La masse d’eau située pour moitié dans Crios et pour moitié en Phébé était habituellement désignée sous le nom de Phébé ou Mer de Phébé. Mais la toponymie des principaux traits du relief gaïen avait précédé leur exploration effective. Le problème venait que baptiser la mer « Phébé » induisait des confusions si bien que personne ne l’appelait ainsi. On voyageait en traversant Phébé et l’on naviguait sur la Mer du Crépuscule.
Le terme était approprié : le bord occidental de la mer était en Crios et par conséquent éclairé par le jour, mais elle s’étendait à travers le terminateur et jusque dans la nuit de Phébé. Vues d’assez loin pour que la courbure de Gaïa en relève l’autre bord, les eaux de Crépuscule décrivaient une palette allant du bleu sombre au cuivre en passant par le vert et l’orangé pour se terminer dans le noir. À peu près au centre se trouvait une île de bonne taille connue sous le nom d’Unome, perpétuellement noyée dans la pénombre, et qui abritait deux lacs dénommés gour de Gandria et gour de Concordia. Une race de créatures insectoïdes habitait cette île et cette île seulement. Humains et Titanides les avaient baptisées les Maîtres de Fer. D’après le peu qu’elle en avait entendu, Gaby déduisait qu’elles étaient franchement déplaisantes, que ce soit par leur odeur ou par le moindre aspect de leur culture ou de leurs mœurs. Elle n’était pas mécontente que la Sorcière n’eût pas à faire avec elles lors de ce voyage.
En fait, on avait décidé de prendre le chemin le plus sûr : la côte septentrionale était assez proche de la transversale la plus directe pour qu’il fût logique de rester en vue d’un havre sûr, d’autant que Crépuscule était réputée pour la violence et la soudaineté de ses tempêtes.
La navigation sur Crépuscule se déroula sans incident mais Robin passa tout son temps à l’écart des autres, l’esprit en proie au tourment. L’incident avec Chris l’avait considérablement troublée. Elle ne lui en voulait pas mais ne pouvait s’empêcher de ressentir un certain malaise auquel il n’était pas étranger. Sa politique étant de tirer les leçons de ses mésaventures, elle avait donc appris à travers son expérience de l’amour hétérosexuel que son pire ennemi à Gaïa était en général sa propre ignorance. Voilà qui pour elle était neuf : toute sa vie, elle avait eu tendance à éliminer de ses préoccupations tout ce qui n’avait pas de rapport immédiat avec sa survie. Ce faisant, il lui arrivait souvent de manquer des détails remarqués par des gens plus patients, moins sélectifs, qui prêtaient attention au moindre détail, si trivial fût-il.
Et il était temps pour elle de se débarrasser d’une opinion, à savoir que la Sorcière était un zombi imbibé d’alcool, uniquement respectée pour son titre et le souvenir de ses exploits passés. Ce n’était certes pas grand-chose et pourtant Robin avait été impressionnée, quand elle y repensait maintenant : Cirocco ne pouvait pas les avoir entendus avant le moment où Chris avait commencé à gémir de plaisir, ce qui signifiait qu’il était déjà à deux doigts du désastre. Elle avait réfléchi à toute vitesse, rassemblé des détails tels que la perte des contraceptifs et l’altération génétique de Robin, en déduisant leur ignorance réciproque et la probable fertilité de Robin et elle avait décidé d’agir immédiatement sans se soucier des conséquences éventuelles. Qu’importe si son acte était socialement inconcevable : elle avait eu raison, l’avait su et avait agi.
Elle se demanda si Chris avait réellement surpris Cirocco ou bien si elle l’avait laissé porter son coup. Il était évident que de se sentir le plus mauvais lutteur dans un groupe composé de trois femmes et un homme devait le mettre mal à l’aise. Avoir été capable de la frapper en de si peu glorieuses circonstances lui avait permis de conserver un rien d’amour-propre.
Voilà une chose qu’elle ne saurait jamais. Ce qu’elle savait en tout cas, c’est qu’à l’avenir, elle ne sous-estimerait plus Cirocco.
L’Ophion émergeait de Crépuscule à peu près de la même façon qu’il l’avait fait à Nox : la mer s’étrécissait graduellement pour devenir à un certain point un fleuve. Mais au lieu de rencontrer une série de pompes, il leur fallait affronter sur cinq kilomètres les rapides les plus tumultueux depuis le début de l’expédition.
