Moi, Sinouhé, fils de Senmout et de sa femme Kipa, j'ai écrit ce livre. Non pas pour louer les dieux du pays de Kemi, car je suis las des dieux. Non pas pour louer les pharaons, car je suis las de leurs actes. C'est pour moi seul que j'écris. Non pas pour flatter les dieux, non pas pour flatter les rois, ni par peur de l'avenir ni par espoir. Car durant ma vie j'ai subi tant d'épreuves et de pertes que la vaine crainte ne peut me tourmenter, et je suis las de l'espérance en l'immortalité, comme je suis las des dieux et des rois. C'est donc pour moi seul que j'écris, et sur ce point je crois différer de tous les écrivains passés ou futurs.
Car tout ce qui a été écrit jusqu'ici l'a été soit pour les dieux, soit pour les hommes. Et je range alors les pharaons aussi parmi les hommes car ils sont nos semblables, dans la haine et dans la crainte, dans la passion et dans la déception. Ils ne diffèrent en rien de nous, même si on les range mille fois parmi les dieux. Ils sont des hommes, semblables aux autres. Ils ont le pouvoir de satisfaire leur haine et d'échapper à leur crainte, mais ce pouvoir ne leur épargne ni la passion ni la déception. Et ce qui a été écrit l'a été sur l'ordre des rois ou pour flatter les dieux et pour induire frauduleusement les hommes à croire ce qui n'est pas arrivé. Ou bien à penser que tout s'est passé différemment de la réalité. Que la part de tel ou tel dans les événements est plus grande ou plus petite qu'en vérité. C'est dans ce sens que j'affirme que du passé le plus reculé jusqu'à nos jours tout ce qui a été écrit l'a été pour les dieux ou pour les hommes.
Tout recommence et il n'y a rien de nouveau sous le soleil, l'homme ne change pas, quand bien même ses habits changent et aussi les mots de sa langue. En effet, les hommes tourbillonnent autour du mensonge comme les mouches sur un gâteau de miel, et les paroles du conteur embaument comme l'encens, tandis qu'il est accroupi dans le fumier au coin de la rue; mais les hommes fuient la vérité.
Moi, Sinouhé, fils de Senmout, je suis las du mensonge, aux jours de la vieillesse et de la déception. C'est pourquoi je n'écris que pour moi, et j'écris seulement ce que j'ai vu de mes propres yeux ou constaté comme vrai. En ceci je diffère de tous ceux qui ont vécu avant moi et de tous ceux qui vivront après moi. Car l'homme qui écrit, et encore davantage celui qui fait graver son nom et ses actes dans la pierre, vit dans l'espoir que ses paroles seront lues et que la postérité glorifiera ses actes et sa sagesse. Mais il n'y a rien à louer dans mes paroles, mes actes sont indignes d'éloge, ma sagesse est amère au cœur et ne plaît à personne. Les enfants n'écriront pas mes phrases sur les tablettes d'argile pour s'exercer à l'écriture. Les hommes ne répéteront pas mes paroles pour s'enrichir de ma sagesse. Car j'ai renoncé à tout espoir d'être jamais lu et compris.
Dans sa méchanceté l'homme est plus cruel et plus endurci que le crocodile du fleuve. Son cœur est plus dur que la pierre. Sa vanité est plus légère que la poussière. Plonge-le dans le fleuve: une fois ses vêtements sèches, il est le même qu'avant. Plonge-le dans le chagrin et la déception: dès qu'il en sort, il est tel qu'avant. J'ai vu bien des bouleversements durant ma vie, mais tout est de nouveau comme naguère, et l'homme n'a pas changé. Il existe aussi des gens qui disent que ce qui arrive n'est jamais semblable à ce qui est arrivé, mais ce sont là de vaines paroles.
Moi, Sinouhé, j'ai vu un fils assommer son père au coin d'une rue. J'ai vu des pauvres se dresser contre les riches et des dieux contre des dieux. J'ai vu un homme qui avait bu du vin dans des coupes d'or se pencher dans sa misère pour boire à la main l'eau du fleuve. Ceux qui avaient pesé l'or mendiaient aux carrefours et leurs femmes se vendaient pour un bracelet de cuivre à des nègres peints, afin de procurer du pain à leurs enfants.
Ainsi il ne s'est rien passé de nouveau sous mes yeux, mais tout ce qui est arrivé arrivera aussi à l'avenir. De même que l'homme n'a pas changé, il ne changera pas non plus à l'avenir. Ceux qui me suivront seront semblables à ceux qui m'ont précédé. Comment donc pourraient-ils comprendre ma sagesse? Pourquoi souhaiterais-je qu'ils lisent mes paroles?
Mais moi, Sinouhé, j'écris pour moi, parce que la connaissance me ronge le cœur comme un acide et que j'ai perdu toute joie de vivre. Je commence à écrire durant la troisième année de mon exil, sur le rivage de la mer orientale d'où les navires appareillent pour le pays de Pount, près du désert, près des montagnes où jadis les rois prenaient la pierre pour leurs statues. J'écris parce que le vin m'est amer au gosier. J'écris parce que j'ai perdu le désir de me divertir avec des femmes et que ni le jardin ni l'étang aux poissons ne réjouissent mes yeux. Pendant les froides nuits de l'hiver, une fille noire réchauffe ma couche, mais je ne tire d'elle aucun plaisir. J'ai chassé les chanteurs, et le bruit des instruments à cordes et des flûtes me blesse les oreilles. C'est pourquoi j'écris, moi, Sinouhé, qui n'ai que faire de la richesse et des coupes d'or, de la myrrhe, du bois noir et de l'ivoire.
Car je possède tous ces biens et rien ne m'a été ravi. Mes esclaves continuent à redouter ma canne, et les gardiens baissent la tête et placent leurs mains à la hauteur des genoux en ma présence. Mais le domaine de mes pas est limité et aucun navire ne peut aborder dans le ressac. C'est pourquoi moi, Sinouhé, je ne sentirai plus jamais le parfum du pays noir par les nuits printanières, et c'est pourquoi j'écris.
Et pourtant, naguère, mon nom était inscrit dans le livre d'or du pharaon, et j'habitais dans le palais doré à la droite du roi. Ma parole avait plus de poids que celle des puissants du pays de Kemi, les nobles m'envoyaient des cadeaux, et des colliers d'or ornaient mon cou. J'avais tout ce qu'un homme peut désirer, mais je désirais plus qu'un homme ne peut obtenir. Voilà pourquoi je suis ici. Je fus banni de Thèbes la sixième année du règne de Horemheb, pour être abattu comme un chien si je m'avisais de rentrer, pour être écrasé comme une grenouille entre des cailloux si je mettais le pied hors du domaine qui m'est fixé pour résidence. Tel est l'ordre du roi, du pharaon qui fut une fois mon ami.
Mais que peut-on attendre d'autre d'un homme de basse extraction qui a fait effacer des noms de rois dans la liste de ses prédécesseurs pour y substituer ceux de ses parents? J'ai vu son couronnement, j'ai vu poser sur sa tête la tiare rouge et la tiare blanche. Et six ans plus tard il m'exila. Mais selon le calcul des scribes, c'était la trente-deuxième année de son règne. Tout ce qui a été écrit jadis et maintenant n'est-il pas mensonger?
Celui qui vivait de la vérité, je l'ai méprisé pendant sa vie à cause de sa faiblesse, et j'ai réprouvé la terreur qu'il répandit dans le pays de Kemi à cause de sa vérité. Maintenant, sa vengeance est sur moi, puisque moi aussi je veux vivre dans la vérité, certes pas pour son dieu, mais pour moi-même. La vérité est un couteau tranchant, la vérité est une plaie inguérissable, la vérité est un acide corrosif. C'est pourquoi aux jours de sa jeunesse et de sa force l'homme fuit la vérité dans les maisons de joie et s'aveugle par le travail et par une activité fébrile, par des voyages et des divertissements, par le pouvoir et par des bâtiments. Mais vient un jour où la vérité le transperce comme un javelot, et ensuite il n'éprouve plus de joie à penser ou à travailler de ses mains, mais il est seul, au milieu de ses semblables il est seul, et les dieux ne lui apportent aucune aide dans sa solitude. Moi, Sinouhé, j'écris ceci dans la pleine conscience que mes actes ont été mauvais et mes voies injustes, mais aussi dans la certitude que personne n'en tirera une leçon pour lui-même, si par hasard il lit ceci. C'est pourquoi j'écris pour moi seul. Que d'autres effacent leurs péchés dans l'eau sacrée d'Amon! Moi, Sinouhé, je me purifie en écrivant mes actes. Que d'autres fassent peser les mensonges de leur cœur sur la balance d'Osiris! Moi, Sinouhé, je pèse mon cœur avec une plume de roseau.
