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Je n’avais aucun vêtement, même pas de manteau. Us avaient dit que ça ne valait pas la peine. Ils ne m’autorisèrent qu’à garder mon pull-over noir, ça pourrait aller. Et je dus me bagarrer pour la chemise. Je leur dis que je m’habituerais petit à petit. Au milieu du passage, sous le ventre du navire, nous nous arrêtâmes, bousculés, Abs me tendit sa dextre avec un sourire entendu.

— Sois prudent …

De ça aussi, je me souvenais. Je ne lui écrasai pas les doigts. J’étais tout à fait tranquille. Il voulut dire encore quelque chose. Je lui épargnai cette peine en me retournant, comme si je n’avais rien remarqué. Je pris l’escalier pour monter dans le vaisseau. L’hôtesse me conduisit vers l’avant entre les rangées de fauteuils. Je ne voulais pas de cabine séparée. Je me demandais s’ils l’avaient mise au courant. Le fauteuil s’ouvrit silencieusement. Elle arrangea le dossier, me sourit et partit. Je m’assis. Des coussins trop mous, comme partout. Des dossiers tellement hauts que je voyais à peine les autres passagers. Je m’étais déjà fait aux couleurs criardes des habits féminins, je soupçonnais pourtant de façon absurde les hommes de porter des déguisements et je gardais toujours l’espoir d’en voir qui seraient habillés normalement — triste réflexe ! On s’assit rapidement, personne — pas même les femmes — n’avait de bagage, de serviette ou de paquet.

Les femmes étaient apparemment en plus grand nombre. Devant moi, deux mulâtresses avec des fourrures multicolores, accoutrées comme des perroquets — la mode devait être aux oiseaux. Plus loin, un couple avec un enfant. Comparé aux sélénophores éclatants des quais et des tunnels, après les végétations lumineuses et criardes des rues, l’éclairage du plafond incurvé ne faisait que brasiller doucement. Ne sachant que faire de mes mains, je les posai sur mes genoux. Tout le monde était déjà assis. Huit rangées de fauteuils gris, une senteur de pin, le murmure des conversations mourantes. J’attendais l’annonce du décollage, un signe quelconque, mais rien de tel n’arriva. Comme des oiseaux en papier, des ombres floues commencèrent à évoluer vers l’arrière sur le plafond mat. Diable, que signifient ces oiseaux ? me demandai-je silencieusement. Depuis quatre jours et dès le premier instant, j’étais comme pétrifié par l’attention excessive que je déployais pour ne rien faire de déplacé. J’étais tout le temps à la traîne, et l’effort constant pour comprendre toutes les conversations, toutes les situations, se transformait en un sentiment proche du désespoir. J’étais persuadé que les autres ressentaient la même chose, mais nous n’en parlions jamais, même pas quand nous restions seuls entre nous. On ne faisait que plaisanter de notre robustesse, de ce surplus de force qui demeurait en nous, d’ailleurs il fallait vraiment se surveiller — au début, en voulant me lever, je sautais au plafond et tout objet que je saisissais me donnait l’impression d’être creux et fragile. Mais j’eus vite appris à contrôler mon corps. Je n’écrasais plus les mains qu’on me tendait. Ça, c’était simple, mais, malheureusement, peu important.

Mon voisin de gauche, un type corpulent et bronzé, aux yeux brillants — il portait peut-être des verres de contact — disparut subitement, car les accoudoirs de son fauteuil se gonflaient en se soulevant et se rejoignaient au-dessus de sa tête, formant ainsi une sorte d’œuf ou de cocon. Quelques autres personnes disparurent dans ces modules semblables à des sarcophages boursouflés. Qu’y faisaient-ils ? Je rencontrais sans cesse de tels phénomènes et essayais de ne pas paraître trop curieux, tant que cela ne me concernait pas. Bizarrement, je restais indifférent devant ces gens qui écarquillaient les yeux en apprenant qui j’étais. Leur stupéfaction me laissait de glace, bien que j’eusse immédiatement senti qu’il n’y avait point d’admiration. En revanche, le personnel de l’Adapte, celui qui s’occupait de nous éveillait en nous le plus d’aversion. Surtout le docteur Abs, car il me traitait comme un psychiatre traite son malade, tout en essayant — avec beaucoup de succès — de faire croire le contraire. Quand cela n’était plus possible, il plaisantait. J’en avais assez de sa jovialité, de sa spontanéité. N’importe quel passant que l’on aurait interrogé à notre sujet, nous aurait, Olaf et moi, considérés comme ses semblables — du moins c’est ce que je pensais. Ce n’est pas tellement nous-mêmes qui étions stupéfiants, c’était notre passé, c’est lui qui était extraordinaire. Abs, lui, savait, comme tout employé de l’Adapte, que nous étions vraiment différents. Cette différence n’était pas un avantage, mais plutôt un handicap dans la communication, dans la compréhension de la moindre conversation, et même plus que ça ! Elle nous posait un problème à chaque fois que l’on voulait ouvrir une porte, car les poignées avaient disparu depuis, je ne sais plus, cinquante ou soixante ans peut-être !

Le décollage m’avait surpris. La gravité ne changea pas d’un iota, les cloisons scellées hermétiquement ne laissaient passer aucun bruit, des ombres parcouraient régulièrement le plafond — seule une vieille routine, un instinct suranné, me le firent savoir. Je savais sans aucun doute que nous nous trouvions dans l’espace.

Mais j’étais préoccupé par autre chose. Je reposais, immobile, à moitié couché, les jambes étendues. Us m’avaient cédé trop facilement. Même Oswamm n’avait pas trop renâclé devant ma décision. Les arguments qu’ils m’avaient avancés n’auraient pu me convaincre. Tout seul, j’en aurais trouvé de meilleurs. Us s’obstinèrent et obtinrent que chacun de nous parte séparément. Us ne m’en voulurent même pas d’avoir poussé Olaf à partir (sans quoi il serait resté plus longtemps). Ce fut surprenant. Je m’étais attendu à des complications de dernière minute, quelque chose qui aurait contrecarré mes plans, mais rien n’arriva, et voilà, je volais. Ce dernier voyage devait se terminer dans une quinzaine de minutes.

De toute évidence, ce que j’avais inventé, ainsi que ma façon de m’opposer à eux pour partir avant terme, ne les avait pas surpris. Us devaient avoir déjà catalogué une telle réaction comme stéréotype de comportement de braves tels que moi : rien qu’un stéréotype, pourvu dans leurs tables psychotechniques d’un numéro d’ordre. Us m’autorisèrent à partir — pourquoi ? Forts de leur expérience pensaient-ils que j’échouerais ? Seulement, vu que toute cette escapade solitaire consistait en un vol d’un aéroport à l’autre, où devait m’attendre quelqu’un de l’Adapte terrestre, et vu que le seul exploit que j’avais à accomplir était de retrouver cet homme en un lieu convenu, en quoi pouvais-je alors échouer ?

Il se passa quelque chose. J’entendis des éclats de voix. Je me penchai sur mon fauteuil. Quelques rangées devant moi une femme avait repoussé l’hôtesse qui maintenant reculait lentement dans la trouée, avec des mouvements quasi mécaniques, comme sous l’effet de la poussée, pourtant pas tellement forte, tandis que la femme répétait :

— Je ne permets pas ! Je ne veux pas que ça me touche !

Je ne voyais pas son visage. Son compagnon la tirait par le bras, tout en la calmant. Que signifiait cette scène ? D’autres passagers n’y prêtèrent aucune attention. Une fois de plus m’envahit un sentiment d’une incroyable étrangeté. Je regardai l'hôtesse qui s’était arrêtée à côté de moi et souriait comme avant. Ce n’était pas un sourire professionnellement poli, purement superficiel, couvrant l’énervement causé par l’incident. Son calme n’était pas feint, elle était profondément tranquille.

— Voulez-vous boire quelque chose ? Du proum, de l’extran, du corre, de la mydre ?

Une voix mélodieuse. Je secouai la tête. J’aurais voulu lui être agréable, mais ne pus me résoudre qu’à cette banale question :

— Quand atterrissons-nous ?

— Dans six minutes. Voulez-vous manger ? Vous n’avez pas à vous dépêcher. Vous pouvez rester après l’atterrissage.

— Non, merci.

Elle partit. Juste devant mes yeux apparut dans le vide, au niveau du fauteuil de devant, l’inscription STRATO, comme tracée avec le bout incandescent d’une cigarette. Je me penchai pour voir d’où elle était sortie … et sursautai. Le dossier de mon fauteuil avait suivi mon dos et en avait mollement épousé la forme. Je savais déjà que les objets suivaient tous nos changements de position, mais je l’oubliais toujours. Ce n’était guère agréable, comme si quelqu’un épiait chacun de mes mouvements. Je voulus revenir dans ma position précédente, sans doute trop brusquement. Le fauteuil m’avait mal compris et il s’allongea en couchette. Je me relevai en sursaut. Quelle stupidité ! Plus de self-control ! Je m’assis enfin. Les lettres roses de STRATO tremblèrent et se reformèrent en TERMINAL. Pas une secousse, pas un avertissement ni un bruit. Rien. Une voix lointaine retentit comme la trompette d’un postillon. Quatre portes ovales s’ouvrirent au bout de chaque allée et un bourdonnement étouffé, omniprésent comme le bruit de la mer, emplit l’habitacle. Les voix des passagers se levant de leurs sièges s’y noyèrent complètement. Je restai assis tandis qu’ils sortaient ; des séries de silhouettes coloriées en vert, en lilas ou en pourpre clignotaient sur un fond de lumières extérieures — une vraie lanterne magique ! Tout le monde était parti. Je me levai. Tirai d’un geste mécanique mon pull. Je me sentais bête les mains vides. Un souffle plus frais arrivait par les portières ouvertes. Je me retournai. L’hôtesse se tenait debout près de la cloison sans s’y appuyer. Son visage était toujours illuminé par ce sourire paisible, et s’adressait aux rangées de fauteuils vides qui commençaient maintenant à se replier, à se tordre comme de grosses fleurs, les uns lentement, d’autres plus rapidement — c’était le seul mouvement dans ce bourdonnement qui emplissait tout l’espace, s’infiltrant par les ouvertures des portes et évoquant l’immensité de l’océan.

— Je ne veux pas que ça me touche !

Tout à coup je trouvai dans son sourire quelque méchanceté. Déjà dans l’embrasure de la porte je lui jetai :

— Au revoir …

— A votre disposition.

Je ne saisis pas immédiatement la signification de ces paroles surprenantes dans la bouche d’une jeune et jolie femme, car je les entendis alors que j’étais déjà derrière la porte. Je voulus poser mon pied sur la marche, mais il n’y en avait pas. Entre le corps métallique de la fusée et le bord du quai béait un mètre de vide. Peu préparé à un tel piège, je perdis l’équilibre et m’élançai en un bond maladroit. Un puissant et invisible courant de force me rattrapa dans l’air, semblant venir du bas, il me fit survoler le vide et me déposa doucement sur la blanche surface qui s’infléchit avec souplesse. Il me sembla voir quelques regards amusés, j’avais dû avoir fière mine en volant. Je me retournai vivement et suivis le quai. L’obus qui m’avait amené reposait dans un profond affût séparé du bord du quai par une faille que rien ne protégeait. Comme par mégarde, je m’approchai du vide et sentis encore une fois cette invisible élasticité qui ne me permit pas de quitter le rebord. Je voulus chercher la source de cette force étrange, mais soudainement je me rendis compte, comme si je me réveillais, que j’étais sur la Terre.

La vague des arrivants m’emporta, j’avançais bousculé par la foule. Ce n’est qu’au bout de plusieurs instants que je me rendis compte de l’immensité de ce hangar. N’était-ce d’ailleurs qu’un hangar ? Pas de murs, plutôt une sorte de protubérance : blanche, luisante, figée dans les hauteurs ; une explosion ailée avec des colonnes sculptées non pas dans la matière, mais dans un mouvement vertigineux ; d’énormes jets d’un liquide plus épais que l’eau, jaillissant vers le haut et éclairés de l’intérieur par des projecteurs multicolores ? Non ; des tunnels vitrés, verticaux, dans lesquels filaient vers le haut des cortèges de véhicules flous. Je n’en savais plus rien. Poussé continuellement, bousculé par la foule grouillante et pressée, j’essayais de repérer un endroit vide, mais ici il n’y en avait pas.

Dépassant d’une tête ceux qui m’entouraient, je vis grâce à cela que le bolide abandonné s’éloignait ; non, c’étaient nous qui voguions avec le quai. D’en haut jaillissaient des lumières qui faisaient étinceler et scintiller la foule. A un moment donné, la surface sur laquelle nous nous tenions commença à s’élever et je vis, tout en bas, de doubles bandes blanches remplies de gens, avec des failles noires autour des corps immobiles d’obus — car il y avait des dizaines de vaisseaux comme le nôtre —, le quai mouvant virait, accélérait, passait sous les niveaux supérieurs. Comme sur des viaducs irréels, car dépourvus de tout support, des ombres ovales passaient sur eux frémissant de vitesse et traçant de leurs signaux lumineux des traînées multicolores. Le souffle d’air qu’elles soulevaient ébouriffait nos cheveux. Puis notre surface porteuse se mit à se diviser selon d’indécelables tracés ; ma bande traversa des espaces pleins de gens — debout et assis — qui étaient entourés de multitudes de petites étincelles coloriées, comme s’ils jouaient avec des feux de Bengale.

