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Je passai tout l’après-midi dans une librairie où il n’y avait pas de livres. On n’en imprimait plus depuis au moins un demi-siècle. Je m’étais cependant tant réjoui à l’idée de pouvoir les toucher, de soupeser les volumes, sentir leur poids annonçant la durée de la lecture. Toute la bibliothèque du Prométhée était constituée de microfilms. Rien à faire, ici non plus on ne pouvait plus fouiller les rayons … La librairie rappelait plutôt un laboratoire électronique. Des cristaux enregistrés, voilà ce qui avait remplacé les livres. On pouvait les lire à l’aide d’un opton, qui ressemblait même à un livre, mais avec une seule feuille entre les couvertures. En la touchant on provoquait le défilement des pages. Mais le robot vendeur m’informa qu’on les utilisait très peu — le public préfère les lectons : ils lisent à voix haute, on peut régler leur débit, le genre et le ton d^ la voix. Seules les publications scientifiques à très faible tirage étaient encore imprimées sur plastique, imitation de papier. Ainsi tous mes achats remplirent à peine une poche — presque trois cents volumes ! Une poignée de blé cristal — c’était ça, des livres. J’avais choisi beaucoup d’ouvrages historiques, sociologiques, un peu de statistiques, de démographie et de psychologie, ceux que m’avait conseillés la fille ; quelques manuels plus importants — par leur contenu, pas par leur poids — de mathématiques. Le robot qui me servait était lui-même une encyclopédie, grâce, comme il me l’avait dit, aux liaisons directes par catalogues électroniques avec tous les ouvrages disponibles sur Terre. Dans la librairie même il n’y avait que des exemplaires uniques de livres que l’on enregistrait sur cristaux à la demande du client.

Les cristaumatrices étaient invisibles, placées derrière des plaques d’acier émaillé bleu ciel. Ainsi le livre était en quelque sorte imprimé à chaque fois que l’on en avait besoin. Il n’y avait plus de problèmes de tirage, de quantités, de ruptures de stock. C’était certainement une grande réussite, néanmoins je regrettais les bouquins. Ayant appris qu’il y avait encore des libraires — antiquaires qui en vendaient des vrais, j’avais retrouvé l’un d’eux. Je fus déçu ; il n’y avait presque pas d’ouvrages scientifiques, juste de la littérature d’évasion, quelques livres pour enfants et des collections de revues anciennes.

J’achetai — car il fallait payer pour de vieux livres — quelques contes datant de quarante ans, pour savoir ce qu’ils appelaient encore « contes » ; puis je me rendis dans un magasin d’articles de sport. Là, ma déception fut sans bornes.

L’athlétisme n’existait plus que d’une façon atrophiée. Des courses, des lancers, des sauts et de la natation, mais presque plus de combats. La boxe n’existait plus et ce qui tenait lieu de lutte n’était qu’une espèce de pousse-pousse ridicule sans véritable combat. Je vis une rencontre de championnat du monde dans la salle de projection du magasin et j’étais tellement furieux que je les envoyais tous au diable. Par moments, j’avais envie de rire comme un dément. Je posai des questions sur la lutte américaine, le judo et le jiu-jitsu, mais personne ne savait même plus de quoi il s’agissait. Ça se comprenait puisque le football avait complètement disparu, comme étant un sport violent favorable aux chocs et aux contusions. Le hockey existait toujours, mais sous quelle forme ! On le jouait dans des combinaisons tellement gonflées que les joueurs ressemblaient à des ballons géants. Voir les deux équipes se heurter en mollesse ressemblait plutôt à une farce grotesque qu’à un match. Des plongeoirs, il y en avait, oui, mais pas de plus de quatre mètres de hauteur. Je pensai immédiatement à ma (ma !) piscine et j’acquis un plongeoir pliant pour rehausser celui que j’allais trouver à Clavestra. Toute cette dégringolade résultait de la bettrisation. Je ne regrettais pas la disparition des luttes de coqs, des corridas et d’autres spectacles sanglants ; je n’avais non plus jamais été un fervent de la boxe professionnelle. Cependant la « bouillie tiède » que l’on nommait encore sport ne m’attirait nullement. L’intrusion de la technique dans le sport n’était pour moi concevable que dans le domaine du tourisme. Il s’était d’ailleurs bien développé surtout dans le domaine subaquatique.

J’avais contemplé diverses sortes d’appareils de plongée, de petites torpilles électriques avec lesquelles on pouvait voguer au-dessus des fonds des lacs, des glisseurs, des hydrotes se mouvant sur coussin d’air comprimé, des micro-gliders marins, tous équipés d’ustensiles spéciaux protégeant de l’accident.

Je ne pouvais plus considérer comme sportives les courses qui bénéficiaient cependant d’une grande popularité ; évidemment pas de chevaux, pas de voitures — c’étaient des courses entre les machines téléguidées sur lesquelles l’on pouvait miser. Le sport de compétition, le sport traditionnel avait perdu de son importance. On m’expliqua que les limites des possibilités physiques de l’homme avaient été atteintes et que les records n’auraient pu être améliorés que par des êtres anormaux, des monstres de puissance ou de vitesse. D’ailleurs, raisonnablement, je ne pus qu’approuver le fait que des vestiges de disciplines athlétiques s’étaient très largement répandus était des plus positifs, néanmoins je sortis très abattu après cette visite de trois heures.

J’ordonnai d’envoyer des instruments de gymnastique à Clavestra. Après réflexion je renonçai au hors-bord ; je voulus acquérir un yacht, mais il n’y avait plus de bateaux honnêtes avec des dérives, seules subsistaient de malheureuses baignoires garantissant une telle stabilité que je ne comprenais plus comment on pouvait tirer le moindre plaisir de la navigation.

Le soir tombait quand je repris le chemin de l’hôtel. Le soleil avait disparu, des nuages rouges, duveteux venaient de l’ouest, la lune se levait dans son premier quart et au zénith en brillait une autre — certainement un immense satellite artifi ciel. L’espace aérien grouillait de machines volantes. Le nombre de passants diminua, puis il y eut de plus en plus de gliders et apparurent sur les chaussées ces traînées lumineuses dont j’ignorais encore la signification.

Je revenais par une autre route quand je tombai sur un grand parc. Il m’avait semblé de premier abord que c’était le parc Terminal, mais il signalait sa présence plus loin, au nord, dans la partie haute de la ville où brillait la montagne de l’aérogare.

La vue en était fantastique, car quand tous les environs étaient déjà recouverts de pénombre lardée seulement de lumières de rues, les niveaux supérieurs du Terminal étincelaient tels les sommets alpins couverts de neige.

Il y avait foule dans le parc. Je découvrais plein de nouvelles espèces d’arbres, surtout des palmiers, des cactus sans épines florissaient, et dans un cul-de-sac éloigné de l’allée principale je réussis à trouver un vieux châtaignier d’au moins deux cents ans. Trois hommes de ma taille n’auraient pas pu embrasser son tronc. Je m’assis sur un banc et contemplai pendant quelque temps le ciel. Les étoiles ! Clignotant, tremblotant dans des courants invisibles de l’atmosphère qui protégeait la Terre. Comme elles semblaient innocentes ! Pour la première fois depuis des années je pensais « les petites étoiles ». Là-bas personne n’aurait osé s’exprimer ainsi ; si quelqu’un l’avait fait nous aurions cru qu’il devenait fou. Petites étoiles, en effet, mais combien voraces !

Par-dessus les cimes déjà complètement noires des arbres, s’éleva un lointain feu d’artifice ; je vis immédiatement et avec un réalisme surprenant Arcturus avec ses montagnes de feu que j’avais survolé en claquant les dents de froid pendant que le givre de l’appareil de frigorification fondait et gouttait, ferrugineux, sur ma combinaison. Je ramassais alors des échantillons, écoutant de toutes mes oreilles le sifflement des compresseurs car leur ralentissement, une micro-panne d’une seconde, aurait transformé la cuirasse, les appareils et moi-même en un imperceptible nuage de vapeur. Une goutte tombant sur une plaque rougie ne s’évapore pas aussi vite qu’un homme soumis à une telle température.

Les fleurs du châtaignier se flétrissaient déjà. Je n’avais jamais aimé le parfum de ses fleurs, mais maintenant elles me rappelaient tout ce qui s’était passé il y avait si longtemps. Les reflets du feu d’artifice ondoyaient toujours au-dessus des haies, on entendait des exJamations, le vent m’apportait des bouffées de musique provenant de différents orchestres et toutes les quelques dizaines de secondes me parvenaient les cris des participants aux attractions, peut-être des passagers d’un téléphérique. Cependant mon recoin demeurait désert.

A un moment apparut une haute silhouette noire sortant d’une contre-allée. La verdure était déjà entièrement grise et je n’aperçus le visage de l’homme marchant très lentement à petits pas, ses pieds ne quittant guère le sol, que lorsqu’il se trouva tout près de moi. Ses mains reposaient dans de petites poires dont partaient deux bâtons très fins sur lesquels il s’appuyait. Pas comme un paralytique, non, plutôt comme quelqu’un de très faible. Il ne me regardait pas, il ne regardait rien. Les rires, les exclamations, les éclats de fusées, rien ne semblait exister pour lui. Il resta peut-être arrêté une minute, respirant avec difficulté, et son visage m’apparaissait dans la clarté intermittente des explosions. Il était si vieux qu’il n’en restait que la peau et les os, les années avaient effacé toute expression de son faciès ridé. Quand il voulut progresser de nouveau, poussant vers l’avant ces béquilles ou prothèses étranges, l’une d’elles glissa. Je bondis de mon banc pour le soutenir, mais il avait déjà repris son équilibre. Je le dominais d’une tête, malgré cela il était grand pour un homme de cette époque ; il me regarda avec des yeux brillants.

— Excusez-moi, murmurai-je. Je voulus m’éloigner, mais je restai, j’en lus l’ordre dans ses yeux.

— Je vous ai déjà vu quelque part, dit-il d’une voix étonnamment forte. Mais où ?

— J’en doute, répondis-je en secouant la tête. Je ne suis revenu qu’hier … d’un très long voyage.

— D’où ?

— De Fomalhaut.