Mais avant de commencer mon livre, je laisserai mon cœur clamer sa plainte, car voici comment mon noir cœur d'exilé lamente son chagrin:
Quiconque a bu une fois l'eau du Nil, aspire à revoir le Nil. Aucune autre eau ne peut étancher sa soif.
Quiconque est né à Thèbes aspire à revoir Thèbes, car il n'existe pas au monde une seule ville pareille à Thèbes. Quiconque est né dans une ruelle thébaine aspire à revoir cette ruelle; dans un palais de cèdre, il regrette la cabane d'argile; dans le parfum de la myrrhe et des bons onguents, il aspire à l'odeur du feu de bouse sèche et à celle des poissons frits.
J'échangerais ma coupe en or pour le pot d'argile du pauvre, si seulement je pouvais de nouveau fouler la tendre glèbe du pays de Kemi. J'échangerais mes habits de Un pour la peau durcie de l'esclave, si seulement je pouvais entendre encore murmurer les roseaux du fleuve dans la brise du printemps.
Le Nil déborde, tels des joyaux les villes émergent de l'eau verte, les hirondelles reviennent, les grues pataugent dans le limon, mais moi je suis absent. Que ne suis-je une hirondelle, que ne suis-je une grue aux ailes puissantes pour voler à la barbe des gardiens vers le pays de Kemi?
Je construirais mon nid sur les colonnes bigarrées du temple d'Amon, dans l'éclat fulgurant et doré des obélisques, dans le parfum de l'encens et des grasses victimes des sacrifices. Je bâtirais mon nid sur le toit d'une pauvre cabane de pisé. Les bœufs tirent les chariots, les artisans collent le papier de roseau, les marchands crient leurs denrées, le scarabée roule sa boule de fumier sur la route pavée.
Claire était l'eau de ma jeunesse, douce était ma folie. Amer et acide est le vin de la vieillesse, et le pain au miel le plus exquis ne vaut pas la rude miche de ma pauvreté. Années, tournez-vous et revenez! Amon, parcours le ciel de l'ouest à l'est, pour que je retrouve ma jeunesse! Je ne puis changer un seul mot, je ne puis modifier aucun acte. O svelte plume de roseau, ô lisse papier de roseau, rendez-moi mes vaines actions, ma jeunesse et ma folie.
Voilà ce qu'a écrit Sinouhé, exilé, plus pauvre que tous les pauvres du pays de Kemi.
Senmout, que j'appelais mon père, était médecin des pauvres à Thèbes. Kipa, que j'appelais ma mère, était sa femme. Ils n'avaient pas d'enfant. Aux jours de leur vieillesse ils me recueillirent. Dans leur simplicité ils dirent que j'étais un présent des dieux, sans se douter des malheurs que ce présent allait leur causer. Kipa m'appela Sinouhé d'après une légende, car elle aimait les contes et elle pensait que moi aussi j'étais parvenu chez elle en fuyant les dangers, comme le Sinouhé légendaire, qui, ayant entendu par mégarde dans la tente du pharaon un secret terrible, prit la fuite et se sauva dans les pays étrangers où il vécut de nombreuses années et eut toutes sortes d'aventures.
Mais c'était seulement un produit de son imagination enfantine, et elle espérait que je saurais fuir les dangers pour éviter les échecs. C'est pour cela qu'elle m'appela Sinouhé. Or, les prêtres d'Amon disent que le nom est un présage. C'est peut-être la raison pour laquelle mon nom m'entraîna dans des dangers, des aventures et des pays étrangers. Mon nom me valut de connaître des secrets redoutables, des secrets des rois et de leurs épouses, des secrets qui peuvent apporter la mort. Finalement, mon nom fit de moi un banni et un exilé.
Mais l'idée de la brave Kipa en me baptisant n'est pas plus enfantine que de s'imaginer que le nom exerce une influence sur le destin de l'homme. Mon sort eût été le même si je me fusse appelé Keprou ou Kafran ou Môse, j'en suis convaincu. On ne saurait cependant nier que Sinouhé fut banni, tandis que Heb, le fils du faucon, fut couronné sous le nom de Horemheb avec la Double Couronne comme souverain du haut pays et du bas pays. C'est pourquoi chacun est libre de penser ce qu'il veut du présage des noms. Chacun puise dans sa croyance une consolation aux revers et aux maux de sa vie.
Je suis né sous le règne du grand pharaon Amenho-tep III, et la même année naquit Celui qui voulut vivre de la vérité et dont le nom ne doit plus être prononcé, parce que c'est un nom maudit, bien que personne ne le sût alors. C'est pourquoi une grande allégresse régnait dans le palais à sa naissance, et le roi offrit de riches sacrifices dans le grand temple d'Amon, et le peuple aussi se réjouissait, sans se douter de ce qui allait arriver. La grande reine Tii avait attendu en vain un fils, bien qu'elle eût été la grande épouse royale pendant vingt-deux ans et que son nom eût été gravé à côté de celui du roi dans les temples et sur les statues. C'est pourquoi Celui dont le nom ne doit plus être mentionné fut solennellement proclamé héritier du pouvoir royal, dès que les prêtres l'eurent circoncis.
Mais il naquit au printemps à l'époque des semailles, tandis que moi, Sinouhé, j'étais venu au monde l'automne précédent, au plus fort de l'inondation. Mais j'ignore la date de ma naissance, car j'arrivai le long du Nil dans une petite barque de roseau calfatée avec de la poix, et ma mère Kipa me trouva dans les joncs du rivage près du seuil de sa maison où m'avait déposé la crue. Les hirondelles venaient d'arriver et gazouillaient au-dessus de ma tête, mais j'étais silencieux et elle me crut mort. Elle m'emporta chez elle et me réchauffa près de l'âtre et elle souffla dans ma bouche jusqu'à ce que j'eusse commencé à vagir.
Mon père Senmout rentra de sa tournée chez les malades en apportant deux canards et un boisseau de farine. Il entendit mes vagissements et crut que Kipa avait trouvé un chaton, aussi se mit-il à lui adresser des reproches. Mais ma mère dit:
– Ce n'est pas un chat, j'ai reçu un enfant! Réjouis-toi, Senmout mon mari, car nous avons un fils!
Mon père se fâcha et la traita de chouette, mais Kipa me montra à lui, et mon dénuement le toucha. C'est ainsi qu'ils m'adoptèrent et firent croire aux voisins que Kipa m'avait mis au monde. C'était une fausse vanité et je ne sais si bien des gens les crurent. Mais Kipa suspendit la barque de roseau au plafond au-dessus de mon berceau. Mon père prit son meilleur vase de cuivre et le porta au temple pour m'inscrire parmi les vivants comme son fils et celui de Kipa. Il procéda lui-même à la circoncision, parce qu'il était médecin et redoutait le couteau des prêtres qui laissait des plaies purulentes. C'est pourquoi il ne permit pas aux prêtres de me toucher. Mais il le fit aussi peut-être par économie, car comme médecin des pauvres il était loin d'être riche.
Certes, toutes ces choses m'ont été rapportées par mon père et par ma mère, je ne les ai ni vues ni entendues; mais je n'ai aucune raison de penser qu'on m'ait menti. Pendant toute mon enfance, je crus qu'ils étaient vraiment mes parents, et aucun chagrin n'assombrit mes jours. Ils me dirent la vérité lorsqu'on coupa mes boucles d'enfant et que je devins un adolescent. Ils le firent parce qu'ils redoutaient et respectaient les dieux, et mon père ne voulait pas que je vécusse toute ma vie dans le mensonge.
Mais jamais je ne pus savoir d'où j'étais venu, ni qui étaient mes vrais parents. Je crois cependant le deviner pour des raisons que j'exposerai plus tard, bien que ce ne soit qu'une supposition.
Ce que je sais avec certitude, c'est que je ne suis pas le seul qui ait descendu le fleuve dans un berceau calfaté à la poix. Thèbes avec ses temples et ses palais était en effet une grande ville, et les cabanes des pauvres s'étendaient à l'infini autour des temples et des palais. Au temps des grands pharaons, l'Egypte avait soumis bien des pays, et avec la grandeur et la richesse les mœurs avaient évolué, des étrangers avaient afflué à Thèbes comme marchands et artisans, y édifiant aussi des temples à leurs dieux. Tout comme le luxe, la richesse et la splendeur régnaient dans les palais et dans les temples, la pauvreté accablait les cabanes hors des murs. Bien des pauvres abandonnaient leurs enfants, et mainte femme riche dont le mari était en voyage confiait au fleuve le fruit de ses amours illicites. J'avais peut-être été abandonné par la femme d'un marinier qui avait trompé son mari avec un commerçant syrien; j'étais peut-être un enfant d'étrangers, puisqu'on ne m'avait pas circoncis à ma naissance. Lorsque mes boucles d'enfant eurent été coupées et que ma mère Kipa les eut enfermées dans un petit coffre en bois avec ma première sandale, je regardai longuement la barque de roseau qu'elle me montrait. Les roseaux en étaient jaunis et brisés, tout salis par la suie de l'âtre. Il était ficelé avec des nœuds d'oiseleur, c'est tout ce qu'il révélait de mes parents. C'est ainsi que mon cœur reçut sa première blessure.
