Mort de fatigue, mais incapable de dormir. J’ai beau tirer les rideaux et me foutre un coussin sur la tronche pour étouffer les bruits de la rue, la pioncette ne vient pas. Mes pensées tornadeuses la mettent en fuite. Plus je pense, plus je suis, comme disait Lavoisier ou Pythagore, à moins que ce ne soit Archimède, le gars qui recevait une poussée dans les meules chaque fois qu’il prenait son bain.
De l’insomnie, je passe à l’énervement, puis à l’angoisse. Je voudrais savoir où est M. Blanc, avec sa blonde Ophélie. Rodéo et Juliette !
Au bout de peu, je me lève. Et c’est la sempiternelle douche dite réparatrice qui ne répare rien du tout mais t’en donne un instant l’impression.
Je me reloque en civilisé et quitte l’agence pour aller voir, rue André-Simone, où en sont les deux fameux duettistes, Béru et Pinaud.
Y a déjà des odeurs de cuisine hautement calorique dans l’escadrin et mon auriculaire me chuchote que Sa Majesté doit initier Miss Violette à la frite de ménage. Je grimpe cinq à cinq les marches pour gagner l’étage de la donzelle. Parvenu devant la lourde, je tends l’oreille, ce qui est plus malaisé que de tendre la main. Mais aucun bruit notoire ne s’échappe de l’appartement. En outre, les senteurs oléagineuses proviennent des étages supérieurs. Alors je toque à la porte un message en morse annonçant qu’ici Santantonio et grouillez-vous de délourder, les gars. Nobody et silence unis pour le meilleur et pour le pire.
Je frappe plus fort.
Toujours sans résultat. D’où la nécessité d’extirper mon petit sésame de mes vagues.
Cette serrure est si rudimentaire qu’un simple cure-dents suffirait à l’ouvrir.
J’entre et qu’aspers-je ?
Miss Violette, le nez sur la toile cirée de sa table. Elle a un bras allongé, l’autre qui pend le long de sa chaise. Son nécessaire à schnoufer est déballé sur la table : seringue, ampoules, caoutchouc garrotteur pour l’intraveineuse, boîte chromée, ouate, flacon d’alcool à 90°.
Son bras étendu est dénudé et, dans le pli du coude, s’orne d’un hématome bleu virant au violet. M’est avis qu’elle s’est méchamment chargée, la mère ! S’est votée la dose géante. Je veux redresser sa tronche pour essayer de lire son regard s’il lui en reste un, mais ne le puis, parce que tu sais, quoi ? Elle est beau raide, Violette. En bronze, marbre, bois ou béton. Mais la fameuse justice de berne, c’est la bite d’un académicien, comparé !
Overdose !
Reste à savoir maintenant ce que sont mes amis devenus.
Reste à savoir également ce qui s’est passé dans le logement de la donzelle.
Les choses sont dans l’état où je les avais laissées. Toutefois, il y a de sérieux reliefs de bouffe sur la paillasse de l’évier. Et des cadavres de bouteilles tiennent compagnie à celui de Violette. Quatre flacons de beaujolpif, trois de muscadet. L’éternel duel entre César et Alexandre-le-Gros. L’un est au blanc, l’autre au rouge comme un studio pendant tournage.
Dans la petite pièce attenante, le lit n’a pas été déboutonné.
Je décroche le téléphone et j’appelle chez Béru. C’est dame Berthoche qui me répond. Elle me dit « qu’oh ! c’est vous Antoine, voulez-vous-t-il m’escuser, on était juste en train de bien faire, notre ami Alfred le coiffeur, Samso-Nyt, notre bonne grolandaise et moi. Pile que vous sonnez, Alfred venait d’me fourrer levrette et il me saccade tellement, le monstre, qu’y va m’faire basculer dans la ruelle du lit ! Alfred, doucement, j’te prille ! C’est l’commissaire ! V’lez lu lâcher les roustons, Samso-Nyt, que ça l’excite d’trop, cet homme ! Qu’est-ce y a-t-il pour vot’ service, Antoine. Mon Béru ? J’l’ai pas revu d’pus hier. Y n’a même pas téléphoné, ce sac ! Des époux comme lui, Antoine, si vous croillez qu’c’est une vie ! Arrête, Alfred, bordel ! T’es enragé ou quoi ? Samso-Nyt, j’vous l’ai déjà dit : lâchez les burnes à M. Alfred, y s’connaît plus, l’apôtre, si on lu tripote les pendeloques. C’est sa partie faible. Y l’est chatouilleux des aumônières ! Putain, mais ell’comprend toujours pas l’français, c’t’Esquimaude ! Une bonne femme dont j’lu donne des cours d’vocabiliaire tous les jours ! Si vous l’r’voiliez l’premier, Béru, dites-y qu’il a oublié d’laisser un chèque pour l’E.D.F., Antoine. On va nous couper l’courant et moi j’m’en ressens pas d’baiser à la chandelle ! C’est pas qu’j’aime mes z’aises, mais j’tiens à voir c’qu’on m’fait.
— Bonne continuation, Berthe, abandonné-je.
Je raccroche à l’instant précis où elle lance un cri de détresse. J’ai idée que le coiffeur a fini par la catapulter hors du lit conjugal !
Pour être franc, Mme Pinaud, elle aussi, je la dérange.
Pas dans ses transports adultérins, mais dans ses prières. Elle est en pleine neuvaine, la chère femme. Elle implore le Seigneur de guérir les plaques de psoriasis qui lui sont venues aux fesses, la pauvre ! Comme si Dieu était dermatologue ! Faut tout de même pas chérer avec Lui ! Ils sont tous à L’implorer pour la moindre vétille, Le mêlant à des retards de règles, à des traites impayées, à des coliques de marmots, voire à des résultats de loto ! Au point qu’Il ne sait plus où donner du miracle, notre rédempteur bien-aimé. Faut qu’Il s’occupe d’un tas de conneries superficielles, Dieu : la Bourse, l’amour de Rirette pour Jean-Loup, la composition de calcul de Riton, la robe mauve de Valentine, les vilains bubons sur la queue de Gaston ! Cette patience, je te jure ! Et pendant ce temps, on crève en Ethiopie, faute de prières ! On vote Le Pen, on meurt du sida, on massacre des innocents ! Moi, je serais à la place de Dieu, je ferais remplir des formulaires d’imploration. Nature de la requête, motif de votre prière, que proposez-vous en cas d’exaucement ? C’est facile de réclamer quand on est homme et d’accorder quand on est Dieu. Mais faut pas que ça tourne à la gabegie. Moi, Dieu, je veux qu’on Lui fiche la paix ! J’en ai trop besoin pour Le laisser harceler par Pierre, Paul, Jacques. Par suite d’encombrement des lignes célestes, votre prière ne peut être acheminée, vous êtes prié (tiens, à votre tour !) de renouveler votre appel !
Et alors, ces points de squamation, Mme Pinaud s’en affole bien qu’ils ne puissent plus guère lui porter atteinte, vieille, décrépite, disloquée comme est elle. La frime tarte aux fraises, ravaudée de partout, les glandes en déliquescence, les membres cousus de rhumatismes.
Donc, elle a du psoriasis, mais pas de César !
Ignore où il est. S’en tartine un peu les régions sinistrées, mémère ! Y a plus qu’elle, pour elle. Pas d’enfants, juste des maladies et des avaries de machine pour remplacer. Son vieux peigne cradoche et édenté, elle s’aperçoit à peine qu’il existe encore, d’autant qu’il ne fait plus que de dormir, le biquet !
Je raccroche.
Ultime tentative chez les Blanc. Ramadé est dans les angoisses ; tellement, qu’elle a empêché ses chiares d’aller en classe, afin qu’ils restent groupés dans l’attente du père. Les négrillons, ça les perturbe pas, la buissonnière. Nos ancêtres les Gaulois, ils t’en font cadeau ! A qui pourrais-je bien téléphoner ? Il existe des instants où je me cramponne à un combiné téléphonique comme la Méduse à son radeau.
Je vais appeler chez Dumanche-Ackouihl, pour changer. C’est Alberte qui décroche, si promptement qu’elle doit rester tapie, la main sur le combiné, espérant des nouvelles de sa grande fille.
— Oh ! c’est vous ! A la fin, commissaire, dites-moi où est Emeraude ? Où votre grand diable de Noir l’a-t-il emmenée ? J’ai beau appeler mon imbécile d’époux, il se dérobe.
Se dérober !
Ça lui va bien, Beau-Philippe. Qu’aussi sec, je l’imagine en robe du soir, faisant un strip-tease. Je le verrais bien en longs gants noirs, collier de perles, talons hauts, procédant à un décarpillage savant.
La question ardente et noire d’Alberte me fouette l’entendement.
— Mon grand diable de Noir agit pour le bien de votre fille, madame.
— En êtes-vous bien sûr ?
— Tout à fait certain. Avez-vous eu des appels destinés à Emeraude ?
— Aucun. J’aimerais vous voir, commissaire. Ne pourriez-vous passer rue du Ranelagh ?
— Vous ne sortez pas ?
— Non, j’attends.
— En ce cas j’irai.
Je raccroche. Appel aux « écoutes ». Ils me passent les communications qui se sont succédé chez les Dumanche-Ackouihl. Rien d’intéressant : une amie d’Alberte, son coiffeur, des commandes de denrées alimentaires, ses appels au mari, des conversations avec deux copines de cours de la jeune fille pour savoir si elle les avait contactées…
C’est curieux de téléphoner auprès de cette fille morte. Indécent. J’ai l’impression désagréable de commettre quelque sacrilège.
Je sais bien que la mort est un cauchemar qui bascule dans la réalité. Au lieu de te réveiller, au plus fort de l’angoisse, tu t’anéantis. Tu rêves que tu cours un terrible danger. Il te contraint à escalader une montagne plus désolée que le Ventoux, faite d’éboulis. Je sais, je te dis, je sais tout, déjà, moi qui ai eu à mourir. Le sol de la montagne se dérobe sous ton escalade et tu glisses presque autant que tu gravis. Et la terreur croît ! Et ta vie explose ! Et tout est banni, renié, à tout jamais inutile. Le vrai rêve, c’est ce qui fut. Tu avais rêvé que tu existais ; mais tu n’as pas existé, tu n’existeras jamais. Ne subsiste qu’un formidable chagrin de dupe. L’incommensurable désespoir d’avoir été berné.
Je repose le combiné sur sa fourche et reste accoudé à l’espèce de commode qui supporte le téléphone et tout un bordel crassouillard.
Où sont allés mes potes ?
Pourquoi ne m’ont-ils pas donné signe de vie ? Les aurait-on embarqués de force ? Pas fastoche. J’imagine mal le Gros cédant à l’intimidation d’une arme et dévalant l’escadrin sans réagir, en même temps que Pinuche, pour se laisser engouffrer dans quelque bagnole en attente.
L’état de la morte me donne à penser que le décès s’est produit depuis une vingtaine d’heures, c’est-à-dire dans la soirée d’hier. Donc, mes auxiliaires avaient déjà mis les bouts, non ?
Quelle béchamel ! Moi, tu vois, j’aime bien comprendre. Or, l’envolement de Jérémie et de sa protégée, l’absence de Béru et de Pinuche, qui n’ont pas passé la nuit à leur domicile, me cisaillent la cohésion mentale. Je continue de stagner dans le modeste logement de la fille défunte. Pauvre Violette !
Son bras dénudé est blafard, avec de légères marbrures mauves. Il ressemble à un ventre. Et voilà que je tique. C’est le bras droit qui est allongé sur la table. Et la veine se trouvant dans le pli du coude ne comporte qu’une seule piqûre. Aussi sec, je prends mon mignon canif Piaget, lequel comporte des ciseaux. Dominant ma répulsion, j’entaille la manche couvrant le bras gauche de Violette. Pas besoin de découper beaucoup : une ouverture de quelques centimètres me permet d’apercevoir la peau et alors là, c’est criblé de petits points plus ou moins bleus qui sont des traces de piquouzes antérieures. Ses injections, mam’zelle se les pratiquait elle-même, de la main droite. Donc, si elle a été injectée au bras droit, c’est qu’elle a eu affaire à la main-d’œuvre extérieure car, étant droitière, elle n’aurait pu le faire seule. Ce qui revient à dire que l’overdose lui a été administrée par autrui. On l’a assassinée ! Le légiste déterminera cela plus précisément.
Marrant ! Deux filles sous surveillance. La première disparaît avec son ange gardien. La seconde est tuée et ceux qui en avaient la charge se sont volatilisés. Dis, Tonio, ça patine, non ? T’es en train de déraper dans une flaque de mystère, mon grand ! J’imagine un retour d’Hervé Cunar. Il neutralise mes péones et liquide sa souris qui en sait trop.
Et puis on emporte mes deux lascars ! Mais où ? Et surtout comment ? Même en les supposant inanimés, ils ne sont pas faciles à déplacer, Bérurier surtout ! Deux cent quarante livres de bidoche plus ou moins avariée, faut un fenwick pour remuer un pareil tas.
Je sors de l’appartement afin de regarder attentivement la cage d’escalier. M’assurer qu’il n’y a pas de traces troublantes sur les marches ou ailleurs.
Je crois te l’avoir dit, l’immeuble est étroit, plus que modeste. Il y a deux locataires par étage. Le fichtre foutre m’empare et je sonne à la lourde faisant face au logement de feue Violette. Maintenant, la discrétion n’est plus de mise. C’est Ravachol qui vient m’ouvrir. Un type d’une extrême maigreur, avec un collier de barbe rousse pour tenter d’épaissir son visage uniquement composé d’une mâchoire, d’un front et de deux yeux pareils à des cierges allumés dans une grotte.
— Monsieur Koenigstein ? fais-je, me référant au bristol punaisé sur la lourde.
— Et alors ?
Je tire ma carte qui tant intimide.
— Police !
— Pas possible !
— Textuel.
— Un instant, s’il vous plaît.
Il dégrafe son pantalon, le laisse glisser sur ses pattes de sauterelle, abaisse un slip heureusement de teinte foncée, décrit un demi-tour et se penche en avant.
— Ça va comme ça ? il me demande.
— Même quand vous êtes penché, ça n’arrive pas à ressembler à un cul ! lui assuré-je sans m’émouvoir.
Et j’ajoute :
— Y a que dans les sociétés nanties qu’on rencontre des vrais culs, monsieur Koenigstein ; le vôtre ressemble à une pince à linge. Vous êtes éthiopien ?
Pris de court, il se reculotte mélancoliquement.
— Je hais les flics ! m’assure-t-il.
— Voilà une dépense d’énergie superflue ; ils n’en valent même pas la peine. Vous voulez bien m’accorder dix secondes d’entretien ou dois-je vous faire convoquer au Quai des Orfèvres pour vous entendre ?
Pris à son style, le voilà tout déconfit, Claudius.
— Je n’ai rien fait de répréhensible, déclare-t-il, partant, je n’ai rigoureusement rien à dire à un poulet.
— En ce cas, je vais vous faire convoquer, assuré-je d’un ton léger. Cela arrive qu’on tombe sur des mauvais coucheurs. Vous n’êtes pas le premier connard possédant un cul de squelette qui cherche à faire le malin. A bientôt.
Je tourne les talons.
Saisi, il me laisse dévaler trois marches avant de réagir.
— Hé ! fait-il.
Je me retourne.
— Ça vous amuse d’insulter les gens chez eux ?
— Quand ils m’accueillent de cette façon, je ne peux pas me retenir.
Je souris grand et cligne de l’œil. Alors il murmure :
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
Avec un loustic comme sa pomme, faut pas lésiner. Je me dirige vers le logement de Violette.
— Venez jeter un coup d’œil par là, voisin !
La curiosité l’emporte, ce qui est fréquent chez les mammifères et il s’avance en remuant la queue, chose qui est très visible, vu que s’il a remonté son futal il a oublié d’en actionner la fermeture Eclair.
Je le précède chez la môme camée. M’efface pour la lui désigner.
— Il risque d’y avoir un appartement libre dans l’immeuble, voisin.
— Morte ? balbutie le fier-à-fesses.
— Tout à fait.
— La came ?
Il considère la seringue et les ampoules.
— Probable.
— Elle s’est shootée trop fort ?
— Non : on l’a piquée comme une chienne malade. Vous voyez bien que nous devons parler un peu, vous et moi, monsieur Ravachol.
— Je ne m’appelle pas Ravachol !
— Non, mais lui s’appelait Koenigstein. Guillotiné dans la force de l’âge. Il est venu au monde trop tôt ! Nous allons discuter chez vous ou vous préférez rester ici ?
Il titube et je le soutiens par le bras.
— Vous tournez gonzesse, voisin. C’est la vue d’une morte qui vous perturbe ?
— Je n’ai pas l’habitude.
Nous nous pointons dans son appartement, guère moins reluisant que celui de Violette. J’ai la surprise d’y découvrir une grosse fille en peignoir, occupée à repasser de la lingerie neurasthénique.
Elle regarde une connerie après-midive à la télé ; un truc extra-con où ça plaisante bas et où ça chante faux. Elle est à peine consciente de mon intrusion.
En retrouvant son logis, le haineux a également retrouvé son mépris. Il s’allonge sur un canapé-lit où ont dû se perpétrer de sombres copulations et dont le sommier n’en peut plus.
— Nicaise ! hurle-t-il, arrête cette télé de merde, espèce de grosse vache !
Pourquoi me vient-il à l’esprit que, décidément, cet immeuble est voué aux jeunes mecs « bizarres » maqués à des gonzesses passives ? Du moins à cet étage.
La fille zippe et l’écran s’éteint dans une brève agonie d’images.
— Nicaise ! appelle-t-il encore, la gonzesse d’à côté est morte !
La grosse ouvre grand sa bouche, ses yeux et son anus.
— Violette ?
— Moui.
— Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
— Overdose.
— Mince ! Elle, ça ne tournait plus depuis qu’elle était passée à la morphe.
— Vous la fréquentiez ? demandé-je à Nicaise.
— Ta gueule ! lui lance Claudius, ici c’est moi qui réponds aux questions. Viens me faire une pipe, comme ça tu ne seras pas tentée de parler.
Elle est passive, la repasseuse. Docile, elle débranche son fer et va s’agenouiller auprès du divan. M’est avis que je suis tombé chez de sacrés barjos. Elle dégoupille la membrane flexible à Claudius pour lui jouer La Flûte enchantée. Il m’est rarement arrivé de questionner professionnellement un gus en train de se faire turluter le bigorneau ; peut-être est-ce même la première fois.
Ce mec, faut le prendre comme il est, en montant le ton de temps à autre, simplement. Pendant que mam’selle Nicaise le gloutonne, j’attaque :
— Vous connaissez le type qui vivait avec Violette ?
— Comme ça. Deux mots en passant. Fais attention, grosse vache, tu me mords !
Nicaise s’excuse d’un grognement comme si elle était en train de bouffer des spaghetti brûlants.
— Vous connaissez son nom ? fais-je, bien que je le susse (à mon tour), histoire de vérifier s’il me chambre.
— Hervé Conard, Crunard, un truc de ce genre…
O.K., il chique dans l’authentique.
— Cet homme trempe dans une chiée d’assassinats, cher Koenigstein.
— C’est son problème.
— Qui peut éventuellement devenir le vôtre, ami très cher.
— J’aimerais savoir comment ?
— Il a refroidi sa donzelle pour l’empêcher de témoigner contre lui. Il n’hésitera pas à vous refroidir ou à vous faire refroidir s’il craint que vous ne révéliez des trucs déplaisants sur lui.
— Je crains rien, je ne sais rien ! fait Claudius.
— Tu débandes ! proteste sa partenaire qui voit panteler ses efforts.
Cette information m’est précieuse car elle me renseigne sur l’état d’esprit du voisin. S’il dégode, c’est qu’il a la trouille. Et s’il a la trouille, c’est qu’il sait des choses à propos de Cunar. C.Q.F.D.
La brave Nicaise se montre parfaitement coopérative.
— Tu veux que je te mette un doigt dans le cul ? propose-t-elle avec une exquise gentillesse.
— Non, laisse tout quimper, je ne suis pas en forme !
Il repousse l’aimable fille avec une telle brusquerie qu’elle part à la renverse.
Obligeamment, je l’aide à se relever. N’ensuite de quoi je prends la chaise qu’il ne m’a pas proposée et m’assieds à son chevet. Après tout, c’est lui qui s’est placé délibérément dans cette position d’infériorité.
— Vous serez davantage en forme lorsque vous m’aurez balancé ce que vous savez et qui vous tracasse, vieux, assuré-je. A quoi bon charrier une trouille qui va vous gâcher l’existence jusqu’à ce que Cunar l’interrompe ? Vous êtes un jobastre, mais pas un meurtrier ; même si vous haïssez les flics, vous devez penser à votre salut et à celui de la gentille Nicaise.
— Faites pas chier le marin, je ne sais rien ! bougonne-t-il.
La grosse piqueuse-repasseuse rebranche son fer et murmure :
— Je le sais, moi, ce qu’il ne veut pas vous dire.
— Tu vas boucler ta chierie de gueule, morue ! tonne le délicat personnage que je soupçonne de misogynie larvée.
Là, elle rebiffe :
— J’ai pas envie qu’on te bute, Claudius !
— Où tu as vu ça, figure de fesses ? C’est lui qui le dit, pour faire pression ! Je ne sais rien, j’ai rien vu, je…
— La fille d’à côté est morte ! objecte-t-elle.
— C’est de ma faute si elle a pris une dose de cheval ?
Je les laisse se chamailler, sachant bien que leurs ergotages et autres criailleries me sont propices. Ils s’usent gentiment et je n’aurai plus ensuite qu’à cueillir les marrons du feu. Je tiens le couteau par le manche puisque la fille déclare « savoir ce qu’il s’obstine à me celer ». Alors je les laisse vitupérer sur le thème :
A. — Dis tout, je ne veux pas que tu meures.
B. — Ta gueule, connasse, je ne crains rien.
Comme ça finit par tourniquer en rond, je me lève et vais retirer la prise du fer à repasser.
— Suivez-moi un instant, petite fille.
— Je te l’interdis ! crie Claudius.
Alors moi, toujours qu’on me pompe l’air, à la longue, hmmm ? Bon !
Je saisis Koenigstein par les bretelles (il porte des bretelles, des rouges à fleurettes vertes, c’est son seul luxe). Le soulève du divan.
— T’as jamais bouffé un fer à repasser brûlant ? je lui demande. T’as jamais ramassé tes dents éparpillées dans une pièce pour en faire un collier d’ambre ? Tu sais que tu me plumes, avorton ! Moi, quand je supporte plus, je casse : les meubles, les frimes de rat, tout ce qui me tombe sous la main !
Je lui fais décrire une rotation complète autour de moi, avec l’aisance d’un lanceur de marteau soviétique, puis je le lâche et il va disloquer la table à repasser de Nicaise et déguste le fer à vapeur dans les gesticules.
Du temps qu’il hurle, j’emporte la Nicaise chez feue Violette impériale. Le cadavre la fait fondre en larmes de suif, la grosse.