Ils marquèrent une pause dans le dernier bassin tranquille et les quatre embarcations se réunirent pour qu’on discute de l’approche. Cirocco et Gaby étaient les seules à connaître cette partie du cours. Les Titanides écoutaient tout en pagayant lentement en arrière pour se maintenir en dehors du courant. On décida de ne pas modifier la composition des équipages, chaque bateau transportant un humain et une Titanide. Robin discuta cette décision, arguant qu’elle était désormais capable de ramer seule mais elle ne se faisait aucune illusion et savait bien que Hautbois n’avait pas besoin d’elle.
Ils pénétrèrent un par un dans le courant, Cornemuse et Cirocco en tête, Gaby et Psaltérion fermant la marche. Quand vint son tour, Robin se jeta avec exultation dans le bruit et le mouvement. Agenouillée à l’avant, elle pagayait avec entrain jusqu’à ce que Hautbois lui conseille de garder ses forces et de laisser le courant faire le gros du travail. Elle pouvait sentir le résultat des coups d’aviron vigoureux et calculés de la Titanide et faisait son possible pour l’aider et non l’entraver. Il fallait trouver le rythme, une façon de s’accorder avec le fleuve. Par deux fois, elle évita des écueils du bout de sa rame et fut même récompensée par un cri d’encouragement de Hautbois. Elle en était encore épanouie lorsque au détour d’un coude apparurent cent mètres de chaos qui semblaient dégringoler à la verticale.
Il n’était plus temps d’y réfléchir. Robin récita une prière Presque avant d’avoir saisi ce qu’elle faisait et tint bon.
Le canoë tressauta. L’eau embarqua par le côté et lui éclaboussa le visage puis elle dut batailler pour maintenir l’étrave dans le sens du courant. Elle crut avoir entendu Hautbois crier mais le rugissement du fleuve couvrait les voix ; elle sentit le bois se rompre derrière elle et l’instant d’après se retrouva dans l’eau, accrochée au flanc de l’embarcation.
Lorsqu’elle put sortir la tête hors de l’eau et ouvrir les yeux, elle vit que Hautbois était également dans le fleuve mais qu’elle avait pied. Immergée jusqu’à la taille, elle les avait tirés jusque vers une zone de calme relatif à l’écart du courant et se hissait maintenant sur un épaulement rocheux en soulevant la poupe du canoë.
« Ça va ? » lui cria-t-elle et Robin parvint à lui faire signe que oui. En levant les yeux elle vit Gaby et Psaltérion.
Après une inspection et une conférence à tue-tête, on décida que le canoë pourrait terminer la descente des rapides, ce qui était une chance sinon les autres se seraient retrouvés dangereusement surchargés avec deux Titanides et deux humains. Robin embarquerait avec Gaby tandis que Hautbois se chargerait de piloter avec précaution l’embarcation désemparée. Robin ne discuta pas mais c’est avec un sentiment d’échec qu’elle monta à bord du bateau de Gaby.
« C’est irréparable », leur annonça Hautbois après avoir inspecté les membrures brisées du canoë. « Il va nous falloir récupérer la peau en attendant de retrouver une autre plantation d’arbres à canot.
— Robin peut embarquer avec Valiha et moi », proposa Chris.
Robin n’hésita qu’un instant avant d’accepter.
Ils avaient accosté sur un large banc de vase au confluent de l’Ophion et de l’Argos, près du centre de Phébé. Le paysage était sombre hormis de rares arbres fusiformes, argentés et translucides au clair de lune. Phébé était en fait un soupçon plus éclairée que Rhéa. La raison en était la Mer du Crépuscule, partiellement au soleil et formant un meilleur réflecteur que les terres qui s’incurvaient de part et d’autre de Nox. Mais ce gain infime était compensé par l’aspect lugubre du paysage proprement dit : Rhéa au moins était escarpée ; le centre de Phébé n’était qu’un marécage.
