8

Pendant tout ce temps Olaf ne donna pas signe de vie. Mon inquiétude se mua en remords. J’avais peur qu’il n’eût fait quelque chose d’irraisonné. Car il continuait à être seul, encore plus maintenant qu’avant. Je ne voulais pas entraîner Eri dans des histoires aux conséquences imprévisibles, ce par quoi auraient pu se solder mes recherches si elles se révélaient intempestives, alors je résolus d’aller d’abord voir Thurber pour lui demander conseil. Je n’étais d’ailleurs pas certain de vouloir lui demander quoi que ce soit — je voulais simplement le voir. Olaf m’avait donné son adresse ; Thurber habitait au centre universitaire Malléoan. Je lui envoyai un télégramme pour le prévenir de mon arrivée et, pour la première fois, je me séparai d’Eri. Ces derniers jours elle était devenue taciturne et inquiète ; j’avais mis cela sur le compte de notre inquiétude pour Olaf. Je lui promis de revenir le plus rapidement possible, probablement dans deux jours, et de n’entreprendre aucune autre démarche après la conversation avec Thurber, pas avant de lui en référer.

Eri m’avait accompagné jusqu’à Houlu où je pris un houlder direct. Les plages du Pacifique s’étaient déjà vidées dans la perspective des averses d’automne, les foules de jeunes gens bigarrées désertaient les villégiatures voisines, aussi je ne m’étonnais pas d’être le seul passager du bolide argenté. Le vol entre les nuages, comme irréel, dura près d’une heure et se termina au coucher du soleil. La ville m’apparut comme un feu multicolore dans l’obscurité tombante — les bâtiments les plus hauts, des tulipes, flamboyaient dans le brouillard, flammes minces et immobiles. Leurs silhouettes, tels des papillons gigantesques, ressortaient sur le fond de brumes blanches, se rejoignant par des arcs aériens, créant ainsi le niveau communiquant le plus élevé. D’autres étages, moins hauts, créaient avec leurs rues des rivières de couleurs s’interpénétrant, se traversant mutuellement.

Etait-ce l’effet de la brume, était-ce celui du matériau verreux, en tout cas le centre de la ville se présentait comme un amalgame de pierres précieuses disposées en cercles concentriques, comme une île de verre recouverte de bijoux et s’élevant au milieu de l’océan dont la surface miroitante réfléchissait de plus en plus faiblement les étages lumineux, jusqu’aux derniers, presque invisibles. C’était comme l’ossature de la ville, chauffée au rouge rubis, qui aurait été enfouie dans un sous-sol. Il était difficile de croire que cette féerie de feux et de couleurs n’était qu’un lieu d’habitation de quelques millions d’humains.

Le centre universitaire se trouvait en dehors de la ville. Ce ne fut que là-bas, au centre d’un grand parc, sur une surface bétonnée qu’atterrit mon houlder. Une sorte d’aura argentée couvrant le ciel au-dessus des cimes noires des vieux arbres témoignait de la proximité de la ville. Une longue allée me conduisit au bâtiment principal, sombre, comme déserté.

Dès que j’eus ouvert la grande porte de verre, la lumière s’alluma. Je vis un vaste hall dont les murs étaient recouverts de carrelage bleu ciel. Toute une suite de passages isolant les compartiments du bruit m’amena à un long couloir — simple et sobre —, j’ouvris quelques portes, mais toutes les pièces étaient vides, elles donnaient en outre l’impression d’avoir été abandonnées depuis longtemps. Je pris un bon vieil escalier. Il y avait certainement un ascenseur quelque part, mais je n’eus pas le cœur de le chercher, d’ailleurs cet escalier immobile était pour moi une surprise agréable.

Le même couloir, les mêmes pièces vides m’accueillirent à l’étage ; enfin je trouvai sur une porte un petit papier avec des mots tracés bien distinctement : « Bregg, ici. » Je frappai aussitôt et entendis la voix de Thurber.

J’entrai. Il était assis derrière un bureau, sa silhouette recourbée ressortait bien sur le fond de ténèbres dans la lumière d’une lampe basse. Son bureau était submergé de paperasses et de livres — de vrais livres ! — tandis que sur une petite table à côté reposaient des poignées entières de ce blé cristallique et différents appareils. U avait devant lui tout un tas de feuilles de papier et prenait des notes dans les marges — avec un stylo à encre !

— Assieds-toi, dit-il sans lever la tête. Je termine tout de suite.

Il travaillait à sa façon, lentement, se protégeant de la lumière par une inclinaison de tête et un froncement de sourcils : — C’était la chambre, la plus modeste que j’aie vue jusqu’ici : des murs mats, une porte grise, sans une fioriture, sans une seule trace de cet or omniprésent — deux écrans, aveugles en ce moment, égayaient les murs des deux côtés de la porte, des casiers métalliques occupaient tout l’espace sous la fenêtre, un rouleau de cartes ou de dessins techniques était appuyé contre ces casiers, c’est tout. J’arrêtai mon regard sur Thurber. Chauve, massif, lourd, il écrivait, essuyait de temps à autre une larme avec le dos de sa main. Ses yeux avaient toujours eu tendance à pleurer et Gimma (qui adorait trahir les secrets des autres, surtout ceux qu’on essayait de bien dissimuler) m’avait dit un jour que Thurber craignait pour sa vue. J’avais compris alors pourquoi il se couchait toujours avant les autres quand nous changions d’accélération, pourquoi — vers la fin du voyage — il laissait aux autres le soin d’effectuer des travaux qu’auparavant il exécutait toujours seul.

Il ramassa à deux mains les papiers, les tassa contre le dessus de la table, les rangea dans un dossier qu’il referma et ce ne fut qu’après qu’il s’adressa à moi, laissant pendre ses grandes mains aux gros doigts qui donnaient l’impression de ne se plier qu’avec difficulté.

