Euphorie désespérée

Huit mois après le discours de Wun Ngo Wen à l’assemblée générale des Nations unies, les citernes de culture hyper-froide de Périhélie ont commencé à produire des quantités suffisantes de réplicateurs martiens pour qu’à Canaveral et Vandenberg, des flottes de Delta 7 s’apprêtent à les livrer en orbite. C’est à peu près à cette époque que Wun s’est pris d’une envie irrépressible de voir le Grand Canyon. Son intérêt avait été éveillé par un exemplaire d’Arizona Highways de l’année précédente oublié dans ses appartements par une des grosses têtes de biologie.

Wun me l’a montré deux jours plus tard. « Regardez ça », a-t-il dit, presque avec un tremblement d’impatience, en ouvrant le magazine sur un reportage photo consacré à la restauration de la piste de randonnée Bright Angel. Le fleuve Colorado traversant en mares vertes le grès précambrien. Un touriste de Dubaï à dos de mule. « Vous en avez entendu parler, Tyler ?

— Du Grand Canyon ? Bien entendu. À peu près comme tout le monde, j’imagine.

— C’est stupéfiant. Magnifique.

— Spectaculaire. Paraît-il. Mais Mars n’est-elle pas célèbre pour ses canyons ? »

Il a souri. « Vous parlez des Terres Déchues. Votre peuple les a appelées Valles Marineris quand il les a découvertes depuis l’orbite il y a soixante ans – ou cent mille ans. Elles ressemblent en partie à ces photos de l’Arizona. Mais je n’y suis jamais allé. Et j’imagine que je n’irai jamais. Je pense que j’aimerais voir le Grand Canyon à la place.

— Allez-y, dans ce cas. On est en république. »

L’expression a fait ciller Wun – il ne l’avait peut-être jamais entendue. « Très bien, j’irai, a-t-il dit avec un hochement de tête. Je demanderai à Jason de prendre les dispositions nécessaires pour mon transport. Aimeriez-vous venir ?

— Quoi, en Arizona ?

— Oui, Tyler ! En Arizona, voir le Grand Canyon ! » C’était peut-être un Quatrième Âge, mais à ce moment-là, il ressemblait plutôt à un gamin de dix ans. « M’accompagnerez-vous ?

— Il faut que j’y réfléchisse. »

J’y réfléchissais encore quand j’ai reçu un coup de téléphone d’E.D. Lawton.


Après l’élection de Preston Lomax, E.D. Lawton avait disparu de la scène politique. Si ses contacts dans l’industrie étaient restés en place – il pouvait organiser une fête et s’attendre à ce que des personnes puissantes y assistent –, il ne pourrait plus jamais exercer l’influence dont il avait bénéficié dans les ministères sous la présidence de Garland. Des rumeurs le prétendaient même en déclin sur le plan psychologique, se terrant dans sa résidence de Georgetown d’où il harcelait au téléphone ses anciens alliés politiques. Peut-être, toujours était-il que ni Jase ni Diane n’avaient eu de ses nouvelles depuis un certain temps, et j’ai été stupéfait d’entendre sa voix en prenant un appel sur mon téléphone domestique.

« J’aimerais te parler », a-t-il indiqué.

Intéressant, de la part de l’homme ayant conçu et financé l’acte d’espionnage sexuel de Molly Seagram. Mon premier mouvement, sans doute le meilleur, a été de raccrocher. Mais le geste semblait inadéquat.

« C’est à propos de Jason, a-t-il ajouté.

— Alors parlez-en à Jason.

— Je ne peux pas, Tyler. Il refuse de m’écouter.

— Ça vous étonne ? »

Il a soupiré. « D’accord, je comprends, tu es de son côté, c’est entendu. Mais je n’essaye pas de lui faire du mal. Je veux l’aider. En fait, il y a urgence. Pour ce qui est de son bien-être.

— Je ne sais pas ce que cela veut dire.

— Et je ne peux pas t’en parler par cette saloperie de téléphone. Mais je suis en Floride, actuellement, à vingt minutes par l’autoroute. Viens à mon hôtel, je t’offrirai un verre et tu pourras m’envoyer me faire foutre les yeux dans les yeux. S’il te plaît, Tyler. Huit heures, au bar du Hilton sur la 95. Tu sauveras peut-être la vie de quelqu’un. »

Il a raccroché sans me laisser le temps de répondre.