Je ne savais plus où donner de la tête. Devant moi se tenait un homme vêtu d’une fourrure duveteuse qui, à la lumière, opalisait comme du métal. Il tenait par le bras une femme tout de rouge vêtue. Son habit à elle n’était fait que d’yeux, des yeux de paon qui clignaient. Ce n’était point une illusion, les yeux de sa robe (était-ce une robe ?) s’ouvraient et se fermaient. Le trottoir sur lequel je me tenais derrière eux avec une dizaine d’autres personnes accélérait encore.

Entre les blanchâtres surfaces vitreuses s’ouvraient des passages colorés, éclairés par des plafonds transparents, piétinés sans cesse par des centaines de pieds à l’étage supérieur. Le bourdonnement omniprésent augmentait et diminuait quand des milliers de voix humaines et d’autres bruits — intelligibles pour eux, incompréhensibles pour moi — s’étranglaient dans les multiples tunnels de ce voyage, apparemment sans fin et sans but. Notre lointain voisinage était traversé continuellement par des traînées de je ne sais quels véhicules — probablement volants —, puisque par moments ils se dirigeaient obliquement vers le haut ou le bas, vrillant l’espace, si bien que je m’attendais instinctivement à un gigantesque carambolage. S’il s’agissait de trains aériens, je ne voyais ni rampe ni rail de guidage … Lorsque ces cyclones de vitesse s’estompaient, ne serait-ce qu’un instant, apparaissaient majestueusement derrière eux d’énormes surfaces lentes, pleines de gens, comme des rades volantes, qui avançaient dans des directions différentes, se croisaient, s’élevaient et semblaient s’entre-pénétrer sous l’effet d’une perspective trompeuse. J’avais du mal à fixer mon regard sur quoi que ce fût d’immobile car tout l’environnement architectural semblait n’être que mouvement, que changement — même ce que de premier abord j’eusse considéré comme un plafond ailé, n’était qu’une suite sans fin d’étages suspendus qui maintenant cédaient leur place à d’autres, encore plus haut placés. Soudainement une lourde aura écarlate, filtrée par les verres des plafonds, de ces colonnades mystérieuses, s’insinua dans tous les recoins de l’espace, dans les pièces colorées, dans les dessins des visages — comme si au cœur de cet édifice de plusieurs lieues se fût enflammé un brasier atomique. Tandis que rosissait la blancheur des supports paraboliques, le vert des néons scintillants devint franchement sale. Il y avait comme une annonce de cataclysme dans cette subite coloration rousse de l’air, du moins je l’interprétais ainsi, mais nul ne prêta la moindre attention à cette transformation, et je ne pus même dire à quel instant elle s’estompa.

Sur les côtés de notre trottoir apparaissaient des ronds verts virevoltant, comme des cercles de lumière suspendus dans l’air. A ces moments-là un certain nombre de gens descendaient sur les ramifications d’autres rampes ou trottoirs ; j’avais remarqué que l’on pouvait traverser impunément ces lignes vertes, comme si elles étaient immatérielles.

Pendant quelque temps je me laissai porter par le trottoir blanc sans y prendre garde, puis l’idée me traversa l.’esprit que je m’étais peut-être déjà trouvé en dehors de l’aérogare et que ce paysage invraisemblable de verrerie tordue s’élevant vers le ciel, c’était justement la ville, et que tout ce que j’avais laissé derrière moi n’existait plus que dans ma mémoire.

— Excusez-moi (je touchai l’épaule de l’homme à la fourrure), où sommes-nous ?

Ils me regardèrent tous les deux. Leurs visages, quand ils les levèrent vers moi, exprimèrent la surprise. J’espérais timidement qu’elle n’était due qu’à ma taille.

— Sur le poliducte, répondit l’homme. Quel est votre contact ?

C’était à n’y rien comprendre.

— Est-ce toujours … l’aérogare ?

— Evidemment …, il hésita un peu.

— Et … où … où se trouve le Cercle Intérieur ?

— Vous l’avez déjà dépassé. Vous devez doubler.

— Non, le raste du Méride sera mieux, ajouta la femme.

Tous les yeux de sa robe semblaient me dévisager avec une surprise frisant la suspicion.

— Le raste ? … répétai-je perplexe.

— Là-bas. Elle me montra à travers un cercle vert s’approchant de nous un monticule aux bords noirs argentés, comme la coque d’un navire bizarrement peint couché sur son flanc. Je les remerciai et quittai le trottoir, certainement pas à l’endroit adéquat car la force de l’inertie faillit me faire tomber. Je retrouvai l’équilibre, mais en tournoyant j’avais perdu ma direction et ne sus plus où aller. Je réfléchissais à ce que je devrais faire, cependant le lieu de ma correspondance s’éloigna du monticule noir argenté que m’avait indiqué la femme et je ne pus le revoir. Puisque la plupart de mes voisins se dirigeaient vers une rampe ascendante, je fis comme eux.

Déjà, là-dessus, je remarquai une énorme enseigne flamboyante, immobile dans les airs — DUC CENTR — de par leur intensité, les autres lettres échappaient à mon champ de vision par les deux côtés. Je fus porté silencieusement jusqu’à un quai géant dont s’éloignait justement, en s’élevant, un vaisseau fusiforme, je n’en voyais que le fond parsemé de lumières. D’ailleurs, c’était peut-être cette immense baleine qui était un quai, et moi, je me trouvais sur un raste ? Il n’y avait personne à qui poser cette question, j’étais absolument seul. J’avais dû m’égarer.

Une partie de mon quai était recouverte de petites constructions plates, sans façades. En m’approchant je remarquai des espèces de petits boxes mal éclairés dans lesquels reposaient des machines noires. Je croyais que c’étaient des automobiles.

Mais quand les deux plus proches sortirent de leur box et, avant que j’eusse pu m’écarter, passèrent près de moi, déjà à toute vitesse, je pus voir, avant qu’elles n’eussent disparu dans des perspectives obliques, qu’elles n’avaient ni roues, ni portes, ni fenêtres. De grandes gouttes aérodynamiques noires. Automobiles ou pas, pensai-je, cela doit être une sorte de parking. Un parking de rastes, peut-être ? Je conclus que la meilleure chose à faire était d’attendre quelqu’un et de partir avec lui, ou, au moins m’informer auprès de lui. Cependant mon quai demeurait désert, seules les machines noires s’échappaient une par une ou plusieurs à la fois de leurs logis métalliques et s’élançaient, toujours dans la même direction. Je m’approchai du bord du quai jusqu’à être retenu par cette invisible force élastique qui assurait la sécurité. En réalité, le quai planait dans l’espace, sans aucun support. En levant la tête j’en aperçus une multitude d’autres, semblables à celui-ci, voguant immobiles dans le ciel, leurs grandes lumières éteintes. Elles s’allumaient quand des vaisseaux y accostaient. Mais ce n’étaient pas des fusées, ni des obus — tel celui qui m’avait amené de Luna. J’y restai longtemps ; jusqu’à ce que je vis sur un fond d’autres halls — je ne savais s’ils étaient réels ou juste des reflets de celui-ci — des mots flamboyants dans le ciel, apparaissant régulièrement pour disparaître aussitôt : SOAMO SOAMO SOAMO, une interruption, un éclair bleuâtre et de nouveau : NEONAX NEONAX NEONAX. Etaient-ce les noms des stations ou des publicités ? Je n’en savais rien.

— Il est grand temps de retrouver mon gars, pensai-je. Je fis prestement demi-tour et, après avoir trouvé une rampe descendante, me dirigeai vers le bas. Là, il n’y avait pas de colonnades, j’en déduisis que ce n’était ni le niveau ni même le hall de mon arrivée. Mais rien ne m’aurait plus étonné ; au fond il n’était pas impossible que ces colonnes eussent disparu entre-temps.

Toute une forêt de fontaines m’entourait, plus loin je traversai une salle blanche et rose remplie de femmes. En passant je mis machinalement la main dans le jet éclairé d’une fontaine, je voulais peut-être retrouver quelque sensation connue. Cependant je ne sentis rien, elle ne contenait pas d’eau. L’instant d’après il me sembla sentir une odeur de fleurs. J’approchai ma main du nez — elle exhalait toutes les senteurs d’un millier de savons de toilette. Instinctivement je me mis à l’essuyer contre mon pantalon. Je me tenais alors devant cette salle pleine de femmes, rien que des femmes. Cela ne me paraissait pas être un vestibule de toilettes, mais à la fin je n’étais plus sûr de rien. Comme je préférais ne pas poser de questions, une fois de plus je fis demi-tour.

Un jeune homme, vêtu de mercure figé, bouffant (ou plutôt écumant) aux épaules, ajusté aux hanches, — discutait avec une jeune fille aux cheveux clairs, adossée à la corolle d’une fontaine. Habillée d’une robe claire, tout à fait ordinaire — ce qui me remplit d’aise —, la fille tenait son visage enfoui dans un bouquet de fleurs rose pastel, elle souriait des yeux au garçon. En m’arrêtant près d’eux, alors que j’ouvrais déjà la bouche, je m’aperçus au dernier moment qu’elle mangeait ces fleurs — et l’espace d’un clin d’œil j’en perdis la voix. Elle mâchait tranquillement les pétales délicats. Elle leva les yeux vers moi et hésita. J’en avais déjà l’habitude. Je demandai où se trouvait le Cercle Intérieur.

Le garçon manifesta quelque surprise, ou même de l’agacement, de voir quelqu’un oser interrompre leur tête-à-tête. Visiblement j’avais commis une inconvenance. Il regarda d’abord vers le haut, ensuite vers le bas, comme s’il se fût attendu à trouver des béquilles justifiant ma haute taille. Il ne me répondit même pas.

— Là-bas, s’écria la fille, le raste pour le vout, votre raste, vous allez le rater, dépêchez-vous !

Je me mis à courir dans la direction indiquée, sans savoir où — je n’avais toujours pas la moindre idée de l’aspect de ce satané raste —, dix pas plus loin j’aperçus une sorte d’énorme entonnoir argenté s’approchant du sol et formant la base d’une de ces bizarres colonnes gigantesques qui m’avaient tellement intrigué plus tôt.

— Seraient-ce des colonnes volantes ? me demandai-je. Des gens y accouraient de tous côtés ; puis, soudainement, je heurtai quelqu’un. Je stoppai net, sans même chanceler, tandis que l’autre, un petit bonhomme en habits orange, tomba et il se passa une chose qui me parut extraordinaire : sa fourrure s’aplatit tout à coup, se dégonfla comme une baudruche crevée. Je restais penché sur lui, pétrifié, incapable de marmonner un mot d’excuse. Il se releva, me jeta un regard de travers mais ne dit rien, se retourna et partit d’un pas décidé. Il tripota sa poitrine et son habit se gonfla et resplendit de nouveau …

Il n’y avait plus personne à l’endroit que m’avait indiqué la fille.

Après cet incident, je renonçai définitivement à chercher le Cercle Intérieur, les rastes, les contacts et les ductes, mais me résolus à sortir de l’aérogare. Comme mes expériences récentes ne m’incitaient guère à questionner des passants, je me dirigeai au hasard en suivant obliquement vers le haut une flèche bleue. Sans grande émotion, je vis mon corps traverser deux inscriptions CIRCUITS LOCAUX. Je trouvai un escalier descendant, assez peuplé. Le niveau inférieur était tout entier dominé par une discrète couleur de vieux bronze entrecoupé de filaments et d’ornements dorés. Les plafonds et les murs latéraux convergeaient d’une façon fluide en des couloirs remplis de brouillard fluorescent. L’environnement me faisait l’effet d’un gigantesque hall d’hôtel, comme si je m’approchais d’un ensemble d’habitations. Des tuyaux argentés le long des murs, des guichets, des niches avec des personnes très occupées dedans — étaient-ce des bureaux de change, de poste peut-être ? Je continuai mon chemin. Je fus quasiment certain de ne pas trouver par là-bas de sortie et j’estimai, selon la durée de mon trajet vers le haut, avoir atteint les parties les plus élevées de l’aérogare, néanmoins je continuai dans cette direction. Puis soudainement le vide, plus personne autour de moi. Toute une série de portes dans un mur framboise parsemé d’étoiles scintillantes. La porte la plus proche était entrebâillée. Je la poussai et regardai à l’intérieur. Un type immense, large d’épaules fit la même chose en face de moi. Moi-même dans un miroir recouvrant tout un mur ! J’ouvris la porte à fond. De la porcelaine, des tuyaux chromés … des toilettes !

