CHA TROISIÈME DU GRAVELEUX COMME À GRAVELOTTE

Maître Goménolé est un petit sadique avec moustache de phoque, calvitie blanchâtre, nez pointu, yeux chassieux, menton fleuri, guiliguiligui.

Il parlemente avec le propriétaire de l’appartement, un monsieur cossu sous tous les rapports et fumier jusqu’aux paupières. Ledit, après m’avoir effusionné la main, m’explique avec une splendide impudeur qu’il est ravi d’avoir un prétexte pour expulser les Portugais, vu qu’il veut faire ravaler son immeuble classé par les Beaux-Arts et s’en confectionner un hôtel particulier.

On grimpe au dernier appartement occupé, les autres se trouvant libérés à force d’astuces et vilenies.

La Portugaise a trois moutards dans les jambes, un quatrième dans le burlingue, et douze autres en attente dans les roustons de son Vasco de Gama. C’est le genre obèse-poil aux pattes à varices. Elle pleure, demande des délais, raconte le reste dans sa langue maternelle tandis que ses petits faméliques poussent des cris pareils à ceux des goélands quand le cuistot du grand paquebot vient d’achever sa vaisselle.

Maître Goménolé, au bord du fade, lit un arrêté comme quoi va falloir les mettre puisqu’on doit deux mille cent vingt-quatre francs soixante.

La malheureuse raconte sa mère, son pays, l’hagard Salazar, le porto, les sardines, la misère. Les autres dégustent en se pourléchant.

Pendant ce temps, je sors mon carnet de chèques, rédige au nom des Portugais un chèque de mille deux cent vingt-quatre francs soixante, inscris au verso : payer à l’ordre de Maître Goménolé et ordonne à la gravosse de signer, ce dont elle. Ensuite, je dépose le chèque sur la serviette râpeuse comme une langue de vache de l’huissier.

— Voilà, mon bon maître, et maintenant, laissons cette digne personne étancher ses gosses.

Le Goménolé devient rouge comme un tas d’épinards.

— Mais, commissaire, qu’est-ce qui vous prend ?

— J’adore le Portugal, éludé-je, au plaisir, messieurs !

J’abandonne mes lascars. Ils vont se répandre dans toute la contrée en clamant que je suis dingue, et c’est vrai qu’il me manque une case, par moments. Mais quoi : la vie ne ressemblerait pas à grand-chose si on ne la saupoudrait pas de dinguerie.

Je me sens le cœur un chouïa plus léger.

D’autant que la pluie vient de cesser et que la petite ville de Ploumanac’h Vermoh n’est pas mal du tout, en fin de compte, avec son granit, ses ardoises, ses monuments gothiques, sa place fleurie, sa gare repeinte, son kiosque à musique, son port empestant le poisson.

Cette fois, Béru, qui m’a suivi dans l’exil, est arrivé au commissariat. Il parle encore épais, conséquence de sa récente angine et, soucieux d’appliquer les thérapeutiques les plus efficaces, conserve l’une de ses chaussettes dûment portée autour de son cou, fixée par une épingle de sûreté (évidemment).

— J’sus content, explique-t-il, Berthe vient d’trouver du travail, elle s’ennuilliait trop dans ce bled merdique, comprends-tu ?

— Que va-t-elle faire ? m’enquiers-je poliment.

— Elle reprend son ancien métier de quand t’est-ce je l’ai connue : serveuse. Elle va travailler au café de la Marine, juste à côté d’ici. Sympa, non ?

— Merveilleux, Gros. Et Marie-Marie ?

— Elle s’a inscrite à la Faculté de Quimper, j’vais y ach’ter un Solesque et quand y f’ra trop mauvais ell’ chopera le car. Ça va, maâme ta maman ? Ell’ s’plaît dans vot’ nouvelle maison ?

— Oh, elle, pourvu qu’elle soit près de moi, que nous nous trouvions en Bretagne ou à la Terre de Feu, tu sais. Pour le moment elle emménage…

Le Gravos hoche la tête.

— Et puis quoi, y a plein d’hortensias, murmure-t-il en s’efforçant à l’optimisme.

Un instant s’écoule.

— Tu viendras pas bouffer quelques huîtres ? suggère mon féal.

— Non, pas envie.

Il me pose la main sur l’épaule.

— On va se faire chier la bite ici, hein, Gars ?

— C’est bien parti pour, conviens-je.

— Si cet empaffé de Pinuche serait au moins v’nu av’c nous, au lieu d’profiter pour prend’ sa r’traite.

— Nous aurions été trois au lieu de deux à nous faire suer.

— Si on laisserait tomber, Mec ? Et qu’on fondasse une autre agence ? Une vraie, c’te fois. Bien à nous ?