— Maintenant, vous me parlez, môme, puisque ce sous-crevard s’obstine à la fermer ! Votre instinct de femme vous avertit qu’il est temps de cesser les cachotteries ! Votre petite voisine a payé de ne m’avoir pas dit la vérité. Maintenant il est trop tard pour elle !
La boulotte pleure à gorge déployée. Je lui caresse les doudounes, manière de la réconforter. La belle surprise, mec : c’est pas gélatineux comme j’imaginais, mais bien dru, ardent.
Viens dans la pièce à côté, pas regarder ce triste spectacle, gamine.
Elle me suit. Moi, j’ sais pas si ça provient de la fatigue accumoncelée, mais voilà que je trique comme le bâton de Guignol. Ces deux nichemars aussi, me portent à la godanche. C’est tellement capricieux, les choses de la chair, t’auras remarqué. Et je démarre si aisément, pour ce qui est du périscope géant. Une dame qui descend de voiture, une marchande de chaussures en action, une pensée inavouable, et voilà Mister Popaul qui dresse son chapiteau !
Je fourvoie ma dextre dans son décolleté. Y a super-ramage dans la volière ! Ça facilite l’élocution.
Va pas croire que je sois nécrophile le moindre ! Ça me botte pas de tringler une greluse à quatre mètres d’un cadavre. Mais faut laisser priorité à la vie, mon père me l’a toujours dit. La nique prime tout ! Quand un membre se met à parader, tu le suis sans barguigner. Le défilé des majorettes ! Musique en fête ! Queue en tête !
Miss Nicaise, je sais pas si ça lui fait plaisir mes attouchages. C’est une passive. Une exécutante docile. Elle ne se permet pas de participer. On l’a dressée au plaisir de l’homme. Le sien, c’est Santa Barbara, et pointe à la ligne. Alors, sentant ma mâture contre son fessier, elle passe la main dans son dos pour me faire pouët-pouët, ce qui est vachement gentil compte tenu de son émotion, je trouve. Ça dénote une bonne nature, non ?
Tout en me « pitrognant » Totor elle dit :
— On a entendu du bruit, cette nuit. Ça cognait dans l’escalier. Claudius est allé regarder. Y avait deux types qui coltinaient une malle. Ils sortaient d’ici. Claudius a refermé la porte et s’est recouché. Mais voilà que dix minutes plus tard, le boucan a recommencé. Il est retourné voir. Cette fois, ils étaient trois pour porter une autre malle qui paraissait encore plus lourde. Je l’ai rejoint. Le troisième type, c’était le copain de Violette.
« Vous déménagez, monsieur Cunar ? » je lui ai demandé. Il m’a dit : « C’est des livres, y a rien de plus lourd. Je profite de la camionnette d’un copain. » Claudius s’est proposé pour les aider mais ils ont dit que non merci, que ça allait bien comme ça. Le chiant c’était l’exiguïté de l’escalier.
Quand elle a terminé de révéler, mon braque est tellement inexistant qu’il pourrait servir de marque-page à un bouxif de la Pléiade. Y a de quoi fuliginer, faut dire, ces deux malles constituaient les cercueils de Béru et Pinuche !
Devant l’inefficacité de sa courtoise manœuvre, Nicaise me lâche la rampe. C’est pas sa nuit, au point de vue découillage du mâle.
— Ils étaient comment, ces types ? reviens-je à nos moutons-je.
— Genre arabe.
Elle ajoute :
— Vous croyez qu’on est en danger ?
— J’en ai peur.
— Je ne veux pas qu’ils butent Claudius !
C’est beau une femelle ! C’est farouche. Ça ne pense qu’à son julot. L’abnégation complète ! Et comme le julot aussi ne pense qu’à lui, tout est harmonieux.
Je la prends par ses potelures :
— Nicaise, mon chou, tu dois m’en dire davantage ! Il le faut !
— Mais vous dire quoi ?
— T’as pas eu la curiosité de regarder par la fenêtre ce qu’ils faisaient de ces deux malles, les potes de ton voisin ?
Pourquoi je pense qu’elle a agi de la sorte, cette connasse réveillée en sursaut ? On trimbale des malles en pleine noye dans son escalier étroit… Son mec se lève, elle le rejoint. Faut croire que ça a produit un certain boucan puisqu’il les a tirés des toiles. Il est clair qu’elle sera allée couler un œil par la croisée.
Elle répond qu’en effet. Ouf !
— Et t’as vu quoi, ma frivole ?
— Une camionnette.
— Tu veux bien me la décrire ?
— Elle était jaune.
Tout de suite, je pense à un véhicule Hertz. J’essaie de me mettre à la place d’Hervé Cunar. Il a de la viande froide à trimbaler. Pas de véhicule à dispose. Force lui est d’en louer un. Alors il va à une agence de location spécialisée…
— Bon, je te remercie, môme, tu peux retourner sucer ta terreur aux biscotos de crevette.
Elle hésite. Peut-être que je lui plais, va-t’en savoir ?
— Autre chose à me dire, ma poule ?
Sa bouche écrase la mienne et une menteuse frétillante comme une truite tirée de l’onde vient faire le bilan de ma denture. Oui : je lui plais !
Seulement, à l’instant où Mister Poluche se remet à rouler des mécaniques, une pensée surprenante m’empare.
— Excuse-moi, môme : faut que j’usine. Mais on se reverra bientôt, parole !
Cette fois, elle se taille. Mister Moi-même se met alors à fouinasser une fois de plus dans le logis. La fièvre me gagne si fort que j’en tremble comme à un premier rendez-vous d’amour. Je commence par me mettre à genoux pour examiner le sol de très près. Aucune trace de sang ! On a neutralisé mes deux féaux sans problème.
Je renifle avec préciosité l’air confiné de l’apparte. Des relents ténus. Un truc qui ressemble à des vapeurs ammoniaquées, ou de térébenthine… Mon agitation croît et se multiplie. Ça confine à des transes, sais-tu ? Des filaments de brume s’effilochent. La tête me fait mal, derrière surtout. Comme un médium, je repars en maraude d’une pièce l’autre. Je fouille les meubles, explore leur dessus, leur dessous, leurs tiroirs quand ils en possèdent. Non, non : il a disparu. S’il servait à ce que je crois, il devait y avoir une antenne à l’extérieur. J’ouvre la fenêtre, grimpe sur une chaise, me débuste dans le vide au risque de valdinguer. La joie m’inonde. IL Y A UNE ANTENNE orientable. Dans sa hâte, il n’a pas songé à la démonter. Mais putain, j’ai donc un génie de divination ? J’ai LE DON ou quoi ? Si j’essayais de tordre les cuillers à café rien qu’en les regardant dans les yeux, j’y parviendrais, tu paries, aiguisé du sixième sens comme je me sens ?
Faut pas en rester là, Sana ! Des moments de lumière comme celui-ci ne se produisent que très exceptionnellement dans la vie d’un dividu. Sans doute est-ce à cause de mon épuisement physique ? Krouni à mon point, je transcende du mental, probably. Cette nuit passée à interroger mes neufs garnements m’a rendu hypervoyant. Si je continue, je vais encore « voir » et puis après, je m’écroulerai pour le compte. Mort d’éblouissement !
Quand je suis venu dans son gourbi, la première fois que j’y ai trouvé Béru et la Pine, Violette avait un écouteur sur la tronche, relié au bloc du walkman. Etait-ce bien le moment d’écouter de la musique, avec trois bourdilles sur le paletot ? Elle fredonnait. Pourquoi, confusément, en la voyant agir de la sorte, quelque chose s’était-il mis en alerte dans mon ciboulot farceur ? Mais au lieu de me laisser aller, j’avais chassé l’impression, me disant que la Miss était shootée toute vive et qu’elle pédalait dans le foin. Seulement, maintenant, j’ai pigé que cet appareil la gardait en communication avec Hervé ou un complice à lui. Elle lui chantonnait ce qu’il se passait. En notre présence ! Faut le faire !
Pendant que Nicaise me roulait une pelle à tarte, j’ai eu la vision de Violette avec son écouteur. Et puis j’ai pensé : « le walkman a disparu ». Et ça m’a dérouté. Grâce à ce mode de communication continue, elle a informé son jules et cézigue lui a donné ses directives.
Probable que c’est la gosse qui a neutralisé mes rombiers en mettant du sirop d’oubli dans leurs bouteilles. Il n’a eu qu’à passer les ramasser plus tard. Mais avant de s’en aller, il a liquidé sa souris, histoire de laisser place nette sans oublier de récupérer la radio ! Béru et Pinaud étaient-ils morts quand on les a véhiculés dans les malles ? Ou seulement endormis ? Des gens qui démolissent les gardiens de la paix comme des pipes en terre à la foire du Trône, ne doivent pas s’embarrasser de scrupules. A moins que, se sentant grillés, ils ne les conservent comme monnaie d’échange pour se tirer éventuellement d’un mauvais pas ?
J’en reviens au walkman… Ce qui a attiré mon attention, la première fois que je l’ai aperçu, fixé à la ceinture de Violette, c’est sa taille. Il était de dimensions plus fortes que ceux dont se munissent les jeunes branleurs que je croise. Je me suis dit qu’il devait s’agir d’un modèle ancien. Il possédait également des boutons en surnombre. C’est fou ce que j’enregistre toutes les anomalies, sans vraiment m’en rendre compte.
Rue du Ranelagh.
La vieille bonne chenue m’ouvre. En fin d’aprème, elle se loque d’un uniforme de bonne du répertoire : robe noire, tablier blanc amidonné.
Elle me révèle que Madame m’attend dans son boudoir. Je me crois dans un roman du siècle dernier. La pièce en question est, en réalité, une sorte d’antichambre précédant la chambre de Mme Dumanche-Ackouihl. L’épouse du sous-dirluche est assise à un délicat bureau Mazarin, un peu trop marqueté pour son goût. Elle me virgule un sourire triste.
— Asseyez-vous, commissaire. M’accordez-vous trois minutes pour que j’achève une lettre importante ?
— Naturellement.
Elle m’a à peine regardé et la plume de son stylo Cartier chuchote sur du vélin d’Arches filigrané. J’ai le temps de constater qu’elle possède une merveilleuse écriture, large et souple.
M’asseoir… Elle en a de suaves ! Le boudoir exigu ne comporte que le bureau et la chaise permettant de s’y installer. Sans vergogne, je pousse jusqu’à l’intérieur de la chambre. Elle ne roupille pas avec son pédoque d’époux, Alberte, car elle a un lit d’une place, en fruitier clair, avec un couvre-pieu de dentelle blanche très jeune fille. Il existe bien un fauteuil, mais des vêtements féminins y sont soigneusement étalés ; par respect pour eux, je me dépose sur le plumard.
Ce qui se produit, je ne saurais te le dire. Je continue de penser à Violette, à mes deux camarades embarqués comme du linge sale, au walkman disparu avec eux…
Du temps s’écoule.
En ce qui concerne Hervé Cunar, il faudra que je fasse pousser sa description car il m’échappe un peu… Et en cela, je pense à Jérémie, court-circuité par Emeraude, ce grand diable noir ! « Ne l’arrête pas, je t’en supplie », me disait-il.
Je pense à ce coup raté avec Alberte, chez moi. J’étais sur le point de la trousser magnifiquement quand cette salope de Maria s’est dépêchée de me refiler l’appel téléphonique.
Je pense au chauffeur de taxi qui va brosser la femme de son pote de Noisy-le-Grand et qui la régale comme un dingue ! Tous des boucs ! La grande forniquette ! Saute-moi-dessus, je-te-sauterai-dessus ! On ne pense qu’à la bouillave, les hommes ! Et les femmes aussi ?
Et puis je pense que je ne pense plus… Ou alors au ralenti extrême.
— Commissaire !
Je me précipite hors de l’avion, dans le vide enivrant. Merde ! J’ai oublié mon parachute ! Mais je ne m’écrase pas, vu que je suis sur le lit de Mme Dumanche-Ackouihl. La pièce serait obscure si une délicate loupiote d’opaline ne dispensait une suave lumière rose. Mon hôtesse est penchée sur moi. Son visage agréable est mis en beauté par la clarté de la lampe de chevet.
Je dois pousser une frime d’ahuri car elle sourit.
— Quelle heure est-il ? articulé-je péniblement.
— Dix heures du soir ! Vous avez beaucoup dormi car vous étiez anéanti par la fatigue.
Je me redresse, confus.
— Navré, bredouillé-je.
— Pourquoi ? Je vous ai trouvé attendrissant. Vous aviez l’air d’un petit garçon.
— Votre mari sait que je suis ici ?
— Oh ! il n’est pas encore rentré. Jamais avant quatre heures du matin. Dites, je suis toujours sans nouvelles d’Emeraude, cette fois j’ai peur.
— Il ne faut pas.
— Vous êtes bon ! Si au moins vous pouviez m’apprendre où elle se trouve et ce qu’elle fait !
— Je vous le dirai bientôt !
Un aplomb, ce mec ! Tu sais que je me fais honte ? Mais il faut croire que je me montre convaincant car après m’avoir coulé un regard intense, elle acquiesce :
— Très bien, j’ai confiance.
— Alors déshabille-toi !
Le haut-le-corps de la dame ! Tu verrais ça… C’est si âpre ! Si inattendu. Sans réplique. Je lui souligne la monstrueuse protubérance gonflant mon futal.
— Tu sais qu’on peut mourir d’une turgescence pareille ? Non-assistance à personne en danger, c’est pas ton style. Je vais te faire fumer les miches comme jamais, Alberte ! J’ai tellement envie de toi qu’il me semble te connaître depuis toujours, d’où ce tutoiement intempestif.
Elle opine (déjà) avec cette gravité qu’apportent les vraies femelles aux choses de l’amour. Pourtant, elle ne se dévêt point ainsi que je l’en prie, comme dirait son éminence rarissime le comte de Paris-Banlieue. Enfin, pas comme je suis en droit de l’espérer. Mais tu vas voir, c’est vachetement beaucoup mieux ! La dame de baise, ce qui la différencie essentiellement de ta belle-sœur, ce sont ses initiatives inattendues. Alberte, elle, cueille le bas de sa robe avec le pouce et l’index de chaque main et la remonte jusqu’à sa taille. Dessous, elle a des bas avec des jarretières. Et, point essentiel : pas de slip ! Tu vas pas me dire qu’elle peut plaider le manque de préméditation, si ? La voilà troussée comme dans le bon vieux film cochon des années 30. Elle s’agenouille sur le plumard, tête (de nœud)-bêche par rapport à moi. Me reste plus qu’à la déguster. Et pendant ce temps, elle me décapsule le ziffolo dodelineur avec des soins d’emballeuse de porcelaine. Une emballeuse qui déballerait, en l’occurrence. Extraction difficile. Au point où en est mon érection, faudrait presque m’éplucher car mon calcif n’est plus un contenant mais une peau ! Juste qu’elle y parvient, le téléphone retentit.
— Ah ! non, fais-je en jouant du mirliton avec son exquis clito, cette fois il est trop tard pour répondre.
Mais la garce de sonnerie stride comme si elle criait au secours !
Pour empêcher ma partenaire de céder à l’appel de l’instrument pététesque, je la gnougnouffe en grande sauvagerie. C’est la broute sur écran large. Je couvre une surface exceptionnelle. Ratissant large comme la main à chaque tyrolienne linguale. Et en vrille, s’il vous plaît ! Ne m’occupe même plus de respirer, j’ai une autonomie de pêcheur de perles !
Elle est tellement emportée par ma fougue et ma technique qu’elle n’entend plus rien, Alberte. Même quand la vieille bonniche se pointe, elle continue de vageindre, le visage blotti entre ma cuisse droite et mes huit kilogrammes de testicules en vrac.
— Madame ! appelle l’ancillaire, c’est le téléphone. De la part de Mademoiselle !
Dieu du ciel ! J’ôte mon scaphandre en viande et renverse Alberte sur le plumzingue. Je veux me précipiter, mais mon bénouse descendu au niveau de mes genoux entrave ma marche et je me cataplasme sur la moquette haute laine.
— Où ? Où ? fais-je à la vioque.
Elle me regarde dépétrer de mes guenilles, lutter avec mon braque féroce, retrouver la position verticale.
— Le poste du salon ! renseigne la vieillarde servante.
Je trottine ridiculement, mon paf plus agité que la baguette à Karajan quand il s’explique avec la Neuvième. Un nœud porté au suprême, faut du temps pour qu’il décélère lorsqu’on ne lui permet pas de s’exprimer jusqu’au bout. Le fortuit, il veut pas le savoir, le superpaf. C’est une ogive chercheuse que je trimbale au salon.
Le combiné est posé près du socle. Je le cramponne à la volée.
— Allô !
Un silence.
— Allô, j’écoute ! exhorté-je.
Mais je ne perçois qu’un bruit de respiration. Au bout de dix secondes, on raccroche. La sonnerie sempiternelle, cosmique, du biniou décroché à vide me vrille les eustaches. J’attends encore un peu. Ils font tous ça, dans les films, en pareil cas. Et puis ils regardent l’appareil, comme s’il allait se manifester AUTREMENT. Moi, je le regarde pas. Je sais qu’il ne me tirera pas la langue, ni ne me fera un bras d’honneur. Ce n’est plus qu’un morceau de matière inerte que je finis par remettre en place.
Ma queue continue de ballotter. Alberte surgit, rajustée elle s’est. La démarche zombiesque, l’expression furtive. Elle vient de naître, mais on n’a pas achevé de la déballer ! Je la regarde. J’ai le goût délicieux de sa chatte à la bouche. N’empêche que c’est nase, archifoutu ! nos délices et orgues. On a le mauvais sort après nous, quoi ! Je la perpétrerai jamais en plein ! C’est des vilaines choses de la vie qui arrivent sans qu’on les eusse méritées. Des perfidies insoutenables du Malin.
— C’était Emeraude ? demande ma malheureuse partenaire inamantée.
— Non.
La vieille bonniche surgit. Je remets mon chibraque en place. J’en pleurerais. Un zob pareil ! Je connais au moins quarante et un académiciens français qui donneraient leur fauteuil pour avoir le pareil seulement un quart d’heure ! Ne serait-ce que pour le regarder devant leur armoire à glace ou se faire photographier avec.
Mémère-servante murmure :
— Voulez-vous que je repasse votre pantalon, monsieur ? Il est très froissé.
— C’est du lin, plaidé-je, ça se porte ainsi.
La vioque se penche au niveau de ma braguette.
— Il n’y a pas de traces de foutre ? elle s’inquiète.
— S’il y en avait, elles seraient antérieures à cette soirée, déploré-je.
La mamy sourit.
— Un jour, j’ai vu un homme de votre âge qui se promenait avec des chandelles longues comme ça !
— L’homme en question venait d’être heureux, envié-je.
Alberte a un frisson. Elle encaisse mal ce ratage sensoriel.
— Ce coup de fil vous a dérangés, n’est-ce pas ? demande la vétuste ancillaire.
Mme Dumanche-Ackouihl doit se montrer très libre avec sa domestique car elle acquiesce. Je pressens des complicités profondes entre les deux femmes. Des choses qui remontent à l’adolescence de la somptueuse Alberte.
— Ce n’est pas raisonnable de rester en panne, décrète la bonne. Le commissaire devrait vous finir avant de s’en aller, d’autant qu’il semblait dans des dispositions exceptionnelles. Il est monté sur du 24 centimètres, n’est-ce pas, monsieur ?
— Par excès, confirmé-je.
— Vous vous rendez compte ! s’extasie la vioque. Un gratte-cul pareil, ça ne se trouve pas sous les pas d’un cheval.
— Plutôt sous son ventre, admets-je. Elle apitoie d’un hochement de tête.
— Retournez dans la chambre ! enjoint-elle. Si le téléphone resonne, cette fois, je ne vous appellerai plus !
— Qui vous a parlé ? demandé-je.
— Un homme.
— Et qu’a-t-il dit exactement ?
— Il a demandé après Madame. Comme j’avais cru comprendre que Madame se faisait bourrer, j’ai essayé de tergiverser, mais l’homme s’est impatienté ; il a crié : « Allez lui dire que c’est de la part de sa fille et qu’elle se dépêche de répondre ! » Curieuses façons, n’est-ce pas ? Je suis donc allée vous appeler. Mais vraiment j’en suis navrée. Une queue de 24 centimètres ! Pauvre Madame.
— Ce n’est que troussée remise, fais-je, histoire de prendre congé sur une lueur d’espoir.
J’aime bien l’atmosphère de la Grande Taule, la nuit : cette torpeur qui paraît y régner, mais qui est fausse car, en réalité, elle masque une activité au ralenti.
Peu de monde, peu de bruit, mais de l’efficacité. Les « héros » de la noye sont silencieux, fermés, déterminés. Ils vont à des actions précises ou en reviennent avec des frimes de combattants.
Je commence par une visite aux écoutes. Les hommes de quart sont en train d’écluser des cafés prélevés au distributeur nouvellement installé dans les locaux. L’un d’eux ligote Lui dont le poster central est consacré à la chère Alice Sapritch.
— Je devinais que vous alliez arriver, commissaire, me dit l’inspecteur Chibrac.
Je lui souris, confiant. S’il me fait cette réflexion, c’est qu’il a « agi en conséquence » après l’appel téléphonique que mon intervention a écourté.
— Dommage que Mme Dumanche-Ackouihl ne soit pas venue répondre, dit-il, la communication aurait duré quelques instants de plus et on l’aurait située plein cadre alors que là, on n’a eu que la possibilité de déterminer le quartier.
— Quel est-il ?
— Batignolles.
Il marche à une grande carte murale plastifiée, sur laquelle s’inscrit le plan de Paris et de sa proche banlieue. D’un index nicotinisé, il trace un ovale dont les extrémités s’intercalent entre le boulevard de Courcelles et celui de Clichy.
— L’appel provenait de par là, commissaire.
Je lui tapote l’épaule.
— Voilà un précieux renseignement, Chibrac ; c’est toujours ça d’acquis. Si le correspondant réitère, vous gagnerez du temps la prochaine fois.
— A moins qu’il n’appelle d’ailleurs, souligne l’intéressé.
Pensif, je parcours les couloirs joyeux comme une vésicule biliaire malade. Sur un banc, deux gouapes entre deux gardiens de la paix. Elles me font penser à mes neuf loustics, toujours gardés à vue dans l’ancienne cage à poules. Au fait : si j’allais leur dire un petit bonjour ?
Mon pas sonne sur le carreau. J’ai l’air martial, comme ça, mais franchement, ça va mou, les gars ! Jérémie et Emeraude, disparus d’une part, Pinuche et Béru d’une autre ! La môme Violette zinguée ! Seul point positif : les neuf gars qui furent si habilement manipulés par Hervé Cunar et sa mystérieuse clique !
Fortiche, quand même, de diviser des jeunes gens plus ou moins faisandés et de les persuader qu’ils sont des assassins ! Chacun voulant en installer aux yeux des copains, tu penses qu’ils en rajoutaient pour avoir l’air davantage performants. Ils se prenaient pour des Mesrine, ces anges noirs bourrés de came.
