4 × 109ap. J.-C.

J’ai traversé quelques mètres de terre battue, à laquelle l’asphalte usé par les intempéries s’accrochait en parcelles rugueuses, et me suis bruyamment laissé glisser au bas d’un talus, avec ma valise rigide remplie de modestes vêtements, de notes manuscrites, de fichiers numériques et de médicaments martiens. Je me suis retrouvé dans un fossé de drainage, baignant jusqu’à mi-cuisse dans une eau verte comme des feuilles de papaye et chaude comme la nuit tropicale. Une eau dans laquelle se reflétait la lune balafrée et qui empestait le purin.

J’ai dissimulé mes bagages dans un endroit sec à mi-hauteur avant de me hisser encore plus haut, où je me suis allongé de manière à rester caché tout en pouvant voir la route, la clinique d’Ibu Ina et l’automobile noire garée devant.

Ses occupants avaient fracturé la porte de derrière. Ils allumaient les lumières au fur et à mesure de leur progression dans le parallélépipède de béton, transformant en carrés jaunes les fenêtres aux stores baissés, mais je n’avais aucun moyen de savoir ce qu’ils faisaient. J’ai supposé qu’ils fouillaient les lieux. J’ai essayé d’estimer combien de temps ils passaient à l’intérieur, mais je semblais avoir perdu toute capacité à estimer l’écoulement du temps, voire à interpréter le cadran de ma montre, sur laquelle les chiffres luisaient comme des lucioles agitées, refusant de rester tranquilles assez longtemps pour me permettre de les lire.

L’un des hommes est ressorti par-devant, s’est installé au volant et a lancé le moteur. Quelques secondes plus tard, l’autre est venu prendre place sur le siège passager. Lorsqu’elle a tourné sur la route, l’automobile couleur de minuit est passée tout près de moi en balayant de ses phares le bas-côté. Je me suis baissé et n’ai plus bougé jusqu’à ce que le bruit du moteur s’évanouisse.

J’ai ensuite réfléchi à mon action suivante. C’était difficile, car je me sentais fatigué… soudain extrêmement fatigué et trop faible pour me lever. Je voulais revenir dans la clinique trouver un téléphone pour mettre Ibu Ina en garde contre ces types en voiture. Mais peut-être Eng s’en chargerait-il. Je l’espérais. Parce que je n’arriverais pas à la clinique. Quand je voulais bouger les jambes, elles se contentaient de trembler. C’était davantage que de la fatigue. Cela ressemblait à de la paralysie.

Lorsque j’ai relevé les yeux vers la clinique, de la fumée s’échappait en spirale par l’exutoire du toit et une lumière jaune vacillait derrière les stores. Un incendie.

Les types venus en voiture avaient mis le feu à la clinique d’Ibu Ina et je ne pouvais rien faire, à part fermer les yeux en espérant qu’on me retrouve avant que je meure.


Des pleurs et la puanteur de la fumée m’ont réveillé.

Le jour n’était toujours pas tout à fait levé. Je me suis néanmoins aperçu que je pouvais bouger, au moins un peu, au prix d’efforts et de douleurs considérables, et que je semblais avoir retrouvé une certaine lucidité. Centimètre par centimètre, je me suis donc hissé hors du fossé.

L’espace entre la clinique et moi était bondé de gens et de voitures, dont phares et torches électriques traçaient dans le ciel de convulsifs arcs de cercle. Il ne restait de la clinique que des ruines fumantes. Les murs de béton tenaient encore, mais le toit s’était effondré et l’incendie avait éviscéré le bâtiment. J’ai réussi à me lever. Je me suis dirigé vers les pleurs.

Ils provenaient d’Ibu Ina, assise les bras autour des genoux sur une île d’asphalte entourée de femmes qui m’ont regardé approcher d’un œil noir et suspicieux. Mais en me voyant, Ibu Ina a bondi sur ses pieds et s’est essuyé les yeux sur sa manche. « Tyler Dupree ! » Elle s’est précipitée vers moi. « Je vous croyais brûlé vif ! Brûlé avec tout le reste ! »

Elle m’a attrapé, serré dans ses bras, soutenu… j’avais à nouveau les jambes en coton. « La clinique, ai-je réussi à dire. Tout votre travail. Ina, je suis vraiment désolé…

— Allons, allons. La clinique n’est qu’un bâtiment. Tout l’équipement médical peut être remplacé. Vous, en revanche, vous êtes unique. Eng a raconté à tout le monde que vous l’avez renvoyé à l’arrivée des incendiaires. Vous lui avez sauvé la vie, Tyler ! » Elle a reculé d’un pas. « Tyler ? Ça va ? »

Ça n’allait pas. J’ai regardé le ciel par-dessus l’épaule d’Ina. L’aube arrivait. Le vieux soleil se levait. Le mont Merapi se découpait sur le ciel d’un bleu indigo. « Juste un coup de fatigue », ai-je répondu avant de fermer les yeux. J’ai senti mes jambes se dérober et entendu Ina appeler à l’aide, puis j’ai encore dormi… pendant des jours, m’a-t-on assuré ensuite.