Je lui décoche un sourire.

— On pourrait envisager la chose, en effet, Gros. Mais rien ne presse ; attendons les beaux jours.

On laisse filer des secondes sous nos pieds. Le temps que tu abandonnes, dont tu refuses l’usage, c’est comme un cadeau que tu fais à ton destin si pressé.

— Et t’as eu des nouvelles du Vieux ?

— Aucune. J’ai essayé de téléphoner à son domicile, on m’a répondu qu’il était en voyage. Sans doute est-il allé quelque part, au bout du monde, s’engloutir dans ses chagrins.

— Plaignons-nous pas, murmure Alexandre-Benoît, c’est beaucoup plus triste pour lui qu’pour nous qui sont jeunes.

Là-dessus (ou là-dessous, comme tu voudras) le biniou (pardon le téléphone, y a des mots argotiques qu’on ne peut plus se permettre en Bretagne) sonne.

Bérurier décroche.

— Ici le commissériat, j’écoute !

Il a rejeté son bitos en arrière. Le cuir de son couvre-sous-chef a imprimé une couronne baronale sur son crâne, le pied de sa chaussette lui servant de foulard pointe bizarrement par l’échancrure de sa chemise. Il restera toujours unique, l’artiste, où qu’il se trouve, quoi qu’il advienne.

Son front se plisse sous l’effort d’entendement.

Il grogne des :

— Ah ! mouais. Qu’est-ce vous appelez porno ? Y a des bites ? Siouplaît ?… Ah ! mouais ? Bon, on vient voir, renvoyez-le pas, surtout. Rue Jean-Bart ? Au 69… Ben av’c un numéro pareil, ma pauv’ femme, fallait vous y attend’.

Il raccroche.

— Viens qu’on se marre un chouïe, me dit-il, c’t’une vieille hallucinée qui gueule au s’cours vu qu’un boug’ d’dégueulasse lu propose à domicile des trucs pornos.

Il me flanque une torgnole dans les endosses.

— Tu voyes bien qu’la province a du bon !


C’est la villa granitique comme tout le restant de ce foutu bled. Sur la porte, tu lis une plaque émaillée, ornée dans un angle d’un bouquet de pensées, et sur laquelle est écrit :

« Mlle Lamadoué, professeur de clavecin ».

Nous sonnons.

La demoiselle vient nous ouvrir. C’est une personne qui frisotte la cinquantaine, plutôt dodue, fringuée par les Dames de France des années vingt. Elle est écarlate et tremble depuis ses fondations jusqu’au peigne maintenant son chignon.

— Merci, merci d’être venus si vite, messieurs, chuchote-t-elle ; l’individu est toujours là.

Elle nous désigne un mignon salon, avec des meubles bretons, tu penses bien : rouet-lustre, rouet-plateau, rouet-rouet, vues en couleurs armoricaines.

Un type vêtu d’un imperméable trop long et coiffé d’un chapeau trop large nous tourne le dos. Y a un vrai matériel étalé sur la table devant lui : des magazines hérissés de bites, des vibro-masseurs pour les veuves clitos, des godemichets en plastique (Seigneur, prothésez-nous, la voilà la véritable assurance vit).

— Police ! tonne l’Enorme.

Et voilà Pinaud qui se retourne, tout à trac, tout de go, tout debout, avec son bel air automnal, sa navrance congénitale, ses yeux mélangés, sa moustache époilée et roussie, son nez comme un dos de chevrette, ses tifs grisâtres. Et malgré qu’il soit irrémédiablement en virgules de chiottes, son regard s’arrondit de surprise. Malgré qu’il soit éteint comme un volcan auvergnat, il s’éclaire de contentage. Malgré qu’il macère depuis toujours dans les torpeurs encéphaliques, il se précipite sur nous comme de la limaille de fer sur les deux branches d’un aimant.

— Vous ! Oh ! vous autres ! Ah ! vous deux ! Ah ! Nous trois…

Puis pleure… A sanglots bêlants. Et l’on entend la rumeur de son émotion dans sa poitrine creuse productrice d’emphysème.

On s’étreint.

Se rétreint.

Se contraint.

S’explique.

Désireux d’améliorer sa retraite, Badernuche vient d’accepter un poste de représentant en sexeries pour le compte d’une grande maison danoise exportatrice de dégueulasseries en tout genre dont Pinaud (dit aussi la Pine, ne l’oublions point) détient un fort bel échantillonnage. Il aurait souhaité que cette entreprise lui réserve le secteur Pigalle, hélas, ne restait de disponible que les Côtes d’Armor. La Vieillasse se plaint. Excepté un curé, personne encore n’a répondu à son démarchage de vieux marcheur. On le refoule, lui lâche les chiens, le menace de la police. Un châtelain de l’arrière-pays est même allé jusqu’à décrocher son fusil. Enfin, il nous a retrouvés, Dieu soit loué (à tempérament).

