reste des copains. Ce que vous avez fait, les uns et les autres. Tu n’oublies rien, surtout.
Je me dis que je dois absolument ponctuer par du théâtral. Tout est dosage dans la vie, tu comprends ?
Je vais prendre une paire de gants dans mon bureau. Des gants de pécari noir avec des ronds découpés sur le dos de la main à l’emplacement des phalanges. Très lentement je les enfile. Il me regarde avec des lotos exorbités. Je pense que c’est décidément cézigue qui a dû flouser dans son bénoche parce que ça fouette de plus en plus.
Moi, le boulot ne m’a jamais fait peur. Je pars de la certitude que, sans cette armature qu’est le travail, les hommes ne pourraient se supporter plus d’un mois. Le plus grand fléau de la société, c’est la cinquième semaine quand elle est prise à la suite des quatre premières. Un désœuvré est un neurasthénique qui s’ignore. L’oisif souffre d’une inguérissable leucémie. Rares sont ceux qui savent vraiment être fainéants à part entière. Qui possèdent suffisamment d’équilibre pour ne rien branler. J’en connais pourtant un, un vrai pro de la glanderie. Un qui se lève sans avoir rien d’autre à foutre que d’attendre qu’il soit l’heure de se recoucher. Il s’occupe de rien. Si de lui, ce qui revient au même. Il change de femme et de voiture très souvent. Il bouffe. Il s’invente. Se raconte à qui veut l’entendre. S’aime. Ça lui tient compagnie. Travailler lui semble profondément méprisable, infiniment subalterne, même que tu sois Lagardère, Tapie ou le roi de l’étain. Œuvrer est pour lui une tare, une indélébile souillure. Parfois je le regarde ne rien faire. J’admire le travail que ça représente ! Dans le fond, il bâtit une œuvre, ce gus : sa paresse. Faut pouvoir ! Ça implique de la maîtrise, de la persévérance. La foi ! Il a foi en sa totale inutilité. L’accomplit comme une mission. Il est l’apôtre de sa flemme.
Mais moi, j’ai réduit mes ambitions. Alors je bosse. Et il m’arrive, comme cette nuit par exemple, de marner plus qu’il n’est concevable, de franchir des limites, d’aller au-delà du harassement intégral. Commencé à une plombe du mat’, mon turf s’achève à huit. Vraiment, c’est l’exploit. Le complet dépassement. L’outrepassement, je conviens.
Pour te résumer, j’ai interrogé les trois tocassons ramassés au Grand Valdingue. Vers du nez ! Jusqu’au plus minuscule ! Rien n’est laissé dans l’ombre. C’est la mise à plat intégrale. Je note au passage les choses importantes. Des noms, des lieux, des dates. Une fois passés à la moulinette, les trois copains de la môme Emeraude téléphonent à d’autres complices pour leur enjoindre de venir nous rejoindre. Et ces garnements, ces terreurs, ces « assassins » viennent docilement se réfugier dans ma toile. Je me fais l’effet d’être une grosse araignée, avec mon blouson de casseur, mes gants noirs, mes lunettes noires, mes tifs gominés, ma boucle d’oreille bidon. Si j’étais resté en complet Cerruti impec, cravate, pompes briquées, ils auraient ergoté, ces lavedus. Seulement je suis là, esprit du mal personnifié, barbare, terrific, mystérieux, alors ils claquent des dents et bédolent dans leur slip. Ne savent plus du tout où ça va, tout ce bignz. Si je suis lard ou cochon. Si je vais leur confier une mission ou les refroidir à coups de flingue.
Neuf !
Et moi, tout seulâbre.
Ils rebelleraient, pourraient me lyncher fastoche, malgré ma rapière et ma saccagne. Me défenestrer sans ouvrir la croisée. Me découiller à l’aide de mon coupe-papier de bureau !
Mais non, vaincus par ma personnalité, ils forment un troupeau soumis. Maintenant, je sais tout, j’ai tout pigé. Et je trouve qu’elle a été organisée de première, cette Opération Mort aux Vaches. Du grand art ! Chapeau ! Faut un esprit sans ratés pour échafauder une telle combine.
