Des rumeurs d’apocalypse parviennent dans les Berkshires

Après la soirée luge, je n’ai plus revu Jason avant plusieurs années, même si nous restions en contact. Nous nous sommes retrouvés l’année où je suis sorti de la fac de médecine, dans une location estivale des Berkshires[3], à environ vingt minutes de Tanglewood.

J’avais été très occupé. J’avais étudié quatre ans à la fac tout en travaillant bénévolement dans une clinique locale, et commencé à préparer le concours d’admission en médecine deux ans avant de le tenter. Mes notes de fac, les résultats du concours et une liasse de lettres de recommandation m’avaient valu une admission en médecine à l’université de New York, sur le campus de Stony Brook, pour quatre années supplémentaires. C’était fait, acquis, mais il faudrait rajouter encore au moins trois ans d’internat avant de pouvoir exercer.

Ce qui me plaçait parmi la majorité des gens ayant continué à vivre leur vie comme si personne n’avait annoncé la fin du monde.

Peut-être cela aurait-il été différent si on avait pu calculer le jour et l’heure du Jugement dernier. Nous aurions tous pu choisir notre partition, de la panique à la sainte résignation, afin de jouer l’histoire humaine avec un sens convenable du minutage et l’œil rivé sur nos montres.

Mais nous n’affrontions guère que la forte probabilité d’une extinction finale, dans un système solaire devenant rapidement inadapté à la vie. Rien, sans doute, ne pourrait nous protéger indéfiniment du soleil en expansion que nous avions tous vu sur les images transmises par les sondes orbitales de la NASA… mais nous en étions pour le moment protégés, et pour des raisons que personne ne comprenait. La crise, s’il y en avait une, restait intangible ; la seule preuve accessible aux sens étant l’absence d’étoiles – absence de preuve, preuve d’absence.

Comment construire une vie sous la menace de l’extinction ? Cette question a défini notre génération. Cela a semblé plutôt facile pour Jason, qui s’était attaqué bille en tête au problème : le Spin devenait rapidement sa vie. J’imagine que cela a aussi été relativement facile pour moi. Je m’orientais vers la médecine de toute manière, choix qui paraissait encore plus sage dans cette ambiance de crise en gestation. Peut-être m’étais-je imaginé sauver des vies au cas où la fin du monde ne se révèle ni hypothétique ni instantanée. Quelle importance, si nous étions tous condamnés ? Pourquoi sauver des vies si l’humanité allait s’éteindre ? Mais bien entendu, nous autres médecins ne sauvons pas vraiment des vies, nous les prolongeons, ou bien nous fournissons antalgiques et soins palliatifs. Ce qui pourrait bien être le talent le plus utile de tous.

Mes études m’avaient aussi permis d’oublier les plaies du reste du monde, distraction longue, permanente, épuisante mais bienvenue.

Aussi m’en suis-je sorti. Jason aussi. Mais beaucoup ont eu plus de mal. Diane, par exemple.


Je nettoyais le deux-pièces que je louais à Stony Brook lorsque Jason a appelé.

C’était un début d’après-midi. L’illusion d’optique impossible à distinguer du soleil brillait avec éclat. Ma Hyundai était bondée et prête à me reconduire chez moi. J’avais prévu de passer quinze jours avec ma mère, puis de traverser tranquillement le pays en une semaine ou deux. Il ne me restait pas davantage de temps libre avant d’entamer mon internat au centre médical Harborview de Seattle, et j’avais l’intention d’en profiter pour voir le monde, ou du moins la partie du monde située entre le Maine et l’État de Washington. Mais Jason avait eu une autre idée. Il m’a tout juste laissé le temps de placer un salut-comment-ça-va avant de sortir son boniment.

« Tyler, a-t-il dit, l’occasion est trop belle pour qu’on n’en profite pas… E.D. a loué un pavillon dans les Berkshires.

— Ah oui ? Grand bien lui fasse.

— Mais il ne peut pas y aller. La semaine dernière, pendant qu’il visitait une usine d’extrusion d’aluminium dans le Michigan, il s’est fracturé la hanche en tombant d’un quai de chargement.

— J’en suis désolé.

— Rien de grave, il se remet, mais il ne pourra pas se passer de béquilles avant un bon moment et il ne veut pas faire tout le chemin jusqu’au Massachusetts juste pour y avaler des OxyContin toute la journée. Et le séjour n’enthousiasmait pas Carol depuis le début. » Rien d’étonnant. Carol était devenue une ivrogne professionnelle. Je n’osais imaginer ce qu’elle aurait fait dans les Berkshires avec E.D. Lawton, à part boire encore davantage. « Le problème, a continué Jason, c’est qu’il ne peut pas annuler la location, alors la maison va rester vide trois mois. Je me suis donc dit, comme t’as fini la fac et tout, qu’on pourrait peut-être s’y retrouver au moins deux semaines. On arrivera peut-être à convaincre Diane de se joindre à nous. Aller à un concert. Se promener dans les bois. Comme au bon vieux temps. Je suis déjà en route, en fait. Qu’est-ce que t’en penses, Tyler ? »

J’allais décliner. Mais j’ai pensé à Diane. J’ai pensé aux quelques lettres et coups de téléphone que nous avions échangés lors d’occasions prévisibles, et à toutes les questions restant sans réponse qui s’étaient accumulées entre nous. Le bon sens voulait que je décline, je le savais. Mais il était trop tard : mes lèvres avaient déjà accepté.