J’ai appelé Jason, à qui j’ai relaté la conversation.

« Ouaouh », a-t-il dit. Puis : « À en croire les rumeurs, la compagnie d’E.D. est encore moins agréable qu’avant. Sois prudent.

— Je n’avais pas l’intention d’honorer le rendez-vous.

— Tu n’y es pas obligé, évidemment. Mais… tu devrais peut-être.

— J’ai assez soupé des manigances d’E.D., merci bien.

— C’est juste qu’il vaudrait peut-être mieux savoir ce qu’il a en tête.

— Tu es en train de me dire que tu veux que je le voie ?

— Seulement si ça te convient.

— Me convient ?

— C’est toi qui décides, bien entendu. »

J’ai donc pris ma voiture et j’ai remonté consciencieusement l’autoroute, passant devant les fanions décorant les bâtiments pour la fête nationale (on était le 3 juillet) et les vendeurs de drapeaux aux coins des rues (vendeurs dépourvus de patente et prêts à bondir dans leurs vieilles camionnettes), me ressassant tous les discours que j’avais jamais imaginés pour envoyer E.D. Lawton au diable. Le temps que j’atteigne le Hilton, le soleil se perdait derrière les toits et l’horloge à l’entrée indiquait 20 h 35.

J’ai trouvé E.D. en train de boire avec détermination dans un box. Il a eu l’air surpris de me voir. Puis il s’est levé, m’a pris par le bras, et m’a guidé jusqu’à la banquette de vinyle en face de la sienne.

« Un verre ?

— Je ne resterai pas assez longtemps pour ça.

— Bois un coup, Tyler. Ton comportement s’en trouvera amélioré.

— Cela n’a pas amélioré le vôtre, il me semble. Dites-moi juste ce que vous voulez, E.D.

— Quand on prononce mon nom comme une insulte, je sais avoir affaire à quelqu’un en colère. Pourquoi es-tu si en rogne ? À cause de cette histoire avec ta copine et ce docteur, mmh, Malmstein ? Écoute, il faut que je te dise, ce n’est pas moi qui ai arrangé ça. Je n’ai même pas assisté à la conclusion. J’avais un personnel trop zélé. Les choses ont été faites en mon nom, voilà tout.

— Excuse lamentable pour un comportement merdique.

— J’imagine, oui. Reconnu coupable. Je m’excuse. On peut changer de sujet ? »

J’aurais pu repartir à ce moment-là. J’imagine que je suis resté à cause de l’aura d’appréhension désespérée qu’il dégageait. E.D. restait capable de ce genre de condescendance inconsidérée qui l’avait rendu si cher aux yeux de sa famille, mais il avait perdu confiance en lui. Dans le silence séparant les éruptions vocales, ses mains ne tenaient pas en place. Il s’est caressé le menton, a plié et déplié une serviette en papier, s’est lissé les cheveux. Ce silence particulier a persisté jusqu’au milieu d’un deuxième verre. Qui n’était sans doute pas son deuxième. La serveuse était passée avec une familiarité désinvolte.

« Tu as un peu d’influence sur Jason, a-t-il fini par dire.

— Si vous voulez lui dire quelque chose, pourquoi ne pas lui parler directement ?

— Parce que je ne peux pas. Pour des raisons évidentes.

— Alors qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ? »

E.D. m’a regardé fixement. Puis il a baissé les yeux sur son verre. « Je veux que tu lui dises de débrancher la prise du projet réplicateurs. Au sens propre, je veux dire. Couper la réfrigération. Tuer les réplicateurs. »

J’ai à mon tour affiché de l’incrédulité.

« Vous savez à quel point c’est improbable, bien entendu.

— Je ne suis pas idiot, Tyler.

— Alors pourquoi…

— C’est mon fils.

— Vous avez trouvé cela tout seul ?