A l'approche de la vieillesse, l'esprit aime à voler comme un oiseau vers les jours de l'enfance. Dans ma mémoire, mon enfance brille d'un éclat merveilleux, comme si alors tout avait été meilleur et plus beau qu'actuellement. Sur ce point, il n'y a pas de différence entre riches et pauvres, car certainement personne n'est si pauvre que son enfance ne renferme aucun éclat de lumière et de joie, lorsqu'il l'évoque dans ses vieux jours.
Mon père Senmout habitait près des murs du temple, dans le quartier bruyant et pauvre de la ville. Non loin de sa maison s'étendaient les quais d'amont où les bateaux du Nil déchargeaient leurs cargaisons. Dans les ruelles étroites, des gargotes à bière et à vin accueillaient les marins, et il y avait aussi des maisons de joie où parfois les riches du centre de la ville se faisaient porter dans leurs litières. Nos voisins étaient des percepteurs, des sous-officiers, des patrons de barques et quelques prêtres du cinquième degré. Ils formaient, avec mon père, l'élite de ce quartier pauvre, de même qu'un mur émerge de la surface des eaux.
Notre maison était vaste en comparaison des masures de pisé qui bordaient en rangées désolées les ruelles étroites. Nous avions même un jardinet de quelques pas où poussait un sycomore planté par mon père. Des buissons d'acacia le séparaient de la rue, et un bassin de pierre, sorte d'étang, ne se remplissait d'eau que lors des crues du fleuve. Il y avait quatre pièces dans l'une desquelles ma mère préparait les aliments. Nous prenions nos repas sur la véranda où l'on accédait aussi de la chambre de consultation de mon père. Deux fois par semaine, ma mère avait une femme de ménage, car elle aimait la propreté. Une lessiveuse venait chercher le linge une fois par semaine pour le laver au bord du fleuve.
Dans ce quartier pauvre, agité et envahi par les étrangers, et dont la corruption ne me fut révélée que durant mon adolescence, mon père et ses voisins représentaient les traditions et les vieilles coutumes respectables. Alors que les mœurs s'étaient déjà relâchées en ville chez les riches et les nobles, lui et ses voisins restaient inébranlablement attachés à la vieille Egypte, au respect des dieux, à la propreté du cœur et au désintéressement. On eût dit qu'en opposition à leur quartier et aux gens au milieu desquels ils devaient vivre et exercer leur profession, ils voulaient souligner par leurs mœurs et leur attitude qu'ils n'étaient pas des leurs.
Mais pourquoi raconter ces choses que je n'ai comprises que beaucoup plus tard? Pourquoi ne pas évoquer plutôt le tronc rugueux du sycomore et le bruissement de ses feuilles, tandis que je me reposais à son ombre contre l'ardeur du soleil? Pourquoi ne pas rappeler mon meilleur jouet, un crocodile en bois que je tirais par une ficelle sur la rue pavée et qui me suivait en ouvrant sa gueule peinte en rouge? Les enfants des voisins s'arrêtaient pleins d'admiration. Je me procurai bien des biscuits au miel, bien des pierres brillantes et des fils de cuivre en permettant aux autres de jouer avec mon crocodile. Seuls les enfants des nobles avaient de pareils jouets, mais mon père l'avait reçu en cadeau d'un menuisier royal qu'il avait guéri d'un abcès qui l'empêchait de s'asseoir.
Le matin, ma mère me menait au marché. Elle n'avait pas grand'chose à acheter, mais elle pouvait consacrer le temps d'une clepsydre à marchander une botte d'oignons et toute une semaine au choix d'une paire de chaussures. On devinait à ses paroles qu'elle était dans l'aisance et ne voulait que la meilleure qualité. Mais si elle n'achetait pas tout ce qui charmait son regard, c'est qu'elle désirait m'élever dans un esprit d'économie. C'est ainsi qu'elle disait: «Le riche n'est pas celui qui possède de l'or et de l'argent, mais celui qui se contente de peu.» Elle parlait ainsi, mais ses bons vieux yeux admiraient au même instant les lainages colorés de Sidon et de Byblos, minces et légers comme la plume. Ses mains brunes et durcies par les travaux caressaient les bijoux en ivoire et les plumes d'autruche. Tout cela n'était que vanité et superflu, m'assurait-elle et aussi à elle-même. Mais mon esprit d'enfant se révoltait contre ces enseignements et j'aurais bien voulu posséder un singe qui passait ses bras au cou de son maître, ou un oiseau au brillant plumage qui criait des mots syriens ou égyptiens. Et je n'aurais rien eu à objecter à des colliers et à des sandales à boucles dorées. C'est seulement beaucoup plus tard que je compris que la chère Kipa aurait passionnément voulu être riche.
Mais comme elle n'était que l'épouse d'un médecin des pauvres, elle apaisait ses rêveries par des contes. Le soir, avant de s'endormir, elle me racontait à voix basse toutes les légendes qu'elle connaissait. Elle parlait de Sinouhé et du naufragé qui rapportait de chez le roi des serpents un trésor fabuleux. Elle parlait des dieux et des sorciers, des enchanteurs et des anciens pharaons. Mon père bougonnait parfois et déclarait qu'elle me farcissait l'esprit d'inepties et de fariboles, mais dès qu'il avait commencé à ronfler, elle reprenait son récit, pour son propre plaisir autant que pour le mien. Je me rappelle encore ces étouffantes soirées d'été, quand le lit brûlait le corps nu et que le sommeil ne venait pas; j'entends encore sa voix basse et endormante, je suis de nouveau en sûreté près de ma mère. Ma vraie mère n'aurait pu être plus douce ni plus tendre pour moi que la simple et superstitieuse Kipa, chez qui les conteurs aveugles ou estropiés étaient toujours sûrs de trouver un bon repas.
Les contes me divertissaient l'esprit, et ils trouvaient un contrepoids dans la rue vivante, foyer des mouches, lieu imprégné d'innombrables odeurs et puanteurs. Parfois, venant du port avec le vent, l'arôme salubre du cèdre et de la résine envahissait la ruelle. Ou bien une goutte de parfum tombait de la litière d'une femme noble qui se penchait pour réprimander des galopins. Le soir, quand la barque dorée d'Amon descendait sur les collines de l'occident, de toutes les vérandas et de toutes les cabanes s'exhalait l'odeur du poisson frit qui se mélangeait aux effluves du pain frais. Cette odeur du quartier pauvre de Thèbes, j'appris à l'aimer dès mon enfance sans plus jamais l'oublier.
Pendant les repas sur la véranda, je reçus aussi les premiers enseignements de mon père. D'un pas fatigué il traversait le jardinet, ou bien il sortait de sa chambre, les habits fleurant les remèdes et les pommades. Ma mère lui versait de l'eau sur les mains, et nous prenions place sur les escabeaux, tandis que ma mère nous servait. Sur la route passait une bruyante troupe de marins ivres de bière qui frappaient les parois de leurs bâtons et qui s'arrêtaient pour faire leurs besoins sous nos acacias. Homme prudent, mon père ne protestait pas. Mais quand les hommes s'étaient éloignés, il me disait:
– Seul un misérable nègre ou un sale Syrien fait ses besoins dans la rue. Un Egyptien les fait à l'intérieur.
Il disait encore:
– Le vin est un don des dieux pour réjouir le cœur, si on en use avec modération. Une coupe ne fait de mal à personne, deux rendent bavard, mais quiconque en consomme un plein pot se réveille dans le ruisseau, dépouillé et couvert de bleus.
Parfois, un violent parfum pénétrait jusque sur la terrasse, lors du passage d'une femme au corps paré d'étoffes transparentes, les joues, les lèvres et les cils peints, dans les yeux un éclat humide qu'on ne voit jamais dans ceux des femmes décentes. Tandis que je la contemplais avec fascination, mon père me disait d'un ton sérieux:
– Prends garde aux femmes qui te disent «joli garçon» et cherchent à t'attirer chez elles, car leur cœur est un filet et un piège, et leur sein brûle plus fort que le feu.