Je les trouve dans un grand état de prostration pour certains, de nervosité pour d’autres, selon qu’ils sont en manque de drogue ou épuisés par leur détention. Seul, à l’écart, le petit amoureux d’Emeraude, le romantique du lot, celui qui s’est attiré ma sympathie : Pierre Poljak. Il est nettement marginalisé par rapport à ses compagnons. Assis, la tête pendante entre ses jambes, il semble perdu dans une mer de chagrin.
Ma présence fait se relever des têtes, agrandir des yeux, naître des expressions plus ou moins torves. La Raclette me toise d’un air bravache :
— On va moisir ici encore longtemps ? il m’apos (car on n’est pas vendredi, jour où l’on apostrophe en plein).
Visiblement, le « manque » aiguise sa nervouze. M’est avis que ce petit monde va bientôt craquer, ça se lézarde déjà pas mal. Je vais devoir décisionner avant lurette.
— Profitez de cette retraite pour mettre un peu d’ordre dans vos esprits tordus, les mecs !
On maugrée à la ronde. Ça rebiffe vite, les hommes. Ils lèchent tes pompes quand tu leur fais peur, mais s’ils voient que tu ne leur écrases pas la frite à coups de savate, vite ils requinquent et te traitent d’empaffé. Faut jamais les rater, ni les perdre de vue.
Aussi les toisé-je avec aigreur.
— Ecoutez bien ça, mes pourris : si l’on sait dans cette taule que vous avez trempé dans l’assassinat des gardiens de la paix, vous haïrez vos parents de vous avoir procréés, tellement chacun de nos milliers de fonctionnaires voudra vous donner sa façon de penser !
Ils se calment, replongent dans des apathies nauséeuses.
— Poljak ! hélé-je.
Le soupirant d’Emeraude se dresse.
— Suis-moi !
Et j’indique au surveillant de lui déboutonner la porte.
L’adolescent cligne des yeux à la lumière du couloir. Quatre poils de barbe, le regard brouillé, le teint hâve. Il porte une espèce de chandail marin, orné d’une ancre, un jean, naturellement, dûment passé à la Javel par sa pauv’ moman.
Je marche devant lui et il me filoche, les mains dans le dos, comme un supplicié qu’on embarque à l’échafaud.
Ce qui me pousse à le sortir de la volière ? Uniquement le fait qu’il ne ressemble pas aux autres oiseaux. Je te l’ai déjà dit : lui, il possède un quelque chose qui le différencie des huit autres schnouffés à la con.
Nous quittons la Grande Cabane. Il est onze heures vingt et je meurs de faim. Toujours ces sempiternelles nécessités organiques : bouffer, dormir, se laver l’oigne. C’est elles qui nous empêchent de devenir meilleur. On n’a pas le temps de s’envoler pour de bon. Faut toujours retourner à sa bauge et à sa mangeoire. Trois petits tours et puis reviennent !
Je lui désigne ma Maserati blanche.
— Monte !
Et je contourne le capot pour aller m’installer au volant. Sans réfléchir, je prends la direction du Coupe-Chou qui se trouve pas loin d’ici. La nuit, c’est un de mes refuges d’élection. Les pièces basses aux poutraisons magnifiques, les vieilles pierres apparentes, les bougies qui éclairent le lieu, la musique classique sourdinant sous le brouhaha discret (c’est possible, un brouhaha discret, à preuve, le Coupe-Chou), composent une ambiance propice au vagabondage mental.
Mes potes les tauliers sont surpris de me voir en compagnie d’un adolescent apeuré. Pas mon genre, les minets, d’ordinaire. Ils me voient généralement survenir flanqué de gonzesses roulées à la main et nippées délicat. Je raffole les filles élégantes. Pas les souillardes aux cheveux rances, mais les somptueuses qui fouettent Guerlain et accrochent leur sac Hermès au dossier de leur chaise.
— T’as bouffé quoi ce soir, gamin ?
— Un sandwich.
— A quoi ?
— Aux rillettes.
— Et à déjeuner ?
— Un sandwich aux rillettes.
Je me mets à rire de son air affamé.
— Ta mère sait ce qui t’est arrivé ?
— Non.
— Tu veux lui téléphoner ?
Il fait la moue.
— Pas la peine.
— Tu as l’habitude de découcher ?
— Moins qu’elle.
O.K., compris.
Je commande deux poêlons d’aubergines (la spécialité de l’endroit) et du lapin en civet. Un peu lourdingue pour le soir, mais on est forts, non ? Plus une boutanche de bordeaux, pas château : maison !
La sono mouline l’Adagio d’Albinoni (Tomaso pour les dames et vénitien pour l’histoire de la musique). Ça crache toujours son jus. Te dégouline dans les portugaises jusqu’aux couilles. C’est là qu’on voit le parti pris du mot cru chez l’auteur. J’aurais pu dire que ça vous descend dans l’âme, ou une foutaise du genre. Mais non, l’Antonio : les couilles, tout de suite. Faut dire qu’il n’y a que ça de vrai : les couilles et leur manche ! Moi, je pense qu’à ça. Le reste n’est que littérature d’almanach. Genre, écoute ça, je viens de te le composer à la seconde :
A vrai dire, je ne compose pas : je me décompose. Ça sera toujours ça de fait pour les asticots. Je leur vais à la rencontre, par politesse. Comme on doit cohabiter un certain temps, autant se mettre bien à l’avance, non ? La diplomatie doit s’exercer avec tout le monde, y compris avec les vers, nos frères farouches !
Mon pote Nani nous fait servir un Kir royal. Du coup, les pommettes pâlottes du môme s’empourprent.
— Tu te cames, toi aussi, Pierrot ? lui demandé-je.
— Il m’est arrivé de fumer un joint, parfois, mais c’est pas mon style.
— T’as raison, Dugland. Sais-tu ce que je répète à son de corne d’abondance ? Que les stupéfiants commencent avec les lunettes de soleil. A partir de l’instant où tu cherches à changer les couleurs de la vie, tu entres dans le jeu de l’hallucination. Moi, je n’admets que le jaja pour s’emporter un peu ailleurs quand il fait trop merde.
Lui, il est cramponné à un point d’interrogation plus gros que l’ancre du Queen-Ma-raie. Se demande pourquoi je l’ai dégeôlé brusquement, sans prévenir. Pourquoi je l’amène briffer dans un délicat restau. Dites, est-ce que j’aurais-t-il pas des visées pernicieuses sur son fignedé, d’hasard ?
— Ça carburait comment, Emeraude et toi ? Il fait la moue.
— Elle restait sourde à tes enamourances ?
— Elle ne voulait favoriser personne.
— C’est quel genre : pétroleuse intrépide ?
— Non, plutôt idéaliste.
J’ai la gorge qui couaque, tout soudain. Elle et lui, même combat : leurs chères mamans courent à la tringle et ne s’occupent d’eux que par routine. Lui, il n’a plus de père et Emeraude, c’est pire, a deux mères !
— Comment trouves-tu ce bordeaux ?
— Très bon.
— Tu aimes le vin ?
— Pas spécialement.
— Faudra t’y mettre, petit. Un vrai jules, ça baise en levrette et ça lichetrogne du rouquin. Ne te brûle pas la gueule avec le poêlon qu’on nous sert, il est toujours plus chaud qu’un haut fourneau. Souffle dessus.
Je le regarde bouffer gauchement. J’en aurai connu, des chiens errants, avec ou sans collier. Des petits chiots titubeurs qui gémissaient de vivre en pissant partout ! On peut pas tous les adopter ! On peut pas donner à briffer à toute la cohorte interminable. On est pressés de vivre et sans moyens. Alors, au passage, une gamelle, une caresse. Et puis en route, tout le monde, pour la crève. Chacun la sienne. La pitié, c’est juste en passant.
Je gloutonne pour le rattraper.
— Emeraude a disparu, fais-je soudain, la bouche pleine de chaleur.
Il cabre.
— Comment, disparu ?
Je lui résume. Bien succinctement.
Ensuite je nous recharge les godets.
— Si je t’ai fait sortir, Pierrot, c’est pas dans l’intention de t’empétarder, moi je donne dans le classique, mais pour que tu m’aides à la retrouver.
— Vous aider, moi ! s’étonne-t-il.
— Puisque tu l’aimes, t’en sais un max sur sa vie, ses potes, ses habitudes. Je me goure ?
Il a un acquiescement plein d’évasiveté. Il voit mal de quelle façon il pourrait m’être utile.
— Tu la baisais, Emeraude ?
Sans détour il répond qu’oui.
Malheureux, il ajoute :
— Mais je n’étais pas le seul. Elle faisait ça, comment vous dire ? Presque par devoir, est-ce que vous comprenez ?
— Oui, il me semble. Elle était l’unique fille du groupe, sa passionaria. Elle se croyait obligée d’accorder son exquis petit cul à chacun de ses hommes.
— C’est ça, exactement, soupire Pierrot.
Il a dû en baver, le môme, lui qui l’aimait d’amour. Il a souvent dû chialer dans les coins et déchiqueter son mouchoir à belles dents.
La compréhension dont je lui fais preuve renforce la considération qu’il a pour moi. Voilà qu’il se met à me regarder avec une espèce de ferveur. Il attendait mieux de l’existence que ce qu’elle lui a proposé jusque-là. Des coucheries éperdues… Celles de sa mère, celles de son amoureuse. Lui qui tant avait besoin d’absolu.
— Cunar aussi l’a sautée ?
— Je ne sais pas, peut-être.
— C’est quel genre d’homme, cet Hervé ?
— Un dur, à l’élégance sportive ; il a une certaine manière de vous regarder qui vous fait froid aux miches…
Il rêvasse et balbutie :
— Naturellement qu’elle a dû coucher avec lui aussi, et même il y a probablement passé avant les autres !
Après l’Adagio, c’est le Concerto pour deux mandolines de Vivaldi. L’ambiance se creuse, devient plus veloutée. Quelques comédiens plus ou moins connus s’installent à la table voisine de la nôtre.
— Ces parties de fesse, Pierrot, où s’opéraient-elles ? Tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre ou toujours au même endroit ?
Voilà une bonne question, tu vas t’en rendre compte.
— Cunar nous prêtait un studio dont il ne se servait plus depuis qu’il vivait chez Violette…
Pardi ! Il facilitait les échanges sexuels, le sale démon ! Plus il y aurait collusion entre ses dix apôtres, plus les mômes seraient enferrés dans l’histoire. Le jour où ça craquerait, ils seraient les seuls à assumer le désastre !
Tu vois, à cet instant, je me dis que si je parviens à lui mettre la main au collet, le bel Hervé, ça se passera pas bien, nous deux. Il sera moins séduisant après notre converse.
J’ai tout à coup une nouvelle lueur de génie. Quand je dis une lueur, c’est par modestie. En réalité c’est le vrai rayon laser ! Le projo de défense antiaérienne !
— Ce studio, Pierrot, il ne se trouverait pas dans le quartier des Batignolles ?
Le Roméo marque sa stupéfaction en s’arrêtant de claper sa cuisse de rabbit.
— Si. Il est au 116 du boulevard des Batignolles. Au rez-de-chaussée, au fond de la cour.
Je ferme les yeux pour savourer la qualité du succès. C’est bon, le civet de lapin avec du Vivaldi.
Pierre Poljak me regarde bricoler la porte casher avec incrédulité. Se croit en compagnie d’Arsène Lupin ou du Saint, le gamin. Il ignorait que ça se pratiquait encore, des méthodes pareillement désinvoltes.
Quand ça s’ouvre il salue l’exploit d’un léger sifflement entre ses dents du bonheur.
Je pénètre dans l’immeuble à sa suite et repousse le lourd vantail sans toutefois laisser jouer le pêne. La loge de la pipelette est obscure. Une lanterne de laiton, aux verres bombés, dispense une lumière un peu morose sous le porche. En deçà, la cour est obscure. Quelques bagnoles appartenant sans doute à des locataires sommeillent le long de plates-bandes fleuries.
— Toujours décidé, Pierrot ? interrogé-je à voix feutrée.
Il opine.
— En ce cas vas-y !
Il franchit l’espace à l’air libre pour s’engager dans un second immeuble, lui aussi éclairé par une lanterne. Dans le second hall, il y a un escalier de pierre, à droite, et un ascenseur hydraulique à gauche. Au fond, on aperçoit une porte basse, située en contrebas. Je choisis une planque, entre deux bagnoles, m’assieds sur la bordure de ciment protégeant la plate-bande et m’enfonce un écouteur dans l’oreille. Un mince fil noir unit ledit à un récepteur noir que je porte en sautoir sur la poitrine. Pierre Poljak détient l’émetteur et je forme des vœux ardents pour qu’il ne soit pas fouillé. Je le lui ai carré tant mal que bien dans le jean, sur le côté, le fil noir remontant sous son pull de marine, avec la minuscule tête de micro, à peine plus grosse qu’une mouche, piquée dans la laine du vêtement.
Brave petit mec ! Je ne m’étais pas trompé en le jugeant digne d’intérêt. Des burnes grosses comme des potirons ! Si je l’avais avec moi, j’en ferais quelqu’un, sans forfanterie.
Depuis mon poste d’observation, je le vois aller à la porte au fond du deuxième hall. Il y toque sur un rythme particulier. Pas fort, mais je perçois les heurts depuis la cour, grâce à nos appareils.
Un moment s’écoule ; il réitère.
Mon battant cigogne mes cerceaux à tout-va, comme lorsqu’on pressent un grand malheur. S’il arrive un sale turbin à ce petit greduche, je ne me le pardonnerai jamais !
Pierre frappe encore, obstiné. Et alors, le miracle espéré se produit. Un léger bruit de serrure savante, puis j’aperçois la porte qui se décolle du mur. Dans l’entrebâillement, je ne peux rien distinguer car on a coupé la luce avant d’ouvrir. La personne qui s’adresse à Poljak est plongée dans le schwartz :
— Qu’est-ce que c’est ?
Voix d’homme, avec un accent loukoum.
— Il faut que je parle à Hervé ! chuchote Pierrot.
— Connais pas ! Vous devez vous tromper !
On repousse la lourde, mais le môme interpose de tout son poids.
— Non, attendez, c’est très grave ! Je me suis sauvé de la P.J. ! lance-t-il à la desperado.
Là, il marque un point car l’huis se rouvre un chouia.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demande la voix.
— On nous a tous arrêtés, tous les neuf, la nuit dernière et on nous a conduits à la P.J. où nous avons été enfermés. Cette nuit, j’ai fait semblant de me pendre. Les autres ont appelé à l’aide et des gardiens m’ont conduit à l’infirmerie. C’est de là que je me suis sauvé. Je ne sais pas où aller, je n’ai pas d’argent et si je rentre chez moi on viendra m’y arrêter. Il n’y a qu’Hervé qui puisse me dépanner.
Il joue sa partition au poil, Pierrot. On devine l’excitation et la peur dans ses paroles. Il a le débit haché, le ton proche de la supplication.
— O.K., entre !
Bruit de la porte refermée. Un silence.
L’homme à la voix loukoum balance un truc en arbi. Un second virgule dans la langue du prophète. Puis Poljak s’écrie :
— Emeraude !
Mon raisin monte la pression et j’ai du brûlant dans la poitrine. Emeraude ! Ici.
Le garçon continue :
— Pourquoi l’avez-vous attachée et bâillonnée ?
— Parce que c’est une salope ! répond paisiblement l’Arabe qui a délourdé.
— Et ce type noir, là ? continue Pierrot, histoire de m’informer.
— Un flic.
— Il est mort ?
— Pas encore, pas en plein !
— C’est vous qui l’avez arrangé comme ça ?
— Oui, et ce n’est pas fini. Attends qu’il retrouve ses esprits ! Tu t’appelles comment, l’ami ?
— Pierre Poljak. Je fais partie du « Mouvement ». Je vais pouvoir rencontrer Cunar ?
— On verra. Ce sera à lui de décider. Qu’est-ce qu’ils vous voulaient, les flics ?
— Ils savaient que nous avions tué les gardiens de la paix.
— Ils vous ont interrogés ?
— Oui.
— Et vous avez avoué ?
— Certains d’entre nous ont reconnu les faits.
— Parce que vous êtes des petites merdes ! assure l’Arabe en riant.
Lui, ça le botte, cette nouvelle des aveux. Elle cadre pile avec leur petite machination. Juste ce qu’ils souhaitaient.
— Ils vous ont donné à manger, les poulets ?
— Deux sandwiches en vingt-quatre heures !
Parallèlement, les deux Arabes jactent entre eux, volubiles. Feu roulant. Celui qui parle le français empiète sur la jacte de son pote pour questionner Pierrot. J’éprouve comme un malaise. Le vague sentiment qu’on croit mal à l’évasion du môme.
— Vous pouviez fumer à la P.J. ?
— Bien sûr que non : on nous a tout pris.
Pourquoi ces questions « marginales » ? Je pressens qu’elles ne sont pas gratuites.
— Alors tu n’arrives pas du Dépôt, déclare brutalement l’Arabe, non plus que de l’infirmerie. Tu sens la fumée, tu sens la cuisine parce que tu sors d’un endroit où les gens bouffaient et fumaient. Ouvre ta bouche !
— Mais, je…
— Ouvre ta bouche !
Je perçois un reniflement d’une puissance insolente.
— Tu viens de boire du vin ! Déshabille-toi ! Je me gaffais que ça allait se gâter.
— Fais vite ! Et si tu as un geste malheureux, je te fais cracher ta cervelle. Tu as vu ce que je tiens ?
Bon ! Il serait temps qu’on expédie une caravane de secours à mes petits copains. Seulement, grand con intrépide, je me suis apporté sans renforts dans ce guêpier. Tenter l’abordage à moi tout seul, ça risque de tourner à mon désavantage.
Je reflue jusqu’à la loge de la cerbère où je cogne tant et plus. Une lumière finit par sourdre et un gros joufflu vêtu de son ventre plein de poils et d’un slip qui pend bas (il doit souffrir d’une double orchite) ouvre le lucarneau mobile aménagé dans la porte vitrée de la loge pour m’aboyer que « non-mais-pauvre-espèce-d’abruti-c’est-son-poing-dans-ma-gueule-que-je-rêve-de-prendre-pour-se-permettre-de-réveiller-le-monde-à-cette-heure-induse ! »
Je tente de le calmer avec ma carte de poulardin.
Mais lui, il en a rien à lancequiner. Continue ses malréveillances teigneuses, jusqu’au point de rupture représenté par ma paluche brutalement enquillée par le lucarneau et qui ramasse une poignée du fourrage garnissant sa poitrine.
— Fermez votre immense gueule de prodigieux con et appelez d’urgence Police-secours, monsieur Plein-de-Vin ! D’ici tout de suite, ça va tellement chier dans cet immeuble qu’au petit jour, votre clapier ressemblera aux ruines de Varsovie en 45.
Décontenancé, il met une sourdine à son clapet.
— Police-secours ? il répète.
— Et grouillez, bordel ! Vous n’êtes tout de même pas aussi abruti que vous en avez l’air ! Ce serait à désespérer de tout.
Je la ferme parce que, dans mon récepteur, les affaires de Pierre Poljak se détériorent à la vitesse grand V.
— Qu’est-ce que tu essaies de cacher dans ton froc ? est en train de questionner l’Arabe.
Et puis alors, là, je perçois comme un tumulte. Probable qu’un des Arbis fouille le bénouze du môme, lequel rebiffe. Des bruits de gnons, des cris. Un Arabe essoufflé tire une rafale de blablas.
— Fissa ! fissa ! je perçois. (Ou crois-je.)
Larguant le mari de la gardienne d’immeuble, je me précipite. Traverse la cour. Vais pour enquiller le second hall, mais la lourde s’ouvre à la volée et un mec basané surgit, un pistolet-mitrailleur en pogne. Il se plaque contre le mur et marche en direction de la cour. Parvenu au déboulé du hall, il s’arrête pour sonder les ténèbres. Je demeure accroupi derrière une tire stationnée. Ne constatant rien de fâcheux, il s’enhardit et traverse la cour pour franchir le hall principal. La loge du concierge est juteuse, illuminée comme une crèche. D’où je suis, j’entends le pipelet qui égosille :
— Allô ! Police-secours ?
L’Arabe perçoit la phrase aussi nettement que moi et se rue dans la loge. J’entends deux gros pets façon Béru post-cassoulet. Le pipelet vient de morfler deux bastos, dirait-on ! Lui qui dormait si bien ! Sa dame s’écrie, depuis d’ombreuses et voluptueuses alcôves :
— Mais Raymond, à la fin, qu’est-ce tu fabriques, bon Dieu !
Ce qu’il fabrique, Raymond ? Il casse sa pipe, ni plus ni moins.
Son meurtrier fonce jusqu’à la porte cochère donnant sur le boulevard. Il risque un œil dehors. Rassuré, il revient en courant. Moi, c’est mon instant d’intervention. Seulement je n’ai pas de silencieux à ma seringue et quand il débourre au fond de cette espèce de puits où je suis, l’ami Tu-Tues produit un vacarme qui rendrait insomniaque une communauté de marmottes en hibernation.
L’Arabe fait une espèce de cabriole, court encore deux enjambées et s’étale, raidoche !
Je bondis pour cramponner sa belle péteuse de cérémonie. Il convient de ne pas perdre une fraction de seconde. Me rue ensuite vers la porte basse, au fond du couloir. Elle est fermée ? Casse la tienne, je balance une volée de bastos dans et autour de la serrure. Un solide coup de pompe et ça joue.
Le studio est assez vaste, douillet, avec ses murs tendus de toile champagne, son canapé-lit moelleux. Il y a de la lumière douce, de jolies gravures au mur que ça représente des chasses anglaises plus ou moins à courre (et à court d’inspiration, parce que merde, depuis le temps qu’on voit des lords en piqueurs de mes deux coursant un pauvre goupil, ça commence à bien faire !).
Un coup de flash pour capter l’ensemble. Au sol, Jérémie, inanimé, la frite en compote, plein de sang partout. Sur le canapé, Emeraude presque nue, ligotée dûment. Sur la droite, un gros mec bistre brandit deux pistolingues à la fois. Il tient le canon de l’un braqué sur Emeraude et celui de l’autre dirigé vers la porte. En outre, il maintient contre lui le pauvre Pierrot Poljak, pas flambard du tout dans son costard d’Adam. Il a passé le bras entre celui du garçon et sa hanche, ainsi peut-il me mettre en joue à l’abri de ce bouclier vivant.
— Jette ton arme ou je tue la fille ! m’ordonne-t-il.
Il y a des hommes que tu crois à la seconde, sans laisser s’insinuer en toi le moindre doute. Convaincu qu’il n’hésitera pas à abattre Emeraude, je balance la rapière de son pote sur la moquette. Et je le fais sans regret vu que son magasin est vide, maintenant que j’ai déchiré la porte du studio. Tel que je te perçois, tu dois déjà te demander : « Et son pistolet à lui ? » Un réflexe, mec : me le suis carré dans les miches à travers mon pantalon. Je serre les noix au max, pas qu’il chût (et non qu’il enchoix, comme je l’ai lu récemment dans un bouquin de mon ami Dutourd, que, franchement, ça me surprend de lui, car, chaque fois qu’on se rencontre, il me fait réciter ma table des verbes du troisième groupe à droite quand t’ouvres ta grammaire ! Et même que « déchoir », au présent de l’indicatif, tu peux dire « il déchoit ou il déchet ». Quant à surseoir, merci bien : bonjour les dégâts ! Mais je suis là qui digresse pendant que j’ai du lait sur le feu !)