— Bienvenue, Hal. Comment vas-tu ?

— Je ne me plains pas. Tu … tu es seul ?

— Tu veux savoir si Gimma est là ? Non. U est parti hier. Pour l’Europe.

— Tu travailles …

— Oui.

Un ange passa. Je ne savais comment il prendrait ce que j’avais à lui dire — je préférais me renseigner d’abord sur la manière dont il jugeait le monde que nous avions trouvé à notre retour. Cela dit, le connaissant, je n’espérais pas le voir s’épancher sur ce sujet. Il gardait d’habitude pour lui la plupart de ses sentiments.

— Ça fait longtemps que tu es là ?

— Bregg, dit-il sans bouger d’un poil, je doute que cela t’intéresse. Tu tournes autour du pot.

— C’est possible, fis-je. Tu veux que je parle ?

Je ressentais un conflit intérieur, quelque chose entre l’irritation et la timidité, sensation qui s’emparait toujours de moi — et de quelques autres — en sa présence. Jamais je ne réussis à savoir quand il parlait sérieusement et quand il plaisantait ou ironisait. U demeurait tout à fait insaisissable en dépit de tout le sérieux, de toute l’attention qu’il semblait apporter à écouter son interlocuteur.

— Non, fit-il, plus tard peut-être. D’où viens-tu ?

— De Houlu.

— Directement ?

— Oui … Pourquoi me le demandes-tu ?

— C’est bien. C’est bien, répéta-t-il comme s’il n’avait pas entendu ma question. Pendant quelque cinq secondes il me fixa de son regard immobile, comme s’il avait voulu se convaincre de ma présence car son regard n’exprimait rien. Je savais néanmoins que quelque chose était arrivé. Seulement je n’étais pas certain qu’il me le dirait. Je ne pouvais pas prévoir son comportement. Je réfléchissais à la manière d’aborder la question, tandis que lui me dévisageait de plus en plus attentivement, comme si je lui étais apparu sous un visage nouveau.

— Et que fait Vabach ? demandai-je quand ce regard scrutateur finit par me paraître trop lourd.

— Il est parti avec Gimma.

Ce n’était pas le vrai sens de ma question et il le savait très bien, mais enfin, je n’étais pas venu ici pour m’enquérir de Vabach.

De nouveau un ange passa. Je commençais à regretter ma décision.

— J’ai entendu dire que tu t’étais marié, dit-il subitement.

— C’est vrai, répondis-je un peu trop sèchement peut-être.

— Ça t’a fait du bien.

Je voulais à tout prix changer de sujet. Rien ne me venait à l’esprit sauf Olaf et je ne voulais pas encore aborder ce problème. Je craignais le sourire ironique de Thurber — je me rappelais comment il arrivait à faire sortir de ses gonds Gimma, et pas seulement lui — mais il haussa seulement les sourcils et me demanda :

— Quels sont tes projets ?

— Je n’en ai pas, répondis-je car c’était vrai.

— Et tu voudrais faire quelque chose ?

— Oui, mais pas n’importe quoi.

— Jusqu’à maintenant tu n’as rien fait ?

Là, à coup sûr, je dus rougir. J’étais fâché.

— Presque rien … Thurber … moi … je ne suis pas venu pour parler de moi …

— Je sais, dit-il tranquillement. Staave, hein ?

— Oui.

— II y avait un certain risque, commença-t-il en s’écartant légèrement de son bureau. Le fauteuil obéissant se tourna vers moi.

— Oswamm s’attendait au pire, surtout quand Staave a jeté son hypnagogue … Toi aussi, tu l’as jeté, hein ?

— Oswamm ? fis-je interloqué. Quel Oswamm ? … attends … celui de l’Adapte ?

— Oui, il s’inquiétait surtout pour Staave. Je lui ai fait comprendre son erreur.

— Comment ?

— Mais Gimma s’était porté garant de vous deux … poursuivit-il sans accorder la moindre importance à mon exclamation.

— Quoi ? fis-je en me soulevant de ma place, Gimma !

— Evidemment il ne savait rien, continuait Thurber imperturbable. Et il me l’a dit.

— Alors pourquoi diable s’est-il porté garant ? éclatai-je, abasourdi par ses paroles.

— Il croyait devoir le faire, m’expliqua laconiquement Thurber. Un chef d’expédition doit connaître ses hommes …

— Quelle absurdité !

— Je te répète seulement ce qu’il a dit à Oswamm.

— Oui ? Et de quoi cet Oswamm avait-il peur ? Que nous nous révoltions ou quoi ?

— N’en as-tu pas eu envie ? demanda tranquillement Thurber.

J’y réfléchis honnêtement.

— Non, répondis-je enfin. Jamais sérieusement.

— Et tu laisseras bettriser tes enfants ?

— Et toi ? demandai-je d’une voix douce.

Pour la première fois sa bouche exsangue esquissa un sourire. U ne me répondit pas.

— Ecoute, Thurber … tu te souviens de cette soirée après le dernier vol de reconnaissance vers Béta … quand je t’avais dit …

Il opina avec indifférence. Soudain, mon calme vola en éclats.