Je viens de dénoyauter le dernier des neuf et je sens qu’un vertige m’empare, me dodeline. J’ai éclusé la boutanche de vodka pour me doper au cours de la nuit, et maintenant une méchante nausée me tarabuste l’alambic. Ma vésicule qui me traite de con ! Regimbe ! Bon, d’accord, je l’ai méprisée. Lui demanderai pardon au jus de carotte, au bouillon de poireau, à la tisane de camomille, même, s’il le faut.
La sonnerie du bigophone explose dans mon burlingue comme tout un arsenal plastiqué.
L’horreur ! Mon cerveau se fêle.
Je décroche d’un geste épuisé.
La voix du dirlo, glaciale en ce matin qui n’est pour moi qu’une fin de nuit malgré son soleil engageant.
— San-Antonio ?
— Lui-même.
Ce vieux con qui vient m’éplucher la prostate dans un moment d’intense délabrement…
— Dites donc, mon garçon, pouvez-vous me dire ce qui se passe avec M. le sous-directeur Dumanche-Ackouihl ? Sa ravissante fille a disparu avec votre satané nègre ! Les parents éplorés ne l’ont pas revue de la nuit ! Beau-Phil… Je veux dire M. Dumanche-Ackouihl est là, à mon côté, qui se fait un sang d’encre. Vous savez ce que c’est qu’un père, San-Antonio. Non, n’est-ce pas ! Vous n’avez pas d’enfants, ou alors une quantité, non répertoriés, engendrés au hasard de vos troussées soudardes !
Yayaïe, ce qu’il me plume, ce nœud coulant ! Un fort renvoi consécutif à la vodka m’échappe. Le Vieux se tait, indécis.
— Bérurier ? il demande.
— Non, non, c’est moi, mande pardon. Arrivez à l’agence, boss, le plus vite possible et amenez du monde.
— Comment ça, du monde ?
— Un panier à salade avec deux ou trois gardes, j’ai de la laitue du marché à vous offrir.
Je raccroche sans m’embarrasser de formules de politesse.
Le garçon que je viens « d’accoucher » est un grand jeune homme brun, au regard bleu, qui ressemble à Thierry Lhermitte. De tous, c’est celui qui m’a l’air le plus intelligent avec un côté vraiment sympa. Je soupire :
— Qu’est-ce qui t’a pris d’aller te fourrer dans une béchamel pareille, Ducon ?
Je viens de commettre une bévue. Cette question réflexion me trahit. Me sort de mon rôle de méchant procédant à un règlement de comptes.
Ses yeux traduisent la surprise. Il murmure :
— Je peux vous demander qui vous êtes ?
— Je te le dirai bientôt. Tu ne m’as pas répondu ?
Il hausse les épaules.
— Disons que j’ai agi par amour.
— Emeraude ?
Il marque une nouvelle surprise et rougit. Léger haussement d’épaules qui constitue un aveu.
— Le frisson de l’aventure ? insisté-je.
— Aussi.
Je ne peux m’empêcher de lui sourire.
— C’est comment ton nom, déjà ?
— Pierre Poljak.
— Qu’est-ce qu’ils font, tes parents ?
— Mon père s’est tué en bagnole il y a quatre ans, ma mère est secrétaire de direction dans une usine de pièces détachées.
Je consulte mes notes.
— Et toi tu es censé faire ton droit ? Il y a combien de temps que tu n’as pas mis les pieds à la fac ?
Geste vague du garnement.
— C’est quoi, tes projets d’avenir ? Tuer des gens ?
Et lui, en me regardant, les yeux pleins de larmes :
— Vous savez bien que non !
C’est vrai : je sais bien que non. C’est pas de la mauvaise graine, juste un gamin qui a voulu épater une petite fille dont il avait le béguin. Putain, que tout cela est triste !
— Attends avec les autres dans la pièce à côté.
— Que va-t-il nous arriver ? se risque-t-il à demander.