— Tu es tout seul ? me demande l’Arabe.
— Le reste arrive ! De toute façon, avec ce rodéo, l’immeuble est en folie.
— J’en ai rien à foutre. Tu vas prendre la fille dans tes bras et on va sortir, tu marcheras devant avec elle. S’il y a le moindre problème, je vous abats tous les deux ; il me restera encore ce sale petit con en otage. C’est compris ?
— D’accord.
Je me dis que, pour m’avancer, il va falloir marcher, non ? C.Q.F.D. Or, si je marche, mon feu tombera car mes miches ne sont pas tellement préhensiles à travers un pantalon.
Alors, tu sais quoi ?
Non ? Tu te doutes pas ?
Bon, je vais te le dire, en espérant que t’auras à cœur d’envoyer une boîte de chocolats à Félicie, histoire de me remercier. Voilà Pierre Poljak qui m’adresse un clin d’yeux insistant. Ça veut dire que je dois me tenir prêt. Fectivement, le môme presse son bras contre celui de notre tagoniste et décrit une formidable pirouette. Tu sais qu’il a du nerf, le gamin ! L’autre a beau être mastar, il n’en exécute pas moins un arc de cercle. Bien sûr, il presse les détentes de ses deux armes à la fois, à la désespérée, mais n’étant plus axé convenablement, ses dragées ne baptisent personne.
Mécolle, tu parles d’un carton ! Je ponds dare-dare mon feu dans ma dextre, le redresse avec une lenteur qui raconte tout sur le contrôle que j’ai de mon self. Vraoum ! vaoum ! Il en déguste une entre les côtelettes et la deuxième derrière l’oreille. Sa boîte crâneuse, comme dit Béru, éclate telle une noix de coco. Un flot de sang gicle de partout. Le gros sac s’écroule, entraînant Pierrot dans sa chute. Ton Sana bien joli demeure une seconde prostré, les yeux fermés, le souffle faible. On revient de loin. Mes jambes se mettent à trembler comme celles d’un archivieux qu’arrive plus à pisser. Je voudrais me trouver loin d’ici, sur un rivage, et courir au bord de la mer, comme à la fin de soixante pour cent des films.
Il est parfait, Beau-Philippe, dans son rôle de père retrouvant son enfant. Il veut pas le savoir que sa fille a trempé dans un mouvement terroriste. Pour lui, c’est des enfantillages. Il indulge par tempérament, le Magnifique. Ce qu’il voit c’est qu’elle était détenue par des hommes dangereux et qu’un commissaire héroïque est parvenu à l’arracher de leurs griffes. Alors il me presse contre sa poitrine parfumée (et dodue : il prend des hormones femelles). Sa dextre glisse le long de mes hanches, se fourvoie sur ma jambe, risque une innocente incursion dans la région de mes roustons. Juste un effleurement, une petite flatterie exploratrice. Quand on est policier, on investigue, merde ! Le genre de rapide caresse, innocente presque, t’as pas le temps de réagir, encore moins de te fâcher. Mais il est renseigné sur le paquet du mec ! Il apprécie la membrure antoniaise. Il sait que le répondant a été versé intégralement par dame Nature ! Qu’inutile de me présenter à l’examen des bourses : je les possède déjà ! Il m’accolade. Un petit coup de langue sur le lobe, innocent, lui aussi. Service des vérifications !
Le Vieux jubile de même. Deux dangereux terroristes mis hors d’état de nuire. Succès pour ses services. Il m’arrache les plumes de mon succès pour les piquer dans son fion à lui et faire la roue.
Il clame qu’il avait vu juste. Lâchement, on approuve. Bon, et maintenant, où en sommes-nous-t-ils ? Faut voir. Le bilan, selon moi, n’est pas aussi positif que les roucoulades des chefs le laissent entendre. M. Blanc est à l’hosto pour une commotion cérébrale et une floppée de points de suture. Béru et Pinaud sont toujours portés manquants. Hervé Cunar a disparu dans la nature. Et j’ai ces neuf garnements sur le cuir, à pas trop savoir qu’en foutre. Pour me tirer d’embarras, le Vieux propose une chose : ils vont entrer à l’hôpital pour une cure de désintoxication, tous. Jusqu’à nouvel ordre, on ne parlera pas d’eux à la presse et quand l’affaire sera complètement débroussaillée, on avisera. Il fait ça pour le bon renom de la Grande Taule, Achille, sachant pertinemment que si les garçons sont mouillés, Emeraude Dumanche-Ackouihl le sera itou, et donc, sa pédale de père.
Je vais proposer la transaction aux petits cornards qui acceptent le marché. Par contre, je dispense Pierrot de la corvée, d’abord parce qu’il n’est pas intoxiqué, ensuite parce que sa conduite émérite lui vaut largement un régime de faveur.
Quant à Emeraude, je chuchote à son papa de l’envoyer perfectionner son anglais aux Amériques. Il admet que c’est une idée un peu géniale sur les bords, en tout cas elle est à creuser.
La môme m’a expliqué ce qui s’est passé. Lorsqu’elle était claquemurée chez elle en compagnie de M. Blanc, celui-ci lui a fait d’amers reproches pour avoir alerté Cunar. Il lui a expliqué qu’il avait eu le coup de foudre pour elle, dès qu’il l’avait aperçue et qu’il voulait la sauver. Ses arguments étaient si pathétiques qu’elle s’est donnée à lui, comme il est écrit dans les bons feuilletons du dix-neuvième siècle avant Sulitzer. Une expérience sexuelle inoubliable pour elle. Vaincue, ou plutôt conquise, elle avait alors confié à Jérémie ce qu’elle nous avait tu : l’existence du studio où elle allait se faire caramboler par les gars du Mouvement, histoire d’entretenir le moral des troupes. Blanc avait alors décidé de s’y rendre immédiatement avec elle, pensant qu’il pourrait y trouver des indices précieux. Et alors, ça avait été la grosse couillerie. Emeraude possédant la clé du studio, ils étaient entrés délibérément mais il y avait du monde : les deux Arbis, et les choses s’étaient gâtées. Les terroristes avaient tabassé durement son black pote pour lui faire dire ce qu’il savait. Emeraude avait craché le morceau. Chose curieuse, les deux Arabes ne semblaient rien savoir de l’équipe des jeunes. C’est l’un d’eux qui avait risqué un coup de grelot chez les Dumanche-Ackouihl pour vérifier qu’elle était bien la fille du sous-directeur de la police. Lorsque j’ai répondu, ils ont cru que j’étais le père et ont préféré raccrocher.
T’as compris ? Bien tout comme il faut ? Si tu as encore des incertitudes, reste pour la seconde séance, elle est en version anglaise, mais y a des sous-titres qui t’aideront à tout piger.
On se retrouve dans ma Maserati, le petit Pierrot et ma pomme. Moi, c’est bien simple, je suis tellement épuisé que je me rappelle plus mon nom, ni celui du président de la République, ce qui est encore plus grave. C’est ça le hic dans mon job, tel que je le pratique. Je tire sur la corde, tu comprends ? Y a plus d’heure pour rien, ni pour la bouffe, ni pour la dorme, encore moins pour la brosse.
— Je tiens à te dire, petit gars, que tu t’es montré de première, murmuré-je, la tronche renversée contre mon appuie-tête.
Il ne répond rien.
— Va falloir que tu cesses complètement tes conneries pour te préparer un avenir. Il existera et faut pas en avoir peur. Il n’est méchant qu’avec ceux qui le fuient. Autre chose, ton bel amour pour Emeraude, tu devrais tourner la page, gamin. C’est dur de renoncer à une fille qu’on a dans la peau, sauf lorsqu’on est convaincu qu’elle n’est pas digne de vous. Emeraude, sans vouloir te la débiner, c’est une nympho, petit mec. Elle se raconte des histoires et offre son mignon cul à qui en a envie en se persuadant que, ce faisant, elle fait avancer le schmilblick. Elle, son futur, je vais te le prédire sur écran large. Elle va se ranger des voitures après une vilaine histoire comme celle-ci. Elle bricolera jusqu’à ce qu’un grand con l’épouse. Et elle l’encornera tout azimut entre deux essayages chez les couturiers. C’est pas ton style de gerce, Pierrot. Cela dit, où dois-je te déposer ?
Il hésite. Finit par soupirer :
— Ben chez moi, naturellement, mais ma clé est restée à la P.J. où l’on nous a fait vider nos poches. Et je ne suis pas certain que ma mère soit à l’appartement.
— Bon, alors viens dormir chez moi, on a une chambre d’ami.
Je conduis façon somnambule. L’éclairage urbain titube et pâlit. Quelque chose qui promet l’aurore marque le ciel au fond des rues.
Je bombe pour le plaisir d’écouter hennir mes bourrins sous le capot. Ben Hur des temps nouveaux ! Nos attelages ne font plus de crottin, mais des taches d’huile. Quand je parviens devant notre pavillon de meulière, une auréole rose cerne l’horizon.
On remonte l’allée de graviers. Comme je ne me suis pas gaffé de la clochette fixée à la grille, de la lumière éclate dans la chambre de Maria. M’man doit rentrer aujourd’hui et, à nouveau, ça sentira le bonheur quotidien dans cette maison.
J’ai pas le temps de défouiller mes clés, la porte s’ouvre. La bonne est là, dans une robe de chambre tango comportant des motifs bleus. C’est puissant comme effet, à cette heure tardivomatineuse. Ça décoiffe.
— Moussiou ! Voulez-vous manger ?
— Non, non, Maria. Conduisez ce garçon à la chambre d’ami. Vous me réveillerez à neuf heures avec du café fort et des croissants.
Je dis bon matin à Pierrot et grimpe jusqu’à ma piaule. Confusément, je perçois les pas de l’Ibérique et du môme montant dans la turne mansardée aménagée dans le grenier. Le temps de me dépecer, comme tu dépiautes un animal et je m’affale sur mon plumard, sans même l’ouvrir.
Je roupille éperdument lorsque Maria se faufile dans mon antre. Sa main rugueuse erre sur mon corps dénudé. Elle chuchote en espago des mots d’amour. J’aimerais pouvoir lui dire de me laisser tranquille, mais je n’en ai pas la force. La voilà qui me biche Zozor pleine bouche ! Ça, c’est nouveau ! Les Espanches sont pas tellement partantes habituellement pour la pipe. Faut vraiment que ce soit le tout grand amour, avec un « H » majuscule. La passion extrême ? Le délire ! Je me laisse haler. Etre épongé en état second, y a rien de plus beau. Tu veux que je te dise ? C’est encore mieux que Venise !
Lorsque je réponds à l’appel de ma gentille dévoreuse, sur les choses de neuf plombes, Pierre Poljak est déjà levé. Rasé, briqué, eau-de-cologné, requinqué à neuf. C’est beau, la jeunesse !
Il me regarde venir en souriant.
On s’en presse dix. Sa poignée de pattoune est énergique. Ça et le regard, y a rien de plus révélateur chez un homme. Le julot qui te présente une pattemouille pour te saluer et qui regarde le prunier d’en face en te parlant, tu peux en faire cadeau au syndicat des gélatineux !
Maria nous sert le caoua en trémoussant du joufflu. Elle frotte son cul de guenon contre mon bras, m’attiser les relents. Pas feignarde, la mère, pour souffler sur des brandons !
— Je me suis permis de brancher la radio et d’écouter les infos, murmure Pierrot.
— On a dû parler de nos exploits de la nuit ?
— Oui, mais il y a une grosse complication : un gardien de la paix a encore été abattu ce matin, sur le pont de Grenelle. On lui a tiré dessus depuis une voiture.
De saisissement, je lâche le croissant chaud que je venais de dénuder dans la corbeille.
— C’est pas vrai !
— Si.
Alors ça continue, et je n’ai rien démembré du tout en neutralisant les deux terroristes de la nuit ! Reste toujours Cunar. Et probablement, d’autres membres très actifs de l’Organisation Mort aux Vaches.
Ça va être coton de redresser cette peuplade, moi j’te le dis ! J’ai foutu le meilleur de nos services sur les deux Arbis morts, histoire de reconstituer leur trajectoire, mais généralement, ces gens prennent de telles précautions que les pistes ne conduisent jamais bien loin. De même, le grand dispositif de recherches est en place pour retrouver Cunar. Sa photo qu’on a fini par dénicher aux archives est diffusée tout azimut après avoir été retouchée par notre spécialiste, selon les indications des neuf mômes, car elle date d’une dizaine d’années.
Là-dessus, il fait un peu Raskolnikoff, l’enfant de salaud. Dynamiteur bulgare. La glotte comme s’il avait avalé une équerre, le regard comme des projectiles enfoncés dans une planche, les joues creuses. Paraît que, depuis, elles se sont un peu remplies et qu’il n’a plus ce regard d’halluciné. Même les terroristes s’embourgeoisent. Quand ils ont bien tué, ils s’alimentent. Le poids leur vient, donc des mollesses sournoises, des paresses feutrent leur détermination. Ils sont moins farouches et plus moelleux. A compter de l’instant où il rote, le terroriste, il entre dans la voie des renoncements. Je disperse mes songeries pour demander à Pierrot :
— Qu’est-ce qu’ils ont dit à la radio à propos de ce nouvel attentat ?
— Que le gouvernement devait absolument garantir la sécurité de…
— Mais oui, je sais, le grand blabla interchangeable. Le même discours, en déplaçant trois mots, sert à sanctionner une bavure policière ! Ce que je te demande, ce sont les détails sur les circonstances du meurtre. Une bagnole, dis-tu ?
— Une voiture gris clair ou blanche. Les témoins ne sont pas d’accord sur la marque, certains ont cru voir une Renault 21, d’autres une Passat Volkswagen… Le livreur d’un pressing prétend que la voiture suivait le flic bien avant le pont. Il y avait un seul occupant à bord, le conducteur a tiré au pistolet-mitrailleur par la portière.
— Quelqu’un a relevé le numéro ?
— Ils ne l’ont pas dit.
Je me décide à prendre un croissant et je pousse la corbeille en direction de Poljak. A ce moment on sonne à la grille. Maria me dit qu’on a sonné. Je lui réponds qu’ayant moins de poils qu’elle dans les baffles, j’ai mieux entendu qu’elle et que, selon moi, elle devrait aller ouvrir. Elle regarde par la fenêtre avant d’obéir et annonce :
— Cesté lou factour des espressos !
Puis elle fait comme la mer quand sonne l’heure de la marée basse : elle se retire.
— Elle est charmante, me dit Pierrot et, redevenant brusquement très grave, il murmure :
— Je voudrais vous dire quelque chose, monsieur le commissaire.
— Vas-y !
— J’ai toujours détesté les flics.
— T’es pas le seul ; ça fait très mode.
— Et pourtant depuis hier soir, je me dis que…
Il s’arrête de mâchouiller sa corne de croissant. Son visage pourprit.
— Tu te dis quoi ?
— Que j’aimerais bien faire un boulot comme vous, avec vous. Je vous trouve sensationnel. L’action ! La poésie de l’action ! Dans le studio, cette nuit, vous étiez mieux que les héros des films policiers. Votre visage se trouvait transformé. On vivait des instants critiques, mais vous conserviez un air lointain, comme si vous trouviez le moyen de penser à autre chose alors qu’un dangereux criminel braquait son arme sur vous. On aurait dit que ça ne vous concernait pas. Je crois que c’est à cause de cette expression que j’ai osé bousculer mon agresseur. En votre compagnie on se sent capable de tous les courages.
Dis, il jacte bien, le petit gars ! Tu sais qu’il me botte de plus en plus ? Et pourquoi ne ferais-je pas quelque chose pour ce grand gosse posé en porte à faux dans l’existence ? Sa ferveur est touchante. A travers sa déclaration de foi, je pressens tous ses désirs secrets, ses aspirations rentrées, ses rêves inavoués.
— Il faudra qu’on parle, môme, fais-je en croquant une moitié de croissant d’un seul coup.
Maria, l’ardente, revient avec un paquet mal fagoté à la main. C’est volumineux et mou. Mon nom et mon adresse y sont tracés au feutre noir en gros caractères.
— Défaites-le à la cuisine, lui ordonné-je.
Elle obéit. Ce matin, elle sent l’eau de Cologne espagnole, marque Carmencita, en vente dans toutes les bonnes épiceries andalouses.
Pierre Poljak me couve du regard.
— Vous croyez qu’il y aurait une possibilité pour moi ?
— C’est envisageable. J’ai déjà récupéré un auxiliaire précieux : le Noir commotionné qui se trouvait au studio avec Emeraude. Quand je l’ai connu, il était balayeur. Note qu’il sait Montaigne par cœur.
— Moi aussi, rebiffe Pierrot.
— Bravo. La culture, c’est aussi indispensable à l’homme que le pain et le papier hygiénique.
Maria s’encadre, l’air tout confondu, bras ballants.
— Qu’y a-t-il dans le paquet, ma grande ? je lui interroge.
— Des vêtements, moussiou.
— Quels vêtements ?
— Pas propres, ousagés. Vénez voir.
Ma tasse de caoua à la main, je gagne la cuistance. Effectivement, des hardes sont étalées sur le papier déplié. Je définis deux costars : un gigantesque et un foutrical. Les deux sont cradingues à gerber. N’en plus, il y a également du linge de corps : limouilles, chaussettes, slips. L’un de ces derniers côtoie l’ignominie. Il a dû être porté plusieurs mois d’affilée par son propriétaire avec toutes les conséquences que cela implique. Je m’arrête de souffler sur mon café brûlant. Ce paquet d’innommables fringues me plonge dans le chagrin, car elles appartiennent à Béru et à Pinaud.
Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?
Ceux-ci en ont deux. Ces répugnants sous-vêtements qui puent la souillure humaine me sont une espèce de valse anglaise, infiniment lente et triste. Rose de Picardie ! A mourir de mélancolie. Tu te sens dépérir à les contempler.
— Il éfaut jéter ces saletés, moussiou ? s’informe mon Ibérique.
Quand elle me parle, c’est comme si elle me pompait encore le dard. Pas championne du turlute, la donzelle, mais elle a cette volonté de bien faire porteuse de promesses. Elle te racle encore un peu le casque gaulois avec les incisives et quand tu lui geysères dans la gargante, elle panique un tantisoit de la glotte ; néanmoins, on peut faire confiance à l’avenir. L’appétit vient en mangeant. Moi, la première fois que j’ai vu un avocat (je te parle du fruit) je me trouvais au Texas. J’ai cru à une variété de poires et j’ai mordu dedans. J’ai recraché ! La peau était amère comme le diable et la chair ressemblait à de la merde de bébé. Il n’empêche qu’à présent, c’est l’un de mes fruits préférés. L’essentiel est acquis avec Maria : elle recrache plus. Un jour, le sirop de mec deviendra son élixir préféré, j’entrevois.
— Non, soupiré-je, il ne faut pas jeter ces vêtements, Maria, surtout pas.
J’appelle Pierrot.
— Arrive ici, môme !
Il se pointe et je lui montre le tas de fringues. Quatre phrases pour lui expliquer leur origine et les péripéties vécues par leurs propriétaires.
— Voilà, terminé-je, puisque tu veux te faire flic, supposons que tu sois à ma place, que fais-tu ?
Ma colle, il se la biche argent comptant. Se met à étudier les nippes avec application.
— Pour commencer, dit-il, je les examine de près. Je m’assure qu’elles ne comportent aucune trace de sang.
— Pourquoi ?
— Pour être sûr qu’on n’a pas tué ou blessé ces inspecteurs au moment où on les a neutralisés.
— Et ensuite, l’abbé ?
— Ensuite je fouille toutes leurs poches.
Derechef je murmure :
— Pourquoi ?
— Voir si elles recèlent un indice qui pourrait fournir une indication sur l’endroit où on les a emmenés.
Il passe à l’exécution, avec méthode et lenteur. Visiblement, on a déjà vidé les vagues de mes deux potes car il n’en sort rien que des brins de tabac, des « minons » de poussière et des croûtes de gruyère (dans celles du Gros).
— Alors ? questionné-je.
— Il n’y a rien.
— Tu laisses tomber ?
— Non : je palpe les doublures.
Dis, il est bon, l’artiste. Doué !
Il étale chacune des vestes et se met en devoir de toucher chaque centimètre carré de doublure. Quand il « opère » le veston de Pinuche, il me désigne une minuscule épingle de sûreté passée par la boucle d’une médaille émaillée bleue. Cette dernière est consacrée à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Pierrot me la désigne et m’interroge du regard. Je souris.
— César Pinaud a la foi, expliqué-je, et sa vénérée mère se prénommait Thérèse.
— Bon, en ce cas les vêtements ne nous offrent aucun indice, déclare le gamin.
— Et maintenant, que ferais-tu encore, Sherlock ?
— J’étudierais le papier d’emballage.
— Because ?
— Pour savoir de quel bureau de poste on l’a expédié.
— Cherche !
Il s’empresse, s’énuclée sur les tampons.
— Rue du Louvre.
— Quand on envoie un paquet en express, on est tenu d’inscrire l’adresse de l’expéditeur.
— C’est juste.
Il vérifie :
— « Expéditeur, lit-il, officier de police Alexandre-Benoît Bérurier, Police judiciaire, Quai des Orfèvres, Paris. »
— Ils ont de l’humour.
— Pourquoi vous envoie-t-on les vêtements de vos collaborateurs ? Parce qu’ils sont morts ?
— Non, dis-je, pour me le faire croire. Et maintenant, que déciderais-tu, Fleur de Flic ?
— Je referais le paquet et j’irais à la poste de la rue du Louvre pour tenter de trouver la trace de celui qui l’a posté.
— Je te fous un 16 sur 20 avec mention très bien pour ce premier examen de passage, Pierrot.
Il rougit de confusion.
— Voulé voulez oune café ? demande Maria, consternée de ce que notre petit déje ait tourné court.
— C’est cela, dis-je, après nous l’avoir servi, vous ôterez votre culotte, mon chou, car j’ai oublié de mettre une pochette et j’ai la flemme de remonter.
Elle glousse et Pierrot violit.
— Sans indiscrétion, vous baisez votre bonne ? murmure Pierrot, bien calé à l’avant de la Maserati.
— A l’occasion, garçon, car il ne faut jamais être sectaire. Certains esprits flétris condamnent les copulations ancillaires. C’est là une réaction, non pas bourgeoise, car les bourgeois ont pour règle absolue d’établir un droit de cuissage sur leur personnel de maison, mais d’intellectuels décadents. Sauter sa bonne espagnole est un geste d’amitié qui met le comble à la réputation de la France, terre d’accueil.
— Elle vous a remis son slip avec une docilité déroutante.