Est-il étonnant qu'après cet enseignement j'aie ressenti de l'horreur pour les cruches de vin et pour les belles femmes qui ne ressemblent pas aux autres? Mais en même temps j'y rattachais tout le charme dangereux de ce qui effraye.
Dès mon enfance, mon père me permit d'assister à ses consultations. Il me montra ses instruments, ses couteaux et ses pots de remèdes, en me disant comment les utiliser. Pendant qu'il examinait un malade, je restais près de lui et lui tendais une tasse d'eau, des bandages, des onguents et des vins. Ma mère, comme toutes les femmes, n'aimait pas voir les blessures et les abcès, et jamais elle n'approuva mon intérêt enfantin pour les maladies. Un enfant ne comprend pas les douleurs et les souffrances, avant de les avoir éprouvées lui-même. Le percement d'un abcès était pour moi une opération passionnante et je parlais avec fierté aux autres garçons de tout ce que j'avais vu, pour susciter leur admiration. Dès qu'arrivait un client, je suivais attentivement les gestes et les questions de mon père, jusqu'au moment où il disait: «La maladie est guérissable» ou «Je vais vous soigner». Mais il y avait aussi des cas qu'il estimait ne pas pouvoir guérir; il écrivait quelques mots sur un morceau de papyrus, et il envoyait le malade à la Maison de la Vie. Puis il poussait un soupir, hochait la tête et disait: «Pauvre diable!»
Tous les malades de mon père n'étaient pas des pauvres. Des maisons de joie on lui apportait parfois, le soir, des hommes aux vêtements de lin fin, et les capitaines de navires syriens venaient le trouver pour un abcès ou pour une rage de dents. C'est pourquoi je ne fus point étonné lorsqu'un jour la femme de l'épicier entra chez mon père avec tous ses bijoux. Elle soupira et gémit, elle énuméra toutes ses peines à mon père qui l'écoutait attentivement. Je fus très déçu quand il prit un morceau de papier pour écrire, car j'avais espéré qu'il aurait pu guérir cette malade, ce qui nous aurait valu bien des friandises. Ce fut à moi de pousser un soupir, de secouer la tête et de dire: «Pauvre diable!»
La femme malade eut un sursaut et jeta à mon père un regard apeuré. Mais mon père recopia pour elle quelques caractères anciens et quelques dessins d'un vieux papyrus usé, il versa de l'huile et du vin dans une coupe, puis il fit macérer le papier jusqu'à ce que l'encre se fût dissoute dans le vin; il décanta la potion et la tendit à la femme en lui recommandant d'en prendre dès qu'elle aurait mal à la tête ou à l'estomac. Quand elle fut sortie, je jetai un regard étonné à mon père. Il en fut confus, il toussota un peu et me dit:
– Il y a bien des maladies que l'encre utilisée pour un puissant grimoire peut guérir.
Il n'en dit pas davantage, mais au bout d'un moment il ajouta à mi-voix:
– En aucun cas ce remède ne peut nuire au malade. A l'âge de sept ans, je reçus le pagne de garçon et ma mère me conduisit au temple pour assister à un sacrifice. Le temple d'Amon à Thèbes était alors le plus imposant de toute l'Egypte. Du temple et de l'étang de la déesse de la lune, une avenue bordée de sphinx à tête de bélier se dirigeait à travers la ville jusqu'au temple, dont l'enceinte était formée de murs puissants et qui était comme une ville dans la ville. Au sommet d'un pylône haut comme une colline flottaient des oriflammes bigarrées et les statues géantes des rois montaient la garde de chaque côté de la porte de cuivre.
Nous entrâmes par la porte et les marchands de Livres des Morts commencèrent à solliciter ma mère et à lui soumettre leurs offres en murmurant ou en criant. Elle m'emmena voir les ateliers des menuisiers et les statuettes sculptées d'esclaves et de serviteurs qui, grâce aux incantations des prêtres, travailleraient dans l'au-delà pour leurs maîtres, sans que ceux-ci aient besoin de remuer les doigts. Mais pourquoi parler de ce que chacun sait, puisque tout est restauré et que le cœur humain ne change pas? Ma mère paya la somme demandée pour pouvoir assister au sacrifice, et je vis les prêtres aux vêtements blancs immoler et débiter en un tournemain un bœuf qui portait entre les cornes un sceau de contrôle attestant qu'il était immaculé et sans un seul poil noir. Les prêtres étaient gras et leurs têtes rasées étaient luisantes d'huile. Près de deux cents personnes assistaient au sacrifice, et les prêtres ne leur accordaient guère d'attention, ils discutaient entre eux. Quant à moi, j'examinais les images guerrières sur les parois du temple et j'admirais les colonnes gigantesques. Et je ne compris pas du tout l'émotion de ma mère qui, les yeux pleins de larmes, me ramenait à la maison. Elle m'ôta mes souliers et me donna des sandales neuves qui étaient malcommodes et qui me firent mal aux pieds jusqu'à ce que je m'y fusse habitué.
Après le repas, mon père posa sa grosse main habile sur ma tête et caressa timidement les boucles tendres de ma tempe.
– Tu as sept ans, Sinouhé, dit-il, tu dois te choisir une carrière.
– Je veux devenir soldat, répondis-je tout de suite. Je ne compris pas sa mine déçue. Car les meilleurs jeux des garçons dans la rue sont militaires, et j'avais vu les soldats s'exercer et lutter devant leur caserne, j'avais vu les chars de combat sortir de la ville pour des manœuvres, avec leurs roues bruyantes et leurs pennons flottants. Il ne pouvait exister de carrière plus honorable et plus brillante que le métier des armes. Un soldat n'a pas besoin de savoir écrire, c'était pour moi la raison principale de mon choix, car mes camarades m'avaient raconté des histoires terribles sur les difficultés de l'écriture et sur les cruautés des maîtres qui vous arrachaient les cheveux si on avait le malheur de casser sa tablette ou de briser son style.
Mon père n'avait probablement pas été très doué dans son enfance, sinon il serait parvenu plus haut que le rang de médecin des pauvres. Mais il était consciencieux et ne nuisait pas à ses malades, et au cours des années il avait amassé de l'expérience. Il savait aussi comme j'étais sensible et entêté, et il ne protesta pas contre ma décision.
Mais au bout d'un moment il demanda à ma mère une cruche, entra dans sa chambre et y versa du vin ordinaire.
– Viens, Sinouhé, me dit-il en m'entraînant vers le rivage.
Je le suivis avec étonnement. Sur le quai, il s'arrêta pour observer un chaland d'où des porteurs suants, le dos voûté, sortaient des marchandises emballées dans des toiles cousues. Le soleil se couchait derrière les collines, sur la Ville des morts; nous étions repus, mais les hommes déchargeaient toujours, les flancs haletants et couverts de sueur. Le surveillant les excitait du fouet, et tranquillement assis sous un auvent un scribe inscrivait chaque charge.
– Voudrais-tu être comme eux? demanda mon père.
Cette question me parut stupide et je n'y répondis pas, mais je jetai à mon père un regard étonné, car vraiment personne ne pouvait désirer devenir semblable à ces porteurs.
– Ils triment de bonne heure le matin jusque tard dans la soirée, dit mon père Senmout. Leur peau est tannée comme celle du crocodile, leurs mains sont rudes comme les pattes du crocodile. C'est seulement à la nuit tombée qu'ils peuvent regagner leur cabane de pisé, et leur nourriture est un morceau de pain, un oignon et une gorgée de cervoise aigre. Telle est la vie des débardeurs. Telle est aussi celle du laboureur. Telle est celle de tous ceux qui travaillent de leurs mains. Tu ne les envies sûrement pas?
Je secouai la tête et le regardai avec surprise. Je voulais devenir soldat et non pas coltineur ou creuseur de limon, arroseur de champs ou pâtre crasseux.
– Père, dis-je en marchant, la vie des soldats est belle. Ils habitent dans la caserne et mangent bien; le soir ils boivent du vin dans les maisons de joie et les femmes leur sont bienveillantes. Les meilleurs d'entre eux portent une chaîne d'or au cou, bien qu'ils ne sachent pas écrire. De leurs expéditions ils ramènent du butin et des esclaves qui travaillent pour eux et qui exercent un métier pour leur compte. Pourquoi ne serais-je pas soldat?
Mais mon père ne répondit rien, il pressa le pas. Près de la grande voirie, dans un essaim de mouches qui tourbillonnaient autour de nous, il se pencha pour jeter un regard dans une cabane basse.
– Inteb, mon ami, es-tu là? dit-il.
Un vieillard rongé par la vermine, dont le bras droit était amputé près de l'épaule et dont le pagne était roidi par la crasse, sortit en s'appuyant sur une canne. Son visage était décharné et sillonné de rides, il n'avait plus de dents.
