CHAPIT SIX OÙ LA PRÉDICTION DU BARDE SE RÉALISE

L’orage fait rage.

Pluie, grêle, vent, crachin, cochon, couvée !

Le ciel à la Wlaminck est comme halluciné. Des éclairs l’éventrent. Il se déchire jusqu’au bout de l’horizon marin, tout là-bas que les albatros cessent d’hasarder au cul des navires capitalistes.

Docile, l’adorable petit con motocycliste qui m’a attendu près d’une plombe devant la maison du barde-plombier, me stoppe devant la maisonnette de feu Katkarre. La grand-mère gâteuse est toujours installée devant la porte, trempée jusqu’au squelette.

Je demande au pétaradeux de m’aider et nous la rentrons dans le logis.

— Y a quelqu’un ? m’enquiers-je à pleine et belle voix.

N’obtenant pas de réponse, je me dirige vers la pièce hautement contiguë. La fraîche veuve est en train de se faire trousser par M. le maire, revenu catimineusement après ses fustigations à mon endroit.

Tristet dans la copulation, l’édile. Un peureux dans son genre, puisqu’il ne s’est point totalement séparé de son pantalon et que celui-ci lui enserre les chevilles. Fesses blafardes, de bleu veinées, et mal velues. Le tricot de corps inchangé depuis les dernières élections municipales, la chemise retroussée, le gilet idem, de même que le veston dont le pan lui remonte à la nuque. Il ne besogne pas magistratement, le premier magistral de la commune, mais par petites saccades sans préalable de mammifère herbivore. Il ne trousse pas foncièrement mais s’assure. On le dirait en doute de jonction. D’ailleurs, il porte fréquemment la main à son sexe pour vérifier qu’il est toujours là et en fermeté convenable pour mener à bien.

Il émet un sombre cri migrateur, m’sieur le maire en cours de limage. Un cri qui évoque des récifs détrempés. Il fait grouïiï grouïiï, avec ses petites tremblées du cul miséreuses. Il a le paf ricocheur. La fornication désemparée. Il s’en va à vau-le foutre. Il achemine du zob, mornement, et son désir brandonne si tant tellement que tu lui soufflerais volontiers au cul pour l’exalter.

Le petit motard regarde de tous ses deux grands yeux naïfs à hurler et me dit à l’oreille :

— C’est not’maire.

— Je sais, réponds-je. Mais j’espère qu’il gère les affaires communales mieux qu’il ne brosse, car tu vois, fiston, c’est cela, mal baiser.

— Ah, oui, m’sieur ? s’étonne le chevaucheur de centimètres cubes (les meilleurs après les centimètres carrés), garçon con mais docile, apte aux enseignements élémentaires pour peu qu’ils fussent appris sur le vif.

— On ne fait pas reluire une dame de cette manière désordonnée et inquiète, mon ami. Vois comme ce monsieur embroque malencontreusement, sans fougue ni envol. Constate à quel point il manque d’assurance pour se contrôler le nœud à tout bout de champ, comme un chauffeur de taxi vérifie qu’il est bien en prise tant la lenteur de son véhicule le trouble. Ce personnage éminent ne fait pas l’amour : il baisouille. Son sexe balbutie, comprends-tu ? Fais-en ton profit, mon jeune camarade, prends toujours possession d’une dame avec détermination, sans barguigner. Dis-toi que la bandaison va de soi, et qu’il n’y faut plus songer lorsqu’elle est en chemin. Laisse-la aller : elle connaît le parcours si toi tu l’ignores. Depuis bien avant le paléolithique, une queue mâle sait le mécanisme de l’engendrement. Personne n’a appris au bourgeon à s’ouvrir pour produire des feuilles ; il en va de même de l’espèce humaine. Le gus se complique la vie par des doutes qui lui perturbent le cerveau. Il parvient à force de trop se mettre en cause à détraquer une merveille que le créateur voulait indétraquable. Et c’est sacrilège, mon cher petit motard.

Dès lors que je termine ce solennel avertissement, monsieur le maire take son foot en reproduisant in extenso le glapissement sauvage d’un goal venant de stopper un pénalty avec ses testicules. Un machin qui fait approximativement : « Mvouaaaaa ». Oh ! la belle bleue ! Vive monsieur le maire ! Et la fête continue !