Mlle Lamadoué, la claveciniste ulcérée, n’en revient pas de nos embrassades. La police étreignant le vice ! En plein fin fond de Bretagne, merde ! Alors, elle a décroché son chapelet de combat, s’est jetée toute crue sur un prie-Dieu, et la v’là en train de notrepérer à fond la caisse.

Remis de nos retrouvailles, Bérurier s’approche de la musicienne en transes.

— Dites, mon trognon, murmure-t-il, vous auriez-t-il la moindre des choses qu’on arrose le coup avec ce cher vieux camarade ? V’s’avez bien raison de prier, c’est vraiment l’bon Dieu qui vous a fait prévenir l’commissériat. Tenez, passez-moi vot’chapelet qu’je vous reprenne pendant qu’v’s’allez nous dénicher une boutanche. V’s’en étiez là ? Jockey, je prends.

Et, de sa belle voix mélécassée par l’angine, l’homme à la chaussette autour du cou entonne :

« Not’ dabe qu’êt’ soucieux, que vot’blaze soye sanctionné… »

Eperdue, ne sachant plus à quel saint, ou sein, s’avouer vaincue, la professeuse va prendre dans son buffet archibreton une carafe emplie d’un liquide émeraude au milieu duquel macère une branche de verveine.

Dans le fond, les gens, pour les bien connaître, il convient d’aller à eux et de ne pas chialer sa peine. Si je te disais : elle est plutôt chouette, miss Lamadoué. Bégueule, au premier rat-bord, pucelle de toute éternité, mais quand elle a éclusé trois verres de verveine infecte, elle fait comme le champignon du chêne : elle s’amadoue[2].

L’alcool lui donne des couleurs, et puis nous créons une si cordiale ambiance, quoi !

Comme la verveine ça poisse les muqueuses, elle révèle qu’elle a du muscadet à la cave. Béru l’accompagne. On entend des glousseries, des feuleries.

Ils reviennent, lestés de boutanches intéressantes, le chignon de la musicotte tire-bouchonne (à cause des bouteilles).

J’explique à Pinuche qu’on est en train de déguiser notre disgrâce en vacances, Béru et moi. C’est l’escapade polissonne. On va semer la merde dans ce pays tranquille. Après nous, ils sauront ce qu’est la délirade, les gens de Ploumanac’h Vermoh.

La Pine est ravie. Tout de suite poivre. Le muscadet, ç’a toujours été son big panard, au père rémoulade. Alors il en écluse à pleins godets. Et Mlle Lamadoué se fout au clavecin, pour jouer « La Peau de Couille », dont Béru lui fredonne l’air. Ça vire à la toute grande surpatte, notre rencontre. César Pinaud vante sa belle marchandise, il nous exige qu’on feuillette ses revues salingues où l’on voit des pétasses scandinaves se groumer l’ogne sans appétit, au 1/60ème, F 8. Ou bien, ces mornes dames entonnent des chibraques forcenés de Vikings à gueules de comptable. Mais c’est languissant malgré les poses savantes, les sexes énormes ou bien béants. Ça prend un côté clinique, moi je trouve. Un vrai remède contre la bandaison. La tristesse infinie du cul sur commande, du cul pris au flash, du cul pour exportation.

Pour lui faire plaisir, on l’assure que c’est vachement irrésistible, sa littérature par l’image. Alors il nous montre les toutes nouveautés en matière de vibromassage. Montés sur secteur ou à pile longue durée. L’orgasme garanti. Unisexe. Dame ou monsieur. Il redit à la demoiselle Lamadoué que c’est exactement l’article qui lui convient, à elle qu’est encore berlinguée. Le gode, dans son cas rance, c’est de l’article trop massif ; du zifolingue brutal, pour dame qu’a déjà vu venir et qui connaît la vie. Il déconseille. Même vaseliné, elle risque de pas trouver l’emploi de ce machin et donc, au figuré, de l’avoir dans le cul. Non, ce qui est super indiqué pour Annik (elle se prénomme ainsi) sans erreur possible, c’est bien le vibro-masseur à tête rouleuse. Tenez, donnez votre main, vous allez comprendre… Oui, elle pige, la claveciniste. Elle transpose de sa paume à sa chatte. Pardi, mais c’est bien sûr ! Le principe, tu penses qu’elle le pige recta, voire rectum. Et ça vaut combien, ce bel amant de poche ? Cent vingt francs ! Jésus ! Nouveaux ? Mais c’est de la folie de milliardaire. On est en Bretagne, pas en Califournie. Pinuche rebiffe avec son obstination coutumière. Si elle veut bien se donner la peine de calculer, la chère petite, à disons vingt branlettes par mois, ça met la branlette à zéro franc cinquante, étalé sur une année. Et ensuite t’as que les piles à racheter, vous voyez l’amortissement ? Elle arrive à un âge où l’index et le poignet fatiguent vite. Or, le surmenage musculaire t’engendre des rhumatismes. Et c’est bon pour le clavecin, les rhumatismes ? Hum ?

