CHAP QUATRIÈME UN HOMME À LA MER

Ça vient sûrement de M’man.

Où que nous allions, en deux coups de cul hier à Pau, ça devient « chez nous ». Avec la même ambiance, les mêmes odeurs, la même qualité de silence qu’à Saint-Cloud. La maison de Ploumanac’h Vermoh n’est pas marrante dans sa grisaille, malgré les hortensias qui la pullulent, eh bien, quand tu pénètres à l’intérieur, c’est comme de rentrer dans un lit familier, où tu récupères le moelleux des habitudes, ses senteurs subtiles.

Il suffit de si pas grand-chose pour s’y retrouver, que tout continue. L’encaustique de Félicie (elle le fabrique elle-même avec de la cire vierge et j’sais plus quoi), la photo de papa dans son cadre d’ébène. Elle a été prise voici longtemps. Il avait alors l’âge qui est le mien, on devrait se ressembler, mais non. Parfois je me plante devant la photo pour y chercher mon hérédité. Rien ne se produit. Papa, il est d’ailleurs, c’est devenu une espèce d’improbabilité. Il a existé pour ma mère, très peu pour moi. Je le sens davantage dans les évocations de ma Félicie. Au fil des souvenirs de M’man, il pêche le brochet, mon père. Il pose du papier sur des murs. Il met une attelle à la patte fracturée de son chien. Il chante une chanson d’avant-guerre. Il a des cousins. Il fait des recommandations à mon sujet, comme s’il savait que la mort le surveille de près et qu’il ne verra jamais l’Antonio au volant d’une voiture sport.

Malgré tout, sa photo, si elle ne le ressuscite pas dans ma mémoire, a le mérite inestimable de créer à la maison quelque chose qui ne peut exister ailleurs. Je la contemple en grignotant mes toasts grillés qui sentent bon le pain brûlé. Le beurre breton demi-sel (pour un flic c’est tout indiqué) est bien meilleur que celui qu’on achète à Paris. Il a conservé un goût de vache et d’herbage.

Le petit Antoine construit un édifice branlant sur le plancher, avec ses cubes. Il attend l’instant où tout s’écroulera. La joie !

J’entends parler Félicie au bout du couloir. Elle annonce que oui-je-suis-ici, et puis Marie-Marie surgit, adorable dans un manteau vert sombre. Elle porte au cou un très long cache-nez jaune qui tombe presque à terre devant et derrière ; sur ses cheveux, un bonnet tricoté avec la même laine. Elle tient sous son bras trois livres scolaires réunis par un énorme élastique.

Elle vient à moi et m’embrasse. Elle sent le frais, l’eau de cologne, la jeune fille dans le matin clair…

— Dis donc, l’artiste, pour toi c’est la vie de château, glousse cette pie-borgne. Tu sais qu’il est presque neuf heures ?

— Pour aller signer quatre papelards, c’est pas la peine de se bousculer, objecté-je.

Elle rafle mon restant de tartine et le clappe.

— Je sens que tu vas choper du burlingue, ici, assure-t-elle, la bouche pleine. C’serait dommage.

Ses yeux malicieux sont pleins d’admiration. Je caresse sa joue du plat de la main. Elle est vibrante, Marie-Marie, comme une cage pleine d’oiseaux.

— Et alors tu ne m’aimeras plus quand j’aurai pris du bide ?

Elle hausse les épaules :

— Pauv’ con ! Toi, pour que je ne t’aime plus, il faudrait que je ne vive plus. Et même… Suppose qu’il y ait une survie ? Tu penses bien que ce ne sont pas des archanges à gueules de pédés qui me distrairaient de toi !

Elle vide ma tasse de caoua sans vergogne.

— Ça boume, les études bretonnantes ? j’interroge.

Elle hoche sa jolie tête de mésange polissonne.

— Tu sais : d’est en ouest et du nord au sud, Montaigne reste Montaigne et l’Histoire de la Grande Bretagne ce qu’elle a été.

— Tu es gentille de me rendre visite.

— C’est tonton qui m’envoie.

— Alors tu es moins gentille de n’être pas venue de ton plein gré.

Elle me sourit un peu triste, puis m’empare la main. Comme la plupart des filles, elle a les mains froides ; ces mains si réchauffantes pourtant, qui volètent autour de nos personnes masculines pour s’y poser parfois, et parfois s’y percher. Volètent les mains froides des chères chéries guérisseuses et empâmantes. Mains froides qui nous marquent au fer rouge le cœur et la chair.

— Tu sais bien que si tu m’écoutais, j’habiterais ici, Antoine, fait-elle gravement.

Je mets une paluche par-dessus la sienne et cela fait épais comme une grosse lourde compresse de viande sur ma viande, soudain.