Pour des raisons évidentes, je ne pouvais rester dans le village.

Ina voulait me soigner jusqu’à la dernière des crises inhérentes au traitement, et elle estimait que le village me devait protection. Après tout, j’avais sauvé la vie d’Eng (du moins selon elle), son petit-neveu mais aussi un parent plus ou moins éloigné d’à peu près tous les villageois. J’étais un héros. Mais j’avais aussi tendance à attirer l’attention de personnes malveillantes, et sans le plaidoyer d’Ina, je pense que le kepala desa m’aurait mis dans le premier bus pour Padang, en m’envoyant au diable par la même occasion. On m’a donc installé, avec mes bagages, dans une maison inhabitée du village (ses propriétaires étant partis rantau quelques mois plus tôt) le temps de prendre d’autres dispositions.

Les Minangkabau du Sumatra occidental savaient se dérober à l’oppression. Ils avaient survécu à l’arrivée de l’islam au seizième siècle, à la guerre des Padris, au colonialisme hollandais, au Nouvel Ordre de Suharto, à la restauration Negari ainsi que, après le Spin, au Nouveau Reformasi et à sa police nationale composée de voyous. Ina m’avait raconté certaines de ces histoires, à la clinique puis dans la minuscule pièce de cette maison en bois où je restais allongé sous les énormes et lentes pales d’un ventilateur électrique. Les Minang, m’a-t-elle dit, tiraient leur force de leur flexibilité et de la compréhension profonde que le reste du monde n’était pas et ne serait jamais comme chez eux. (Elle m’a cité un proverbe minang : « À champ différent, sauterelles différentes ; à étang différent, différents poissons. ») La tradition du rantau, l’émigration – celle des jeunes hommes partant dans le monde pour en revenir plus riches ou plus sages – avait raffiné son peuple. Des antennes aérostat hérissaient les toits en corne de buffle des maisons en bois toutes simples, et d’après Ina, la majorité des familles du village recevaient régulièrement du courrier postal ou électronique de parents en Australie, en Europe, au Canada ou aux États-Unis.

Rien de surprenant, par conséquent, qu’on trouve des employés minangkabau à tous les niveaux des docks de Padang. L’ex-mari d’Ina, Jala, n’était qu’un des nombreux gérants d’une affaire d’import/export à organiser des expéditions rantau jusqu’à l’Arc et au-delà. Ce n’était pas une coïncidence si les recherches de Diane l’avaient conduite à Jala puis à Ibu Ina et à ce village dans les hauteurs. « Jala est un opportuniste parfois mesquin, mais il n’est pas dénué de scrupules, m’a affirmé Ina. Diane a eu de la chance de le trouver, ou alors elle ne manque pas de psychologie, je penche d’ailleurs plutôt pour la seconde hypothèse. Toujours est-il que Jala ne porte pas le Nouveau Reformasi dans son cœur, par bonheur pour tous les intéressés. »

(Elle avait divorcé, m’a-t-elle dit, parce que Jala avait pris la mauvaise habitude de coucher en ville avec des femmes de mauvaise réputation. Il dépensait trop d’argent pour elles et était revenu à deux reprises avec des maladies vénériennes curables mais inquiétantes. C’était un mauvais mari, a dit Ina, mais pas vraiment un mauvais homme. Il ne livrerait Diane aux autorités que si elles le capturaient et le torturaient… et il était bien trop intelligent pour se laisser capturer.)

« Les hommes qui ont mis le feu à votre clinique…

— … ont dû suivre Diane jusqu’à votre hôtel à Padang et interroger ensuite le chauffeur du taxi qui vous a conduits ici.

— Mais pourquoi brûler le bâtiment ?

— Je n’en sais rien, mais je pense qu’ils essayaient de vous faire peur pour vous attirer à découvert.

Tout en lançant un avertissement aux personnes susceptibles de vous venir en aide.

— S’ils ont trouvé la clinique, ils vont connaître votre nom.

— Mais ils ne débarqueront pas comme ça dans le village pistolet au poing. La situation ne s’est pas encore détériorée à ce point. Je m’attends à ce qu’ils surveillent les quais en espérant un acte stupide de notre part.

— Mais tout de même, si votre nom figure sur une liste, quand vous essaierez d’ouvrir une autre clinique…

— Je n’en ai jamais eu l’intention.

— Ah bon ?

— Non. Vous m’avez convaincue qu’il pourrait être bénéfique à un médecin d’entreprendre le rantau gadang. Si la concurrence ne vous gêne pas.

— Je ne comprends pas.

— Je veux dire qu’il existe une solution simple à tous nos problèmes, une solution que j’envisage depuis longtemps. Le village tout entier y a songé, d’une manière ou d’une autre. Beaucoup sont déjà partis. Nous ne sommes pas une grande ville florissante comme Belubus ou Batusangkar. La terre n’est pas particulièrement riche, ici, et nous perdons chaque année des habitants, partis en ville, dans d’autres clans d’autres villes ou en rantau gadang. Pourquoi pas ? Il y a de la place dans le nouveau monde.

— Vous voulez émigrer ?