En fait, c’est son métier qui est en cause. On n’a pas le droit de chahuter avec sa profession : c’est sacré, une profession. En l’accomplissant, tu te places au service de Dieu, comme qui dirait. Surtout claveciniste, selon nous. Redonnez votre main… Vous sentez ce frisson ? Ce vibrato léger ? Si je vous disais, y a des mères de famille qui se convertissent à l’objet. Des qui en ont classe de se faire grimper par des gonziers qui sentent la vinasse et les plombent en roupillant à moitié. Bientôt, le vibromasseur à tête rouleuse sera remboursé par la Sécurité et tu seras réapprovisionné gratuitement en piles, il prévoit, Pinuche. On dit, les Danois, les Danois, eh bien ils ne sont pas si cons que ça. Le confort du sexe, y a lurette qu’ils l’ont pigé.

La vieille fille hésite.

Elle caresse l’appareil. Rêvasse.

Béru vient au secours de son camarade.

— J’serais d’toi, Pinuchet, j’y laisserais essayer, à la Annik. Avant d’s’engager ferme, faut qu’elle morde bien l’topo, qu’elle susse à quoi ell’peut s’attendre, comme sensations, ce p’tit chou. Tiens, passe-moi ton fer à souder, Gars. V’nez, mignonne, dit-il au professeur, j’vais vous donner les derniers conseils, manière à vous éviter les bavures. J’ai expérié déjà des engins de ce type sur des cavales plus fougueuses que vous. V’s’avez confiance en moi, j’espère, j’sus de la police, non ?

L’argument prévaut.

Le prévôt embarque sa ninette.

Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je sens, à présent, qu’on va bien se marrer à Ploumanac’h Vermoh. Je refile notre adresse private au père La Nouillasse et je me rabats sur le commissariat.

L’officier de police Le Guennec tourne en ours comme un rond en cage, ou en cage comme un ours en rond, ou encore autrement si t’es doué pour les interversions, toi qui es déjà inverti.

— Vite, vite, vite, me balance-t-il, le sous-préfet vous réclame, cela fait déjà deux fois qu’il téléphone.

Je tords le pif.

L’existence, c’est toujours des tartines de merde. Tu viens à peine d’en bouffer une qu’on t’en sert déjà une autre ! Le sous-préfet ! Je l’imagine d’ici, ce nœud volant. Un petit pète-sec arrogant qui se prend pour le Président de la République.

Heureusement, j’ai pas loin à aller car la sous-préfecture se trouve à trois cents mètres du commissariat. L’avantage des petites villes, c’est le gain de temps au cours des déplacements. Tout y est groupé et, le cimetière excepté, se trouve au cœur de l’agglomération.

Je laisse ma tire et fonce à pincebroque. Un peu de footinge me décongestionnera les soufflets.

Un employé avec gilet et col de cellulo, comme en portait Pierre Larquey dans Messieurs les Ronds de Cuir, m’accueille avec empressement. Raie au milieu, voix d’eunuque.

Il y a des taches d’encre bleue sur ses revers et il va si souvent à la messe que son pantalon reste agenouillé quand bien même le type qui se trouve à l’intérieur se tient droit.

Je n’ai pas à me présenter ; il me connaît déjà. Ici les murs ont des yeux. C’est poreux, la province, ça fonctionne par capillarité. T’as rien à dire, pas besoin de broncher, tout de suite on sait tout de toi. Les gens que tu y trouves te connaissent mieux que ceux que tu viens de quitter.

Le scribouillard m’entraîne dans un escadrin de pierre qui sent le salpêtre et le papier jauni.

Au premier, un grand admirable tableau, sombre comme une partouze de Sénégalais, représente une formide bataille navale entre Français et Anglais, ces cons, que la flotte française va gagner la manière qu’elle est seule à défourailler contre les barlus britiches. C’est signé sur cuivre « Xavier Moudu ». Le pur chef-d’œuvre qu’on aimerait peindre en rouge, au pistolet, pour le rendre plus gai.

A gauche et à droite du tableau, deux doubles portes capitonnées avec poignées de cuivre grosses comme mon braque.