J’avais un peu envie de rire mais au fond je me sentais assez abruti. Je fis rapidement demi-tour. Un autre couloir. Des rampes blanches comme de la neige s’enfuyaient en descendant. La rampe d’escalator était douce et chaude, je ne comptais pas les niveaux qui défilaient, de plus en plus de gens — ils s’arrêtaient auprès de gros distributeurs émaillés répartis tout le long des murs, les frôlaient du doigt, un objet tombait dans leur main, ils le mettaient dans leur poche et partaient. Je ne sais pour quelle raison, je me conduisis exactement comme l’homme vêtu d’un ample vêtement mauve devant moi ; une touche avec une légère cavité pour le bout du doigt ; j’appuyai, droit dans ma paume tomba une fiole colorée mi-transparente, un peu chaude. Je la secouai, l’approchai de mes yeux. Des pilules ? Non. Pas de bouchon ni de fermeture. A quoi cela servait-il ? Qu’en faisaient les autres ? Us les mettaient dans leurs poches. Une inscription sur le distributeur : LARGAN. Je gênais, l’on me bousculait. Et tout d’un coup je me sentis comme un singe auquel on aurait offert un stylo ou un briquet ; pendant une fraction de seconde une fureur aveugle me submergea, je serrai les mâchoires, clignai des yeux et, légèrement voûté, regagnai la foule des passants. Le couloir s’élargissait et se transformait en salle. Des lettres flamboyaient REAL AMMO REAL AMMO.

A travers le flux des gens pressés j’aperçus au loin, pardessus leurs têtes, une fenêtre. La première fenêtre. Panoramique. Immense.

Comme si tous les firmaments de la nuit étaient projetés sur un seul plan … Un brouillard fourmillant de lumières jusqu’à l’horizon — des galaxies multicolores de places, des spirales lumineuses, des halos luisants au-dessus des gratte-ciel ; des rues : un mouvement vermiculaire de globes lumineux ; et puis, verticalement dans le ciel, des tourbillonnements de néons, des éclairs et des panaches, des roues, des avions et des flacons remplis de feux, des gerbes d’étincelles rouges sur de grandes aiguilles, des soleils instantanés et des hémorragies de lumières mécaniques et violentes. Je regardais tout cela en entendant derrière moi le bruissement de centaines de pieds. Subitement la ville disparut et à sa place apparut un visage gigantesque, de trois mètres de hauteur.

— Vous venez de voir notre montage de chroniques des années soixante-dix, dans la série Les Capitales du passé. Et maintenant transportons-nous aux studions cosmoïtes de transtel …

Je m’enfuis presque. Ce n’était pas une fenêtre. Une sorte de téléviseur. J’accélérai le pas. J’étais presque en nage.

Plus bas. Plus vite. Des carrés dorés de lumière. Une foule à l’intérieur ; de la mousse sur des verres, un liquide presque noir — mais pas de la bière, car il avait d’agressifs reflets verts —, et des jeunes, des garçons et des filles entrelacés par six, par huit, ils avançaient vers moi en occupant toute la largeur du passage, ils durent desserrer leurs liens pour me laisser passer. Je me secouai. Sans savoir depuis combien de temps, je me trouvai sur un trottoir roulant. J’entr’aperçus tout près des yeux étonnés — une très jolie fille brune, comme nue sous une pellicule collante de métal phosphorisé. Des visages blancs, jaunes, quelques Noirs de haute taille — mais pas aussi grands que moi. L’on me cédait le passage. Plus haut, derrière des vitres convexes passaient à toute vitesse des ombres éparses, jouaient des orchestres invisibles ; ici, dans des passages obscurs, se déroulait cette étrange procession — des silhouettes de femmes sans têtes, les épaules recouvertes d’un duvet lumineux éclairant seulement de longs cous, comme des tiges blanches, et une clarté disséminée dans les cheveux — une poudre phosphorescente ? Par d’étroits passages je me dirigeais vers une enfilade de statues grotesques, mouvantes et même très mouvementées ; toutes ces ruelles aux bords surélevés étaient secouées d’éclats de rire — ils s’amusaient, qu’est-ce qui les amusait donc tellement … ces statues ?

Des projecteurs éclairaient d’une lumière couleur de rubis, épaisse comme du miel, d’immenses sculptures, leur donnant une rare intensité de ton.

J’avançais inconscient, clignant des yeux, me laissant submerger de visions. Une passerelle verte montait raide vers de grotesques pavillons-pagodes auxquels l’on accédait par de petits ponts ; d’une multitude de petits établissements me parvenait l’odeur âcre et agressive de friture, des rangées de petites flammes derrière les vitres, des bruits de verres, des grondements métalliques répétés qui m’étaient tout à fait incompréhensibles.

La foule qui m’avait entraîné jusque-là se confondit avec une autre masse de gens, puis nos rangs se clairsemèrent, tout le monde monta dans un wagon sans cloisons extérieures. Non, il n’était que transparent, comme moulé dans du verre, même ses sièges, quoique accueillants, étaient transparents. Sans m’en rendre compte je me trouvais déjà là-dedans — nous roulions. Le wagon fonçait. Les gens criaient plus fort que le haut-parleur égrenant : « niveau merid, niveau merid, contacts pour Spiro, Atale, Bleqq, Frosome » ; tout fondait comme transpercé par des faisceaux de lumière, des traînées lumineuses et des flammes passaient sur des murs, sur des arcs paraboliques, sur des quais blancs. « Fortereau, Fortereau, contacts Galée, rastes extérieurs Modéra », marmonnait le haut-parleur, le wagon s’arrêtait et repartait ; j’avais découvert une chose surprenante : l’on ne sentait ni les accélérations ni les freinages, comme si l’inertie n’existait pas. Comment était-ce possible ? Je le vérifiai en pliant légèrement les genoux aux trois arrêts successifs, RIEN. Rien non plus dans les virages. Des gens descendaient et montaient ; sur la plate-forme arrière se tenait une femme avec un chien, je n’en avais encore jamais vu comme celui-ci ; il était énorme avec une tête toute ronde, très laid, dans ses yeux couleur de noisette se reflétaient des guirlandes miniatures de lumières disparaissant à l’arrière.

RAMBRENT RAMBRENT. Tout se recouvrit d’un givre argenté, tellement violent était l’éclairage artificiel : des tubes fluorescents, un escalier cristallin, des façades noires ; l’éclat et la clarté se ternirent, le wagon était déjà arrêté. J’en descendis et restai frappé de stupeur. Par-dessus la coupole théâtrale de la station s’élevaient plusieurs niveaux de la même construction connue — je me trouvais toujours dans l’aérogare, à un endroit différent de ce gigantesque hall boursouflé par les élans irrationnels des surfaces blanches. Je me dirigeai vers le rebord de la cavité aux lignes géométriques — le wagon était déjà parti —, et vécus une nouvelle surprise : je ne me trouvais pas, comme je l’avais supposé, en bas, mais, au contraire très haut, au moins quarante étages au-dessus des bandes de trottoirs visibles au fond du précipice, loin au-dessus de quais argentés voguant rythmiquement dans l’espace et accueillant contre leurs flancs de longs troncs silencieux. Des voyageurs en sortaient par les ouvertures en rangées, comme si ces monstres, ces poissons chromés déposaient à intervalles réguliers des traînées de frai noir et multicolore. Et au-dessus de tout cela, à travers un léger brouillard, je voyais au loin des mots dorés se déplacer sur une corde invisible :

RETOUR DE GLENIANA ROON QUI REND AUJOURD’HUI HOMMAGE A LA MEMOIRE DE RAPER KERX POLITRA PAR SON ENREGISTREMENT DE REAL MIMOMORPHE A L’ORATOIRE. SELON LE JOURNAL TERMINAL AUJOURD’HUI A AMMONLEE PETIFARGUE A REUSSI A SYSTOLISER LE PREMIER ENZOME. A VINGT-SEPT HEURES NOUS ECOUTERONS LA CONFERENCE DU CELEBRE GRAVISTICIEN. SUPREMATIE D'ARRAKER. UNE FOIS DE PLUS ARRAKER A REMPORTE LA VICTOIRE AU STADE DE TRANSWAAL CONFIRMANT AINSI SA PREMIERE PLACE D’OLBITA-TEUR DE CETTE SAISON.

Je partis. Ainsi même la notion du temps n’était plus pareille. Ces immenses lettres flottaient dans le ciel tels des rangs serrés de saltimbanques en feu, filaient en petites flammes, se réfléchissaient dans les tissus métallisés des robes des femmes. Je marchais sans rien voir et quelque chose répétait en moi « ils ont même changé la mesure du temps ». C’était une goutte de plus dans un vase qui avait déjà débordé. Je marchais les yeux ouverts et pourtant je ne voyais rien. Je ne voulais qu’une seule chose — sortir de là, sortir de cette gare infernale, me trouver sous le ciel ouvert, sentir le vent, voir les étoiles.

Une longue allée de lumière m’attira. A travers le marbre translucide des plafonds l’on pouvait lire quelque inscription — les lettres apparaissaient écrites à l’intérieur de la pierre par une petite flamme — TELETRANS TELEPORT TELETHON, déchiffrai-je. Je passai la porte, dont l’arc bizarre rappelait le négatif de la proue d’une fusée, pour me retrouver dans une salle couverte de givre ou de mousse dorée incendiaire. Des centaines de niches dans les murs — des cabines où les gens entraient en courant pour en sortir aussi précipitamment. Us jetaient par terre des morceaux arrachés de bandes — télégraphiques ? — recouvertes de nœudillons, d’autres les piétinaient immédiatement. Je voulus me retirer, entrai par erreur dans une cabine sombre, avant de pouvoir reculer j’entendis un bref bourdonnement, vis un éclair — comme celui d’une lampe à magnésium —, et une feuille étincelante pliée en deux apparut dans une petite fente aux bords chromés. Je la pris, l’ouvris, une tête humaine en surgit, ses lèvres minces étaient entrouvertes, elle me regardait avec des yeux plissés : c’était mon visage ! Je repliai le papier et le spectre s’évanouit. Je le rouvris très doucement — rien, plus encore — le visage réapparut comme venant de nulle part ; une tête sans corps suspendue au-dessus du papier me regardait un peu stupidement. Je contemplai un instant mon faciès. Qu’était-ce ? Une photo tridimensionnelle ? J’enfonçai la feuille dans une poche et sortis. Un enfer doré semblait être sur le point de s’effondrer sur les têtes de la foule, un plafond d’un magma incandescent — irréel, mais combien vraisemblable — exhalant des lueurs très réelles d’incendie —, mais personne ne le voyait, les gens couraient affairés d’une cabine à l’autre, des lettres vertes apparaissaient au fond, des colonnes de chiffres se déroulaient sur d’étroits écrans ; certaines cabines n’avaient pas de portes, des rideaux s’enroulaient instantanément à la verticale dès l’approche des visiteurs. Enfin je trouvai la sortie.

Un couloir incurvé avec un plancher incliné, comme on en voit au théâtre ; des conques stylisées fleurissaient aux murs, plus haut couraient sans fin des mots INFOR INFOR INFOR.

J’avais déjà vu un infor à Luna et je l’avais pris pour une fleur artificielle. J’approchai mon visage d’une conque vert céladon qui s’immobilisa attentive avant que je n’eusse ouvert la bouche.

— Par où puis-je sortir ? demandai-je pas très intelligemment.

— Vers où ? répondit immédiatement une chaude voix d’alte.

— Vers la ville.

— Quel quartier ?

— N’importe lequel.

— Quel niveau ?

— Peu m’importe, je veux sortir de la gare !

— Méridional, rastes : cent six, cent dix-sept, zéro huit, zéro deux ; Triducte, niveaux AF, AG, AC, niveau métacircu-laire : douze et seize, niveau nadir vers toutes les directions méridionales. Niveau central — gliders : rouge local, blanc grandes lignes A, B, W. Niveau houlders, direct, toutes les escales à partir de la troisième … énumérait mélodieusement la douce voix féminine.

J’eus une envie folle d’arracher le micro penché avec tant de sollicitude sur mon visage. Je partis.

— Idiot ! Imbécile ! me répétais-je à chaque pas.

EX EX EX annonçaient des lettres entourées d’une brume jaune citron. Exit peut-être ? La sortie ?