— Moi, Jala, ma sœur, sa sœur, mes neveux et cousins… On est plus de trente, en tout. Jala a plusieurs enfants illégitimes qui se feraient un plaisir de reprendre le contrôle de son affaire une fois leur père de l’autre côté. Alors, vous voyez ? » Elle a souri. « Inutile de vous montrer reconnaissant. Nous ne sommes pas vos bienfaiteurs. Juste des compagnons de route. »

Je lui avais demandé à plusieurs reprises si Diane était en sécurité. Autant qu’il était possible à Jala, avait répondu Ina. Il l’avait installée au-dessus d’un poste de douane, dans un espace qui lui fournirait un confort relatif et une cachette sûre le temps de procéder aux derniers arrangements. « Le plus délicat sera de vous conduire au port sans se faire repérer. Comme elle soupçonne votre présence dans les hauteurs, la police s’intéressera à tous les étrangers sur les routes, et surtout aux étrangers malades, puisque le chauffeur qui vous a conduit à la clinique a dû leur dire que vous ne vous portiez pas bien.

— C’est terminé, maintenant », ai-je dit.

La dernière crise avait commencé devant la clinique en flammes pour s’achever pendant ma perte de conscience. Selon Ibu Ina, cela avait été un passage pénible et après mon transport dans cette petite pièce de la maison vide, j’avais gémi au point que les voisins s’étaient plaints. Elle avait même eu besoin de son cousin Adek pour me maintenir pendant mes pires convulsions : n’avais-je pas remarqué ces vilains bleus sur mes bras et mes jambes ? Je ne me rappelais rien. Je savais juste que je reprenais des forces jour après jour, que ma température restait normale et que j’arrivais à marcher sans trembler.

« Et les autres effets du produit ? a demandé Ina. Vous sentez-vous différent ? »

Question intéressante. J’ai répondu franchement : « Je n’en sais rien. Pas encore, du moins.

— Eh bien, pour le moment, cela n’a pas vraiment d’importance. Comme je disais, le plus dur sera de vous faire regagner Padang. Par bonheur, je crois qu’on va pouvoir arranger cela.

— On part quand ?

— Dans trois ou quatre jours, a répondu Ina. D’ici là, reposez-vous. »


Ina a été très occupée pendant la majeure partie de ces trois jours. Je l’ai à peine vue. Durant ces journées chaudes et ensoleillées, au cours desquelles des brises traversaient toutefois la maison de bois en bourrasques apaisantes, j’ai tué le temps en effectuant de prudents exercices physiques, en écrivant et en lisant : j’avais découvert, sur une étagère en rotin de la chambre, des livres de poche en anglais, dont une biographie populaire de Jason Lawton appelée Vivre pour les étoiles. (J’y ai trouvé mon nom dans l’index : Dupree, Tyler, suivi de cinq renvois. Mais je n’ai pu me résoudre à lire le livre. Les romans cornés de Somerset Maugham me tentaient davantage.)

Eng passait à intervalles réguliers s’assurer que j’allais bien ou m’apporter sandwiches et bouteilles d’eau sortis du warung de son oncle. Il se comportait avec moi en propriétaire et tenait à s’enquérir de ma santé. Il s’est dit « fier de faire rantau » avec moi.

« Toi aussi, Eng ? Tu vas dans le nouveau monde ? »

Il a hoché la tête avec emphase. « Avec mon père, ma mère, mon oncle » et une douzaine d’autres membres de sa famille pour lesquels il s’est servi de termes de parenté minang. Ses yeux luisaient. « Peut-être que vous m’apprendrez la médecine, là-bas. »

J’y serais peut-être obligé. Traverser l’Arc exclurait à peu près toute éducation traditionnelle. Ce qui ne serait peut-être pas pour le mieux en ce qui concernait Eng, et je me suis demandé si ses parents avaient bien réfléchi avant de prendre leur décision.

Mais cela ne me regardait pas, et de toute évidence, le voyage enthousiasmait Eng, qui contrôlait difficilement sa voix lorsqu’il en parlait. J’ai savouré son expression ouverte et impatiente. Eng appartenait à une génération capable d’envisager l’avenir avec plus d’espoir que de crainte. Dans ma propre génération d’excentriques, personne n’avait jamais souri ainsi à l’avenir. C’était un regard bon, profondément humain, qui me rendait à la fois heureux et triste.

La veille du jour prévu pour le départ, Ina est revenue avec le dîner et un plan.

« Le beau-frère du fils de mon cousin est ambulancier dans un hôpital de Batusangkar, m’a-t-elle affirmé. Il peut emprunter une ambulance pour vous conduire à Padang. On aura au moins deux voitures devant nous, avec des téléphones portables, ce qui devrait nous permettre d’être avertis des barrages routiers.

— Je n’ai pas besoin d’ambulance, ai-je répliqué.

— Elle servira de déguisement. Vous caché à l’arrière, moi dans mon accoutrement de médecin et un villageois – Eng supplie qu’on le choisisse – dans le rôle du malade. Vous comprenez ? Si la police regarde à l’arrière de l’ambulance, elle n’y verra qu’un médecin, moi-même, s’occupant d’un enfant malade. Et quand je dirai “SDCV”, elle aura moins envie de pousser son inspection. Voilà comment on leur fera passer sous le nez un docteur américain ridiculement grand.