Le rat mité ouvre un panneau. Il frappe à la seconde porte. Coule son museau par une ouverture où tu ne pourrais même pas glisser la carte de visite d’une sole venant de passer sous un rouleau compresseur, et m’annonce.

Puis il s’écarte.

Puis je m’avance.

Puis je pousse en grand la porte.

Puis j’entre en me comprimant l’émotion, car ces doubles lourdes matelassées m’évoquent celles du Vieux, à la Grande Taule.

Et puis je ne sais pas, je ne sais plus.

Je vois un grand burlingue triste. Des lambris, des dorures, des tapis râpés, des lustres, de grandes fenêtres Louis XIV.

Et, derrière le bureau, en buste, en chair, en os : le Vieux.

Je reste rigoureusement dans l’attitude de cette garce de Mme Loth changée en statue de sel. Le ci-devant dirlo se lève.

— Vous êtes le nouveau commissaire, et moi le nouveau sous-préfet, tonitrue-t-il. Ravi de faire votre connaissance.

Il vient à moi, m’ouvre les bras.

On s’embrasse.

Il sent bon Paris.


On est là, face à face, part et autre du grand bureau sinistre (ou ministre, j’sais pas au juste). On se rigole contre de contentement. Se met à jour. Je lui explique mon installation à Ploumanac’h Vermoh, celle du Gros. Le père Pinuche pris en flagrant délit de propagation de matériel obscène. Il rit, il rit de tout. Jamais je ne l’ai vu en aussi bonne forme. Décidément, ça lui réussit, la disgrâce. Un homme de son prestige, vaniteux comme un pou tricolore, balancé dans une sous-préfecture des Côtes d’Armor après avoir été l’un des personnages les plus puissants de France, y aurait de quoi bouffer du Valium à la louche ! Ben non, tu vois. Lui, il se marre de la bonne blague. Déclare la chose cocasse.

— Comment avez-vous pu accepter ce poste indigent, monsieur le directeur ? m’étonné-je…

Il lisse son crâne étincelant du plat de la main.

— Sans doute par curiosité. Et aussi pour ne pas leur donner la satisfaction de me voir démissionner, vous également, je gage ?

Il gage bien.

— Mais pourquoi a-t-on massacré ainsi nos honorables carrières ?

Il sourit :

— Voyons, mon petit Sana (c’est une première : jamais il ne m’avait appelé ainsi) vous n’attendiez pas de reconnaissance de l’Administration, je suppose ? C’est une concasseuse, l’Administration. Elle broie, elle broie sans s’attacher à la qualité du produit. En réalité, elle n’administre pas, l’Administration, mon petit : elle fait des pâtés.

— Tout de même, nous n’avions pas encouru de telles sanctions, monsieur le directeur.

— Appelez-moi monsieur le sous-préfet, dit-il, en continuant de sourire. On encourt toujours la vindicte de ceux qui vous haïssent. Plus on monte, plus on est jalousé. Plus en est jalousé, plus on a d’ennemis qui travaillent à votre perte et finissent un jour par obtenir satisfaction. Ceux qui s’attachaient à nous démolir ont donc gagné, désormais ils nous ficheront la paix ! Dites-vous que, présentement, nous n’avons plus d’ennemis, Sana. Tandis qu’eux, si !

Là, son sourire s’est volatilisé. Son regard est violent comme une ruade de cheval.

Je lis des présages sur sa frite. M’est avis qu’il n’a pas dit son ultime mot, le Dabe. Et qu’on travaille à sa cause dans certaines antichambres. On fourbit du dégueulasse, on accumule du pas catholique, on déchausse des talons d’Achille (c’est le cas d’y dire). Il est pas passif du tout, mon vénéré Big Boss. Son sourire béat, ça lui vient du fiel qui s’agite en lui. Il prend son pied à fourbir la revanche. Il mijote dans des haines rationnelles. Il a motif de détester, c’est bon, c’est généreux ; ça survolte, ça dope, ça donne des énergies insoupçonnées.

Oui, oui, nos ennemis n’ont qu’à bien se tenir. Et même qu’il se tiendrait mal, le boomerang est déjà lancé. Il va leur catapulter la trombine incessant. C’est parti, mon kiki, gare aux taches !

Pépère rêvasse à sa revanche un moment, toujours en caressant sa somptueuse calvitie dorée sur tronche.

— Ah, oui, il faut aussi que je vous fasse part de jérémiades qui me parviennent à votre propos, Antoine (nouvelle grande première chez le frisé : first time qu’il me donne de l’Antoine), vous pratiquez des manières qui scandalisent cette honorable province. Vous libérez les voyous, acquittez de vos deniers les loyers impayés par les travailleurs émigrés ; vous vous prélassez dans la maison de tolérance du pays, les autochtones n’en reviennent pas. Mon téléphone crépite. On me demande d’où débarque ce nouveau commissaire avec ses manières insensées.

