Elle est en limouille de noye, la mère Trutrude. Vaporeuse, dans les rose saumon ; parée pour la manœuvre, comme si un noctambule blasé était susceptible de se pointer pour la calcer au saut du lit, la grand-mère pipeuse. Les radasses détellent jamais complètement. Elles s’accrochent à des galanteries de leur haute saison, quand elles soutiraient à pleins seaux les matous en chaleur. Ses cheveux bleus moussent, nimbant sa old tronche de lady des bordels.
— Pardon de vous réveiller, jeté-je.
— Je ne dormais pas, je vous attendais ; tiens, la petite est avec vous, je l’ai entendue se lever et je me demandais où elle pouvait bien aller…
Elle sourit pincé, ayant omis d’enfourner son râtelier. Sa bouche écarlate, toute plissée, ressemble à un coquelicot fané.
— Vous êtes tout trempés, les gars. Je vous prépare un grog ou un vin chaud ?
Maumau répond qu’un grog lui conviendrait au poil. Notre hôtesse biche en geignant une casserole cabossée sous son bar, allume un réchaud Butagaz. Elle est toute joyce de nous. N’a pas sommeil. Les vieilles n’ont jamais sommeil. Ou alors ça les prend peu avant de mourir, comme une langueur de printemps, une grande mollesse abandonnante. Elles se mettent à roupiller à fond, pour s’essayer à la mort. Et elles comprennent que ça ira, et alors elles meurent sans encombre.
— Trutrude, lui dis-je, je suis dans la béchamel jusqu’au menton, et elle fait des grumeaux, et elle est tiédasse, pouâh !
Elle me mate un coup, tout en laissant dégueuler son flacon de rhum dans sa casserole.
— Eh ben, mon fils, change-toi les idées : t’as une mignonne souris sous la main.
Je cueille Marie-Marie par la taille. Sa hanche est frémissante, avec une chaleur de lit.
— Merci du conseil, dis-je, mais avant de songer au bonheur, il faut liquider le turbin. Vous pouvez m’aider, Trutrude, et c’est parce que j’en ai le sentiment que je vous ai fait lever.
Elle rigole, canaille :
— T’aider, ça dépend à quoi fiche, garnement. Il fut un temps, je t’aurais fait oublier jusqu’à ta date de naissance. Mais je ne suis pas plus appétissante, à présent, que la poubelle que je traîne sur le pas de ma porte le matin.
Je la laisse déguster ses sous-entendus fripons puisque c’est tout ce qui lui reste. J’en rajoute en lui assurant qu’elle est encore rudement sexy et que des nières de son gabarit ne sont jamais bonnes pour la casse.
— Vous pouvez m’aider à piger quelque chose qui m’échappe, Trude, et à alpaguer quelqu’un qui m’échappe plus encore que le quelque chose. Pour tout vous dire, il se trouve à Nichemar’h, au moment où nous parlons, un ou plusieurs loustics capables de tout et en particulier du pire. Des gens qui ne sont pas vus, qui surveillent toutes les allées et venues, tous les faits et gestes et qui frappent à leur convenance lorsqu’ils le jugent opportun.
Bien dit, non ? Tu croirais lire un chapitre de « Fantômas ». Manque même pas le bruitage sinistre de la tempête qui fait « hou haou ou » dans tous les orifices qui se présentent.
— C’est pas marrant, mon gars, conclut-elle. Cela dit, je ne vois guère comment je pourrais l’aider à découvrir tes loustics.
— Par votre jugeote, ma Trutrude. Ici, vous êtes la vigie, pour ainsi dire. Vous voyez tout et tout le monde. Votre estaminet est le cœur du pays. Tout se passe entre ces quatre murs. Ce que vous ne voyez pas, vous pouvez le deviner, grâce à votre intelligence et à votre psychologie. Le problème est le suivant : comment des gens venus d’ailleurs peuvent-ils se planquer et tout voir ? Car, fatalement, ces gens ne sont point des natifs d’ici. La population de l’île est paisible. A l’extrême rigueur, on pourrait admettre une complicité, mais les actions de commando sont le fait d’autres gens.
Ce qu’il y a de bien, avec les douairières à remballer, c’est qu’elles prennent toujours très au sérieux les missions que tu leur confies. Demande-leur n’importe quoi, jamais elles t’enverront chez Plume, ni se déclareront impuissantes. Au contraire, un boulot confié les stimule. Elles en mouillent encore, ces sèches.
