20. Reprise

Robin leva les yeux lorsque Gaby la rejoignit sous le porche. Elle s’était assise sur les marches pour lire un manuscrit jaunissant découvert dans le bureau de Cirocco. C’était un travail fascinant, la description des interactions de la flore et de la faune et celle d’organismes à proprement parler indéterminés et qui vivaient tous dans un rayon d’un kilomètre autour de l’Atelier de Musique. Ce n’était pas un traité scientifique et l’écriture avait une économie de style que Robin trouvait merveilleusement lisible. Le manuscrit était posé sur un bureau à cylindre près d’une étagère contenant une douzaine d’ouvrages tous signés par C. Jones.

« Comment se portent les patients ? » demanda Robin. Gaby avait l’air hagard. Sans doute n’avait-elle pas dormi depuis leur halte près du fleuve… Cela remontait à quand ? Deux décarevs ? Trois ? Peut-être même alors n’avait-elle pas dormi non plus.

« Erreur, dit Gaby en s’asseyant à ses côtés. C’est : comment se porte ta patience, qu’il faut demander. »

Robin haussa les épaules. « Je ne suis pas pressée. Je me cultive. Je n’imaginais pas que la Sorcière puisse écrire si bien. »

Gaby écarta de son visage une mouche imaginaire, l’air amer.

« J’aimerais que tu cesses de l’appeler la Sorcière. C’est lui donner trop de responsabilités. Elle n’est qu’un être humain, comme toi.

— Je le sais… peut-être que tu as raison. Je ne le ferai plus.

— Euh, je n’avais pas l’intention de t’engueuler. » Elle laissa son regard errer sur la pelouse. « Les patients se portent aussi bien que possible. Chris a cessé de hurler mais il est toujours recroquevillé dans un coin. Valiha ne parvient pas à le faire manger. Rocky est bouclée dans sa chambre. Toute la gnôle est passée par-dessus bord, autant que je sache. Évidemment, avec un ivrogne on n’est jamais sûr : elle peut en avoir planqué n’importe où. » Elle mit son visage dans les mains, comme pour se reposer un moment. Mais Robin vit sa bouche se tordre et elle entendit un gémissement pitoyable. Gaby pleurait.

« Je l’ai fait enfermer dans sa chambre, parvint-elle à dire entre deux hoquets. Je n’arrive pas à y croire. Je n’arrive pas à croire que les choses en soient là. Lorsqu’elle me voit, elle m’injurie. Elle crache tripes et boyaux, tremble et transpire et je ne peux rien y faire. Je ne peux pas l’aider. »

Robin était mortifiée. Elle ne savait que faire, tant la situation était invraisemblable : être assise aux côtés d’une femme universellement respectée et la voir ainsi fondre en larmes. Elle se sentait encombrée par ses mains, et feuilletait les pages du manuscrit posé sur son ventre ; elle cessa lorsqu’elle s’aperçut qu’elle était en train de le déchiqueter.

Avec un choc, elle repensa au moment où elle avait pleuré devant Hautbois. Évidemment, ce n’était pas pareil. D’ailleurs, Hautbois l’avait dit et elle n’avait pas tardé à s’en rendre compte. Mais la Titanide n’était pas non plus restée à ne rien faire.

En hésitant, Robin passa le bras sur l’épaule de Gaby. Gaby réagit, apparemment sans honte, en enfouissant son visage au creux de l’épaule de la jeune fille.

« Ça va aller mieux, dit Robin.

— Je l’aimais tant, gémit Gaby. Je l’aime toujours. Quelle dérision ! Au bout de soixante-quinze ans, je l’aime toujours. »


* * *

Gaby souleva la tête de Cirocco pour approcher un verre de ses lèvres.

« Bois ça. C’est bon pour ce que tu as.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De l’eau, pure et fraîche. Il n’y a rien de meilleur au monde. »

Les lèvres de Cirocco étaient décolorées et son visage gris et moite. Gaby pouvait sentir l’humidité de ses cheveux emmêlés tandis qu’elle la soutenait avec une main passée derrière la tête. Elle avait une bosse, qu’elle s’était faite en heurtant le montant de cuivre à la tête du lit.

Elle goûta du bout des lèvres, puis se mit à boire avec bruit.