— Eh bien, vous savez quoi leur répondre, non ? objecté-je.

Il fait une moue qui ressemble presque à un baiser.

— Dites, Sana, vous n’allez pas me compliquer la tâche ?

— Sûrement pas, Patron. A présent que je connais mon sous-préfet, je vais rentrer dans le rang, promis.

Il acquiesce, ravi de ma soumission. Puis se lève pour m’escorter jusqu’à l’escalier ; t’entends bien ? Jusqu’à l’escalier, lui qui n’allait jamais plus loin que l’angle de sa table, dans les bons jours.

— Voulez-vous que je vous dise, mon petit ? Des trucs comme ceux qui nous arrivent, eh bien, ça réveille. On s’arrache aux torpeurs de la routine. Je me sens rajeunir. Pas vous ? Il est vrai que vous n’en avez pas besoin.

Non, j’en ai pas besoin. Y a rien qui te donne un plus solide coup de vieux que de rajeunir.


C’est quand je parviens à l’extrémité de la Grand-Place que ça se déclenche.

Je vais te dire : tout est paisible, morose, assoupi. Tout stagne dans un engourdissement armoricain du plus bel aloi. Au-delà de la ville, les genêts de la lande fleurissent. Les pavés disjoints brillent encore de la dernière pluie. Une vieille coiffée de sa bigouden, par-dessus ses bigoudis, rase les murs en traînant un sac en toile cirée empli de légumes. La vie se bat les flancs.

Et puis, tout à coup, un fracas. Une chaise vient de défoncer la grande vitre du Café de la Marine et valdingue jusqu’à un banc de pierre avec lequel elle se met à flirter. Les rideaux à petits carreaux du bistrot s’échappent de l’établissement et flottent au vent du large, comme les jupailles de la reine d’Angleterre lorsqu’elle franchit la passerelle de son yacht pour aller montrer aux cons d’Ominium l’à quel point qu’elle est jolie et bien royale de partout. Il n’y a pas que les rideaux qui s’échappent du Café de la Marine. Des clameurs font de même. Et presque du tohu-bohu, sans charrier. On entend hurler des : « Non, arrêtez ! » des : « Séparez-les, bordel de merde » et autres recommandations allant dans le même sens, mais avec des variantes.

Mon travail consistant à faire respecter la loi, et une bagarre consistant à l’enfreindre, je décide d’opposer l’un à l’autre et me précipite.

T’as visionné sufisamment de vouesternes, ces conneries turpides, pour savoir que la castagne a cela de commun avec l’incendie ou la rougeole, c’est la rapidité de sa propagation. Deux gonzmans se chicornent à outrance dans la taule, renversant ce qui est renversable, brisant ce qui est cassable, malmenant le saint nom du Seigneur. Et d’autres, pris par la frénésie, commencent à se tabasser la gueule sous prétexte de les séparer. Des giclées de sang et des volées de dents partent ici et là. Le bruit sourd des poings constitue un sauvage roulement de tam-tam. Juchée sur le comptoir, Berthe Bérurier exalte les combattants. Sa jupe arrachée ne tient plus à sa taille que par une agrafe. Elle est affublée d’un élégant porte-jarretelles de couleur orange, avec des fleurettes bleues brodées, d’un slip couleur pervenche langoureuse, de bas noirs et de bleus verdissants.

Ses splendides cheveux décoiffés composent autour de sa citrouille des mèches récamières.

Elle brame, à l’intention d’un type qui disparaît sous des coups de poing :

— Vas-y, tue-le ! Arrache-lui les couilles à ce fumier.

Mais l’interpellé « n’y va pas », n’émascule pas, et c’est le fumier qui a le dessus.

Sur ces entrefaites, des gardiens de la paix radinent du commissariat au trot attelé. S’époumonent à siffler pour signifier leur présence et shootent à brodequins redoublés dans le tas jusqu’à ce que la bagarre cesse.

Soucieux d’assumer rnes fonctions, j’engage mes pandores à embarquer les antagonistes à la maison Pébroque pour vérification d’identités.

Tandis qu’ils obtempèrent (ce qui est la meilleure manière pour un gardien de la paix, d’obéir à un supérieur), je tends la main à Berthe afin de l’aider à se déjucher.

Elle est tout essoufflée, la pauvrette.

Le patron du lieu, une sorte d’espèce de vieux bourlingueur à l’amarre, blanchi par les vents du large, le visage pareil à une pipe en terre (dite aussi panthère) va conforter sa bourgeoise dans la cave où elle s’est réfugiée à l’aube du combat.

