29. Parmi les dunes

Les nuages arrivèrent alors que les Titanides se reposaient après leur longue course à travers les dunes séparant Triana des contreforts des Euphoniques. Cirocco jeta un œil à Cornemuse qui consulta sa montre.

« Quatre-vingt-sept revs, deux décirevs, lui annonça-t-il.

— À l’heure pile. »

Chris mit un moment à comprendre.

« Tu veux dire que…»

Cirocco haussa les épaules. « Je n’ai pas fabriqué les nuages. Mais c’est moi qui les ai demandés. J’ai appelé pendant que nous étions encore dans le canyon. Gaïa m’a dit qu’elle pourrait me fournir un temps couvert mais n’irait pas jusqu’à faire pleuvoir. On ne peut pas tout avoir.

— Je ne comprends pas pourquoi tu voulais des nuages. Ni comment on pouvait les demander comme de rien, ajouta-t-il pour lui-même.

— C’est parce que je ne t’ai pas encore parlé des esprits-de-sable. Cornemuse et les autres, vous êtes prêtes à repartir ? » Quand la Titanide eut opiné, Cirocco se leva en brossant le sable de ses jambes. « Alors, montons, je t’expliquerai en cours de route. »


* * *

« Les esprits-de-sable sont des créatures à chimie de silicone. Nous les appelons ainsi parce qu’elles vivent sous le sable et sont translucides. Elles seraient foutrement difficiles à chasser si elles vivaient dans une région obscure mais dans Téthys on les voit assez bien.

« Leur nom scientifique est quelque chose comme Hydrophobicus Gaeani. Je me trompe peut-être sur la désinence.

Mais cela les décrit assez bien : ils sont intelligents et ont les charmantes dispositions d’un chien enragé. J’ai eu deux fois l’occasion de leur parler, en des circonstances particulièrement spéciales. Ils sont tellement xénophobes que le mot fanatisme est tristement inadéquat ; ce sont des racistes à la puissance dix. Pour eux n’existent que la race des Esprits et Gaïa. Tout le reste, c’est de la nourriture ou des ennemis. Ils n’hésiteront à finir de vous massacrer que s’ils ne sont pas sûrs de qui vous êtes mais il y a plus de chances qu’ils vous tuent d’abord et décident ensuite.

— Ce sont des êtres extrêmement mauvais », confirma Valiha avec solennité.

Les Titanides progressaient maintenant à trois de front si bien que Cirocco pouvait fournir ses explications tant à Chris qu’à Robin. Chris n’était pas certain que cette stratégie fût bonne et il ne cessait de consulter le ciel avec nervosité. Les monts Euphoniques étaient plus escarpés que les dunes qu’ils venaient de traverser mais pas suffisamment à son goût. Il se serait senti plus à l’aise s’ils s’étaient trouvés dans un canyon étroit au point de les contraindre à progresser en file indienne. Les collines devant étaient toutefois plus élevées, formant parfois même des sortes de mesas. Bien entendu, plus le terrain était escarpé et plus leur avance était lente et donc plus se prolongeait leur séjour dans la région des esprits-de-sable.

D’un autre côté, il craignait encore plus les bombourdons. Peut-être que lorsqu’il verrait les esprits il changerait d’avis.

« Ils vivent sous le sable, expliquait Cirocco. Ils peuvent courir, ou nager, je ne sais, sous le sable et ils le font à la même vitesse que moi je cours sur le sol.

« Leur existence est passablement difficile puisque pour eux l’eau est un poison. Je veux dire que lorsque l’eau entre en contact avec leur corps, elle les tue et il n’en faut pas des masses. Ils mourraient par un jour d’été si l’hygrométrie dépassait de beaucoup quarante pour cent. Les sables de Téthys sont secs comme l’os en bien des endroits à cause de la chaleur du sous-sol qui chasse toute trace d’humidité. La seule exception est dans la zone où l’Ophion court sous le sable. Bien qu’il s’écoule dans un lit rocheux très encaissé, il pollue toutefois encore le sable sur dix kilomètres dans toutes les directions au regard des esprits. Tant et si bien que Téthys est partagée en deux tribus d’esprits totalement séparées. S’ils avaient l’occasion de se rencontrer, il est probable qu’ils se battraient à mort, puisqu’ils se battent tout le temps même dans les zones plus petites délimitées par les eaux de ruissellement aux périodes d’inondation éclair.