J’ai donc passé une nuit de plus sur Long Island avant d’entasser mes derniers biens terrestres dans le coffre de ma voiture et d’aller prendre l’autoroute.

Il y avait peu de circulation et le temps était ridiculement beau, en ce grand après-midi bleu à la chaleur agréable. J’ai eu envie de vendre demain au plus offrant pour m’installer à jamais dans ce 2 juillet. Je ne m’étais pas senti plus bêtement, plus corporellement heureux depuis longtemps.

Puis j’ai branché la radio.

J’étais assez âgé pour me souvenir qu’une « station de radio » consistait en un bâtiment muni d’un transmetteur et d’une grande antenne, à l’époque où passer d’une ville à l’autre provoquait des flux et reflux dans la réception radio. Nombre de ces stations existaient encore, mais le récepteur analogique de la Hyundai avait rendu l’âme environ une semaine après la fin de la garantie. Ce qui ne me laissait que les programmes numériques (relayés par un des aérostats de haute altitude d’E.D.). J’écoutais en général des téléchargements de jazz du vingtième siècle, dont j’avais pris le goût en fouinant dans la collection de disques de mon père. Tel était, aimais-je à prétendre, mon véritable héritage paternel : Duke Ellington, Billie Holiday, Miles Davis, de la musique déjà vieille dans la jeunesse de Marcus Dupree et transmise subrepticement, comme un secret de famille. Je voulais écouter « Harlem Air Shaft », mais le type qui s’était occupé de l’entretien de la voiture avant le voyage avait effacé mes préréglages au profit d’une chaîne d’information dont je n’ai pas réussi à me débarrasser. Je suis donc resté coincé avec les catastrophes naturelles et les frasques de célébrités. Ils ont même parlé du Spin.

On avait commencé à l’appeler le Spin, à l’époque.

Même si la plus grande partie de l’humanité n’y croyait pas.

Les sondages se montraient assez clairs sur le sujet. La NASA avait dévoilé les données de ses sondes orbitales la nuit où Jason nous avait appris la nouvelle, à Diane et moi, et une rafale de lancements européens avait confirmé les résultats américains. Néanmoins, huit ans après que le Spin avait été rendu public, seule une minorité d’Européens et de Nord-Américains y voyait « une menace pour eux-mêmes ou leur famille. » Dans la plus grande partie de l’Asie, de l’Afrique et du Moyen-Orient, une nette majorité de la population le considérait comme un complot ou un accident américain, sans doute une tentative ratée de créer une espèce de système de défense antimissile type « guerre des étoiles ».

J’avais un jour demandé pourquoi à Jason. « Tu as vu ce qu’on leur demande de croire ? avait-il répondu. On a là une population qui, globalement, a une compréhension quasi pré-newtonienne de l’astronomie. Combien as-tu besoin au juste d’en savoir sur la lune et les étoiles lorsque ta vie consiste à récupérer assez de biomasse pour nourrir ta famille ? Raconter à ces gens quelque chose de compréhensible sur le Spin oblige à remonter très loin. Il faudrait commencer par leur dire que la Terre est vieille de plusieurs milliards d’années. Les laisser se débattre, peut-être pour la première fois, avec le concept de “milliards d’années”. C’est un gros morceau à avaler, surtout si on a été éduqué dans une théocratie musulmane, un village animiste ou une école privée de la Ceinture Biblique[4]. Il faut leur dire ensuite que la Terre n’est pas immuable, qu’il y a eu une ère plus longue que la nôtre au cours de laquelle les océans étaient vapeur et l’air poison. Leur raconter comment des organismes vivants sont apparus de manière spontanée pour évoluer sporadiquement pendant trois milliards d’années avant de produire quelque chose qui ressemblait au premier être humain. Parler ensuite du Soleil, leur dire qu’il n’est pas permanent non plus, mais qu’il a commencé son existence sous forme d’un nuage de gaz et de poussière et qu’un jour, dans quelques milliards d’années, il grossira et englobera la Terre pour finir par laisser échapper sa couronne extérieure et se réduire à une pépite de matière superdense. Le b a.-ba de la cosmologie, pas vrai ? Tu l’as appris dans tous ces livres de poche que tu lisais, c’est une seconde nature pour toi, mais pour la plupart des gens, c’est une manière de voir le monde complètement inédite qui contredit sans doute quelques-unes de leurs croyances de base. Donc, tu les laisses assimiler cela. Tu les laisses assimiler cela, et tu leur donnes ensuite les nouvelles vraiment mauvaises. Le temps lui-même est fluide et imprévisible. Le monde qui semble si vigoureusement normal – malgré tout ce que nous venons d’apprendre – a depuis peu été enfermé dans une espèce de chambre froide cosmologique. Pourquoi nous a-t-on infligé cela ? On ne sait pas au juste. On pense qu’il s’agit d’une action délibérée d’entités si puissantes et si inaccessibles qu’on pourrait aussi bien les appeler des dieux. Et si nous offensons les dieux, ils pourraient nous retirer leur protection, si bien que les montagnes ne tarderaient pas à fondre et les océans à entrer en ébullition. Mais ne nous croyez pas sur parole. Ignorez le crépuscule et la neige qui continue tous les hivers à tomber sur la montagne. Nous avons des preuves. Nous avons des calculs, des inférences logiques, des photographies prises par des machines. Des experts d’envergure mondiale. » Jason avait souri, un de ses sourires narquois et un peu tristes. « Bizarrement, le jury n’est pas convaincu. »