Il reste affalé sur sa partenaire qui tente de le désarçonner en s’hissant sur un coude, première manœuvre. Elle n’y parvient pas mais le mouvement lui permet de nous découvrir.

— Ben, qu’est-ce voulez, vous deux ? interroge-t-elle.

Sa demande amène une vive réaction de son préfacier (ne vient-il pas de lui faire une introduction ?) qui bondit tant si fort que le voilà écroulé sur la carpette, les cannes bloquées par son grimpant. Et de nous regarder indiciblement, le pauvre, une situation comme la sienne, maire, père, conseiller général, président de ceci-cela, chevalier de cela-ceci, membre de ça, ça et ça, tout bien, très confortable, homologué super, lu et approuvé par une population bretonnante, béni par le clergé et donc par Jésus-Christ notre sauveur, si beau avec ses grands yeux tristes. Et donc il me voit, me reconnaît, m’appréhende. Il se dit que, bon, très bien, moi y en a fonctionnaire naguère pris par lui en même posture, donnant donnant, je t’oublie tu m’oublies, seulement voilà, y a le fils Bugnazal, ce petit trou du cul de garçon boucher, et qui va répandre dans le pays, la contrée, la Bretagne tout entière de Dunkerque à Tamanrasset (il est cocu le chef d’Hoggar). Il va causer, ce bougre de merderie de chiasse de garnement pétaradeur. Raconter, le maire, son pantalon descendu, son pauvre cul blafard veiné de bleu comme le cou d’une jouvencelle lymphatique, sa bibite inglorieuse, ses petits soubresauts de coïteur indécis. Et ce sera le tollé, la franche marrade collective, l’indignance en foyers bien pensants, les quolibets abjects, les pouffades sur son passage. La fin d’une sublime et perbe carrière. Alors il se met à cogner du poing, très fort, très vite sur le plancher, m’sieur le maire. Il crie : « Ah ! non, non, non, nom de Dieu ! »

Refuse la réalité, cherche comment il pourrait faire mourir tout de suite le fils Dugenou sans l’assassiner de ses propres mains. Qu’il doit bien exister un moyen dans les cas désespérés, quand il y a raison d’Etat ! Ce serait trop stupide.

Il se lève, se calfeutre l’entresol, remise son service à asperges dans son vieux canosse cradingue-puisque-ça-se-voit-pas. Et il marche courageusement vers ce terrible petit enculé de témoin de merde pour le neutraliser coûte que coûte. Lui promet une situation mirifique à la mairie, la Légion d’Honneur, la retraite des vieux, des sacoches à franges pour sa moto. Il ne sait plus à qui ni quoi se vouer. Il implore la veuve Katkarre.

— Fais quelque chose, explique-lui, suce-le, offre-nous un verre de calva, des biscuits…

Dans la pièce voisine, la vieille grand-mère tousse comme une épidémie de grippe texane.

Le maire veut tout lui offrir à mon motard mouchard. Il va le faire entrer au conseil municipal. Lui achètera une boucherie. S’il n’a plus de grand-mère, il lui propose celle de la cuisine, si sagement gâteuse ; tu la rentres, tu la sors. Un bol de soupe de temps à autre. De la personne facile. Pourvu qu’elle ait un chapelet entre les doigts, elle fait chier personne. S’il pleut trop fort ou si elle pisse sous elle, on la met à sécher près du fourneau. La pure aubaine. La veuve Katkarre en a plus besoin. D’abord c’était celle de son mari. Elle est disponible, la chère vieillarde. C’est un lot, c’est une affaire.

Je le laisse convaincre son jeune administré. Je sais qu’il n’y a RIEN à espérer. Un mec, quel qu’il soit, fumelard de vocation ou preux chevalier, quand il a assisté à une scène pareille, tu peux le menacer de mort ou lui offrir l’Elysée, il la raconte. Point à la ligne. Et ce sera commak tant qu’il y aura des hommes pour raconter aux hommes les turpitudes des hommes. Et il le comprend bien, ce pauvre maire désespéré, halluciné de trop désespérer. Il embrasse le garçon boucher sur les joues, la bouche. Lui pleure contre. Lui cause de la Résistance, du général de Gaulle, de la gloire de la Bretagne. Il tombe à genoux implorer Notre-Dame de ChoseMachin, patronne des bistrots et des pêcheurs. Et saint Troudeballe, si efficace contre les gerçures. Lui promet d’aller à pied en pèlerinage jusqu’au calvaire de la Croix Dévac’h, à la limite du département, là que Du Guesclin a eu cette rencontre historique avec Winston Churchill et Charles V.