« Eh, eh, pas trop à la fois ! Tu n’as pas pris grand-chose ces derniers temps.

— Mais j’ai soif, Gaby, gémit Cirocco. Écoute, mon chou, je n’te crierai plus après. Je regrette de l’avoir fait. » Sa voix prit un ton enjôleur. « Mais écoute, chérie, je ferais à peu près n’importe quoi pour boire un coup. Rien qu’en souvenir du bon vieux temps…»

Gaby prit entre ses deux mains serrées le visage de Cirocco, amenant sur ses lèvres une moue qui aurait pu être comique en d’autres circonstances. Cirocco se débattit, les yeux rougis et terrorisés. Elle était de loin plus lourde que Gaby mais semblait avoir perdu toute velléité combative.

« Non, dit Gaby. Ni aujourd’hui, ni demain. Ne sachant pas si je serais capable de continuer à dire non, j’ai vidé tout l’alcool qui était dans la maison, alors ne te fatigue pas à m’en demander, vu ? »

Les larmes perlaient au coin des yeux de Cirocco mais, en y regardant de plus près, Gaby y découvrit avec horreur un soupçon de ruse. Ainsi donc elle avait une cachette, une réserve en cas d’urgence. En tout cas, elle n’était pas dans cette pièce. La porte devait rester verrouillée.

« D’accord. Je me sens mieux. Je serai sur pied sous peu et j’en ai terminé avec la boisson. Tu verras.

— Ouais. » Gaby détourna le regard puis se contraignit à la regarder de nouveau. « Je ne suis pas montée pour entendre des promesses. Pas de cet acabit. Je voulais savoir si tu étais toujours avec nous. Avec moi.

— Avec… oh, tu veux dire… ce dont nous avons parlé. » Elle balaya rapidement la pièce du regard, comme pour y surprendre d’éventuels espions. Elle eut un frémissement et fit mine de s’asseoir. Gaby l’y aida. Cirocco resserra les couvertures autour d’elle. Le feu ronflait et crépitait dans l’âtre en maintenant dans la chambre une température d’étuve de trente-cinq degrés mais Cirocco ne parvenait pas à se réchauffer.

« J’ai… j’y ai pensé », dit Cirocco et Gaby était sûre qu’elle mentait. Si elle avait pensé, c’était à se trouver à boire. Mais tant pis. Ses craintes s’exprimeraient librement maintenant, sans rien pour les censurer.

« J’avais pensé que peut-être… peut-être on devrait y réfléchir un peu plus. Je veux dire, ne nous précipitons surtout pas. C’est un grand pas à franchir. Je… bien sûr, je viens toujours avec toi, mais on ne devrait pas… franchement, on ne devrait pas aller jusqu’au bout, tu vois ? On devrait pas vraiment aller leur parler, à Rhéa, à Crios et…

— Vingt ans, on ne peut pas dire que ce soit de la précipitation, remarqua Gaby.

— Ben ouais, d’accord, mais ce que je dis…»

Elle hésita, à l’évidence incertaine de ce qu’elle voulait dire. « Si je pouvais avoir rien qu’un… euh, oh, non, je ne le dirai pas. Je ne demanderai rien. Je serai une gentille fille, d’accord ? » Elle eut un faible sourire, insinuant.

« Donc, tu laisses tomber ? »

Cirocco fronça les sourcils. « Je n’ai pas dit ça. Si ? Allons, Gaby, tu sais que c’est dangereux. Tu l’as dit toi-même. Ce qu’il faut c’est prendre du recul, ne pas foncer, et d’ici quelque temps… eh ben, on verra nettement ce que…» À nouveau, elle avait perdu le fil de ses pensées.

« O. K., dit Gaby en se levant. Je ne sais pas si nous aurons le temps mais je m’attendais à ce que tu me dises quelque chose de ce genre. Je ne suis pas sûre que Gene nous laisse le temps. Je crois qu’il manigançait quelque chose. Quoi, je l’ignore. Mais il faut s’y prendre maintenant, pas plus tard. Ce n’est qu’une simple étude de faisabilité, Rocky. Penses-y sous cet angle.

— Je ne sais pas si je peux… ben, le faire sans éveiller les soupçons.

— Bien sûr que tu peux.