— Tu envoies le bouchon un peu loin, ma poule.

— Merde, avec ta poule ! Ça te passera donc jamais, cette sotte marotte ? Ma poule ! A quoi ça ressemble ? Je ne serai jamais ta poule, Dieu merci. Et moule-moi avec ton bouchon. J’ai plus de dix-sept ans, Antoine. Je suis en âge d’être épousée, même par un chnock comme le commissaire San-Duconneau.

Je la regarde au fond de la France. Elle ne cille pas.

— Tu finiras bien par me traîner dans une mairie un jour, dis-je, une telle obstination doit fatalement porter ses fruits. Mais finis d’abord tes études, Marie-Marie. J’ai pas envie d’épouser une frangine qui me quitterait pour aller suivre des cours dans une fac pleine de godelureaux. Quand tu m’auras mis le grappin dessus, c’est toi qui seras ma prisonnière, sache-le.

Elle se lève pour m’embrasser. Ses lèvres ont le goût de mon café.

— Tu sais, l’Antoine, chuchote-t-elle, bien sûr, nous avons une certaine différence d’âge…

— Tu veux dire une différence certaine !

— Ecrase, avec tes calembours d’épicier. Ce dont je suis convaincue, l’artiste, c’est que, de nous deux, c’est moi qui sais ce qu’est un grand amour, malgré cette certaine différence d’âge. Je le sais parce que je t’aime depuis que je suis au monde et que je t’aimerai jusqu’à la fin du monde. Tandis que toi, t’es con et fringant comme un coq. Tu regardes pas le temps passer. Tu te suis comme ton ombre, parce que ton ombre, c’est toi et que le gugus que je viens d’embrasser n’est que l’ombre de cette ombre. Quand je serai ta femme, y aura plus d’ombre. Je m’arrangerai pour qu’on soit heureux. La vie, c’est une cloche sans corde. Je serai ta corde, vieille cloche, et je te ferai sonner à toute volée.

— C’est ça, môme : tu seras ma corde et moi ton tocsin.

Elle coule son œil sagace sur sa montre.

— Zut, je vais être à la bourre, à un de ces quatre, l’artiste. On devrait profiter de notre exil pour se voir davantage, non ? Pourquoi t’organises pas un pot-au-feu grand siècle, avec ta maman ? Je suis persuadée qu’elle voudra bien, et ça fera tellement plaisir à mes deux ogres. Nous deux on se regarderait. Ensuite tu mettrais un disque et on danserait. Ou bien, non, on irait prendre l’air au bord de la grève pendant que tantine et tonton digéreraient. Je parie que t’es pas encore allé admirer l’océan au clair de lune, hein, avoue ?

J’avoue.

Et puis elle file après avoir câliné le petit Toinet au passage et embrassé Félicie dans la cuisine. J’ouvre la fenêtre pour la héler.

— Eh, moustique ! Tu ne m’as pas dit pourquoi ton oncle t’a demandé de passer me voir.

— Mince, c’est vrai. Il faut que t’ailles illico au port, on vient d’y repêcher un noyé.


Les poissons parlent peu. Ceux qui les pêchent non plus. Il a raison, le Coustaud des épinoches : la mer, c’est le monde du silence.

Faut les voir, tous, vêtus de bleu — un bleu tellement marin qu’il tire sur le noir — autour du cadavre allongé entre deux bittes de toute beauté. Pas une broque. Ils ne produisent du bruit avec leurs bouches que pour téter leur brûle-gueule. Et ça fait un truc désagréable, vaguement glaireux.

L’officier de police Le Guennec est là, flanqué du Gros. Les deux hommes discutent à voix basse. Je m’approche de leurs dos éloquents comme des panneaux électoraux et un poil plus rectangulaires.

J’entends Bérurier assurer :

— Le 11, le 8, le 4, c’est dans l’marb’. Si tu joueras aut’chose, mon pote, c’est comme tu ferais un p’tit barlu avec tes fafs et que tu le mettes à flotter à la marée descendante.

— Sur quel pronostic vous basez-vous ? objecte Le Guennec qui dubitate.

Alexandre Benoît ne cède pas ses sources d’information.

— T’es né tu me dis, en 38, or, 3 plus 8 font t’onze. Et c’tait le 8 avril, quatrième mois de l’année. D’où je conclus : 11, 8, 4, et si tu piges pas ça, malgré qu’tu soyes breton, c’est qu’t’as le crâne plus dur que la bitte qu’voici.

Le ton de Le Guennec renfrogne.

— Vous le faites, le tiercé, vous, Bérurier ?

— En général jamais, vu que j’déteste les jeux d’hasard. Mais pour une fois, j’y vais de ma thune, Mec.