— Chère amie, dis-je à la Bérurière, que s’est-il donc passé ?

Elle s’aère les éponges, la chère âme, avant de proférer. Toute explication nécessite de l’oxygène ; consciente de ce que les siennes vont être longues, elle fait largement ses emplettes, la Baleine.

— Unignominie ! lance-t-elle en guise de préalable.

Et de m’expliquer la chose.

Elle réapprovisionnait une tablée de marins-pêcheurs en calva. Bon, très bien. « Vous me suivez, commissaire ? Le chef marin, un dénommé Kathkarre, patron du chalutier La Môme Crevette, par pure courtoisie, en parfait gentelmant qui sait les usages, m’a passé la main sous la jupe tandis que je servais. Et ne voilage-t-il pas, qu’à la table voisine, une espèce de goujat dit au commandant de La Môme Crevette :

« Eh ! l’ami, lu déballe pas la bourriche ; tu trouves que ça pue pas suffisamment la marée dans le secteur ? »

« Textuel, mon cher. Du coup, le commandant Katkarre y rétroque :

« Tâche moilien de pas z’êt’ goujat av’c le beau sexe ! »

« A quoi l’horrible type a riposté :

« Ah, parce que tu appelles ça du beau sexe, l’ami ? Ben on voye que tu décarres pas de Terre-Neuve, tézigue ».

« Textuel, mon cher Santantonio. Vous devez bien comprendre qu’un officier de marine pêcheuse, apostrophé ainsi devant ses hommes, pouvait pas laisser passer. Ce sont des seigneurs, les gens d’la mer. Tout d’suite je m’étais rendu compte, rien qu’à sa façon aristocratique de me glisser négligemment trois doigts dans la moniche. Ce sont des riens qu’une jeune femme apprécie à sa juste valeur. Mon officier me retire sa main d’entre, se lève et se penche sur la table du zèbre dont je vous relate.

« Tu commences à m’échauffer les oreilles, il lu fait.

« Eh ben pour une fois t’auras pêché la morue sans avoir b’soin d’un passe-montagne ! ricane l’affreux individu.

« Textuel, je vous le certifie. Le commandant pêcheur file un coup de poing au zigoto. Celui-ci l’esquive, fait basculer sa table, et donne de la boule dans la poire à mon cavalier sergent. Alors la bagarre a commencé. Et voyez si le sort est injuste : c’est ce pauv’ commandant si gentelmant qu’en a pris plein sa gueule.

— Les causes les plus justes sont celles qui ont le plus de mal à s’imposer, dis-je. Je crains, chère Berthe, que votre sex-appeal ne jette l’émoi parmi cette paisible population. N’oubliez point trop que vous êtes l’épouse d’un officier de police, que cela se sait déjà et que la réputation de votre mari est tributaire de la vôtre.

Après ce beau langage, froidement déclamé, je file au commissariat.

Béru est de retour, la braguette encore ouverte de notre visite chez la clavecineuse. Il est en train de se passer le dos de la main droite sous le robico d’eau froide, étant donné quelques ecchymoses aux phalanges.

Dans un recoin, l’adversaire du patron pêcheur est affalé, avec la mâchoire comme un tiroir de commode après un cambriolage. Il raisine du pif que sa vareuse en est toute plastronnée.

— Il a été récalcitrant ? m’informé-je.

— C’est des mecs qu’a besoin d’êt’ calmés, vu qu’y s’croivent tout permis, assure Béru en s’essuyant la main à l’aide du pan avant de sa limace. M’sieur a voulu l’prendr’ d’haut, comme quoi c’est pas lui qu’avait attaqué.

Alexandre-Benoît le remue du bout du pied, comme on retourne un chat écrasé pour s’assurer qu’il est bien mort.

— Maint’nant, y l’prend d’un peu plus bas, pas vrai, Tango ?

— Tu l’connais ? m’étonné-je, encore qu’avec Bérurier il ne faille s’étonner de rien.

— Tu parles : c’est Tanguy Liauradéshome, dit Tango-la-Nitro, un vieux bourrin d’retour. J’l’ai sauté y a quéques années dans l’affaire du Courrier de Lyon.

L’autre se redresse en geignant.

— Je croyais que les matuches ne massacraient plus ? balbutie-t-il en produisant des bulles rouges avec son nez.

— A Paris, répond Bérurier, rien qu’à Paris, mon vieux Tango, en province on n’est pas astringué à toutes ces brimades à la con.

Je désigne un siège au forcené.

— Que fiches-tu dans ce bled, Gars ?

Il plonge la paluche dans sa vareuse et me présente une carte d’identité aussi fringante qu’une feuille de papier sur un étron.

— Jetez un œil là-dessus, soupire-t-il de profil, car sa lèvre enfle pis que la grenouille qui voulait se rendre à Elbœuf ?