Un immense écriteau EXOTAL. J’entrai dans un violent courant d’air chaud qui gonfla les jambes de mon pantalon. Je me trouvais à l’air libre. Mais le noir profond de la nuit fut rejeté au loin par le fourmillement de lumières. Un énorme restaurant — des tables dont les dessus brillaient d’un éclat de toutes les couleurs éclairaient étrangement, par en bas, des visages sculptés par d’inhabituelles ombres. Des fauteuils bas. Un liquide noir moussant vertement dans les verres. Des lampions qui déversaient de petites lumières, plutôt des étincelles, comme des essaims de papillons enflammés. Le chaos des lumières assombrissait les étoiles. Quand j’eus levé la tête je ne vis que le vide noir. Mais en même temps — ce fut surprenant — sa présence aveugle me redonna confiance. Je restais là à regarder. Quelqu’un me frôla en passant, je sentis un parfum — agressif et doux à la fois —, le couple passa, la fille se tourna vers l’homme, ses épaules et sa gorge étaient plongés dans un nuage vaporeux ; il la prit dans ses bras, ils se mirent à danser. « On danse encore, pensai-je, c’est toujours ça. » Us ébauchèrent quelques pas avant d’être soulevés, avec d’autres couples, par un rond de clarté blafarde. Maintenant leurs ombres rousses se mouvaient sous ce rond tournoyant comme un disque ; il ne s’appuyait sur rien, n’avait même pas d’axe, suspendu en l’air il virait aux sons de la musique. Je marchai entre les tables. La matière souple du sol céda la place à une roche rugueuse. Je traversai un rideau de lumières et me trouvai dans une immense grotte. Une dizaine, ou plus, de nefs comme gothiques composées de stalactites : des coulées de minéraux perlaient autour des sorties des cryptes, des gens y étaient assis, leurs jambes balançant dans le vide ; l’on apercevait entre leurs genoux des flammes incertaines, en bas s’étendait la surface noire d’un lac souterrain, ses eaux calmes réfléchissaient les contours des roches. Là-bas aussi reposaient des gens sur des radeaux bâclés à la va-vite. Tous regardaient dans la même direction. Je descendis jusqu’à la surface et je vis de l’autre côté, sur le sable, une danseuse. Elle me parut nue, mais sa blancheur n’était pas naturelle. A petits pas chancelants elle courut vers l’eau, jusqu’à s’y réfléchir en entier. Elle étendit alors ses mains, salua de la tête — c’était fini, mais personne n’applaudissait. La danseuse resta immobile quelques secondes, puis elle se mit à contourner lentement le lac en se dirigeant vers l’endroit où je me trouvais. Elle était environ à trente mètres de moi quand quelque chose lui arriva. L’instant d’avant je voyais encore son visage exténué mais souriant et tout d’un coup quelque chose la cacha, sa silhouette tressaillit et disparut.

— Un plafé pour Monsieur ? demanda derrière moi une voix bien polie. Je me retournai. Personne, sauf une tablette ovaloïde se déplaçant drôlement sur ses pattes repliées. Des rangées de verres pleins d’un liquide mousseux tremblaient sur des plateaux minuscules disposés latéralement, pendant qu’il se dirigeait vers moi — un bras me tendait obligeamment cette boisson, l’autre sortait déjà une assiette qui ressemblait à une palette de peintre, elle avait un grand trou pour le pouce. C’était un automate. Derrière la petite vitre centrale je voyais puiser son cœur à transistors.

Je contournai ses pattes d’insecte chargées de friandises dont je n’avais pas voulu, ses pattes qui se tendaient vers moi en un geste plein d’allégeance stupide. Je sortis de cette grotte artificielle en serrant les mâchoires, comme si j’avais été insulté. Je traversai toute la largeur de la terrasse entre les méandres des tables et sous les allées des lampions. Des étincelles mourantes — dorées et noires — m’aspergeaient de leur fine poussière quasi imperceptible. Un vrai vent, propre et frais, me caressa quand j’eus atteint le rebord de pierre couverte d’une sorte de patine jaunâtre. Une table libre se trouvait tout près. Je m’y installai, tournant maladroitement le dos aux autres, et contemplai la nuit. Tout en bas s’étendait l’obscurité, inattendue et informe ; seulement loin, très loin sur ses contours imprécis brasillaient de menues lueurs hésitantes et incertaines, comme si elles n’étaient pas électriques ; plus loin encore s’élevaient vers le ciel des épées de lumière, fines et froides — je ne savais pas si c’étaient des colonnes ou des maisons —, je les aurai prises pour les rayons de projecteurs si je n’y avais pas vu un très fin réseau de fils les reliant entre eux … un cylindre posé sur le sol, atteignant par son sommet les nuages, aurait pu avoir un tel aspect s’il avait été rempli de lentilles concaves et convexes. Ces épées ou rayons devaient être d’une hauteur invraisemblable, elles puisaient auréolées par moments de halos orange et blancs formant ainsi des couronnes. C’était ça la ville, c’était tout ; j’essayais de découvrir, de deviner les rues mais cette surface ténébreuse comme la mort s’étalait de tous côtés sans être troublée par le moindre point lumineux.

— Col ? … entendis-je, comme si ce n’était pas la première fois qu’elle le disait, mais tout d’abord, je ne pensai pas que cela s’adressât à moi. Avant que je n’eusse le temps de faire demi-tour le fauteuil le fit à ma place. Devant moi se tenait une fille d’une vingtaine d’années, vêtue de bleu qui la moulait étroitement, ses épaules et ses seins émergeaient à peine du duvet bleu ciel qui devenait de plus en plus translucide vers le bas. Son joli ventre svelte était comme sculpté dans un métal vivant. Les pavillons de ses oreilles étaient cachés par des ornements brillants, ses lèvres maquillées — tout comme l’intérieur des narines (je m’étais aperçu que la plupart des femmes se coloriaient ainsi en rouge), elle me souriait timidement. Elle s’appuya des deux mains sur les bras de mon fauteuil en disant' :

— Quoi de neuf chez toi, col ?

Elle s’assit.

J’eus l’impression qu’elle était un peu ivre.

— On s’ennuie ici, reprit-elle. Non ? On se prend quelque part, col ?

— Je ne suis pas col …, commençai-je. Elle s’était accoudée à la table et faisait tourner un verre à moitié rempli. Le bout d’une chaînette en or qu’elle avait autour des doigts trempa dans le liquide. Elle se penchait de plus en plus. Je sentis son souffle. Si elle était ivre, ce n’était pas d’alcool.

— Comment ça ? demanda-t-elle. Tu l’es. Tu dois l’être. Tout le monde est col. Tu veux ? On se prend ?

Si j’avais au moins su de quoi elle parlait.

— D’accord, fis-je.

Elle se leva. Moi aussi, je me levai de ce fauteuil très bas.

— Comment tu fais ça ?

— Quoi ?

Elle regarda mes jambes.

— Je te croyais debout sur les pointes des pieds.

Je souris silencieusement. Elle s’approcha de moi, me prit par le bras et s’étonna de nouveau.

— Qu’est-ce que tu as là ?

— Où ça ? Ici ? Rien.

— Tu chantes, dit-elle et me tira légèrement. Nous partîmes entre les tables tandis que je réfléchissais à la signification de ce « tu chantes » — tu mens, peut-être ?

Elle me conduisit vers un mur couleur de vieil or, où brillait un signe ressemblant un peu à la clef de sol. Quand nous fûmes tout près le mur s’entrouvrit. Je sentis le souffle d’air chaud.

Un étroit escalier mécanique argenté plongeait profondément. Nous nous tenions l’un à côté de l’autre. Elle n’atteignait même pas mon épaule. Elle avait une tête de chat, des cheveux noirs aux reflets bleus, un profil un peu dur, mais elle était belle. Seulement ces narines écarlates … Elle me serrait très fort avec sa main fine, les ongles peints en vert s’enfon-çaient dans le tissu de mon chandail. Je souris malgré moi du bout des lèvres en pensant à lui. Quels lieux n’avait-il pas visités et comme il avait eu peu d’occasions de ressentir le toucher des doigts d’une femme ! Nous sortîmes dans la rue en passant sous une coupole qui puisait lumineusement — rose, carmin, carmin, rose. C’est-à-dire que je croyais que c’était une rue, mais l’obscurité au-dessus de nos têtes s’éclairait comme si à chaque instant l’aube se mettait à poindre. Plus loin de longues silhouettes basses glissaient doucement — comme des voitures, mais je savais déjà qu’il n’y en avait plus. Ça devait être autre chose. Si j’avais été seul, j’aurais pris cette large artère car une inscription indiquait au loin CENTRE, encore que cela n’indiquât certainement pas le centre-ville. Alors je me laissai conduire. De quelque façon que cette aventure dût se terminer j’avais trouvé un guide et je pensai, sans colère cette fois-ci, au malheureux type qui devait maintenant — trois heures après mon arrivée — me rechercher par tous les moyens de tous les infors de cette ville-gare.

Nous dépassâmes quelques cafés se vidant de leurs clients, des vitrines avec des mannequins jouant inlassablement la même scène. Je me serais volontiers arrêté pour voir ce qu’ils faisaient, mais la fille avançait rapidement, ses talons claquant contre le sol. Puis elle s’écria à la vue d’un visage composé de lumières incandescentes, aux joues rouges, et qui se léchait sans cesse avec une langue lui couvrant très drôlement la moitié du visage :

— Oh ! Des bonces ! Tu veux une bonce ?

— Et toi, tu en veux ? demandai-je.

— Je crois que oui.

Nous entrâmes dans une petite salle étincelante. A la place du plafond des longues rangées de petites flammes chaudes, comme du gaz. De petites niches avec des tablettes couvraient tous les murs ; quand nous fûmes tout près d’une d’elles, apparurent de deux côtés des sièges dans le mur. On avait l’impression qu’ils grandissaient comme des bourgeons fermés, puis ils s’aplatirent dans l’air, se creusèrent et s’immobilisèrent. Nous nous assîmes face à face, la fille tapa avec deux doigts contre le panneau métallique de la table, une petite patte nickelée surgit du mur, balança deux petites assiettes devant nous puis projeta dedans par deux élans rapides comme des éclairs, deux portions d’une pâte blanchâtre qui brunit en moussant et se figea. En même temps l’assiette brunit elle aussi. La fille l’avait alors enroulée — ce n’était pas une assiette — comme une crêpe et commençait à la manger.

— Oh ! dit-elle la bouche pleine, je ne me rendais pas compte combien j’avais faim.

Je procédai exactement comme elle. Cette bonce ne ressemblait à rien de ce que j’avais mangé précédemment. Elle croustillait sous la dent comme un petit pain frais mais fondait aussitôt dans la bouche ; la pâte brunâtre était très épicée de l’intérieur. Je pensai que j’allais bien aimer les bonces.

— Encore ? demandai-je quand elle eut fini sa crêpe. Elle me sourit en secouant la tête. A la sortie elle plaça ses mains dans une petite cavité carrelée — quelque chose frémissait là-dedans. Je l’imitai, un vent chatouillant me souffla sur les doigts ; quand je les sortis ils étaient propres et secs. Puis nous primes un grand escalier mécanique montant. Je ne savais pas si c’était toujours l’aérogare, cependant je préférais ne pas demander. La fille me conduisit dans une cabine encastrée dans un mur — il n’y faisait pas très clair, j’eus l’impression que des trains passaient au loin car le plancher tremblotait. L’espace d’une seconde il fit complètement noir, nous sentîmes un souffle profond, comme si un monstre métallique avait vidé ses poumons, ça s’éclaircit, la fille poussa la porte. Ça devait être vraiment une rue. Nous y étions absolument seuls. Des arbrisseaux soigneusement entretenus bordaient le trottoir ; un peu plus loin de plates machines noires se tapissaient en masse. Quelqu’un sortit de l’ombre, disparut derrière une de ces machines — je ne vis aucune porte s’ouvrir, il disparut tout simplement et la machine partit avec un tel élan qu’il dut être écrasé sur son siège ; je ne voyais pas de maisons, seulement ta chaussée plate comme un miroir, couverte de bandes métalliques mates ; aux carrefours pendaient au-dessus du macadam des fentes lumineuses se mouvant, orange et rouges, elles ressemblaient un peu à des maquettes de projecteurs militaires.

— Où est-ce qu’on se prend ? demanda la fille. Elle me tenait toujours par le bras. Elle avait ralenti. Une traînée de lumière rouge éclaira son visage.

— Où tu veux.

— Bon, alors allons chez moi. C’est tout près. Ce n’est pas la peine de prendre un glider.

Nous repartîmes droit devant. On ne voyait toujours pas de maisons et le vent qui arrivait de l’obscurité, à travers ces buissons, donnait l’impression de venir d’un grand espace libre. Un espace vide autour de la gare ? Tout au centre de la ville ? Cela me parut étrange. Le vent apportait une faible senteur de fleurs que je captais avidement avec les narines. Un merisier ? Mais ce n’était pas l’odeur d’un merisier.

Puis nous tombâmes sur un trottoir roulant ; nous nous tenions debout là-dessus ; nous faisions un drôle de couple. Des lumières s’avançaient vers nous et disparaissaient. De temps à autre tels des bolides passaient des véhicules ; ils semblaient être faits d’une seule coulée de métal noir, n’avaient ni fenêtres, ni roues, ni même de lumières et ils fonçaient aveuglément à toute vitesse. Ces lumières qui nous éclairaient jaillissaient de fentes étroites suspendues verticalement très bas au-dessus du sol. Je ne pouvais me rendre compte si elles avaient quelque chose à voir avec la circulation routière.

De temps en temps, un triste sifflement se faisait entendre très haut dans le ciel invisible. La fille quitta subitement la bande roulante pour remonter sur une autre qui piqua abruptement vers le haut, je me vis dominer tout le voisinage. Ce voyage aérien dura peut-être une demi-minute et se termina sur une saillie du mur pleine de fleurs dont l’odeur était très faible, comme si nous étions arrivés par un transporteur mécanique touchant le mur sur un balcon ou une terrasse. La fille s’avança à l’intérieur de cette loggia, tandis que moi, j’essayais de repérer, avec mes yeux habitués maintenant à l’obscurité, les contours des maisons voisines. Grandes, aveugles sans fenêtres, noires — comme mortes —, elles n’avaient pas de lumière et pas de bruit, même le plus faible. Seul le sifflement strident des véhicules sur la chaussée trouait par moments le silence. Je fus surpris par ces ténèbres totales, voulues, je crois, ainsi que par l’absence de publicités, surprenante après l’orgie lumineuse de la gare, mais je n’eus pas le temps de réfléchir à tout cela.