– Est-ce… est-ce vraiment Inteb? demandai-je doucement à mon père, en jetant un regard effrayé sur l'homme.
Car Inteb était un héros qui avait combattu dans les campagnes de Touthmosis III, le plus grand des pharaons, en Syrie, et l'on racontait bien des histoires sur ses prouesses et sur les récompenses qu'il avait reçues.
Le vieillard leva la main pour un salut militaire et mon père lui tendit la cruche de vin. Ils s'assirent par terre, car Inteb n'avait pas même un banc devant sa maison, et d'une main tremblante il porta la cruche à ses lèvres et but avidement le vin sans en répandre une seule goutte.
– Mon fils Sinouhé voudrait devenir soldat, dit mon père en souriant. Je te l'ai amené parce que tu es le seul survivant des héros des grandes guerres, afin que tu lui parles de la vie magnifique et des exploits du soldat.
– Par Seth et Baal et tous les autres diables, cria le vieux avec un rire aigu en clignant les yeux pour me voir mieux. Es-tu fou?
Sa bouche édentée, ses yeux éteints, son moignon de bras et sa poitrine ridée et sale étaient si effrayants que je me cachai derrière mon père et le pris par la manche.
– Enfant, enfant! s'exclama Inteb en pouffant de rire. Si j'avais une gorgée de vin pour chaque juron que j'ai proféré contre ma vie et contre la triste destinée qui fit de moi un soldat, je pourrais en remplir le lac que le pharaon a fait creuser pour amuser sa femme. Je ne l'ai pas vu, parce que je n'ai pas les moyens de me faire transporter au-delà du fleuve, mais je ne doute pas que ce lac se remplirait et qu'il resterait encore assez de vin pour saouler toute une armée. Il but de nouveau une forte rasade.
– Mais, dis-je en tremblant, le métier de soldat est le plus glorieux de tous.
– Gloire et renommée, dit le héros Inteb, c'est tout simplement du fumier, du fumier pour nourrir les mouches. Toute ma vie j'ai raconté des histoires sur la guerre et sur mes exploits pour soutirer un peu de vin aux badauds qui m'écoutent bouche bée, mais ton père est un honnête homme et je ne veux pas le tromper. C'est pourquoi je te dis, enfant, que de tous les métiers celui de soldat est le plus affreux et le plus misérable.
Le vin effaçait les rides de son visage et mettait de l'éclat dans ses yeux de vieillard. Il s'assit et se serra la gorge de sa seule main.
– Regarde, enfant, ce cou maigre a été décoré de quintuples colliers d'or. De sa propre main le pharaon les a passés à mon cou. Qui peut compter les mains coupées que j'ai entassées devant sa tente? Qui fut le premier à monter sur les murailles de Kadesh? Qui se lançait comme un éléphant furieux au milieu des rangs ennemis? C'était moi, moi, Inteb, le héros! Mais qui m'en sait gré maintenant? Mon or s'est dissipé aux quatre vents des cieux, mes esclaves ont pris la fuite ou sont morts de misère. Mon bras droit est resté dans le pays de Mitanni, et depuis longtemps je serais un mendiant de carrefour si de bonnes âmes ne m'apportaient du poisson séché et de la bière, afin que je raconte à leurs enfants la vérité sur les guerres. Je suis Inteb, le grand héros, mais regarde-moi, enfant. Ma jeunesse s'est enfuie dans le désert, dans la faim, dans les tourments et dans les fatigues. Là-bas la chair de mes membres a fondu, là-bas ma peau s'est tannée, là-bas mon cœur est devenu plus dur que le roc. Et ce qu'il y a de pire, c'est que dans les déserts sans eau ma langue s'est desséchée et que je suis malade d'une soif éternelle, comme chaque soldat qui revient vivant des expéditions dans les pays lointains. C'est pourquoi ma vie a été comme un gouffre mortel depuis le jour où j'ai perdu mon bras. Et je ne veux pas même mentionner la douleur des blessures et les tourments causés par les chirurgiens quand ils plongent ton moignon dans l'huile bouillante, comme ton père le sait bien. Que ton nom soit béni, Senmout, tu es juste et bon, mais le vin est fini!
Le vieillard se tut, haleta un moment, puis il s'assit et retourna mélancoliquement la cruche. L'éclat sauvage de ses prunelles s'éteignit, et il fut de nouveau un pauvre malheureux.
– Mais un soldat n'a pas besoin de savoir écrire, osai-je murmurer.
– Hum! grommela Inteb en regardant mon père. Celui-ci enleva rapidement un bracelet de cuivre de son poignet et le tendit au vieillard qui poussa un cri. Un gamin sale accourut, prit l'anneau et la cruche pour aller acheter du vin.
– Ne prends pas du meilleur, lui cria Inteb. Prends le moins cher, on en a davantage!
Il posa sur moi un regard attentif.
– Tu as raison, dit-il, un soldat n'a pas besoin de savoir écrire, il doit seulement savoir se battre. S'il savait écrire, il serait un chef et il donnerait des ordres au soldat le plus brave. Car tout homme qui sait écrire est bon pour commander aux soldats, et on ne confie pas même une troupe de cent hommes à un chef qui ne sait pas griffonner des signes sur du papier. A quoi bon les chaînes d'or et les décorations, lorsqu'on est sous les ordres d'un plumitif? Mais il en est ainsi et il en sera toujours ainsi. C'est pourquoi, mon garçon, si tu veux commander à des soldats et les conduire, apprends d'abord à écrire. Alors les porteurs de chaînes d'or s'inclineront devant toi et des esclaves te porteront en litière au combat.
Le gamin sale revint avec la cruche remplie. Le visage du vieux s'illumina de joie.
– Ton père Senmout est un brave homme, dit-il gentiment. Il sait écrire et il m'a soigné quand je commençais à voir des crocodiles et des hippopotames aux jours de bonheur et de force, et lorsque je ne manquais pas de vin. Il est un brave homme, bien qu'il ne soit qu'un médecin incapable de bander un arc. Je le remercie!
Je regardai avec inquiétude la cruche qu'Inteb allait manifestement avaler, et je tirai mon père par la manche, car je craignais déjà que sous l'influence du vin nous ne dussions nous réveiller dans le ruisseau. Mon père regarda aussi la cruche, poussa un léger soupir et se détourna. Inteb se mit à chanter d'une voix éraillée un hymne guerrier syrien, et le garçon nu et bronzé par le soleil éclata de rire.
Mais moi, Sinouhé, j'abandonnai mon rêve de devenir soldat et je ne protestai pas lorsque mon père et ma mère, le lendemain, me conduisirent à l'école.
Mon père n'avait pas les moyens de m'envoyer dans les grandes écoles des temples où les enfants des nobles, des riches et des prêtres du degré supérieur, et parfois leurs filles, recevaient leur instruction. Mon maître fut le vieux prêtre Oneh, qui habitait non loin de chez nous et qui tenait sa classe dans sa véranda délabrée. Ses élèves étaient des fils d'artisans, de marchands, de marins et de sous-officiers que des parents ambitieux destinaient à la carrière de scribe. Oneh avait été autrefois comptable des dépôts de la céleste Mout et il était fort capable d'enseigner les rudiments de l'écriture à des enfants qui auraient plus tard à inscrire le poids des marchandises, la quantité de blé, le nombre du bétail et les factures du ravitaillement des soldats. Il y avait des dizaines et des centaines de ces petites écoles dans la ville de Thèbes, la grande capitale du monde. L'enseignement ne coûtait pas cher, car les élèves devaient simplement entretenir le vieil Oneh. Le fils du charbonnier lui apportait, les soirs d'hiver, du charbon de bois pour sa chaufferette, le fils du tisserand s'occupait des vêtements, le fils du marchand de blé le ravitaillait en farine, et mon père lui donnait, pour apaiser ses douleurs, des potions de plantes médicinales macérées dans du vin.
Ces relations de dépendance faisaient d'Oneh un maître indulgent. Un élève qui dormait sur sa tablette devait, en guise de châtiment, apporter le lendemain une friandise au bonhomme. Parfois, le fils du marchand de blé lui remettait une cruche de bière, et alors nous ouvrions l'oreille, car le vieil Oneh se laissait aller à nous raconter des histoires merveilleuses sur l'au-delà et des légendes sur la céleste Mout, sur Ptah le constructeur de tout et sur les autres dieux qui lui étaient familiers. Nous pouffions de rire et pensions l'avoir induit à oublier les leçons difficiles et les ennuyeux hiéroglyphes pour toute la journée. C'est seulement beaucoup plus tard que je compris que le vieil Oneh était plus sage et plus compréhensif que nous le pensions. Ses légendes, qu'il vivifiait avec son imagination pieuse, avaient un but déterminé. Il nous enseignait ainsi la loi morale de la vieille Egypte. Aucune mauvaise action n'échappait au châtiment. Impitoyablement chaque cœur humain serait une fois pesé devant le tribunal d'Osiris. Tout homme dont le dieu à la tête de chacal avait décelé les méfaits était jeté en proie au Dévoreur, et ce dernier était à la fois un crocodile et un hippopotame, mais bien plus redoutable que les deux.