La Trutrude, faut mater son comportement dans le rôle de « Dame Sherlock sur le sentier de la Vérité ». Elle va à son comptoir, ouvre un tiroir, y prend une pipe qu’elle bourre de tabac blond. Allume. La v’là en bouffardage, milady. Lâchant des pets de fumée claire. L’œil mi-clos. Hagarde dans sa robe de nuit saumonée, sa chevelure bleue en ébouriffade, des reliquats de maquillage achevant de se délayer dans les sillons de ses rides.
Fière d’elle. Théâtrale. Véry superbe. Elle gratte furieusement ses miches dévastées par les intempéries, l’âge et tant et tant de queues furieuses. De pauvres fesses tombantes, inertes.
Elle s’approche de la porte de son bistrot, écarte le rideau haillonneur pour visionner l’extérieur.
— Venir ici sans attirer l’attention, c’est facile. Chaque jour, par temps normal, la navette apporte un petit contingent de touristes, même quand ce n’est pas la saison. L’île est pittoresque. Son église possède un rétable du seizième siècle qui…
Elle se tait, volte, revient à nous.
Tandis que le rhum bouillant s’échappe de la casserole oubliée sur le réchaud.
— Eh ben voilà, mon gars, me dit-elle en me piquant le poitrail du tuyau de sa pipe. Eh ben voilà, j’ai trouvé : l’église. Y a que dans le clocher que des types peuvent se planquer et tout voir car il domine toute l’île. Ici, y a pas de cureton régulier. C’est un recteur du continent qui vient célébrer la messe le dimanche quand il ne fait pas de gros temps. Des rigolos qui se planqueraient dans le clocher s’y feraient du lard car personne n’y monte jamais depuis qu’on a remplacé l’escalier démantelé par une échelle. Le marguillier a quatre-vingt-huit ans et marche avec deux cannes. Il ouvre la porte le matin, la ferme le soir et fait donner un coup de balai le samedi par sa fille.
Trutrude rembecque sa pipe.
— L’église, mon gars, l’église, je te parie ma culotte.
Du coup, j’espère de toute mon âme qu’elle n’aura pas à me la donner.
— C’est fermé à clé, chuchote Maumau, désappointé.
— Normal, fais-je en dégageant mon sésame.
Rien de plus naïf que ces serrures d’église. Un enfant de deux ans les ouvrirait à l’aide de son hochet. Je la crique-craque en moins de temps qu’il ne t’en faut pour déboutonner le corsage d’une dame lorsque tu portes des moufles.
La porte grince tellement que tu croirais le passage d’un train de marchandises dans un virage. Le vieux marguillier ferait bien de se servir de burettes lui aussi. Je pousse très lentement, en essayant de soulever la lourde pour calmer ses cris. Heureusement que le fracas de la tempête domine tout, ensevelit tout sous son féroce déferlement. Imagine toutes les chasses d’eau du monde en action dans un même lieu et tu te feras une approximative idée de la chose.
L’église sent le salpêtre et le cierge moisi. Il y règne (on dit toujours comme ça pour rendre compte d’une ambiance, nous autres romanciers célèbres : il règne une atmosphère de fête, il règne un climat de confiance, il règne ceci-cela) un froid glacial, ce qui est préférable à un roi tyrannique, non ?
Je fais signe que chut à Marie-Marie et à Maumau. Pour plus de sécurance, j’ôte mes targettes afin de traverser l’église sans signaler ma présence (comme on dit encore dans nos bouquins. On « signale » sa présence. Y a des mots, tu ne peux pas y couper, que sinon t’as pas l’air capable).
Parvenu au chœur, j’oblique sur la droite, là que pendent les cordes des cloches. L’obscurité est épaisse, mais la loupiote rouge suspendue devant le tabernacle répand une lumière qui suffit pour se repérer. En examinant de mon mieux les lieux, j’aperçois une échelle appliquée presque à la verticale contre le rebord d’une plate-forme. Et ensuite, sur la plate-forme, l’est une seconde échelle qui se perd dans la nuit (en anglais : in the night).
Tu suis bien le topo, mon grand ? Pas de questions avant que je fonce dans le bigntz ? Une fois dans la croisade, je réponds plus au téléphone, l’ami, gaffe-t’en bien.
Je me munis de mon stylo-lampe au minuscule rayon et je mate le sol. Y découvre des traces de pas, et aussi des petits tas de poussière de plâtre tombée de tout là-haut. Voilà qui conforte l’idée de la vieille. Dieu soit loué : elle n’aura pas à m’offrir sa culotte. Les barreaux de l’échelle sont souillés de boue encore fraîche. Bravo, Trutrude : il y a bel et bien des locataires dans le clocher, et ce ne sont pas des corneilles.
Je prête l’oreille. Le silence me la rend, intacte. Silence tout relatif puisque la tempête, tu ne l’oublies pas ?
— Alors ? me flûte Marie-Marie.