— Vous pensez que cela marchera ?

— Je pense qu’il y a de très bonnes chances, oui.

— Mais si on vous capture avec moi…

— Si mauvaise que soit la situation, la police ne peut m’arrêter si je n’ai pas commis de crime. Transporter un Occidental n’en est pas un.

— Mais peut-être que transporter un criminel…

— Êtes-vous un criminel, Pak Tyler ?

— Tout dépend de la manière dont on interprète certaines lois du Congrès.

— Je choisis de ne pas les interpréter du tout. Ne vous inquiétez pas. Vous ai-je dit qu’on avait retardé le voyage d’un jour ?

— Pour quelle raison ?

— Un mariage. Bien entendu, les mariages ne sont plus ce qu’ils étaient. L’adat mariage s’est terriblement érodé depuis le Spin. Comme tout le reste, depuis que l’argent, les routes et les fast-foods sont arrivés dans les hauteurs. Je ne pense pas que l’argent soit mauvais, mais il peut se révéler terriblement corrosif. Les jeunes sont pressés, de nos jours. Enfin, nous n’avons tout de même pas de mariages en dix minutes comme à Las Vegas… Cela existe toujours, dans votre pays ? »

J’ai reconnu que oui.

« Eh bien, nous finirons bien par y arriver aussi. Minang hilang, tinggal kerbau. Au moins, il y aura toujours un palaminan, beaucoup de riz gluant et de la musique saluang. Êtes-vous assez remis pour y assister ? Au moins pour la musique ?

— J’en serais honoré.

— Donc, demain soir nous chantons, et le lendemain matin, nous défions le Congrès américain. Le mariage joue aussi en notre faveur. Beaucoup de déplacements et de véhicules sur la route : notre petit groupe rantau se dirigeant vers Teluk Bayur n’aura pas l’air suspect. »

J’ai dormi tard et me suis réveillé en me sentant mieux que je ne m’étais senti depuis longtemps : plus fort, plus subtilement vigilant. La brise matinale, chaude et riche d’arômes de cuisine, les plaintes des coqs, les coups de marteau venant du centre du village, où on érigeait une estrade en plein air. J’ai passé la journée à la fenêtre, à lire ou observer la procession publique des jeunes mariés vers la maison de l’époux. Le village d’Ina était assez petit pour que le mariage le paralyse. Même les warungs locaux avaient fermé pour la journée, mais on avait toutefois laissé du personnel dans les franchises fréquentées par les touristes sur la route principale. En fin d’après-midi, l’odeur de poulet au curry et de lait de noix de coco emplissait l’atmosphère, et Eng est passé en coup de vent m’apporter un repas.

Ibu Ina, en robe brodée et fichu de soie, est apparue à ma porte peu après la tombée de la nuit. « C’est fini, le mariage en lui-même, je veux dire. Il ne reste plus que les chants et les danses. Vous voulez toujours venir, Tyler ? »

J’ai revêtu mes meilleurs habits, un pantalon de coton blanc et une chemise blanche. Cela me rendait nerveux de me montrer en public, mais Ina m’a assuré qu’il n’y avait pas d’inconnus parmi les invités et que j’y serais le bienvenu.

Malgré tout, je me sentais affreusement voyant tandis qu’Ina et moi descendions la rue en direction de l’estrade et de la musique, moins à cause de ma grande taille que de ma trop longue réclusion. Quitter la maison revenait à sortir de l’eau : je me retrouvais soudain sans rien de substantiel autour de moi. Ina m’a changé les idées en me parlant du jeune couple. Le marié, apprenti pharmacien à Belubus, était un de ses jeunes cousins. (Ina appelait « cousin » tout membre de sa famille autre que ses frères, sœurs, oncles et tantes : le système de parenté minang se servait de mots précis dépourvus d’équivalents simples en anglais.) La mariée vivait dans la région où elle jouissait d’une réputation pas tout à fait honorable. Tous deux partiraient rantau après le mariage. Le nouveau monde les attirait.

La musique a commencé au crépuscule et ne se tairait, selon Ina, qu’au matin. D’énormes haut-parleurs montés sur poteaux la diffusaient dans tout le village, mais elle provenait de l’estrade surélevée et du groupe qui s’y tenait assis sur des nattes de roseau, deux chanteuses accompagnées à l’instrument par deux hommes. Les chansons, a expliqué Ina, parlaient d’amour, de mariage, de déception, de destin, de sexe. Beaucoup de sexe, en métaphores qui auraient plu à Chaucer. Nous avons pris place sur un banc à la périphérie de la fête. Je me suis attiré plusieurs regards appuyés parmi la foule, dont une partie au moins avait dû entendre parler de la clinique brûlée et du fugitif américain, mais Ina prenait soin que je ne devienne pas une distraction. Elle me gardait pour elle, même si elle souriait avec indulgence aux jeunes assiégeant l’estrade. « J’ai passé l’âge de me plaindre. Mon champ n’a plus besoin qu’on le laboure, comme dit la chanson. Toute cette agitation. Mon Dieu. »

Les jeunes mariés en parures brodées occupaient des faux trônes près de la plate-forme. J’ai pensé que le mari, avec sa fine moustache, avait l’air louche, mais non, a insisté Ina, c’était la fille, si innocente dans son costume de brocart bleu et blanc, qu’il fallait garder à l’œil. Nous avons bu du lait de coco. Nous avons souri. Aux abords de minuit, nombre des femmes du village se sont éclipsées, nous laissant avec une foule d’hommes, les jeunes riant autour de l’estrade, les plus âgés jouant avec beaucoup de sérieux aux cartes sur une table, le visage aussi inexpressif que du vieux cuir.