— Il cesserait d’un coup de l’être à cause de nos différends politiques ? Tu me penses superficiel au point de ne pas pouvoir faire la part des choses ? Je ne l’aimerais pas parce que je ne suis pas d’accord avec lui ?

— Je ne sais de vous que ce que j’en ai vu.

— Tu n’as rien vu. » Il a failli ajouter quelque chose, mais a changé d’avis pour dire à la place : « Jason est un pion pour Wun Ngo Wen. Je veux qu’il ouvre les yeux et comprenne ce qu’il se passe.

— Vous l’avez élevé pour être un pion. Le vôtre. Et cela ne vous plaît pas de voir quelqu’un d’autre exercer ce genre d’influence sur lui.

— N’importe quoi. N’importe quoi. Enfin, bon, d’accord, on est dans les aveux, c’est peut-être vrai, je ne sais pas, on a peut-être tous besoin d’une thérapie familiale, mais là n’est pas le propos. L’important, c’est que tous les puissants du pays sont amoureux de Wun Ngo Wen et de son foutu projet réplicateurs. Pour la raison évidente qu’un tel projet ne coûte pas cher et semble plausible aux électeurs. Du coup, tout le monde se fout qu’il ne fonctionne pas, parce que rien d’autre ne fonctionne et si rien ne fonctionne, alors la fin est proche et chacun verra ses problèmes d’un autre œil quand le soleil rouge se lèvera. Pas vrai ? Je n’ai pas raison ? Ils maquillent la mariée, ils appellent cela un pari, un coup de poker, mais en réalité, c’est juste un tour de passe-passe destiné à distraire les ploucs.

— Analyse intéressante, mais…

— Tu crois que je serais là à te parler si je pensais que c’était une analyse intéressante ? Pose les bonnes questions, si tu veux discuter avec moi.

— Des questions comme ?…

— Comme : qui est vraiment Wun Ngo Wen ? Qui représente-t-il, et que veut-il en réalité ? Parce que malgré ce qu’on en dit à la télévision, ce n’est pas le Mahatma Gandhi déguisé en un de ces petits habitants du pays d’Oz. Il est là parce qu’il veut obtenir quelque chose de nous. Depuis le début.

— Le lancement des réplicateurs.

— De toute évidence.

— Est-ce un crime ?

— Mieux vaut demander : pourquoi les Martiens ne les lancent-ils pas eux-mêmes ?

— Parce qu’ils ne peuvent se permettre de parler pour la totalité du système solaire. Parce qu’un tel travail ne peut être entrepris unilatéralement. »

Il a roulé des yeux. « C’est ce que disent les gens, Tyler. Parler de multilatéralisme et de diplomatie, c’est comme dire “je vous aime” : ça sert à pouvoir baiser plus facilement. À moins, bien sûr, que les Martiens ne soient vraiment des esprits angéliques descendus du paradis nous délivrer du mal. Tu ne le crois pas, je pense. »

Wun l’avait si souvent dénié que je ne pouvais pas vraiment élever d’objection.

« Je veux dire, regarde leur technologie. Ces types sont dans la biotechnologie de pointe depuis quelque chose comme un millier d’années. S’ils avaient voulu peupler la galaxie de nanobots, ils auraient pu le faire il y a longtemps. Alors pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Si on exclut l’explication de leur nature meilleure, pourquoi ? De toute évidence, parce qu’ils craignent des représailles.

— De la part des Hypothétiques ? Ils n’en savent pas davantage que nous sur eux.

— Qu’ils disent. Cela ne signifie pas qu’ils n’en ont pas peur. Quant à nous… Nous sommes les trous du cul qui ont lancé une attaque nucléaire sur les artefacts polaires il n’y a pas si longtemps. Ouais, on prendra la responsabilité, pourquoi pas ? Nom de Dieu, Tyler, ouvre les yeux. C’est un coup monté classique. Cela pourrait difficilement être plus habile.

— Ou alors vous êtes paranoïaque.

— Vraiment ? Qui peut définir en quoi consiste la parano, après tant d’années de Spin ? Nous sommes tous paranos. Nous savons tous que des forces aussi puissantes que malveillantes contrôlent nos vies, ce qui correspond plutôt bien à la définition de la paranoïa.