J’applique mes lèvres contre son mignon pavillon.
— Tu vas attendre ici avec Maumau, moi je vais monter voir.
Mais Maumau qui a entendu, ce fin tympan, me biche par un revers.
— Je possède une acuité visuelle très au-dessus de la moyenne. Dans la marine j’avais le meilleur coefficient. Je grimpe pour jeter un œil.
Il a de l’autorité, le bougre. A preuve : le voici qui s’engage sur la première échelle. Et on voit que les haubans, pataras et toutim lui sont familiers, car il s’élève prestement, ce malin. Tel un rat contre un mur. Et sans bruit. Il cesse d’être parmi nous. Je tente de suivre son ascension, mais il a déjà atteint le palier sur lequel repose la deuxième échelle. Un froissement léger. Le vol d’une mouette est plus bruyant.
Ne me reste plus qu’à attendre le rapport de la patrouille Maumau.
Pour tromper les minutes incertaines, je saisis Marie-Marie par l’épaule.
Elle a ce mouvement pelotonneur des femmes amoureuses dans le noir. Une recherche de l’épaule pour se blottir. Ses cheveux frôlent mon cou. Je perçois les cognements de son cœur. C’est merveilleux, une jeune fille aimante. Tu sens flotter son désir à sa surface. Mais il reste peureux cependant et te fuit la main comme une savonnette dans ta baignoire.
On reste un bout d’instant ainsi, pétrifiés par je ne sais quelle langueur bienfaisante. Je tourne mon visage vers le sien. La chaleur de ses lèvres guide les miennes et voilà-t-il pas que je l’embrasse, bougre de grand saligaud qui ne respecte rien et fait panard de tout.
C’est un bon grand vrai baiser, profond, si tu vois ce que je veux dire, avec deux langues cabriolantes et qui s’affolent et qui précèdent tout. Ah ! le rôle de ces deux petites jauges à amour ! Leur diabolique agilité, leur suave agilité, leur agilité enamourante que si tu voyais cela chez un tripier, cependant, tu irais au refil ; quelle horreur ! Ou même juste une radiographie de nous deux, imbriqués comme, tyrolienne de placard ; merde, la vie est salement belle.
On s’engouffre de plus en plus fortement, oublieux de la situation, quand un froissement trouble l’imparfait silence et qu’un monstre bruit le conclut.
Chplaouffff !
C’est le gars Maumau qui vient d’atterrir, tête première sur les dalles humides. Il reste au sol, les bras en croix, ce qui, compte tenu du lieu, est circonstanciel, moi je trouve. Je l’examine à la faveur (comme y en a qui diraient) de mon stylo-lampe. Il a le crâne entièrement défoncé, le Jean Bart de Ploumanac’h Vermoh. Cassé comme un œuf tombé du panier. De profundis ! Le cher garçon. Ah, mais il commence à être bigrement vénéneux, l’îlot.
La belle-sœur à Tango poignardée, Pinaud assommé, Le Guennec éburné, Maumau décervelé, voilà qui devient malsain.
Marie-Marie regarde, louchement fascinée par l’horrible spectacle. Là-haut, pas un bruit. Mais va-t’en repérer une présence dans le mugissement de la tempête ! Va-t’en, gros malin.
— Tu crois qu’il est tombé tout seul ? balbutie ma petite camarade.
— Je n’en sais rien, ma poule.
Elle est tellement traumatisée qu’elle ne pense pas à regimber devant le « ma poule ».
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
J’hésite. Grimper à mon tour serait téméraire. Voire même folie pure (et, comme le dirait Roberval : je pèse mes mots !) Pourtant, est-il d’autre alternative ? Hmmm, franchement.
— Non ! exclame à voix basse ma tendre petite camarade.
— Ne t’inquiète pas, rassuré-je.
— Si, je m’inquiète : j’ai pas envie de devenir veuve avant d’être mariée.
Elle se tait, surprise par ma conduite. En effet, Santantonio agit comme suit : il prend la corde d’une des cloches et, la tenant entre ses dents, il gravit quelques échelons de la première échelle. Après quoi, il attache ladite corde (dont on ne doit pas parler dans la maison d’un pendu, mais je m’en fous) à sa taille, laissant dépasser une bonne longueur. You see, my dear ? De la sorte, si je suis amené à lâcher prise, j’irai pas bouffer les vénérables dalles et resterai suspendu par les aisselles. Pas foireux, ce coup-là, hein, Ninette ? Troisième précaution, je dégaine mon pistolet et l’attache à mon cou au moyen de ma cravate, car je suis un de ces dingues maniérés qui mettent encore une cravetouze.
Et hop : joue à la grenouille, mon chérubin !