— Arder ! Tom Arder ! Ses yeux s’éclairèrent de joie.

— Non, répondis-je. Mais j’étais avec lui.

— Et lui ?

— II a disparu.

Il haletait.

— Aidez-moi … à … m’asseoir …

Je le pris par les épaules. Sous l’étoffe noire et glissante il n’y avait que des os. Je le reposai en douceur sur le banc. Me penchai sur lui.

— Asseyez-vous …

Je m’assis. Il haletait toujours, les yeux mi-clos.

— Ce n’est rien … l’émotion …, murmura-t-il. Un instant plus tard il souleva ses paupières. Je m'appelle Roemer, dit-il simplement.

J’en eus le souffle coupé à mon tour.

— Comment ça … vous … vous ? … Quel …

— Cent trente-quatre ans, dit-il sèchement. J’en avais sept alors …

Je me souvenais de lui. Il était venu chez nous avec son père, un mathématicien extraordinaire, assistant de Géonidès — créateur de la théorie qui avait permis notre vol. Arder avait alors montré au gamin le hall d’essais, les centrifugeuses — je l’avais gardé tel dans mon souvenir : un gosse de sept ans, très vif, avec les yeux noirs de son père. Arder l’avait tenu à bout de bras pour que le petit puisse voir de près l’intérieur de la chambre gravitationnelle dans laquelle je me trouvais.

Nous nous taisions tous les deux. Il y avait quelque chose d’étrange dans cette rencontre. Je fixais avidement à travers l’obscurité son visage tellement vieux et j’avais la gorge serrée. Je voulus sortir une cigarette mais mes mains tremblaient tellement que je n’arrivais pas à trouver ma poche.

— Arder, qu’est-ce qu’il est devenu ? demanda-t-il.

Je le lui dis.

— Vous n’avez rien retrouvé ? Rien ?

— Non … Vous savez, là-bas on ne retrouve rien.

— Je vous ai pris pour lui …

— Je comprends. La taille et tout …

— Oui. Quel âge avez-vous maintenant ? Biologique, j’entends.

— Quarante.

— J’aurais pu … murmura-t-il.

Je le compris.

— Ne regrettez pas, répondis-je durement. Ne le regrettez pas. Ne regrettez rien, vous me comprenez ?

Pour la première fois il regarda mon visage.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai rien à faire ici, dis-je. Personne n’a besoin de moi … Comme moi, je n’ai besoin de … personne.

C’était comme s’il ne m’avait pas entendu.

— Comment vous appelez-vous ?

— Bregg. Hal Bregg.

— Bregg, répéta-t-il, Bregg … non. Je ne me rappelle pas. Vous y étiez, pourtant ?

— Oui. A Apprenous, quand votre père avait apporté des corrections trouvées par Géonidès pendant le dernier mois avant le décollage … il apparut que les coefficients de réfraction dans les poussières sombres étaient trop bas … je ne sais pas si ça vous dit quelque chose ? Hésitant, je m’interrompis.

— Bien sûr. Et comment donc, répondit-il avec une intonation de surprise. Mon père … Et comment … A Apprenous ? Mais qu’est-ce que vous y faisiez ? Où étiez-vous ?

— Dans la chambre gravitationnelle, chez Jansen. Vous y étiez, vous aussi, amené par Arder, vous étiez tout en haut, sur le pont, et vous me regardiez subir quarante g. Quand j’en suis sorti, je saignais du nez … Vous m’aviez alors donné votre mouchoir …

— Ah ! C’était vous !

— Oui.

— Il me semblait que cet homme, dans la chambre … avait des cheveux bruns.

— Oui. Les miens ne sont pas blonds. Ils sont blancs. Seulement dans l’obscurité on ne le voit pas bien.

Nous demeurâmes silencieux un peu plus longtemps.

— Vous êtes évidemment enseignant ? demandai-je pour rompre enfin ce silence.

— Je l’étais. Maintenant plus rien … Depuis vingt-trois ans … Rien … Et puis il répéta encore une fois, tout bas : Rien …

— J’ai acheté aujourd’hui des livres, parmi eux une topolo-gie de Roemer. Est-ce qu’il s’agit de vous ou de votre père ?

— De moi. Vous êtes mathématicien ?

Il me regarda avec un intérêt nouveau.

— Non, dis-je. Mais … j’avais beaucoup de temps libre … là-bas. Chacun faisait ce qu’il voulait. Moi … les mathématiques m’ont beaucoup aidé.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Nous avions plein de microfilms : romans, essais, tout ce qu’on voulait. Savez-vous que nous avons emporté trois cent mille titres ? Votre père conseillait Arder dans le domaine mathématique …

— Je le savais.

— D’abord nous considérions ça comme une distraction ; … une façon de tuer le temps … Mais au bout de quelques mois, quand nous avons perdu tout contact avec la Terre, et restions suspendus — apparemment immobiles par rapport aux étoiles —, alors, vous savez, lire qu’un certain Pierre tirait nerveusement sur sa cigarette et se demandait si Lucie allait venir, et qu’elle est venue, et qu’elle tordait ses gants en silence … Alors d’abord on a été pris de fous rires et ensuite on a envoyé ça au diable. En un seul mot on n’y touchait plus.

— Et il ne restait que les mathématiques ?

— Non. Pas tout de suite. J’avais d’abord commencé à apprendre des langues, d’ailleurs je ne les ai jamais abandonnées, tout en sachant que cela ne servirait à rien, car à mon retour elles seraient devenues des dialectes archaïques. Mais Gimma — et surtout Thurber — me poussaient vers la physique. Comme quoi ça peut toujours servir. Je m’y suis mis alors, avec Arder et Olaf Staave ; il n’y avait que nous trois qui n’étions pas des scientifiques.

— Pourtant vous étiez diplômés …

— Oui, une maîtrise en théorie d’information, une en cosmologie et un diplôme d’ingénieur nucléaire, mais tout cela était plutôt professionnel que théorique. Vous devez savoir ce qu’un ingénieur connaît des mathématiques. Alors la physique … Mais je voulais quelque chose qui ne serve qu’à moi-même. Et seulement les maths pures … Je n’avais jamais été très doué pour les maths. Même pas du tout, mais j’étais très obstiné.

— Oui, dit-il très bas, il fallait l’être pour partir …

— Surtout pour se faire admettre, ajoutai-je. Et savez-vous pourquoi c’étaient justement les maths ? Je l’ai compris seulement là-bas. Parce qu’elles sont au-dessus de tout. Les travaux d’Abel et de Kronecker ont autant de valeur aujourd’hui qu’il y a quatre cents ans et elles en auront toujours. On crée de nouvelles voies mais les anciennes conduisent toujours quelque part … Là-bas … il y a … l’éternité. Seules les mathématiques n’en ont pas peur. C’est là-bas que j’ai compris qu’elles étaient définitives. Et puissantes. Il n’y avait rien de comparable à elles. Et puis le fait qu’elles me donnaient du mal, ça aussi, c’était bon. Je me forçais et quand je ne pouvais pas m’endormir je répétais ce que j’avais étudié pendant la journée …

— Intéressant, dit-il. Mais il n’y avait nul intérêt dans sa voix. Je ne savais même pas s’il m’écoutait. Au fond du parc les cris de joie accompagnaient chaque nouvelle apparition de colonnes de feu rouge et vert. Là où nous étions assis, sous les arbres, régnait la pénombre. Je me tus. Mais ce silence était insupportable.

— C’était pour moi une mesure d’autoprotection, dis-je. La théorie des grands nombres … C’est-à-dire ce que Mirea et Awerin ont fait de l’héritage de Cantor. Vous comprenez, c’était fantastique que de manipuler ces grandeurs surfinies, transfinies, ces continua parfaitement séparables, puissants … Je me souviens du temps que j’ai consacré à ça, comme si c’était hier.

— Ce n’est pas aussi inutile que vous le croyez, marmonna-t-il. Ainsi il m’écoutait. N’avez-vous pas entendu parler des travaux d’Igalla ?

— Non, qu’est-ce que c’est que ça ?

— La théorie d’antichamp discontinu.

— Je ne connais rien sur l’antichamp. Qu’est-ce que c’est ?

— De la rétronihilation. Toute la parastatique est venue de là.

— Je ne connais même pas ces termes.

— Evidemment, ils n’existent que depuis une soixantaine d’années. Ce ne sont d’ailleurs que des préliminaires de la gravitologie.

— Je vois que j’ai du pain sur la planche, la gravitologie, c’est la théorie de la gravitation, je crois ?

— Bien plus. On ne peut l’expliquer autrement que par les mathématiques. Vous avez étudié Appione et Froom ?

— Oui.

— Alors vous ne devriez avoir aucune difficulté. Ce ne sont que des développements des métagènes dans un ensemble configurationnel dégénéré à n dimensions.

— Comment ça ? Mais Skriabine a démontré qu’il n’existait pas d’autres métagènes que variants …

— En effet, une très belle démonstration. Mais cela est transcontinu, comprenez-vous ?

— Pas possible ! Ça a dû ouvrir tout un monde de possibilités !

— Oui, dit-il sèchement.

— Je me rappelle un ouvrage de Mianikowski … commençai-je.

— Oh ! ça n’a qu’un rapport très vague ; tout au plus la même direction de recherches.

— Combien de temps me faudrait-il pour étudier tout ce qui a été fait depuis ? demandai-je.

— A quoi ça vous servira-t-il ?

Je ne sus que lui répondre.

— Vous n’allez plus voler ?

— Non, répondis-je. Je suis trop vieux. Je ne supporterais plus de telles accélérations … et puis … je ne voudrais plus voler.