— Tu sais, je ne t’avais pas tout dit. Nous étions ensemble, mais pas égaux. Je vous ai obéi, à toi et à Gimma, parce que je le voulais bien. Tout le monde le voulait bien, Venturi, Thomas, Ennesson et Arder à qui Gimma n’a pas donné de réserve car il la gardait pour plus tard. O.K. Seulement de quel droit me parles-tu maintenant comme si tu n’avais jamais bougé de cette chaise ? C’est toi qui as envoyé Arder en bas, sur Kérénéïa, au nom de la science, tandis que c’est moi qui l’en ai sorti, au nom de ses malheureuses tripes, puis nous sommes revenus et il s’est avéré que seule la raison des tripes demeure. C’est la seule qui compte maintenant, celle des tripes, pas celle de la science. Alors, c’est peut-être moi qui devrais m’enquérir maintenant de ton état et me porter garant pour toi, et pas l’inverse ? Qu’est-ce que tu en penses ? Je sais ce que tu penses. Tu as apporté tout un tas de matériaux à analyser pour t’y enfouir jusqu’à la fin de tes jours, et tu sais bien que pas un seul de ces bettrisés ne te demandera : « Combien a coûté cette analyse spectrale ? Un homme ? deux ? Ne trouvez-vous pas que c’est un peu chèrement payer, professeur Thurber ? » Personne ne te le demandera car nous n’avons pas de comptes à leur rendre. Mais nous en avons envers Venturi, et envers Arder, et envers Ennesson, et envers Thomas. Comment vas-tu maintenant payer ta dette, Thurber ? En faisant comprendre à Oswamm son erreur en ce qui me concerne ? Et Gimma — en se portant garant de moi et d’Olaf ? Quand je t’ai vu pour la première fois, tu faisais exactement la même chose qu’aujourd’hui. C’était à Appre-nous. Tu étais plongé dans tes papiers et tu me regardais comme tu me regardes maintenant : entre autres choses, plus importantes — au nom de la science …

Je me levai.

— Remercie Gimma de s’être porté garant …

Thurber aussi se leva. Nous nous dévisageâmes pendant une seconde. Il était plus petit que moi, mais ça ne se voyait pas. Sa taille n’avait aucune importance. Il y avait dans son regard un calme inexplicable.

— Me laisseras-tu répondre, ou bien suis-je déjà condamné ?

Je grognai quelque chose d’incompréhensible.

— Alors assieds-toi, fit-il et sans m’attendre il se laissa retomber lourdement dans son fauteuil.

Je m’assis.

— Quand même, tu as fait quelque chose, dit-il d’un ton tranquille, comme si nous venions de parler de la pluie et du beau temps. Tu as lu Starck, tu l’as cru, tu estimes avoir été trompé et maintenant tu cherches des coupables. Si tu y tiens vraiment je peux assumer la faute. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Après ces dix années — Starck t’a convaincu ? Bregg, je te savais fou, mais je ne pensais pas que tu étais stupide.

Il se tut un moment et moi, bizarrement, je ressentis un soulagement et en même temps l’annonce d’une libération. Je n’eus pas le temps de réfléchir sur moi-même car il reprit la parole.

— Le contact des civilisations galactiques ? Qui t’en a parlé ? Aucun de nous et pas un seul classique : ni Merquier, ni Simonaldi, ni Hag N’gamieli — personne ; aucune expédition n’espérait le contact. Alors tout ce bavardage sur les brontosaures en botte, sur les lettres croisées de la poste galactique, ce n’est que de l’esbroufe. Qu’est-ce qu’on peut attendre des étoiles ? Et quels étaient les profits des expéditions d’Amundsen ? d’André ? Nuls. Le seul point favorable était qu’ils en avaient démontré la possibilité … Qu’il était possible de le faire. Et pour parler plus précisément — que c’était la chose possible la plus difficile pour une époque donnée. Je ne sais pas si nous avons fait cela, Bregg. Je ne sais même pas ça, vraiment ! Mais nous y sommes allés.

Je ne disais rien. Thurber ne me regardait pas. Il appuya ses poings contre le rebord de la table.

— Qu’est-ce que Starck t’a prouvé ? L’inutilité de l’astronautique ? Comme si nous ne la connaissions pas ! Et les pôles ? Qu’y avait-il ? Ceux qui les atteignaient, savaient qu’il n’y avait rien. Et la Lune ? Le groupe de Ross, qu’a-t-il cherché dans le cratère d’Erathostonès ? Des diamants ? Et pourquoi Bant et Jegorin ont-ils traversé le centre du disque de Mercure ? Pour bronzer ? Et Kellen et Offshagg, la seule chose qu’ils aient su avec certitude, c’est qu’on pouvait périr dans le nuage froid de Cerbère. Te rends-tu vraiment compte de ce que dit Starck ? L’homme doit manger, boire et s’habiller — voilà ce qu’il dit. Chacun a son Starck, Bregg. Chaque époque en a eu au moins un. Pourquoi Gimma vous a-t-il envoyés, Arder et toi ? Pour que vous ramassiez des échantillons. Et qui a envoyé Gimma ? La science. Comme c’est réaliste, n’est-ce pas ? L’étude des étoiles. Bregg, crois-tu que nous ne serions pas partis s’il n’y avait pas eu d’étoiles ? Je crois que si. Nous aurions voulu connaître ce vide, pour pouvoir l’expliquer. Géonides, ou un autre, nous aurait demandé d’effectuer en route des mesures inestimables et des recherches précieuses … Comprends-moi bien. Je ne dis pas que les étoiles n’étaient qu’un prétexte. Le pôle Nord n’en était pas un non plus, Nansen et André en avaient besoin … Le mont Everest, pour Mallory et Irving, était plus précieux que Pair. Tu dis que je vous donnais des ordres … BU nom de la science ? Pourtant tu sais très bien que c’est faux. Voilà, tu as éprouvé ma mémoire. Puis-je éprouver la tienne ? Te souviens-tu de l’astéroïde de Thomas ?

Je tressaillis.

— Tu nous avais menti. Tu es parti la seconde fois en sachant pertinemment qu’il était déjà mort. N’est-ce pas ?

Je me taisais.