J’escalade ma petite échelle lentement, vu que plus je m’élève, plus le poids de la corde augmente.
Jusqu’à la plate-forme-relais, ça boume. Ensuite, je suis tiré en arrière et il me faut m’arc-bouter davantage à chaque échelon gravi.
Le vent feule comme cent tigres en rut dans ce clocher. Je m’arrête pour reprendre haleine, le regard braqué vers le haut de la seconde échelle.
Et alors j’aperçois tu sais quoi ? Dix francs et je te le dis ! T’as pas de fric sur toi ? Tant pis, je te le dis à l’œil. J’avise deux mains posées sur les deux montants de l’échelle. Je les aperçois l’espace d’un éclair, c’est le cas de le dire vu que c’est à la faveur d’un grand éclair que la chose m’est découverte. Voilà l’explication du plongeon exécuté par Maumau à l’instant. Une brutale secousse et le pompier est déséquilibré. Donc, la mère Trutrude ne sera pas déculottée ce soir et son poilu de Verdun restera au chaud. Que faire ? Même en m’agrippant de toutes mes forces aux barreaux, il me sera impossible d’atteindre le clocher, sans compter que si je ne lâche pas prise, le gonzier du haut emploiera d’autres moyens plus efficaces pour me neutraliser. Il est en position de force et Bibi n’a pas grand-chose à espérer.
Donc, situation critique. Je me convoque pour une réunion au sommet (j’y suis presque déjà) à laquelle je participe immédiatement et je vote l’ordre du jour à la majorité absolue, lequel ordre du jour déclare que je dois mettre mes os en lieu sûr dans le plus bref des laids, comme aurait dit Toulouse-Lautrec.
Et ce que j’accomplis, mon ami, dans la seconde qui succède oui, j’ose l’écrire en t..t.. lettres, ce que j’exécute relève du cirque, de l’athlétisme, du sapeur sans reproche Camembert et pompier. C’est une prouesse. Un coup magistral, majuscule. Du grand dard. Duglandard. Faut avoir chaud aux yeux pour tenter ça ; en tout cas ne pas y avoir froid. Avoir des testicules gros comme des melons, et pas qu’ils soyent creux ! Bon, assez préludé, je te narre.
Je fais venir jusqu’à moi la corde de la cloche dont le bas est noué à ma taille. L’empoigne. Puis j’enquille une jambe à travers deux barreaux. Tu suis bien ? T’imagines la gravure ? Le San-A, aux deux tiers de l’échelle, tenant la corde de la cloche à deux mains, et se maintenant à l’échelle par une jambe ? C’est admis, visualisé ? Merci. Dès lors, je prends un élan formidable et me jette en arrière, les mains bien crispées sur la corde. Il se passe quoi ? T’as deviné ? Non ? Va te faire mettre ! Enfin, bon, puisque c’est toi… Eh bien, il se passe que j’entraîne l’échelle, comprends-tu, Saucisse ? Et que le tordu qui cramponnait ses montants, là-haut, brutalement pris au dépourvu, bascule en avant. Il tenait trop fort, prenait trop appui sur ces foutus montants.
Alors, ce pauvre mignon va becqueter du vide. Et il trouve pas ça à son goût, le nœud volant. Il s’offre un grand cri style : « Aaaahhhhhhhhhhh chplaouffff ».
Au passage, il m’a meurtri l’épaule et j’ai failli lâcher prise. Reusement que je tenais à deux pognes. Je me laisse glisser le long de la corde. Et la cloche, là-haut fait « Bluingggg » et puis, un instant après « bluonggggg ». De quoi en attraper le bourdon !
Marie-Marie a poussé un cri aussi, la pauvrette. Merde, j’espère qu’elle a pas dégusté Pierrot sur la coloquinte ? Les paumes en feu, j’arrive entre les deux cadavres. Ma gentille est agenouillée et pleure.
— Mon Antoine, mon amour, je ne veux pas, chéri, je t’adore.
— Heureux de te l’entendre dire, ma poule !
Elle soubresaute.
— Comment, c’est pas toi qui es tombé ?
— Moi, quand je tombe, c’est sur mes pattes, fais-je en la prenant dans mes bras.
Amours, délices et harmonium (y a pas d’orgues dans cette église). On y va de l’hyper-galoche du je te salue Marie-Marie. Le côté : t’es-pas-mort-non-je-suis-pas-mort-la-preuve !
Après quoi, je m’occupe du second défunt. Il est étranger, cézig’man. Du moins il l’était, car la mort abolit les races. Un mort n’est plus qu’un mort. Il n’existe pas de mort anglais, de mort français, de mort chilien. Juste des morts. Des frères humains qui ont cessé avant nous. Nationalité ! Mort ! Les bricoleries restent pour les vivants parce qu’ils se croient vivants à la suite d’un cruel malentendu avec eux-mêmes.