Après ces mots nous nous tûmes pour de bon. Cette soudaine excitation avec laquelle j’avais parlé de mathématiques avait disparu et je restais assis à côté de lui, ressentant tout le poids de mon corps, sa grandeur inutile. En dehors des mathématiques nous n’avions rien à nous dire et nous le savions très bien tous deux. Tout à coup j’eus l’impression que tout mon enthousiasme à décrire les mathématiques et leur rôle béni pendant mon voyage n’était que feint. Je me trompais moi-même avec cette modestie, cet héroïsme appliqué d’un pilote, étudiant la théorie des grandeurs infinies, entouré de nuages galactiques. Je m’étais enfoncé dans mon mensonge. Car, au fond, qu’est-ce que cela représentait ? Est-ce qu’un naufragé qui aurait passé des mois entiers en mer et aurait dénombré les fibres de bois composant son radeau pour ne pas devenir fou, aurait eu de quoi pavoiser ? Se vanter d’avoir été suffisamment tenace pour se sauver ? Et alors ? Qu’est-ce que ça pouvait fiche aux autres ? Qu’est-ce que ça pouvait fiche à quelqu’un la manière dont j’avais occupé mon malheureux cerveau pendant ces dix années ? En quoi était-ce plus intéressant que de savoir avec quoi je remplissais mon estomac ? Il fallait absolument arrêter de jouer les héros modestes, pensai-je. Je pourrais me le permettre à son âge. Il fallait penser à l’avenir.

— Aidez-moi à me relever, murmura-t-il.

Je le raccompagnai dans la rue, jusqu’au glider. Nous avançâmes très lentement. Là, où entre les haies régnait une relative clarté, les gens nous accompagnaient du regard. Avant de monter en voiture il s’était retourné pour me dire au revoir. Mais ni lui ni moi n’avons trouvé de mots adéquats. De sa main dont sortait une de ses cannes semblable à une épée il fit un geste ambigu, hocha la tête et monta. Le véhicule noir se mit silencieusement en route. Il s’éloigna et moi, je restais les bras ballants jusqu’à ce qu’il eût disparu parmi d’autres gliders. Alors je mis les mains dans les poches et partis devant moi, ne sachant pas lequel de nous deux avait fait le meilleur choix.

Le fait qu’il ne restait plus une seule pierre de la ville que j’avais laissée en partant était plutôt favorable. C’était comme si je vivais sur une autre planète, parmi d’autres gens. L’autre monde n’existait plus et celui-ci était nouveau. Pas de vestiges, pas de ruines qui remettraient en doute mon âge biologique, je pouvais presque oublier cet âge terrestre, tellement incroyable. Il avait fallu vraiment cette rencontre impossible avec une personne que j’avais laissée en partant à l’âge de sept ans. Pendant tout le temps que j’avais passé assis à ses côtés, à regarder son visage et ses mains desséchés comme ceux d’une momie, je me sentais coupable et je savais qu’il le percevait. Quel hasard incroyable, me répétai-je machinalement avant de me rendre compte que la même chose devait nous avoir attirés tous deux à cet endroit ; le châtaignier, un arbre plus ancien que nous deux. Je n’avais encore aucune idée des limites actuelles de la vie humaine, mais je voyais que l’âge de Roemer était en quelque sorte exceptionnel ; il devait être le dernier, ou un des derniers hommes de sa génération. « Si je n’étais pas parti, je ne serais plus parmi les vivants », pensai-je et pour la première fois je vis l’autre côté, le plus surprenant de l’expédition, un artifice, une farce cruelle que j’avais jouée aux autres. Je marchais ainsi, sans savoir où j’allais ; la foule était bruyante, le courant de gens me portait en me ballottant — soudain je m’arrêtai comme si je venais de me réveiller.

Autour de moi régnait un tohu-bohu indescriptible ; un mélange de cris, d’acclamations, de musique que ponctuaient des salves de feux d’artifice envoyant haut dans le ciel leurs bouquets multicolores ; leurs débris flamboyants retombaient sur les cimes des arbres environnants ; tout cela était entrecoupé à intervalles réguliers de polyphonies de rires mêlés aux cris, comme si tout près s’était trouvé un téléphérique dont je cherchais vainement les pylônes. Au fond du parc s’élevait une grande bâtisse avec des tourelles et des murs défensifs — un château fort transporté tout droit du Moyen Age ; les flammes froides de néon léchant son toit formaient régulièrement les mots PALAIS DE MERLIN. La foule qui m’avait poussé jusque-là s’écartait de côté, vers le mur écarlate d’un pavillon, étrange par sa ressemblance avec le visage humain ; ses fenêtres en étaient les yeux lançant des éclairs, et sa gueule tordue, géante, pleine de dents s’ouvrait pour avaler de nouvelles portions de gens qui se pressaient joyeusement ; à chaque fois elle en avalait la même quantité, six personnes. Mon premier réflexe fut de m’extirper de cette foule et de partir, mais cela n’aurait pas été facile et en plus je ne savais où aller. En y réfléchissant j’avais conclu que cette manière de passer la soirée ne serait pas pire qu’une autre. Dans la foule qui m’entourait il n’y avait pas de gens solitaires comme moi — surtout des couples, filles et garçons, femmes et hommes, — ils se mettaient tous par deux et quand vint mon tour, ce qu’annonçait le blanc éclat des dents géantes et l’immense gosier écarlate béant ténébreusement, me trouvant devant lui je ne sus pas si je pouvais me joindre aux six personnes qui venaient d’entrer. Au dernier moment mon problème fut résolu par une femme accompagnée d’un jeune homme aux cheveux noirs habillé de la façon la plus extravagante de cette assemblée ; elle agrippa ma main et sans faire de manières me tira derrière elle.

Tout devint presque complètement noir ; je sentais la main forte et chaude de l’inconnue, le plancher se mouvait sous nos pieds ; la luminosité augmenta et nous nous trouvâmes dans une très large grotte. Il fallut encore faire quelques pas en montant légèrement à travers un éboulis de pierres entre les piliers de granit fracassés. L’inconnue avait lâché ma main — et tour à tour nous nous baissâmes dans le goulot étroit de la grotte.

Bien que je m’attendisse à être surpris, mon étonnement fut sans bornes. Nous nous trouvions sur le bord ensablé et très large d’une rivière, sous les rayons brûlants d’un soleil tropical. Le lointain bord opposé était recouvert d’une jungle luxuriante. Dans le bras de la rivière, en eau calme, reposaient des canoës ou plutôt des pirogues creusées dans des troncs d’arbres ; d’immenses Nègres nus, couverts de tatouages blancs, ruisselants d’huile, s’appuyaient dans des poses hiératiques sur leurs pagaies posées sur les flancs des pirogues. Derrière eux coulait paresseusement le courant brun-vert de la rivière.

Une embarcation s’éloignait justement toute pleine ; son équipage Noir dispersait par des cris et des coups de pagaies les crocodiles semblables à des troncs d’arbres à moitié enfoncés dans la boue. Ils se retournaient en faisant claquer leurs mâchoires dentues et s’éloignaient vers l’eau profonde.

Tous les sept nous descendions vers le rivage escarpé ; les quatre premiers prirent place dans une pirogue, les Nègres appuyèrent avec un visible effort sur les rames et poussèrent le bateau mal équilibré si fortement qu’il se mit à tournoyer ; je restai légèrement en retrait, devant moi il n’y avait plus que ce couple auquel je devais ma décision et le voyage qui allait commencer, car voilà qu’apparut le bateau suivant, long d’une dizaine de mètres. Les rameurs noirs crièrent dans notre direction et accostèrent adroitement en luttant avec le courant. Nous sautâmes dans la pirogue en faisant monter un nuage de poussière de bois qui sentait la pourriture et le brûlé. Le jeune homme dans sa tenue fantaisiste représentant une peau de tigre, plus que cela même, car la moitié supérieure de la tête du fauve, pendant sur la nuque, pouvait lui servir de couvre-chef, aida sa compagne à s’asseoir.

Je n’avais pas encore pris place en face d’eux que déjà nous voguions. Bien que peu de temps avant je me fusse trouvé en pleine nuit dans un parc, maintenant je n’en étais plus sûr du tout. L’immense Nègre debout sur la proue pointue de la pirogue émettait toutes les quelques secondes des cris sauvages, deux rangées de dos luisants se courbaient — les pagaies entraient violemment en contact avec l’eau, le canot racla le sable, se traîna jusqu’à ce qu’il eût atteint le lit principal de la rivière.

Je sentais les effluves capiteux et chauds de l’eau, de la boue, des plantes pourries nageant lourdement à la surface que les bords du navire ne dépassaient que d’une hauteur de main. Le rivage s’éloignait avec ses végétations caractéristiques, vert-gris, comme cendrées. Des bancs de sable ensoleillés se détachaient de temps à autre des crocodiles semblables à des troncs vivants. L’un d’eux avait suivi assez longtemps la poupe de notre embarcation, d’abord la tête allongée à la surface, puis, lentement, l’eau avait commencé à submerger ses yeux à fleur de tête et seul son nez, noir comme un caillou de fond d’eau, avançait en fendant le courant brunâtre.

Entre les dos courbés des rameurs Noirs qui se penchaient rythmiquement, on apercevait des tourbillons là où le courant rencontrait des obstacles immergés — alors le Nègre de la proue émettait un cri différent, des pagaies commençaient à frapper l’eau plus violemment d’un côté et l’embarcation virait. Il me fut difficile de dire à quel moment les grognements sourds des Nègres appuyant de toutes leurs forces sur les rames fondirent en une complainte répétitive d’une indici ble tristesse, se muèrent en une sorte de mélopée lugubre que ponctuaient les clapotis des pagaies fendant l’eau. Nous naviguions sur un fleuve, transportés réellement au cœur de l’Afrique, parmi les savanes. Le bord de la jungle s’éloigna pour de bon et disparut dans le tremblement des masses de l’air chaud, le timonier noir maintenait le rythme. Au loin dans la savane paissaient des antilopes et j’aperçus même un troupeau de girafes trottant lourdement dans un nuage de poussière. A un moment je sentis sur moi le regard de la femme assise en face de moi et je la regardai plus attentivement.