— Viens, où es-tu ? entendis-je murmurer la fille.

Je ne voyais que la tache blafarde de son visage. Elle posa la main sur le panneau de la porte qui s’ouvrit, mais elle ne donnait pas directement sur l’appartement. Le plancher démarra doucement sous nos pieds. « On ne peut pas y faire un pas, pensai-je, c’est même drôle qu’ils aient encore des jambes. » Mais cette ironie était très superficielle, elle ne venait que de ma surprise continue, de mon sentiment d’irréalité concernant tout ce qui m’arrivait depuis plusieurs heures.

Nous traversâmes un grand vestibule ou plutôt un couloir très large et assez sombre. Seuls les angles des murs luisaient, couverts de traînées de peinture lumineuse. A l’endroit le plus sombre elle posa encore une fois sa main bien à plat sur la plaque métallique de la porte et elle entra la première. Je clignai des yeux, le hall d’entrée — très violemment éclairé — était vide. Elle avançait déjà vers une autre porte ; quand je me fus approché du mur celui-ci s’ouvrit brusquement et me montra des rayons pleins de petites bouteilles et de boîtes. Cela s’était passé si brusquement que, malgré moi, je sursautai.

— N’effraie pas mon placard, jeta-t-elle de l’autre pièce.

J’entrai derrière elle.

Ses meubles semblaient être coulés dans du verre ; des fauteuils bas, un petit sofa, des tables — dans leur matière semi-transparente tournaient lentement des essaims de petites lumières qui se disséminaient et se réunissaient en coulées ; c’était comme si un sang vert clair mélangé de rose circulait à l’intérieur des meubles.

— Pourquoi ne t’assieds-tu pas ?

Je m’assis. Le fauteuil s’étendit pour me recevoir. Je détestais ça. Cette verrerie n’était pas en verre — j’avais l’impression de m’asseoir sur des coussins aériens, et en regardant vers le bas, à travers l’épaisseur tordue du fauteuil, je pouvais voir de façon floue le plancher.

En entrant j’eus d’abord le sentiment que le mur en face de la porte était en verre et que je voyais derrière lui une deuxième pièce, remplie de gens, comme s’il s’y était donné une réception, mais ces gens étaient d’une taille extraordinaire — et je compris alors que je me trouvais devant un écran de télé, géant, s’étendant sur tout le mur. L’image était muette ; maintenant, assis, je voyais un immense visage de femme, tout à fait comme si une géante à la peau sombre regardait dans la pièce par la fenêtre ; ses lèvres bougeaient, elle parlait et les bijoux couvrant ses oreilles, très grands, brillaient d’un éclat de diamant.

Je m’installai plus confortablement sur le fauteuil. La fille me regardait attentivement, une main posée sur la hanche — son ventre donnait vraiment l’impression d’être sculpté dans un métal couleur d’azur. Elle ne semblait plus ivre. Cela n’avait peut-être été qu’une fausse impression.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle enfin.

— Bregg. Hal Bregg. Et toi ?

— Naïs. Quel âge as-tu ?

Drôle de question pensai-je. Mais quoi, c’était peut-être la coutume !

— Quarante ans — pourquoi ?

— Pour rien. Je t’en donnais cent.

Je souris.

— Si tu veux, je peux les avoir. (Le plus drôle c’est que c’était vrai.)

— Je te donne quelque chose ?

— A boire ? Rien, merci.

— Comme tu voudras.

Elle s’avança jusqu’au mur qui s’ouvrit laissant apparaître un petit bar. Elle se plaça devant l’orifice, le cachant ainsi à mes yeux. Quand elle se retourna, elle tenait à la main un petit plateau avec deux gobelets et deux bouteilles. Elle me versa du liquide ressemblant à du lait, en serrant légèrement la bouteille.

— Merci, répétai-je, rien pour moi …

— Mais je ne te donne rien ! s’étonna-t-elle.

Voyant que j’avais commis un impair, bien qu’ignorant lequel, je balbutiai quelque chose et pris le gobelet. Elle se versa à boire de l’autre bouteille. Le liquide était huileux et incolore, il moussait légèrement à la surface tout en s’assom brissant au contact de l’air ; elle s’assit et me demanda en portant le verre à ses lèvres :

— Qui es-tu ?

— Un col, répondis-je. Je levai mon gobelet pour examiner de près son contenu, ce lait n’avait pas d’odeur. Je ne le touchai pas.

— Non, blague à part, dit-elle. Tu pensais que je fonçais dans le noir, hein ? Pas du tout, ce n’était qu’un cals. J’étais en sizain, tu sais ; mais ça devenait intenable. Une corvée inutile et tout ça … je voulais justement partir lorsque tu t’es assis parmi nous.

Je comprenais plus ou moins : j’avais dû m’asseoir à leur table pendant qu’ils n’étaient pas là, ils dansaient peut-être ? Diplomate, je me taisais prudemment.

— De loin tu avais l’air tellement … elle ne put trouver le mot exact.

— Solide ? soufflai-je. Ses paupières clignèrent. Là aussi avait-elle une pellicule métallique ? Non, c’était probablement du fard. Elle leva la tête.

— Qu’est-ce que c’est solide ?

— Solide ? euh … digne de confiance …

— Tu parles bizarrement. D’où viens-tu ?

— De loin.

— Mars ?

— Plus loin encore.

— Tu voles ?

— Je volais.

— Et maintenant ?

— Plus rien, je suis revenu.

— Mais tu voleras encore ?

— Je ne sais pas. Je ne crois pas.

La conversation stagnait. Il me semblait que la fille commençait à regretter son invitation de tout à l’heure et je voulus lui faciliter la tâche.

— Et si je partais ? demandai-je. Je tenais toujours à la main mon verre intact.

— Pourquoi ? s’étonna-t-elle.

— Je pensais que ça t’arrangerait …

— Non … tu penses que … non, pas du tout … pourquoi ne bois-tu pas ?

— Si, je bois.

C’était quand même du lait. A cette heure, dans ces circonstances. J’étais tellement surpris qu’elle dut s’en apercevoir.

— Ce n’est pas bon ?

— C’est … du lait … dis-je. Je devais ressembler au dernier des imbéciles.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Quel lait ? C’est du brytt.

Je soupirai.

— Ecoute, Naïs … Je crois que je vais partir. Vraiment. Ça sera mieux …

— Alors pourquoi as-tu bu ? demanda-t-elle.

Je la regardais sans rien dire. La langue n’avait pas tellement changé — seulement je ne comprenais plus rien, plus rien du tout.

— C’est comme tu veux, dit-elle enfin. Je ne te retiens pas. Mais maintenant ça … Elle se troubla et but sa limonade — du moins c’est ainsi que j’appelais sa boisson mousseuse. De nouveau je ne sus plus que dire. Comme tout ceci était difficile !

— Tu veux bien me parler de toi-même ? proposai-je.

— D’accord. Et toi, tu me diras après … ?

— Oui.

— Je suis en deuxième année de Kavoute. Je me suis laissée aller dernièrement, je ne plastais pas régulièrement, et … tu comprends … j’ai un sizain peu intéressant. A vrai dire je n’ai personne … C’est même bizarre …

— Qu’est-ce qui est bizarre ?

— Que je n’aie personne …

Je pataugeais de nouveau. De qui parlait-elle ? Personne ? Pas de parents ? d’amants ? d’amis ? Quand même, Abs avait raison, sans huit mois d’Adapte je ne m’en sortirais pas ! Mais maintenant, moins que jamais, je n’avais envie de revenir, tête basse, à l’école.

— Et ensuite ? demandai-je, et comme je tenais toujours le gobelet à la main je bus encore une gorgée de ce « lait ». Ses yeux s’élargirent de surprise. Un sourire un peu moqueur se dessina sur ses lèvres. Elle vida d’un trait son gobelet, porta la main à son couvre-épaules vaporeux et le déchira — sans le défaire, sans l’enlever, elle l’arracha et laissa tomber les lambeaux de ses doigts, comme avec mépris.

— Au fond, nous nous connaissons très peu, dit-elle.

Elle souriait et semblait plus décontractée. Par moments elle devenait très jolie, surtout lorsqu’elle plissait ses yeux et rétractait sa lèvre inférieure qui laissait alors apparaître l’éclat de ses dents. Elle avait quelque chose d’égyptien dans le visage. Un chat égyptien. Les cheveux plus que noirs, et quand elle eut débarrassé ses épaules et sa gorge de cette fourrure de duvet je vis qu’elle n’était pas aussi maigre que je l’avais cru. Mais pourquoi l’avait-elle arraché ? Cela avait-il une signification particulière ?

— Tu devais me dire … ? rappela-t-elle en me regardant par-dessus son gobelet.

— Oui, fis-je et je sentis le trac m’envahir, comme si Dieu sait quoi pouvait dépendre de mes paroles. Je suis … j’étais pilote. La dernière fois que j’étais ici, c’était il y a … tu n’auras pas peur ?

— Non. Parle !

Ses yeux brillaient, attentifs.

— … il y a cent vingt-sept ans. J’en avais alors trente. L’expédition … J’étais pilote de l’expédition vers Fomalhaut. C’est à vingt-trois années-lumière d’ici. Nous avons fait le voyage en cent vingt-sept années de temps terrestre et en dix ans de temps relatif. Nous sommes rentrés il y a quatre jours … Prométhée — mon vaisseau — est resté sur Luna. Je viens d’en arriver. C’est tout.

Elle me regardait muette. Ses lèvres oougèrent, s’écartèrent, se refermèrent … Qu’y avait-il dans son regard ? La surprise ? L’admiration ? Ou la peur ?

— Pourquoi ne dis-tu rien ? demandai-je. Je dus toussoter.

— Alors … quel âge as-tu vraiment ?

Je souris mais ce n’était pas un sourire gai.

— Qu’est-ce que ça veut dire « vraiment » ? Biologiquement j’en ai quarante et selon les calendriers terrestres — cent cinquante-sept …

Un long silence et soudain :

— Est-ce qu’il y avait des femmes ?

— Attends, interrompis-je, tu as quelque chose à boire ?

— Comment ça ?

— Tu sais, quelque chose de fort … de l’alcool, un poison. On n’en boit plus ?

— Très rarement … répondit-elle tout bas, comme pensant à autre chose. Ses mains retombèrent lentement, s’immobilisèrent sur le tissu bleu métallisé de sa jupe.

— Je vais te donner … de l’anguehenne, veux-tu ? Ah ! c’est vrai, tu ne dois pas savoir ce que c’est.

— Non, je ne sais pas, répondis-je avec une soudaine rudesse.

Elle alla jusqu’au bar et revint avec un petit flacon. Elle m’en versa. Il y avait de l’alcool, mais pas beaucoup, il y avait aussi autre chose — un goût étrange, âcre.

— Ne te fâche pas, dis-je après avoir bu cul sec en me versant une autre ration.

— Je ne suis pas fâchée. Tu ne m’as pas répondu. Tu préfères … ?

— Pourquoi pas ? Si, je peux te répondre. Nous étions en tout vingt-trois, sur les deux vaisseaux. L’autre, c’était Ulysse. Cinq pilotes par vaisseau, le reste, c’étaient des scientifiques. Il n’y avait pas de femmes.

— Et pourquoi ça ?

— A cause des enfants, expliquai-je. On ne peut pas élever d’enfants sur un vaisseau, et même si on pouvait, personne ne voudrait le faire … On ne peut pas partir avant l’âge de trente ans. Il faut avoir fini deux facultés, plus quatre années d’entraînement, en tout douze années, et comme les femmes de trente ans ont généralement des enfants … Il y avait aussi d’autres raisons …

— Et toi ?

— J’étais seul. On a choisi des célibataires. Uniquement des volontaires, bien sûr.

— Tu voulais …

— Oui. Et comment !

— Et tu ne …

Elle s’interrompit. Je savais ce qu’elle voulut dire. Je me taisais.

— Ça doit être terrible de … de revenir comme ça … dit-elle presque dans un murmure. Elle tressaillit. Tout d’un coup elle me regarda, ses joues se teintèrent de rouge.

— Ecoute, ce que je t’avais dit avant, ce n’était qu’une plaisanterie, vraiment …

— L’histoire de cent ans ?

— Oui, je l’avais dit comme ça, pour dire quelque chose, ça n’avait pas de …

— Arrête, grognai-je, si tu continues à t’excuser, je commencerai vraiment à le sentir, cet âge.

Elle se tut. Je me forçai à ne pas la regarder. Au fond, dans cette deuxième pièce inexistante, une immense tête d’homme chantait silencieusement, je voyais l’intérieur de la bouche tendue et tordue sous l’effort, les joues couvertes de sueur, la tête se balançait selon un rythme muet.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-elle doucement.