Je biche la belle blonde par une aile et l’entraîne dans la cuistance.

— J’ai à vous parler, ce matin nous avons été interrompus.

Elle me mate en souriant mystérieusement.

Ah, le mystère féminin, qui n’est bien souvent que la conséquence d’une migraine ou de troubles digestifs.

— C’était meilleur avec vous qu’avec ce vieux dégueulasse, me complimente-t-elle.

— Merci, dis-je, j’avais la fatuité de le croire avant que vous ne me le confirmassiez. Mais je ne suis pas revenu pour parler de votre admirable clitoris, ma chérie, bien que je sois disposé à lui consacrer douze chapitres de mes mémoires lorsque je les rédigerai.

— Alors, de quoi que vous voulez qu’on cause ?

La grand-mère entrecoupe sa toux d’éternuements véhéments.

— Ne serait-il pas opportun de changer cette chère femme qui a reçu l’essentiel de l’orage ? suggéré-je.

La veuvasse hausse les épaules.

— Pensez-vous, elle a l’habitude. Quand Jean-Yves est aux grandes pêches, je reste des fois trois ou quatre jours sans la rentrer. Elle est solide, vous savez.

— Cependant elle tousse ?

— Elle était déjà enrhumée avant.

Rassuré sur le sort de la nonagénaire, je reviens presto à mes moutons.

— A propos de pêches, je me suis laissé dire qu’il feignassait pas mal, votre Jean-Yves ? Il traquait davantage le hareng au café de la Marine que sur les bancs de Terre-Neuve.

— Ça c’est vrai, il tournait saoulot, admet la jeune dame.

— Quelle est votre prénom, cher ange ?

— On me dit Tête d’or, fait-elle non sans légitime coquetterie.

— Et c’est très bien dit, renchéris-je. D’autant que s’il y a de l’or sur cette tête, je devine pas mal de jugeote à l’intérieur. La façon habile dont vous m’avez accusé de viol, ce matin, quand on nous a surpris enlacés, en dit long sur votre esprit d’à-propos.

— Fallait bien, s’excuse-t-elle.

— Naturellement, une réputation ça se défend. Eh bien, ma ravissante Tête d’or, vous allez tout me dire sur l’existence de votre défunt époux. Vous n’avez pas été sans constater qu’elle s’était modifiée ces derniers temps.

— C’est juste.

— Je voudrais connaître le fond de votre pensée, mon beau cœur flambant.

Elle me regarde de traviole. Inquiète, se rappelant fort à propos que tout baiseur que je suis j’appartiens à la police et que la police est une plaie démangeante pour qui la subit.

— Pourquoi que vous me demandez cela ?

— Parce que j’ai la preuve que votre cher cocu a été assassiné, ma belle !

Là, elle sidère, la donzelle. V’là un drôle de vilain mot qui passe mal dans ces cages à miel.

— Quouâ ! fait-elle.

— Oui, ma chère madame. On l’a noyé volontairement. Si vous ne me dites pas spontanément ici tout ce que vous savez, un juge d’instruction moins bien membré que moi vous l’arrachera avec des pincettes, jour après jour, dans le silence de son cabinet, en présence d’un greffier chauve et puant de la gueule. A vous de décider…

Elle frissonne.

— Mais vous dire quoi ? Je ne sais rien… Et savoir quoi, d’ailleurs ?

Je ne puis m’empêcher de glisser ma main cajoleuse dans son corsage pour lui flatter les deux frères Lumière. Il s’agit là d’un geste apaisant qui incite à la confiance.

Quand tu touches une femme, ça la touche, j’ai remarqué. Surtout si tu agis en grande délicatesse, pas soudard, dard tout court. La paluche rédemptrice. Tu ajoutes un léger sourire mystique, voltigeur, papillonneur, riche de promesses. Et tout se passe bien. T’es compris, reçu cinq sur cinq, admis, logé, nourri, pompé, tout bien.