Je fus surpris par sa beauté. J’avais déjà remarqué qu’elle était belle mais ce n’était qu’une constatation au passage que je n’avais pas approfondie. Maintenant elle se trouvait trop près de moi pour que je pusse ne pas lui prêter attention. Elle était plus que belle, elle était superbe. Avec des cheveux foncés aux reflets roux, un visage blanc d’une grande tranquillité et une bouche sombre immobile. Je fus séduit. Pas comme par une femme, non, plutôt comme par cet immense espace figé sous le soleil. Sa beauté était parfaite et depuis toujours je redoutais un peu la perfection. Cela venait peut-être du fait que je n’avais pas assez vécu sur Terre et trop pensé à elle dans l’espace. En tout cas j’avais justement devant moi une de ces femmes qui semblent provenir d’un moule autre que celui du commun des mortels, bien que ce mensonge délicieux ne résultât que d’une configuration déterminée des traits, donc uniquement de la surface. Mais qui y songerait en regardant une telle femme ? Ses yeux sourirent tandis que ses lèvres gardaient une expression d’indifférence méprisante. Le sourire ne s’adressait pas à moi, elle souriait à ses pensées ? Son compagnon était assis sur une planche calée dans le tronc évidé, son bras gauche reposait inerte sur le bord et ses doigts frôlaient la surface de l’eau, mais il ne regardait pas les flots, pas plus que le panorama de l’Afrique Noire défilant à nos côtés, il restait assis comme dans une salle d’attente de dentiste, ennuyé et indifférent à tout.

Des pierres grises apparurent devant nous sur toute la surface du fleuve. L’homme de barre commença à crier, à jurer d’une drôle de voix puissante et perçante à la fois. Les Nègres frappaient vigoureusement l’eau et l’embarcation acquit de la vitesse, tandis que ces pierres se révélèrent être les dos d’hippopotames immergés. Le troupeau des pachydermes resta derrière nous et à travers le rythme des pagaies, à travers le lourd chant des rameurs, se fit entendre on ne sait d’où un grondement étouffé. Au loin, là où la rivière disparaissait entre ses rives de plus en plus abruptes et hautes, deux arcs-en-ciel apparurent courbés l’un vers l’autre en un immense arc de triomphe.

— Aghe ! Annaï ! Annaï ! Aghe ! hurlait de toutes ses forces le timonier. Les Nègres redoublèrent leurs efforts ; le cahot avança comme s’il avait des ailes ; la femme tendit la main et sans le regarder, chercha celle de son compagnon.

Le timonier hurlait comme un possédé ; la pirogue avançait avec une rapidité stupéfiante. La proue s’éleva, puis nous glissâmes du haut d’une énorme vague apparemment immobile, et entre les deux rangées de ces Noirs travaillant sur un rythme endiablé, je vis un immense méandre du fleuve : l’eau noire se précipitait contre les remparts rocheux. Le courant se divisait en deux, nous nous dirigions vers le bras droit blanchi par des bosses couvertes d’écume, tandis que le bras gauche disparaissait carrément et, seuls un terrible grondement et des colonnes de gouttelettes d’eau laissaient deviner derrière les roches une gigantesque chute d’eau. Nous le dépassâmes et entrâmes dans l’autre bras, mais même là le calme ne régnait pas. La pirogue se cabrait comme un cheval entre les blocs de pierre noire devant lesquels s’élevaient des murs blancs d’eau tumultueuse, les rives s’approchaient. Les Nègres de droite cessèrent de ramer, ils appuyèrent contre leurs poitrines les bois des rames et la pirogue rebondit contre la roche pour se diriger vers le milieu du courant. Seul le bruit sourd dont retentirent leurs poitrines donna la mesure de la violence de cette secousse. La proue s’éleva vers le ciel, le timonier garda avec difficulté l’équilibre, je fus saisi par le froid des éclaboussures venant de derrière les remparts rocheux, la pirogue dégringola vers le bas oscillant comme un ressort. C’était une descente terrible, des deux côtés défilaient à toute vitesse les murs noirs avec leurs crinières blanches ; plus d’une fois encore l’embarcation rebondit contre les roches, repoussée par les pagaies, et fonça comme une flèche par-dessus l’écume blanche dans un courant de plus en plus vif. Je levai la tête et vis les ramures étendues des sycomores où gambadaient de petits singes. Je dus m’accrocher au bord, tant était forte la secousse suivante. Une poussée verticale et — c’était presque une chute — nous piquâmes dans le tumulte aquatique prenant l’eau par les deux bords — en une seconde nous fûmes complètement trempés. Des rives escarpées semblaient s’envoler de monstrueux oiseaux, les ailes ceintes de bouillonnements blancs ; ce tumulte, ce grondement ! Les silhouettes noires des rameurs se découpaient sur fond de ciel comme des statues gardiennes de malheur — nous fonçâmes sur un pilier rocheux divisant en deux le détroit, devant lui bouillonnait un tourbillon noir ; nous avancions droit sur l’obstacle, j’entendis un cri féminin.

Les Nègres luttaient avec une ténacité désespérée, le timonier avait levé les deux bras, je voyais sa bouche ouverte en un cri que je n’entendais pas, il dansait sur la proue, la pirogue avançait en biais, un retour de vague nous stoppa net, l’espace d’une seconde nous demeurâmes immobiles, puis, comme si le travail de rames n’y faisait rien, l’embarcation se retourna et fut entraînée à reculons de plus en plus vite.

En un clin d’œil les Nègres disparurent, abandonnant leurs rames ils plongèrent sans hésiter, le timonier en dernier.

La femme cria encore une fois ; son compagnon cala ses pieds contre le bord, elle se lova dans ses bras ; je regardais vraiment émerveillé le spectacle des arcs-en-ciel et des masses aquatiques en lutte. L’embarcation heurta un obstacle, un cri, un cri perçant …

En travers du torrent, dévalant la déclivité à toute vitesse, un arbre nous barrait la route, touchant presque la surface, un géant de la forêt qui avait dû tomber de haut en créant une sorte de pont. Les deux autres se nichèrent au fond de la pirogue. L’espace d’une seconde j’hésitai à faire de même. Tout en sachant que tout ceci — les Nègres, la descente, la chute d’eau — n’était qu’illusion, il me fut impossible de rester immobile au moment où la proue de l’embarcation s’insinua sous le tronc dégoulinant. C’était plus fort que moi. Je m’aplatis aussi vite que je pus, mais en même temps je levai la main. Elle traversa le tronc sans le toucher. Je ne sentis rien. Cependant l’illusion d’avoir échappé par miracle à la collision persistait.

Ce n’était pas encore fini ; la vague suivante nous éleva à la verticale, puis elle nous submergea, nous retourna ; pendant une dizaine de secondes l’embarcation continua à tournoyer dans tous les sens en se dirigeant vers le centre de ce satané tourbillon. La femme pouvait crier, je ne l’entendais pas, je n’aurais rien entendu ; je n’entendis même pas le fracas des bois de la pirogue, je le sentis dans tout mon corps, mon ouïe était saturée des grondements des chutes d’eau ; soulevée par une force surhumaine, la pirogue sortit de l’eau, se coinça entre deux blocs de pierre. Mes deux compagnons sautèrent sur un rocher à moitié immergé, se traînèrent vers le haut, je les suivis.

Nous étions sur une plate-forme rocheuse entre les bouillonnements blancs. La rive droite était assez éloignée ; une passerelle arrimée aux fentes du rocher conduisait vers la rive gauche, sorte de pont suspendu à fleur de vagues s’écrasant dans cet infernal bouillon blanc. L’air était glacé, rempli de minuscules particules d’eau, la passerelle semblait fragile, sans appuis pour les mains, glissante ; il aurait fallu traverser juste au-dessus de ce grondement terrifiant, quelques pas seulement à franchir sur ces planches pourrissantes liées lâchement par des lianes nous séparaient de la rive. Ils étaient agenouillés devant moi, comme s’ils se demandaient lequel devait passer en premier. Evidemment je n’entendais rien. L’air semblait pétrifié par ce bruit incessant. Finalement le jeune homme se releva et me dit quelque chose en tendant la main vers le bas. Je vis la pirogue ; sa poupe fracassée dansa un instant sur la vague et disparut, tournoyant rapidement, entraînée par le tourbillon. Le jeune homme habillé en tigre était moins endormi ou moins indifférent qu’au début du voyage, toutefois il semblait contrarié, comme s’il se fût trouvé là contre son gré. Il prit la femme par le bras et je crus qu’il devenait fou, car de toute évidence il la poussait droit dans la gorge hurlante du tourbillon. La femme lui dit quelque chose, je voyais ses yeux luire d’indignation. Je posai mes mains sur leurs épaules pour pouvoir passer et m’engageai sur la passerelle. Elle vacillait et dansait. Je n’avançais pas trop vite et maintenais l’équilibre avec mes épaules. Je trébuchai une fois puis une deuxième. Soudain elle faillit se dérober sous mes pieds — c’était la femme qui, sans attendre que je fusse de l’autre côté était montée sur la passerelle — craignant de tomber je bondis violemment vers l’avant ; j’atterris juste au bord du rocher et me retournai immédiatement.

La femme n’était plus sur la passerelle, elle avait reculé. Le jeune homme passa en premier, la tenant par la main ; les formes noires et blanches des fantômes créées par les particules d’eau donnaient un caractère irréel à leur passage hésitant. Il était tout près ; je lui tendis la main tandis que la femme trébuchait, la passerelle balança, plutôt que de le laisser tomber je le tirai fortement, à lui arracher le bras ; sous l’impulsion il s’envola, fit deux mètres et retomba à genoux derrière moi — mais il l’avait lâchée.

Elle se trouvait encore en l’air quand je sautai, les jambes vers l’avant pour entrer de biais dans les vagues entre les rochers. J’y réfléchis plus tard, quand j’en eus le temps. Au fond de moi-même je savais que tout cela n’était qu’illusion : la chute d’eau, et la traversée. En plus de cette conviction intime, j’en avais eu la preuve — ma main qui avait traversé le tronc d’arbre. En dépit de tout cela je sautai, comme si elle pouvait vraiment mourir, et même, je me rappelle m’être préparé au contact de l’eau dont les éclaboussures glacées continuaient à tremper nos visages et nos habits.

Néanmoins je ne sentis rien d’autre qu’un fort souffle d’air et j’atterris dans une salle spacieuse, les genoux légèrement pliés comme si j’avais sauté d’une hauteur d’un mètre au plus. J’entendis un éclat de rire général.

Je me trouvais sur un sol souple comme du plastique. Autour de moi il y avait plein de gens, certains les vêtements encore mouillés ; tout le monde regardait vers le haut et se tordait de rire.