— Simple geste amoureux. Elle était ravie que je le lui demande. J’ai toujours eu un faible pour cette partie de la lingerie féminine, à condition, bien entendu, qu’elle soit de belle tenue. Ma vie sexuelle est jalonnée de culottes plus ou moins affriolantes ; non pas que je les collectionne : collectionne-t-on les fleurs séchées dans un livre ? Mais ces admirables trophées me gardent en état de mobilisation sensorielle. Si, après avoir baisé une fille, j’emporte son slip, il est le feu secret qui me prépare à une future troussée.
Là-dessus, je baisse la tonalité de la radio car nous pénétrons sous le tunnel de very well Saint-Cloud. La circulation y est dense et donc la pollution extrême. Nous cloaquons dans un brouillard vénéneux, pauvres poissons en train de faire leurs dernières bulles dans un aquarium empli d’eau corrompue. Je distingue des frimes hâves à travers les vitres, des yeux hallucinés de personnages pressentis par Jérôme Bosch. Me voici, non pas au coude à coude, mais à l’aile à l’aile avec une vieille Triumph rouge drivée par une choucarde gonzesse dont un foulard Hermès emprisonne la blonde chevelure. Elle m’adresse un signe. Illico, j’abaisse ma vitre électrique pour la rambiner. Des vapeurs nitreuses et un bruit d’enfer nous agressent.
— Ça biche, Antoine ? me crie la fille.
Surpris, j’y regarde de plus près et je reconnais Vanessa, l’exquise manucure d’un grand salon parisien auquel je confie mes louches parfois. Elle, c’est mon paf que je lui ai confié, par une fin de journée orageuse. Elle s’était mise à l’abri sous un porche en même temps que moi, surpris que nous avions été par une averse quasi tropicale. Comme nous nous trouvions à proximité d’une garçonnière où j’allais m’essorer les glandes à l’occasion, j’avais jugé belle celle-ci. Nous étions allés sécher nos vêtements devant un radiateur électrique dit d’appoint et pendant ce temps, je l’avais embroquée minutieusement, calfatée de partout avec la bite, la menteuse et les doigts. Cette séance n’avait pas eu de suite car elle se mariait le lendemain et devait partir pour un voyage de noces au long cours. Et voilà que je la retrouve dans cette crème de mort raticide et homicide du tunnel !
A travers le brouhaha des moteurs au ralenti, je lui crie comme quoi, est-ce que ça va, le mariage ?
Elle se suce le médius et le dresse au milieu de ses autres doigts repliés pour me montrer le cas qu’elle fait de son époux.
On parcourt quatre-vingts centimètres de ruban, qu’alors elle me demande si j’ai toujours « le coin charmant » ?
Je lui réponds que j’en ai tout plein dans Paris, car par ces temps d’enlisement, si on n’a pas des points de chute bien répartis, faudrait éjaculer sous son volant.
Un bond de dix mètres au moins me fait apercevoir l’orée du tunnel.
Elle me hurle qu’elle pourrait disposer d’une plombe, est-ce que l’infrastructure de mon planning permettrait un bon petit coup de bite dans ce laps de temps ?
Je rétroque qu’elle n’a qu’à me filocher à la sortie de ce trou de balle.
— Vous êtes drôlement outillé ! admire Pierrot.
— A force, on dispose d’un cheptel potentiel qui permet de lutter contre la chasteté, conviens-je.
Le môme se détronche comme un malade sur Vanessa.
— Elle est ronflante ! dit-il.
— Tu veux aller la piocher toi-même, gars ? Il a un semi-hochement de tête qui consent.
— Je vais t’arranger les bidons, promets-je.
— Mais, et vous ?
— Te fais pas de bile, Bill, j’ai pas les amygdales enflées.
Me semble qu’il guérit d’Emeraude à vue d’œil, bébé rose ! Décidément, je l’ai pris sous mon aile. Ça s’est fait tout seul. Voilà mon disciple trouvé ! Sana maître d’école ! L’enseignement de A, comme amour, à Z, comme zob ! Plus l’éducation policière ! Dis, il revient de loin, l’artiste, grâce à moi ! Serait tombé sur un limier moins intelligent et surtout moins humain, il serait en route pour les assiettes ! Au lieu de cela, le voilà pratiquement en cours d’adoption.
Boum ! Sortie du tunnel. La Triumph rouge queue-de-poissonne une camionnette pour venir se brancher sur mon pare-chocs arrière. Dis, ça la tient, Vanessa ! Son singe, il doit flotter du calbute pour qu’elle cherche la pointe avec cette belle frénésie, la chérie ! Y a des chiées de mectons qui prennent le risque d’épouser une ardente du frizounet mais qui ne se montrent pas à la hauteur. Comme s’ils prenaient la direction d’une entreprise qu’ils n’ont pas les capacités de pouvoir gérer !
Machinalement, je rebranche la radio. On vit d’automatisme. Dans chacun de nous y a un singe qui pavlove ! Moi : entrée du tunnel de Saint-Cloud, je coupe le jus. Retour à la lumière : je le remets.
Que, précisément, c’est le flash de onze heures. L’est question du cinquième gardien abattu sur le pont de Grenelle. A présent, c’est le foin paroxystique ! Paris en transe ! Halte au carnage ! On est devenus cons ou quoi, les flics, de nous laisser zinguer comme des ortolans quand on porte un uniforme ?
Le sous-brigadier Blanbézu, Octave, c’était un type bien. D’ailleurs, t’auras remarqué, les victimes sont toujours remarquables. Faut buter les gens pour savoir à quel point ils étaient sensas de leur vivant. Blanbézu, ces états de services, madoué ! On le voyait promis à de hautes destinations ! Avec peu d’escales. Sous-brigadier, c’était pour dire, juste une branlette avant de baiser. Les prémices, quoi ! Il aurait fini son étincelante carrière comme préfet de police, plus tard. Il avait l’étoffe ! Du peigné pure laine !
On retrace sa carrière. Enragé volontaire dans le corps des parachutistes du énième régiment de cecicela. Expédié comme Casque bleu au Liban, voici quelques années, où il fut sérieusement blessé lors d’un attentat. Ensuite !
Et là, je bondis.
Là j’éructe.
— Oh ! putain d’Adèle ! clamé-je.
Et d’appuyer à outrance sur mon champignon. Prost quand il occupe la pool position ! Pierrot est seccotiné au dossier de cuir fauve de ma tire. Il me virgule une œillade éperdue. Se demande ce qui me prend, tout soudain de noyer mon carburo de super à il sait plus combien le litre !
Je fonce à travers la circule. Dopé à en devenir bleu. Oh ! à propos :
— Dans la boîte à gants, mon gyrophare, Pierrot ! Abaisse ta vitre et colle-le sur le toit.
Là, il prend un pied monstrueux.
— Comme dans les films ricains ! il dit.
— Exactement, mais c’est pas sous-titré, magne-toi le cul, petit drôle.
Il obtempère, se défenestre à moitié pour cloquer la ventouse le plus au milieu possible du toit. J’enclenche ma sirène. Il est rarissime que j’agisse de la sorte. La circulation s’ouvre devant nous comme l’eau devant l’étrave d’un canot tomobile.
Direction la Tour Pointue ! Vite ! Vite ! Je viens de tout piger !
C’est en quittant les quais que je repense à Vanessa. Sa Triumph de collection a disparu de mon pare-brise depuis cent ans ! On l’a semée dans les grandes largeurs, la pauvre gosse ! C’est triste de lui avoir fait tremper sa culotte pour rien ! Elle s’y voyait déjà dans le pied-à-terre polisson. A se laisser groumer Gargantua en faisant de la flûte traversière avec mister Braque ! Oh ! docteur, cette désilluse des sens !
Et puis tant pis. Le boulot commande, hein ? Même Pierrot à qui j’avais promis l’extase n’y pense plus. Il s’abstient de me questionner.
Je freine à mort après un sublime dérapage devant les murs gris.
Aux abords, y a toujours les mêmes tronches et, dedans, la même odeur d’administration et de médiocrité. Ça renifle la grisaille de Paris, la misère du monde, un certain renoncement librement accepté.
Pas besoin de me renseigner auprès du planton pour savoir qu’il y a état-major de crise dans la grande salle des réunions. J’escalade quatre à quatre les étages. Pierrot, sur un signe de moi, m’attend, devant une grande fenêtre donnant sur la cour.
Je toque à la porte, mais les occupants, trop affairés, ne m’entendent pas. Alors je me risque à entrebâiller l’un des panneaux. Ils sont une douzaine autour d’une grande table ovale. Personne ne fume car le Vieux fait la guerre au tabagisme. Les enragés de l’herbe à Nicot (comme on disait autrefois) mordillent rageusement des allumettes ou mâchouillent de la gomme. Pépère qui se tient au bout de la table m’aperçoit.
— Ah ! San-Antonio, vous faites bien de nous rejoindre !
Je défère à son ordre et m’avance vers le paquet de divisionnaires. A peu près tous me jalousent à en crever et quand je surgis, il leur vient de larges plaques d’urticaire par tout le corps. Ils n’admettent ni mes méthodes, ni les folles indulgences dont je bénéficie. Mes activités marginales constituent pour eux une sorte de péché originel de la profession dont ils ne parlent jamais, sinon à voix basse. Je souris aux regards torves braqués sur ma personne. Je vois venir des crises biliaires dans ces yeux dégueulasses. Y a de l’hépatite virale en marche, de l’adrénaline éjaculée, des avaries coronariennes en préparation.
— San-Antonio, nous sommes au plus fort d’une crise sans précédent, débute le Dabe. Vous savez qu’un cinquième agent…
— C’est à ce propos que je me permets de troubler votre conférence, monsieur le directeur. Un élément particulier ne vous est sans doute pas apparu. Les deux derniers gardiens de la paix tués : le brigadier Edouard Santorches et le sous-brigadier Octave Blanbézu, au cours de leur service militaire, ont servi l’un et l’autre dans les Casques bleus au Liban. Pour les trois premiers, je l’ignore, mais il faut rapidement vérifier la chose. Cela dit, s’ils ne l’ont pas été, ça ne veut pas dire charrette. Selon moi, monsieur le directeur, on a commencé cette « épidémie » d’assassinats pour poser le postulat général qu’une organisation tue les agents de police. Tout a été préparé de manière à ce que cette folle entreprise soit mise au compte de jeunes gens plus ou moins névrosés. En réalité, ce sont des tueurs venus du Moyen-Orient qui agissent. Leur intention est de liquider les policiers ayant été Casques bleus à Beyrouth lors de leur service militaire. Par esprit de vengeance ? Je n’en suis pas sûr. Il doit y avoir un autre mobile là-dessous.
Le directeur Bourladon, un acariâtre à peau rose et à calvitie blondasse, retire ses lunettes aux verres épais (probablement pour me voir flou). Il dit, avec aigreur :
— Déduction qui vous reste très personnelle, commissaire !
Ça donne le feu vert aux moins titrés pour y aller de leur scepticisme. Chacun bavouille des choses sardoniques.
Je laisse filer en regardant le dirlo au fond de l’âme. Lui, il me sait. Il a confiance. Emparant une règle de métal, il en tapote la table pour ramener le silence.
— Je suppose que cette constatation vous amène à une conclusion, mon cher petit ?
Son « cher petit ». Les autres en défèquent mou dans leurs frocs. S’ils disposaient du « bouton du mandarin », qu’ils n’aient qu’à le presser pour m’envoyer ad patres, tu parles d’une régalade ! Comment ils court-juteraient l’Antonio chéri, ces malpropres !
— En effet, monsieur le directeur, et cette conclusion, la voici : il convient d’identifier immédiatement les autres agents ayant accompli un stage parmi les Casques bleus français au Liban. Je sais qu’il en existe encore au moins un : je l’ai rencontré par hasard. Sitôt que cette liste sera établie, il conviendra d’assurer une protection à toute épreuve de ces fonctionnaires car, dans les jours qui viennent — et peut-être même aujourd’hui —, le Mouvement Mort aux Vaches tentera de les tuer !
— M’est-il permis de dire que je trouve cette théorie passablement romanesque ? hargnit Bourladon.
— Peut-être, fait suavement le dirluche, il n’empêche que nous devons la tenir pour possible et que nous allons immédiatement prendre les dispositions prônées par mon génial dauphin, messieurs !
Il a enflé le ton, Achille. Mis ses prunelles sur le zéro absolu.
Ça glatouille dans les rangs. De haineuses œillades tissent un filet maléfique sur ma personne.
Quand je redescends, je trouve Pierrot en converse avec devine qui ? Vanessa, ma manucure à la vieille Triumph rouge. Perdue ! Retrouvée !
Elle est exquise cette mousmée.
— Quand je t’ai vu filer comme un dard avec ta crécelle d’ambulance sur le toit, j’ai tout de suite pensé que tu venais de recevoir un appel d’urgence, fait-elle sans aigreur.
Elle ajoute :
— A tout hasard je me suis risquée jusqu’ici.
— T’avais tellement envie de me revoir ?
— Devine !
— Les yeux dans les yeux, môme, ce mariage, ça ne serait pas un bide, dans son genre ?
— Pire ! avoue-t-elle. Pendant la période prénuptiale, il m’a fait croire à l’amour passion qui se concrétiserait une fois que je serais sa femme.
— Et t’attends toujours ?
— Il prétend qu’il a un blocage. Selon lui, ça se normalisera un de ces jours ou une de ces nuits ; seulement, en attendant, je fais du point de croix, moi !
Elle me cligne de l’œil.
— Dis voir, ton heure de folie promise est déjà passablement écornée.
— Je vais devoir déclarer forfait, ma chérie, car ici c’est la mobilisation générale.
— A cause des agents butés ?
— Exactement. Mais que dirais-tu d’un adorable suppléant ?
Mon regard la renseigne. Elle jette une œillée évaluatrice au Pierrot couleur de pivoine.
— Lui, là ?
— C’est pas un beau petit béguin ? Je vais vous driver jusqu’à mon ancien bureau. Y a un canapé et il ferme à clé.
— Tu tournerais pas proxénète, mine de rien, commissaire ? demande Vanessa en rigolant.
Elle est follement excitée par le tendron que je lui propose. Tout de suite, le côté salope maternelle prend le dessus.
Je vais les installer.
— Où est la salle de bains ? s’informe la jolie gueuse.
Je me marre.
— Dis, Miches-en-flammes, t’es chez les perdreaux, pas à l’hôtel du Pou Nerveux. C’est la baise-kleenex, ici. Comme sanitaire, on ne dispose que d’une bouteille d’Evian, ma gosse !
Lorsque je relourde, j’ai la quasi-certitude que le souvenir d’Emeraude est sur la voie de garage !
Moi, l’électronique, je l’ai jamais échangée contre une belle chatte frisée, voire même contre un gratin de macaroni de Félicie. Les consoles de visualisation, les microprocesseurs, les unités interconnectées, alors là, tu peux les mettre dans ta culotte, je te les fais cadeau ! N’empêche que j’ébahis aux performances de ces petits monstres. Cette promptitude qu’ils mettent à te cracher des renseignements ! Ça fait pas un quart d’heure que le service technique usine et voilà que tombe le tuyau réclamé.
Ne reste plus qu’un julot en circulation. Et là, je te parie une tête de pont contre une tête de veau, qu’il s’agit bel et bien du poulet qui m’a parlé naguère, lorsque ma tire mal garée l’a attiré comme un étron frais attire une mouche verte. Ils n’étaient que trois anciens Casques bleus dans la police urbaine. Le dernier se nomme Peuplu Jean. Il habite 16 rue des Grognaces, à la lisière du bois de Boulogne et travaille au commissariat de la rue Danlder. Je rends grâce au hasard qui nous a mis en présence, Jean Peuplu et moi. Si nous n’avions pas évoqué la mort du brigadier Santorches, jamais je n’aurais su que ce dernier avait accompli cette prestation au Liban.
Pour commencer, je tube chez lui. Une personne de sexe féminin, à l’organe dolent comme une poignée de main de bedeau, m’annonce que Peuplu est en service jusqu’à dix-huit heures.
Illico, je sonne le commissariat où sévit l’intéressé. Il m’est répondu que l’agent Peuplu s’est rendu en compagnie d’un collègue chez un suicidé au gaz et qu’il va revenir d’un instant à l’autre.
Pas une minute à perdre. Je donne des instructions pour faire surveiller son appartement et pour qu’une brigade d’intervention volante prenne discrètement ses assises dans sa rue.
L’inspecteur Bouffarde (qu’on a surnommé Maigret à la boîte) m’interpelle (à tarte) :
— Dites donc, commissaire, y aurait pas une bavure en cours dans votre bureau ?
— Pas que je sache, pourquoi ?
— Y a une gonzesse qui crie comme une perdue ! Je pensais que Bérurier se laissait aller à la mandale.
— Non, non, pas d’inquiétude !
Dis donc, il semble doué pour la lonche, mon protégé. Faut dire que Vanessa, son ramadan lui pèse. Plusieurs mois sans reluire, une fille aussi brûlante, y a de quoi se faire sauter le couvercle lorsqu’un gamin également en manque de radada l’entreprend !
Bonne bourre, les enfants !
Juste il revient de chez son suicidé gazéifié, l’agent Peuplu. Je le vois descendre du fourgon grillagé pile comme je remise ma tire à la n’importe comment sur un trottoir.
En me regardant manœuvrer aussi insolemment, il rabat, le coude à la hauteur du bâton blanc !
— Hep ! Vous ! Vous prenez ce trottoir pour un parking, espèce de… Oh ! pardon, commissaire !
Je coupe la sauce et descends de ma guinde.
— Salut, Peuplu. Je crois que ça ne marchera jamais, vous et ma Maserati ! Vous êtes en état d’antipathie réciproque.
— Vous connaissez mon nom ? s’étonne-t-il.
— Ainsi que votre prénom, Jean, et également votre adresse. Venez, nous avons à parler, tous les deux.
Intrigué, il m’escorte dans sa boîte à pandores. Une dame un peu cinglée est en train de faire un foin du diable rapport à son chat angora qui a disparu et qu’elle croit dur comme fer que c’est le restaurant maghrébin au-dessous de chez elle qui s’en est emparé pour cause de gibelotte (et re-belote).
Elle dit que si on n’arrête pas ces gargotiers chaticides, elle écrira à Jean-Marie, qu’il fasse quelque chose !
— On ne pourrait pas trouver un coin tranquille ? m’inquiété-je.
Il m’entraîne dans un local enfumé qui sent le tabac, le café froid et les pieds qui marchent beaucoup.
Quelques messieurs-les-agents s’y livrent à des activités diverses allant de l’écriture d’un rapport à la minutieuse préparation d’un tiercé.
— Encore plus tranquille ? m’enquiers-je. Quitte à nous enfermer dans les chiottes…
— Il y a le bureau du commissaire.
Il me montre une porte béant sur une pièce provisoirement déserte.
— Il fera l’affaire.
J’entre. Discret, j’attire deux chaises dans le coin inerte du lieu, c’est-à-dire loin du bureau surchargé de dossiers. On s’assoit face à face, façon serre-livres, genoux contre genoux :
— Tu crois en Dieu, Jeannot ? attaqué-je.
Surpris, il répond :
— Je suis breton.
— Il a fait quelque chose pour toi, naguère, en te faisant me rencontrer.
— Comment cela, commissaire ?
— Tu comprendras un peu plus loin. Tu as appris la mort d’un nouveau collègue, ce matin ?
— Le sous-brigadier Blanbézu ?
— Un pote à toi, pas vrai ? Tu as également servi avec lui dans les Casques bleus à Beyrouth ?
— En effet ; comment le savez-vous ?
— Tu sais quel sera le prochain gardien refroidi, Jeannot ?
Il sait pas, mais mon ton et mon regard lui font appréhender des présages malsains. Il avale mal sa salive, pire que s’il s’agissait d’un caramel mou.
— Nnnon ? balbutie (à métaux)-t-il.
— Toi ! dis-je impitoyable.
— Mmmmmoi ?
— J’en mettrais ma main à couper, et pourtant j’y tiens, avec tous les services qu’elle me rend !
Il respire un grand coup, comme pour se déménager les miasmes parisiens encombrant ses soufflets.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça, commissaire ?
— Le Liban, mon gars Jeannot ! Ton passé de Casque bleu.
Et je lui résume ma petite théorie.
— Dans un premier temps, on bute trois agents, n’importe lesquels, histoire de créer le climat et d’accréditer le Mouvement Mort aux Vaches. Les pêcheurs à la ligne, en arrivant sur le coup de pêche, balancent du chènevis ou je ne sais quoi dans l’eau pour rameuter le poissecaille. Les terroristes de cette organisation procèdent un peu comme ça : ils foudroient trois flics au hasard. Ce sont comme des coups de semonce. Ensuite, ils butent des gardiens de la paix bien précis. Dès lors qu’il y a eu ces précédents, ils pensent que les enquêteurs n’attacheront aucune importance au fait que les trois derniers avaient guerroyé à Beyrouth. Tu piges ça, sous ton joli képi, Jeannot ?
Dis, tu trouves pas qu’il manque de couleurs, l’agent Peuplu ? Un peu pâlot, non ? Tu sais que ça te dérange les méninges d’apprendre que tu figures sur une liste de gens à équarrir.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Franchement, il entrave ballepeau, le pauvret. Ça le dépasse, cette vendetta.
— Rassure-toi, fiston : j’ai mis au point un dispositif de protection de manière à te couvrir. Y aura du tireur d’élite plein ton espace vital. Il se met déjà à pied d’œuvre. D’ici une heure tu seras complètement imperméabilisé. Reagan ou Gorbatchev ne bénéficient pas d’une surveillance aussi étroite.
Ça le rassérène.
— Je suppose que vous avez des gilets pare-balles dans votre taule ? poursuis-je.
Il opine.
— Mets-en un par excès de précaution.
Oui, oui, il veut bien, tu parles ! Y a que cotte de mailles qui m’aille. S’il pouvait enfiler l’armure de François Ier, il le ferait, malheureusement ce Valois à la con était beaucoup plus petit que lui !
— Pourquoi veut-on me tuer, commissaire ? implore-t-il, avec des fêlures dans le timbre.
— C’est ce que je suis venu te demander, mon grand.
Il couac. Pardon : il couaque !
— Mais je n’en sais rien, moi !
— Peut-être, il n’empêche que tu détiens la clé du mystère.
— Je ne comprends pas.
Et c’est vrai que tout bredouille, cafouille, pendouille, bistouille, merdouille, parencouille chez lui ! C’est certain qu’il ne pige pas. Il est épouvanté par la falaise de la mort qui le surplombe.
Je tapote son genou gauche à portée de dextre.
— Pas d’affolement, monsieur l’agent. Il s’agit de raisonner clair et juste. La question qui se pose est la suivante : « Est-il logique que, des années après avoir effectué une période au Liban pour y maintenir le calme, des terroristes pourchassent trois éléments du contingent français ? » Réponse : non ! Non, à moins que… Et c’est dans cet « à moins que » que s’inscrit la réponse. A moins que, pendant ce séjour à Beyrouth, les trois hommes en question ne se soient livrés à une action particulière susceptible de déclencher une vengeance à retardement. Tu piges, Jeannot ?