J’avais montré à Ina les pages dans lesquelles j’avais relaté ma première rencontre avec Wun Ngo Wen. « Mais votre récit ne peut être totalement exact, a-t-elle dit durant une accalmie de la musique. Vous sembliez bien trop calme.

— Je ne l’étais pas du tout. J’essayais juste de ne pas me rendre ridicule.

— Après tout, on vous présentait à un homme de Mars…» Elle a levé les yeux vers le ciel, vers les étoiles post-Spin dans leurs fragiles et éparses constellations peu visibles dans la lumière du mariage. « À quoi vous attendiez-vous donc ?

— À quelqu’un de moins humain, j’imagine.

— Ah, mais il est très humain.

— Oui. »

Wun Ngo Wen était devenu une espèce d’idole très respectée dans l’Inde rurale, l’Indonésie et l’Asie du Sud-Est. À Padang, m’a appris Ina, on voyait parfois son portrait dans les maisons, entouré d’un cadre doré comme l’aquarelle d’un saint ou d’un mullah célèbre. « Il y avait, a-t-elle ajouté, quelque chose d’extraordinairement attirant dans son comportement. Une manière de parler familière, même si pour nous, cela passait toujours par un interprète. Et lorsque nous avons vu les photographies de sa planète… tous ces champs cultivés… cela avait tellement l’air plus rural qu’urbain. Plus oriental qu’occidental. La Terre recevait la visite d’un ambassadeur d’un autre monde, et cet ambassadeur était l’un des nôtres ! Du moins en apparence. On aimait bien aussi sa manière de fustiger les Américains.

— Wun n’a jamais voulu réprimander qui que ce soit.

— La légende dépasse sans doute la réalité. N’aviez-vous pas des milliers de questions à lui poser, le jour où on vous a présenté à lui ?

— Bien entendu. Mais je me suis dit que depuis son arrivée, il avait déjà dû répondre aux questions les plus évidentes. Et qu’il pouvait en avoir marre.

— Il n’avait pas envie de parler de chez lui ?

— Si, si. Il adorait cela. C’est juste qu’il n’aimait pas qu’on l’interroge.

— Je suis moins bien élevée que vous. Je l’aurais sûrement submergé de questions. Supposez, Tyler, que vous ayez pu lui poser n’importe quelle question, ce premier jour… que lui auriez-vous demandé ? »

Je n’ai eu aucune difficulté à lui répondre : je savais précisément quelle question j’avais gardée pour moi lors de ma première rencontre avec Wun Ngo Wen. « Je l’aurais interrogé sur le Spin. Sur les Hypothétiques. Je lui aurais demandé si son peuple avait appris quoi que ce soit que nous ne sachions pas déjà.

— Avez-vous à un moment ou à un autre abordé ce sujet-là avec lui ?

— Oui.

— Et avait-il des choses à dire ?

— Des tas. »

J’ai jeté un coup d’œil sur l’estrade. Un nouveau groupe de saluang était arrivé. Le sourire aux lèvres, l’un de ses membres jouait du rabab, un instrument à cordes, dont il martelait le ventre avec son archet. Une autre chanson de mariage lubrique.

« J’ai bien peur de vous avoir interrogé, a dit Ina.

— Désolé. Je suis encore un peu fatigué.

— Alors vous devriez rentrer dormir. Ordre de votre médecin. Avec un peu de chance, vous verrez Ibu Diane demain. »

Elle s’est éloignée avec moi des bruyantes festivités. La musique a continué jusqu’aux environs de cinq heures du matin. Cela ne m’a pas empêché de dormir à poings fermés.


Nijon, l’ambulancier, était un homme taciturne et très mince qui portait une tenue blanche à l’insigne du Croissant-Rouge. Il m’a serré la main avec des égards exagérés, me parlant sans quitter Ibu Ina de ses grands yeux. Je lui ai demandé si ce voyage à Padang le rendait nerveux. Ina m’a traduit sa réponse : « Il dit avoir fait des choses plus dangereuses pour des raisons moins convaincantes. Il dit être heureux de rencontrer un ami de Wun Ngo Wen. Il ajoute que nous devrions prendre la route le plus tôt possible. »

Nous sommes donc montés à l’arrière de l’ambulance, où on entreposait en général l’équipement dans un casier métallique servant aussi de banquette le long de la paroi. Nijon l’avait vidé, ce qui nous a permis d’établir que je pouvais m’y fourrer en repliant mes jambes au niveau de la hanche et du genou tout en rentrant la tête dans les épaules. Le casier, qui sentait l’antiseptique et le latex, m’a semblé aussi confortable qu’une caisse à savon, mais c’est là que je me cacherais, en cas de contrôle, Ina s’asseyant alors sur la banquette dans sa blouse de médecin et Eng, allongé sur un brancard, s’efforçant de son mieux de sembler infecté par le SDCV. Dans l’air chaud du matin, ce plan semblait assez ridicule.