Il nous parlait aussi du revêche passeur des ondes infernales, de Celui-qui-regarde-en-arrière et sans l'aide duquel aucun défunt ne peut parvenir dans les champs des bienheureux. Ce passeur regardait toujours en arrière et jamais devant lui, comme les bateliers du Nil. Oneh nous apprit par cœur les formules propitiatoires destinées à ce passeur. Il nous les fit reproduire par des signes et écrire de mémoire. Il corrigeait nos fautes avec de douces réprimandes. Nous devions comprendre que la plus petite bévue pouvait compromettre toute vie heureuse dans l'au-delà. Si l'on tendait au passeur un passeport entaché d'une seule erreur, on restait sans pitié à errer comme une ombre d'une éternité à l'autre sur la rive du fleuve sombre ou bien, pis encore, on tombait dans les affreux gouffres des enfers.
Mon camarade le plus doué était le fils du commandant des chars de guerre, Thotmès, qui avait deux ans de plus que moi. Dès l'enfance, il s'était habitué à soigner les chevaux et à lutter. Son père, dont la cravache s'ornait de fils de cuivre, voulait faire de lui un grand capitaine et, pour cela, exigeait qu'il apprît à écrire. Mais son nom, celui du glorieux Thotmès, ne fut pas un présage, comme le père l'avait cru. Car une fois à l'école, le garçon ne se soucia plus du lancer du javelot et des exercices des chars de guerre. Il apprit facilement les signes d'écriture et, tandis que les autres peinaient à la tâche, il dessinait des images sur sa tablette. Il dessinait des chars de guerre et des chevaux cabrés sur leurs jambes de derrière, et aussi des soldats. Il apporta de l'argile à l'école et se mit à modeler selon les récits d'Oneh une image très drôle du Dévoreur qui, de sa gueule grande ouverte, se préparait à engloutir un petit homme chauve dont le dos voûté et le ventre proéminent étaient ceux de notre bon maître. Mais Oneh ne se fâcha pas. Personne ne pouvait se fâcher contre Thotmès. Il avait la large face des gens du peuple et leurs jambes trapues, mais ses yeux avaient toujours une expression de malice contagieuse, et ses mains habiles façonnaient des animaux et des oiseaux qui nous amusaient énormément. J'avais recherché son amitié à cause de ses relations militaires, mais notre intimité subsista en dépit de son peu d'ambition pour la carrière des armes.
Au bout de quelque temps, il se produisit brusquement un miracle. Ce fut si net que je me souviens encore de cet instant comme d'une apparition. C'était par une fraîche journée de printemps, les oisillons gazouillaient et les cigognes réparaient leurs nids sur les toits. Les eaux s'étaient retirées et le sol verdoyait. On ensemençait les jardins et l'on plantait. C'était un jour de folles aventures et nous ne tenions pas en place dans la véranda vermoulue d'Oneh. Je dessinais distraitement des signes ennuyeux, des lettres qu'on grave sur la pierre, et aussi les abréviations correspondantes du style ordinaire. Et soudain une parole oubliée d'Oneh ou un phénomène inexplicable en moi rendit vivants les mots et les caractères. De l'image sort un mot, du mot une syllabe, de la syllabe une lettre. En associant les lettres des images on formait des mots nouveaux, étranges, qui n'avaient rien de commun avec les images. L'arroseur le plus obtus peut comprendre une image, mais seul un homme sachant lire peut déchiffrer deux images conjuguées. Je crois que tous ceux qui ont étudié l'écriture et appris à lire comprendront l'événement dont je parle. Ce fut pour moi une véritable aventure, plus passionnante et plus captivante qu'une grenade dérobée à l'étalage d'un marchand, plus douce qu'une datte sèche, délicieuse comme l'eau pour un assoiffé.
Depuis ce moment, il n'y eut plus besoin de m'encourager. Je me mis à dévorer le savoir d'Oneh comme le sol boit l'eau des inondations du Nil. J'appris rapidement à écrire. Puis j'appris à lire ce que les autres avaient écrit. La troisième année, je pouvais déjà épeler de vieux textes et dicter à mes camarades des légendes didactiques.
A cette époque aussi, je constatai que je n'étais pas pareil aux autres. Mon visage était plus étroit, mon teint plus pâle, mes membres plus fins. Je rappelais plus un enfant noble qu'un fils du peuple parmi lequel j'habitais. Et si j'avais été vêtu différemment, je suis certain qu'on aurait pu me prendre pour un de ces garçons qui passaient en litière ou que des esclaves accompagnaient dans la rue. Cela me valut des ennuis. Le fils du marchand de blé me prenait par le cou et me traitait de fille, si bien que je devais le piquer de mon style. Sa présence m'était déplaisante, car il sentait mauvais. En revanche, je recherchais la compagnie de Thotmès qui, lui, ne me touchait jamais. Un jour il me dit timidement: – Veux-tu me servir de modèle pour un portrait?
Je l'emmenai chez nous et sous le sycomore de la cour il modela dans l'argile une figure qui me ressemblait, et il y grava mon nom. Ma mère Kipa nous apporta des gâteaux, et elle prit peur en voyant le buste et dit que c'était de la sorcellerie. Mais mon père déclara que Thotmès pourrait devenir artiste royal, s'il réussissait à être admis dans l'école du temple. Par plaisanterie je m'inclinai devant Thotmès et mis mes mains à la hauteur des genoux, comme on le fait en saluant les grands. Les yeux de Thotmès brillèrent, mais il soupira et dit que malheureusement son père voulait absolument le mettre à l'école des sous-officiers des chars de guerre. Il savait déjà écrire assez bien pour un futur chef militaire. Mon père s'éloigna et nous entendîmes Kipa bougonner longuement dans la cuisine. Mais Thotmès et moi nous nous régalâmes des biscuits qui étaient bons et gras. J'étais parfaitement heureux alors.
Puis vint le jour où mon père prit son meilleur habit et mit à son cou le large collet brodé par Kipa. Il alla dans le grand temple d'Amon, bien qu'au fond de son cœur il n'aimât point les prêtres. Mais sans l'aide et l'intervention des prêtres rien ne pouvait réussir à Thèbes ni dans toute l'Egypte. Les prêtres rendaient la justice et prononçaient les jugements, si bien qu'un homme effronté pouvait en appeler d'un jugement du roi au tirage au sort du temple pour se disculper. Tout l'enseignement qui ouvrait les carrières importantes était entre les mains de prêtres, c'est eux aussi qui prédisaient les crues et l'importance des récoltes, et ils fixaient ainsi les impôts dans tout le pays. Mais à quoi bon exposer longuement ce que chacun sait?
Je crois que mon père dut se forcer pour entreprendre cette démarche. Il avait passé toute sa vie à soigner les pauvres et il s'était détourné du temple et de la Maison de la Vie. Maintenant, à l'instar des autres pères pauvres, il allait faire la queue dans la section administrative du temple en attendant qu'un prêtre hautain consentît à le recevoir. Je les revois, tous ces pères pauvres qui, dans leurs meilleurs vêtements, sont assis dans la cour du temple, en rêvant avec ambition d'une vie meilleure pour leurs fils. Bien souvent ils arrivent de très loin, par les barques du fleuve, avec leurs provisions, et ils consacrent leurs maigres ressources à suborner les gardiens et les scribes pour parvenir au prêtre oint d'une huile précieuse. Celui-ci fronce le nez devant leur puanteur, il leur parle brutalement. Et pourtant Amon a sans cesse besoin de nouveaux serviteurs. A mesure que croissent ses richesses et sa puissance, il doit augmenter le nombre de ses serviteurs sachant écrire; mais malgré cela chaque père considère comme une grâce divine de pouvoir placer son fils dans le temple, alors qu'en réalité c'est lui qui y apporte, en la personne de son fils, un don plus précieux que l'or.
Mon père eut de la chance, car il n'avait encore attendu que jusqu'au soir lorsqu'il vit passer son vieux condisciple Ptahor qui était maintenant le trépanateur royal. Mon père osa lui adresser la parole, et Ptahor promit de venir en personne chez nous pour me voir.