— Je l’avais déjà deviné à l’époque. Je n’en ai pas parlé avec Gimma, mais je pense que lui aussi, il s’en est douté. Alors que diable es-tu allé faire là-bas, Bregg ? Ce n’était plus Arcturus ni Kérénéïa et il n’y avait plus personne à sauver. Mec, à quoi ça t’avançait d’y retourner ?

Je continuais à me taire. Thurber eut un petit sourire.

— Tu sais quelle est notre poisse, Bregg ? C’est le fait d’avoir réussi, d’être revenus, d’être assis là … L’homme revient toujours les mains vides …

Il se tut. Son sourire se mua en une grimace, en une grimace presque stupide. Pendant un moment il respira plus fortement en serrant les deux poings sur le rebord de la table. Je le regardais comme si je le voyais pour la première fois — comme il est vieux, pensai-je, et cette découverte fut un choc pour moi. Jamais auparavant cela ne m’était venu à l’esprit en ce qui le concernait ; comme s’il était éternel et sans âge …

— Thurber, fis-je tout bas, écoute … Mais ce n’était qu’un discours funéraire sur la tombe des … curieux. Il n’y en a plus. Il n’y en aura plus jamais. Alors, quand même … la raison de Starck est la meilleure …

Il dénuda les bouts de ses dents plates et jaunes, mais ce n’était pas un sourire.

— Bregg, promets-moi de ne rien dire à personne de ce que je vais te confier maintenant.

J’hésitai.

— A personne, insista-t-il.

— D’accord.

Il se leva, alla dans un coin de la pièce, prit un rouleau de papier et revint au bureau avec.

Le papier crissait dans ses mains pendant qu’il le déroulait. Je vis comme un poisson éventré dessiné avec du sang.

— Thurber !

— Oui, répondit-il tranquillement en enroulant le papier des deux mains.

— Une nouvelle expédition ?

— Oui, répéta-t-il. Il revint dans le coin et y reposa le rouleau, comme une arme, en l’appuyant contre le mur.

— Quand ? Où ?

— Pas de sitôt. Vers le Centre.

— La nébuleuse du Sagittaire … murmurai-je.

— Oui, on se prépare … Mais grâce à l’anabiose …

Il continuait à parler, mais je n’en retenais que des mots et des fragments : « un vol-boomerang », « l’accélération non gravitationnelle » — et l’excitation qui m’avait dominé en voyant la silhouette du grand missile dessiné par les constructeurs, se transforma en une torpeur inattendue, du milieu de laquelle je fixai, comme dans l’obscurité, mes mains qui reposaient sur mes genoux. Thurber cessa de parler, me jeta un regard de travers et alla vers son bureau pour s’y mettre à ranger les dossiers avec les notes, comme pour me laisser le temps de m’habituer à cette nouvelle fantastique. J’aurais dû le submerger de questions — qui de nous, anciens, irait là-bas, combien de temps durerait l’expédition, quels seraient ses buts —, je n’en posai aucune. Même pas pourquoi cela était secret. Je regardais ses mains calleuses sur lesquelles son âge s’inscrivait plus visiblement que sur son visage, et un brin de satisfaction se mélangea à ma torpeur, une satisfaction aussi inattendue que basse — à l’idée que lui non plus, il ne partirait pas. « Je ne verrai plus leur retour, dussè-je battre le record de Mathusalem », pensai-je. « Ça m’est égal. » Cela n’avait plus d’importance.

Je me levai. Thurber faisait crisser ses papiers.

— Bregg, fit-il sans lever les yeux, j’ai encore un peu de travail. Si tu veux, nous pouvons dîner ensemble^Tu pourras passer la nuit au dortoir qui est maintenant désert.

Je marmonnai un « d’acc », en me dirigeant vers la porte. Il travaillait comme si j’étais déjà parti. Je restai un moment sur le pas de la porte et je sortis. Au début je ne savais plus où j’étais. Puis j’entendis le martèlement régulier de mes pas sur le sol. Je m’arrêtai. Je me tenais au milieu d’un long couloir entre deux rangées de portes. L’écho des pas persistait. Une illusion ? Quelqu’un me suivait-il ? Je me retournai et vis une silhouette disparaître par une porte éloignée. Cela dura si peu de temps que je n’avais pratiquement pas vu cet homme, mais seulement son mouvement, un fragment du dos qui s’évanouissait au moment où la porte se refermait. Je n’avais rien à faire ici. Je ne pouvais plus continuer par là — le couloir se terminait en cul-de-sac. Je tournai les talons, dépassai une grande fenêtre. Par-dessus les massifs noirs des arbres du parc s’étendait l’aura argentée de la ville, je m’arrêtai de nouveau devant la porte marquée « Ici, Bregg » derrière laquelle travaillait Thurber. Je ne désirais plas le voir. Je n’avais rien à lui dire, la réciproque était aussi vraie. Pourquoi étais-je venu ? Soudain, tout surpris, je me rappelai la raison. Il me fallait entrer et m’enquérir d’Olaf — mais pas maintenant. Pas en ce moment. Je ne manquais pas de force, je me sentais tout à fait bien, cependant il se passait en moi quelque chose que je ne comprenais pas bien. J’avançai vers l’escalier. En face de cet escalier se trouvait la dernière porte, celle-là même où avait disparu cet inconnu. Je me rendis compte que c’était justement la pièce dont j’avais entrebâillé la porte en arrivant ; je reconnus une éraflure de la laque. Il n’y avait rien dans cette pièce. Qu’est-ce que l’homme pouvait bien y chercher ?