Nijon avait calé le couvercle du casier afin de laisser l’air y pénétrer, aussi n’étoufferais-je sans doute pas, mais la perspective de rester enfermé dans ce qui se résumait en substance à une boîte de métal chaude et sombre ne m’enchantait guère. Par chance, une fois établi que j’y rentrais, ce n’était pas nécessaire, du moins pour le moment. La police, m’a dit Ina, ne se montrait que sur la nouvelle grande route entre Bukik Tinggi et Padang, et comme nous voyagions plus ou moins en convoi avec les autres villageois, nous devrions être avertis bien à l’avance de la présence d’un barrage de police. Je me suis donc assis près d’Ina qui installait une perfusion saline (fausse : scellée et sans aiguille) dans la saignée du coude d’Eng. Enthousiasmé par son rôle, le garçon a entrepris de répéter sa toux, une expectoration sèche venue du fond des poumons qui a fait tout aussi théâtralement froncer les sourcils à Ina : « Tu as volé les cigarettes au clou de girofle de ton frère ? »

Eng a rougi et prétendu n’avoir agi que par souci de réalisme.

« Ah oui ? Eh bien, prends bien soin que ce souci de réalisme ne te conduise pas trop vite au cimetière. »

Nijon a claqué les portières arrière, s’est installé au volant et a démarré. Ainsi a commencé notre voyage cahoteux jusqu’à Padang. Ina a dit à Eng de fermer les yeux. « Fais semblant de dormir. Utilise tes talents d’acteur. » Il n’a pas fallu longtemps pour que la respiration du garçon se transforme en petit ronflement.

« Il n’a pas dormi de la nuit, à cause de la musique, m’a expliqué Ina.

— Je suis stupéfait qu’il puisse tout de même dormir maintenant.

— Un des avantages de l’enfance. Ou du Premier Âge, comme l’appellent les Martiens… si je ne me trompe pas. »

J’ai hoché la tête.

« Ils en ont quatre, si j’ai bien compris ? Là où nous en avons trois ? »

Oui, comme Ina ne pouvait manquer de le savoir. De toutes les coutumes des Cinq Républiques de Wun Ngo Wen, c’était celle que le public terrien avait trouvée la plus fascinante.

Les cultures humaines reconnaissent en général deux ou trois étapes dans la vie : l’enfance et l’âge adulte, ou l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Certaines réservent un statut spécial à la vieillesse. Mais la coutume martienne était unique et se basait sur leur maîtrise séculaire de la biochimie et de la génétique. Les Martiens divisaient la vie humaine en quatre épisodes marqués par des événements à médiation biochimique. L’enfance allait de la naissance à la puberté. L’adolescence allait de la puberté à la fin de la croissance physique et au début de l’équilibre métabolique. De cet équilibre au déclin, à la mort ou au changement radical, c’était l’âge adulte.

Et après cet âge venait le facultatif : le Quatrième.

Des siècles plus tôt, les biochimistes martiens avaient conçu un moyen de prolonger la vie en moyenne de soixante à soixante-dix ans. Mais cette découverte avait ses inconvénients. Mars était un écosystème fortement contraint, régi par la pénurie d’eau et d’azote. Les terres cultivées qui semblaient si familières à Ibu Ina provenaient d’opérations de génie biologique subtiles et sophistiquées. La reproduction humaine, régulée depuis des siècles, variait en fonction des estimations de viabilité. Ajouter soixante-dix ans à la durée de vie moyenne revenait à provoquer une crise démographique.

Le traitement de longévité n’avait de surcroît rien de simple ni d’agréable. Il consistait en une reconstruction cellulaire complète. On injectait dans l’organisme un mélange d’entités virales et bactériennes conçues par des méthodes très complexes. Des virus taillés sur mesure effectuaient une espèce de mise à jour systémique, réparant ou révisant les séquences ADN, restaurant les télomères, réinitialisant l’horloge génétique, tandis que des phages bactériens cultivés en laboratoire se débarrassaient des métaux toxiques et dépôts divers tout en réparant les dommages physiques manifestes.

Le système immunitaire s’y opposait. Le traitement, au mieux, équivalait à six semaines de grippe débilitante : fièvre, douleurs articulaires et musculaires, faiblesse. Certains organes étaient pris d’une espèce de frénésie reproductive. Les cellules de la peau mouraient et se voyaient remplacées à toute vitesse, le tissu nerveux se régénérait rapidement de lui-même.