Ce gars était blond-blé, jeune, costaud. Vêtu d’un futal de pêcheur et d’un caban, avec un maillot rayé par en dessous.
Il est disloqué, il a le regard exorbité ; un grand regard d’horreur qui contient tout le vide qu’il vient de se farcir.
Je le fouille, ses poches sont bien achalandées : un browning, une matraque d’acier flexible à manche de cuir, de l’argent français, un passeport au nom de Gustav Hildbrand, sujet (à caution) suédois. Plus un paquet de cigarettes belges (afin qu’on puisse lui crier fume !)
La cloche, tout là-haut, continue de vrombir. Je braque ma loupiote en direction du clocher. Mais le faisceau se perd dans le noir. Tout ce qu’il me montre, c’est la deuxième échelle qui, curieusement, s’est bloquée en travers de l’espèce de tour carrée, coincée par une pierre en saillie.
— Ohé, là-haut ! crié-je, montrez-vous un peu qu’on cause.
Mais rien ne se produit.
— Tu crois qu’il y en a d’autres ? demande Marie-Marie.
— C’est à peu près certain. Donne-moi un coup de main, nous allons bien les déloger.
— Comment cela ?
— Chope la plus petite des deux cordes, on va leur sonner les cloches !
— Quelle idée ! s’étonne ma madone.
— Ils ne pourront pas résister longtemps, ma poule, un bruit pareil, à bout portant, c’est insoutenable.
— Oh, classe avec ta poule, fulmine Marie-Marie. Si je pensais que tu continues de m’appeler ainsi après notre mariage, je préférerais demeurer demoiselle.
Toute grommeleuse, la voici qui s’empare d’une corde et s’y suspend. Le rappel la décolle de terre. Là-haut, ça fait diiin-doong.
Je me mêle au concert et nous offrons à la population de Nichemar’h un récital fracassant qui renchérit sur la tempête.
On s’en donne à cloche joie. Breling breloque ! Ding dingue con ! Sonnez les matines, les mâtines, les malines. Tocsin ou angélus ! Les deux, mon général ! Imbriqués, confondus. Une cloche sonne sonne, qu’elle chantait, l’Edith, avec les neuf z’autres qui faisaient bluing bluing par-derrière manière de se manifester.
Et on est emportés dans une frénésie démente. On tire, on se laisse haler. On retouche terre, on remonte, allez luia, allez luia, allez…
Et soudain, un bruit mat près de nous. S’agit-il d’un projectile ? La chose roule sur les dalles que je te vas qualifier de moussues sans plus attendre, mon sagouin !
Ça va jusque z’au fond du chœur, d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, vu que ça explose. Un vraoumm noir, bien qu’il soit accompagné de flammes. Les locataires du dessus nous ont largué une grenade sur la poire. Elle aurait explosé en touchant le sol, on se faisait saccagner la ventraille recta, et rectum même, si ça se trouvait. Heureusement, il y a eu ces quelques secondes précieuses z’ô combien ! Reheureusement que la grenade était ronde, qu’elle a roulé hors champ.
Je ramasse Marie-Marie à bras-le-corps et l’entraîne dans le tambour battant d’une issue latérale.
Certes, son petit cœur mignon fait du home-trainer, néanmoins elle reste très bien, maîtresse d’elle-même en attendant de l’être de moi, p’t’ête bien ; car y a longtemps que l’idée me trottine, tu t’es nécessairement rendu compte, pas vrai, Minus ? A force de penser à ces choses, elles finissent par arriver. Dans la vie, y a deux sortes d’événements : les fortuits et les prémédités. En v’là que je prémédite doucettement, jour after day, guignant la gosse grandissante avec une tendresse qui se teinte de convoitise. Pas concupiscent, l’Antonio. Rien du bellâtre. L’homme, simplement. The man, quoi. The mec toujours soucieux d’assurer son territoire. Marie-Marie, de toute éternité m’est destinée, faut admettre, accepter. Je me la suis mignardée à loisir. Elle m’aime depuis qu’elle voit clair. Jamais je trouverai une meilleure exclusivité. Ça vaut le coup de lui consacrer sa vie, non ? Je me dis que si ça doit exister un jour, une femelle unimâle, ce sera elle. Une femme qui ne regardera personne d’autre, ne sera tentée par aucun jules. Mais c’est du rêve en toc d’égoïste blasé. L’existence érode tout. Elle fatigue les passions. Les arbres croissent et meurent. Le bonheur idem. Tu l’organises, le fignoles, le mets sur orbite. Et il tourne autour de la terre, ce fabuleux satellite, avec toi et elle dessus, enlacés, straussant, s’enivrant, se répétant. Et puis la valse se ralentit, la rotation idem. Et un jour ils s’écrasent tous comme une bouse tombée du fion d’une vache. C’est pas un excrément normal, une bouse de vache. Son aplatissage l’ennoblit. L’amour fini, kif. Bouse de vache. Pas vraie merde, moins résiduel qu’étron courant. Reste de comestibilité, because apparence chlorophyllienne. L’amour digéré n’est pas déféqué, mais étalé. Nuance. L’amour évacué conserve encore des fleurs et des apparences de prairie.