Robin détestait cela. Debout dans la vase qui lui recouvrait les chevilles, elle contemplait une région qui devait être le paradis des anguilles et des crapauds mais sûrement de personne autre. Elle avait déjà du mal à se souvenir de l’eau pure et vivifiante des torrents. Elle était trempée et ne voyait aucune chance de sécher dans un avenir proche. Et ça ne l’aidait pas de se dire que peut-être si elle n’avait pas été à l’avant du canoë, l’accident aurait pu ne pas se produire. Elle recommençait à se demander ce qu’elle faisait bien là.
Elle n’était pas la seule à ne pas se plaire : Nasu s’enroulait sans trêve ni repos dans le sac qu’elle avait passé sous son bras. Le voyage n’avait pas été agréable pour le poisson. Elle savait qu’elle aurait dû laisser le démon au Covent – c’était ce qu’elle avait prévu mais au dernier moment elle s’en était sentie incapable. Quand elle relâcha le lien, Nasu passa la tête par l’ouverture et goûta l’air en dardant la langue. L’ayant trouvé au moins aussi froid et humide qu’à l’intérieur du sac et ne trouvant aucun endroit sec pour s’y lover, le reptile battit en retraite sans plus tarder.
Hautbois et Psaltérion s’affairaient à démembrer le canoë endommagé après avoir transféré son contenu dans les trois autres embarcations. Robin aperçut les autres à quelque distance : ils se tenaient sur ce qui pouvait passer à Phébé pour une éminence, à savoir que leurs pieds étaient à quelques centimètres au-dessus du niveau des eaux. Cirocco était assise sur un rocher face au câble central de Phébé qui les dominait, menaçant, mais le reste de la compagnie regardait vers le nord. Robin ne voyait pas ce qui pouvait valoir le coup d’œil, néanmoins elle pataugea dans la boue pour les rejoindre.
« Qu’y a-t-il de si intéressant ?
— Je l’ignore encore, répondit Chris. J’attends que Cornemuse s’explique. »
Cornemuse piétinait avec impatience.
« J’aurais peut-être mieux fait de ne pas en parler.
— Ça, c’est sûr », renchérit Valiha en lui jetant un œil furieux. Mais Cornemuse poursuivit sans se démonter.
« Eh bien, vous êtes ici pour trouver le moyen de prouver à Gaïa votre héroïsme. Je pensais simplement vous indiquer les occasions de le faire. À vous de prendre ou de laisser.
— Je laisse, dit Robin. » Elle regarda Chris : « Tu n’es pas sérieux, non ?
— Je ne sais pas vraiment, admit Chris. Je suis venu parce que Gaby disait que cela valait mieux que rester à attendre que l’occasion se présente ; et cela m’a paru sensé. Je n’ai franchement jamais décidé si je refusais les règles de Gaïa. Je suis ici, c’est donc que je ne les ai pas entièrement rejetées. Mais je dois reconnaître ne pas avoir beaucoup songé à partir de mon côté.
— Et tu ne devrais pas y songer, dit Valiha.
— Pourtant, il fallait que je sache ce qui se trouve là-bas. »
Robin renifla mais elle devait admettre qu’elle était curieuse de savoir.
« Cette montagne », expliqua Cornemuse. Robin vit une masse conique et noire. « Presque contre le rempart nord, poursuivit-il. C’est une zone maléfique, de l’avis général ; presque déserte. Je n’y suis jamais allé moi-même. Mais tout le monde sait que c’est le domaine de Kong.
— Qui est Kong ? demanda Chris.
— Un singe géant, répondit Gaby qui venait de les rejoindre. Et après ? Allons, les gars, en route. Les canoës sont parés.
— Juste une minute, intervint Chris. J’aimerais en savoir plus.
— Savoir quoi ? Il trône là-haut…» Elle parut avoir des soupçons. « Dis donc, tu ne songeais pas à… bon, d’accord. Viens par ici, Chris, que je t’éclaire au sujet de Kong. » Elle l’éloigna de quelques mètres, sans quitter des yeux Cirocco. Robin suivit mais pas les Titanides. Lorsque Gaby parla, ce fut à voix basse.