Le jour fixé, mon père se procura une oie et du vin de qualité. Kipa cuisinait en bougonnant. Un merveilleux fumet de graisse d'oie sortait de notre maison, attirant une foule de mendiants et d'aveugles. Exaspérée, Kipa finit par leur distribuer des morceaux de pain trempés dans la graisse, et ils s'éloignèrent. Thotmès et moi nous balayâmes la rue devant chez nous, car mon père avait dit à mon ami de rester pour le cas où Ptahor aurait désiré lui parler. Nous n'étions que des gamins, mais quand mon père alluma les vases d'encens pour parfumer la véranda, nous nous sentîmes comme dans un temple. Je surveillais la cruche d'eau parfumée et je protégeais des mouches la belle serviette de lin que Kipa avait réservée pour sa tombe, mais qui devait servir maintenant à essuyer les mains de l'illustre visiteur.
L'attente fut longue. Le soleil se coucha, l'air fraîchit. L'encens se consumait dans la véranda et l'oie grésillait tristement dans la poêle. J'avais faim, et le visage de Kipa, ma mère, s'allongeait et se durcissait. Mon père ne disait rien, mais il n'alluma pas de lampes lorsque la nuit tomba. Nous étions tous assis sur les escabeaux de la véranda, et aucun de nous ne tenait à voir le visage de son voisin. C'est alors que je sus combien de chagrins et de déceptions les riches et les grands peuvent causer aux petits et aux pauvres par leur simple négligence.
Mais enfin apparurent des torches dans la rue, et mon père bondit de son siège et se précipita dans la cuisine pour y prendre une braise et allumer les deux lampes. Je soulevai en tremblant le vase d'eau, et Thotmès respira lourdement à côté de moi.
Ptahor, le trépanateur royal, arriva dans une simple chaise à porteur avec deux esclaves noirs. Devant la litière, un serviteur manifestement ivre brandissait une torche. En geignant et en proférant d'aimables salutations, Ptahor descendit de sa chaise, et mon père le salua en mettant les mains à la hauteur des genoux, Ptahor lui posa la main sur l'épaule, soit pour montrer qu'il jugeait cette politesse exagérée, soit pour y trouver un appui. Il donna un coup de pied au porteur de torche, en l'invitant à cuver son vin sous le sycomore. Les nègres lancèrent la litière dans le buisson d'acacia et s'assirent sans y être invités.
La main sur l'épaule de mon père, Ptahor gravit les degrés de la véranda, je lui versai de l'eau sur les mains en dépit de ses protestations, et je lui tendis la serviette. Mais il me pria de lui essuyer les mains, puisque je les avais mouillées. Ensuite il me remercia amicalement et dit que j'étais un beau garçon. Mon père l'installa dans le fauteuil d'honneur emprunté à l'épicier voisin, et notre hôte jeta des regards amusés autour de lui. Pendant un moment, personne ne parla. Puis il demanda à boire, parce que sa gorge était sèche après la longue course. Mon père s'empressa de lui offrir du vin.
Ptahor le flaira et le huma d'un air méfiant, puis il vida la coupe, avec un plaisir manifeste.
C'était un petit homme aux cheveux coupés court, aux jambes torses, et sa poitrine et son ventre pendaient flasques sous la mince étoffe de son costume. Son col était orné de pierreries, mais il était sale et taché. Il puait le vin, la sueur et les onguents.
Kipa lui offrit des biscuits aux épices, des poissons frits, des fruits et de l'oie rôtie. Il mangea par politesse, bien que manifestement il sortît d'un banquet. Il goûta de chaque plat et fit des compliments qui réjouirent Kipa. Sur sa demande je portai aux nègres des vivres et de la bière, mais ils répondirent à mes politesses par des injures et demandèrent si le vieux pansu allait bientôt partir. Le serviteur ronflait sous le sycomore et je n'eus aucune envie de le réveiller.
La soirée fut très confuse, car mon père se laissa aller à boire plus que de raison, si bien que Kipa alla s'asseoir dans la cuisine, la tête entre les mains, en se balançant tristement. Quand ils eurent vidé le pot, ils burent les vins médicaux de mon père, et pour finir ils se contentèrent de bière ordinaire, car Ptahor affirmait qu'il n'était pas difficile.
Ils évoquèrent leurs années d'études dans la Maison de la Vie, racontèrent des anecdotes sur leurs maîtres et s'embrassèrent en chancelant. Ptahor exposa ses expériences dé trépanateur royal et affirma que c'était le dernier des métiers pour un médecin spécialiste. Mais le travail n'était pas pénible, ce qui était appréciable pour un paresseux comme lui, «n'est-ce pas, vieux Senmout?». Le crâne humain, sans parler des dents, de la gorge et des oreilles qui exigent des spécialistes, était à son avis la chose la plus facile à apprendre, et c'est pourquoi il l'avait choisi.
– Mais, ajouta-t-il, si j'avais été un homme énergique, je serais devenu un bon médecin ordinaire, et j'aurais donné la vie, tandis que maintenant mon sort est de donner la mort, lorsque des parents en ont assez des vieillards et des malades incurables. Je donnerais la vie, comme toi, ami Senmout. Je serais peut-être plus pauvre, mais je vivrais une vie plus respectable et plus sobre.
– N'en croyez rien, enfants, dit mon père. Je suis fier de mon ami Ptahor, trépanateur royal, qui est l'homme le plus éminent dans sa branche. Comment ne pas se rappeler ses merveilleuses trépanations qui sauvèrent la vie de tant de nobles et de vilains et qui suscitèrent un étonnement général? Il expulse les mauvais esprits qui affolent les gens, et il extrait des cerveaux les œufs ronds des maladies. Ses clients reconnaissants l'ont comblé d'or et d'argent, de colliers et de coupes.
– J'en ai reçu des parents reconnaissants, dit Ptahor d'une voix pâteuse. Car si je guéris par hasard un malade sur dix ou sur cinquante, non, disons un sur cent, la mort des autres est d'autant plus certaine. As-tu entendu parler d'un seul pharaon qui ait survécu trois jours à une trépanation? Non, on m'envoie les incurables et les fous pour que je les traite avec mon trépan de silex, et d'autant plus vite qu'ils sont riches et nobles. Ma main libère des souffrances, ma main distribue des héritages, des domaines, du bétail et de l'or, ma main hisse un pharaon sur le trône. C'est pourquoi on me craint, et personne n'ose me contredire, car je connais trop de choses. Mais ce qui augmente le savoir augmente aussi le chagrin, et c'est pourquoi je suis bien malheureux.
Ptahor se mit à pleurer, puis il se moucha dans la serviette funéraire de Kipa.
– Tu es pauvre, mais honnête, Senmout, dit-il en sanglotant. C'est pourquoi je t'aime, car je suis riche, mais pourri. Je suis pourri, une bouse de bœuf sur la route.
Il ôta son col de pierres précieuses et le passa au cou de mon père. Puis ils entonnèrent des chants dont je ne compris point les paroles, mais Thotmès les écoutait avec ravissement, en disant que dans la maison des soldats on n'entendait pas de chansons plus crues. Kipa commença à pleurer dans la cuisine et un des nègres vint soulever Ptahor pour l'emporter. Mais le trépanateur se débattit, appela son serviteur et cria que le nègre voulait le tuer. Comme mon père était incapable d'intervenir, c'est Thotmès et moi qui chassâmes le nègre à coups de bâton. Pestant et jurant, les deux nègres déguerpirent en emportant la litière.
Ensuite Ptahor se versa la cruche de bière sur la tête, réclama de l'onguent pour se frotter le visage et voulut aller se baigner dans l'étang de la cour. Thotmès me chuchota que nous devions mettre les deux hommes au lit, et finalement mon père et son ami s'endormirent côte à côte dans le lit nuptial de Kipa, en se jurant une amitié éternelle.
Kipa pleurait et s'arrachait les cheveux et se répandait de la cendre sur la tête. Je me demandais ce que diraient nos voisins, car le bruit et les chants s'étaient entendus au loin dans le silence nocturne. Mais Thotmès resta tout à fait calme et affirma avoir vu des scènes bien plus violentes dans la maison des soldats et chez lui, lorsque les hommes des chars de guerre racontaient leurs anciens exploits et leurs expéditions en Syrie et dans le pays de Koush. Il déclara que la soirée avait été très réussie, puisque les deux hommes n'avaient pas fait venir des musiciens et des filles pour les divertir. Il réussit à apaiser Kipa et, après avoir nettoyé de notre mieux les traces du festin, nous allâmes dormir. Le serviteur resta à ronfler sous le sycomore et Thotmès vint dans mon lit, mit son bras à mon cou et me parla des filles, car il avait lui aussi bu du vin. Mais cela ne m'amusa point, parce que j'étais plus jeune que lui, et je ne tardai pas à m'endormir.