C’était un processus épuisant, douloureux et aux effets secondaires potentiels gênants. La plupart des sujets déclaraient avoir perdu au moins une partie de leur mémoire à long terme. On déplorait quelques cas de démence temporaire et d’amnésie incurable. Le cerveau, restauré et recâblé, devenait un organe subtilement différent. Et son propriétaire un être humain subtilement différent.

« Ils ont conquis la mort.

— Pas tout à fait.

— On pourrait penser qu’avec toute leur sagesse, a dit Ina, ils auraient pu rendre l’expérience moins désagréable. »

Ils auraient certainement pu soulager l’inconfort superficiel du passage au Quatrième Âge. Mais ils avaient choisi de s’en abstenir. La culture martienne avait intégré dans ses mœurs le Quatrième Âge et sa douleur : cette dernière était une des conditions limitatives, un inconfort tutélaire. Tout le monde ne choisissait pas de devenir un Quatrième Âge. Non seulement la transition était difficile, mais on avait inclus des pénalités sociales rigides dans les lois de longévité. Tout citoyen martien avait le droit de subir le traitement sans frais et sans préjudice. Mais on avait interdit aux Quatrièmes Âges de se reproduire : la reproduction était un privilège réservé aux adultes. (Depuis deux siècles, on intégrait dans le mélange de longévité des substances qui provoquaient une stérilisation définitive, quel que soit le sexe.) On ne les autorisait pas non plus à voter aux élections du conseil : personne ne voulait d’une planète gouvernée à leur seul profit par de vénérables anciens. Mais chacune des Cinq Républiques disposait d’une espèce de corps chargé d’examiner les décisions de justice, l’équivalent de la Cour suprême aux États-Unis, élu uniquement par les Quatrièmes Âges. Ceux-ci étaient à la fois plus et moins que les adultes, de même que les adultes étaient à la fois plus et moins que les enfants. Plus puissants, moins espiègles ; plus et moins libres.

Mais je n’ai pas pu déchiffrer, que ce soit pour Ina ou pour moi-même, tous les codes et totems dans lesquels les Martiens avaient incorporé leur technologie médicale. Des anthropologistes s’y étaient essayés des années durant, en se basant sur les documents d’archives de Wun Ngo Wen. Jusqu’à l’interdiction de toute recherche de ce genre.

« Et nous disposons maintenant de la même technologie, a dit Ina.

— Certains d’entre nous en disposent. J’espère qu’elle finira par être à la disposition de tous.

— Je me demande si nous en userons avec sagesse.

— Ce n’est pas impossible. Les Martiens l’ont fait, et ils sont aussi humains que nous.

— Je sais. Je ne doute pas que ce soit possible. Mais qu’en pensez-vous, Tyler… nous en servirons-nous avec sagesse ? »

J’ai regardé Eng. Il dormait toujours. Peut-être rêvait-il : ses yeux s’agitaient sous ses paupières comme des poissons dans l’eau. Ses narines frémissaient quand il respirait et le mouvement de l’ambulance le ballottait d’un côté ou de l’autre.

« Pas sur cette planète », ai-je répondu.


Quinze kilomètres après Bukik Tinggi, Nijon a donné un grand coup sur la paroi nous séparant du siège conducteur. C’était le signal convenu pour un barrage routier. L’ambulance a ralenti. Ina s’est levée précipitamment en s’armant de courage. Elle a plaqué un masque à oxygène jaune néon sur le visage d’Eng – réveillé, le garçon semblait reconsidérer les mérites de l’aventure – et s’est couvert la bouche d’un masque en papier. « Dépêchez-vous », m’a-t-elle chuchoté.

Je me suis donc contorsionné pour m’insérer dans le casier à équipement. Le couvercle s’est rabattu sur les cales qui permettaient le passage d’un filet d’air, insérant quelques millimètres entre l’asphyxie et moi.

L’ambulance s’est immobilisée avant que je sois prêt et ma tête a durement cogné l’extrémité étroite du casier.

« Du calme, maintenant », a dit Ina… à Eng ou à moi, je ne sais pas trop.

J’ai attendu dans l’obscurité.

Les minutes se sont écoulées. J’entendais le murmure distant d’une conversation, impossible à suivre même si j’en avais compris la langue. Deux voix. Nijon et un inconnu. Une voix grêle, gémissante, dure. Une voix de policier.

Ils ont conquis la mort, avait dit Ina.

Non, ai-je pensé.

Le casier se réchauffait vite. La sueur m’inondait le visage, trempait ma chemise, me piquait les yeux. J’entendais le bruit de ma respiration. Le monde entier me semblait l’entendre.

Nijon a répondu au policier par des murmures révérencieux. Ledit policier a aboyé de nouvelles questions.

« Allons, ne bouge pas, arrête de bouger », a murmuré Ina d’un ton pressant. Par nervosité, Eng faisait rebondir ses pieds sur le fin matelas du brancard. Avec trop d’énergie pour un malade du SDCV. J’ai vu quatre ombres à phalanges sur les quelques millimètres de lumière au-dessus de ma tête : l’extrémité des doigts écartés d’Ina.