Pour piger, ça, oui, d’accord, il pige ; mais seulement l’idée générale. Le fait motivant que je recherche, il l’entrave pas la moindre, Jean Peuplu. Il se gratte la tempe, ce qui dans tous les films de série double vé marque la perplexité absolue. Mais rien ne jaillit, sinon quelques pellicules.
— Comment se fait-il que vous vous soyez faits gardiens de la paix, à Paris, les trois ? digressé-je.
Il répond spontanément :
— Nous étions proches de la démobilisation. Une circulaire est passée comme quoi la police municipale parisienne cherchait à recruter des effectifs, de préférence chez les militaires d’élite. Comme nous étions sans projets précis, on s’est dit, avec mes deux copains, qu’après tout, c’était pas plus bête qu’autre chose.
— Militaires d’élite, reprends-je. Tu m’as dit, le jour de notre rencontre, que Santorches avait eu une conduite courageuse au Liban, ou un truc de ce genre, tu te rappelles ?
Il acquiesce.
— C’était quoi, les faits d’armes, Jeannot ?
Il réfléchit peu, s’exclame :
— Oh ! oui…
Ça y est, des giclées de souvenirs lui sortent. Il revit le bigntz de là-bas, le brave agent.
— Ça a concerné Edouard et Octave, déclare-t-il.
— Je t’écoute.
— Un jour, ils ont reçu pour mission de convoyer un personnage important jusqu’à l’ambassade de France. Ils étaient trois, en fait : un dénommé Bobraque servait de chauffeur. Ils sont partis avec une jeep bâchée. C’était un jour ou ça chicornait dur dans Beyrouth. Chemin faisant, ils ont été assaillis par un groupe de Palestiniens. Bobraque a été flingué et eux faits prisonniers avec le type qu’ils escortaient. Je me rappelle plus où on les a embarqués, tous les trois. Dans un P.C. des quartiers tenus par les Syriens, il me semble. Là, on a commencé par leur faire leur fête. Et c’est alors qu’ils ont réussi l’exploit. Edouard Santorches était le plus dur de nous tous. Il conservait toujours un pistolet fixé contre son mollet sous un gros pansement bidon. Profitant d’une accalmie dans son interrogatoire, il a récupéré l’arme et s’en est servi pour allumer leurs tortionnaires. Je dois dire que pour défourailler plus vite qu’Edouard, fallait se lever de bonne heure. On l’appelait Lucky Luke. Octave et lui ont alors sauté par la fenêtre, depuis le premier étage, et ils ont couru jusqu’à la jeep remisée au bas de l’immeuble. Ils ont foncé comme des tordus, sous le feu de leurs poursuivants et sont parvenus à rallier notre quartier général. Ils étaient dans un triste état. On les a fêtés comme des héros !
Je gamberge un brin.
— Après tout, Jeannot, peut-être n’as-tu pas besoin de gilet pare-balles ni d’escorte protectrice. Si cette action a motivé la vengeance qui s’est accomplie à Paris, tu ne crains rien puisque tu n’y participais pas.
Là, il pavoise, mon pote ! Ça ne lui déplaît pas cette perspective d’être à l’abri de ces représailles différées.
— Vous pensez ? rayonne-t-il[5].
— Ben, réfléchis ! Et le type qu’ils convoyaient, qu’est-il devenu ?
— On a retrouvé son cadavre sur le bord de mer, deux jours plus tard, affreusement mutilé.
— Et c’était qui, ce bonhomme ?
— Je l’ignore, monsieur le commissaire.
— Quel genre ? Européen, Arabe ?
— Impossible de vous le préciser, je ne l’ai aperçu que de loin, lorsque mes potes sont partis avec lui. Il était habillé à l’européenne et m’a paru brun, et encore en suis-je bien sûr ?
Il hausse les épaules :
— Ça doit pouvoir être précisé en haut lieu, commissaire. Le colonel Tabite est toujours en exercice. C’est lui qui nous commandait à Beyrouth. Je me suis laissé dire qu’il avait été nommé général l’an dernier et qu’il travaille au grand Etat-Major de l’Armée de Terre.
— Merci pour les tuyaux, Jeannot. Plus j’y pense, plus je suis convaincu que tu n’as rien à craindre. Mais enfin, fais gaffe tout de même.
Je lui prends congé.
Certain d’avoir rassemblé là du « matériel » important pour la découverte de la vérité.
De retour à la Grande Volière, je cherche après Pierrot Poljak, mais il a vidé les lieux en me laissant une note.
Merci de tout cœur, monsieur le commissaire, c’était fa-bu-leux ! Il m’est venu une idée à propos des premiers agents tués. Je vais dans le quartier Saint-Denis vérifier quelque chose. Ensuite je retournerai tout de même chez moi pour changer de linge. A très vite. Votre fidèle :
Il est pas extraordinaire, ce môme ?
Quelle idée lui est venue, relative aux premiers morts de la série ? J’hésite entre trois sollicitations immédiates. Comme presque toujours, chez moi, c’est celle du cœur qui prévaut.
Voilà pourquoi je passe à la clinique où l’on a transporté Jérémie Blanc.
L’infirmière-cheffe[6] me rassure d’emblée. Il est hors de danger et sortira demain. Elle ajoute, car elle est raciste sur les bords :
— « Ils » ont le crâne solide, ces gens-là.
Je lui réponds qu’oui et qu’en outre, « ils » ont des biroutes grosses comme mon avant-bras, vous voyez, madame ? Et que si elle s’en dégustait une dans la moniche, elle se ferait naturaliser nègre toutes affaires cessantes !
Ayant craché ma gourmette, comme dit ce pauvre Bérurier (qu’où peut-il bien être, grand Dieu !) je me rends dans la chambre 16 où gît mon pote. Piaule à quatre lits. Celui de M. Blanc est le dernier, près des chiottes. Les trois autres sont occupés : par un maçon portugais dont la valise en carton déborde de sous son pieu, par un vieillard en train de souscrire aux ultimes formalités de passage pour l’au-delà, et par un demeuré qui chantonne La Marseillaise sur l’air de Nous n’irons plus au bois. Ramadé la douce se tient au chevet de son magistral époux. Sur ses draps blancs, la bouille de Jérémie ressemble à une mygale brésilienne tombée dans une jatte de chantilly. Sa tendre épouse pleure à chaudes lances. Alarmé par un si violent chagrin je me précipite, redoutant que la salope d’infirmière-cheffe ne m’ait induit en erreur.
— Kiatil ? croassé-je-t-il, éploré déjà, tant tellement je suis compatisseur et anxieux de mes aimés.
Jérémie tourne vers moi son beau regard comme deux boules d’escalier juxtaposées.
— Voilà qu’elle me fait chier ; la vie est bête, non ? se lamente le vaillant.
Ramadé se fraie un tunnel à travers le brouillard du chagrin et m’annonce :
— Il m’a trompée ! Il veut me quitter ! Et je n’y peux rien : c’est une blonde !
— J’aime ! explique sobrement Jérémie.
Ce motif primant tous les autres, ne me reste qu’à secouer la tête avec accablement. Il est vain de vouloir extirper le sentiment amoureux d’un cœur pur.
Le silence dramatique qui s’ensuit[7] est troublé par la comptine du demeuré et les râles du vieillard. Le maçon portugais, quant à lui, louche sur l’harmonieuse bouteille de Mateus posée sur sa table de chevet.
Voilà, c’est un moment à la con, qui ne mène nulle part. Juste un interminable instant flottant à la surface de nos destins à tous. Plutôt chiant à vivre. La peine de Ramadé me broie le guignolet. Elle est pathétique, la merveilleuse épouse, dans sa douleur de femme en disgrâce.
— J’aime, répète farouchement Jérémie. Elle s’est donnée à moi avec une simplicité de reine-enfant. C’était superbe comme du Montherlant. Les poils de son délicat pubis ont la couleur de l’or. Sa chatte a une fraîcheur de source et le même menu murmure lorsque je la prends. Je l’ai enfilée pendant trois quarts d’heure sans sortir ! Elle roucoulait ! Te souviens-tu, Ramadé, de cette forêt, au bord de notre fleuve Sénégal où poussent des plantes aux larges feuilles bleues ? Elles entretiennent une fraîcheur végétale incomparable. Des oiseaux s’y rassemblent pour faire entendre leur ramage et c’est le paradis qu’on écoute et qu’on respire. Eh bien, avec Emeraude, c’est ainsi, Ramadé, ma pauvre femme ! Elle gazouille paradis ! Sa chatte fait un clapotis léger comme celui des rames qu’on laisse aller au flanc de la barque. Son odeur est enivrante comme la nuit tombante, quand notre bienheureuse patrie cesse de sentir le roussi et la merde pour nous confier des effluves-cadeau ! Oh ! Ramadé, irréprochable épouse, ne m’en veuille pas si j’ai approché le sublime.
« A la seule vue de cette déesse blonde, ça a fait « feu-tout-fou » dans mon âme. Et plus encore, chère femme, cela a fait « aigrette-de-grue-rose » ! Et la pauvre queue du nègre si noir s’est transformée en bâton qui l’empêchait de marcher, ô douce Ramadé exemplaire, mère de tous mes enfants jusqu’à ce jour, mais j’en ferai d’autres à la fille couleur d’or en fusion. Pardonne à un homme qui t’aura aimée pendant quatorze ans, huit mois et dix-neuf jours : j’ai compté ! Pardonne-lui de t’arracher le cœur, mon épouse qui fut tant aimée et vénérée et révérée, de t’arracher ton cœur flamboyant comme on arrache la racine du manioc pour fabriquer du tapioca à ces enculés de Blancs. Pardonne à celui qui a vu son esprit, son sentiment et ses testicules cueillis par la main blonde de l’innocence blonde, femme qui fut si bellement ma femelle que je pensais bien n’en avoir jamais d’autres ! »
Et Ramadé pousse des plaintes en comparaison desquelles celles du vieillard trépassant paraissent soupirs d’extase ; et le crétin lyrique rechante La Marseillaise, sur l’air régénérateur cette fois de Si tu n’en veux pas je la remets dans ma culotte. Et le maçon portugais avance sa main mangée par les louches brûlures du ciment sur le flacon ventru de Mateus qu’il caresse comme cuisse de femme.
Et l’instant s’amplifie jusqu’à la paranoïa, devient doucement insoutenable. Me voici plongé dans une détresse humaine qui te donne envie de t’agenouiller devant ta mère pour la supplier de te reprendre en son sein, de remonter l’inexorable cours de ton inexorable existence jusqu’à te rembourser à papa. Seulement mon papa est mort. Et ses somptueuses génitrices anéanties ! Et je dois faire avec moi, bordel ! M’accepter tel que tu me vois, si défait, démuni et vain.
Je reste en incertitude dodelinante au bord du lit d’hôpital où le crâne de Jérémie cesse peu à peu de prendre de la gîte.
— Monsieur Blanc, appelé-je, sors un peu de ta tour d’amour pour redevenir professionnel une seconde. Fais-le pour Emeraude qui a grand besoin d’aide.
Tout de suite, le carnassier cesse sa mélopée pour répondre présent.
— Jérémie, hier, quand vous avez pénétré dans le studio du boulevard des Batignolles, deux Arabes s’y trouvaient. Ils vous ont sauté dessus et t’ont neutralisé. Exact ?
— Et comment que c’est exact, j’en ai ma pauvre tête qui résonne encore comme une calebasse vide.
— Ils t’ont questionné, que voulaient-ils savoir ?
— Qui nous étions et ce que nous venions faire là. Ils refusaient de croire qu’Emeraude est la fille du sous-directeur de la police. En fait, ils n’étaient au courant de rien concernant le groupe des jeunes. Ils étaient là, dans un studio servant de P.C. aux petits cons et ils ignoraient leur existence. Comme si Cunar qui disposait du local ne leur avait parlé de rien. Tu ne crois pas que celui-ci faisait cavalier seul, vis-à-vis de ces Arabes ?
Je hausse les épaules. Je ne crois rien, je crois tout. Il y a un côté délibérément poudre aux yeux dans cette affaire !
— Où est Emeraude ? balbutie-t-il.
— Chez ses parents.
— Ne pourrait-elle venir me voir ? Je meurs de son absence !
Là, les sanglots de Ramadé redoublent. En chancelant elle quitte la chambre. Il lui a flanqué vingt piges dans les badigoinces, l’infâme ! Un coup de foudre et les moissons sont saccagées ! Ah ! cruauté éparse…
Je sors derrière Ramadé. Elle avance, voûtée, dans le couloir. Je presse le pas. Lui prends l’épaule. Elle sent bon la ménagerie bien entretenue.
— Voyons, douce amie, lui fais-je, fille de sorcier qui sait guérir les pires maux, conjurer les mauvais sorts les plus tenaces, vous ne pouvez donc user de quelque philtre mystérieux pour chasser cette petite pétasse du cœur de Jérémie ?
— Non, non, murmure-t-elle, désemparée. Elle est blonde ! Chez nous autres, on n’a rien contre les blondes ! Chez nous autres, il n’y a pas de blondes ! Ah ! nous aurions dû rester dans notre village.
Sa détresse me point. Je fouille la poche briquet de mon veston et en sort la minuscule boîte à pilules contenant un somnifère pour les voyages en avion. Minuscules boulettes bleues, à peine plus grosses que des têtes d’épingle en verre.
— Moi, j’ai un remède contre les blondes, Ramadé. Le voilà. Faites prendre à votre gorille de merde trois ou quatre grains miraculeux et aimez-le très fort : il vous reviendra !
Folle de reconnaissance, Ramadé se jette à genoux pour me baiser la main plus commodément. Les infirmières ahuries me coulent de drôles de regards. Je m’arrache aux tentacules de Mme Blanc et la laisse retourner auprès du volage mari.
J’ai dit, avant de venir, que trois options me tentaient.
J’ai choisi celle de l’amitié ; il est grand temps de passer à une autre !
— Il se trouve au mess, me répond le planton.
— Plutôt aux vêpres, si je m’en reporte à l’heure, plaisanté-je finement, car l’humour, chez moi, est à jet continu.
Mais le planton n’est pas d’humeur rigolarde. Pour lui, homme d’armée, militaire convaincu, con et éventuellement vaincu, il ne supporte pas les boutades ayant trait au monde incivil.
Je glisse donc, par voie de conséquence, mon calembour dans la poche éminence (déjà surmenée cependant) de mon slip et gagne ledit mess.
Le général Tabite est en train, tiens-toi bien, de prendre le thé.
Seul, devant une embrasure de fenêtre.
Il grignote un toast marmeladé à l’aide d’un dentier qui a survécu à bien des coups du sort, voire même à des coups de crosse quand il était tombé entre les pattes des fellouzes.
A priori, c’est pas le genre vieux briscard. Il est grand, le poil gris coupé assez ras, le nez long, la bouche gobeuse.
Je m’avance jusqu’à sa table, m’incline et lui tends ma carte.
— Commissaire San-Antonio, mon général, consentiriez-vous à m’accorder un petit entretien ?
— C’est vous qui écrivez CES conneries ? s’informe le valeureux guerrier d’un air et d’un ton pas phénoménalement heureux.
— En effet, mon général, contremauvaisefortuneboncœuré-je.
— Votre traitement de fonctionnaire ne vous suffisait pas pour vivre ?
Il me court sur la biroute farceuse, l’étoilé. Je tournerais bien les talons, sans même lui présenter les armes, mais en flic pugnace je sais avaler les couleuvres.
Je m’efforce de lui sourire, comme la chère Jeanne d’Arc souriait à l’évêque Cauchon avant de se faire draguer par Jean-Marie Le Pen.
Ça finit par le désarmer. Il boit une gorgée de thé et me désigne un siège.
— Asseyez-vous !
Je.
Un militaire habillé en serveur vient s’enquérir de ma commande. Discrètement, je refuse toute consommation, ce qui semble faire plaisir à mon vis-à-vis.
— Je vous écoute, commissaire.
— Il y a quelques années, alors que vous étiez colonel, vous avez commandé un contingent expéditionnaire de Casques bleus français à Beyrouth, n’est-ce pas, mon général ?
— Si fait !
— Entre autres péripéties que vous avez vécues là-bas, vous devez vous rappeler l’exploit de deux de vos hommes, les soldats Santorches et Blanbézu qui, enlevés par un groupe de Palestiniens, sont parvenus à lui échapper et à rallier votre casernement ?
— Evidemment que je m’en souviens ! Des petits gars terribles, commissaire !
— Vous savez qu’ils ont fini tragiquement ?
— Eux ! Que me baillez-vous là !
— Vous avez entendu parler des cinq agents de police assassinés dans Paris ? Ils sont du lot !
— Bonté divine !
— Vous n’aviez pas lu leurs noms dans les journaux ?
Le général Tabite fronce son grand tarbouif-pique-poireaux.
— Je ne lis que vos bouquins à la con, commissaire, il n’y a que ça qui m’intéresse.
Drôle de retournée ! Je le sonde de mon regard innocent, m’assurer qu’il me chambre pas. Mais non, il paraît sincère. Il s’explique :
— Tout est dans vos livres, commissaire. Pourquoi aller se faire suer ailleurs ?
Il boit une nouvelle gorgée de thé.
— J’aimerais vous poser une question, moi aussi, commissaire.
— Ne vous gênez pas, mon général.
— Commissaire, ne seriez-vous pas assis sur mon képi ?
— En effet, mon général.
— Je peux vous en demander la raison ?
— Parce que vous m’avez désigné le siège sur lequel il se trouvait, mon général, et que j’obéis sans barguigner à un officier supérieur.
Ça le fait marrer. Lui, quand il rit, tu croirais voir bâiller un crocodile de l’élevage Hermès. Ça fait tunnel, à l’intérieur c’est rosâtre et blanchâtre, plutôt débectant.
— Vous êtes un drôle de type, San-Antonio !
— Vous me flattez, mon général.
— Mon pauvre kébour doit se trouver dans un triste état ?
— Nous aviserons quand je me lèverai pour partir, mon, général. A moins que votre anxiété ne soit trop forte ?
— Du tout, mon cher. Revenons-en à mes deux pauvres bidasses si courageux, que vouliez-vous me demander ?
— Lorsqu’ils sont tombés entre les pattes de ce commando palestinien, ils étaient chargés de convoyer un certain personnage jusqu’à l’ambassade de France, crois-je savoir ?
— Qui vous l’a appris ?
— Une enquête est une enquête, mon général, éludé-je. Si j’en crois votre réaction, la chose est exacte ?
— Tout à fait exacte.
— Pouvez-vous me dire qui était ce personnage ?
— Sûrement pas, mon garçon.
Très tranquille, d’une fermeté paralysante. Il me tapote l’épaule.
— Une enquête est une enquête, m’avez-vous dit ; je vous répondrai qu’un ordre est un ordre et ainsi nous serons quittes !
Pas mécontent de sa réponse « mon général ». Il la redira, plus tard, au mess, quand il y aura plein d’autres galonnés.
Il la juge sans réplique. Elle devrait l’être, pour tout autre que le commissaire Cent ans de tonneau ! Jamais vaincu, jamais soumis. Plume au vent, doigt dans le cul, le valeureux. L’hagarde meurt mais ne se rend pas !
— Mon général, souris-je (ça aussi t’évite le verbe « dire » qui tant foutait la chiasse verte à mon prof), cinq flics sont morts ! Je sais bien que pour un général qui joue avec la vie de bataillons entiers, c’est de la broutille, mais en temps dit de paix, et en plein Paris, ça fait de l’effet. Une psychose de peur s’étend sur la capitale. Le gouvernement en fera les frais si on n’y met pas un terme promptement. Qui dit changement de gouvernement dit, par voie de conséquence, changement de structures. Le jeu consiste à renouveler tous les postes importants, vous le savez bien : dans l’audiovisuel, l’armée, la grosse industrie, etc. En outre, il n’est pas civique de paralyser l’appareil policier pour préserver je ne sais quel fumeux secret que je percerai de toute façon. Si vous parlez, je gagnerai du temps, donc probablement des vies humaines ou des vits humains. Au final je devrai bien mentionner dans mon rapport l’obstruction que vous aurez faite, au lieu de m’apporter l’aide que je sollicitais. Etant homme d’humour, vous êtes fatalement homme d’ouverture, mon général. Le minimum que vous me confieriez risquerait d’apporter une solution à cette épineuse tâche qu’est la mienne.
— Qu’est-ce qui vous le donne à penser, commissaire ? demande-t-il, pensif.
— Moi, mon général. Je me le donne à penser tout seul. Un sûr instinct me guide. Je sens, je sais que vous détenez la clé de l’énigme.
Sa bonne humeur lui revient, comme le soleil sur un champ de blé après le passage d’un gros nuage[8].
— Votre fougue est admirable, mon garçon. Il y a en vous une générosité qui suscite l’enthousiasme. Bon, soit, je veux bien lever un coin du voile, mais un coin seulement.
— Je n’en demande pas davantage, mon général.
— Sachez que le personnage qui devait être massacré s’occupait de vente d’armes. Je ne vous dirai ni leur provenance ni leur destination pour la bonne raison que je l’ai toujours ignoré. Lorsqu’on m’a adressé cet homme, on m’a simplement dit qu’il avait une activité dans les armements et qu’il me fallait assurer sa sécurité jusqu’à ce qu’il ait gagné l’ambassade de France. Il faut dire que ça pétaradait dur ! Les hommes et les immeubles tombaient comme des mouches ! Un vrai moment d’apocalypse.
— Et son nom, mon général ?
— Vous m’en demandez beaucoup, l’ami !
— Le strict nécessaire, mon général.
Il verse de l’eau chaude dans sa théière, manière de ranimer un sachet de Lipton défaillant. Il touille. Médite. Puis il balance deux mots constituant un prénom et un nom.
Tu sais, ce jeu à la mords-ma-bite de la téloche, où, sur un cadran tourniquent des chiffres, et puis il en reste deux au bout du compte. Parfois, je fixe le cadran avec tant d’acuité qu’il m’arrive de « deviner » les deux chiffres sortant une poussière de seconde avant qu’ils ne se stabilisent.
Là, c’est du kif. Ça concerne le blase. Le général Tabite n’a pas fini de l’articuler qu’il est déjà inscrit en caractères d’enseigne lumineuse dans mon ciboulinche.
N’empêche que ça me fait comme du bonheur. Le goût du triomphe c’est pareil à certains plats chinetoques : aigre-doux.
Je m’abstiens de le remercier, afin de ne pas accroître sa crise de conscience. Au contraire, je ne réagis pas, feins de n’avoir pas entendu.
— Nous allons voir où en est votre képi, mon général, fais-je en me dressant.
J’espère qu’il n’a pas de revue de 14 Juillet à passer dans l’immédiat, Tabite ! Ça la foutrait pas joyeuse, avec un kébour pareil à un bandonéon fermé.
Maintenant, je puis souscrire à ma troisième sollicitation. A savoir d’aller draguer dans le quartier Saint-Denis pour tenter d’y récupérer mon ami Pierrot. Mais comme cela fait plusieurs heures qu’il a moulé la Grande Volière, peut-être est-il rentré chez lui afin de se changer ? Estimant que j’aurai du mal à y garer ma grosse tire, j’affrète un sapin. Le chauffeur est un aimable beur coiffé afro, avec un blouson en faux cuir et des bracelets en coton tressé aux poignets.