— Et vous allez jouer 11, 8, 4 ?

Alexandre-Benoît pousse un soupir qui gonfle les voiles du port.

— Il est bouché à la reine, ce mahau de merde ! Pisque je t’esplique qu’on doit jouer sa date de naissance, hé, peau de zob !

— Mais la vôtre n’a rien de commun avec la mienne ! proteste Le Guennec. Donc, si nous jouons chacun la nôtre, l’un de nous deux est certain de perdre !

Un vague instant déconcerté, le Mastar s’en tire par la bande :

— Y a vraiment pas moilien d’discuter av’c toi, Breton. T’as du varèche à la place du cerveau.

M’apercevant opportunément, il se me précipite.

— Ah ! v’là tout de même m’sieur le commissaire de mes chères deux, c’est pas trop tôt, je m’disais que ce gonzier s’rait sec avant qu’tu t’pointes !

Oubliant le tiercé, il fend la foule silencieuse des pêcheurs :

— Siouplaît ! Laissons passer m’sieur l’commissaire !

Les hommes s’écartent comme le flot devant l’étrave d’un barlu. Je me penche sur le noyé : il s’agit du commandant de La Môme Crevette, le dénommé Jean-Yves Katkarre. Sa tronche porte encore les traces de la décoction que lui a administrée le gars Tango, la veille. Le Guennec m’explique qu’on a retrouvé son cadavre entre deux chalutiers, ce matin. Sa plate qui lui permettait de rallier son barlu amarré à un corps mort, loin du quai, flottait à l’aventure. Les pêcheurs interrogés pensent qu’il sera tombé au jus. Comme presque tous les marins, Katkarre ne savait pas nager. Comme, à partir de huit plombes du mat’ il en est à son douzième calva, le froid de la baille l’aura saisi et il sera clamsé d’hydrocution.

— Transportez-le à l’hôpital, enjoins-je à mes subordonnés de coordination, et faites pratiquer l’autopsie. Ensuite mettez-vous en quête de Tango et amenez-le moi au commissariat ; j’aimerais connaître son emploi du temps pour les premières heures de cette matinée.

Ayant enjoint de la sorte, je m’enquiers du domicile de Katkarre pour aller informer sa veuve qu’elle est veuve et lui demander des éclaircissements sur la façon dont son hydrocuté a démarré cette fâcheuse journée.


Une maison typique, pour illustration de calendrier, très basse, très blanche, avec un toit d’ardoise et je ne sais quoi de livide tout autour.

Une vieillarde, sommée de la bigouden traditionnelle, aveugle, sourde, muette, paralysée et autre, est installée sur le pas de la porte dans un vieux fauteuil à roulettes. Elle a les yeux plus totalement blancs que le tuyau amidonné de sa pittoresque coiffure. Sa bouche ouverte laisse admirer le plus formidable chicot qui orna jamais une mâchoire nonagénaire. Un truc que t’aimerais porter en sautoir au bout d’un lacet de cuir et que tu réputerais dent de cachalot, de narval ou de babiroussa. On l’a tournée face à la mer qu’elle ne peut plus voir danser le long des golfes clairs, mais qu’un sixième sens, peut-être pas totalement atrophié, lui permet de déceler du fond de ses obturances.

Par-dessus le tableautin, fous des mouettes criardes qui volplanent inlassablement en s’houspillant, et tu obtiendras un bout de décor saisissant dont on ne doute pas que, la nuit venue, il se peuple de korrigans.

La porte étant ouverte, je pénètre dans la maison sans avoir à la pousser, comme le disait si justement l’académicien Maurice Schumann dans son opuscule.

Le logis est plein d’ombre et l’on sent quelque chose qui rayonne à travers ce crépuscule obscur, disait mon aimable devancier Victor Hugo, ce de Gaulle de la littérature (lis tes ratures). Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.

Une belle douce, tendre, nostalgique, blonde, pâle, jeune femme vêtue d’une robe imprimée. Elle, tu sais quoi ? Ravaude des filets. Pas des filets de hareng : des filets de pêche. Il y en a six-cents mètres entassés sur sa gauche, quatre-cents à sa droite, cinquante mètres sur ses genoux. Et elle te répare ça, la jolie, la tendresse, avec application, ses doigts agiles reprennent les mailles (découvertes par Bernard Palissy sous Catherine de Médicis) défoncées par d’horribles poissons-scies qui ne sont même pas comestibles, ces cons. Là où il y avait trou, il y a brusquement filet après quelques virevoltages légers. Un spectacle de toute gracieuseté.

Elle tourne la tête dans ma direction, me sourit.

— Etes-vous Mme Jean-Yves Katkarre ? m’informé-je.

Elle acquiesce sans s’arrêter de travailler.