Je suivis leurs regards — c’était extraordinaire.

Pas trace de ciel africain, de chutes d’eau, de rochers — je voyais un plafond étincelant et, en dessous, une pirogue qui arrivait justement ; à vrai dire une sorte de décoration, car elle ne ressemblait à une embarcation que vue d’en haut ou de côté ; son fond consistait en une construction métallique. Quatre personnes s’y trouvaient à plat ventre, autour d’eux il n’y avait rien — ni rocher ni fleuve, ni même de rameurs nègres — de temps en temps giclaient de minces filets d’eau provenant de tuyaux cachés. Un peu plus loin trônait, tel un ballon captif, car rien ne le soutenait, cet obélisque rocheux où s’était terminé notre voyage. Une mince passerelle conduisait vers une marche de pierre qui dépassait du mur métallique. Un peu plus haut, on voyait une porte et un escalier avec une rampe. C’était tout. La pirogue se tordait, se soulevait, retombait violemment, tout cela sans un bruit, je n’entendais que les éclats de rire qui accompagnaient les péripéties des voyageurs dans la traversée irréelle de la chute d’eau inexistante. Puis la pirogue heurta la roche, les gens sautèrent, ils devaient traverser la passerelle …

Une vingtaine de secondes s’étaient peut-être écoulées depuis mon saut. Je retrouvai la femme. Elle me regarda. Je me sentis un peu stupide. Je ne savais si je devais la rejoindre. Mais les gens se mirent à sortir en groupes et l’instant d’après nous nous retrouvâmes côte à côte.

— C’est chaque fois pareil, dit-elle alors, je tombe toujours !

La nuit au-dessus du parc, les feux de Bengale avaient des éclats et la musique des résonances qui paraissaient légèrement irréels. Nous sortions dans la foule des gens troublés encore par la peur qu’ils venaient de vivre ; je vis le compagnon de la femme qui jouait des coudes pour se rapprocher. Il paraissait de nouveau endormi. J’eus l’impression qu’il ne me remarquait même pas.

— Allons chez Merlin. La femme l’avait dit si fort que je pus l’entendre. Pourtant je ne faisais pas d’efforts pour écouter leur conversation. Mais une nouvelle vague d’arri vants nous pressa encore plus les uns contre les autres. De ce fait je restais encore tout près d’eux.

— Ça ressemble à une fuite … dit-elle en souriant, tu n’as pourtant pas peur des sortilèges ?

Elle lui parlait tout en me regardant. Bien sûr, je pouvais me frayer un chemin, mais comme toujours dans ce genre de situation j’avais peur de paraître ridicule. Us partirent, un espace vide demeura à leurs côtés, d’autres autour de moi décidèrent en même temps d’aller voir le palais de Merlin et comme, m’y dirigeant, plusieurs personnes nous séparèrent, je me mis à douter. M’étais-je l’instant d’avant créé une illusion à moi-même ?

Nous avançions pas à pas. Des tonnes goudronneuses laissaient échapper des flammes vers les pelouses ; on distinguait sous cet éclairage de hauts bastions en brique. Nous traversâmes un pont sur les douves, puis la herse avec ses dents effilées. La pénombre et la fraîcheur régnaient dans le vestibule de pierre, un escalier montait en colimaçon — rempli de bruits de pas qui résonnaient. Mais le couloir de l’étage, au plafond élevé était déjà moins peuplé. Il débouchait sur une galerie dont on apercevait la cour ; des silhouettes sur des chevaux caparaçonnés y pourchassaient une sombre créature monstrueuse. J’avançais, indécis, ne sachant où j’allais, avec une dizaine de personnes que je commençais déjà à distinguer. J’entrevis la femme et son compagnon entre les colonnades. Des armures vides reposaient dans des niches des murs. Une porte recouverte de tôle de cuivre s’ouvrit dans le fond, un géant aurait pu y passer ; nous entrâmes dans une chambre capitonnée avec du damas cramoisi. Elle était éclairée par des torches dont la fumée résineuse irritait nos narines. Un groupe de pirates, ou de chevaliers errants, banquetait bruyamment autour des tables ; d’immenses rôtis tournaient sur des broches, les flammes rougeâtres lançaient des reflets sur les visages luisant de sueur, les os craquaient dans les mâchoires des convives cuirassés, par moments ils se levaient et se promenaient parmi nous. Dans la salle suivante une bonne douzaine de géants jouaient aux quilles, utilisant en guise de boules des crânes humains ; tout ça me semblait naïf, artificiel.

Je m’arrêtai auprès des joueurs — ils étaient de ma taille ! — quand quelqu’un me heurta par-derrière et, surpris, émit un cri. Je me retournai et me retrouvai nez à nez avec un jeune homme. II bafouilla une excuse et partit rapidement, l’air pas très fier de lui ; il fallut que je capte le regard amusé de la femme aux cheveux sombres à laquelle je devais ma présence dans ce palais de pacotille, pour comprendre ce qui s’était passé : m’ayant pris pour un des convives irréels de Merlin, le type avait voulu me traverser.

Merlin nous reçut lui-même dans une aile éloignée du palais. Il était entouré d’une suite de gens masqués qui assistaient sans un mouvement à ses exploits. Mais j’en avais assez et ce fut sans grand enthousiasme que je suivis sa démonstration d’art magique. Le spectacle prit rapidement fin ; l’assemblée se dispersait quand Merlin nous barra la route. Tout argenté, superbe, il nous enjoignit d’un geste sans paroles de traverser une porte capitonnée de noir.

Il n’invita que nous trois et n’entra pas avec nous. Nous nous trouvâmes dans une pièce pas très grande, assez haute, au sol carrelé de noir et de blanc et dont un des murs n’était qu’un unique miroir. On avait l’impression que la pièce, deux fois plus grande qu’en réalité, contenait six personnes sur un damier de pierre.

Il n’y avait aucun meuble — rien, sauf une grande urne en albâtre contenant un bouquet de fleurs semblables aux orchidées mais dont les calices étaient beaucoup plus grands. Chacune était de couleur différente. Nous nous tenions face au miroir.

Soudain, mon vis-à-vis me regarda. Ce mouvement n’était pas un reflet du mien. Je m’immobilisai complètement et l’autre, immense, large d’épaules, regarda d’abord lentement la femme, puis son compagnon — aucun de nous ne bougeait, seuls nos reflets séparés de nous et doués d’une incompréhensible autonomie semblaient vivre pour eux-mêmes et se mirent à nous jouer une petite scène muette.

Le jeune homme du miroir s’approcha de la femme, il la regarda dans les yeux, elle secoua la tête. Elle prit les fleurs dans le vase blanc, comme si elle les caressait du bout des doigts, elle en choisit trois — une blanche, une jaune et une noire. Elle lui tendit la blanche et s’avança avec les deux autres vers moi, moi-du-miroir. Elle me tendit les deux fleurs. Je pris la noire. Alors elle revint à sa place initiale et tous les trois — là-bas dans la pièce de l’autre côté du miroir — nous prîmes les mêmes poses que celles que nous occupions en réalité. A ce moment les fleurs disparurent des mains de nos sosies qui redevinrent d’ordinaires reflets répétant fidèlement chacun de nos gestes.

La porte derrière nous s’ouvrit ; nous descendîmes par l’escalier en colimaçon. Sans que nous nous en fussions aperçus les colonnes, encorbellements et plafonds sculptés avaient cédé la place au blanc et argent des couloirs en plastique. Nous avancions, toujours sans parler — pas tout à fait ensemble, pas tout à fait séparés ; cette situation m’était de plus en plus insupportable, mais que devais-je faire ? Passer aux inéluctables présentations selon l’usage du siècle dernier ?

Des notes étouffées de musique. Nous nous trouvions comme en coulisse, derrière une scène invisible. Au fond traînaient quelques tables et chaises vides. La femme s’arrêta et demanda à son ami :

— Tu ne viens pas danser ?

— Je n’ai pas envie, dit-il. J’entendais sa voix pour la première fois.

Il était beau garçon mais tout rempli d’inertie et d’indifférence comme s’il ne tenait à rien qui soit au monde. Il avait une très jolie bouche, presque féminine. Il me regarda moi, puis elle. Il resta debout sans rien dire.

— Alors va-t’en si tu veux … dit-elle. Il écarta un rideau dans un des murs et partit. Je le suivis.

— Monsieur … entendis-je derrière moi.

Je m’arrêtai. Des applaudissement éclatèrent derrière le rideau.

— N’allez-vous pas vous asseoir ?

Je m’assis sans rien répondre. Son profil aussi était superbe. Les pavillons de ses oreilles étaient cachés par de petites plaquettes de nacre.

— Je m’appelle Aen Aenis.

— Hal Bregg.

Elle paraissait surprise. Pas par mon nom. Il ne lui disait rien. Plutôt par le fait que je n’eusse pas bronché en entendant le sien. Je pouvais maintenant la détailler de près. Sa beauté était parfaite et impitoyable. Tout comme le calme nonchalant de ses mouvements. Elle avait une robe rose-gris, plus grise que rose, qui mettait en valeur la blancheur de son visage et de ses mains.

— Vous ne m’aimez pas ? demanda-t-elle tranquillement.

C’était mon tour d’être surpris.

— Je ne vous connais pas.

— Je suis Ammaï — des Véritables.

— Véritables, qu’est-ce que c’est ?

Ses yeux me dévisagèrent avec intérêt.

— Vous n’avez pas vu les Véritables ?

— Je ne sais même pas ce que c’est.

— D’où débarquez-vous ?

— J’arrive de l’hôtel.

— Ah oui ? De l’hôtel … Elle se moquait de moi ouvertement. Et peut-on savoir où vous vous trouviez avant d’aller à l’hôtel ?

— On le peut. A Fomalhaut.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une constellation, un système stellaire à vingt-trois années-lumière d’ici.

Ses paupières clignèrent. Sa bouche s’entrouvrit. Elle était vraiment très belle.

— Astronaute ?

— Oui.

— Je comprends. Je suis réaliste — assez connue même.

Je ne dis rien. Nous restâmes silencieux un moment. On entendait la musique.

— Vous dansez ?

Je faillis éclater de rire.