Certain qu’il n’y avait rien cherché — qu’il avait tenté seulement de se cacher de moi — je restai indécis un long moment, face à l’escalier vide éclairé d’une calme lumière blanche. Lentement, pouce après pouce, je me retournai. Une inquiétude étrange m’assaillit. En fait ce n’était pas vraiment de l’inquiétude, je n’avais peur de rien — j’étais comme après une piqûre anesthésiante, tendu, encore que tranquille — ; je fis deux pas, il me sembla qu’en tendant l’oreille j’entendis — de l’autre côté de la porte — un souffle. C’était absurde. « Maintenant, tu vas partir d’ici », conclus-je, mais cela n’était plus possible, j’avais consacré trop d’attention à cette porte imbécile pour partir sans rien faire. Je l’ouvris et regardai dans la pièce. Au milieu de la pièce vide, sous le plafonnier, je vis Olaf. Il portait ses vieux vêtements, les manches retroussées, comme s’il venait d’abandonner ses outils.

Nous nous dévisageâmes. Voyant que je n’avais pas l’intention d’ouvrir la bouche, il me salua en premier.

— Comment vas-tu, Hal …

Sa voix manquait d’assurance.

Je ne voulais rien feindre, j’étais tout simplement surpris par les circonstances de cette rencontre, peut-être n’étais-je pas encore remis de ma torpeur causée par les paroles de Thurber. Quoi qu’il en fût, je ne répondis rien. J’allai à la fenêtre d’où l’on avait la même vue sur le parc et sur les lumières de la ville. Je me retournai et m’assis sur son rebord. Olaf n’avait pas bougé. Il se tenait toujours au milieu de la pièce. Une grande feuille de papier glissa du livre qu’il tenait à la main et tomba lentement vers le sol. Nous nous baissâmes en même temps ; je ramassai le papier et vis le schéma de fusée que Thurber m’avait déjà montré. Le dessin portait plusieurs annotations de la main d’Olaf. « C’est de ça qu’il s’agissait », pensai-je. « Il ne disait rien car il allait partir, lui, et il voulait m’épargner cette nouvelle. Je dois lui dire qu’il se trompe, que je ne tiens pas du tout à participer à cette expédition. J’en ai assez des étoiles, et puis, je sais déjà tout de la bouche de Thurber, alors il peut me parler la conscience tranquille. »

Le dessin à la main, je regardais attentivement ses lignes, faisant semblant de réfléchir à la vélocité de la fusée. Néanmoins je ne dis rien, je lui tendis seulement la feuille qu’il prit non sans quelque réticence. Il la plia en deux et la rangea dans le livre. Tout cela se passa en silence, un silence involontaire, j’en étais sûr, mais cette scène, justement peut-être à cause de ce silence, se chargea d’une signification symbolique, comme si j’apprenais son appartenance à l’expédition et comme si, en lui rendant le dessin, j’acceptais — sans enthousiasme mais sans remords — son projet. Lorsque je cherchai ses yeux du regard, il les détourna pour me regarder aussitôt de travers — il paraissait extrêmement troublé et intimidé. Même maintenant, alors que je savais déjà tout ? Le silence de cette petite pièce devenait insupportable. J’enten dais sa respiration s’accélérer légèrement. Son visage était fatigué et ses yeux moins vivants que la dernière fois, signe qu’il avait beaucoup travaillé et peu dormi, mais il y avait aussi autre chose, une expression que je ne connaissais pas.

— Je vais bien … dis-je lentement, et toi ?

En prononçant ces mots, je me rendis compte qu’ils arrivaient trop tard, qu’ils auraient été à leur place immédiatement après mon entrée, alors que maintenant ils semblaient exprimer un reproche ou même de la raillerie.

— Tu étais chez Thurber ? demanda-t-il.

— Oui.

— Les étudiants sont partis … il n’y a plus personne ici, alors on nous a donné tout le bâtiment … débita-t-il avec une animation artificielle.

— Pour que vous puissiez préparer l’expédition ? Je lui tendais la perche, qu’il s’empressa de saisir.

— Oui, Hal. Toi, au moins, tu sais quel boulot c’est. Pour l’instant nous ne sommes qu’une poignée, mais nous avons des machines fantastiques, ces automates, tu sais …

— C’est bien.

Après ces paroles le silence s’abattit de nouveau sur nous, et, chose étrange, plus le silence durait, plus devenait visible l’inquiétude d’Olaf, son immobilité exagérée, car il n’avait pas bougé du milieu de la pièce, de dessous la lampe, comme s’il s’attendait toujours au pire. Alors je décidai d’en finir.

— Dis donc … fis-je tout bas, comment tu t’es imaginé tout ça ? … La politique de l’autruche ne paie jamais, tu sais … Tu ne croyais quand même pas que je n’allais pas l’apprendre ?

Je m’interrompis tandis qu’il restait silencieux, la tête penchée de côté. Visiblement j’avais exagéré car il n’y était pour rien, et moi, à sa place, j’aurais fait de même. D’ailleurs je ne lui en voulais pas du tout de son mois de silence, mais de cette tentative de fuite, du fait de s’être caché dans cette pièce quand il m’avait vu sortir de chez Thurber — seulement ça, je ne pouvais pas le lui dire, c’était trop stupide et trop ridicule. J’élevai la voix en le traitant d’imbécile. Même là il n’essaya pas de se justifier.

— Alors tu trouves qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat ?

— Ça dépend de toi …

— Comment ça, de moi ?

— De toi, répéta-t-il obstinément. L’essentiel c’était de savoir par qui tu l’apprendrais …

— Et tu crois toujours ça ?

— C’est ce qui me semblait …

— Ça n’a plus d’importance, marmonnai-je.

— Que … Qu’est-ce que tu penses faire ? demanda-t-il dans un murmure.

— Rien.

Olaf me regardait soupçonneux.