Et il n’y avait pas que les ignorants à rester sceptiques. À la radio, le dirigeant d’une compagnie d’assurances s’est plaint de l’impact économique de « toute cette discussion incessante et sans le moindre esprit critique sur le soi-disant Spin ». Les gens commençaient à prendre cela au sérieux, d’après lui. Ce qui n’arrangeait pas les affaires. Cela rendait les gens téméraires. Cela encourageait l’immoralité, le crime, et l’accroissement du déficit. Pire, cela bousillait les tables actuaires. « Si la fin du monde ne se produit pas dans les trente ou quarante prochaines années, a-t-il affirmé, nous risquons un désastre. »

Des nuages ont commencé à arriver par l’ouest. Une heure plus tard, le ciel d’un bleu splendide s’était nettement assombri et les premières gouttes de pluie s’écrasaient sur mon pare-brise. J’ai allumé les phares.

La radio a abandonné le sujet des tables actuaires pour parler en abondance de ce qui faisait depuis peu la une des journaux : les boîtes argentées, aussi grandes qu’une ville, en surplace à l’extérieur de la barrière du Spin plusieurs centaines de kilomètres au-dessus des pôles terrestres. En surplace, pas en orbite. Un objet peut rester en orbite stable au-dessus de l’équateur – comme les satellites géostationnaires, à l’époque – mais rien, de par les plus élémentaires lois du mouvement, ne peut « orbiter » à un emplacement donné au-dessus du pôle de la planète. Ces choses s’y trouvaient pourtant, détectées par une sonde radar et photographiées ensuite par une mission de reconnaissance automatique : un mystère supplémentaire du Spin, et tout aussi incompréhensible pour les masses sans instruction, moi compris, cette fois. Je voulais en parler à Jason. Je voulais qu’il m’explique.


Il pleuvait à verse et le tonnerre grondait dans les collines lorsque j’ai fini par m’arrêter devant la maison louée par E.D. Lawton à l’extérieur de Stockbridge.

C’était un cottage campagnard à l’anglaise comptant quatre chambres, revêtu d’une peinture vert arsenic et entouré d’hectares de bois entretenus. Il luisait comme une lampe tempête dans le crépuscule. Jason était déjà arrivé : j’ai vu sa Ferrari blanche garée sous une tonnelle dégoulinante.

Il avait dû m’entendre, car il a ouvert la grande porte d’entrée avant que je frappe. « Tyler ! » s’est-il exclamé en souriant.

Je suis entré et j’ai posé ma valise trempée sur le sol carrelé du vestibule.

Nous avions gardé le contact par l’intermédiaire du courrier électronique et du téléphone, mais à part quelques brèves apparitions à la Grande Maison pendant des vacances, c’était la première fois que nous nous trouvions dans la même pièce depuis presque huit ans. J’imagine que le temps avait laissé sa marque sur lui comme sur moi, subtil inventaire des changements. J’avais oublié à quel point il semblait impressionnant. Il était depuis toujours grand et à l’aise dans son corps : cela n’avait pas changé, même s’il semblait plus mince, non pas fragile mais dans un équilibre fragile, comme un manche à balai debout. Sa chevelure se limitait à un chaume uniforme de quelques millimètres. Et il avait beau conduire une Ferrari, il manquait toujours complètement de style vestimentaire, avec son jean déchiré, son ample pull bouloché et ses tennis au rabais.

« Tu as mangé en route ? s’est-il enquis.

— J’ai déjeuné tard.

— Tu as faim ? »

Non, mais j’ai admis mourir d’envie de boire une tasse de café. La fac de médecine avait fait de moi un accro à la caféine. « T’as de la chance, a estimé Jason. J’ai acheté une livre de guatémaltèque en chemin. » Indifférents à la fin du monde, les Guatémaltèques continuaient à cultiver du café. « Je vais en préparer. Et te montrer les lieux pendant qu’il passe. »

Nous avons exploré la maison. Elle avait quelque chose de tarabiscoté caractéristique du vingtième siècle, avec ses murs peints en orange ou vert pomme, ses solides meubles anciens issus d’un vide-grenier campagnard, ses châlits en cuivre et ses rideaux en dentelle habillant des fenêtres aux vitres irrégulières que la pluie inondait sans se lasser. La cuisine et le salon étaient équipés des facilités modernes : grand téléviseur, station musicale, connexion Internet. Un nid douillet au milieu de la pluie. Nous sommes redescendus et Jason m’a servi mon café. Nous nous sommes assis à la table de la cuisine pour échanger les dernières nouvelles.

Jase est resté vague sur son travail, soit par modestie, soit pour des raisons de sécurité. Au cours des huit années écoulées depuis la révélation de la véritable nature du Spin, il avait passé un doctorat en astrophysique avant d’occuper un poste subalterne à la Fondation Périhélie d’E.D. L’idée n’était peut-être pas mauvaise, maintenant E.D. devenu figure éminente de la Commission d’Enquête Parlementaire du président Walker sur la Crise Globale et Environnementale. Selon Jase, Périhélie, de groupe d’experts dans le domaine aérospatial, allait se transformer en organisme consultatif officiel, doté d’une véritable autorité pour influer sur la politique.