Mais qu’est-ce que je te raconte, moi ; tout ça, à un moment crucial ? Quelle mouche me pique de digresser tout de go ?
Alors, donc, j’ai jeté Marie-Marie au sol, en l’amortissant de mes bras salvateurs. Nous sommes dans le tambour. Je lui murmure : « Chuuuut » dans l’oreille. On attend. Ne plus broncher, on va se le faire à l’endurance avec les mecs d’en haut. Leur laisser entendre qu’ils nous ont carbonisés avec leur grenade. Ils ne peuvent plus s’attarder dans la nasse du clocher, maintenant qu’ils se savent débusqués. Vont fatalement risquer une descente. Seulement, plus d’échelle. Vont devoir emprunter les cordes des cloches. Et ne pourront le faire sans carillonner, ce qui nous préviendra. Attendre. Fouette and scie, comme disent ces Anglais à la mords-moi the nœud. Attendre encore, que tant pis pour le froid glacio-sépulcral qui nous pénètre. Tant pis pour le rhume en préparance que je sens s’installer dans le haut de mon pif. La petite grand-mère trouve la posture agréable. Sa bouche avide cherche la mienne et se comble. Tyrolienne amoureuse. J’en chope une comme un madrier. Le pont de la rivière Kwaï. Et tu trouves que c’est opportun de triquer comme un gorille, Técolle ? Que c’est des manières vis-à-vis d’une jeune étudiante innocente ? Et qu’on est là, en danger, tapis, réduits aux aguets comme la première communauté venue. Oh, je la fais mon auto-critique, va ; sois tranquille. Pas besoin d’aller chercher monsieur Déconne. De fond en comble. Le lessivage soigné de ma garce de conscience, mais j’ai beau, je bande toujours comme une harde de cervidés. Et je me dis que s’il ne se passe pas de l’action de première instance dans les meilleurs délais, je vais me la fourrer princesse, la gente Marie-Marie. Me l’annexer prématurément, à la fleur de l’âge, grand dégueulasse que je suis !
Làlà làlà, quelle honte !
Et elle sent bien que le jour de gloire est en train de se pointer, tu penses. Ce sont des choses que la plus innocente des innocentes pige.
Et bon, ça y est, pour la première fois de l’histoire humaine, je bouscule la paluche dans ses régions réservées, la môme. Lui déboutonne d’un geste net et précis le gros bouton du haut de son jean, celui en métal, qu’est presque coupant. Et à moi la fermeture Eclair. Merci, M. Eclair, vous fûtes un bienfaiteur de l’Humanité. O combien de délices, ô combien de malins, combien de capiteux vous résultent, cher génie à tirette quand vous ne coincez pas ! La paluche avant-coureuse, toujours. Va, ma grande, suis ta trajectoire, ton destin. C’est beau, une grappe de doigts, ainsi partis en conquête accélérée. Je sens son ventre chaud et si doux sous ma paume. D’émotion, je m’interromps. Le vrai voluptueux a le courage de prendre son temps. Seul, l’héroïque prend des pieds pour bottes de sept lieues, et se paie des bottes d’asperges. L’extrémité de mes salsifis remue, ma main dépravée glisse, atteint une région inexplorée, un eden frisé indicible (je raffole de ce terme, m’en goinfre).
La merveilleuse Marie-Marie est étendue sur les rivages de l’extase. Ne sent plus la froide dalle meurtrisseuse. Elle émet un imperceptible gémissement. O la plainte de l’amour venant, de l’amour montant, qui fait mal de volupté. L’épreuve de jouissance ! Ravageuse ! Secrète ! Miraculeuse.
A cet instant qu’on approche du grand abandon, voilà-t-il point que, tout là-haut, une cloche fait « bruiiiinggggg » de ce qu’on lui cigogne sa corde, la pauvrette.
Allons, il convient de se ressaisir, de se dessaisir, de refaire surface, de faire front. D’aller au devoir, au charbon, à la castagne.