— Je suis le commissaire de police, dis-je, et je viens vous annoncer une bien triste nouvelle.

Tu crois qu’elle m’aiderait ? Fume ! La v’là qui poursuit son ouvrage, sans broncher.

— Madame Katkarre, j’ai le regret de vous dire que votre époux a eu un accident, ce matin, dans le port…

Elle continue de filocher, vite, vite, de ses mignons doigts en fuseau.

Oh ! dis, elle me les casse, Ninette.

— Il s’est noyé, fais-je, le plus catégoriquement possible. Il est mort !

Au cours de mon aimable carrière, j’ai eu moultes fois la pénible occasion d’annoncer des nouvelles de ce genre, hélas. En principe, la réaction est instantanée : larmes, cris, gérémissements, crise de nerfs.

Chez les Katkarre rien de semblable. La jeune femme belle et blonde, et jeune et douce, et tendre et nostalgique, et bretonne de surcroît et de noroît (ou norois, au choix) se dresse, laissant couler les filets de ses genoux. Elle quitte la pièce pour passer dans une autre. Sa chambre. Je la suis, meurtri d’appréhension. La vois ouvrir un grand bahut tellement breton que tu trouves les mêmes aux Galeries Barbès qu’ont le buffet campagnard gratuit. Elle en sort une robe noire plus austère qu’un pater, la pose sur le lit et, sans une parole, se met en devoir de dégrafer celle qu’elle porte. Aucune trace d’émotion. Pas un cri, pas un chprountz, rien. La passivité, la totale soumission, tête courbée, âme courbée, mutisme. Simplement, elle me paraît un peu plus pâlotte.

Je m’avance :

— Croyez que je suis navré, madame Katkarre. Ce deuil brutal qui… que…

Toujours ces vieilles formules passe-partouze. Le chagrin, comme l’amour, la banque, la vérole, a son vocabulaire, sa phraséologie.

Elle laisse glisser sa robe. Dessous, ses seins sont nus. Elle ne porte qu’un petit slip bleu marine, frangé de dentelle blanche en pétrole bricolé. Son corps, madoué, t’en reprendrais deux fois après le fromage, je te jure. Il est comme j’aime. Elle a des seins en forme de poires ; mais achtung, hein ? Je te cause pas de la poire William qui est trop typiquement poire, plutôt de la beurrée Hardy de volume plus franc. Ah, la vacca ! Il fait bon être veuve avec des loloches pareils.

Moi, tu me connais ?

On m’a surnommé l’Imprévisible.

Logiquement, je répète : lo-gi-que-ment, je devrais quitter la pièce, ou pour le moins me détourner devant ces deux seins splendides. Et puis une veuve de deux heures, hein ? Décence, décence ! Faut un minimum de savoir-vivre dans la vie pour être toléré.

Au lieu de, je marche à elle.

— Madame Katkarre…

Mon bredouillage n’a aucune importance. Il ponctue seulement une émotion propageuse. J’aurais dit : « Les Peugeot-Citroën viennent de baisser d’un point », ça serait revenu au même.

Elle continue de ne pas parler. Elle veut enfiler sa robe noire. Mais y a la fermeture Eclair qui est coincée fatalement. Alors elle retourne dans la pièce commune pour y prendre des ciseaux. Je la suis. La suivrais au bout du monde, au bout du môle, même s’il le fallait.

Elle est là, plantée au milieu du monceau de filets, avec uniquement son petit slip. La môme s’acharne sur la foutue tirette de la fermeture qui refuse de l’enveuver.

— Il y a longtemps que vous possédez cette robe ?

— Depuis mon mariage, répond-elle doucement. Nous autres, femmes de marins, nous savons bien que la tempête nous prendra nos hommes un jour ; alors nous nous tenons prêtes.

Je pose ma main frémissante sur son épaule nue.

— Chère petite âme, si frêle ; il débloque, l’Antonio. Qu’allez-vous faire, à présent ?

— Je vais coller la vieille à l’hospice de Quimper et prendre un peu de bon temps, me répond-elle du tac au chose.

Ça c’est parlé, non ?

— Du bon temps, tu peux en prendre illico, ma gosse, assuré-je en la pivotant d’un geste sûr.

Ma bouche, comme on dit puis dans les polars moins bien entretenus, écrase la mienne.

Mouafff !