— Tu le verras bien, connard ! Tu as voulu vivre des aventures, ben t’es servi !
Les huiles lourdes !
Le Vieux et son soi-disant second, le sous-directeur Dumanche-Ackouihl.
Ce dernier, comme Charles Quint : dans tous ses états ! Jouant les pères outragés. Il décline le verbe fille au présent de l’indicateur. Ma fille, ta fille, sa fille, notre fille, etc.
— Où est-elle ? Vous me rendrez compte de votre conduite, commissaire, qu’elle fulmigène, la pédale de charme. Il est inconcevable que…
Et quand il reprend salive, c’est Pépère qui relaie, tout au subjonctif sculpté dans la masse.
Tu sais quoi ?
Ils me flanquent sommeil, ces deux crabes de mes fesses. Leurs criailleries, leurs gesticuleries, leurs ridiculeries me font l’effet d’un doux roulis à bord d’une goélette. C’est que je n’en peux plus, moi ! Vanné, te dis-je ! Krouni à zéro ! Mortibus ! Bien que j’aie faim, je serais incapable de bouffer, même si tu m’apportais un gratin de macaroni ou une blanquette de veau exécutés par Félicie. Roupiller ! J’en rêve. Il me semble que j’ai connu ça, jadis, et que j’en ai conservé un délicat souvenir. Je voudrais bien qu’ils s’emportent, tous, et me laissent m’écrouler sur le canapé.
Alors qu’ils continuent de chanter leur duo les deux : lamento pour un commissaire indigne, voilà que, perdant tout contrôle, je me fous à bieurler :
— Mais, bordel ! laissez-moi parler ! C’est moi, ici, qui ai des choses à dire !
Un coup de canon pendant les chants grégoriens de la cathédrale ! Ils se taisent. Cherchent à toutes pompes les pires termes pour marquer leur bien suprême désapprobation. Et même leur courroux de chefs insultés.
Je les prends de vitesse, les entraîne jusqu’à la pièce voisine où sont rassemblés, hagards, épuisés, les neuf lascars que j’y ai empilés. Hébétés les deux dirlos (le vrai et le sous).
— Qui sont ces petites frappes ? me chuchote Achille (j’allais ajouter « à l’oreille », mais il peut pas me chuchoter à l’anus, ça servirait à rien, n’est-ce pas ?).
Je referme la porte avant de répondre :
— Les petits copains de Mlle Emeraude Dumanche-Ackouihl, monsieur le directeur. C’est-à-dire les membres de l’Organisation « Mort aux Vaches ».
Beau-Philippe verdit comme le Trouvère. Tu sens qu’il voudrait dégueuler sa pomme d’Adam, laquelle lui reste en travers du gosier telle une arête de brochet. Il porte la main à sa fesse et s’onqueurt. Je veux dire qu’il porte la main à son cœur et s’affaisse (je te l’avais déjà servie, mais pas sous cette forme qui est la plus aboutie). Les gonzesses, ça s’évanouit de moins en moins dans les livres, alors que c’était main courante dans les zœuvrettes du siècle passé. Toujours : la comtesse surprenait le comte en train de limer la gouvernante des enfants, vite fait, elle tournait de l’œil et fallait que les esclaves du château lui fassent respirer des sels. Et voilà Beau-Philippe qui renoue plaisamment avec la tradition.
Alors, moi, succinctement, je profite de son absence momentanée pour relater à messire le Tondu l’épopée de ces garnements. Tous des camés exception faite pour Pierre Poljak dont la motivation est d’ordre sentimental.
— Ainsi, ce sont ces misérables voyous qui ont tué mes chers agents ! glapit Pépère.
— Non, monsieur le directeur.
— Expliquez-vous, saperlipopette ! J’y perds mon grec et mon latin !
Saperlipopette ! Y a plus que le Vieux pour employer de tels termes ! Vachement rétro, l’ancêtre ! Ça sent l’infusion de verveine à la place du pousse-café ! Quand tes indignances t’amènent à lancer « saperlipopette », c’est que t’as des varices au bulbe, mon pote ! Comme Pinaud, tu mets des chaussettes de laine, un cache-nez et des calcifs longs !