« Rocky n’aime pas entendre parler de Kong, dit-elle avec une grimace. Je peux difficilement le lui reprocher. Kong est un spécimen unique, âgé de près d’un siècle. Il fait partie de la même catégorie que ces dragons dont Gaïa t’a parlé ; tous différents, sans espoir de descendance. Ils surgissent de terre après que Gaïa les a créés, vivent aussi longtemps qu’ils ont été programmés pour le faire – en général un bon bout de temps – et meurent. Kong a été inspiré par un film qu’a vu Gaïa, tout comme le ver de sable géant de Mnémosyne. On trouve ici plusieurs choses de ce genre. Bien entendu elles deviennent l’objet d’une quête pour les pèlerins. Je ne veux pas songer au nombre de gens qui se sont fait massacrer par Kong. Faute d’un canon de la taille d’un arbre ou d’un sacré gros paquet de dynamite, il est indestructible. Crois-moi, des tas de gens ont essayé.
— Ce doit être possible. »
Gaby haussa les épaules. « Je suppose que tout est possible, si l’on persiste assez longtemps. Mais je ne crois pas que toi tu en sois capable, en tout cas. Je sais que je ne m’y risquerais pas. Allons, Chris. Il y a des moyens plus faciles pour se suicider.
— Pourquoi Cirocco en a-t-elle peur ? demanda Robin. Ou peut-être n’est-ce pas le terme qui convient…
— Peur est précisément le mot qui convient, dit Gaby presque dans un murmure. Kong dévore tout ce qui bouge. La Sorcière est l’unique exception. Gaïa l’a conçu avec un tropisme : il est capable de la sentir à cent kilomètres et son odeur est la seule chose qui le fait sortir de sa montagne. Je ne pense pas qu’on puisse appeler ça de l’amour, disons que c’est un penchant irrésistible. Il la suivra jusqu’aux limites de la zone crépusculaire. Quoi qu’on puisse penser de Gaïa, il faut reconnaître qu’elle laisse toujours une porte de sortie, ainsi a-t-elle gratifié Kong d’une aversion pour la lumière, tout comme les vers de sable détestent le froid qui règne de part et d’autre de Mnémosyne. Il ne pourrait pas la suivre à l’intérieur de Téthys ou de Crios.
« Mais si le vent soufflait du sud nous ne serions pas à Phébé à l’heure actuelle. Rocky traverse par le rempart sud chaque fois qu’elle le peut – quand elle est contrainte de passer par Phébé – parce que dès que Kong l’a flairée il rapplique au pas de course. Si jamais il l’attrape, il la ramène dans sa montagne. Il l’a capturée une fois, il y a une cinquantaine d’années. Il s’est écoulé six mois avant qu’elle parvienne à s’échapper.
— Qu’a-t-il fait ? demanda Robin.
— Elle ne veut pas en parler. » Gaby eut un haussement de sourcils, les dévisagea l’un après l’autre puis fit demi-tour et s’éloigna.
Robin se retourna pour contempler la montagne puis elle vit que Chris la contemplait également.
« Tu n’es pas…
— Que vous a-t-elle raconté ? »
Robin sursauta : elle se demanda comment la Sorcière avait pu s’approcher aussi silencieusement.
« Rien.
— Allez, j’en ai entendu une partie avant qu’elle ait eu l’habileté de vous prendre à part. Vous n’avez pas cru tout ce qu’elle vous a raconté, pas vrai ? »
Robin y repensa et s’aperçut avec quelque contrariété qu’elle y avait cru.
« Eh bien, ce ne sont pas que des mensonges, concéda Cirocco. Kong est bien là-bas et il mesure vingt mètres de haut et il m’a effectivement capturée et retenue prisonnière et je n’en parle jamais parce que ce fut extrêmement déplaisant. Il souille son nid. À l’heure qu’il est, la couche de merde comprimée dans son antre doit atteindre quatre-vingt-dix mètres d’épaisseur. Il aime bien sortir ses prisonniers et les contempler de temps à autre mais pour les allusions graveleuses, vous repasserez : il n’est même pas équipé ; il est neutre.
« Il a incontestablement un odorat formidable, c’est vrai, mais cette histoire de ne sentir que moi est de la foutaise. Il est attiré par toutes les femelles humaines. Il flaire le sang menstruel. »
Robin se sentit inquiète pour la première fois. Pourquoi avaient-ils donc choisi ce moment précis pour traverser Phébé ?