— Vous allez à quel endroit de la rue Saint-Denis, m’sieur ?
— Pas d’endroit, fils : je vais faire du repérage.
Il se marre :
— Vous cherchez une pute ? Vous savez, là-bas c’est pas les mieux. Sans compter que le sida vole bas. Un homme de votre classe ! Mais enfin, chacun a ses fantasmes, hein ?
— Exactement, mon grand.
J’aimerais bien qu’il écrase, l’artiste. Besoin de penser en profondeur, le beau Tonio ! D’appréhender le problème une bonne fois. Comprendre ! Etudier ce qui cloche pour pouvoir dresser ce puzzle. Mais le gentil beur a décidé de me sauver la vie. Il repart à l’attaque des « péripâtissières » (comme dit Béru) du quartier Saint-Denis. C’est pas de la roulure fraîche qu’on trouve sur ses trottoirs. Des bouillons de culture, m’sieur ! Il a un pote à lui qui a voulu tremper, il s’est retrouvé à l’hosto avec une tête de nœud qui ressemblait à une tartelette aux fraises, m’sieur ! C’est comme si on s’laverait la bite dans l’eau d’un marécage zaïrois, m’sieur, pareil !
Vaille que vaille, on enquille les Grands Boulevards. Puis c’est la Porte Saint-Denis qui, j’ignore pourquoi, me fait chaque fois songer à un pachyderme, alors que la Saint-Martin, sa réplique et sa voisine, évoquerait plutôt pour moi l’Arc de triomphe.
— Vous savez, m’sieur, je connais près de l’avenue de Wagram, une petite rue à prostituées où elles sont vraiment comestibles. Sous surveillance médicale ! Et elles baiseraient jamais sans capote. Des personnes valables. Une, entre autres : Maryse, une petite blonde qui vous suce à vous aspirer le cerveau ! Moi, ce que je vous en dis, hein, m’sieur, c’est pour vous !
— Merci. Mais prenons tout de même la rue Saint-Denis, garçon. Et doucement, please !
Je regarde avec vigueur, gauche, droite, balayant la populace de cet œil infaillible qui m’apparente à l’aigle royal et au condor des Andes.
C’est grouillant de dames radasses, ici, effectivement. Dénudées profond. Souvent horribles. Des cuisses de lutteuses foraines. En slip noir et porte-jarretelles ! Du cuir ! Ça parle aux sens. C’est bestial, et pour cause ! On arrive au bout de la strasse.
— Rien qui vous excite ? demande mon déluré chauffeur.
— Prends systématiquement les transversales, fiston. Choisis le bon sens de manière qu’on puisse enrouler jusqu’à la Porte.
Docile. Dans le fond, ça l’amuse. Il voudrait voir où vont mes bas instincts, sur quelle viandasse frelatée je vais jeter mon dévolu.
On continue de parcourir du ruban. Parfois on stationne pour cause de camion de livraisons qui obstrue la voie étroite. Les putes accrochent mon regard, m’adressent des signes d’invite, voire obscènes. Y en a même une qui soulève un pan de sa jupette pour me prouver qu’elle ne porte pas de culotte et qu’elle est vraiment rousse.
— Vous êtes vachement dur à emballer ! rigole le petit beur.
Je ne réponds rien.
On passe la revue de la population. Là encore mon instinct me drive. Je subodore la présence de Pierrot dans ce quartier. Encore une certitude, comme j’avais, au mess, la certitude que le général Tabite allait m’apprendre quelque chose de capital. Une rue encore d’effacée. Le chauffeur frisé vire docile pour enquiller celle d’après.
Et moi, tout chose, soudain, de m’écrier :
— Fiston ! Refaisons celle que nous venons de quitter !
— Faut que j’aille la reprendre dans le bon sens, patron !
— Eh bien, va !
Il rit comme le clavier d’Yvette Horner :
— Vous avez fait tilt pour une dadame ?
Voilà, on dédale dans les sens obligatoires et nous retrouvons la street que je veux.
— Sois gentil, arrête-toi devant la petite teinturerie qui a une enseigne bleue, là-bas.
Il opine puis souligne :
— Mais, y a pas de pute à cet endroit !
Obnubilé, je te dis. Un coup d’accélérateur, puis il freine au point indiqué.
Avant la teinturerie, se trouve une sorte de renfoncement où des voitures sont garées. Pierrot est assis entre deux tires. Un Pierre Poljak légèrement modifié, à savoir qu’il porte des lunettes noires grandes comme des hublots, ainsi qu’une casquette de toile kaki dont la longue visière dissimule complètement sa frimousse. Il triture entre ses mains des jumelles de théâtre et semble baigner dans une patience inébranlable.
— O.K., arrête ton rongeur, fiston ! lâché-je au taximan.
Il a suivi mon regard.
— Mince, c’est un minet que vous cherchiez ! il exclame. Fallait le dire, je vous aurais conduit au Bois ; ici c’est pas la tombée ! D’ailleurs, la petite lopette, là, c’est pas certain qu’elle en croque : les putes tolèrent pas la promiscuité.
— T’occupe pas, et bravo pour la croisière.
Il a droit à un somptueux pourliche. Cette fois, c’est plus le clavier d’Yvette Horner, mais ceux des grandes orgues de Notre-Dame qu’il déballe. Je le laisse s’évacuer avant de m’approcher de Pierrot.
— Dis donc, c’est coton pour te retrouver !
Il était à ce point abîmé dans ses prostances qu’il ne m’avait pas vu surviendre.
— Qu’est-ce que tu fous ici, Pierrot ?
Au lieu de répondre, il me propose ses jumelles. Je les prends sans comprendre.
— Y a quelque chose à voir ?
— Oui : au quatrième, en face.
Je porte les jumelles à mes yeux et les dirige contre une façade grise qu’elles remontent lentement. Une fois « parvenu » sur le quatrième mentionné par mon jeune « collaborateur », j’essaie de lire les fenêtres qui se succèdent. Il y en a quatre et toutes sont closes. Deux ont leurs volets fermés. Les deux autres restent aveugles à cause des rideaux tirés. Je n’aperçois qu’un bout de plafond blanc, désespérément neutre. Je m’obstine à regarder. Ça me fait tarter de ne pas découvrir ce que me montre l’adolescent.
Il vient à mon secours.
— La dernière fenêtre à droite, m’annonce-t-il (car il ne saurait « dire », lui non plus !).
Je braque mes jumelles sur la surface indiquée. Et puis je réalise ! A présent, je ne vois plus que ça. Je rends ses jumelles, au môme.
— Bravo, dis-je (car de temps à autre, on peut « dire » pour soulager le lecteur).
Pierre Poljak, où je vois qu’il a du chou et que c’est organisé dans sa petite tronche, c’est la manière qu’il narre, le môme. Pas fougueux, la menteuse en bougeotte, les pensées qu’enchevêtrent en se bousculant ; non, non ! Calmos. Précis. Le vrai rapport, quoi ! Il a l’étoffe du poultock moderne, celui qui est licencié avec, en plus, le sens du réel et de la psychologie à chier partout.
Il me prend bien tout depuis le début, pour m’indiquer la manière que ça l’a biché, tout ça. Il veut que je suive le cheminement de sa gamberge de manière à l’approuver pleinement.
Il était en train de verger Vanessa héroïquement, façon Pont d’Arcole, jetant toutes ses jeunes forces dans cet assaut et se payant d’initiatives qu’il n’avait encore jamais osé déployer. Faut dire que c’est une participante de haut niveau, la jeune mariée ! Tu lui confies Coquette et elle fait le reste. L’aubaine pour un adolescent ! Te lui enseigne l’abc du métier d’amoureux sur le terrain ! Et alors ils ont eu une embellie d’apothéose, les deux ! Il voulait se montrer digne de moi, Pierrot, puisque je l’avais parachuté sur cette fermière ! Il tenait à se dépasser. Et elle, charmée, à bout de chasteté obligatoire aussi, de se déployer en éventail, et au triple galop ! Bref, du grand art ! Que, tant et si bien, après trois émissions consécutives de bonds du trésor (on est une vraie mitraillette à cet âge-là) il l’avait finie sur le plancher, en levrette. La manière la plus conquérante ! T’as la liberté de tes mouvements et tu peux contempler autre chose que les cheveux de la gosse. Et alors, imagine, tandis qu’il lui accomplissait sa furia cosaque, comme ultime expression dans la discipline « force et santé », son regard, Pierrot, avait accroché un vieux baveux qui jonchait. Le titre de la une, sur quatre col., c’était : Le maniaque du quartier Saint-Denis a encore frappé. Pierrot, c’est le petit mâle capable de défoncer le pot d’une grand-mère et de lire en même temps. Cézigue, pour le faire dégoder, faut lui tordre les roupettes avec des pinces de tréfileur ! Tout en limant Vanessa, il a pris connaissance du chapeau coiffant l’article. Le journaliste voyait dans ce troisième assassinat de flics le geste d’un fou. Et bon, c’était son problo. Mais Pierrot, ce qu’il a retenu, c’était que le meurtrier habitait le quartier. Ça lui a semblé évident. Ces trois premiers meurtres comptant pour du beurre, il valait mieux les perpétrer à proximité de son gîte. C’est après, pour les « vraies » victimes qu’il allait devoir se déplacer.
Bon, la mère Vanessa prend un dernier panard, se toilette l’intime au kleenex et se rajuste. Alors, le petit Pierrot prend une décision. Il n’a pas un fifrelin sur soi. Est-ce que la fille veut bien le conduire chez lui ? Tu parles ! Elle est dingue du gamin ! Pierre Poljak regagne son home. La femme de ménage lui ouvre. Il change de linge, prend des piastres dans le tiroir de sa maman, s’affuble de lunettes et d’une casquette de tennisman, glisse dans sa fouille des jumelles de théâtre qui remontent à sa grand-mère et part « en enquête ». Oui, Pollux, t’as bien lu : en enquête. Lui ayant tout raconté de la mienne, il saute dedans à pieds joints. Hep, taxi ! Pour commencer, c’est Saint-Germain-des-Prés. Il s’arrête devant le domicile d’Hervé Cunar. Depuis le trottoir d’en face, il étudie sa fenêtre, aperçoit sans mal l’antenne émettrice qui lui servait à correspondre avec la malheureuse Violette. C’est une antenne assez particulière, en métal bleuté, terminée par une fourche arrondie. Il se carre bien l’objet insolite dans le cigare. Et ensuite, t’as compris quoi, Eloi ? Monsieur le petit zigoto se rend Porte saint-Denis. Il joue tout sur cette certitude : l’assassin habite ce quartier. Et selon sa pomme, l’assassin, c’est Hervé Cunar. Du moins estime-t-il qu’il est le chef de l’organisation Tue-Flics. Nous savons que Cunar habitait occasionnellement chez Violette. Sa base réelle se trouve ailleurs. Et ce bougre de Pierrot, avec son intuition garnementière et sa certitude d’imbécile heureux a l’idée suivante : puisque Cunar avait établi une liaison radio avec Violette, il lui fallait donc un appareil récepteur, en complément de l’appareil émetteur. Alors voilà l’intrépide qui se met à arpenter le quartier, balayant de ses jumelles chaque façade, à la recherche d’une deuxième antenne. Une chance sur combien de tomber juste ? Tu pourrais répondre à ça ? Faut que j’aille demander à un prof de maths qu’il me calcule les probabilités.
Des heures durant, l’Inlassable torticole avec ses jumelles. Les putes se foutent de sa gueule. Il bouscule les passants, trébuche contre les poubelles. Mais il est porté par sa certitude : Cunar possède sa réelle adresse dans l’une de ces rues et une seconde antenne fourchue est certainement fixée au montant de sa fenêtre. Il a arpenté la rue Saint-Denis, principale artère, et ensuite les rues transversales. Et comme il a la foi, une foi inébranlable, il trouve ce qu’il cherche. Je regarde à nouveau la tige de métal bleu et l’espèce de fourchette à pomme de terre (pour bouffer la raclette).
Oui, oui, C’EST LA MÊME ! La réplique rigoureuse et complémentaire de l’autre.
— Tu sais que t’es pas croyable, Pierrot. Franchement, tu me scies !
Son regard brille sous la longue visière verdâtre.
— C’est vrai, commissaire ?
— Un vrai Sherlock, mon drôle ! Là, tu nous le mets dans le baigneur à tous !
Pour un peu, je lui en voudrais de son triomphe, à ce sale gosse ! Tu parles d’un coq hardi, le mec ! Te vous fait jouir une péteuse comme un homme ayant passé sa maîtrise de Casanova, et, les burnes essorées, te retrouve en quelques heures le repaire d’un dangereux terroriste. Ah ! il a de la branche, l’amoureux d’Emeraude. Laisse-moi le driver et il fera carrière : dans le cul et dans la Rousse !
— Tu attendais quoi, ainsi planqué, Pierrot ?
— Qu’il rentre.
— Tu penses qu’il est sorti ?
— Ça fait une heure que je suis ici et je n’ai pas distingué le moindre signe de vie dans l’appartement.
— Il reste sans doute terré.
Mais ce n’est qu’une suppose évasive. Je pense à mes deux potes prisonniers de ce meurtrier. Pourquoi m’a-t-il adressé leurs fringues ? Pour m’inciter au calme ? Me faire comprendre que mes amis allaient servir de monnaie d’échange ? Ou pour me signifier qu’ils sont morts ?
Je contemple l’immeuble. Il est tranquille. Une petite fille colorée en sort pour aller faire des commissions car elle trimbale un panier plus grand qu’elle.
Pierre Poljak respecte mon indécision. Il sait que tout choix est grave. Donner l’assaut avec des renforts « compétents » peut provoquer un bain de sang. Par ailleurs, je ne suis pas capable de forcer l’entrée du repaire tout seul, car j’ignore ce qui m’attend derrière la porte !
— Le voilà ! souffle Pierrot.
Je planque les jumelles et me tourne face au môme, afin de le cacher et de me cacher.
— Il est seul ?
— Non, y a deux types avec lui.
Il balbutie :
— Ça y est : ils sont entrés dans l’immeuble.
Eh bien, voilà ! C’est ici que les Athéniens s’atteignirent, disions-nous à la maternelle. Hervé Cunar m’est servi. Sur un plateau.
Un gamin de dix-huit ans me l’a retrouvé.
Mon sang bourdonne dans mes cages à miel. Il faut « sauter » ce mec dare-dare. Prévenir les confrères ? Opérer une mobilisation pour donner l’assaut ? Ça va demander du temps.
— Ils avaient des valises, annonce tout à coup Pierrot. Chacun une grande valoche. Vous pensez qu’il compte déménager ?
— Tout au moins se tirer !
— Il faut intervenir tout de suite, non ?
— T’es marrant, guerrier ! Tu me vois sonner à la porte de leur apparte, mon flingue en pogne, pour leur demander poliment de me suivre ? Je me retrouverais trucidé dans la cage d’escalier sans avoir pu en praliner un seul.
Il opine, navré. Puis, au bout d’un moment :
— La petite fille ! s’exclame-t-il.
— Quoi, la petite fille ?
— Celle qui est sortie avec un panier. Elle est allée faire des commissions, mais elle va revenir.
— Et alors ?
— On l’intercepte. Je lui demande d’aller remettre un message au monsieur du quatrième. Sur ce mot, que je signe de mon nom, je lui dis que j’ai une communication urgente à lui faire et que je l’attends au bistrot d’à côté, vous le voyez là-bas après le pressing ?
— Et ensuite ?
— Il viendra. Il sera trop intrigué, trop troublé par le fait que j’aie son adresse : je vous garantis qu’il viendra.
— Et après ?
Pierre Poljak hoche sa tête pensante.
— Après, commissaire, vous interviendrez.
Moi, ce qu’il me propose passe comme la fumée d’un train sur mon cerveau exacerbé. Dangereux ! On risque de tout faire craquer. Il peut y avoir de la chicorne. Du sang à profusion.
A la fin, avec des gestes d’automate, comme écrivent les vrais romanciers populaires, je tire mon carnet et mon Bic de ma fouille. Arrache une feuille blanche au calepin.
— Fais, garçon ! Si tu le penses ainsi. Mais il faut que tu parles seul à la fillette, pas qu’elle risque de signaler ma présence à Cunar. Moi, je vais t’attendre au bistrot où je te couvrirai pour le cas où ta ruse prendrait.
Un troquet sans histoire. Deux dames radasses y boivent un blanc gommé. Deux ouvriers plombiers qui n’ont pas les moyens de devenir leurs clients, éclusent du rouge en évoquant le déclin du parti communiste dont ils prophétisent la prochaine résurrection. Dans un coin, un Arbi mélancolique se fait un Orangina. Le bistrotier est un jeune pagan à tête de veau fraîchement débarqué de son Auvergne. Il s’est acheté l’estaminet pour commencer, mais il passera bientôt au rayon supérieur et, un jour — c’est inscrit dans sa voie lactée —, il sera proprio d’une grande brasserie pleine de glaces et de néons. Il y a ce que j’appelle « la certitude du bœuf » chez cet être obstiné.
J’embrasse d’un regard super-professionnel la topographie du bistrot : le comptoir, près de la lourde, derrière lequel s’active la tête de veau ; cinq tables ; deux portes au fond. L’une donne sur l’office. L’autre sur les gogues et le téléphone. Gourance ! Il existe une sixième table, minuscule, conçue pour deux personnes et coincée entre le comptoir et la porte des cagoinsses.
Un rêve ! Elle est libre. Je m’y installe, dos à l’entrée. Au passage, je demande au futur tenancier de brasserie de me livrer un demi sans faux col.
Les oreilles me sifflent. J’ai peur de commettre une méchante bourde en abondant dans le projet du môme. Un comble, non ? Voilà un garnement que j’arrête pour complicité de meurtre et qui, quarante-huit heures plus tard, me dicte ma conduite ! Et le bel Antoine, flic chevronné, adhère sans barguigner ! De quoi se l’extraire et se la peindre en blanc pour pouvoir traverser la rue les yeux fermés !
Enfin ! Dieu arrangera peut-être nos bidons.
Je déguste ma bière ! Travail sérieux, l’Auverpiot. Elle est délicieuse et fraîche. Frémissante. Avec un menu bruit de papier cul froissé quand il est de qualité supérieure. C’est la mousse en se rétractant.
Tu dois te donner une contenance, Tonio. Bon, alors mon carnet. Merde, j’ai laissé mon Bic à Pierrot !
— Vous n’auriez pas un crayon ou quelque chose, patron ?
— Une pointe Bic, ça ira ?
— Parfait.
Je m’abîme dans des écrivailleries idiotes. Je note par exemple : « Sinovi, la ville des épanchements. » Et puis « Toute sa vie, il a regretté de ne pas pouvoir tromper sa femme : il l’aimait trop ! » Ordinairement, je me fais marrer avec ces petites turpideries. Mais là, je les ai à la caille, tu comprends ?
Parole : j’ai peur ! J’ose l’avouer. Peur comme rarement. A en flouser dans mes Pampers !
En face de moi, il y a une réclame assez ancienne, peinte sur fond de miroir. La partie vierge me permet une vue d’ensemble de la salle, à l’exception de l’Arabe triste. Les deux putes causent boulot. Ces enfoirés de clilles ne se bousculent pas. Y a de la dégodance dans l’air, à cause du tiers et aussi de ces chieries d’élections ! T’as envie de t’emplâtrer une pute vite fait sur le gaz, toi, quand la frime des politiques t’interpelle tous les deux mètres ?
Chacun ses préoccupations, quoi ! Ses misères. On traîne ses boulets, forçats que nous sommes, en perpétuelle corvée de chiottes !
Une silhouette, celle de Pierrot. Il vient d’entrer dans le cani. Il va s’asseoir à une table. Donc, il a chambré la petite fille au panier. Maintenant, le coup est amorcé, reste plus qu’à voir ce que sera la réaction de Cunar. Descendra-t-il aux nouvelles ou, au contraire, plantant là ses valdingues, s’esbignera-t-il à toutes pompes ? Qu’ensuite, pour le retrouver, tintin ! S’il agit ainsi, tout sera perdu pour Pinaud et Bérurier !
Je voudrais me placarder à mort, me rendre invisible. En état second, je gagne les chiches. Besoin de licebroquer, ça, comptes-y ! La frousse donne toujours envie de pisser, quand c’est pas pire !
Entre le troquet et les vouatères, ça forme un sas où l’on a remisé un grand seau de plastique rouge, une serpillière, un balai-brosse. Le téléphone mural met une touche de vague modernisme dans ces tristes coulisses.
Moi, impudent tout plein quand ça urge, je cramponne mon couteau suisse multi-usages et, de son poinçon acéré, perce un trou dans la lourde, la serrure n’en comportant pas du fait qu’elle est un simple loquet.
Pierrot vient de se commander un Coca citron. Il attend, les mains croisées devant lui, sans cesser de mater l’extérieur.
A un moment donné, il marque un léger tressaillement qui ne m’échappe pas. Acré ! Voilà du nouveau.
Effectivement, un homme se pointe dans le bistrot. Mais ce n’est pas Hervé Cunar. Il s’agit d’un mec bronzé, type moyen-oriental. Il va au rade, commande une eau minérale sans gaz. Je pige qu’il s’agit d’un des deux hommes qui escortaient Cunar. Il vient repérer les lieux, s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un piège à rat. Il étudie chaque clille avec soin, et je me félicite chaleureusement d’avoir déserté ma table. Bravo, Santantonio !
Rapidement, le gars se tire. Du coup, y a un bout d’hymne de grâces qui commence à me tourniquer dans l’âme. L’homme a retapissé Pierrot dont Cunar avait dû lui brosser le signalement. Maintenant il est remonté dans le « repaire », annoncer au gars Hervé qu’apparemment tout baigne : le petit zigoto est bien seul, l’air ravagé, dans le bistrot. Ma politique est donc d’attendre la suite.
Sur ces entrefesses, l’une des deux putes se radine aux chiches pour pipi. Je décroche le combiné téléphonique et, tandis qu’elle licebroque, je raconte à un terlocuteur imaginaire comme quoi je tiens deux mille fourchettes à escargot à sa disposition. Davantage, je peux pas fournir avant le mois prochain ; notre usine étant en travaux. On a des machines-outils en provenance de Suède qui doivent être installées. Et alors là, les fourchettes à déguster les gastéropodes, espérez : elles vont tomber à grosse cadence. On pourra fournir la Colombie, la Sierra Leone, le Surinam, le Bénin, le Burundi, le Zimbabwe et le nord du Valais.
La pute chasse-d’eau. Sort en remettant droite la chaîne d’huissier lui tenant lieu de jupe. Elle va se tirer, cette viande, bordel ! Non, faut qu’elle me joue la grande scène de la séduction, langue frétillante sortie, chatte en avant avec geste obscène mimant le solo de mandoline pour jeune châtelaine en manque.
— Te fatigue pas : j’ai déjà donné ! la calmé-je.
Elle sort, fataliste.
Vite : l’œil au trou, Sana.