— Hal, mais tu sais bien que moi …

Il n’acheva pas. Je sentais que même ma présence le torturait, mais je ne pouvais toujours pas lui pardonner cette fuite ; quant à partir, comme ça, sans un mot, ce serait encore pire que cette incertitude qui m’avait amené ici. Je ne savais plus quoi lui dire ; tout ce qui nous avait liés l’un à l’autre était devenu un sujet tabou. Je le regardai juste au moment où il me jeta un regard — chacun de nous espérait de l’aide de l’autre …

Je me levai du rebord de la fenêtre.

— Olaf … Il se fait tard. Je m’en vais … Ne crois pas que … que j’aie de la rancune envers toi, pas du tout. Nous allons nous revoir, tu viendras peut-être chez nous … J’avais du mal à former les phrases, chaque mot sonnait faux, et il le sentait.

— Non, mais … reste, au moins pour la nuit.

— Je ne peux pas, tu sais, j’ai promis à …

Je ne prononçai pas son nom. Olaf grogna :

— Comme tu veux, allez, je te raccompagne.

Nous sortîmes ensemble de cette pièce, puis descendîmes l’escalier ; dehors l’obscurité était totale. Olaf avançait à mon côté, silencieux ; soudain, il s’arrêta. Je m’arrêtai aussi.

— Reste, murmura-t-il, comme gêné. Je ne voyais qu’une tache claire à la place de son visage.

— D’accord, approuvai-je de façon inopinée et je fis demi-tour. Il ne s’y était pas attendu. Il demeura immobile un quart de seconde, puis il me prit par le bras et me conduisit vers un autre bâtiment, plus bas. Nous dinâmes dans une salle vide éclairée seulement par quelques lampes, devant un buffet, sans même nous asseoir. Pendant tout le repas nous n’échangeâmes pas plus de dix phrases. Puis nous montâmes à l’étage.

La chambre où il me conduisit était presque exactement carrée, toute de blanc mat ; il y avait une large fenêtre donnant sur le parc, mais du côté opposé puisqu’on ne voyait pas l’aura de la ville au-dessus des arbres ; il y avait aussi un grand lit aux draps frais, deux petits fauteuils, un autre, plus grand appuyé contre le rebord de la fenêtre. Derrière l’ouverture étroite de la porte je voyais luire le carrelage de la salle de bains. Sur le seuil Olaf se tenait, les bras ballants, il attendait que je parle, mais je continuais à me taire ; je me promenais au milieu de la chambre en touchant machinalement les objets, les prenant ainsi en possession, du moins temporaire ; il me demanda très bas :

— Est-ce que … je peux faire quelque chose pour toi ?

— Oui, fis-je, laisse-moi seul …

Il ne bougea pas d’un iota. Son visage se couvrit d’une rougeur soudaine qui céda peu à peu place à la pâleur, puis un sourire s’y dessina — il essayait d’absorber l’insulte, car ça ressemblait à une insulte. Ce sourire forcé et triste fit rompre en moi une digue ; j’arrachai convulsivement le masque d’indifférence que j’avais adopté car je ne pouvais rien afficher d’autre, me jetai sur lui comme il se retournait déjà pour partir, lui pris la main et l’écrasai en le priant par cette étreinte violente de me pardonner, tandis que lui, sans me regarder, répondait avec la même force et sortait.

Je sentais encore sa poigne dure dans ma main alors qu’il refermait déjà la porte, silencieusement et soigneusement, comme il l’aurait fait en sortant de la chambre d’un malade. Je restais seul, comme je l'avais voulu.

Le bâtiment était plongé dans un silence profond. Je n’entendais même pas les pas d’Olaf s’éloigner. Ma silhouette lourde se reflétait faiblement dans la vitre, de l’air chaud provenait d’une source invisible. Je voyais à travers mon propre contour la limite sombre des arbres plongés dans l’obscurité totale — je parcourus une fois de plus la chambre du regard et m’assis dans un grand fauteuil près de la fenêtre.

La nuit d’automne venait de tomber. Je ne pouvais même pas envisager de m’endormir. Je me remis à la fenêtre. Les ténèbres devaient être pleines de fraîcheur et de frémissements de brindilles sans feuilles se frottant les unes contre les autres — soudain, j’eus envie de m’y trouver, de me perdre dans l’obscurité, dans son enchevêtrement chaotique. Sans réfléchir je quittai la chambre. Le couloir était désert. J’avançai jusqu’à l’escalier sur la pointe des pieds, ce qui était certainement d’une prudence excessive. Olaf avait dû se coucher depuis longtemps. Thurber, s’il travaillait, devait se trouver à un autre étage, dans une aile éloignée de la bâtisse. Je descendis l’escalier en courant, sans étouffer le bruit de mes pas, me faufilai à l’extérieur et me mis à avancer rapidement devant moi. Je n’avais pas choisi ma direction, j’avançais seulement de façon à laisser derrière moi les lumières de la ville. Les allées du parc me conduisirent rapidement hors de ses limites signalées par une haie ; je me retrouvai sur une route que j’empruntai sans hésiter, puis, quelque temps après, je m’arrêtai. Je ne voulais pas suivre la route, elle menait sûrement à un village, vers les hommes, et moi, je voulais rester seul.