« C’est légal ? ai-je demandé.

— Ne sois pas naïf, Tyler. E.D. a déjà pris du recul par rapport à Lawton Industries. Il a démissionné du conseil d’administration et ses parts sont gérées par un fidéicommis sans droit de regard. Nos avocats nous assurent de l’absence de tout conflit d’intérêts.

— Et toi, tu fais quoi à Périhélie ? »

Il a souri. « J’écoute mes aînés avec attention et je soumets poliment des suggestions. Parle-moi de la fac de médecine. »

Il m’a demandé si je n’avais pas trouvé dégoûtant de me confronter à autant de faiblesses et de maladies humaines. Je lui ai donc parlé du cours d’anatomie de deuxième année. Avec une douzaine d’autres étudiants, j’avais disséqué un cadavre humain et trié son contenu par taille, couleur, fonction et poids. Une expérience sans rien de plaisant. Son authenticité en avait été la seule consolation et son utilité sa seule vertu. Mais cela marquait aussi un passage, une étape. Derrière laquelle il ne restait plus rien de l’enfance.

« Mon Dieu, Tyler. Tu veux quelque chose de plus fort que le café ?

— Je ne dis pas qu’il y avait de quoi en faire un plat. C’était justement ça le plus scandaleux. Ce n’était rien du tout. Quand on sortait de là, on allait au cinéma.

— Ça en fait du chemin depuis la Grande Maison, tout de même.

— Oui, ça en fait. Pour toi comme pour moi. » J’ai levé ma tasse.

Puis nous nous sommes mis à échanger nos souvenirs et la tension a déserté la conversation. Nous avons parlé du bon vieux temps. Nous sommes tombés dans ce que j’ai identifié comme un motif récurrent : Jason mentionnait un endroit – le sous-sol, le centre commercial, le ruisseau dans les bois – et je fournissais une histoire : le jour où nous avions forcé le placard à alcools, la fois où nous avions vu une fille de Rice nommée Kelley Weems voler une boîte de capotes à la pharmacie, l’été où Diane avait tenu à nous lire d’étouffants passages de Christina Rossetti, comme si elle avait découvert quelque chose de profond.

La grande pelouse, a lancé Jason. La nuit où les étoiles ont disparu, ai-je répondu.

Puis nous avons gardé le silence un moment.

J’ai fini par demander : « Finalement… elle vient ou pas ?

— Elle n’a pas encore pris sa décision, a répondu Jase d’un ton neutre. Elle jongle avec quelques obligations. Elle est censée m’appeler demain pour me dire.

— Elle est toujours dans le sud ? » Elle y était la dernière fois que j’avais eu de ses nouvelles, par l’intermédiaire de ma mère. Diane étudiait je ne savais plus trop bien quoi dans une fac du sud : la géographie urbaine, l’océanographie ou autre matière improbable se terminant par « ographie ».

« Ouais, toujours, a dit Jason en s’agitant sur sa chaise. Tu sais, Ty, il y a eu pas mal de changements, concernant Diane.

— Rien de surprenant à cela, j’imagine.

— Elle est plus ou moins fiancée. »

J’ai réagi plutôt élégamment. « Eh bien, tant mieux pour elle. » Comment pourrais-je être jaloux ? Je n’avais plus aucune relation avec Diane, et dans un certain sens du mot « relation », je n’en avais même jamais eu. J’avais de plus failli me fiancer moi-même, à Stony Brook, avec une étudiante de deuxième année appelée Candice Boone. Nous avions apprécié de nous dire « je t’aime » jusqu’au jour où cela a fini par nous lasser. Je crois que c’est Candice qui en a eu assez la première.

Et pourtant : plus ou moins fiancée ? Qu’est-ce que cela signifiait ?

J’ai été tenté de poser la question. Mais la tournure prise par la conversation mettait manifestement Jason mal à l’aise. Cela m’a rappelé qu’un jour, à la Grande Maison, Jason avait ramené la fille avec laquelle il sortait afin de la présenter à sa famille. Une fille quelconque mais pas désagréable, trop timide pour parler beaucoup, qu’il avait rencontrée au club d’échecs de Rice. Carol était restée plutôt sobre ce soir-là, mais E.D. n’avait de toute évidence pas apprécié cette fille, s’était montré avec elle d’une grossièreté flagrante, et après son départ, avait reproché à Jase d’avoir « ramené un tel spécimen à la maison ». Une intelligence hors du commun, avait dit E.D., n’allait pas sans responsabilités hors du commun. Il ne voulait pas que Jason se laisse piéger dans un mariage conventionnel. Ne voulait pas le voir « mettre des couches de bébé à sécher » quand il pouvait « laisser une empreinte sur le monde ».

Placés dans cette situation, beaucoup auraient cessé de ramener leurs rendez-vous à la maison.

Jason, lui, avait cessé de sortir avec des filles.

Le lendemain matin, en me réveillant, j’ai trouvé la maison vide.