Le document révèle que Tanguy Liauradéshome est natif de Ploumanac’h Vermoh.

— Ne me dis pas que tu as pris ta retraite, ricané-je, à quarante-deux ans, ce serait prématuré. A moins que tu ne sois venu saluer tes vieux parents ?

Le gars Tango, que je t’explique, c’est un type plutôt sympa, malgré que Béru l’ait déguisé en hécatombe. Pas très grand, mais râblé. La tignasse courte et drue, dans les blonds cendrés, le regard clair et coquin, la peau rouge, vachement grêlée. C’est le casseur de bal musette. Le dégourdoche de sous-préfecture qui t’ajuste une cacahuète aussi facilement qu’il te dit bonjour. Un gus pas patient ni tolérant qui mérite un détour, mais pas dans le sens où l’entendent les guides.

— Je me suis reconverti dans la pêche, déclare-t-il.

— Le passé qui te remonte à la surface ?

— J’ai tiré six marcotins, l’an dernier, pour une broutille et, du temps que je rempaillais des chaises, je faisais que penser aux vagues et au vent du large.

— Alors tu es venu t’engager à bord d’un chalutier ?

— Exact.

— Lequel ?

— Je cherche.

— Ah bon : tu cherches. Eh bien, j’espère que tu trouveras, j’aimerais assister à ça ; un maquereau qui va à la pêche.

Il a soudain le regard comme deux cailloux.

— Hé, dites, confondez pas ! Le pain de fesse, ça n’a jamais été ma longueur d’onde.

— Lui, c’est plutôt l’explosif, m’explique Béru, il craque les coffiots à la nitro. Ce mec, la dynamite lui sert de clé !

— Tu dois vachement rameuter le voisinage quand tu rentres tard chez toi, plaisanté-je.

Dans la pièce voisine, le patron de La Môme Crevette répare sa frite à l’aide d’un paquet de kleenex obligeamment mis à sa disposition par Le Guennec.

Je vais le trouver.

— Hé, la marine ! l’hélé-je, vous portez plainte contre le gugus qui vous a assaisonné ?

Il sourcille, et a du mérite à le faire avec deux arcades plus dévastées que du matériel de Faculté.

— Comment ça, porter plainte ?

— Ben, le gars Tanguy vous a quelque peu fait perdre votre fraîcheur de jeune fille, non ?

Le Terre à terre Neuva renifle quelques caillots, les expectore après de solides raclements de gosier et assure :

— C’est pas mon genre, la chicanerie judiciaire. Je le retrouverai avant longtemps, et alors je prendrai ma revanche. Il m’a eu à la surprise, comprenez-vous ? La prochaine fois, je saurai ce qu’il faut faire.

— Mes vœux vous accompagnent, monsieur Katkarre.

Le chalutieur s’en va.

Je reviens à Tango.

— Tu sais, gars, que si tu déguises les patrons pêcheurs en steaks tartares, t’es pas près d’embarquer et les harengs du nord peuvent roupiller sur leurs deux ouïes. Bon, file et évite la castagne, tu ne vas pas démolir tes compatriotes au moment où tu rentres au bercail.

Tango rigole.

— Ne vous inquiétez pas, commissaire, je vais apprendre à jouer aux dominos.

Et il disparaît à son tour.


Alors, bon, voilà, à présent tout va se déclencher. T’as cru que j’allais te fignoler une gentille chroniquette en forme de galette bretonne, n’est-ce pas ? Tu t’es dit : l’Antonio se met à complaire dans la broderie. Il chute dans le point de croix, l’apôtre. Tu vas voir, Edouard, c’est plutôt du poing de croix qui se prépare. De la grande mésaventure sur fond de granit. Mais au paravent, fallait planter le décor. T’expliquer la nouvelle situation, tout bien : nos installations à Ploumanac’h Vermoh, armes et bagages… Les gens d’ici. Le Vieux muté sous-préfet, Pinuche dans la bandouillette danoise, porte à porte : godemiches à injection directe, vibrobranleur longue durée, revue sur vergé vaginé supérieur, trichromie, laparotomie, salpingite incorporée, trique éjectable. Et un malfrat natif d’ici qui démandibule les morucides. Et ce patelin sous la pluie. Le port qui pue le goudron et la sardine. L’officier de police Le Guennec que ça le fait chier ces mecs parachutés de Pantruche. La taule à Maman Passepoil et ses trois jouvencelles languissantes, pipeuses de fortune, et surtout d’infortune. Le Café de la Marine avec Berthe, la moulasse offerte aux mains haleuses de filins. J’en oublie ? Si oui, tant pis : tu le garderas pour toi.

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