Je me rappelai qu’à Clavestra Olaf m’avait parlé de Malléo-Ian, cette ville nouvelle créée après notre départ, entre les montagnes : effectivement, les quelques kilomètres de la route que j’avais parcourue n’étaient que virages et épingles, contournant sans doute des collines, mais dans le noir je ne pouvais pas m’en rendre compte de visu. Comme toutes les autres routes, celle-là n’était pas éclairée, seule sa surface dégageait une faible clarté phosphorescente, trop faible cependant pour éclairer ne fût-ce que les broussailles recouvrant ses bas-côtés. Je la quittai donc, m’enfonçai à tâtons dans un fourré et, par une côte escarpée, gagnai une élévation de terrain toute dépouillée d’arbres — le vent y faisait rage librement. A plusieurs reprises j’entrevis l’ombre pâle de la route abandonnée qui serpentait loin en bas, puis cette dernière lumière disparut. Je m’arrêtai une seconde fois. J’essayais de me repérer tant avec mes yeux aveugles qu’avec mon corps tout entier. Le visage offert au vent, je tâchais de m’y retrouver dans cet endroit inconnu comme sur une planète étrangère. Je comptais regagner par le chemin le plus court un des sommets entourant la vallée au fond de laquelle se nichait la ville — mais comment retrouver la bonne direction ? Toute cette entreprise me paraissait désespérée, lorsque, brusquement, je perçus un lointain bruissement, venant d’en haut et évoquant un peu le bruit sourd des vagues, mais pourtant différent. C’était le bruit du vent traversant la forêt située beaucoup plus haut que l’endroit où je me trouvais. Sans hésiter, je me dirigeai de ce côté. Un versant couvert de vieille herbe desséchée m’avait amené vers les premiers arbres. Je passai à côté de leurs ombres, les mains tendues pour me protéger le visage des branches épineuses. Bientôt la pente devint plus douce, les arbres s’écartèrent, de nouveau je dus choisir une direction. Prêtant une oreille attentive aux ténèbres, j’attendais patiemment l’élan suivant, plus violent, du vent. A un moment donné l’espace retentit : des hauteurs lointaines affluait un chant puissant, prolongé ; décidément, cette nuit le vent était mon allié. Je me remis en marche, descendant en travers, bien que cela me fît perdre de l’altitude. La pente raide me conduisit au fond d’un ravin noir, assez escarpé. Je commençai à remonter d’un pas rythmé le versant opposé. Un petit ruisseau qui coulait quelque part m’indiquait le chemin. Je ne l’avais pas vu tout de suite. D’ailleurs il suintait peu sous les roches. Le bruissement de l’eau courante s’atténuait au fur et à mesure que je montais, et finit par disparaître complètement. Une fois de plus la forêt m’entoura, une forêt de haute futaie, de pins, probablement, presque totalement dépourvue de sous-bois. Une couche d’aiguilles sèches et quelquefois de mousse glissante recouvrait le sol comme un coussin. Cette marche à corps perdu dura quelque trois heures ; je trébuchais sur des racines qui apparaissaient de plus en plus souvent sur les rochers saillants du sol mince. Je craignais un peu que le sommet ne se révèle boisé et que cette marche dans la montagne qui venait seulement de commencer ne s’achève dans un labyrinthe. Mais j’avais de la chance — par le petit col dépouillé j’atteignis un éboulis de pierres de plus en plus abrupt. C’est à peine si je pouvais tenir debout car les pierres commençaient à glisser en cliquetant sous mes pieds ; en sautant d’un pied à l’autre non sans chutes fréquentes, j’arrivai au bord d’un ravin étroit et j’avançai plus vite déjà vers le sommet. Je m’arrêtais de temps en temps essayant de m’y retrouver un peu, mais l’obscurité qui y régnait m’en empêchait complètement. Je n’apercevais ni la ville ni ses lueurs, de même il n’y avait plus trace de la route lumineuse que j’avais quittée auparavant. Le ravin aboutissait dans une clairière recouverte d’herbes sèches. La surface grandissante du ciel étoilé me prouvait que j’étais déjà haut ; apparemment le sommet que j’escaladais égalait les crêtes des montagnes qui le voilaient avant. Encore quelques centaines de pas et je rejoignis les premières touffes d’arbustes conifères.

Si quelqu’un m’avait arrêté brusquement dans ces ténèbres pour me demander où j’allais et pourquoi, je n’aurais pas su lui répondre ; heureusement il n’y avait personne et je ressentais inconsciemment cette marche nocturne et solitaire comme un soulagement. Le versant de la montagne devenait de plus en plus abrupt, j’avais de plus en plus de mal à avancer, mais je fonçais droit devant moi, faisant seulement attention de ne pas m’écarter de mon chemin, comme si j’avais un but fixé.

Mon cœur battait fort, mes poumons étaient en feu, mais je continuais à grimper frénétiquement, sentant d’instinct que j’avais besoin d’un effort épuisant.

J’écartais devant moi les branches tordues de broussailles, par moments je m’empêtrais dans le fourré, je m’en arrachais par force et continuais d’avancer.

Les branches de conifères me balayaient le visage et la poitrine, s’accrochaient à mes vêtements, j’avais les doigts collants de résine.

Lorsque j’eus atteint une surface dégagée, soudain, le vent arriva, me tomba dessus dans l’obscurité, se déchaîna, sifflant quelque part dans les hauteurs où je devinais l’existence d’un col.

Entre-temps je replongeai dans les touffes de conifères où stagnaient comme des îlots invisibles d’air chaud et immobile, tout imprégnés de leur parfum intense.

Sur mon chemin, de vagues obstacles apparaissaient : des rochers, des champs de rocaille qui fuyaient sous mes pieds. Ma marche devait durer depuis plusieurs heures déjà et je me sentais toujours une réserve de forces suffisante pour que cela me désespère. Le ravin qui menait vers le col inconnu, et peut-être vers le sommet, se rétrécit tellement que je voyais en même temps ses deux bords élevés, dont les masses noires éteignaient les étoiles.

Depuis longtemps j’avais laissé derrière moi la zone des brouillards, mais cette nuit fraîche était sans clair de lune et les étoiles donnaient peu de lumière. J’étais d’autant plus étonné d’apercevoir autour et au-dessus de moi des formes blanches et longilignes. Elles demeuraient dans l’obscurité qu’elles n’éclairaient pas, comme imprégnées de la lumière du jour — le premier crissement sous mes pieds me fit comprendre que je marchais sur la neige. Elle couvrait d’une couche mince tout le reste du versant abrupt. J’aurais sans doute gelé jusqu’à la moelle des os, car j’étais peu couvert. Mais d’une manière brusque le vent cessa. J’entendais d’autant plus distinctement le bruit de la croûte de neige craquant sous mes pas et dans laquelle je m’enfonçais maintenant jusqu’à mi-cheville.