Je galoche ma petite fiancée et je sors mon revolver, ce qui constitue, tu l’admettras peut-être, deux actions assez contradictoires.
Je coule un œil par l’encadrement de la porte. A la lumière rougeâtre de la lampe du maître-autel, j’aperçois une masse sombre qui descend en souplesse depuis les hauteurs. La silhouette ne tarde pas à toucher terre.
— Stop ! intimé-je.
Ma voix tonnante, réverbérée par les voûtes de l’église, fait bondir l’arrivant. Un vrai professionnel du coup de main. La manière qu’il se met en boule et roule très vite au sol. En une fraction de seconde je sais qu’il va me biter si je tarde. Dans ce duel sans merci, les hésitations sont fatales et les atermoiements fataux. Allons-y, Ninette, je le plombe à la volée. Sa culbute est interrompue net. Alors je m’avance, sans cesser de braquer ce corps inerte, redoutant une ruse du style de la mienne. Mais ma loupiote me guérit de mes craintes : le zigoto a morflé ma quetsche dans le creux de la nuque et le rêve de ses chers vieux parents s’est réalisé : il a du plomb dans la cervelle.
— Et s’il en reste un autre ? émet Marie-Marie en me voyant m’élancer le long de cette putain de corde.
La cloche de nouveau sollicitée file sa branlée tocsine dans les grondements hideux de la tempête.
Je ne lui réponds pas. Je joue ma vie sur une impression de flic : celle qu’il n’y avait que deux arcans là-haut.
Je m’élève aussi rapidos que mes biscotos me le permettent. Pas commode à cause du constant frémissement de la corde terminée par une cloche en délirade, que mon escalade paraît chatouiller, et qui se trémousse éperdument.
Mais je progresse pourtant, galvanisé par un impétueux besoin d’en finir, et de triompher. De faire la lumière sur ces confus événements, combien troublants et déconneurs.
Je sue, je tremble de fatigue.
Mais parviens à bout d’ascension.
Un balancement pour me permettre d’atteindre le plancher et zou, me voici arrivé. Quel chahut ! L’enfer sonore ! La tempête hurle et les cloches bourdonnent. On ne sait plus où l’on est, ni comment on va empêcher ses oreilles de saigner. Je repère et avise une lampe à glomifuge bousmuré, c’est-à-dire qu’elle répand une clarté invisible à partir de trois mètres de sa source. Dans sa zone de rayonnement l’on y voit comme en plein jour, mais au-delà de sa limite d’indice fonctionnel à périphase latente, l’obscurité se reforme. Dans le territoire d’éclairement, sont rassemblés des instruments d’optique extrêmement chiadés ; lunette à infra-rouge thermo bédolé, viseur d’obtupération concave filandrosique à sermique cavilloné, petafineur d’extrême justesse modulé, et, le fin des fins de la technicité allemande, prix Nobel du bricolage au Bazar de l’Hôtel de Ville : un bourratoire mémorable inversé, grâce auquel, par nuit noire, tu peux mater tout l’horizon comme en plein soleil. Je rive mon œil aux viseurs : un vrai régal. L’île entière m’est offerte. Et il suffit que j’actionne un clitougnard de réglage pour grossir tel ou tel détail, le rendre présent au point de remarquer des comédons sur la frime de gens évoluant à des centaines de mètres de là.
Donc, ici se trouvait bien le P.C. des gens qui ont neutralisé Pinuche.
L’ayant constaté, je m’apprête à redescendre lorsqu’un très léger bruissement me parvient au cours d’une accalmie de tempête. Cela ressemble à une plainte. Tellement que ça doit en être une. Je murette de-ci de-là et autre. Et découvre, tu sais quoi ? Non, alors, si je m’attendais. Ecoute, je vais te faire rire : une immense nasse à langouste, ou bien à homard, ou à je ne sais trop quoi, mais longue de deux mètres, en fort grillage. Et à l’intérieur se trouve un gonzier baïonnette au canon, je veux dire bâillonné jusqu’au menton. Tout à l’albuplast. Une largeur de main, de belle main bûcheronne, pas de la paluche branleuse de sous-chef de burlingue à la préfecture, attention !
Pour dépêtrer cet encagé, faut des pinces, vu que les goulets de la nasse sont orientés sens contraire à l’issue, tu ne l’ignores pas, ou plus. Mais j’ai pas de pinces, moi. Je ne suis ni ferblantier ni homard. Tout ce que j’arrive, c’est, en cigognant les mailles du grillage à hauteur de la bouche du prisonnier, à lui arracher son albuplast. Qu’ensuite je traîne le pauvret dans le rond de clarté glomifuge bousmuré.