On ouvrait maintenant les portes arrière de l’ambulance et j’ai senti les gaz d’échappement du moteur diesel ainsi que la fétide végétation de midi. En hissant la tête – doucement, tout doucement –, j’ai vu une petite bande de lumière extérieure et deux ombres, peut-être Nijon et un policier, peut-être juste des arbres et des nuages.

Le policier a posé une question à Ina d’une voix gutturale et monotone, ennuyée et menaçante. Cela m’a mis en colère. J’ai pensé à Ina et à Eng, se recroquevillant ou faisant semblant de se recroqueviller face à cet homme en armes et à ce qu’il représentait. Pour moi. Ibu Ina a répondu dans sa langue natale d’un ton grave mais dépourvu de toute provocation. SDCV, bla-bla-bla SDCV. Elle se servait de son autorité médicale, testant la sensibilité du policier, équilibrant peur contre peur.

L’agent a répliqué d’un ton brusque, exigeant de fouiller l’ambulance ou de voir les papiers d’Ibu Ina. Cette dernière a dit quelque chose de plus énergique ou de plus désespéré. À prononcé de nouveau le mot SDCV.

Je voulais me protéger, mais je voulais surtout protéger Ina et Eng. J’allais me rendre avant qu’il ne leur arrive du mal. Me rendre ou me battre. Me battre ou fuir. Abandonner, si nécessaire, toutes les années que les médicaments martiens avaient rendues à mon corps. Peut-être était-ce le courage des Quatrièmes Âges, ce courage spécial mentionné par Wun Ngo Wen.

Ils ont conquis la mort. Mais non : en tant qu’espèce, terrestre, martienne, durant toutes nos années sur les deux planètes, nous avions seulement conçu des sursis. Rien n’était certain.

Des bruits de pas, de pieds sur du métal. Le policier entreprenait de monter dans l’ambulance. Je l’ai su à bord en sentant le véhicule tanguer sur ses amortisseurs, roulant comme un navire dans une petite houle. Je me suis appuyé sur le couvercle du casier. Ina s’est levée en piaillant des refus.

J’ai inspiré et me suis apprêté à bondir.

Mais il y a eu à ce moment-là du bruit sur la route. Un autre véhicule est passé en vrombissant. D’après le gémissement dopplerisé de son moteur surmené, il roulait très vite… à une vitesse évidente, scandaleuse, qui disait merde à la loi.

Le policier a émis un grognement outragé. Le plancher a bougé à nouveau.

Des bruits de pas, un instant de silence, une porte claquée, puis la voiture du policier (j’imagine) naissant à une vie vengeresse et une furieuse grêle de gravier projetée par des pneus.

Ina a soulevé le couvercle de mon sarcophage.

Je me suis redressé dans la puanteur de ma sueur. « Que s’est-il passé ?

— C’était Aji. Du village. Un cousin à moi. Il a forcé le barrage pour distraire la police. » Elle était pâle mais soulagée. « J’ai peur qu’il conduise comme un ivrogne.

— Il a fait ça pour que la police nous lâche la grappe ?

— Quelle expression pittoresque. Oui. Nous roulons en convoi, vous vous souvenez ? Il y a d’autres voitures, des téléphones portables, il a su ce qui nous arrivait. Il risque une amende ou une réprimande, rien de plus grave. »

J’ai inspiré l’air, que j’ai trouvé doux et frais. J’ai regardé Eng. Il m’a adressé un sourire un peu tremblant.

« Vous serez gentille de me présenter à Aji à notre arrivée à Padang, ai-je dit. Je veux le remercier d’avoir fait semblant d’être ivre. »

Ina a roulé des yeux. « Hélas, Aji ne faisait pas semblant. C’est un ivrogne. Une offense aux yeux du prophète. »

Dehors, Nijon nous a regardés, puis, avec un clin d’œil, a refermé les portières.

« Eh bien, on a eu chaud », a dit Ina. Elle a posé la main sur mon bras.

Je me suis excusé de lui avoir laissé prendre le risque.

« Sottises. Nous sommes amis, maintenant. Et ce n’est pas un si grand risque. Les policiers peuvent être difficiles, mais au moins ce sont des gens d’ici et ils sont obligés de suivre certaines règles… pas comme les types de Jakarta, le Nouveau Reformasi ou je ne sais quoi, ceux qui ont incendié ma clinique. Et je suppose que vous prendriez vous-même des risques pour nous. Vous le feriez, Pak Tyler ?

— Oui, je le ferais. »

Sa main tremblait. Elle m’a regardé dans les yeux. « Mon Dieu, je crois que c’est vrai. »

Non, nous n’avions pas un seul instant conquis la mort, nous avions juste conçu des sursis (la pilule, la poudre, l’angioplastie, le Quatrième Âge), promulgué notre conviction que prolonger la vie, même un tout petit peu, pourrait produire le plaisir ou la sagesse que nous voulions ou dont nous avions manqué durant celle-ci. Personne ne rentrait chez soi, après un triple pontage ou un traitement de longévité, en espérant vivre pour l’éternité. Lazare lui-même est sorti de la tombe en sachant qu’il mourrait à nouveau.

Mais il en est sorti. Il est sorti avec reconnaissance. J’étais reconnaissant.

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