— Cette équipe de petits cons a été constituée par un certain Hervé Cunar dont Béru et Pinaud s’occupent présentement. Il a eu ces glandeurs avec de la came, patron. Tous sont plus ou moins des enfants de familles honorables, à l’instar (ça aussi, c’est pas triste à placer dans une phrase « à l’instar ») de Mlle Dumanche-Ackouihl. Cunar est un type machiavélique que j’ai hâte de rencontrer. Il a eu une idée géniale : rassembler ces neuf gosses, les diviser en trois équipes de trois et leur faire croire, aux uns et aux autres, qu’ils étaient devenus des terroristes meurtriers.
Le Dabe dépose sa main d’archevêque sur mon bras de gladiateur tuberculeux.
— Attendez, attendez, pas si vite, mon cher, j’ai du mal à vous suivre.
Je m’aperçois que la sous-directrice vient d’entrouvrir un lampion. Beau-Philippe écoute tout en feignant d’être dans le coltar, ce qui lui épargne de durs instants.
— Je m’explique, patron : Cunar avait établi, au sein de sa bande, une règle formelle du silence. Les membres de l’Organisation étaient contraints de fermer leurs gueules et de s’abstenir entre eux de toute confidence sous peine de mort ! Lorsqu’il décidait l’assassinat d’un de nos braves gardiens de la paix, il convoquait tout le groupe et annonçait le programme : la cible et le moyen adopté pour la liquider. Ensuite, il déclarait qu’il allait choisir l’une des trois équipes et qu’il la préviendrait secrètement.
Bien entendu, c’était un tueur professionnel qui se chargeait de la mission. Seulement, tous les mômes étaient ensuite convaincus que le meurtre avait été perpétré par trois d’entre eux. Comme ils étaient terrorisés et ne se faisaient pas de confidences, cette certitude se trouvait solidement ancrée dans leurs pauvres cervelles de camés. Ils sont persuadés, à l’heure où je vous parle, que six d’entre eux sont des assassins et que le tour de leur propre groupe va venir. Génial, non ?
— Dans quel but, votre Cunar a-t-il manigancé tout cela, cher Antoine ?
Ça y est : me voilà repromu « cher Antoine ». Ça carbure !
— Voyons, boss (à cher Antoine, boss et demi !), l’Organisation, la vraie, celle qui tue nos agents, n’ignore pas ce qu’on encourt chez nous en s’attaquant à des policiers. Ils ont pris ces vauriens comme boucs émissaires. Les enquêteurs allaient découvrir quoi ? Des fils à papa drogués, idéalistes. Et ces cons de mômes, au moment du caca, s’entraccuseraient, comprenez-vous ? « Moi je n’avais pas encore eu à tuer, mais les copains, si ! »
Le big Dabe hoche la tête.
— Parbleu ! Je me doutais bien qu’il s’agissait d’un truc de ce genre. Je crois vous l’avoir dit, d’ailleurs ? Non ? Je ne vous l’ai pas dit, San-Antonio ? Réfléchissez bien, commissaire ! Ah ! ça vous revient, mon petit lapin ? Vous vous rappelez ? Je vous ai annoncé la chose ici même. Je vous ai dit : « San-Antonio, cette sale affaire pue la bande de gamins manœuvrés. » Je savais que je vous l’avais annoncé.
Il me tapote le dos, heureux de mon lâche acquiescement. Puis, d’un ton feutré :
— Et vous, mon bébé, comment avez-vous percé le secret de ces misérables ?
— En leur faisant croire que j’étais l’un des hauts responsables de la bande, monsieur le directeur.
— Exactement ce que je vous avais conseillé de faire !
A cet instant, on entend la sirène des perdreaux dehors.
— Voici les renforts que j’ai cru bon d’amener, annonce Achille.
— Ils ne sont pas très discrets, noté-je.