J’ai pas le temps de préparer mon second souffle qu’elle me tire déjà une aubergine de vingt centimètres dans le clappe. Boudiou ! ça surprend. En v’là une qu’est en manque de carburant solide, et depuis lulure, espère ! Elle en a classe du signor médius. Qu’à force, le pauvret, tu le croirais perclu de rhumatismes déformants. Il reste plié, façon pagode. Moi, pressé de part en part, je la culbute sur son tas de filoches. Son slip bleu ne fait pas un pli dans ma dextre experte. J’ai connu un coquetier, jadis, à la camberousse, qui dépiautait des lapins. Tu l’aurais vu, la façon qu’il les dessapait, les jeannots : un coup de ya aux jarrets et tout venait, comme quand tu ôtes la combinaison de nuit d’un bambin. Avec un bruit gluant. Venait en répandant une chaude odeur de chair délivrée. Joli lapinuche rose moiré, avec des jaspages bleutés, des zébrures blêmes. Un peu de sang à fleur de sous-peau. Bioutifoule nature morte. Rembrandt ! C’était pas dégueulasse le moins. Presque beau. Et sa rapidité, donc, au coquetier. Son petit coup sec sur le diapason. Vroult ! Descendez. Ils étaient accrochés par les patounes à une série de gros clous plantés sous son hangar, les lapins. Cinq, six, comme les potes à Villon au gibet de Montfaucon. Et le coquetier, avec son vilain couteau pointu, si affûté, si usé d’à force. Les couteaux perfides, ce sont les petits, que la lame est triangulaire, inquiétante. La manière qu’ils sectionnent la bidoche, trouvent leur affreux chemin à travers les filaments, font du slalom entre les nerfs, contournent presto les os. Un rêve ! Un beurre ! Du velours ! Moi, en matière de slip, j’ai beaucoup acquis au fil du temps. On pourrait matcher, le coquetier et ma pomme. Lui déculotterait des lapins, moi des gonzesses. Cinq, six, nous voyez ci, accrochés. Quoi de plus beau, des frangines ou des lapins ? On peut pas se prononcer ; c’est affaire d’interprétation. Rembrandt ou Casanova. Cul de femme ou cul de lapin. L’un se bouffe, l’autre se mange.

Où va la plus grande faim ?

Toujours est-il qu’elle en voulait, la terre-neuvaine. En réclamait bien fort. Elle s’en détamponnait qu’il ait péri noyé, son mec navigant. Lui fallait du paf d’extrême vitesse, illico tout de suite. Et du chouette, pas évasif, de la bébête musclée, hardie, qui n’avait pas besoin qu’on lui raconte des histoires pour la décider, lui promette monts de Vénus et vermeil. C’était la rive plongée en catastrophe. Le zob réanimateur. De secours, quoi ! Hardi, hardi ! A l’abordage. Elle voulait se faire investir par tous les sabords à la fois. Occluser de partout, quoi ! Voire même occulter. Qu’on la rende étanche une bonne fois, bordel !

On s’est jetés l’un contre l’autre, l’un dans l’une, tout ça, parmi les filets qui fouettaient salement la marée en retard. Dedieu, ce fouillassement sauvage ! Empêtreur ! Je chopais des écailles séchées dans les falots. Je m’enfonçais le pif à travers des mailles. Les boutons de mon costar s’accrochaient à cette masse élastique. On a roulé dans les frénésies. On s’est entortillés comme des dingues, qu’à la longue on ressemblait à ces salamis ritals emprisonnés dans des filochons. On a pris des panards océaniques, espèces de poissecailles préhistoriques revenus s’accoupler dans des fosses abyssales. On a joui à la Neptune. O, flots, que vous avez de pénibles histoires ! Flots terribles, redoutés des mères à genoux ! Merde ! Plus moyen de s’en extraire de la gonzesse. Qu’au plus on débat, au plus on est ligoté, pris dans les mailles, enchetibés de first ! Mais cesse de remuer commak, salope ! Arrête que je dis, bougre de conne ! Tu vois pas qu’à démener ainsi on s’emmaillote à étouffer ?

Ayant pris son foot, elle exige sa liberté, la veuvette. Se met à crier sinistrement, en corne de brume. Son naturel marin qui reprend. Elle fait des Vouahahououou lamentables, de steamer en perdition. Virgule ses S.O.S. tout azimut.

Et alors ça se gâte pour ma réputation. Car un groupe vient de se pointer : le curé, le maire, le lieutenant de gendarmerie en tenue de condoléances.

Ils radinent pour gratuler la veuve, lui dire combien il était supervaillant, son bonhomme. Héros de l’océan perfide. Triton vaincu par le flot qui défiait. Et tout, bravo, merci, remettez-nous ça, la patronne.

Leurs bouillasses en nous apercevant entortillés dans la filasse ! La dame nue, moi coincé entre ses montants comme un aliboron entre les bras de sa carriole. Ils nous aident à nous extraire, si je puis ainsi parler. Le pasteur récite un truc malconnu, souverain contre le démon. Le diable entend ses litanies, recta il fait pivoter ses cornes en guidon de course et détale. C’est le yeut’nant qui nous débobine. Le maire prononce mon éloge funèbre en lui donnant un coup de main. Comme quoi, au lieu de faire respecter la loi, je la déshonore. Que je suis venu dans ce pays pour y apporter le scandale. Et qu’il va aller trouver le sous-préfet, lui exiger mon départ immédiat, ma révocation, et de la prison, en plus, juste pour dire.