— Je ne sais pas, pas encore.

— Tu n’as pas de projets ?

— Non. J’ai un peu de … une sorte de prime, tu sais. Pour toute cette période. Quand nous sommes partis on a déposé à la banque, à mon nom … je ne sais pas combien ça fait … Je ne sais rien … Ecoute, qu’est-ce que c’est que ce Kavout ?

— La Kavoute, me corrigea-t-elle. C’est une sorte d’étude, on y plaste, ce n’est pas grand-chose en soi, mais parfois on peut entrer au réal …

— Attends, attends, alors tu fais quoi ?

— Plaster, tu ne sais pas ce que ça veut dire ?

— Non.

— Comment te le … tout simplement on fait des robes, des vêtements et tout …

— La couture … ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu couds des vêtements ?

— Je ne comprends pas.

— Par les cieux noirs et bleus ! Tu fais des projets de robes ?

— Oui … oui, en quelque sorte. Pas des projets, je fais des robes …

Je laissai tomber.

— Et le réal, c’est quoi ?

Alors là, elle fut stupéfaite, me regarda comme une créature d’une autre planète.

— Le réal, c’est le réal … répéta-t-elle perplexe. Ce sont … des histoires, tu comprends, ça se regarde …

— Ça ? Je montrai le mur de verre.

— Non, ça c’est la vision …

— Alors quoi ? Le cinéma ? Le théâtre ?

— Non, le théâtre, je sais comment c’était — il y a longtemps … C’étaient de vrais humains. Le réal c’est artificiel, mais on ne peut pas le distinguer du réel. A moins d’entrer là-bas, parmi eux …

— D’entrer ?

La tête du géant roulait des yeux, se balançait, me regardait, comme s’il prenait beaucoup de plaisir à observer la scène qui se passait ici.

— Ecoute, Nais, dis-je tout à coup, soit je pars, car il est tard, soit …

— Je préférerais cette deuxième solution.

— Mais tu ne sais pas ce que je veux dire.

— Alors dis-le.

— Bon. Je voulais encore te demander pas mal de choses. Je sais déjà le plus important, l’essentiel, quoi ! … Je suis resté quatre jours à l’Adapte de Luna. Mais c’étaient surtout des généralités. Que faites-vous quand vous ne travaillez pas ?

— On peut faire tout un tas de choses, dit-elle. On peut voyager, vraiment ou par le mutt. On peut s’amuser, aller au réal, danser, jouer au téréo, faire du sport : nager, voler, tout ce que tu veux.

— C’est quoi le mutt ?

— C’est un peu comme le réal, sauf qu’on peut tout toucher. On peut se balader dans les montagnes, partout — tu verras —, c’est impossible à raconter. Mais je croyais que tu voulais me demander autre chose ? …

— Tu croyais bien. Comment c’est entre les hommes et les femmes ?

Ses paupières frémirent.

— Comme toujours, je crois. Qu’est-ce qui aurait pu changer ?

— Tout. Quand je suis parti — ne le prends pas mal — une fille comme toi ne m’aurait pas amené chez elle à cette heure-ci.

— Vraiment ? Pourquoi ?

— Parce que ça aurait eu un certain sens.

— Et qui te dit que ça n’en avait pas, dit-elle après un instant de silence.

L’expression de mon visage l’amusait. Je la regardai ; elle cessa de sourire.

— Comment … Naïs … balbutiai-je, tu prends un type que tu ne connais absolument pas et …

Elle ne dit rien.

— Tu ne réponds pas ?

— Tu ne comprends rien. Je ne sais pas comment te l’expliquer. Ce n’est rien de grave, tu sais …

— Ah ! bon. Rien de grave … répétai-je. Je ne pus rester assis. Je me levai, je bondis presque malgré moi. Elle sursauta.

— Excuse-moi, marmonnai-je et je me mis à marcher. Derrière la vitre s’étendait maintenant un parc sous un soleil matinal ; trois garçons avec des chemises étincelantes comme des armures avançaient dans l’allée d’arbres aux feuilles rose pâle.

— Les mariages existent-ils toujours ?

— Evidemment.

— Je ne comprends plus rien ! Explique-moi ça. Raconte. Tu vois un homme qui te convient, et, sans le connaître, tout de suite …

— Mais qu’est-ce qu’il y a à raconter ? dit-elle à contrecœur. Est-ce que vraiment de ton temps une fille n’avait pas le droit de laisser un homme entrer dans sa chambre ?

— Mais si, bien sûr, et même avec cette idée … mais pas cinq minutes après l’avoir rencontré …

— Et combien de minutes ?

Je la regardais. Elle était tout à fait sérieuse. Mais oui, comment pouvait-elle savoir. Je haussai les épaules. Là s’arrêtait toute possibilité de communication.

— Ce n’était pas seulement une question de temps … elle devait d’abord le connaître … voir quelque chose en lui … l’aimer … D’abord on sortait ensemble …

— Une seconde, intervint-elle, je crois que tu ne … ne comprends rien. Je t’ai donné du brytt, alors …

— Quel brytt ? Ah ! ce lait ? Et alors ? …

— Comment ça, « et alors » ? Il n’y avait pas de brytt ?

Elle se mit à rire, elle se tordait de rire. Brusquement elle se calma, me regarda et devint écarlate.

— Alors toi, tu croyais que moi … que moi … oh ! non !

Je me rassis. Comme je ne savais que faire de mes doigts, je pris une cigarette dans la poche et l’allumai. Naïs ouvrit grands les yeux.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une cigarette. C’est pas possible, on ne fume plus ?

— Je vois ça pour la première fois … une cigarette tu dis ? Mais comment peux-tu aspirer la fumée comme ça ? Non, attends, c’est plus important. Brytt, ce n’est pas du tout du lait. Je ne sais pas ce qu’il y a dedans, mais on donne toujours du brytt à un inconnu.

— A un homme ?

— Oui.

— Et alors, qu’est-ce que ça fait ?

— Ça le rend plus sage … Si tu demandais ça à un biologiste ?

— Au diable, les biologistes. Est-ce que ça veut dire qu’un homme qui a bu du brytt ne peut rien faire ?

— Naturellement.

— Et s’il refusait de le boire ?

— Comment pourrait-il refuser ?

— Tu ne vas pas le forcer, me mis-je à lui expliquer patiemment.

— Un fou pourrait ne pas vouloir en boire, dit-elle tout bas, mais je n’en ai jamais entendu parler, jamais …

— C’est une sorte d’usage ?

— Je ne sais quoi te répondre. Est-ce par habitude que tu ne te promènes pas tout nu ?

— Ah ! oui. En quelque sorte oui. Mais sur une plage on pouvait se déshabiller.

— Complètement ? demanda-t-elle avec un soudain intérêt.

— Non, pas tout à fait. Un maillot de bain … mais il y avait des groupes de mon temps, des nudistes, qui …

— Je sais. Non, ce n’est pas ça, je pensais que vous tous …

— Non, non. Alors, boire ça, c’est comme porter des vêtements ? C’est aussi nécessaire ?

— Oui, quand un homme et une femme sont ensemble.

— Et après ?

— Quoi après ?

— La seconde fois ?

La conversation était vraiment stupide et je me sentais très bête, mais il fallait que j’apprenne, à la fin.

— Après, ça dépend. Certains boivent toujours du brytt.

— Ah ! la soupe noire, m’exclamai-je.

— C’est quoi, ça ?

— Non, rien. Et si la fille va chez l’homme, que font-ils ?

— Il en boit chez lui.

Elle me regarda comme si j’éveillais en elle la pitié. Mais j’étais tenace.

— Et s’il n’en a plus ?

— Comment peut-il ne pas avoir de brytt ?

— Je ne sais pas. Ou bien il n’en a plus … Ou bien il peut … mentir.

Elle éclata de rire.

— Parce que tu croyais que je gardais toutes ces bouteilles à la maison ? Ici ?

— Non ? Et où alors ?

— Je ne sais même pas d’où elles viennent. Ça existait de ton temps, les canalisations ?

— Ça existait, acquiesçai-je, morose. Naturellement, il pouvait ne pas y en avoir ! Je pouvais être monté dans ma fusée directement d’un arbre ! Un instant la colère me prit, mais je me calmai. Finalement ce n’était pas sa faute.

— Alors, tu vois, est-ce que ça t’intéressait de savoir d’où venait l’eau avant de …

— Ne termine pas, j’ai compris. Bon, alors c’est un moyen de sécurité ? Bizarre …

— Je ne le pense pas, dit-elle. C’est quoi ce truc blanc, là, sous le chandail ?

— Une chemise.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu n’as jamais vu de chemise ? C’est du linge, quoi. En nylon.

Je retroussai ma manche et lui montrai.

— Intéressant, fit-elle.

— C’était une habitude … que pouvais-je dire d’autre ? En effet ils m’avaient dit à l’Adapte de ne plus m’habiller comme il y a un siècle ; je n’avais pas voulu. Néanmoins je ne pouvais ne pas admettre ses raisons, le brytt était pour elle ce qu’une chemise était pour moi. Car personne ne nous forçait à en porter, cependant tout le monde le faisait. Apparemment, c’était pareil pour le brytt.

— Combien de temps ça agit, ton brytt ?

Elle rougit un peu.

— Tu n’es pas pressé ? Je ne sais pas encore si …

— Je n’ai rien dit de mal, me défendis-je, je voulais juste savoir … Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Qu’est-ce que tu as ? Nais ! ?

Elle se leva lentement. S’abrita derrière un fauteuil.

— Combien de temps, m’avais-tu dit ? Cent vingt ans ?

— Cent vingt-sept. Et alors ?

— Est-ce que tu as été bettrisé ?

— C’est quoi ça encore ?

— Tu ne l’as pas été ?

— Je ne sais même pas de quoi tu parles. Nais ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Non … tu ne l’as pas été … murmurait-elle. Si tu l’avais été, tu saurais probablement …

Je voulus m’approcher d’elle. Elle leva les mains.

— Ne t’approche pas. Non ! Non ! Je t’en supplie !

Elle recula jusqu’au mur.

— Tu disais toi-même que ce brytt … voilà, voilà, je m’assieds. Là, tu vois, je suis assis, calme-toi. C’est quoi cette histoire de bé … machin-chose ?

— Je ne sais pas exactement. Mais … tout le monde est bettrisé, à la naissance …

— Et qu’est-ce que c’est ?

— Il me semble qu’on introduit un produit dans le sang …

— A tout le monde ?

— Oui. Parce que sans ça … le brytt, ça ne … marche pas. Bouge pas !

— Allez, ne sois pas ridicule.

J’écrasai ma cigarette.

— Je ne suis pas une bête féroce … Ne te fâche pas mais … moi, j’ai l’impression que c’est une obsession chez vous tous … C’est tout à fait comme si on mettait des menottes à tout le monde sous prétexte qu’il y ait des voleurs. Enfin … on peut avoir un peu de confiance, n’est-ce pas ?

— T’es formidable. Elle donnait l’impression de s’être calmée un peu mais elle restait debout. Alors pourquoi cela t’a-t-il tant étonné que j’amène un étranger chez moi ?

— C’est autre chose.

— Je ne vois pas de différence. Tu es sûr de ne pas avoir été bettrisé ?

— Je ne l’ai pas été.

— Peut-être maintenant ? Depuis ton retour ?

— Je ne sais pas. Ils m’ont fait toute sorte de piqûres … Mais, quelle importance ?

— Ça en a. Ils t’ont fait des piqûres ? C’est bien.

Elle s’assit.

— Je voudrais te demander une chose, dis-je le plus calmement possible. Tu vas me l’expliquer.

— Quoi ?

— Ton effroi. Tu avais peur que je te saute dessus, ou quoi ? C’est absurde !

— Non, quand on y réfléchit, non — mais ce fut très fort, tu comprends ? Un choc. Je n’avais jamais vu d’homme qui ne fût pas …

— Mais comment peut-on le reconnaître ?

— On peut. Et comme c’est facile !

— Comment ?

Elle ne répondit pas.

— Nais …

— …mais …

— Oui ?

— J’ai peur …

— De le dire ?

— Oui.

— Mais pourquoi ?

— Tu comprendrais si je te le disais. Tu vois, la bettrisa-tion, ce n’est pas seulement pour le brytt …le brytt, ce n’est qu’un effet secondaire … Il s’agit d’autre chose …

Elle était pâle. Ses lèvres tremblaient. « Quel monde, pensai-je, quel monde ! »

— Je ne peux pas. J’ai atrocement peur.

— De moi ?

— Oui.

— Je te jure que …

— Non, non, je te crois … seulement … non. Tu ne peux pas le comprendre.

— Tu ne me le diras pas ?

J’avais dû trouver le ton juste pour l’apaiser. Son visage prit une expression sévère. Je voyais dans ses yeux combien cela lui coûtait.

— C’est pour … pour qu’on … ne puisse pas … tuer.

— Pas possible ? ! Tuer un homme ?

— Personne …

— Pas même un animal ?

— Pas même. Personne …

Elle croisait et décroisait les doigts, ne me quittant pas du regard — comme si, par ces paroles, elle m’avait délivré d’une chaîne invisible, comme si elle m’avait donné un poignard pour la transpercer.