Une note m’attendait sur la table de la cuisine : Jason était parti acheter des provisions pour un barbecue. Je ne reviens pas avant midi. Il était neuf heures et demie. J’avais dormi voluptueusement tard, la langueur des vacances d’été s’emparant de moi.

Une langueur qui semblait engendrée par la maison. Les tempêtes de la nuit étaient passées et une agréable brise matinale traversait les rideaux de calicot. La lumière du soleil soulignait les imperfections dans le grain des plans de travail en bois épais de la cuisine. J’ai tranquillement pris mon petit déjeuner près de la fenêtre en regardant des nuages semblables à d’imposants schooners naviguer sur l’horizon.

Peu après dix heures, on a sonné à la porte et j’ai connu un instant de panique en pensant que cela pouvait être Diane – aurait-elle décidé d’arriver tôt ? Il s’agissait en réalité de « Mike, le paysagiste », en bandana et T-shirt sans manches, venu me prévenir qu’il allait s’occuper de la pelouse. Il ne voulait réveiller personne, mais la tondeuse était plutôt bruyante. Il pouvait revenir dans l’après-midi si cela posait un problème. Aucun problème, ai-je répondu, et quelques minutes plus tard, il effectuait le tour de la propriété sur un vieux John Deere vert qui répandait de l’essence brûlée dans l’atmosphère. Encore un peu endormi, je me suis demandé de quoi ce jardinage aurait l’air aux yeux de ce que Jason aimait appeler l’univers dans sa globalité. Pour l’univers dans sa globalité, la Terre était une planète quasiment en stase. Ces brins d’herbe avaient poussé au fil des siècles, aussi majestueux dans leur mouvement que l’évolution des étoiles. Mike, une force de la nature née deux milliards d’années plus tôt, les fauchait avec une vaste et irrésistible patience. Les brins coupés tombaient comme faiblement soumis à la gravité, avec de nombreuses saisons entre soleil et terreau, terreau dans lequel les vers de Mathusalem rampaient tandis que partout ailleurs dans la galaxie, des empires se créaient et disparaissaient.

Jason avait raison, bien entendu : c’était difficile à croire. Ou plutôt, pas « à croire » – les gens croyaient toutes sortes de choses invraisemblables – mais à accepter comme vérité fondamentale du monde. Je me suis assis sur la véranda devant la maison, à l’opposé des grondements du Deere. L’air était frais et le soleil agréable sur ma peau même si je savais qu’il s’agissait de rayonnements filtrés d’une étoile prise dans un tournoiement (le Spin) complètement fou, au sein d’un univers où les siècles passaient comme des secondes.

Cela ne pouvait être vrai. C’était vrai.

J’ai repensé à mes études de médecine, à ce cours d’anatomie dont j’avais parlé à Jason. Candice Boone, mon ex-presque-fiancée, s’y trouvait aussi. Elle avait fait preuve de stoïcisme durant la dissection, mais pas ensuite. Un corps humain, avait-elle affirmé, devrait contenir de l’amour, de la haine, du courage, de la lâcheté, une âme, un esprit… pas cet assortiment gluant d’impondérables bleus ou rouges. Oui. Et nous ne devrions pas être entraînés malgré nous dans un avenir mortel et cruel.

Mais le monde est ce qu’il est, on ne peut pas négocier avec lui. Comme je l’avais dit à Candice.

Elle m’avait répondu que j’étais « froid ». Cela restait toutefois ce que, dans la vie, j’avais réussi à rassembler de plus proche de la sagesse.


La matinée s’est écoulée. Mike est parti une fois la pelouse tondue, laissant l’atmosphère pleine d’un silence humide. Au bout d’un moment, je me suis décidé à aller téléphoner à ma mère en Virginie, où le temps, m’a-t-elle dit, était moins engageant que dans le Massachusetts : il restait couvert depuis la nuit précédente, au cours de laquelle une tempête avait abattu quelques arbres et lignes électriques. Je l’ai informée que j’étais arrivé sans problème à la maison louée par É.D. Elle m’a demandé des nouvelles de Jason, alors même qu’elle avait dû le voir plus récemment que moi durant l’un de ses passages à la Grande Maison. « Il a vieilli, ai-je répondu. Mais c’est toujours Jase.

— Il se fait du souci pour cette histoire en Chine ? » Ma mère était une droguée des informations depuis l’Événement d’Octobre et regardait CNN non pour le plaisir ou même pour les informations, mais surtout pour se rassurer elle-même, tout comme un villageois mexicain garde un œil sur le volcan voisin en espérant ne pas y voir de fumée. Cette histoire en Chine se limitait pour le moment à une crise diplomatique, m’a-t-elle appris, même si on avait entendu cliqueter les sabres. Une controverse à propos du lancement d’un satellite. « Tu devrais poser la question à Jason.

— E.D. t’a embêtée avec cette histoire ?

— Pas vraiment. Carol me raconte parfois des choses.

— Je ne sais pas si on peut vraiment se fier à ce qu’elle raconte.

— Allons, Ty. Elle boit, mais elle n’est pas idiote. Moi non plus, d’ailleurs.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— C’est surtout par Carol que j’ai des nouvelles de Jason et de Diane, maintenant.

— A-t-elle indiqué si Diane montait dans les Berkshires ? Je n’arrive pas à obtenir une réponse claire de Jason. »

Ma mère a hésité. « Diane est un peu imprévisible depuis deux ans. J’imagine que c’est pour ça.