Sur le col même il n’y avait presque pas de neige.

Les silhouettes noires des roches balayées par le vent se dressaient au-dessus de la pierraille. Je m’arrêtai, le cœur battant, et regardai vers la ville. Le relief du versant la cachait et seule l’obscurité roussâtre, diluée par ses lumières, trahissait son emplacement dans la vallée. Je fis encore une douzaine de pas et m’assis sur un rocher creux, au-dessous duquel s’était amassée un peu de neige chassée par le vent. Maintenant je ne voyais même plus la moindre lueur citadine. Devant moi, dans l’obscurité, se dressaient les montagnes, tels des fantômes aux cols blanchis par la neige. Fixant attentivement le côté est de l’horizon j'y vis une première trace grise effacer les étoiles — l’amorce d’une nouvelle aube — et tout au fond se dessiner un pic abrupt cassé en deux. Et soudain, dans mon immobilité, quelque chose commença à se passer : des ténèbres difformes à l’extérieur — ou à l’intérieur de moi-même ? — se déplaçaient, s’affolaient ; j’en étais tellement absorbé que l’espace d’un instant j’eus la sensation de perdre complètement la vue et lorsque je la récupérai, je voyais tout différemment. A l’est, le ciel prenait une teinte grise qui rendait encore plus profond le noir des flancs de la montagne, mais j’aurais été capable d’indiquer dans l’obscurité chaque brèche, chaque aspérité des massifs qui m’entouraient. Je savais d’avance l’image que le jour allait dévoiler car elle était inscrite en moi pour toujours — et pas pour rien. C’était cette chose inchangée que j’avais désirée, cette chose qui était restée imperturbable pendant que tout mon univers tombait en ruine et disparaissait dans un abîme d’un siècle et demi.

C’est dans cette vallée que j’avais passé mon enfance — dans un vieux refuge en bois sur le versant opposé, herbeux, du Chasseur de Nuages. Il ne subsistait sans doute plus de cette vieille masure une pierre de soubassement, les dernières poutres devaient être depuis longtemps réduites en poussière, cependant la crête rocheuse demeurait inchangée, comme si elle avait attendu cette rencontre. Etait-ce ma mémoire, vague, inconsciente qui m’avait conduit pendant la nuit à cet endroit précis ?

Le choc de cette reconnaissance libéra d’un seul coup toute ma faiblesse si désespérément masquée, d’abord par mon calme feint, puis par l’acharnement voulu de mon ascension. Je tendis la main et, sans avoir honte de mes doigts tremblants, je mis dans ma bouche des cristaux de neige dont la fraîcheur fondante sur ma langue, sans étancher ma soif, me calma. Je restai assis, mangeant de la neige, n’y croyant pas tout à fait encore, n’attendant plus que les premiers rayons de soleil pour confirmer mes présomptions. Longtemps avant l’aube un oiseau descendit d’entre les étoiles qui pâlissaient imperceptiblement, plia ses ailes, se posa sur un rocher incliné, puis se mit à avancer vers moi. Je m’immobilisai pour ne pas l’effaroucher. Il me contourna, s’éloigna, et comme je songeais qu’il ne m’avait pas remarqué, il revint de l’autre côté, ayant contourné le rocher sur lequel j’étais assis. Nous nous regardâmes ainsi un moment ; puis je dis à voix basse :

— D’où sors-tu, toi ?

Voyant qu’il n’avait pas peur de moi je me remis à manger de la neige.

U penchait sa petite tête, me fixait avec les petites perles noires de ses yeux, puis, brusquement, comme s’il m’avait assez vu, il déploya ses ailes et s’envola. Et moi, appuyé contre le mur rugueux du rocher, accroupi, les mains refroidies par la neige, j’attendais l’aube et toute cette nuit me revenait par bribes rapides et violentes : Thurber, ses paroles, le silence entre Olaf et moi, le panorama de la ville, le brouillard rouge et les éclaircies dans ce brouillard, les coulées de lumière, les courants d’air brûlant — la respiration de millions d’êtres, des places et des allées suspendues, des bâtiments en forme de calice, aux pétales ardents, les teintes qui dominaient sur certains niveaux, ma conversation incohérente avec l’oiseau sur le col, et moi — mangeant de la neige avec avidité … Toutes ces images étaient réelles et irréelles en même temps, comme dans un rêve ; elles rappelaient et dissimulaient quelque chose que je n’osais pas aborder, car pendant tout ce temps j’essayais de trouver en moi la force d’accepter cette chose que je ne pouvais pas admettre jusqu’alors. Mais c’était avant, de même que le rêve. Maintenant, sobre et attentif, attendant l’arrivée du jour dans l’air gris argenté, face aux montagnes sévères, aux ravins, aux éboulis qui émergeaient lentement de la nuit comme une confirmation silencieuse de la réalité de mon retour, pour la première fois seul, mais plus un étranger sur Terre, déjà soumis, à elle et à ses lois, je pouvais — sans révolte et sans regret — penser à ceux qui partaient moissonner la toison d’or des étoiles …

Les neiges des sommets s’allumèrent d’or et d’argent. La crête demeurait, dominant la vallée pleine d’ombre mauve, puissante et sans âge, et moi, sans fermer les yeux remplis de larmes qui réfléchissaient la lumière, je me levai lentement et commençai à descendre par les éboulis vers le sud où se trouvait ma maison.

Загрузка...