— Nais, dis-je tout bas. Nais, n’aie pas peur. Vraiment … il n’y a pas de quoi avoir peur.

Elle esquissa un sourire hésitant.

— Ecoute …

— Oui ?

— Quand j’ai dit ça …

— Oui ?

— Tu n’as rien senti ?

— J’aurais dû ?

— Imagine que tu fais ce que je t’avais dit …

— Que je tue ? Je dois me l’imaginer ?

Elle tressaillit.

— Oui …

— Et alors ?

— Tu ne sens rien ?

— Non. Mais ce n’est qu’une pensée et je n’ai pas du tout l’intention de t …

— Mais tu peux ? Hein ? Vraiment tu peux ? Non, murmura-t-elle comme pour elle-même, tu n’es pas bettrisé …

Ce n’est qu’à ce moment-là que je saisis la signification de tout cela et je compris alors que ça pouvait ètre un choc pour elle.

— C’est une grande chose, murmurai-je. Puis j’ajoutai : Mais il serait peut-être meilleur que les hommes y renoncent … sans moyens artificiels.

— Je ne sais pas. Peut-être, répondit-elle. Elle respira profondément. Tu comprends maintenant pourquoi j’ai eu peur ?

— A vrai dire, pas tout à fait. Un peu, oui. Quand même, tu ne croyais pas que j’allais te …

— Comme tu es étrange ! Comme si tu n’étais pas … elle s’interrompit.

— … un homme ?

Elle battit des paupières.

— Je n’ai pas voulu te vexer, seulement, vois-tu, quand on sait que personne ne peut … — tu comprends ? — , ne peut même y penser, jamais — et tout d’un coup apparaît quelqu’un comme toi, alors, la seule possibilité … le seul fait qu’il soit comme ça …

— C’est impossible que tout le monde soit comme ça ! Comment déjà ? Ah ! oui, bettrisé.

— Pourquoi ? Tout le monde, je t’assure !

— Non, c’est impossible, persévérai-je. Et ceux qui ont des métiers dangereux ? Us doivent avoir …

— Il n’y a pas de métiers dangereux.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Et les pilotes ? Les pompiers ? Enfin, Naïs, tous ceux qui luttent contre le feu, l’eau …

— Ça n’existe plus, dit-elle.

J’eus l’impression d’avoir mal entendu.

— Comment ? !

— Non, ça n’existe plus, répéta-t-elle. Il y a des robots.

Un long silence s’ensuivit. Je pensai qu’il me serait très difficile de m’adapter à ce nouveau monde. Et tout à coup une idée me vint à l’esprit, une idée surprenante, car moi-même je n’y aurais jamais pensé, même si quelqu’un m’avait présenté cette situation comme un fait théoriquement possible : il m’apparut que cette opération, supprimant en l’homme le tueur, était une … mutilation.

— Naïs, dis-je, il est déjà très tard. Je vais partir, je crois …

— Où ça ?

— Je ne sais pas. Ah ! oui. J’avais complètement oublié ! Un type de l’Adapte devait m’attendre à l’aérogare. Je n’avais pas pu le trouver, tu sais. Bon alors … je vais chercher un hôtel. Il y en a, hein ?

— Il y en a. D’où es-tu ?

— D’ici. Je suis né dans cette ville.

A ces paroles me revint une impression de totale irréalité. Je n’étais plus sûr de l’existence de cette ville dont je gardais le souvenir en moi, ni de cette autre, fantomatique, avec ses chambres dans lesquelles apparaissaient des têtes de géants, à tel point que pendant une seconde je me demandai si je n’étais pas toujours à bord du Prométhée, si je ne rêvais pas une fois de plus et si je ne vivais pas le cauchemar « très réaliste » de mon retour imaginaire.

— Bregg … sa voix me parvint comme de très loin. Je sursautai. Je l’avais complètement oubliée.

— Pardon ? Je t’écoute …

— Reste …

— Comment ?

Elle se taisait.

— Tu veux que je reste ?

Silence. Je m’approchai d’elle, la pris par ses épaules froides en me penchant au-dessus du fauteuil et la soulevai. Elle se laissa aller, inerte. Sa tête tomba en arrière, ses dents brillèrent ; je ne la voulais pas. Je voulais seulement lui dire : « Mais tu as peur » pour qu’elle dise le contraire. Rien d’autre. Ses yeux étaient clos. Soudainement je vis l’éclat du blanc sous ses paupières, je me penchai sur son visage, regardai de près ses yeux vitreux, comme si j’avais voulu ressentir sa peur, la partager avec elle. Elle se débattait haletante, mais je ne le sentais pas. Je relâchai mon étreinte seulement quand elle se mit à gémir :

— Non ! Non !

Elle faillit tomber. Elle se tenait sous le mur, masquant une partie de cet immense visage joufflu qui s’étendait jusqu’au plafond, qui parlait sans cesse là-bas, derrière la vitre, en bougeant exagérément son énorme bouche, ses lèvres et sa langue charnues.

— Naïs … dis-je tout bas. Je baissai les bras.

— Ne t’approche pas !

— Tu avais dit, toi-même …

Il y avait du délire dans ses yeux.

Je traversai la chambre. Ses yeux me suivaient, comme si j’étais … comme si elle était dans une cage …

— Je m’en vais, dis-je. Elle ne répondit rien. Je voulus ajouter encore quelques mots — des paroles d’excuse, de remerciement, pour ne pas partir ainsi, mais je ne le pus. Si encore elle avait eu peur de moi comme une femme d’un homme, d’un étranger, d’un inconnu — même dangereux —, passe encore. Mais ça, c’était autre chose. Je la regardai encore une fois et je sentis en moi une fureur monter : agripper ces blanches épaules nues, les secouer …

Je me retournai et sortis ; la porte extérieure s’ouvrit sous ma poussée ; le grand couloir était sombre. Je ne pus retrouver la sortie sur cette terrasse, je tombai enfin sur des cylindres éclairés d’une lumière bleue diffuse — des ascenseurs. Celui dont je m’étais approché arrivait déjà, seul le contact de mes pieds devait l’avoir appelé. La cabine descendait très lentement. Tour à tour je voyais des couches d’obscurité et les coupes des plafonds — blanchâtres, avec des traînées rouges, comme des couches de graisse sur les muscles —, ils s’enfuyaient vers le haut ; je ne les comptais plus ; la cabine n’en finissait pas de tomber ; c’était comme un voyage au fin fond d’un puits comme si j’avais été précipité à travers un conduit stérile par lequel cet immeuble immense, endormi et sécurisant, m’aurait expulsé. Une porte s’ouvrit dans le cylindre transparent, je partis devant moi.

Les mains dans les poches, l’obscurité, mon pas — long et décidé —, j’aspirais avidement l’air frais, je sentais mes narines bouger, mon cœur travailler lentement à pomper le sang ; les lumières clignotaient dans les fentes basses de la chaussée entre les véhicules noirs et silencieux, il n’y avait pas un seul passant. Entre les silhouettes noires je vis un halo lumineux, « Un hôtel, peut-être », pensai-je. Ce n’était qu’un trottoir roulant. Je l’empruntai. Des travées blanches de vagues constructions défilaient au-dessus de ma tête ; au loin, par-dessus les bords noirs des immeubles trottinaient régulièrement les lettres d’un journal lumineux. Brusquement le couloir s’engagea, moi dessus, dans un hangar éclairé et se termina.

De larges marches conduisaient vers le bas, scintillant comme une cascade pétrifiée. Je m’étonnai de tout voir désert. Depuis que j’avais quitté Naïs je n’avais pas rencontré un seul passant. L’escalier mécanique était très long. En bas brillait une large rue, des deux côtés s’ouvraient des passages dans les bâtiments ; sous un arbre aux feuilles bleues — ce n’était peut-être pas un vrai arbre — j’aperçus un couple, je m’approchai puis m’éloignai car ils s’embrassaient. J’avançais vers les sons étouffés d’une musique, un bar ou restaurant de nuit que rien ne séparait de la rue. Je voulus y entrer et demander un hôtel.

Brusquement, de tout mon corps je heurtai un obstacle invisible. Une vitre parfaitement transparente. L’entrée se trouvait juste à côté. A l’intérieur quelqu’un rit et me montra du doigt aux autres. J’entrai. Un homme était assis de biais près d’une table, son tricot noir ressemblant un peu à mon pull-over, mais bouffant aux épaules, comme si le col en était gonflé. Un verre à la main il me regardait. Je m’arrêtai devant lui. Le rire se figea sur ses lèvres entrouvertes. Je restai immobile. Tout le monde se tut. Seule de la musique nous parvenait à travers un mur. Quelqu’un, une femme, émit un bruit bizarre ; je jetai un coup d’œil aux visages figés et sortis. Déjà dans la rue je m’étais rappelé que je devais m’enquérir d’un hôtel.

J’entrai dans un passage. Des agences de voyages, des magasins de sport, des mannequins dans des poses bizarres. En fait ce n’étaient pas des vitrines, car tout reposait sur les deux côtés du trottoir surélevé. Plus d’une fois je pris des silhouettes qui se mouvaient au fond pour des humains. Ce n’étaient que des poupées publicitaires qui effectuaient sans fin toujours les mêmes mouvements. Je regardai pendant un long moment l’une d’elles — presque aussi grande que moi, jouant de la flûte, les joues gonflées de façon caricaturale. Elle le faisait si bien que j’avais envie de lui adresser la parole. Plus loin, il y avait des salles de jeux, des ronds immenses de toutes les couleurs y viraient, de petits tubes argentés suspendus au plafond se heurtaient avec des sons cristallins de grelots, des miroirs prismatiques tournaient lentement, mais tout cela était désert. Tout au fond du passage, je vis une inscription ICI HAHAHA. Elle disparut. J’avançai. De nouveau apparurent les lettres ICI HAHAHA qui s’estompèrent comme les flammes soufflées d’une bougie. A la lumière de l’éclat suivant j’aperçus l’entrée. J’entendis des voix. J’entrai à travers un rideau d’air chaud.

Au fond, il y avait deux de ces voitures sans roues, quelques lampes, sous lesquelles trois hommes gesticulaient vivement comme s’ils se disputaient. Je m’approchai d’eux.

— Bonjour messieurs !

Ils ne se retournèrent même pas. Ils continuaient à parler très rapidement, je n’en comprenais pas grand-chose :

— Alors souffle, alors souffle, répétait d’une voix perçante le plus petit et le plus ventru. Il portait un chapeau très haut.

— Messieurs, je cherche un hôtel. Où est-ce que …

Ils ne m’accordèrent pas un regard, comme si je n’existais pas. Je devins furieux. Sans rien dire je me mêlai à eux. Le plus proche — je distinguais l’écarquillement stupide de ses yeux et ses lèvres remuantes — zézéya :

— Comment ? Pourquoi moi ? Souffle toi-même !

Tout à fait comme s’il s’adressait à moi.

— Pourquoi faites-vous les sourds ? demandai-je, et, tout à coup, exactement à l’endroit où je me trouvais — comme du milieu de ma poitrine — explosa un cri :

— Moi, je te … Moi, je vais tout de suite te …

Je bondis en arrière et vis alors le propriétaire de cette voix, le gros au chapeau … Je voulus le saisir par le bras, mes doigts le traversèrent et se refermèrent sur du vide. J’étais abasourdi. Eux, ils continuaient à bavarder ; tout d’un coup il me sembla que l’on me regardait de dessus les véhicules, là où l’obscurité était plus profonde. Je m’approchai jusqu’à la limite de la clarté et vis des taches blafardes de visages. Là-haut il y avait comme un balcon. Aveuglé, je ne le voyais pas distinctement, mais suffisamment pourtant pour comprendre combien je m’étais rendu ridicule. Je m’enfuis comme si l’on me poursuivait. La rue suivante conduisait en montant vers un escalator auquel elle se heurtait. J’avais pensé y trouver un infor et j’empruntai les marches couleur d’or pâle. Je débouchai sur une place ronde, pas trop grande. Au milieu s’élevait une haute colonne transparente. Quelque chose dansait en elle : des masses pourpres, brunes et violettes, ne ressemblant à rien que j’eusse déjà connu, comme des sculptures abstraites vivantes — très drôles. Les couleurs augmentaient en intensité, se concentraient l’une après l’autre, prenaient les formes les plus comiques ; bien que privées de têtes, de visages, de bras et de jambes, le tiraillement de leurs formes semblait très humain, même assez caricatural. Après quelque temps je compris que le violet était une sorte de bouffon — imbu de luimême et orgueilleux, mais en même temps trouillard. Quand il se fut transformé en un million de bulles dansantes, le bleu se mit à l’œuvre. Lui était angélique, modeste et appliqué, mais à la façon d’un Tartuffe, comme s’il s’adressait des prières à lui-même. Je ne sais combien de temps je demeurai à les regarder. Je n’avais encore jamais vu de chose pareille. Il n’y avait personne à part moi, seulement de plus en plus de ces autos noires. Comme elles n’avaient pas de fenêtres, je ne pouvais pas voir si elles étaient occupées. Six rues débou-chaiert sur cette place, les unes montaient, d’autres descendaient, leurs perspectives s’étendaient en une mosaïque délicate de lueurs colorées, sur des kilomètres entiers peut-être. Pas un seul infor. J’étais déjà très fatigué, non seulement physiquement — j’avais le sentiment de ne plus pouvoir emmagasiner d’impressions. Par moments, en marchant, je m'assoupissais un peu, sans toutefois m’endormir ; je ne me rappelle plus quand ni comment je débouchai sur une large allée ; je ralentis près du carrefour, levai la tête et vis les reflets de la ville dans des nuages. Cela m’étonna car je me croyais sous terre. J’avançais toujours, plongé maintenant dans un océan de lumières mouvantes, de vitrines dépourvues de vitres, entre les mannequins gesticulant, tournant comme des toupies, répétant avec acharnement leur gymnastique ; ils se tendaient des objets luisants, gonflaient quelque chose — mais je ne leur accordai pas un seul regard. Loin devant moi marchaient quelques personnes. Néanmoins, n’étant pas sûr que ce ne fussent des poupées, je ne voulus pas les poursuivre. Les maisons s’écartèrent et je vis une grande inscription PARC TERMINAL et une flèche lumineuse verte.