— Non. Non, c’est trop téméraire. J’y ai réfléchi. Attends encore et je t’aiderai.

— Non. » Elle attendit que Cirocco l’ait comprise et vit l’esquisse de son sourire lentement s’effacer. « Il est peut-être déjà trop tard. Si tu ne le fais pas, je le ferai. Et je crois qu’il vaudrait mieux que j’annonce à ces deux pèlerins qu’ils se débrouilleront mieux sans nous. »

Cirocco commença à dire quelque chose mais Gaby n’avait pas envie de l’entendre. Elle quitta la pièce aussi vite qu’elle put.


* * *

L’Atelier de Musique avait été conçu et édifié en fonction des Titanides. Les plafonds étaient hauts et les portes larges. Les rares tapis ne se trouvaient qu’aux endroits où l’on avait disposé des sièges à taille humaine, une façon de rappeler aux Titanides de s’en écarter. La plus grande partie du plancher de bois brut était recouverte de sciure ou de paille. La grande table de la bibliothèque avait un côté humain, un côté titanide : une moitié avec des chaises, une moitié avec une litière de paille. La pièce avait de hautes fenêtres donnant vers l’est sur la Mer de Minuit et une cheminée de pierre, présentement éteinte. Gaby y avait réuni tout le monde, à cause de la vue. Tandis qu’elle leur expliquait ce qu’elle avait à leur dire, ils avaient sous les yeux le territoire qu’il leur restait à parcourir : peut-être ainsi pourraient-ils prendre une décision plus avisée.

« Je suppose qu’il n’est pas facile de vous annoncer ceci. Et c’est doublement difficile, compte tenu de ce que j’ai déjà pu dire à certains d’entre vous. Mais à partir de maintenant, je dois annuler toutes mes promesses concernant Cirocco. Elle est beaucoup plus mal que je ne le pensais. J’ignore encore si elle va venir avec moi mais, dans un cas comme dans l’autre, il est temps pour vous de revoir des décisions prises sur la base d’informations erronées. Je vous avais dit que Rocky s’en sortirait, qu’elle serait utile et… qu’elle serait une aide plutôt qu’un fardeau. Je ne peux plus soutenir cet avis. »

Elle scruta les six visages. À l’exception de Hautbois, elle savait déjà ce que dirait chacune des Titanides. Pour Chris et Robin, elle n’était pas sûre. Chris avait ses propres problèmes, peut-être temporaires ; quant à Robin, elle ne se serait pas risquée à deviner son comportement.

« Ça se ramène à ceci : je continue le périple. Rocky se joint à moi peut-être. Vous êtes tous les bienvenus si vous avez envie de venir. Si Rocky est là, il se peut qu’elle nous laisse tomber d’une façon plus ou moins grave. Et en l’occurrence, je veux dire autre chose que le simple fait de devoir s’occuper d’elle si elle trouve encore moyen de se saouler. Ce n’est pas là le problème. Que cela vous déplaise ou non, Chris et toi, Robin, vous pourriez l’un et l’autre nous mettre dans la même situation et c’est probablement ce qui arrivera. En un sens, Rocky ne se contrôle pas mieux que vous. Cela, je veux bien l’accepter. Je suppose que je suis incapable de vous dire pourquoi mais je le ferai, pour chacun de vous trois. Je m’occuperai de vous lorsqu’il le faudra, tout comme le feront les Titanides.

— À vrai dire, nous considérons ces maux au même titre que l’habitude humaine de s’endormir, sans plus, intervint Cornemuse, d’une voix hésitante. Pour nous, c’est la même chose. Quand vous dormez, nous devons vous veiller.

— Il n’a pas tort, dit Gaby. En tout cas, mes craintes concernant Rocky sont qu’elle nous lâche par dépression nerveuse. Je n’aurais jamais cru être obligée de le dire mais le fait est que je ne suis plus certaine qu’elle place la sécurité du groupe au-dessus de ses propres besoins personnels. J’ai l’impression de la connaître à peine. Mais je dois la considérer comme peu digne de confiance.

« Comme je l’ai dit, je continue quand même. Ce que je veux savoir, c’est quels sont vos plans. Cornemuse ?