Moi, hébété, pas faraud, je remballe Coquette. Que dire, qu’objecter ? Plaider quoi ?

Naturellement, la garce ravaudeuse, la garce ravageuse, annonce que je l’ai violée. Que je lui ai sauté dedans à queue jointe, sans lui demander sa permission.

Affaire à suivre ! Elle veut pas porter plainte à cause de son grand terrible malheur. Pas le moment d’entacher la mémoire du disparu avec une histoire de viol avec effraction. Non, non, elle remet son chagrin et sa honte entre les mains de Dieu. Bénissez-moi, monsieur le curé, absolvez-moi tout bien, qu’il en reste plus. Le bidet rédempteur, elle demande. L’éponge à cul de l’âme. Le prêtre, un cher vieux bonhomme qui te croit en Dieu comme deux et deux font quatre, accepte de signe-de-croiser à vide, dans l’air corrompu. Un petit coup général, englobeur, un autre plus discret vers la chatte, un troisième à hauteur des nichemars. Le maire ponctue aussi, pour dire. Il est tout ébouriffé de voir cette splendide dame à poil et sans mari dorénavant.

Bon, il se dit qu’il n’a que 64 ans après tout, qu’il bande moins dur que sous Guy Mollet, mais qu’il a de beaux restes, d’autant que sa mémé n’est désormais bonne qu’à la soupe.

Et il tapote les épaules nues de l’impétrante (elle a son certif accroché au mur) empêtrée en lui disant qu’il viendra la voir pour causer de sa pension. La conseiller à propos du bateau La Môme Crevette qu’il va falloir vendre. Il a des ailes de géant, m’sieur le maire, qui, si elles l’empêchent d’albatrer, ne l’empêchent pas de déconner.

Je pars sous l’opprobre général. Régalé mais furax.


Le Vieux écoute mes salades en pouffant. Il exulte de savoir que je me suis fait piquer en flagrant délit de viol par le maire, le curé et le yeut’nant de gendarmerie.

— Faut-il que je fasse mes valises immédiatement, patron ? je questionne.

Sa respiration produit un bruit de poumon artificiel dans l’écouteur.

— Vous plaisantez, mon petit ! S’il n’y a plus moyen de rigoler !

Quoi, est-ce lui, le Dabe ? Le Vénérable qui use d’un terme aussi voyou ? Rigoler !

— Elle est belle au moins, cette jeune veuve ?

— Une merveille, Boss.

— Le cul ?

— Dur comme mes deux poings.

— La chatte ?

— Pulpeuse.

— Les seins ?

— En poire.

— La toison ?

— D’or.

— Elle est vraiment blonde, San-Antonio ? gazouille l’alléché.

— Comme une quenouille de lin.

— Pratique-t-elle des fellations convenables ?

— Je n’ai pas eu l’occasion de le vérifier. Mais je pense que nous nous trouvons en présence d’une surdouée.

— Parfait, j’irai lui présenter mes condoléances, à la nuit tombée. Je suis sûr qu’une boîte de chocolat lui fera oublier son veuvage. Occupez-vous de l’enquête, San-Antonio.

— J’attends le rapport du médecin, Patron. Mais vous savez que le maire est décidé à réclamer ma tête.

— Qu’il prenne seulement garde à la sienne, tranche mon sous-préfet en raccrochant sec selon sa vieille habitude.

Bon, me voilà un peu soulagé. Requinqué. Un homme se pardonne rapidement ses saloperies lorsqu’elles demeurent impunies.

Là-dessus, Le Guennec pénètre dans mon bureau, tout émoustillé. Il me regarde d’un air d’en avoir un, de ses grands yeux bretons passés à l’eau de Javel.

— Une importante nouvelle, monsieur le commissaire.

— Elle sera la bienvenue, assuré-je.

— Le médecin-chef de l’hôpital[3] vient de pratiquer l’autopsie. Katkarre est bien mort par noyade. Son corps ne comporte aucune autre plaie que celles qui lui ont été infligées hier au cours de cette bagarre.

— Où est la grande nouvelle, Le Guennec, mon chérubin rose ?

— L’eau contenue par ses poumons n’est pas de l’eau de mer, mais de l’eau douce.