Gloria Lasso victis ! Il est là, le mec. L’Hervé dont tant on parle et qui me fut abondamment décrit. Assis face au môme. Il porte un jean, un blouson de daim noir, des lunettes noires, des baskets.
Je note qu’il garde une main dans la poche de son blouson. Sur le qui-vive ! Sa manière de s’être placé à côté de Pierrot et non face à lui pour couvrir toute la salle. Je le sais qu’il a un feu en poigne, le malin. Et je sais itou qu’en me voyant dégager des chiches, il saura dare-dare qui je suis car, si on m’a fourni son signalement, on lui a parallèlement donné le mien. C’est un tigre, ce mec. Un desperado prêt à tout, et surtout au pire. Sur ses gardes comme je le vois, il commettra d’irréparables malheurs à la seconde où je surgirai.
Ce que lui bonnit Pierrot, à cet instant ? Mystère. Mais je fais confiance au petit marle. Après tout, c’est sur son initiative que nous sommes là.
Tonio, mon grand, le moment est venu de conclure. Cunar est gaucher car c’est sa pogne gauche qu’il conserve dans la poche du blouson.
Moi, glacé, robotisé, je dégaine l’ami Tu-Tues. Je n’ai encore jamais ciblé un mec par un petit trou de mateur. T’imagines l’attention qu’il faut ? Je le vise au défaut de l’épaule gauche, le gus. Si je le rate, ça va carnager illico, sans autres sommations. Je ne voudrais pas non plus l’abattre de sang-froid, embusqué derrière une porte de gogues ! Pas mon style ! Ça manquerait de tact.
Je file le canon de mon feu contre l’aile de mon pif. Mon œil avide capte le point névralgique. Pourvu qu’il ne bouge pas trop à la dernière seconde ! C’est comme les photographes d’autrefois avec leur gros matériel à soufflet et drap noir.
Me voici pétrifié. Je ne respire plus. On y va, Nicolas ? Poum ! Je lâche la fumée !
Je soubresaute tant est forte la secousse du feu plaqué contre mon visage. D’un coup d’épaule je délourde et bondis dans le troquet. Cunar a été viré de sa chaise par l’impact de la balle. Y a une immense tache rouge sur son blouson à l’emplacement de l’épaule. Sur du daim, voilà qui va être duraille à « ravoir ». Il se remet déjà debout. Tête de fou, halluciné. Mais comme son bras gauche est nasé, il ne peut se servir de sa pétoire. Il empoigne sa chaise et la soulève pour la fracasser sur la gueule de Pierrot, lequel, souple comme une anguille dans une meule de foin, se laisse couler sous la table. Le plateau de marbre déguste.
Mais Bibi est sur le tas, un coup de crosse à la base du caberlot remet Cunar au parquet (en attendant qu’il y soit déféré). Avec cette maestria qu’a un chef de cuisine pour « tourner » un cœur d’artichaut, je lui passe les menottes.
— Appelle la police de ma part, Pierrot ! Tu diras Code 184.
La coterie est abasourdie. Le taulier, les putes et les plombiers n’en cassent pas une. L’Auverpiot n’a pas encore eu le réflexe d’évaluer les dégâts infligés à sa porte de chiottes. Quant à l’Arabe solitaire, il est toujours en partance devant son Orangina, à regarder la mer ou bien des oliviers tordus sur fond de ciel bleu.
Je suis dans la rue. Ma détonation n’a pas mobilisé l’attention. Dans les grandes villes, ça pétarade sans trêve, faut dire. On a les tympans blasés, de nos jours paroxystiques.
Je plonge dans l’immeuble en face, grimpe quatre à quatre, mais sans galoper, jusqu’au quatrième. Qu’heureusement, la maison étant étroite, il n’existe qu’un logement par palier. Je plaque ma portugaise contre le bois vilainement peint en brun merde de l’huis (Mariano).
A l’intérieur, y a de la zizique qui mouline. Ça chante Madrid, Madrid par Nilda Fernandez. Moi, c’est une ritournelle qui m’émeut. Et le chanteur plus encore, avec sa petite frime de fouine triste. Un regard légèrement arsouille et énormément mélanco. Je suis tenté d’attendre la fin de la mélodie pour intervenir, mais je me dis que les occupants sont probablement sous le charme, eux aussi. Alors, avec d’infinies précautions, j’utilise mon sésame. Y a plein de verrous constipés, d’une grande sophisticité ; mais je suis convaincu que Cunar s’est contenté de tirer la porte en partant et que c’est la brave vieille serrure originelle qui, pour le moment, assure la fermeture.
J’opère dans le velours. Un orfèvre. Saint Eloi ! D’ailleurs je trique autant que lui ! Je prends le temps de remettre mon petit outil précieux en vague avant de recramponner mon feu. La lourde obéit sans grincer. Quelques centimètres, manière de risquer l’œil de la politesse. Des fois que les présents ne seraient pas dans une tenue décente. Un pauvre couloir décrépi. Trois portes. La première donne sur la cuisine lépreuse qui, visiblement, n’a jamais servi à l’exécution de mets raffinés. La deuxième sur une pièce à vivre. La troisième doit ouvrir sur la chambre. Je vérifierai plus tard, car les deux mecs que je viens importuner se tiennent dans le séjour. Ils causent en arabe, malgré cette exquise chanson. N’ont pas l’oreille européenne. C’est dur de regarder dans une pièce sans être repéré parce que, d’après ce que j’ai constaté, nous avons les yeux au milieu du visage. Nous les aurions à la place des oreilles, on pourrait en risquer un en lisière de chambranle, tu comprends ?
Je m’approche au plus près. Je distingue deux malles d’osier empilées l’une sur l’autre et vice versa, à gauche de l’entrée. Messires les Arabes continuent de se raconter le pourquoi du comment du chose. A quoi bon finasser ! Compte sur tes réflexes, Sana et buffalobille-moi ces mecs !
Sans précipitation intempestueuse, je m’insère dans l’encadrement.
Le camarade Tu-Tues est une de fois de plus à l’honneur. Je découvre les deux mecs en train de boire du lait, assis à la table.
— Je croyais qu’on était en plein ramadan, leur dis-je en les couvrant.
Ils bondissent !
— On se calme ! conseillé-je, sinon vous ne pisserez jamais le lait que vous venez d’avaler, les gars !
Instant d’indécision. L’un d’eux se risque à vouloir dégainer. Je le praline avant la fin de son numéro. Il morfle contre le temporal, ce qui a pour résultat de décoller son étiquette droite et de l’estourbir au quatre tiers.
— On lève ses mains ! intimé-je à son pote, sinon c’est Pearl Harbor.
Pour des fois qu’il comprendrait pas le français, je répète en anglais. Sage précaution car, dès lors, il obéit.
Délester les deux hommes de leurs armes, sans être tout fait un jeu d’enfant, ne relève tout de même pas de l’exploit.
Celui qui a dégusté ma bastos dans sa baffle est complètement secoué. On jurerait un demeuré. Il garde sa bouche ouverte, il a le regard fixe et laisse pisser le raisin le long de son cou sans songer à l’étancher.
— Qu’avez-vous fait de mes amis ? je demande à celui qui est intact.
Car je viens de constater que les corbeilles d’osier sont vides.
D’un hochement de menton, il m’indique la pièce voisine.
— O.K. Marche devant !
Il me précède. Il s’agit bien d’une chambre, comme prévu. Et je dois admettre qu’elle est très convenable ; meublée moderne, avec des murs tapissés d’un papier paille de riz dans les tons jaune pâle.
Béru et Pinaud, tristement (et strictement) nus, sont pêle-mêle et réciproquement (me complais-je à répéter). Morts ? Avec le sourire en tout cas ! Des béatitudes indicibles les ont figés dans des expressions paradisiaques. L’homme normal qui prend son pied avec la meilleure amie de sa femme, n’a pas le visage plus radieux.
— Death ? questionné-je.
— No, heroin !
Camés ! La super, l’hyper, l’overdose !
Sans cesser de braquer le type, je me baisse pour palper Pinuchet. Pas glacé, mais bien frais, le Fossile. Si on servait toujours le champagne à sa température du moment, ce serait le rêve.
— S’ils meurent, je te tuerai ! affirmé-je à mon prisonnier. Mets-toi face au mur et appuie des mains contre. Maintenant recule tes pieds. Surtout ne bronche plus parce que je t’allumerais.
Et c’est à ce moment d’accalmie que je remarque la photo punaisée contre la porte d’un placard mural. On ne peut pas parler de poster, néanmoins elle est d’assez belles dimensions.
Cette image est sinistros. Te flanque la gerbe. Ça représente un homme ligoté à une potence en croix de Saint-André. Deux autres types, des militaires, sont occupés à le torturer. Ils lui ont coupé les génitoires et les lui ont enfoncées dans la bouche. Ensuite (ou auparavant) ils lui ont écrasé les dix doigts des mains, lesquelles ne sont plus que deux masses sanguinolentes informes.
La photo a été tirée au moment où l’un des deux soldats enfonce un manche d’outil dans le fondement du supplicié, tandis que son compagnon d’horreur lui découpe la chair de l’abdomen avec un rasoir.
Maintenant, que je te dise, Louise : je reconnais le militaire sodomite. Ne l’ai vu qu’une fois, et il était vachement mort, mais ses traits mutilés sont restés gravés dans ma mémoire : il s’agit du brigadier Edouard Santorches, mort en service place de l’Alma de l’explosion d’une grenade !
Grande réunion à la Maison Pébroque.
Le Vieux est prostré comme un pingouin malade.
— Des ennuis de santé, monsieur le directeur ? m’inquiété-je.
— Du tout, cher Antoine.
Beau fixe ! Cher Antoine, c’est la toute grande exception !
— Des préoccupations professionnelles, alors ?
— Non, mon chou, dès lors que vous avez solutionné cette terrible affaire et que la presse célèbre mes louanges…
Il hésite, puis me saisit au bras, comme il lui arrive de le faire dans les cas délicats.
— San-Antonio, mon cher, il se passe qu’on veut de moi à l’Académie française. Mieux : on m’y espère !
— Tous mes compliments, patron. Le vert vous siéra bien.
— Ils sont une bonne vingtaine à trépigner pour que je fasse acte de candidature, me promettant une élection de maréchal.
— Alors il ne faut pas hésiter.
— Reste une petite formalité, Antoine.
— Laquelle ?
— Il faudrait, enfin il conviendrait, il serait souhaitable que j’eusse écrit un livre. Vous les connaissez ? Ils sont traditionalistes, ces bougres.
— Eh bien, mettez-vous au travail, monsieur le directeur.
Il hoche la tête.
— Certes, évidemment, bien sûr. Mais je suis tellement occupé, et le temps presse. Dites-moi, mon bébé, vous qui avez une plume, ça vous ennuierait de m’apporter votre concours ?
— Volontiers, si j’en suis capable. En faisant quoi, monsieur le directeur ?
— Oh ! simplement écrire le livre ; pour le reste j’en fais mon affaire. Mais quand je dis livre, Antoine, attention : pas vos imbécillités habituelles ! Foin de calembredaines et autres turpitudes ! Il va falloir faire dans le grave, le classique ! No cul, Antoine ! No cul ! Je sais que ça vous sera difficile, mais je l’exige. Je verrais assez une biographie, là on met toujours dans le mille. La vie de Fouché, tenez ! Un Fouché réhabilité aux yeux de l’opinion. Ou alors, plus proche, celle de Pasqua. Ça plairait chez les Quarante. Le titre ? Pasqua ou Charles XII. Ça y est, JE le tiens, vous n’avez plus qu’à l’écrire. Remise du manuscrit à la fin du mois, n’est-ce pas ? On n’est que le 16, San-Antonio, et je ne vous demande pas de me faire Autant en emporte le vent, mon garçon !
L’arrivée du sous-directeur l’interrompt. C’est au tour de Dumanche-Ackouihl, dit Beau-Philippe, de me happer.
Rigolard et mystérieux.
— Deux mots, San-Antonio. D’abord un grand bravo pour avoir mené à bien votre enquête. Ensuite il me faut vous annoncer une nouvelle étonnante, très cher. Figurez-vous que j’ai eu, tout à l’heure, la visite de l’inspecteur Blanc qui vient de quitter l’hôpital. Savez-vous ce qu’il m’a demandé ? La main de la fille !
La main d’Emeraude ! Jérémie ! Eh ben, dis donc, il ne se refroidit pas son grand amour !
— Je suppose que vous l’avez éconduit ? monsieur le sous-directeur.
— Un beau gars comme lui, avec des muscles en bronze ! Mais je ne suis pas raciste, mon cher commissaire. Certes, il est déjà marié et il a une tripotée d’enfants, mais chez ces gens-là, la bigamie n’a pas été inventée pour les chiens ! Je la lui ai accordée, San-Antonio. Ainsi ma fille sera-t-elle à l’abri. Je rêvais d’avoir un gendre comme Jérémie ! Un costaud, beau à crever. Sans compter qu’elle ne sera pas malheureuse si j’en crois ce qu’on dit des Noirs. Plus membré qu’eux, tu meurs !
Il glousse.
— Son épouse légitime l’accompagnait pour venir formuler la requête. Elle était aux anges. Elle avait peur que Blanc ne la répudie, mais du moment qu’ils vont vivre tous ensemble…
« Cette exquise femme assurait que son mari avait absorbé je ne sais quelle potion magique que vous lui avez donnée et que c’est ce philtre qui l’a ramené dans le droit chemin. Ah ! vous êtes un démiurge, Antoine. Vous me permettez de vous appeler Antoine ? Oh ! Seigneur, c’est tout à vous ce beau paquet que je tiens dans ma main ?
— Tout à moi, monsieur le sous-directeur, confirmé-je, comme sera tout à votre gueule cet énorme poing si vous ne le lâchez pas illico.
Il abandonne mes bas morcifs à regret.
— Quel grand gosse fou ! Je vous adore, Antoine. Et ma femme aussi. Elle m’a chargé de vous dire qu’elle tient absolument à dîner en tête-à-tête avec vous ce soir, petit coquin !
— Merci de la commission, monsieur le sous-directeur !
Le brain-trust étant au complet, j’y vais d’un premier rapport verbal mais comme une secrétaire enregistre, je n’aurai pas à l’écrire ensuite, ce qui me laissera disponible pour attaquer l’œuvre maîtresse de notre futur immortel.
De Gaulle n’écrivit-il pas celle de Pétain ?
— Contrairement à ce que nous avons cru, messieurs, attaqué-je, les assassinats de nos gardiens de la paix n’étaient pas le fait de terroristes professionnels, si j’ose dire, mais d’un seul homme ! En réalité, il s’agit d’une formidable vengeance.
C’est par cette déclaration peu commune que je prends en charge mon auditoire.
— L’homme clé de toute l’affaire ? poursuis-je-t-il. Un certain Hervé Cunar. Son père était libanais, sa mère française. Il a fait de brillantes études à Science-Po, études qu’il interrompit à la mort tragique de son paternel. Cette mort se déroula dans les circonstances atroces que voici !
Là, je sors d’un tiroir la photographie trouvée au domicile d’Hervé Cunar.
Chacun regarde l’épreuve, ayant à cœur de ne pas broncher. Hommes aguerris, les perdreaux, n’oublie jamais ! Le Dabe reprend l’image des mains du divisionnaire Moulapaf et, l’ayant dûment réexaminée, remarque :
— Ma parole, ces tortionnaires sont des militaires français !
— Hélas, oui, monsieur le directeur ! Les choses se sont passées dans les circonstances suivantes : Karim Cunar le père d’Hervé, travaillait officiellement dans l’import-export ; en réalité il était marchand d’armes et se livrait à des opérations fort juteuses. Le gouvernement français avait souvent affaire à lui pour réaliser des marchés délicats. Un jour, Karim Cunar arnaqua une faction palestinienne avec laquelle il avait conclu une vente importante et les Arabes floués décidèrent de le mettre à mort. La chose étant prévisible, Cunar sollicita la protection de la France. Alors qu’il était terré dans Beyrouth, le chef du contingent de Casques bleus français, le colonel Tabite, devenu depuis général, l’envoya quérir par ses hommes puis, au bout de quelques jours, le fit conduire sous escorte à l’ambassade de France. Ladite escorte se composait de trois hommes ; elle fut attaquée et neutralisée en cours de route par les ennemis du trafiquant qui le suivaient à la trace. Au cours de l’affrontement, le conducteur fut tué et les deux autres soldats embarqués avec Cunar.
« Vous le savez, messieurs, les Arabes peuvent se montrer machiavéliques. Les partisans palestiniens qui s’étaient emparés du marchand d’armes eurent une idée diabolique : ils proposèrent aux deux Casques bleus de martyriser et de tuer Karim en échange de leur liberté. Les pauvres types acceptèrent le marché. Pas joli joli, mais replongeons-nous dans le contexte, comme disent les médias : ces deux hommes piégés par une guerre qui ne les concernait pas et qui vivaient dans les ruines et dans le sang sous la menace constante d’attentats étaient relativement faciles à déboussoler. Ils se livrèrent donc à cette barbarie infâme pour la plus grande joie des Palestiniens qui se claquaient les cuisses en voyant Cunar torturé puis mis à mort par ceux-là mêmes qu’on avait chargés de le protéger. Bien entendu, ils prirent des photos de cette basse besogne afin de s’assurer la discrétion des deux bourreaux. Après quoi ils les laissèrent filer, bien certains que ceux-ci se tairaient jusqu’à la fin de leurs jours.
« Revenons à Paris. Hervé Cvnar y apprend la mort tragique de son père, perpétrée dans des circonstances non éclaircies. Ce garçon studieux est traumatisé durement. Il lâche les études et commence à se camer. Et puis, comme il est intelligent, il a un sursaut. Il comprend qu’il est en route pour devenir une épave. Un mec accro à l’héroïne est foutu. Il a alors la volonté de s’arracher avant que le mal soit irréversible. »
Je frime éventail l’aréopage de mecs boucanés sous le harnois. Ils m’écoutent, blasés. Toutes ces giries, ils n’en ont rien à branlocher, les chefs. Franchement, ils préféreraient une bouffe chez Lasserre ou un train de pneus neufs pour leur tire. C’est des flashes, des mots. L’affaire des agents assassinés ? c’est les médias qui bandent pour. Eux, pour triquer, ils se font passer une langue sur le filet. Le Dabe ne rêve que de l’Académie, Beau-Philippe doit imaginer la verge noire de son futur gendre en copropriété. Les autres ganacheux ? Va-t’en savoir… De l’avancement encore, des rubans, des assiettes un peu plus garnies. La vie carrousel, quoi ! Limonaire limoneux !
Et moi, vaille que vaille, comme que comme, je poursuis le déballage de ce linge sanglant :
— Donc, Hervé Cunar remonte des abysses. Il n’a pas de situation. Alors il conserve de la drogue le seul aspect qu’on pourrait qualifier de positif : le fric ! De consommateur, il va devenir trafiquant. Il a de l’étoffe (bon sang ne ment jamais), des idées, du culot. Il se met en cheville avec des passeurs arabes et organise un réseau dans Paris. Il a deux adresses, l’une secrète, dans le quartier Saint-Denis, l’autre, discrète, chez une certaine Violette Je-sais-pas-comment, rue André-Simone. Malin comme un renard, il met au point un dispositif de phonie reliant en permanence les deux logements. Depuis sa vraie tanière, il lui est loisible de suivre ce qui se passe à Saint-Germain-des-Prés. Son trafic est florissant. Il possède une bonne clientèle et comme il sait se protéger, il pourrait vivre des jours peinards. Seulement voilà : il est hanté par la mort de son vieux. Il a décidé d’en avoir le cœur net dès qu’il aurait suffisamment d’argent pour acheter des tuyaux. Au cours d’un de ses voyages « d’affaire » au Liban, il commence à enquêter, avec l’aide de ses marchands de came. Peu à peu, Hervé Cunar découvrira la vérité. Mieux, il finira par mettre la main sur la terrible photo que voilà. Alors il est fou, littéralement fou de haine. Il n’a plus qu’un objectif au monde : se venger en tuant de sa main ces deux militaires félons qu’il lui est aisé de retrouver. »
Les kroums se retiennent de bâiller. Le divisionnaire Moulapaf se gratte les couilles. Achille, le Vénérable, est en train de décider qu’il commandera son épée chez Cartier. J’ai la dure impression que si je me mettais à leur lire l’annuaire des téléphones, ils ne s’en apercevraient pas. C’est mortel, la routine ! Sclérosant en tout cas. Ça te calcairise n’importe qui. Mais, stoïque et content de l’être, comme le dirait mon exquise amie la baronne de Rothschild, je continue de rapporter. Je suis le barde de la vérité. J’aurais une vielle pour m’accompagner (une vieille vielle de la veille) ça serait plus mélodieux.
— L’idée géniale de Cunar Hervé, messieurs, c’est d’organiser un faux réseau de terroristes en mobilisant quelques-uns de ses jeunes clients camés. Il les tient par la drogue. Ils sont à demi shootés, faciles à manipuler, à abuser, à suggestionner. Il y a je ne sais quoi de démoniaque dans la prudence extrême de Cunar.
« C’est un madré. Il se complaît dans de tortueuses élaborations. Lorsque tout est au point, il agit. Son objectif ? Tuer trois flics au hasard avant de s’en prendre à ceux qu’il veut vraiment abattre. Et laisser croire, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous l’expliquer, messieurs les cavons[9], à ses petits scouts malfaisants que c’était chaque fois trois d’entre eux qui avaient commis l’attentat. Comme ces trous de balles ne sont même pas foutus de reconnaître leur main droite de leur main gauche et qu’ils aiment passer pour des terreurs, la suggestion était jeu d’enfant !
« Ensuite, Cunar a tué les deux assassins de son père, et là il a dû y prendre un plaisir extrême. D’autant qu’il savait que j’étais sur sa piste, grâce à sa poule Violette. Un instant, il a dû craindre que je ne le coiffe avant qu’il ait tué le second ex-Casque bleu. S’il m’a expédié les fringues de mes hommes, après avoir drogué ceux-ci à mort et les avoir emmenés à son propre domicile, c’est pour que je mette la pédale douce (je vous demande pardon pour l’expression, monsieur le sous-directeur). Il s’est dit que la menace voilée allait m’inciter à la prudence.
« Où il a commis une imprudence, c’est en hébergeant deux de ses pourvoyeurs de came frais débarqués du Moyen-Orient dans le studio du boulevard des Batignolles. Les deux mecs ont été abasourdis en y voyant surgir Jérémie Blanc et Emeraude. Et ça été la grosse castagne que vous savez !
« En conclusion, voyez-vous, messieurs, Hervé Cunar se sera servi de son réseau de drogue pour assouvir sa vengeance. Et ses fournisseurs et ses clients, dont il aura su habilement tirer les ficelles, lui auront permis d’accomplir un exploit peu commun dans les annales du crime. »
Le Vieux opine.
— Messieurs, dit-il, je suis fier et heureux d’avoir mené à bien cette très délicate opération. Je vous convie tous à sabler le champagne. Et peut-être vous confierai-je un scoop en avant-première car bientôt, messieurs, vous pourrez m’appeler Monsieur !