— Je reste avec Cirocco. Si elle vient, parfait. »

Gaby opina. Elle leva un sourcil à l’adresse de Psaltérion qui se contenta d’esquisser un signe de tête. Elle savait qu’il viendrait avec elle.

« Valiha ?

— Je voudrais bien continuer. Mais seulement si Chris vient aussi.

— Bien. Hautbois ?

— Il faut que je termine le circuit : je n’ai jamais été arrière-mère et c’est ma meilleure chance.

— D’accord. Contente de t’avoir. Et toi, Chris ? »

Le simple fait de détacher son regard de la table semblait pour Chris un effort. Il s’était remis de sa dernière attaque depuis des heures mais comme d’habitude lorsque la crise n’avait pas été accompagnée d’amnésie, il était psychologiquement épuisé et n’avait pas plus d’amour-propre qu’un chien battu.

« Je crois que tu minimises le problème, marmonna-t-il. Le mien, je veux dire. Pourquoi devrais-je demander plus à Cirocco qu’à moi-même ? » Valiha voulut lui prendre la main mais il l’écarta d’une bourrade. « Je viendrai, si vous voulez de moi.

— Nous savions à quoi nous attendre, dit Gaby. Tu as ta place parmi nous. Robin ? »

Il y eut une longue pause. Gaby était inquiète tandis que Robin se décidait. Autant qu’elle sache, l’autre choix pour la jeune sorcière était d’effectuer l’ascension du rayon. Et Robin était bien capable d’en décider ainsi, tout en sachant qu’elle mourrait en route.

« Je viens, finit-elle par dire.

— Sûr ? Ne pourrais-tu pas te retirer avec les honneurs ?

— Puisque tu me l’as proposé, si, je le pourrais. Mais je dois venir. »

Gaby n’avait nulle intention de la questionner plus avant.

« Ne restent donc comme indécis que Rocky et Cornemuse. Parfait. Ramassez vos affaires. On se retrouve devant le porche dans une rev. »


* * *

Sombre départ.

Les nuages qui depuis deux hectorevs s’étaient brisés contre la falaise du Machupichu envoyaient maintenant leurs filaments jusqu’au-dessus de l’Atelier de Musique. Le faisceau de lumière céleste était masqué. La grande maison blanche se dressait silencieuse dans la pénombre, vidée de toute vie. À l’intérieur, Gaby finissait de boucler les volets. On avait regarni les sacoches des Titanides. Il ne restait plus grand-chose à faire, pourtant Gaby s’agitait comme un vacancier inquiet d’avoir oublié quelque chose. Chris et Robin sentaient bien qu’elle espérait voir Cirocco faire son apparition mais ni l’un ni l’autre n’y croyait.

Un éclair jaillit entre les pics jumeaux de la retraite montagneuse de Cirocco. Les Titanides n’eurent aucune réaction mais Chris et Robin s’agitèrent nerveusement. Chris mit un pied sur la main de Valiha et lui grimpa sur le dos. Robin chevaucha Hautbois. Tous attendaient.

Gaby sortit et sauta sur Psaltérion. Elle jeta un dernier regard sur la maison, à l’instant même où tournait le bouton de la porte. Cirocco sortit, pieds nus, vêtue de sa couverture rouge. Elle était blême et faible. Elle descendit les marches avec précaution et se dirigea vers Psaltérion et Gaby. Elle avait levé les mains au-dessus de la tête.

« Je n’ai rien emporté. Vérifie toi-même.

— Je ne vais pas te fouiller, Rocky.

— Oh. » Elle n’eut pas l’air de s’en soucier. Elle laissa retomber les bras puis s’appuya contre le flanc de Psaltérion. « Tu as raison, tu sais. Je ferais aussi bien de t’accompagner.

— Très bien. » Il y avait dans la voix de Gaby comme une note de soulagement, mais guère d’enthousiasme.


* * *

La pluie se remit à tomber comme ils traversaient le pont de corde. Robin entendit, de l’autre côté, un grondement sourd. Avec ces montagnes tout autour, il était difficile d’en localiser la source. Elle l’entendit s’amplifier puis disparaître. Gaby et Psaltérion observaient les nuages avec anxiété.

« Qu’est-ce que c’était ? »

Gaby frissonna. « Ne le demande pas. »

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