Au-dehors, y a un vieux joueur de vielle qui la ramène en breton pur fruit. Il mouline sa vielle tandis que sa vieille fait la quête. Je m’approche de la fenêtre pour admirer ce spectacle folklorique. Le bonhomme en vêtement noir et chapeau rond, la vieillasse avec ses jupailles froufroutantes et sa coiffe en forme de cou de cygne. A se demander l’idée qu’elles ont eue, ces braves dames, de se foutre une coiffure pareille sur la tronche dans ce pays de vent !

— Qui est-ce ? je demande à Le Guennec.

— Le barde Delar’r, monsieur le commissaire. Il chante la mort de Katkarre, c’est la coutume du pays.

Il attend mes réactions. Comme je ne peux pas le sonder, je le laisse sur ses espérances.

— Ils sont marrants, ces deux personnages, je fais, comme si le cas du commandant de la Môme Crevette m’intéressait autant qu’un discours de Jules Canuet. Et que chante-t-il ?

Le Guennec me fournit une traduction hâtive :

— Qu’il naviguait sur le grand océan, dans les brumes du Nord, que la vie lui tendait les bras, mais que la mort a été la plus forte et qu’il est allé rejoindre les marins des siècles passés, au pays des sirènes.

— De toute beauté, conviens-je, on dirait du Maurice Druon de l’époque londonienne. Très bien, je vous remercie, Le Guennec.

Il méduse, le flic breton.

— Mais, on ne…

— Pardon ?

— A propos de cette nouvelle…

— Je m’occuperai de la chose.

Il se retire avec une tronche de colin qui aurait perdu sa mayonnaise.

Bérurier le remplace.

Fleurant fort le calva. Son haleine fait songer à une tannerie, tant elle est vigoureuse, implicite et tronquée, comme l’écrirait un poète concentraceptique de mes anciennes relations.

Il rigole de tout, le Gros. De lui d’abord, et puis des autres, de la vie, du temps qui coule.

— Je peux te dire que c’est pas le dénommé Tango qu’a flanqué Katkarre dans la tisane.

— D’où te vient cette certitude ?

— Il s’est embarqué très tôt ce matin à bord d’un canot tomobile que lui a prêté un ami.

— Pour aller où ?

— A l’île de Nichemar’h, paraît-il, où qu’habite un de ses frelots.

— Qu’appelles-tu tôt, Alexandrovich ?

— Oh, à poltron minette : sur les couilles de quat’ plombes. Or, on a vu le commandant Katkarre sur le port depuis. Y détachait sa plate.

Mon bigophone glapite. Je décroche. Une voix basse, presque aphone, murmure :

— C’est le commissariat ?

— Mieux : c’est le commissaire en personne, réponds-je.

— Ici un membre de l’O.L.B.

— Il s’agit d’un club de football ?

— Non : Organisme pour la Libération de la Bretagne.

— Faites excuse, et alors ?

— On voulait juste vous dire d’ouvrir vos fenêtres pour mieux entendre.

— Entendre quoi ?

— L’explosion. Vous en avez bien une qui donne sur la mer, non ?

— Evidemment, excepté les chiottes du café de la Marine, je me demande où il faudrait aller pour ne pas voir la mer dans ce patelin.

— Alors contemplez la mer, commissaire, en direction de la Pointe du Chaz. Ça va être impressionnant.

— Et ça va l’être dans combien de temps ?

— Si votre montre indique onze heures vingt-six, comme la mienne, ça le sera dans quatre minutes.

Et on racroche.

Je reste un instant perplexe. Décidément, ce patelin est moins monotone que je ne le croyais. On peut même admettre qu’il s’y passe des trucs intéressants.

— T’as l’air dans le yaourt ? me fait Béru.

— Allons à la fenêtre, Gros.

— T’as des vapeurs ?

— Un correspondant presque anonyme me promet un feu d’artifice pour tout de suite.

Le barde Delar’r et sa mégère sont allés chanter à l’autre extrémité de la place. Des badauds badent autour d’eux, graves et recueillis. Au bout de la place y a le port et son grand troupeau de barlus ventre à ventre. Ensuite c’est le large. Et il est vachetement large, le large, crois-moi. Sur la droite, la pointe du Chaz s’enfonce dans la flotte, très loin, avec ses récifs aigus comme des dents de greffier et, tout au bout, tout au loin, son phare qui veille sur le littoral.

— Gros, passe-moi le téléphone !

Il.

Je forme au cadran le numéro de la gendarmerie.

— Ici commissaire San-Antonio !

— Ah moui ? me rétorque le yeut’nant dont c’est lui-même qui vient de répondre.

— Moui, il y a bien le téléphone dans le phare de la Pointe du Chaz, je suppose ?

— Effectivement.

— Appelez immédiatement le ou les gardiens. Dites-leur qu’ils ont trois minutes et demie pour s’éloigner le plus possible du phare.