— Pas ce qu’on danse maintenant.

— Dommage. Mais vous pouvez vous rattraper. Pourquoi avez-vous fait cela ?

— Quoi ?

— Là-bas, sur la passerelle.

Je ne répondis pas tout de suite.

— C’était un réflexe.

— Vous le connaissiez ?

— Ce voyage irréel ? Non.

— Non ?

— Non.

Un instant de silence. Ses yeux, verts une seconde avant, devinrent presque noirs.

— On ne voit ça que sur de très vieilles copies … dit-elle pour elle-même. Personne ne peut jouer ça. C’est impossible. Quand je l’ai vu j’ai pensé que vous …

J’attendais.

— … vous pourriez. Parce que vous l’aviez pris au sérieux. N’est-ce pas ?

— Je ne sais pas. Peut-être.

— Ça ne fait rien. Moi, je le sais. Vous voudriez ? Je suis très bien avec Frenet. Je dois lui dire … Vous ne savez peut-être pas de qui je parle ? C’est le producteur principal de réal. Si vous vouliez …

J’éclatai de rire. Elle sursauta.

— Excusez-moi. Mais, par le ciel noir et bleu ! Vous avez pensé à me faire engager au …

— Oui.

Elle ne semblait pas du tout vexée.

— Non, je vous en remercie. Je ne crois pas, vous savez …

— Mais pouvez-vous me dire comment … Comment vous avez fait ? C’est un secret ?

— Comment « comment » ? Vous l’avez vu, non ?

Je m’interrompis. — Vous voulez dire comment je pouvais le faire ?

— Vous m’avez très bien compris.

Elle savait comme personne sourire de ses yeux noirs.

« Attends, tu perdras tout de suite l’envie de me charmer », me dis-je.

— C’est très simple. Et il n’y a pas de secret. Je ne suis pas bettrisé.

— Oh !

Je crus une seconde qu’elle allait se lever, mais elle se reprit. Ses yeux revinrent vers moi, immenses, avides. Elle me regardait comme si j’étais une bête féroce à deux pas d’elle, comme si elle trouvait un plaisir pervers dans la terreur que je lui inspirais. Cela me sembla être une injure pire que si elle se fût seulement effrayée.

— Vous pouvez … ?

— Tuer ? demandai-je poliment avec un sourire. Oui. Je le peux.

Silence. Musique. Plus d’une fois elle leva les yeux sur moi. Mais elle ne dit mot. Moi non plus. Applaudissements. Musique. Réapplaudissements. Nous restâmes ainsi un bon quart d’heure. Puis brusquement elle se leva.

— Vous venez avec moi ?

— Où ?

— Chez moi.

— Pour un brytt ?

— Non.

Elle se retourna et partit. Je restai assis sans bouger. Je la haïssais. Elle marchait sans se retourner ; je n’avais encore jamais vu une femme marcher comme elle. Un port de reine. Elle ne marchait pas, elle voguait.

Je la rattrapai près des haies où il faisait presque noir. Les traces des lumières des pavillons se mélangeaient avec l’aura bleuâtre de la ville. Elle avait dû entendre mes pas, mais elle continuait à avancer comme si elle était seule, sans me regarder, même quand je lui pris le bras. Elle continuait ; c’était comme une gifle. Je l’attrapai par les épaules, la tournai vers moi, son visage — une tache blanche dans l’obscurité — se leva sur moi ; elle me fixa droit dans les yeux. Elle n’essaya pas de se libérer. Elle n’aurait d’ailleurs pas pu le faire. Je l’embrassai avec violence, plein de haine, je sentais qu’elle tremblait.

— Toi … essaya-t-elle de dire d’une voix basse quand nous nous séparâmes.

— Ta gueule.

Elle tenta de me repousser.

— Pas encore, fis-je et je recommençai à l’embrasser. Tout à coup cette haine se mua en dégoût envers moi-même, je la lâchai. J’avais pensé qu’elle s’enfuirait. Elle resta. Essaya de regarder ma figure. Je détournai la tête.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle tout bas.

— Rien.

Elle prit mon bras.

— Allons-y.

Un couple passa à côté de nous et disparut dans l’obscurité. Je la suivis. Là-bas, dans l’ombre, tout paraissait possible, mais maintenant mon éclat d’un instant auparavant — celui qui devait venger l’insulte — n’était plus que ridicule. Je me sentais m’enfoncer dans une situation fausse, fausse comme le danger passé, comme les miracles, comme tout — et je la suivais pourtant. Plus de rage, plus de haine — tout m’était indifférent. Je me voyais parmi les lumières haut perchées, je sentais ma présence lourde et écrasante, chacun de mes pas me paraissait grotesque. Mais elle n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Elle marchait le long de la bordure de trottoir suivant la rangée de gliders. Je voulus rester seul mais elle glissa sa paume le long de mon avant-bras et me saisit par la main. J’aurais dû la lui arracher, mais cela m’aurait rendu encore plus grotesque — une statue de vertu galactique séduite par la femme de Putiphar. Je montai avec elle, la machine s’ébranla et s’envola. C’était la première fois que je me trouvais dans un glider et je compris pourquoi il n’y avait pas de fenêtres. De l’intérieur le glider était entièrement transparent — un verre spécial.

Nous voyageâmes longtemps en silence. Les formes bizarres des bâtiments de banlieue succédèrent aux denses constructions du centre-ville — sous de petits soleils artificiels reposaient des bâtiments aux lignes fluides, noyés dans la verdure, enflés en forme de coussins bizarres, étendus dans l’espace à confondre les intérieurs des maisons avec leur entourage. C’étaient les fruits de l’imagination fantasmagorique, de la volonté incessante de créer quelque chose qui ne soit pas une répétition des formes anciennes. Le glider quitta la large piste, traversa un parc obscur et s’arrêta devant l’escalier ondulé comme une cascade ; en le grimpant je voyais une orangerie s’étendre sous mes pieds. La lourde porte s’ouvrit silencieuse ment. Un énorme hall, bordé d’une haute galerie, des disques rose pâle de lampes — sans support ni suspension, dans les murs penchés —, des fenêtres — comme percées dans un autre espace —, des niches dans lesquelles souriaient non pas des poupées ou des photos, mais Aen elle-même, énorme, en pied ; dans les bras d’un homme noirâtre qui l’embrassait ; au-dessus de la cascade de l’escalier — Aen dans le scintillement continuel de sa robe blanche ; à côté — Aen penchée au-dessus de fleurs mauves aussi grandes que son visage. En la suivant je l’aperçus encore une fois, toute seule, son sourire de jeune fille aux lèvres ; la lumière frémissait dans ses cheveux cuivrés.

Un escalier vert. Une galerie blanche. Un escalier argenté. Des couloirs en enfilade dans lesquels s’animait un mouvement lent et incessant, comme si cet espace respirait, comme si les murs se déplaçaient sans bruit, créant çà et là des passages où celle qui me précédait dirigeait ses pas. On aurait dit qu’un vent imperceptible arrondissait les bouts de la galerie et les sculptait.

Tout ce que j’avais vu jusqu’à présent n’était qu’un seuil, un vestibule, une introduction. Nous traversâmes une pièce si blanche, incrustée partout de fines marbrures de glace figée, que même les ombres y étaient laiteuses ; puis nous entrâmes dans une autre, plus petite, dont la couleur de bronze était comme un cri après la blancheur immaculée de la précédente. Il n’y avait rien à part une lumière venant on ne sait d’où et dont la source était comme inversée, de sorte qu’elle éclairait nos silhouettes et nos visages. Aen fit un geste, la lumière s’assombrit ; elle s’approcha du mur et avec quelques autres gestes en fit naître, comme par enchantement, une masse convexe qui se mit aussitôt à se déployer en formant ainsi une sorte de large divan. Je m’y connaissais suffisamment en topologie pour me douter combien de recherches avaient dû être nécessaires, ne fût-ce que pour créer sa ligne d’appui.

— Nous avons un invité, fit-elle en s’arrêtant. Une table basse toute dressée surgit de la boiserie ouverte et vint vers elle tel un chien. Les grandes lumières s’éteignirent lorsque d’un geste elle fit apparaître une petite lampe au-dessus de la niche aux fauteuils (et quels fauteuils !) — et le mur lui obéit. Elle en avait visiblement assez de ces objets bourgeonnant et se déployant sous nos yeux. Se penchant par-dessus la table elle demanda sans me regarder :

— Blar ?

— D’accord, fis-je. Je ne demandais rien ; je ne pouvais ne pas être un sauvage, pour le moins j’essayais d’être un sauvage taciturne.

Elle me tendit un long cône avec un petit tuyau qui étincelait comme un rubis, mais qui était mou comme la peau veloutée d’un fruit. Elle en prit un autre. Nous nous assîmes. Une mollesse insupportable. On avait l’impression d’être assis dans un nuage. Le liquide avait un goût frais de fruits inconnus, avec de petits grumeaux qui éclataient de façon surprenante sur la langue.

— C’est bon ? demanda-t-elle.

— Oui.

Ça aussi, c’était peut-être une boisson rituelle. Pour des élus, par exemple, ou, au contraire, pour dompter les personnages particulièrement dangereux. Mais je m’étais promis de ne plus rien demander.

— Tu es mieux lorsque tu es assis.

— Pourquoi ?

— Tu es si grand …

— Je le sais.

— Tu le fais exprès d’être désagréable ?

— Non, ça vient tout naturellement.

Elle se mit à rire doucement.

— Je suis aussi spirituel, fis-je. Un tas de qualités, hein ?

— Tu es différent, dit-elle. Personne ne parle comme toi. Dis-moi, comment ça se passe ? Qu’est-ce que tu ressens ?

— Je ne comprends pas.

— Tu dois faire semblant. Ou alors tu as menti — non, ce n’est pas possible. Tu n’aurais pas pu comme ça …

— Sauter ?

— Je ne pensais pas à ça …

— A quoi alors ?

Ses yeux se rétrécirent.

— Tu ne sais pas ?

— Et alors, fis-je. Ça ne se fait plus ou quoi ?

— Si, mais pas aussi …

— Tiens, tiens, le saurais-je si bien ?