— Je vais te dire, ma blondinette, une femme aussi futée que toi remarque tout, surtout en ce qui concerne ses ultra-proches. Moi, je sens que ton Jean-Yves a eu sa vie modifiée ces derniers temps ; quelque chose s’est produit, mais quoi ? Je trouverai, avec ou sans ton concours.

Elle hésite, regarde la vieille gâteuse toujours affalée dans son fauteuil, et qui ruisselle.

Puis elle soupire et murmure :

— Regardez donc ce fusil d’un peu près !

L’arme est un vieux flingue de chasse à la crosse écaillée. Il est accroché à un clou, au-dessus de la cheminée. Je vais le dépendre et je commence par faire basculer le canon. Aucune cartouche ne s’y trouve engagée ; cependant un corps étranger obstrue l’un des deux tubes d’acier bleui. La môme « Tête d’Or » me présente une brosse ronde à long manche flexible qui sert à nettoyer l’intérieur du double canon. J’engage la brosse par un bout et je pousse. Un rouleau de papier journal tombe sur le carrelage. Je le défais et j’ai la stupeur de trouver à l’intérieur, roulée serrée, une liasse de billets de cinq cents points. Je pose le fusil sur la table et entreprends de compter l’artiche. Cinquante papiers. Cinquante fois cinq cents, cela donne vingt-cinq mille, pas besoin d’être finaliste des chiffres z’et des lettres pour savoir ça.

— Ses économies ? demandé-je en souriant.

Elle secoue la tête.

— Il n’avait pas un sou devant lui.

— Comment avez-vous découvert cette planque ?

— Je l’ai vu quand il a caché les billets.

— Il y a longtemps ?

— Une petite semaine.

— Vous avez fait allusion à la chose ?

— Oh, non, il aurait planqué son fric ailleurs. C’est une nuit, il croyait que je dormais. Il s’est relevé. L’argent se trouvait dans ses poches, c’est le bruit du papier qui m’a réveillée. J’ai risqué un œil pendant qu’il les enfilait dans son fusil…

Je dépose la liasse sur la table, près de l’arme.

— Intéressant. Quoi d’autre ?

— Hier soir, on était au lit, quelqu’un est venu cogner à nos volets. Jean-Yves a demandé qui c’était. Une voix a répondu « c’est moi ».

— Une voix d’homme ?

— Oui.

— Vous l’avez reconnue ?

— Non. Mais c’était une voix assez pointue.

— Qu’appelez-vous pointue ?

— Un peu, j’sais pas… parigote, si vous voyez ce que je veux dire. Pas le parler d’ici en tout cas. Le bonhomme a dit : « c’est mouâ » vous comprenez ?

— Ensuite ?

— Mon mari s’est levé, il a enfilé son pantalon et il est sorti. Ils ont causé très peu de temps. J’ai pas entendu ce qu’ils se disaient. Jean-Yves est revenu se coucher, mais avant d’éteindre, il a remonté la sonnerie du réveil et l’a mise sur trois heures.

— Vous ne l’avez pas questionné ?

— Si, je lui ai demandé qui c’était qu’était venu l’appeler…

— Réponse ?

— Il a dit : « c’est un de mes gars ». Mais je savais bien que non, ses gars ne disent pas « c’est mouâ ».

— Et ce matin ?

— Ben, le réveil a sonné, mais il était déjà debout, à se préparer du café. Je suis sûr qu’il ne s’était pas rendormi.

— Ça marchait comment, vous deux ?

— J’aimais bien quand il partait aux grandes pêches, seulement depuis un certain temps il avait cessé de naviguer, alors je l’avais sur le dos et il m’horripilait avec son caractère de cochon.

— Vous pensez qu’il avait des ennuis ?

— Lui ? Quelle idée !

— On raconte que vous couchez volontiers, il aurait pu apprendre la chose et réagir, des tas de maris ne sont pas prêteurs malgré la liberté des mœurs actuelle.

Tête d’Or hausse ses jolies épaules.

— Pff, Jean-Yves savait bien que je flirtais avec des hommes.

J’adore les euphémismes et ici, le mot « flirter » en constitue un de première, compte tenu du fait que je me suis embourbé Madame comme tu prends de l’aspirine et que m’sieur le maire en a fait autant quelques heures plus tard.

— Il admettait bien la chose ?