— Mais vous n’y pensez pas, il y a trois cent vingt-quatre marches à descendre.

— Eh bien ! qu’ils se remuent le cul.

— Mais qu’est-ce qui se passe ?

— Peut-être qu’il ne se passera rien, mais peut-être qu’il se passera quelque chose d’un peu terrible, faites ce que je vous dis, immédiatement.

Je raccroche.

— Tu crois que c’est le phare qui va péter ? demande Alexandre-Benoît Bérurier, en homme qui sait conclure.

— Un anonyme me promet une explosion et me dit de regarder la mer sur la droite. Je n’aperçois qu’un phare. La déduction s’impose. Passe-moi les jumelles que j’ai aperçues dans le placard, en emménageant.

Il obéit de belle et bonne grâce.

Je règle les jumelles (qui précisément sont marines) à ma vue et bigle le phare intensément. Te dire que mon palpitant reste sage comme sur une planche anatomique serait mentir. C’est la grande recette, la bombe, je te l’ai moultement seriné. Elle pète à telle heure. Tu n’y peux plus rien. Juste attendre. Et tu attends. Et le tictac du monde continuant de fonctionner te semble formidable. C’est le monde qui est la bombe. Tu es la bombe. Tout est la bombe, sauf la bombe elle-même dont tu attends qu’elle explose sans être sûr qu’elle existe.

Tu es là, l’alarme au pied, à l’œil, perclus d’appréhension.

Ces lunettes sont excellentes puisqu’elles me permettent de voir les briques rouges du phare, sa coupole de verre, son assise en pierres de taille, avec l’ouverture ogivale de la porte, trou de terrier pathétique que les hautes lames de l’Atlantique viennent lécher hardiment.

Je guette la sortie du phareur. Je suis effaré. Rien… Quelle heure est-il ? Je n’ose regarder le cadran de ma tocante, de peur de rater le spectacle promis… On ne doit plus être loin du compte. Si la bombe ne s’amuse pas en cours de route, elle devrait éclater d’une seconde à l’autre.

A mon côté, le Gravos s’exorbite à s’en énucléer. Son souffle épais comme la machinerie d’un bateau à aubes remontant le Mississippi s’amplifie à chaque goulée.

— Tu croyes pas qu’ les quat’ minutes ont écoulé ? chuchote le Rhinocéros.

Là-dessus, le bigophone retentit, nous faisant sursauter.

— Réponds, Gros !

— Je risque de manquer l’badaboum, objecte Lanturlu, y’ a qu’à laisser carillonner ; y rappel’ront, merde !

— Réponds, bon Dieu !

En soupirant il s’arrache et va décrocher.

— Ici commissériat, j’écoute ! Ah, c’est vous, mon yeut’nant ? Vous disiez ? Causez plus fort, j’vous r’çois mal. L’gardien d’phare n’répond pas ? Faut insister, il est p’têt’ aux gogues et si é se trouvent à l’entresol…

C’est juste sur son point de suspension que la chose se produit. Et elle me prend au tu sais quoi ? Dépourvu. Pour la bonne raison que la propagation du son est plus lente que celle de l’image. Soudain, dans mes lunettes d’approche, le phare se disloque. Il éclate en son milieu. L’espace d’un éclair, il est séparé en deux. Il y a sa partie inférieure, massive et bien campée. Et puis un volcan en éruption dont la lave est faite de briques, et enfin la partie supérieure qui semble rester en suspension. C’est à cet instant de la vision que le bruit me parvient, il est ample, creux, lointain comme certains tonnerres. Mais il roule et s’amplifie en accourant, comme une boule de neige dans une pente. Là-bas, une pluie de matériaux sur un nuage noir. Je vois basculer la moitié supérieure du phare. Elle semble sauter loin de sa base, pareille à un épi de maïs dont on a sectionné la tige d’un coup de faucille.

Les lunettes se brouillent. Je continue de regarder à l’œil nu. On n’aperçoit plus qu’une espèce de nuée frangée de brume grise qui glisse doucement jusqu’au sol. Emergent lentement les ruines d’un phare, tour équivoque dentelée comme une couronne de marquis. Et voilà, mon correspondant de l’O.L.B. ne m’a pas berluré.

D’ailleurs, j’ai remarqué que les Bretons sont gens de parole. Ils ont le crâne dur et la pensée directe. Le mensonge est une chose fleurie qui ne s’accommode ni du granit, ni de l’océan, ni des grands vents hurleurs, ni des landes arasées. L’homme rude d’un pays rude ne sait que les vérités rudimentaires et ne peut inventer.

— Je savais, grommelle rageusement Bérurier, oh, j’savais quand y a quéqu’ chose à voir, c’est toujours pour tes z’yeux.

Загрузка...