— Qu’est-ce que tu entends au juste par “imprévisible” ?

— Oh, tu sais bien. Manque de réussite dans les études. Petits ennuis avec la justice.

— Avec la justice ?

— Enfin, je veux dire, elle n’a pas braqué de banque ni quoi que ce soit, mais elle s’est fait embarquer deux ou trois fois quand les rassemblements NR dégénéraient.

— Que diable fait-elle dans des rassemblements NR ? »

Un autre silence. « Tu devrais vraiment poser la question à Jason. »

J’en avais bien l’intention.

Elle a toussé – je me la suis représentée la main sur le combiné et la tête délicatement détournée – et j’ai demandé : « Comment tu te sens ?

— Fatiguée.

— Du neuf du côté du médecin ? » On la traitait pour anémie avec des flacons de comprimés de fer.

« Non. Sauf que je vieillis, Ty. Ça arrive à tout le monde à un moment ou à un autre. » Elle a ajouté : « Je songe à prendre ma retraite. Si on peut appeler “travail” ce que je fais. Maintenant que les jumeaux sont partis, il n’y a plus que Carol et E.D., et on ne voit d’ailleurs plus trop E.D. depuis le lancement de cette affaire à Washington.

— Tu les as prévenus que tu songeais à partir ?

— Pas encore.

— Ce ne serait pas la Grande Maison, sans toi. »

Elle a ri, un rire sans joie. « Je pense que j’en ai assez de la Grande Maison pour toute une vie, merci. »

Mais elle n’a plus jamais parlé de retraite. C’est Carol, je pense, qui l’a convaincue de rester.

Jase a franchi la porte en milieu d’après-midi. « Ty ? » Son jean très large lui pendait sur les hanches comme les gréements d’un navire encalminé et des taches de sauce constellaient son T-shirt. « Tu peux me donner un coup de main pour le barbecue ? »

Je l’ai suivi derrière la maison. Le barbecue était un appareil à gaz standard. Jase n’en avait jamais utilisé un. Il a ouvert la valve, pressé le bouton de rallume-gaz et tressailli lorsque les flammes se sont épanouies. Puis il m’a souri. « On a des steaks. Et de la salade de haricots de chez le traiteur de la ville.

— Et presque aucun moustique, ai-je fait remarquer.

— Ils ont procédé à des pulvérisations préventives au printemps. Tu as faim ? »

J’avais faim. Bizarrement, somnoler tout l’après-midi m’avait ouvert l’appétit. « On cuisine pour deux ou pour trois ?

— Je n’ai toujours pas de nouvelles de Diane. Je n’en aurai sans doute pas avant ce soir. On ne sera que deux à dîner, je pense.

— Sauf si les Chinois nous atomisent d’abord. »

C’était un appât.

Jason a mordu à l’hameçon. « Tu te fais du souci pour les Chinois, Ty ? Ce n’est même plus une crise. C’est réglé.

— Tant mieux. » J’avais appris dans la même journée l’existence de cette crise et sa résolution. « Ma mère en a parlé. Elle a vu ça aux infos.

— L’armée chinoise veut détruire les artefacts polaires. Elle dispose de missiles à têtes nucléaires prêts au lancement à Jiuquan. Selon son raisonnement, endommager les engins polaires les obligerait peut-être à abandonner tout le Bouclier d’Octobre. Bien entendu, il n’y a aucune raison de croire que cela marcherait. Quelle est la probabilité pour qu’une technologie capable de manipuler le temps et la gravité soit vulnérable à nos armes ?

— Donc, nous avons menacé les Chinois et ils y ont renoncé ?

— Il y a un peu de ça. Mais nous avions aussi une carotte. Nous avons proposé de les prendre à bord.

— Je ne comprends pas.

— De les laisser se joindre à notre petit projet pour sauver le monde.

— Tu me fais un peu peur, là, Jase.

— Passe-moi ces pinces. Je suis désolé. Je sais que ça a l’air énigmatique. Je ne suis pas censé en parler. À personne, jamais.

— Tu fais une exception pour moi ?

— Comme toujours. » Il a souri. « On en discutera au dîner, d’accord ? »

Je l’ai laissé au barbecue, nimbé de fumée et de chaleur.


Deux gouvernements américains successifs s’étaient vus étriller par la presse pour leur « inaction » vis-à-vis du Spin. Mais c’était une critique édentée. S’il existait une action concrète à tenter, personne ne savait en quoi elle consistait. Et toute mesure de rétorsion manifeste – telle que celle proposée par les Chinois – aurait été d’un danger prohibitif.

Périhélie proposait une approche radicalement différente.

« La métaphore dominante, a dit Jase, n’est pas celle du combat. Plutôt celle du judo. Retourner contre son adversaire son propre poids et sa propre inertie. C’est ce que nous voulons faire avec le Spin. »

Il m’a raconté ça d’un ton laconique en coupant son steak grillé avec une attention chirurgicale. Nous mangions dans la cuisine avec la porte de derrière ouverte. Un énorme bourdon, si gras et si jaune qu’il semblait un nœud de brins de laine aéroporté, s’est cogné à la moustiquaire.

« Essaye de considérer le Spin comme une occasion plutôt que comme une agression.