— Pff, au début, il n’était pas des plus contents, mais petit à petit…

On s’habitue à tout. L’homme, c’est ça sa véritable force : la faculté d’adaptation. Ses révoltes s’apaisent et il est doucement vaincu par la tolérance.

— Vous avez une quelconque idée de ce qu’il mijotait, ces derniers temps ?

— Ah non ; ça alors, non !

C’est parti spontanément. Et c’est brûlant de sincérité impétueuse.

— Curieux qu’il ait engrangé tout ce fric et qu’on vienne l’appeler en pleine nuit. A propos, quelle heure était-il ?

— Pas loin de minuit.

— Ce matin, quand il est parti, beaucoup plus tôt que d’ordinaire, il ne vous a rien dit ?

— Non, mais c’était pas le genre d’hommes à fournir des explications, vous savez. Il vivait sa vie. Il me demandait de fermer ma gueule et de lui réparer ses filets, de cuire sa soupe et, de temps en temps, de lui vider les couilles. Le reste…

— Pourquoi répariez-vous ses filets puisqu’il ne pêchait pas ?

— Il ne pêchait pas, mais il prétendait chaque jour qu’il allait repartir incessamment, pour se donner bonne conscience, je suppose.

— Vous ne voyez rien de plus à m’apprendre ?

— Non, franchement.

Elle me file la main sur le bigoudi chauffant, en camarade, me le triture artistiquement pour lui donner une forme flatteuse et soupire :

— Vous reviendrez me voir ?

— Naturellement.

— Ce matin, ça m’a bien plu, avec vous, vous savez.

— Très flatté, ma chérie, cela dit, la compagnie ne va pas vous manquer, surtout à présent que vous voilà veuve.

Elle rit à des lendemains hérissés de queues vigoureuses.

— Oui, c’est sûr, mais j’ai mes têtes.

Je m’abstiens de lui demander de quelles têtes il s’agit.

— Dites, puisque vous êtes policier…

— Eh bien ?

— Pour cet argent, vous croyez que je peux le garder ?

— Bien sûr, à moins que nous ne découvrions qu’il l’avait volé. Alors là, elle sursaute.

— Mince, pour qui vous le prenez ! C’était un pêcheur, pas un pilpoquette.

— Un pêcheur qui ne pêche plus peut être amené à pécher, ricané-je bassement.

Là-dessus, je la quitte pour aller récupérer mon véhiculeur. Il est en grand ramdam avec son maire, le tocycliste. Ce tordu de premier-magistrat-de-la-commune lui a ouvert des horizons au jeunet, nonobstant la connerie congénitale d’icelui. Pas psychologue, m’sieur le maire. Au lieu de supplier, de vouloir acheter coûte que coûte le silence du louchébem, il aurait dû chiquer l’indifférence ; voire même faire du triomphalisme sexuel. Le côté : hein, p’tiot, t’as vu que ton maire est pas feignant du coup de reins ? Tu pourras le dire qu’il a encore des réserves. En témoigner bien partout de sa vigueur, et qu’une jeunette lui fait pas peur. Il aurait adopté cette attitude, il craignait rien, le cher homme. Mais au lieu de, ce connard chiale dans le giron du jeune homme. Il continue de le soudoyer à bloc. Quand je reviens, il en est aux ultimes arguments. Il lui dit comme quoi il est donneur de sang, m’sieur le maire, toujours à prêcher l’exemple. Alors il va lui en refiler une réserve pour le dépanner, en cas d’accident, vu qu’il est donneur universel ; avec lui c’est tout bon. Un motocycliste, faut qu’il prévoie. C’est tant tellement dangereux ces engins, Nagasaki ne profite jamais. Un jour ou l’autre tu te fraises la gueule contre un pylône. Et alors ton beau raisin part au ruisseau. Il aurait un petit bidon de rechange à dispose, ce serait pas plus con qu’aut’chose, non ? La vie sauve, il lui propose, ni plus ni moins. Un litre, il va lui offrir, non ? Deux, alors ; mais il peut pas faire mieux aujourd’hui, il a des chantiers municipaux à visiter. Non, encore ? Mais tonnerre de Brest (justement) il veut quoi, cet enfant de garce ? Hein ? Il tramasse quoi donc dans sa tête de débile profond, le désosseur de ruminants ? Il entend aboutir à quoi ? Qu’il cause à la fin, ce brûleur d’hydrocarbure.