« Ne t’inquiète pas, l’apaisa Cirocco. Il a le nez si fin qu’il n’est pratiquement pas un moment où tu seras tranquille. De toute manière, ton odeur est en quelque sorte ta protection : quand il attrape un homme, il le bouffe. Les Titanides l’emplissent de confusion. Il ne se fie guère à ses yeux mais lorsqu’il capture une Titanide, il ne croque que certains morceaux en laissant juste le torse parce que c’est la seule chose d’aspect convenable. Il joue alors avec jusqu’à ce qu’il tombe en morceaux. » Le souvenir lui fit froncer les sourcils et elle détourna les yeux.
« Mais on peut parfaitement le tuer, reprit-elle. J’ai réfléchi à deux ou trois moyens d’y parvenir. Il y a une trentaine d’années, un type, un parfait arriviste, est parvenu à le capturer. Je suppose qu’il comptait le ramener vivant quoique j’ignore par quel moyen, car Kong s’est libéré et l’a dévoré. En tout cas, le mec l’avait ligoté et il aurait fort bien pu le tuer.
« Mais personne ne va sur sa montagne pour le descendre parce qu’il existe un moyen relativement plus facile et qui conduit au même résultat lorsqu’on est un pèlerin : c’est d’aller à la rescousse de l’une de ses captives. Si tu es une femme, tu n’as même pas à risquer ta vie, puisqu’il ne tue jamais les femmes. Ce n’est pas que je recommande de tomber entre ses pattes ; il existe des façons plus agréables de passer le temps. Toujours est-il qu’il a toujours quelqu’un là-haut. Je sais de source sûre qu’il détient une femme au moins depuis six mois maintenant et peut-être même plusieurs. »
Elle s’éloigna puis se ravisa et revint vers eux.
« Une chose que Gaby a omis de vous raconter, c’est comment je m’en suis sortie. Si vous pensez qu’il s’agissait simplement de mettre à profit ma connaissance de Gaïa ou de tromper la surveillance de ce vieux salaud, vous vous trompez. J’y serais peut-être encore si je n’avais dû compter que sur moi-même. En vérité, c’est Gaby qui m’a tirée de là en y risquant sa propre liberté et si je n’en parle jamais c’est que franchement ça ne colle pas très bien avec l’image que je me fais de moi-même. Kong est une espèce de gros monstre bourru mais il n’y a pas de quoi en rire et Gaby a joué son rôle de chevalier à l’armure étincelante aussi bien que quiconque tandis que j’ai peur d’avoir fait une bien piètre demoiselle en détresse. Il ne me restait plus beaucoup d’amour-propre une fois qu’elle m’eut sorti de ce mauvais pas. » Elle hocha lentement la tête. « Et je ne pouvais même pas lui offrir la récompense traditionnelle. » Elle s’éloigna à grands pas.
Robin jeta un dernier coup d’œil vers la montagne puis se retourna vers Chris ; elle lut dans son regard une trace de soupçon et se rappela ce qu’elle avait été sur le point de lui dire lorsque Cirocco les avait interrompus.
« Non », dit-elle avec fermeté en lui prenant le bras pour le tirer vers les bateaux. « C’est ce que Gaïa voudrait te voir faire : lui offrir un bon spectacle et qu’importe pour elle si tu n’y survis pas. »
Chris soupira mais ne lui résista pas.
« Tu dois avoir une bien triste opinion de mes capacités à me débrouiller seul. »
Cette remarque la surprit et elle scruta son visage.
« Est-ce vraiment ce que tu penses ? Écoute, je comprends ton besoin de t’affirmer. Je l’éprouve probablement encore plus intensément que toi, après tout. Mais l’honneur personnel ne peut être placé au service d’un but malfaisant. Il doit avoir une signification.
— Il aurait une signification pour la bonne femme, là-haut. Je parie qu’elle ne voit pas du tout ça comme un jeu.
— Ce n’est pas ton affaire. C’est une étrangère.
— Je m’étonne de t’entendre parler ainsi d’une sœur. »
Robin elle-même avait été quelque peu surprise de s’entendre parler ainsi et, mal à l’aise, se chercha une raison. Quand elle l’eut trouvée, elle n’était pas ravie mais y fit face néanmoins. À vrai dire, c’était en partie parce qu’elle détestait l’idée même de voir quelqu’un chercher à impressionner cette déesse vaseuse, Gaïa. Quant à l’autre partie…
« Je n’ai pas envie qu’il t’arrive du mal. Tu es mon ami. »