— Une occasion de quoi ? De mourir prématurément ?

— Une occasion d’utiliser le temps à nos propres fins, d’une manière dont nous ne pouvions pas nous servir jusqu’ici.

— Ce n’est pas le temps qu’ils nous ont pris ?

— Au contraire. À l’extérieur de notre petite bulle terrestre, nous disposons de millions d’années. Et nous avons justement un outil d’une fiabilité extrême sur de telles périodes de temps.

— Un outil », ai-je fait écho, perplexe, tandis qu’il piquait un autre cube de bœuf. Le repas était austère. Steak arrosé de bière. Rien de folichon, à part la salade de haricots, dont il n’a pris qu’une maigre portion.

« Oui, un outil, et plutôt évident : l’évolution.

— L’évolution.

— Tyler, si tu ne fais que répéter ce que je dis, on va avoir du mal à discuter.

— Bon, d’accord, l’évolution comme outil… Je ne vois toujours pas de quelle manière nous pouvons évoluer suffisamment en trente ou quarante ans pour que cela fasse une différence.

— Pas nous, pour l’amour du ciel, et sûrement pas en trente ou quarante ans. Je parle de formes de vie simples. Je parle d’éons. Je parle de Mars.

— Mars. » Oups.

« Ne sois pas bouché. Réfléchis. »

Mars était une planète fonctionnellement morte, même si elle avait pu connaître par le passé les précurseurs primitifs de la vie. En dehors de la bulle du Spin, Mars avait « évolué » pendant des millions d’années depuis l’Événement d’Octobre, réchauffée par le Soleil en expansion. C’était toujours, d’après les dernières photographies orbitales, une planète morte et sans eau. Une vie simple dans un climat adapté aurait pu maintenant devenir, ai-je pensé, une jungle d’un vert luxuriant. Mais cela ne s’était pas produit.

« Les gens parlaient de terraformation, a dit Jason. Tu te souviens de ces romans spéculatifs que tu lisais ?

— J’en lis toujours, Jase.

— Bon courage. Comment t’y prendrais-tu pour terraformer Mars ?

— J’essaierais d’accumuler assez de gaz à effet de serre dans l’atmosphère pour la réchauffer. Je libérerais son eau gelée. J’y sèmerais des organismes simples. Mais même selon les hypothèses les plus optimistes, cela prendrait…»

Il a souri.

J’ai dit : « Tu te fiches de moi.

— Non. » Le sourire a disparu. « Pas du tout. C’est très sérieux.

— Mais comment ne serait-ce que commencer ?…

— Avec un ensemble de lancements synchronisés de bactéries spécialement conçues. Avec de simples moteurs à ions et un lent glissement jusqu’à Mars. Avec essentiellement des écrasements contrôlés, auxquels des formes de vie unicellulaires peuvent survivre, et quelques chargements plus gros, des ogives perforantes capables de livrer les mêmes organismes sous la surface de la planète, où nous soupçonnons la présence d’eau souterraine. On maximise nos chances avec des lancements multiples et tout un spectre d’organismes candidats. L’idée est d’obtenir suffisamment d’action organique pour libérer le carbone de la croûte et le faire passer dans l’atmosphère. On laisse s’écouler quelques millions d’années, des mois, pour nous, et on regarde ce qu’est devenue la planète. Si elle s’est réchauffée, possède une atmosphère plus dense et peut-être quelques mares d’eau semi-liquide, on recommence, cette fois avec des plantes multicellulaires conçues pour cet environnement. Cela libère de l’oxygène dans l’air et augmente peut-être la pression atmosphérique de deux millibars supplémentaires. On recommence autant de fois que nécessaire. On ajoute encore quelques millions d’années et on mélange le tout. En un temps raisonnable, de notre point de vue, on pourrait obtenir une planète habitable. »

C’était une idée à couper le souffle. Je me suis fait l’effet d’un de ces personnages secondaires dans un roman policier de l’époque victorienne : « Il avait imaginé un plan audacieux, voire ridicule, mais j’avais beau l’examiner sous tous les angles, je n’y décelais pas la moindre faille ! »

Sauf une. Une faille fondamentale.

« Jason, ai-je dit. Supposons que cela soit possible. Quel bien cela nous fera-t-il ?

— Si Mars est habitable, les gens pourront aller y vivre.

— Tous les sept ou huit milliards ? »

Il a pouffé. « Pas vraiment. Non, juste quelques pionniers. Un stock de reproducteurs, si tu veux parler de manière clinique.

— Et que sont-ils censés faire ?

— Vivre, se reproduire et mourir. À des millions de générations pour chacune de nos années.

— Vivre dans quel but ?

— Déjà, pour donner une deuxième chance à l’espèce humaine dans le Système solaire. Au mieux… ils auront toutes nos connaissances, plus quelques millions d’années pour les améliorer. À l’intérieur de la bulle du Spin, on manque de temps pour déterminer ce que sont les Hypothétiques ou pourquoi ils nous ont fait ça. Nos descendants martiens auront peut-être plus de chance. Ils peuvent peut-être réfléchir pour nous. »

Ou se battre pour nous ?