— Je ne suis qu’un médecin généraliste, ai-je dit. Mais d’après des gens intelligents…

— Tu parles de Jason, bien entendu. Jason te dit que tout ira bien.

— Pas seulement Jason. Tout l’entourage de Lomax. La plus grande partie du Congrès.

— Mais leur avis se base sur les grosses têtes, et elles sont aussi hypnotisées que Jason par tout ça. Tu veux savoir ce qui le motive, ton ami Jason ? La peur. Il a peur de mourir dans l’ignorance. La situation dans laquelle nous nous trouvons, s’il meurt sans la comprendre, cela signifie que l’humanité meurt sans la comprendre. Et ça lui fout une trouille de tous les diables, de penser qu’une espèce raisonnablement intelligente pourrait disparaître définitivement sans comprendre ni la raison ni le but de cette disparition. Peut-être qu’au lieu de diagnostiquer ma paranoïa, tu devrais réfléchir au délire de grandeur de Jason. Il s’est donné comme mission d’arriver à comprendre le Spin avant de mourir. Wun débarque et lui tend un outil qu’il peut utiliser dans ce but, forcément, il le prend : c’est comme si on proposait une boîte d’allumettes à un pyromane.

— Vous voulez vraiment que je lui dise ça ?

— Je ne…» E.D. a soudain eu l’air morose, ou alors son taux d’alcoolémie atteignait un pic. « Je me disais, comme il t’écoute…

— Vous n’êtes pas si bête. »

Il a fermé les yeux. « Peut-être. Je ne sais pas. Mais il fallait que j’essaye. Tu comprends ? Pour avoir la conscience tranquille. » Cela m’a étonné qu’il confesse en avoir une. « Je vais être franc avec toi. J’ai l’impression de regarder un train dérailler au ralenti. Les roues ont quitté la voie sans que le conducteur s’en aperçoive. Alors je fais quoi ? Est-il trop tard pour tirer le signal d’alarme ? Trop tard pour crier “baissez-vous” ? Sans doute. Mais c’est mon fils, Tyler. C’est mon fils qui conduit le train.

— Il n’est pas plus en danger que le reste d’entre nous.

— Je pense que tu te trompes. Même si ce projet réussit, tout ce qu’on a une chance d’obtenir, ce sont des informations abstraites. Cela suffit à Jason. Mais pas au reste du monde. Tu ne connais pas Preston Lomax. Moi, si. Lomax serait absolument ravi d’attribuer un échec à Jason et de lui faire porter le chapeau. Beaucoup de membres de son gouvernement veulent fermer Périhélie ou en remettre les rênes aux militaires. Et ce sont les résultats les plus optimistes. Au pire, les Hypothétiques s’énervent et arrêtent le Spin.

— Vous craignez que Lomax ferme Périhélie ?

— C’est moi qui ai construit Périhélie. Donc oui, cela m’inquiète. Mais ce n’est pas pour cette raison que je suis là.

— Je peux répéter à Jason ce que vous m’avez dit, mais vous pensez que cela le fera changer d’avis ?

— Je…» E.D. inspectait maintenant la table d’un regard désormais un peu larmoyant et vague. « Non. Manifestement. Mais s’il veut parler… je veux qu’il sache qu’il peut me joindre. S’il veut parler. Je n’en ferais pas une épreuve pour lui. Promis. Enfin, s’il le veut. »

C’était comme s’il avait ouvert une porte par laquelle sa solitude profonde s’était échappée.

Jason présumait que le déplacement en Floride de son père participait d’un plan machiavélique. Cela aurait été possible de la part de l’ancien E.D… Mais le nouvel E.D. m’a fait l’impression d’un homme vieillissant, bourrelé de remords et dépourvu depuis peu de tout pouvoir, trouvant ses stratégies au fond d’un verre et poussé en ville par un accès de culpabilité.

« Avez-vous essayé de parler à Diane ? ai-je demandé d’un ton plus aimable.

— Diane ? » Il a eu un geste de dédain. « Diane a changé de numéro de téléphone. Je n’arrive pas à la joindre. De toute manière, elle est en cheville avec cette putain de secte fascinée par la fin du monde.