Le Scalpé demande, montrant cruellement le sous-dirlo d’un doigt vengeur.
— Où est la fille de cette infâme pédale, Toinou ? Pas de passe-droit, surtout. Dans la charrette comme tout le monde ! Que la justice suive son cours !
— En vérité, je l’ignore, patron.
Je lui explique qu’elle était rue du Ranelagh sous la protection de M. Blanc et qu’ils ont disparu tous les deux.
— On va la retrouver, cette foutue péteuse ! Sale pute, va ! L’égérie de ces petits mecs, évidemment ! Elle devait me sucer tout le groupe, la salope ! Se faire bourrer comme une radasse de bal musette !
On sonne.
Je vais ouvrir à quatre flics super-typés, kébour au ras des sourcils, mâchoire carrée, œil limpide comme une sauce gribiche.
Quand ils me reconnaissent, j’ai droit au salut militaire, au salut aux couleurs et, pour peu que je patiente un peu, au salut éternel.
— Voulez-vous attendre un instant, mes amis ? leur enjoins-je aimablement en leur désignant les banquettes de l’entrée.
Ils disent que « comment donc, m’sieur l’commissaire » et foutent leurs quatre culs gainés de drap bleu sur des coussins de velours qui s’en seraient bien passé.
Retour à mon bureau.
Achille survole Beau-Philippe comme un condor des Andes la charogne d’un mulet mort.
— Antoine, mon gamin, fait le Daron, il va falloir me trouver un seau d’eau et le vider sur le sale museau de cette fiotte ! Son évanouissement prolongé me tape sur le système ! Sont-ce là les manières d’un sous-directeur de chez nous ? Il va me débarrasser le plancher, l’immonde, avec son pot défoncé ! Je finirais par attraper le sida rien qu’à le regarder, ce sodomite ! Des années, Tonio ! Des années à supporter cet emmanché, sous prétexte qu’il a pompé je ne me rappelle plus quel Premier ministre et qu’il a fait prendre des photos ! Il va ramasser son rouge à lèvres et sa boîte de Tampax et s’évacuer dare-dare, je vous le promets !
— Non ! Non ! Je vous en supplie, Achille ! râle l’évanescent.
— Mais il vit ! tonne le Flamboyant. Et mieux encore, il parle ! Puisque vous pouvez parler, vous pouvez entendre, misérable lopette ! Honte de notre corps d’élite ! Dites, il suçait des gitans dans son bureau qui fut le mien jadis ! Se faisait mettre par l’inspecteur Mormoil, un ancien légionnaire ! Feu le brigadier Poilala les avait surpris un jour en train de bien faire ! Vous avez du papier, Antoine ? Je veux qu’il m’écrive sa démission ici même, le protégé ! Protection mon cul, Philippe Dumanche-Ackouihl !
« Asseyez-vous. Rédigez ! Allons, pressons ! Et vous, San-Antonio, qu’attendez-vous pour faire embarquer les larves d’à côté ? »
Je bâille à m’en décrocher le bénouze.
— Les embarquer, d’accord, mais où, patron ?
— Comment, où ! Mais à la P.J., bien sûr.
— Monsieur le directeur…
Il est déconcerté par ma lassitude, mon brusque accablement.
— Ça ne va pas ?
— Réfléchissez…
— Pardon ?
— Si l’affaire est connue, les vrais terroristes auront gagné, car c’est la police qui supportera tout le poids du scandale. La fille de son sous-directeur compromise ! Et le sous-directeur soi-même puisque c’est lui qui, indirectement, a renseigné l’Organisation à propos du piège Bérurier…
— Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! cinq-dernières-minutes-t-il, soudain frappé par la terrible évidence.
— Vous sauterez avec votre adjoint, boss !
— Ah ! non, pas ça ! Moi, l’honneur vivant de ce corps admirable !
— Vous y serez contraint ! insisté-je avec une cruauté formidablement dégueulasse.