(Cela a été, à propos, la première fois que j’ai entendu cette dénomination « les Hypothétiques » – les hypothétiques intelligences gouvernantes, les créatures jamais vues et largement théoriques qui nous avaient enfermés dans ce coffre-fort temporel. L’appellation ne passerait dans le public que quelques années plus tard. À mon grand dépit. Je la trouvais trop clinique, elle suggérait quelque chose d’abstrait et de froidement objectif : la vérité était sans doute plus complexe.)

« Il y a vraiment un plan pour faire ces choses ?

— Oh que oui. » Jason avait terminé les trois quarts de son steak. Il a repoussé son assiette. « Ce n’est même pas d’un coût prohibitif. La seule difficulté consiste à concevoir des organismes unicellulaires résistants. La surface de Mars est froide, sèche, quasiment sans air, et baignée de radiations stérilisantes chaque fois que le soleil se lève. On a pourtant tout un tas d’extrémophiles avec lesquels travailler – des bactéries vivant dans les cailloux de l’Antarctique ou dans les écoulements de réacteurs nucléaires. Tout le reste, c’est de la technologie éprouvée. On sait de quelle manière marchent les fusées. On sait de quelle manière fonctionne l’évolution. La seule chose vraiment nouvelle, c’est la perspective. Être capable d’obtenir des résultats à extrêmement long terme littéralement des jours ou des mois après le lancement. C’est… on appelle cela “ingénierie téléologique”.

— On dirait presque, ai-je dit (en testant le nouveau mot qu’il m’avait donné), ce que font les Hypothétiques.

— C’est vrai. » Jason a haussé les sourcils pour me regarder d’une manière que je trouvais encore flatteuse après toutes ces années : avec surprise, avec respect. « Oui, dans un sens, ça y ressemble, j’imagine. »


J’avais lu un jour un détail intéressant dans un livre sur le premier alunissage de l’homme, en 1969. À l’époque, affirmait le livre, certains des hommes et des femmes parmi les plus âgés, ceux nés au dix-neuvième siècle et assez vieux pour se rappeler le monde d’avant les automobiles et la télévision, avaient eu du mal à y croire. Des mots qui dans leur enfance auraient relevé du conte de fées (« deux hommes ont marché sur la lune ce soir ») étaient prononcés comme une déclaration de fait. Et ils ne pouvaient l’accepter. Cela dépassait leur sens du raisonnable et de l’absurde.

Maintenant, c’était mon tour.

Nous allons terraformer et coloniser Mars, avait dit mon ami Jason, et il ne souffrait pas de délire… du moins, pas plus que les dizaines de personnes intelligentes et puissantes qui semblaient partager sa conviction. C’était donc tout à fait sérieux, ce devait même être, à un niveau bureaucratique, un travail en cours.

Je suis allé faire un petit tour sur la propriété après le dîner pour profiter des dernières lueurs du jour.

Mike-le-paysagiste avait fait du bon boulot. La pelouse reluisait comme l’idée qu’un mathématicien se ferait d’un jardin : la culture d’une couleur primaire. Derrière, les ombres avaient commencé à s’épaissir dans la superficie boisée. Je me suis dit que Diane aurait aimé les bois dans cette lumière. J’ai repensé à ces étés où elle nous lisait des passages de ses vieux livres près du ruisseau, il y avait des années de cela. Un jour, alors que nous parlions du Spin, Diane avait cité une strophe d’un poète anglais, A.E. Housman :

Le grizzly féroce et immense

A dévoré l’enfançon joli

L’enfançon n’a pas conscience

De s’être fait manger par le grizzly

Jason était au téléphone lorsque, au retour de ma promenade, je suis entré dans la maison par la porte de la cuisine. Il m’a regardé puis s’est détourné et a baissé la voix.

« Non, a-t-il dit. S’il faut que ça se passe de cette manière, mais… non, je comprends. D’accord. J’ai dit d’accord, non ? D’accord, ça veut dire d’accord. »

Il a empoché le téléphone. « C’était Diane ? »

Il a hoché la tête.

« Elle vient ?

— Elle vient. Mais il y a deux choses dont je veux te parler avant son arrivée. Tu sais, ce dont on a discuté pendant le dîner ? On ne peut pas le partager avec elle. Ni avec quiconque, en fait. Ce ne sont pas des informations publiques.

— Tu veux dire qu’elles sont classées secrètes.

— Eh bien, techniquement, oui, je suppose.

— Mais à moi, tu en as parlé.

— Oui. C’est un crime fédéral. » Il a souri. « De ma part, pas de la tienne. Et je te fais confiance pour te montrer discret à ce sujet. Sois patient, tout sera sur CNN dans deux mois. En plus, j’ai des plans pour toi, Ty. Un de ces jours, Périhélie va devoir examiner les candidats à l’émigration dans un milieu extrêmement fruste. Ce serait génial si on pouvait le faire, si on pouvait travailler ensemble, non ? »

Cela m’a surpris. « Je viens d’avoir mon diplôme, Jase. Je n’ai pas encore mon internat.

— Chaque chose en son temps. »

J’ai dit : « Tu n’as pas confiance en Diane ? »

Son sourire s’est évanoui d’un coup. « Franchement, non. Plus maintenant. Pas en ce moment.

— Elle arrive quand ?

— Demain matin.

— Et qu’est-ce que tu ne voulais pas me dire ?

— Elle vient avec son petit ami.

— Ça pose un problème ?

— Tu verras. »

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