— Non, certainement pas … seulement c’était comme si tu voulais …

Elle s’interrompit.

— Quoi donc ?

— Tu le sais très bien. Je l’ai senti.

— J’ai mal agi … avouai-je.

— Mal agi ! fit-elle avec mépris. Je pensais que … Je ne sais plus ce que je pensais. Personne n’aurait osé le faire, tu sais ?

Je commençai à sourire légèrement.

— C’est donc ça qui t’a tellement plu …

— Mais tu ne comprends rien ! Le monde ne connaît pas de peur et toi, tu es capable d’effrayer.

— Tu en veux encore ? demandai-je. Ses lèvres s’écartèrent, elle me dévisageait de nouveau comme une bête imaginaire.

— J’en veux.

Elle s’avança vers moi. Je pris sa main et la posai sur la mienne, à plat, ses doigts dépassaient à peine ma paume.

— Pourquoi ta main est-elle si dure ? demanda-t-elle.

— C’est à cause des étoiles. Elles sont rugueuses. Et maintenant demande : Pourquoi as-tu de si terribles dents ?

Elle sourit.

— Elles sont tout à fait ordinaires, tes dents.

Ce disant, elle souleva ma main, si attentivement que je me rappelai ma rencontre avec les lions et au lieu de me vexer, je souris, car finalement c’était complètement idiot.

Elle se souleva et, par-dessus mon bras, se versa à boire d’un petit flacon sombre, elle en but.

— Sais-tu ce que c’est ? demanda-t-elle en fermant les yeux et en grimaçant comme si le liquide la brûlait.

— Non.

— Tu ne le diras à personne ?

— Non.

— C’est du perto.

— Hum ! hum ! fis-je à tout hasard.

Elle ouvrit les yeux.

— Je t’avais vu bien avant. Tu marchais avec un horrible vieillard et puis tu es revenu tout seul.

— C’était le fils d’un jeune copain, répondis-je. « Le plus drôle, c’est que c’était presque vrai », pensai-je.

— Sais-tu que tu attires l’attention ?

— Que faire ?

— Pas seulement parce que tu es tellement grand. Tu as une façon différente de te mouvoir — et tu regardes comme si …

— Comme si quoi ?

— Comme si tu te méfiais.

— De qui ?

Elle ne répondit pas. Son visage changea d’expression. En respirant plus à fond elle regarda sa propre main. Les bouts de ses doigts tremblaient.

— Ça va … fit-elle doucement et elle sourit, mais pas à moi. Son sourire devint comme inspiré, ses pupilles s’élargirent en absorbant l’iris, elle se pencha lentement en arrière, jusqu’à ce qu’elle reposât sur le chevet gris ; ses cheveux cuivrés se relâchèrent, elle me regardait dans une sorte d’hébétement triomphant.

— Embrasse-moi.

Je l’enlaçai. C’était affreux, car à la fois je la voulais et je n’en voulais pas, j’avais le sentiment de ne plus être moi-même. Comme si à tout instant elle pouvait se transformer en autre chose. Elle enfonça ses doigts dans mes cheveux, son souifle quand elle se détachait de moi était comme un gémissement. « L’un de nous deux est faux, lâche, pensai-je, mais qui, elle ou moi ? » Je l’embrassais, son visage était douloureusement beau, terriblement étranger ; puis il n’y eut que le plaisir, un plaisir insupportable, mais même alors persista en moi l’observateur froid et taciturne, je ne me laissai pas aller entièrement. Le chevet, docile, comme s’il comprenait nos pensées, devint un lit pour nos têtes, c’était comme la présence d’un tiers, une vigilance humiliante, et nous, comme si nous l’eussions su pendant tout ce temps, n’échangeâmes pas une seule parole.

Je m’endormais déjà la tenant par le cou et j’avais toujours le sentiment d’être épié, d’être espionné par quelqu’un …

Lorsque je me réveillai, elle dormait. C’était une autre chambre. Non, la même. Mais elle avait un peu changé, une partie du mur s’était écartée en laissant apparaître l’aube. Une petite lampe très fine brillait comme oubliée au-dessus de nos têtes. En face, par-dessus la cime des arbres encore presque noirs, le jour se levait. Doucement je me déplaçai jusqu’au bord du lit ; elle murmura quelque chose comme « Allan … » et continua à dormir.

Je traversai les grandes salles désertes. Leurs fenêtres donnaient sur l’est. Une lueur rougeâtre pénétrait à travers elles et remplissait les objets transparents, frémissant d’une flamme couleur de vin rouge. Au bout d’une enfilade de chambres j’aperçus une silhouette qui passait là-bas, c’était un robot gris perle, sans visage, son torse rayonnait faiblement, une petite flamme couleur de rubis brillait en lui comme une veilleuse devant une icône.

— Je veux sortir, dis-je.

— Oui, Monsieur.

Des escaliers argentés, verts, bleus. Je fis mes adieux à tous les visages d’Aen dans le hall haut comme une nef d’église. Le jour battait déjà son plein. Le robot ouvrit une porte devant moi. Je lui demandai d’appeler un glider.

— Oui, Monsieur. Vous ne désirez pas utiliser celui de la maison ?

— Soit. Je veux aller à l’hôtel Alcaron.

— Bien sûr, Monsieur. A votre disposition.

Quelqu’un m’avait déjà parlé ainsi. Mais qui ? Je n’arrivais pas à m’en souvenir.

Nous descendîmes ensemble l’escalier abrupt — pour qu’on se rappelle jusqu’au bout que ce n’était pas une maison mais un palais ; je montai dans l’engin sous les rayons du soleil levant. Quand il eut démarré, je me retournai. Le robot demeurait dans son attitude humble, ressemblant un peu, avec ses pinces-bras croisés, à une mante religieuse.

Les rues étaient presque désertes. Des villas reposaient dans des jardins, comme d’étranges vaisseaux abandonnés, oui, justement, elles reposaient, comme si elles s’étaient accroupies un moment parmi les haies et les arbres en repliant leurs ailes anguleuses et chamarrées. Le centre-ville était plus animé. Des tours-aiguilles aux sommets échauffés par le soleil, des maisons-palmeraies, des maisons géantes sur des pieds de travées largement écartés. La rue les entrecoupait, se prolongeait dans l’espace bleuté ; je ne regardais plus rien. A l’hôtel je pris mon bain et téléphonai à l’agence de voyages. Je commandai un houlder pour midi. Cela m’amusait un peu de me servir si aisément de ces mots, alors que je n’avais pas la moindre idée de leur signification.

Encore quatre heures devant moi. J’appelai l’infor de l’hôtel et demandai des renseignements sur les Bregg. Je n’avais pas de frère ni de sœur, mais le frère de mon père avait laissé deux enfants — un garçon et une fille. Même s’ils n’étaient plus vivants, leurs enfants peut-être …

L’infor m’énuméra onze Bregg. Je m’enquis alors de leur généalogie. Apparemment l’un d’eux seulement, Atal Bregg, était de ma famille. C’était le petit-fils de mon oncle, plus très jeune d’ailleurs, il avait presque la soixantaine. Je savais donc ce que je voulais savoir. Je décrochai même le téléphone pour l’appeler, mais aussitôt je raccrochai. Finalement, qu’avais-je à lui dire ? Et lui à moi ? Comment était mort mon père ? Et ma mère ? Je les avais quittés depuis longtemps et, enfant posthume, je n’avais pas le droit de demander. Ç’aurait été — je le ressentais ainsi — une perversité, car je les avait trompés, échappant au sort dans une fuite lâche, me réfugiant dans le temps qui aurait été moins mortel pour moi que pour eux. C’était eux qui m’avaient enterré parmi les étoiles, et non pas moi, eux, sur la Terre.

Je décrochai quand même l’écouteur. La tonalité sonna longtemps. Finalement le robot domestique répondit et m’informa qu’Atal Bregg se trouvait hors de la Terre.

— Où ça ? demandai-je très vite.

— Sur la Lune. Il est parti pour quatre jours. Que dois-je lui dire ?

— Que fait-il ? Quel est son métier ? demandai-je. Car je ne sais pas si c’est bien lui que je cherche, il y a peut-être une erreur …

C’était quand même plus facile de mentir à un robot.

— Il est psychopédago.

— Merci, je rappellerai moi-même dans quelques jours.

Je raccrochai. Au moins il n’était pas cosmonaute, c’était déjà ça. J’appelai de nouveau l’infor de l’hôtel pour demander ce qu’il pouvait me recommander comme distraction pour les deux ou trois heures qui me restaient.

— Nous vous invitons à notre réalon.

— Qu’est-ce qu’on y joue ?

— La Bien-aimée — le dernier réal d’Aen Aenis.

Je descendis ; c’était au sous-sol. Le spectacle avait déjà commencé mais le robot à l’entrée m’assura que je n’avais presque rien perdu — à peine quelques minutes. Il me conduisit dans l’obscurité, fit apparaître d’une façon étrange un fauteuil ovale et disparut après m’y avoir installé.

Ma première impression fut celle de me trouver tout près de la scène d’un théâtre, mais les acteurs semblaient être tellement proches qu’on se serait plutôt senti sur la scène même. Comme si on pouvait les toucher en tendant la main. Je ne pouvais tomber mieux ; c’était une histoire de mon époque, un drame historique. L’action n’était pas située exactement dans le temps, mais d’après quelques menus détails je conclus que ça se passait une quinzaine d’années après mon départ.

D’abord je me délectai à contempler les costumes : le décor était naturaliste et c’était précisément ça qui m’amusait, car je repérais plein d’erreurs et d’anachronismes. Le héros,^pn très beau brun à la peau mate, sortit de chez lui en queue-de-pie (en début de matinée !) et prit sa voiture pour rencontrer sa bien-aimée, il avait même un haut-de-forme, mais gris, comme s’il était un Anglais partant pour le derby. Ensuite apparut un cabaret romantique avec un aubergiste comme je n’en ai jamais vu de ma vie — il avait l’air d’un corsaire. Le héros rabattit les pans de son frac et sirota la bière avec une paille — et c’était tout le temps comme cela.