Un silence épais comme le ventre d’un lutteur japonais nous écrase. Beau-Philippe me contemple ardemment, ayant réalisé que je représente son unique planche de salut. Il m’adresse une langue de velours, à la dérobée. Me promet la lune : la sienne, et celle de notre putain de galaxie. Des reconnaissances suprêmement délicates et extravagantes déferlent dans sa prunelle comme bourrasques d’hiver dans la toundra. Il me fera feuille de rose, c’est juré ! Et les cils ravageurs sur le gland. J’aurai droit à la danse du sabre sur mon pénis préalablement flatté. Il se mettra en tutu rose, rien que pour moi. Se laissera enfourner devant moi par la garde républicaine grecque, juste pour m’amuser. Le doigt dans l’oigne ? Alors là, comment donc ! Les dix, pour jouer au mille-pattes géant.
Achille émet une espèce de bref hennissement. Il a une flambée de rage ardente comme les nuées volcaniques accompagnant une éruption. Il s’approche de son sous-fifre et se met à hurler :
— Non, mais c’est bien pour dire de faire chier le monde !
Un mot pareil dans sa bouche académique ! Lui, si bien élevé, courtois de partout, mondain à se pisser parmi !
— Un enculé de merde, San-Antonio ! clame-t-il en désignant « Beau-Philippe ». Un pompeur de nœuds qui pue le foutre quand il rote ! Mais qu’est-ce qui lui a pris de se marier avec une vraie femme et de lui faire des enfants ! Il a des instincts contre nature, cet immonde ! On ne lui demandait qu’à se laisser empétarder par tous les crouilles de Paris, nom de Dieu ! Et il vient nous faire une fille ! Une gueuse porteuse de malédiction ! Une passionaria de pissotières ! Une égérie pour malfrats des fortifs ! Une salope salopière qui vient jeter la mort et l’opprobre sur ma chère police française !
Il flanque un coup d’escarpin dans les chevilles de son adjoint.
— Et maintenant nous voici coincés. Penchés sur un océan de honte ! Prêts à y tomber. Il veut quoi, cet affreux pédé ? Mon suicide ? Il l’aura ! Mais que la première balle soit pour lui, au moins ! Et qu’il se la tire dans le cul, San-Antonio ! Le canon dans l’anus pour un ultime coït ! Oh ! que je le hais ! Oh ! que je le déteste complètement ! Ça vous ennuierait de me le suicider ? Il n’aura jamais le courage de le faire lui-même, vous pensez, gonzesse à ce point ! Quand on a un derrière qui sert de brouette à betteraves, l’ultime sens de l’honneur, fume ! Tuez-le-moi, Antoine, je vous en supplie ! Je vous ferai nommer sous-directeur à sa place ! La médaille du… cela s’appelle comment déjà, leur connerie pour laquelle ils se bousculent au portillon, tous ? Le Mérite ? Oui : le Mérite ! Elle est à vous, Toinou ! Videz-lui un chargeur entre les miches et je vous donne la mienne. Pas besoin de lui faire poser son pantalon, vous tirerez à travers l’étoffe. Oh ! Seigneur, pourquoi m’as-Tu abonné ? Je veux dire, abandonné ? Je vais à la messe chaque dimanche, pourtant, non ? Je fais mes Pâques, merde ! Je prie presque tous les matins aux toilettes, vrai ou faux, Seigneur ? Non, mais je Te pose la question ? Je fais le bien autour de moi. Un aveugle sous un porche, je ne lui ôte même pas ses lunettes noires avant de lui donner une pièce pour vérifier qu’il l’est vraiment. Non, la largesse, spontanément. Quand mon valet de chambre m’apporte le Figaro au lit, avec mon petit déjeuner, je lui dis « merci ». Parfaitement : « merci ». Et qui donc m’y oblige du moment qu’il est payé pour ça ? Et c’est à moi que Tu fais ça, Seigneur tout-puissant ? A moi, Ton serviteur le plus zélé malgré sa situation ? C’est moi que Tu propulses dans la déchéance, Seigneur ? C’est pour m’éprouver ou quoi ?