Ce qui me permet de reconnaître le camarade Tango, plus nanère que nana, et mort que vif, en sanguinolence, ongles arrachés, figure bosselée, complètement pété, avarié de toute part, de la quille à la dunette, avec plein de voies d’eau. Vagissant, en semi-asphyxie. Les fringues en lambeaux. Des yeux comme des gastéropodes, brandis au bout de laides tuméfiances, et mi-ouverts, sanglants comme l’étendard levé ; tout ça… Affreuseté d’homme démantelé, en cours de destruction sauvage.
— Tanguy, ma pauvre loque, je balbutie.
D’en bas, me monte l’organe flûté de Marie-Marie (en anglais Mary-Mary) :
— Antoine ! ! ! ! !
— Oui, ma gosse, que se passe-t-il ?
— Ici, rien, mais je voulais savoir pour toi.
— Tout est O.K.
— Tu aurais pu me rassurer ! Il me semble t’entendre parler.
— Je parle à un copain.
— Et moi, qu’est-ce que je deviens en attendant ?
— Va chez la mère Trutrude annoncer qu’il y a eu du grabuge et qu’on vienne par ici avec des lampes, des brancards et des tenailles.
J’écoute décroître son pas léger.
— Tango, tu m’entends ? Je suis le commissaire San-Antonio.
— Moui moui, il glapatouille à travers sa purée de lèvres.
— C’est les deux rigolos qui t’ont arrangé de cette manière ?
— Non.
— Qui, alors ?
— L’océan.
— Tu veux essayer de me raconter ?
— Vous n’avez rien à boire ?
— Non, mais on s’occupera de toi d’ici pas longtemps. Affranchis-moi en attendant.
— Vous affranchir de quoi, commissaire ?
— Ta présence ici, entre autres.
— Ça faisait partie de mon boulot.
— Quel boulot ?
Il geint dans sa nasse, ce grand triton. Et puis il marmonne :
— M’faites pas jacter pour le plaisir, commissaire, j’ai les lèvres gercées.
— Je te fais jacter pour me mettre au parfum.
— Vous n’allez pas dire que vous ne savez rien ?
— Je ne sais rien.
— Qu’est-ce que vous foutez ici, en ce cas ?
— Ça, fiston, ce sont mes oignons.
Il rouscaille, Tango-la-Nitro.
— J’en ai plein le cul de ces giries de merde. On m’y reprendra à chiquer les héros au service de la France !
— Au service de la France ?
— Enfin de la Poule, ça revient au même, non ?
— Explique.
Alors, en termes plus hachés que ses pauvres labiales, il me livre le récit ci-dessous dont tu voudras bien prendre connaissance sans faire des taches de graisse sur les pages, ni y déposer des crottes de nez, selon ta bonne habitude, parce que t’as beau circuler à bord d’un Sanantonio, c’est pas une raison pour t’y comporter en campingeur dégueulasse, comme si tu bivouaquais au bord de la Nationale 7. Et qu’à force, ça me crispe le cervelet autant que le rectum de voir mes polars tout meurtris de mépris, avec la couvrante arrachée, les pages froissées et plus cornées que ta pomme, et constellés des souillures qui composent la palette de ta pauvre vie foutrique.
Or, donc, il s’est passé dans l’existence de Tango l’événement que voici, deux points à la ligne :
Récemment, il a participé au cassement de la banque Zébulard, là que le big coffiot a été craqué aussi aisément que la tirelire à musique de ton petit garçon. Au cours de cette opé, deux gardiens de la paix (en anglais « of the peace ») se sont fait étaler comme des quilles alors qu’ils se livraient à une ronde malencontreuse, ces veaux. Quelques jours plus tard, la bande a été partiellement arrêtée, entre autres Tango. Lui, jamais armé, n’a pas dessoudé les archers bien sûr, son job consistant uniquement à tutoyer les C.F. ; pourtant il était assuré, compte tenu de sa complicité, d’écoper de cinq à dix piges aux assiettes. Alors que, fort contrit, il se laissait aller aux noires amertumes dans sa cellotte de Fresnes, un monsieur lui a rendu visite pour une petite causette. La description qu’il me donne dudit me permet de reconnaître le Vieux.
Mylord le Boss lui a proposé un marché pas ordinaire. Un coup de main en deux temps, à réaliser pour le compte de la Maison France, mais de manière occulte. Motus ! La grande boucle, quoi qu’il advienne. Si foirade, tant pis pour les os à Tango. La première partie de l’opération consistait à faire sauter le phare de la Pointe du Chaz. La seconde, plus cotonne, terriblement risquée, à dynamiter le gouvernail d’un bateau soviétique dans la nuit qui suivrait.
L’épopée, quoi !