Et le petit copain, ainsi supplié, parle enfin.

— Ce qu’je voudrais, ça serait une photo de vous, m’sieur l’maire.

L’édile en est estomaqué. Il proposait la lune et on n’espérait que sa photo ! Il voulait verser son sang alors que son portrait suffisait.

Il pompe un grand volume d’oxygène qui se trouvait à sa portée et balbutie :

— Mais ce sera avec plaisir, mon petit. Ma photo ? Mais je ne demande pas mieux. J’en ai une qui me représente en maire, avec l’écharpe format 18 ? 24, je vais te l’offrir, et avec une belle dédicace encore. Et même je demanderai à Croisidec, le photographe, de te l’encadrer, tu préfères un cadre en bois ou en cuir, mon grand garçon ?

Mon tocycliste secoue la tête.

— Dérangez-vous pas, m’sieur l’maire, cette photo, c’est moi que je vais la prendre, j’ai mon appareil dans ma sacoche. Je la veux vous avec le pantalon baissé, comme t’t’à l’heure. Et la blonde qui vous bricole le zizi. C’sera un souvenir, comprenez-vous ?

Du coup, le père maire se fâche.

— Non, mais dis donc, espèce de dégueulasse, misérable, maître chanteur ! Vous êtes témoin, commissaire ? Vous allez m’arrêter cette vermine immédiatement. En ma qualité de chef de la police de cette ville, je vous donne l’ordre. Les menottes ! Tout de suite !

Le garçon boucher se tourne vers moi, poignets offerts, sourire aux lèvres.

— Allons-y, monsieur le commissaire, arrêtez-moi. Je prends comme avocat maître Craimelin, le secrétaire de la section communisse ; et vous serez gentil de témogner puisque vous êtes sermenté, en tant que flic.

— Attendez ! Ne l’arrêtez pas, je retire ma plainte ! clame le maire. Bénéfice de l’âge. Il faut laisser sa chance à notre chère jeunesse, fleuron de notre race, espoir de demain, force vivre de la Grande Nation qui…

Je tapote l’épaule désarticulée du malheureux.

— Voulez-vous que je vous dise, monsieur le maire ? Vous êtes un vieux con.

— Comment ! s’étrangle l’édile.

— Comme ça, réponds-je. On a fait sauter le phare de la Pointe du Chaz, et une seule personne ignore la chose dans cette commune — celui qui a la charge de la gérer. Pourquoi ? Parce que abusant de son pouvoir il vient malbaiser une pauvre jeune veuve sans autre ressource que ses fesses !

Il va de consternation en épouvante, le m’sieur maire.

— Qu’est-ce que vous dites ? Le phare !

— N’est plus un phare mais des ruines à visiter, cher monsieur. Votre absence sur les lieux est très remarquée. Vous ne pouvez savoir combien certaines absences s’imposent davantage que certaines présences. Allez, tu viens, l’artiste ? fais-je au tocycliste.


On défoudre… Rammm, rrrrammm !

— Qu’aurais-tu fait de la photo, si tu l’avais prise ? demandé-je, manière de compléter mon dossier sur la nature humaine.

Le garçon boucher me répond, avec nostalgie :

— Une affiche !


Le bateau se nomme L’Intrépide, et crois-moi, il n’a pas volé son blaze.

Intrépide, il faut l’être pour affronter la mer dans ces conditions. Maumau Bidick, le mataf qui le drive, est un jeune gars au regard féroce, bâti comme un récif. Il passe, dans le pays, pour être Neptune en personne. La tempête est son amie et il croule sous le poids des médailles de sauvetage.

Accoudé au plat-bord, Bérurier offre aux mouettes insatiables un déjeuner très conséquent qui eût assuré les calories nécessaires à la survie du Biafra (dont on ne parle plus guère parce que ça coupe l’appétit) pendant une semaine.

Dégoûté, et il a toutes les excuses pour, Le Guennec se détourne.

Il est plein de considération pour moi, depuis que l’analyse de l’eau prélevée dans la piscaille du ministre a prouvé qu’elle était identique à celle trouvée dans les poumons de Katkarre.