Tout d’un coup je cessai de sourire : apparut Aen. Elle était habillée d’une manière absurde, mais brusquement cela devint sans importance. Le spectateur savait qu’elle en aimait un autre et trompait ce jeune homme — un rôle stéréotypé de mélodrame : la femme perverse — eau de rose, banalité et compagnie. Mais Aen ne se laissa quand même pas faire. C’était une fille dénuée de toute réflexion, tendre et sans mémoire. Par sa naïveté cruelle et sans limites elle devenait un être innocent qui rendait malheureux tout le monde, ne voulant faire de peine à personne. Entre les bras d’un homme elle oubliait l’autre mais elle le faisait d’une telle façon qu’on croyait à sa sincérité, du moins momentanée.

D’ailleurs tout ce navet tombait en pièces et il n’en restait qu’Aen, une grande comédienne.

Le réal était bien plus qu’un théâtre enregistré car, lorsque je regardais un détail de la scène, celui-ci s’agrandissait et s’élargissait, le spectateur lui-même décidait par son propre choix s’il voulait voir l’ensemble de la scène ou l’agrandissement d’un détail. Qui plus est, les proportions de ce qui restait dans le champ de vision n’étaient pas déformées. C’était une combine optique diablement astucieuse donnant l’illusion d’une réalité accrue, anormalement expressive.

Je remontai ensuite chez moi faire mes bagages car je devais partir dans une dizaine de minutes. Il s’avéra que j’avais plus d’affaires que je ne l’avais cru. Je n’étais pas encore tout à fait prêt lorsque retentit la tonalité du téléphone, mon houlder m’attendait.

— J’arrive, fis-je. Le robot porteur prit mes valises et je quittais la pièce quand le signal du téléphone retentit de nouveau. J’hésitai. « Je ne veux pas donner l’impression de fuir », pensai-je et je décrochai le combiné, pas tout à fait sûr, cependant, de savoir pour quelle raison je le faisais.

— C’est toi ?

— Oui. T’es-tu réveillée ?

— Il y a longtemps. Que fais-tu ?

— Je viens de te voir au réal.

— Ah ! bon, dit-elle.

Je sentis de la satisfaction dans sa voix. Un peu comme si elle se disait : « Il est à moi. »

— Non, fis-je.

— Quoi, non ?

— Toi, tu es une grande actrice. Mais moi je suis quelqu’un de totalement différent de ce que tu penses.

— Et cette nuit, est-ce que je rêvais ? m’interrompit-elle. De l’amusement perçait dans sa voix — et, brusquement, le ridicule revint. Je ne pouvais pas m’en sortir : un quaker des étoiles qui était déjà tombé une fois, sévère, désespéré et modeste.

— Non, dis-je en me retenant, tu n’as pas rêvé. Mais moi, je pars.

— Pour l’éternité ?

La conversation l’amusait visiblement.

— Ecoute … commençai-je et je ne sus plus quoi dire. Pendant un moment je n’entendis que sa respiration.

— Et après ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Je me corrigeai vite : — Rien. Je pars. Cela n’a aucun sens.

— Sûrement pas, acquiesça-t-elle, et c’est pour ça que cela peut être formidable. Qu’as-tu vu ? Les Véritables ?

— Non, La Bien-aimée. Ecoute-moi …

— C’est un navet parfait. Je ne peux pas le voir. C’est ma plus mauvaise pièce. Va voir Les Véritables, ou bien … non, viens ce soir. Je te le montrerai. Non … non, ajourd’hui je ne peux pas. Demain …

— Aen, je ne viendrai pas. Vraiment je pars dans un instant …

— Ne m’appelle pas Aen, appelle-moi « chérie », demanda-t-elle.

— Chérie, que le diable t’emporte ! fis-je avant de raccrocher, puis j’eus terriblement honte, je décrochai et raccrochai de nouveau et je jaillis de ma chambre comme si j’avais eu le diable aux trousses.

Je descendis au sous-sol où j’appris que le houlder m’attendait sur le toit. Je remontai donc.

Sur le toit se trouvait un jardin-restaurant et un aéroport, ou plutôt un jardin-restaurant-aéroport, les niveaux entremêlés, les quais volants, les vitres invisibles — une année entière ne m’aurait pas suffi à retrouver mon houlder. Heureusement on m’y amena presque par la main. Il était plus petit que je ne le pensais. Je demandai combien de temps allait durer le voyage car j’avais envie de lire.

— Douze minutes environ, me répondit-on.

Ce n’était donc pas la peine de me mettre à lire. L’intérieur du houlder rappelait celui de la fusée expérimentale Thermo-Fax que j’avais jadis pilotée, mais en plus confortable. Lorsque la portière se referma sur le robot qui m’avait poliment souhaité bon voyage, les murs devinrent d’un seul coup transparents et, comme j’occupais un des quatre premiers sièges (les autres étant vides), j’avais l’impression de voler assis sur une chaise installée dans un grand verre.

C’était bien amusant, encore que ça n’avait rien à voir avec une fusée ou un avion ; plutôt un tapis volant moderne. Le véhicule s’éleva d’abord à la verticale, sans la moindre vibration, émettant seulement un sifflement strident, et s’élança horizontalement. Il se passa exactement le phénomène que j’avais déjà remarqué : l’accélération du mouvement ne fut pas suivie de l’augmentation de l’inertie. L’autre fois, à l’aérogare, j’aurais pu me croire victime d’une illusion mais maintenant j’étais sûr de moi-même. Il est difficile d’expliquer le sentiment qui m’envahit — car s’ils avaient vraiment réussi à rendre l’accélération indépendante de l’inertie, alors toutes les hibernations, tous les essais, les sélections, les corvées et les peines de notre voyage s’avéraient totalement inutiles. Je me sentais un peu comme le conquérant d’un sommet de l’Himalaya qui, après l’effort indescriptible de l’ascension, découvrirait là-haut un hôtel plein de touristes car, durant sa dure escalade solitaire on aurait construit du côté opposé un téléphérique et un parc d’attractions. Le fait que restant sur Terre je n’aurais probablement pas vécu jusqu’à cette découverte ne me consola guère — ce fut plutôt l’idée que peut-être ce système-là ne serait pas adaptable à la navigation cosmique qui adoucit mon amertume.

C’était bien entendu un symptôme de pur égoïsme et je m’en rendais compte mais le choc fut trop fort pour que je pusse manifester l’enthousiasme approprié.

Pendant ce temps le houlder poursuivait son vol, et cela sans le moindre bruit ; je regardai en bas. Nous étions en train de survoler le Terminal qui se déplaçait lentement vers l’arrière comme une forteresse de glace. Sur ses étages supérieurs, invisibles de la ville, noircissaient d’énormes goulots d’entrées pour fusées. Puis nous passâmes relativement près de la tour-aiguille, celle rayée en blanc et noir ; elle dominait le houlder. Vue de la Terre elle n’apparaissait pas si haute. Elle était comme un pont-tuyau unissant la ville au ciel et les « rayonnages » qui en sortaient grouillaient de houlders et d’autres machines plus grandes encore. Les gens qui se trouvaient sur ces terrains d’atterrissage avaient l’aspect de graines de pavot clairsemées sur un plat en argent. Nous survolâmes des colonies de maisons blanches et bleues, des jardins ; les rues devenaient de plus en plus larges, sur leurs chaussées colorées dominaient également le rose pâle et l’ocre. La mer des bâtiments s’étendait jusqu’à l’horizon, séparée rarement par des bandes de verdure et je me demandais anxieusement si cela durerait jusqu’à Clavestra même.

Mais l’engin accéléra, les maisons se dispersèrent, cédèrent la place aux jardins ; apparurent alors d’immenses virages et les lignes droites des routes ; elles s’étalaient sur plusieurs niveaux, se rencontraient, se croisaient, s’enfonçaient sous terre, convergeaient en étoiles et leurs rayons jaillissaient sur la surface plate et grise sous le soleil, grouillante de gliders. Ensuite, parmi les carrés des arbres émergèrent d’énormes bâtisses aux toits en forme de miroirs concaves ; des lueurs rougeâtres couvaient dans leurs centres. Plus loin encore les routes divergeaient et de la verdure leur succédait, émaillée de temps en temps de rectangles de végétations différentes — rouges, bleues — ce ne pouvaient être des fleurs, leurs couleurs étaient trop intenses.

« Le Docteur Juffon serait content de moi », pensai-je. « A peine trois jours et voilà. Et quel début ! Pas n’importe qui. Une grande actrice, une célébrité. Elle avait juste eu un peu peur et d’ailleurs cette peur même lui a aussi donné du plaisir. Pourvu que ça dure … Mais pourquoi parler d’intimité ? Qu’est-ce que leur intimité ? Comme c’était héroïque de sauter dans cette cascade. Un gorille généreux. Et puis la beauté adulée par les foules l’a récompensé largement ; que ce fut sublime de sa part ! » Mon visage entier me brûlait. « Espèce d’imbécile, me répétai-je doucement, que cherches-tu au fait ? Une femme ? Tu en as eu une. Tu as déjà eu tout ce qu’on peut posséder ici, y compris une proposition de jouer au réal. Maintenant tu auras une maison, tu te promèneras dans le jardin, tu liras des livres, regarderas les étoiles et tu te diras doucement et en toute modestie : j’y suis allé. Et j’en suis revenu. Et les lois de la physique ont elles-mêmes travaillé pour toi, veinard ; tu as encore une moitié de vie devant toi. Et rappelle-toi à quoi ressemble Roemer, de vingt ans ton puîné … » Le houlder commença à descendre. Revint le sifflement, la contrée traversée d’innombrables routes blanches et bleues dont la surface luisait comme vernie et grandissait à vue d’œil. De grands étangs et de petites piscines carrées renvoyaient des reflets ensoleillés. Les maisons, parsemées sur de douces collines, devenaient de plus en plus grandes et de plus en plus vraies. A l’horizon s’étendait une chaîne de montagnes aux sommets enneigés que l’air rendait bleuâtres. Je vis encore des sentiers couverts de gravier, des parterres de fleurs et des plates-formes de verdure froide, de l’eau dans des encadrements de béton ; des sentiers, des arbustes, un toit blanc, tout cela se retourna lentement, m’entoura et s’immobilisa, prenant, en quelque sorte, possession de ma personne.

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