— Il pleut donc bien ici ? demanda Robin.

— Pas des masses. Disons une fois l’an, et ce n’est qu’une ondée. Elle aurait depuis longtemps fait disparaître les esprits s’ils n’avaient la possibilité de faire croître une coquille à l’intérieur de laquelle ils hibernent quelques jours dès qu’ils la sentent venir. C’est ainsi que j’ai pu parler à l’un d’eux ; je suis venue ici durant un orage, j’en ai déterré un et l’ai enfermé dans une cage.

— Toujours les bons offices, remarqua Gaby, affectueusement taquine.

— Ben, ça valait le coup d’essayer. Le problème, avec cet itinéraire, c’est qu’à l’heure actuelle les montagnes sont particulièrement sèches. Et justement, la route circulaire suit de près le sillage de l’Ophion sous le désert.

— Ce n’est pas par accident, tu peux me croire, intervint Gaby. J’ai pensé que c’était aussi logique que de rester en remblai pour traverser un marécage.

— Oui, c’est vrai. Le fait est que nous pourrions tomber sur quelques esprits là-haut. J’espère que la couverture nuageuse les empêchera de sortir mais j’ignore combien de temps elle se maintiendra. La bonne nouvelle est qu’ils forment rarement des groupes de plus d’une douzaine et je pense que nous avons assez de bras pour contrer une attaque.

— J’aurais dû troquer mon arme contre un pistolet à eau, remarqua Robin.

— Était-ce une plaisanterie ? » demanda Hautbois en puisant dans sa sacoche gauche. Elle en sortit deux objets : une grande fronde et un tube court équipé d’une poignée avec une détente et terminé par un orifice grand comme un trou d’épingle. Robin le prit, pressa la détente et fit jaillir un mince jet d’eau qui décrivit une arabesque de dix mètres avant de toucher le sable. Elle parut ravie.

« Fais comme si c’était un lance-flammes, lui conseilla Cirocco. La précision est inutile. Tu tires dans la direction approximative de la cible en arrosant largement. Même un coup manqué les blessera et si l’on tire suffisamment la vapeur d’eau saturera l’air et les chassera dans leur trou. Et maintenant cesse de tirer », ajouta-t-elle en hâte alors que Robin essayait à nouveau. « La mauvaise nouvelle, c’est qu’il n’y a plus de sources à Téthys et que toute l’eau que nous utiliserons pour nous battre sera de l’eau que nous n’aurons plus à boire ensuite.

— Pardon. À quoi sert la fronde ? » Elle la contemplait avec envie et Chris voyait bien qu’elle brûlait d’envie de l’essayer également.

« Arme à longue portée. Pour balancer des poches à eau. Tu les mets dans la coupelle, tu tires en arrière et hop ! » Cirocco tenait un objet de la taille d’un œuf de Titanide. Elle le lança à Chris. Lorsqu’il le pressa doucement, un filet d’eau s’écoula dans sa main.

Valiha fouillait elle aussi dans ses fontes. Elle en sortit une fronde et une canne courte qu’elle mit dans sa poche puis un autre pistolet à eau qu’elle tendit à Chris. Il l’examina avec curiosité, le soupesa, regrettant de ne pouvoir s’exercer avec.

« La fronde exige le coup de main, et je l’ai, expliqua Valiha. Fais ce que te dit la Sorcière, n’essaie pas de viser tes cibles. Contente-toi de tirer. »

En levant les yeux, il vit que Cirocco rigolait.

« On se sent comme un héros ? demanda-t-elle.

— Plutôt comme un petit garçon qui jouerait à l’être.

— Tu changeras d’avis si jamais tu vois un esprit. »

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