On embarque des paquets de mer, comme il est écrit dans les bouquins de M. Farrère (le bien Loti). Notre embarcation semble dérisoire dans cette tempête, avec ces creux de merde. On dévale des abîmes, on en ressort pour bondir dans le ciel, et puis on roule, on tangue, on se trempe, on claque des dents, on prie en douce, on hait le sel, on cligne des yeux, on se refoule des besoins dégueulatoires. La solution de Bérurier, simpliste au demeurant, est la plus négative. Maumau Bidick se marre comme un follingue qu’il est. Le seul capable de sortir par gros temps et d’avoir le culot de mettre le cap sur l’île de Nichemar’h.

Le Guennec m’exhortait à renoncer.

— Vous êtes parisien, monsieur le commissaire, vous ne vous rendez pas compte exactement de l’état de la mer…

Je l’ai regardé.

— Si vous avez les jetons, mon vieux, je ne vous force pas…

Alors il est monté parce qu’un Breton, jamais tu le verras passer pour un dégonflé.

Et maintenant, vogue la galère. Prétendre que je ne regrette pas serait mensonge. Je me dis ardemment que j’aurais dû rester devant mon Martini. Mais le devoir commande. Les communications téléphoniques étant coupées avec l’île, j’ai décidé de m’y rendre sans plus tarder. Car on n’a plus revu le seigneur Tango à Ploumanac’h Vermoh. Et son barlu n’a pas fait retour non plus.

— Ça boume, Le Guennec ?

— Il m’est arrivé de faire de meilleures traversées, répond l’officier de police avec mauvaise humeur.

Le moteur râle. Béru idem. C’est un concours de farouches de borborygmes. Un duel au finish estomacrunabout. A celui qui crachera le plus épais.

Maumau Bidick chante un machin local, paroles et musique du Barde Delar’r, que ça cause du gaillard d’avant, et pare à virer, tout ça, cap sur les alizés, en avant toute, et autres ; le big folklore non écrémé, maritime, bretonnant. Vive la morue ! Il a de la santé et la manière de s’en servir, le frère-pêcheur. Tu parles d’une partie de canotage au Bois de Boulogne !

Bon, y a qu’a, hein ? En attendant.

Pour tromper ma pétoche, je pense à l’affaire. L’ami Katkarre, bourré d’oseille tout soudain. Et de l’osier bizarre puisqu’il le planque dans le canon de son flingue, au lieu de le déposer à la banque. Quelqu’un est venu le chercher cette nuit. Quelqu’un qui « parlait pointu », a prétendu sa bergère. « C’est mouâ ». Ça lui a choqué les feuilles, à Tête d’or, ce « c’est mouâ ».

Je me lève comme je peux pour gagner la barre en réprimant les pires embardées.

— Hé, dites donc, Maumau.

Faut glapir pour se faire entendre par-dessus le mugissement des flots, ceux pires encore de Béru et du moteur.

— Oui ?

— Vous connaissez quelqu’un à Ploumanac’h, qui ait l’accent parisien ?

— L’accent parisien, c’est quoi ? il demande Maumau Bidick.

— Par exemple, un Parisien pour dire « C’est moi », dit « c’est mouâ ».

Le pilote se penche pour laisser déferler un nouveau paxif d’embruns à travers ma frime.

— Non, je vois pas. A part Tanguy Liauradéshome qui habite Paris depuis vingt ans…

Tango ! Toujours lui. Tango qui a cassé la gueule du commandant hier et qui serait allé le tirer des toiles sur le coup de minuit. Tu trouves ça logique, técolle ?

Tu t’en fous, hein ?

— Nom de Dieu ! hurle soudain Maumau Bidick. Regardez ce que vous me faites faire avec vos conneries !

Je regarde.

Je vois rien, parce que je vois trop. A moins de cent mètres (j’sais pas comment on dit ça en langage maritime) se dresse une formidable masse noire. Elle se dégage de la brume, de l’écume, de l’incessante barrière d’eau toujours dressée, toujours écroulée et debout de nouveau. Un barlu. Formide, kolossal ! On s’y précipite. Le Maumau file toute la barre à droite. Il engage à bloc les manettes de gaz. Mais on vire molo, trop dans le sirop. La masse se précipite à notre rencontre.

Le barde avait raison, les gars : l’Apocalypse est commencée.

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