L’escalier roulant démarrait entre deux maisons, s’engageait brusquement dans un tunnel argenté avec des pulsations dorées dans les murs, comme si le métal précieux coulait vraiment derrière une pellicule de mercure qui les recouvrait. Je sentis un souffle d’air chaud, tout s’étcignit — j’étais dans un pavillon vitré. Il avait la forme d’une coquille, son plafond plissé diffusait une clarté verte à peine perceptible. Cette lumière provenait de petites marbrures délicates, comme la luminescence d’une seule feuille tremblotante agrandie. Il y avait des portes de tous côtés. Derrière, l’obscurité n’était troublée que par les filaments des petites lettres parc Terminal, parc Terminal.

Je sortis du pavillon. C’était vraiment un parc. Des arbres bruissaient doucement, invisibles dans les ténèbres. Je ne sentais pas le vent, il devait survoler les cimes, et la voix régulière, digne et imposante des arbres me couvrit de sa voûte invisible. Pour la première fois je me sentis non pas solitaire dans la foule mais vraiment seul, et je me sentis bien. Pourtant il devait y avoir beaucoup de monde au parc, j’entendais des murmures, parfois j’apercevais la tache claire d’un visage, je faillis même frôler quelqu’un. Les ramures des arbres se rejoignaient là-haut et l’on ne pouvait qu’entrevoir les étoiles entre leurs branches. Je me rappelais que, pour arriver là, j’avais dû gravir pas mal de niveaux, or, déjà en bas, là où il y avait cette place avec des couleurs dansantes et des rues avec des mannequins, j’avais vu le ciel, nuageux d’ailleurs, au-dessus de ma tête. Alors par quel miracle pouvais-je voir maintenant un ciel étoilé ? Je ne pus me l’expliquer.

Les arbres s’écartaient et — avant de la voir — je sentis l’odeur de l’eau, de l’argile, des feuilles humides et croupissantes ; je m’immobilisai.

Des broussailles noires entouraient le lac. J’entendais le frémissement des roseaux et des ajoncs, tandis que de l’autre côté, très loin, s’élevait — d’une seule masse — un agglomérat de roches lumineuses, une montagne semi-transparente, et au-dessus des plaines de la nuit une clarté fantomatique et diffuse qu’exhalaient remparts, créneaux et palissades — un bastion de murs à créneaux en cristal pétrifié, des abîmes, et ce colosse éclatant, invraisemblable et impossible qui se réfléchissait dans les eaux noires du lac, son double y plongeait, le même mais en plus faible, plus flou. J’en restai abasourdi mais ravi, le vent m’apportait des échos très faibles de musique et, en fixant mon regard, je vis les niveaux et les étages du monstre. Comme un éblouissement me vint à l’esprit l’idée que je regardais pour la deuxième fois l’aérogare, le gigantesque Terminal où j’avais erré la veille ; et que peut-être même le voyais-je maintenant du fond de l’étendue noire qui m’avait tant surpris, là où j’avais rencontré Naïs.

Etait-ce encore de l’architecture, ou déjà de la construction de montagnes ? Ils avaient dû comprendre qu’en dépassant certaines limites il fallait renoncer à la symétrie, à la régularité des formes et calquer ce qu’il y avait de plus immense — c’étaient des élèves appliqués !

Je contournai le lac. Le colosse semblait me guider de sa clarté immobile. Oui, c’était de l’audace que d’avoir voulu lui donner cette forme, cet aspect cruel d’un précipice, d’un rocher escarpé, rugueux et impassible, et cela sans copier bêtement, sans rien omettre ni fausser. Je revins au mur de verdure. Le bleu pâle du Terminal envahissant le ciel noir resta visible à travers les branches, puis il s’éteignit, disparut derrière les fourrés. Je ployais avec mes mains les verges souples, les ronces accrochaient mon pull-over, frottaient les jambes de mon pantalon, la rosée tombait en pluie des hautes branches sur mon visage ; je mis dans ma bouche quelques feuilles, les mâchonnai, elles étaient jeunes et amères. Pour la première fois depuis mon retour je me sentais ainsi : je ne voulais rien, je ne cherchais rien, je n’avais besoin de rien — il me suffisait d’avancer aveuglément, droit devant dans l’obscurité, dans le fourré bruissant. Est-ce ainsi que je me l’étais imaginé pendant dix ans, mon retour ?

Les arbustes se dispersèrent. Une allée tortueuse. Le gravier fin craquait sous mes pieds, il en émanait une faible clarté. Je préférais les ténèbres, mais continuai à avancer tout droit vers l’endroit où une silhouette humaine se cachait sous un kiosque en pierre. Je ne savais pas d’où provenait la lumière dont elle était baignée, tout était désert autour d’elle ; des bancs et des chaises, une table renversée, le sable friable et profond, je sentais mes pieds s’enfoncer dans sa tiédeur, car il était tiède en dépit de la fraîcheur nocturne.

Une femme se tenait sous la voûte, entre les colonnes fendillées, comme si elle m’attendait. Je voyais son visage, les étincelles de diamants dans les conques de ses oreilles, sa robe blanche argentée. C’était invraisemblable. Un rêve ? J’étais à quelques dizaines de pas quand elle se mit à chanter. Sa voix sonnait d’une façon enfantine, très faiblement, étouffée par les arbres — je ne comprenais pas les paroles, il n’y en avait peut-être pas —, ses lèvres étaient à moitié écartées, comme si elle buvait. Aucun signe d’effort sur son visage, un regard fixe, comme si elle voyait des choses impossibles à voir et comme si elle les racontait justement en chantant. Craignant qu’elle ne me vît, j’avançai de plus en plus lentement. J’entrai déjà dans le rond de clarté entourant le kiosque et son parvis de pierre. Sa voix gagna en puissance, elle appelait les ténèbres, elle suppliait, immobile, ses bras pendaient le long du corps, elle donnait l’impression de les avoir oubliés, comme si elle n’avait rien d’autre que sa voix qui l’avait submergée ; comme si elle se séparait de tout et le rendait en faisant ses adieux, sachant que dans la dernière note mourante se terminerait non seulement le chant mais beaucoup plus. Je n’aurais pas cru que cela fût possible. Elle se tut, tandis que moi, j’entendais toujours sa voix. Soudain des pas légers se firent entendre derrière moi. Une fille courait vers la chanteuse, quelqu’un la poursuivait. Elle survola l’escalier avec un rire de gorge et traversa l’autre de part en part — déjà elle courait plus loin, je ne vis que la sombre silhouette fugitive de son poursuivant, ils disparurent ; j’entendis encore une fois le rire alléchant de la fille et je restai les jambes de plomb, incapable de faire un pas, ne sachant si je devais rire ou pleurer ; la chanteuse inexistante recommença à chantonner tout bas. Je ne voulus plus l’écou-ter. Je partis dans le noir, le visage triste, tel un enfant auquel on aurait démystifié un conte de fées. C’était une profanation. J’avançais et sa voix bourdonnait toujours dans mes oreilles. Je tournai, l’allée continuait, je vis dans la clarté diffuse des haies, une porte métallique et des grappes humides de feuilles. J’ouvris la porte. Les haies aboutissaient à une large pelouse, de grosses pierres reposaient dans l’herbe, une d’elles bougea, grandit, je vis deux fentes lumineuses. Des yeux. Je restai pétrifié. C’était un lion. Il se souleva en déplaçant lourdement son corps, je le voyais tout entier, à cinq pas, il avait une crinière clairsemée et ébouriffée. Il s’étira une fois, puis une deuxième, avança vers moi sans un bruit en ondulant majestueusement les épaules. Je m’étais déjà ressaisi.

— Bon, bon, tu ne me fais pas peur, fis-je. Il ne pouvait être réel — un fantôme, comme la chanteuse, comme ces gens près des autos noires —, il bâilla, l’éclat blanc de ses dents brilla à un mètre de moi, la gueule béante se referma avec un bruit de herse que l’on cloue, je sentis son souffle fétide …

Il éternua. Les gouttelettes de sa salive atterrirent sur ma figure. Avant que j’eusse le temps de m’effrayer, il frotta sa tête énorme contre ma hanche, il ronronnait en me poussant, je sentis une sensation étrange au niveau de la poitrine …

Il me tendait son cou flasque, sa peau plissée et lourde. A moitié conscient je me mis à le caresser, à le gratter, — il ronronnait de plus en plus fort ; une deuxième paire d’yeux s’approcha derrière lui, un autre lion, non, une lionne, elle le poussa avec son museau. Un grondement naquit dans sa poitrine. Pas encore un rugissement, à peine un grognement. La lionne insistait. Il la frappa d’une patte. Elle s’ébroua furieusement.

« Ça va mal se terminer », pensai-je. J’étais sans défense et les lions étaient aussi réels et aussi vivants qu’on pouvait l’imaginer. Je sentais les effluves lourdes de leurs corps. La lionne s’ébrouait toujours. Brusquement le mâle m’arracha ses poils rugueux, tourna la tête vers elle et rugit ; elle se tapit contre le sol.

— Il est temps que je parte, articulai-je sans émettre un son, seulement avec les lèvres. Je me mis à reculer lentement vers la porte. Ce n’était point un instant agréable, mais eux semblaient m’avoir oublié. Le lion se coucha lourdement et ressembla de nouveau à une grosse pierre oblongue, la lionne resta penchée au-dessus de lui en le poussant avec son museau.

Une fois la porte refermée derrière moi je dus faire appel à toute ma volonté pour ne pas courir. Mes genoux étaient un peu mous, ma gorge sèche et puis, subitement, mon raclement de gorge se transforma en un fou rire, je m’étais rappelé comme je lui parlais « Bon, bon, tu ne me fais pas peur … », étant sûr qu’il n’était qu’une illusion.

Les ramures des arbres se découpaient plus distinctement sur le ciel, l’aube pointait. J’en étais assez content, car je ne savais comment sortir du parc. Il était maintenant complète ment désert. Je passai près du rond asphalté où, tout à l’heure, j’avais vu la chanteuse. Dans l’allée suivante je rencontrai un robot qui tondait le gazon. Il ne put me renseigner sur l’hôtel, mais m’expliqua comment je pourrais rejoindre l’escalator le plus proche. Je descendis quelques niveaux et fus de nouveau surpris en sortant dans la rue et en y retrouvant le ciel au-dessus de moi. Mais même ma capacité de m’étonner était déjà saturée. J’en avais assez. Je marchai quelque temps. Je me souviens de m’être assis près d’une fontaine — ce n’était peut-être pas une fontaine —, puis j’avançai toujours dans la clarté croissante du jour nouveau ; enfin je m’éveillai de ma torpeur juste en face des lettres chamarrées de feu ALCARON HOTEL.

A la réception, blanche comme une baignoire retournée de géant, trônait un joli robot stylé, à moitié transparent avec de longs bras fins. Sans rien me demander il me tendit un gros livre, j’y inscrivis mon nom et pris l’ascenseur, un petit triangle de plastique à la main. Quelqu’un — je ne sais vraiment pas qui — m’aida à ouvrir la porte, ou plutôt l’ouvrit à ma place. Des murs de glace ; dedans une circulation de flammes ; sous la fenêtre dont je m’approchai s’ouvrit un fauteuil avançant vers moi. Déjà du mur tombait un panneau de table formant une sorte de secrétaire, mais moi, je voulais un lit. Je n’en trouvais pas, n’ayant même pas essayé de chercher. Je me couchai sur le tapis de mousse et m’endormis aussitôt sous la lumière artificielle de cette chambre sans fenêtre, car ce que j’avais de premier abord pris pour une fenêtre, n’était évidemment qu’un téléviseur. Ainsi je sombrai dans le sommeil avec le souvenir d’un visage immense qui, de derrière la vitre, me grimaçait, me parlait, me souriait, bavardait, méditait sur mon sort …

Le sommeil s’abattit sur moi comme la mort. Même le temps s’était arrêté.

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