Je me réveillai de bonne heure en entendant du bruit et des pas dans la chambre à coucher. Mon père dormait encore profondément, tout habillé, avec le col de Ptahor, mais Ptahor était assis par terre, se tenant la tête et demandant d'un ton pitoyable où il était.
Je le saluai respectueusement, les mains à la hauteur des genoux, et je lui dis qu'il était dans le quartier du port, dans la maison de Senmout, médecin des pauvres. Ces paroles le rassurèrent et il me demanda de la bière. Je lui rappelai qu'il s'était renversé la cruche sur la tête, ainsi qu'on le voyait à ses vêtements. Il se leva alors et se redressa, il fronça les sourcils et sortit. Je lui versai de l'eau sur les mains, et il se pencha en gémissant, et me demanda de lui répandre de l'eau sur la tête aussi. Thotmès, qui s'était réveillé, apporta un pot de lait aigre et un poisson salé. Ptahor en fut tout ragaillardi, il se rendit sous le sycomore et réveilla son serviteur à coups de canne.
– Misérable pourceau! dit-il. Est-ce ainsi que tu soignes ton maître et portes la torche devant lui? Où est ma litière? Où sont mes habits propres? Où sont mes pilules? Hors de ma vue, infâme pourceau!
– Je suis un pourceau, répondit humblement le serviteur. Que m'ordonnes-tu, ô maître?
Ptahor lui donna ses ordres, et l'homme partit à la recherche d'une chaise à porteur. Ptahor s'installa commodément sous le sycomore, le dos contre le tronc, et il récita un poème où l'on parlait de l'aube et d'une reine qui se baignait dans le fleuve. Puis il nous raconta des histoires drôles. Kipa, après avoir allumé le feu, alla dans la chambre à coucher où nous entendîmes sa voix. Au bout d'un instant mon père, habillé de propre, apparut l'air tout contrit.
– Ton fils est beau, dit Ptahor. Il a la taille d'un prince et ses yeux sont doux comme ceux des gazelles.
Mais bien que je fusse un garçon, je compris qu'il parlait ainsi seulement pour faire oublier sa conduite de la veille. Il ajouta aussitôt:
– Que sait ton fils? Les yeux de son esprit sont-ils aussi ouverts que ceux de son corps?
J'allai chercher mes tablettes, et Thotmès aussi. Après avoir jeté un regard distrait au sommet du sycomore, le trépanateur royal me dicta une petite poésie que je me rappelle encore:
Jeune homme, réjouis-toi dans ta jeunesse, car la vieillesse a de la cendre dans le gosier et le corps embaumé ne rit pas dans l'ombre de sa tombe.
Je fis de mon mieux et écrivis d'abord de mémoire en écriture ordinaire. Puis je traçai les images et enfin j'écrivis les mots vieillesse, corps et tombe de toutes les manières possibles, aussi bien en syllabes qu'en lettres. Je lui tendis ma tablette et il n'y trouva pas une seule faute. Je sentis que mon père était fier de moi.
– Et cet autre garçon? demanda Ptahor en désignant Thotmès.
Mon ami était assis non loin de nous, il avait dessiné quelque chose. Il hésita avant de donner sa tablette, mais ses yeux riaient. Il avait dessiné Ptahor en train de passer son col au cou de mon père et de se verser le pot de bière sur la tête, et un troisième dessin montrait les deux amis chantant en se tenant par le cou. C'était si amusant qu'on pouvait presque deviner quel chant ils braillaient. J'avais envie de rire, mais je n'osais pas, car je craignis que Ptahor ne se fâchât. C'est que Thotmès ne l'avait pas flatté. Il était reproduit aussi petit et chauve, aussi cagneux et pansu qu'en réalité.
Pendant un long moment Ptahor ne dit rien, il regardait attentivement tantôt les images, tantôt Thotmès. Mon ami prit peur et se dressa sur la pointe des pieds. Enfin Ptahor parla:
– Combien veux-tu pour ce dessin? Je te l'achète. Mais Thotmès rougit et répondit:
– Ma tablette n'est pas à vendre. A un ami j'en ferais cadeau.
Ptahor rit:
– Bien répondu! Soyons amis, et la tablette est à moi.
Il regarda encore attentivement les dessins, sourit et cassa la tablette sur une pierre. Nous eûmes tous un sursaut, et Thotmès se hâta de demander pardon, pour le cas où il aurait offensé le trépanateur.
– Me fâcherais-je contre l'eau où j'ai vu mon image? demanda doucement Ptahor. Mais la main et l'œil du dessinateur sont plus que l'eau. C'est pourquoi je sais maintenant de quoi j'avais l'air hier, et je veux que personne ne le voie. C'est pourquoi j'ai brisé la tablette, mais je reconnais que tu es un artiste.
Thotmès sauta de joie.
Après cela, Ptahor se tourna vers mon père et récita, en me regardant d'un air solennel, l'antique promesse des médecins:
– Je le prends pour le guérir. Puis il dit à Thotmès:
– Je ferai ce que je pourrai.
Ayant ainsi retrouvé le jargon des médecins, les deux hommes rirent de satisfaction mutuelle. Mon père me mit la main sur la tête et me demanda:
– Mon fils Sinouhé, voudrais-tu devenir médecin comme moi?
Les larmes me montèrent aux yeux et ma gorge se serra si bien que je ne pus répondre, mais j'acquiesçai de la tête.
– Mon fils Sinouhé, voudrais-tu devenir médecin, un médecin plus éminent que moi, meilleur que moi, maître de la vie et la mort, entre les mains duquel l'homme, quel que soit son rang ou sa dignité, remet sa vie en toute confiance?
– Pas comme lui, et pas non plus comme moi, ajouta Ptahor qui se redressa et dont le regard se fit sage et perçant, mais un vrai médecin. Car rien n'est plus grand qu'un vrai médecin. Devant lui le pharaon est nu et devant lui l'homme le plus riche est semblable au plus pauvre.
– Je préférerais devenir un vrai médecin, dis-je timidement, car j'étais encore un enfant, je ne savais rien de la vie et j'ignorais que la vieillesse désire toujours transmettre à la jeunesse ses rêves et ses déceptions.
Quant à Thotmès, Ptahor lui montra le bracelet d'or de son poignet et dit:
– Lis!
Thotmès épela les images gravées et lut:
– Je veux ma coupe pleine! Il sourit.
– Ne souris pas, vaurien, dit Ptahor d'un ton sérieux. Il ne s'agit pas du vin. Mais si tu veux devenir un artiste, tu dois exiger ta coupe pleine. Dans tout vrai artiste, c'est Ptah qui se manifeste, le créateur et le bâtisseur. L'artiste n'est pas seulement une eau ou un miroir, mais davantage. Certes, l'art est souvent une eau flatteuse ou un miroir menteur, mais malgré tout l'artiste est plus que l'eau. Exige ta coupe pleine, enfant, et ne te contente pas de tout ce qu'on te dira, mais crois-en plutôt tes yeux clairs.
Ensuite il promit que je recevrais bientôt une invitation à entrer dans la Maison de la Vie et qu'il ferait tout son possible pour que Thotmès fût admis à l'école des beaux-arts de Ptah.
– Enfants, écoutez bien ce que je vous dis, et oubliez-le dès que je vous l'aurai dit, et oubliez aussi que c'est le trépanateur royal qui vous l'a dit. Vous allez tomber entre les pattes des prêtres, et Sinouhé sera ordonné prêtre, car personne ne peut pratiquer la médecine, comme ton père et comme moi, s'il n'a pas été ordonné. Mais quand vous serez entre les pattes des prêtres du temple, soyez méfiants comme des chacals et rusés comme des serpents, afin de ne pas vous perdre et vous aveugler. Mais extérieurement soyez doux comme des colombes, car c'est seulement une fois qu'il est parvenu au but que l'homme peut dévoiler sa propre nature. Il eh fut toujours ainsi et, il en sera toujours ainsi. Rappelez-vous bien cela.
Au bout d'un instant, le serviteur de Ptahor revint avec une litière de location et des vêtements propres pour son maître. La chaise à porteur de Ptahor avait été mise en gage par les nègres dans une maison de joie où ils dormaient encore. Ptahor donna à son esclave l'ordre de dégager la chaise et les deux nègres, il prit congé de nous, assura mon père de son amitié et regagna son quartier élégant.
C'est ainsi que je pus entrer dans la Maison de la Vie du grand temple d'Amon. Mais le lendemain Ptahor, le trépanateur royal, envoya à Kipa un scarabée sacré artistement gravé dans la pierre, pour que ma mère pût le porter sur son cœur, sous les bandelettes, dans sa tombe. Il n'aurait pas pu causer à ma mère une joie plus grande, si bien que Kipa lui pardonna tout et cessa de parler à mon père Senmout de la malédiction du vin.