Il prend sa tête ripolinée à deux mains et ferme les yeux pour, un bref instant, fuir cette maléfique planète où nous promiscuitons si bassement.
— San-Antonio, balbutie-t-il dans un souffle. San-Antonio, mon disciple, mon bébé, tu vas me sauver, dis ? Tu vas trouver une solution à cette horreur ? Dans la société maghrébine, Antoine, le fils se doit au père. Comme c’est beau. Nous ne sommes certes pas des enviandés de ratons, toi et moi, pourtant empruntons-leur ce qu’ils ont de bon ! L’unique élément positif de cette race c’est son sens du devoir filial. Tire-moi de ce mauvais pas, petit Antoine que je vénère. Sauve, enfant ! Sauve ! Sauve ! Je suis vieux, frileux et désemparé. La prostate me brime, Antoine, mon amour. Je bande moins et mou. Mes veines se font saillantes, ma peau se tavelle, ma main tremble quand je bois et quand je pisse. Ma signature déforme. D’étranges excroissances me poussent un peu partout ! Ma mémoire fait des couacs. J’oublie lentement l’horrible essentiel pour ne plus me souvenir que du merveilleux superflu. Bref, je commence à mourir sur pied, Antoine, mon cher gamin. Ah ! par pitié, freine ma chute !
Et il se jette dans mes bras.
— Vous me laissez carte blanche, patron ?
— Comment, si je vous laisse carte blanche ! Mais il est con, ce type, ou quoi ? Je vous dis d’agir ! Et vite ! Tout cela doit s’arranger, m’avez-vous compris ? S’arranger ! Je ne veux plus le savoir ! Ça y est, j’ai oublié. J’ignore tout de ce qui s’est passé. Mais qui vois-je ici ? C’est mon bon Dumanche-Ackouihl ! Cher Philippe, vous passiez ? Quel hasard ! Venez, partons ! Je vous convie à déjeuner. Allons chez Lasserre : qu’on le veuille ou pas, ça reste l’une des plus somptueuses tables de Paris. Je prendrai leur truffe en feuilletage. Rien que pour elle ça vaut le coup de demeurer fidèle à ce restaurant. On y va, cher ami ?
Beau-Philippe se sépare de son fauteuil et suit le vioque en boitillant, à cause des coups de tatane que ce dernier lui a administrés.
Carte blanche !
C’est bien joli, mais écrire quoi dessus ? Bref recueillement. Ensuite je vais rejoindre les archers qui continuent d’attendre patiemment dans l’antichambre.
— Brigadier, appelé-je, l’ancienne cage à poules de la P.J., existe-t-elle toujours ?
— Il est question de la remplacer par des équipements sanitaires, mais elle est toujours là, monsieur le commissaire.
— Elle ne sert plus ?
— Je me demande si elle a toujours sa serrure.
— Si elle l’a perdue, vous la remplacerez par une chaîne munie d’un cadenas et vous y enfermerez les garnements qui se trouvent dans la pièce à côté. Relayez-vous pour les surveiller jour et nuit. Leur détention sera assez brève, je pense. Ordre du boss, qui vient de sortir, vous l’avez vu : vous ne les inscrivez nulle part. Moi seul suis chargé de m’occuper d’eux. Interdiction de les laisser communiquer avec l’extérieur. S’ils réclament un avocat vous faites la sourde oreille. S’ils s’agitent, vous avez le droit de les calmer avec des baffes dans la gueule. Voici de l’argent pour les nourrir.
Le brigadier, ainsi que ses hommes, sont plutôt surpris par un tel ordre. Je comprends qu’il me faut les motiver. Alors, aux grands maux les grands remèdes.
— Confidentiellement, la chose a trait à la mort de vos infortunés collègues, mes amis, d’où ces mesures exceptionnelles. Je compte sur vous !
Et je leur serre la main à chacun en les regardant droit dans les vasistas, voir si la France s’y trouve, ou, au moins le Cantal et la Corrèze.
Si t’es pas napoléonien, de temps en temps, ne te mêle jamais de commander !