— Ce n’est pas une secte, E.D. Juste une petite Église aux idées étranges. Simon s’y implique davantage qu’elle.

— Elle est paralysée par le Spin. Tout comme le reste de votre foutue génération. Elle a plongé dans ces conneries religieuses à peine sortie de la puberté. Je m’en souviens. Le Spin la déprimait tellement. Et voilà que tout d’un coup, elle se met à citer Thomas d’Aquin à table. Je voulais que Carol en discute avec elle. Mais Carol, comme d’habitude, n’était bonne à rien. Alors tu sais ce que j’ai fait ? J’ai organisé un débat. Entre Jason et elle. Cela faisait six mois qu’ils se disputaient sur Dieu. Alors j’ai officialisé cela, tu vois, comme un débat à la fac, le truc étant que chacun devait défendre l’opinion de l’adversaire : Jason devait plaider l’existence de Dieu, Diane épouser le point de vue athée. »

Ils ne m’en avaient jamais parlé. Mais j’imaginais avec quelle consternation ils avaient abordé le travail pédagogique imposé par E.D.

« Je voulais qu’elle touche du doigt sa naïveté. Elle a fait de son mieux. Je pense qu’elle voulait m’impressionner. En gros, elle a répété les arguments que lui avait opposés Jason. Mais lui…» Il rayonnait de fierté. Ses yeux ont lui et son visage a repris un peu de couleur. « Il a été absolument brillant.

Remarquablement, magnifiquement brillant. Jason a ressorti tous les vieux arguments de Diane et en a ajouté d’autres. Et il ne les a pas répétés comme un perroquet. Il avait lu des ouvrages théologiques, des ouvrages bibliques savants. Et il n’a pas cessé de sourire jusqu’à la fin, comme pour dire : écoute, je connais ces arguments sur le bout des doigts, je les connais aussi intimement que toi, je peux les débiter dans mon sommeil, et je continue à les trouver méprisables. Il a été foutrement, absolument impitoyable. À la fin, elle pleurait. Elle a tenu jusqu’à la fin, mais les larmes ruisselaient sur ses joues. »

Je l’ai regardé fixement.

Il a grimacé en voyant mon expression. « J’emmerde ta supériorité morale. J’essayais de lui enseigner une leçon. Je voulais qu’elle soit réaliste, pas un de ces foutus nombrilistes obsédés par le Spin. Toute ta putain de génération…

— Vous vous foutez qu’elle soit en vie ?

— Bien sûr que non.

— Personne n’a eu de ses nouvelles depuis quelque temps. Ce n’est pas juste vous, E.D. Elle est injoignable. J’envisageais d’essayer de la retrouver. Vous pensez que c’est une bonne idée ? »

Mais la serveuse était de retour avec un autre verre et E.D. a vite perdu tout intérêt pour le sujet, moi ou le monde réel. « Ouais, j’aimerais savoir si elle va bien. » Il a ôté ses lunettes qu’il a nettoyées avec la serviette en papier. « Ouais, fais ça, Tyler. »

Voilà comment j’ai décidé d’accompagner Wun Ngo Wen en Arizona.


Voyager avec Wun Ngo Wen était comme voyager avec une pop star ou un chef d’État : sécurité pesante, spontanéité quasi absente, mais efficacité irréprochable. Une succession soigneusement minutée de couloirs d’aéroports, d’avions affrétés et de convois d’autoroute a fini par nous déposer au début du sentier Bright Angel, trois semaines avant la date prévue pour le lancement des réplicateurs, par un jour de juillet aussi chaud qu’un feu d’artifice et aussi clair que l’eau d’un ruisseau.

Wun se tenait à l’endroit où le garde-fou longeait le bord du canyon. Les rangers avaient fermé aux touristes le sentier et le centre d’accueil, et trois de leurs hommes les plus photogéniques se tenaient prêts à conduire Wun (ainsi qu’un contingent d’agents fédéraux chargés de sa sécurité et munis de holsters sous leurs tenues de randonnées) en expédition jusqu’au fond du canyon, où ils camperaient pour la nuit.

On avait promis la tranquillité à Wun une fois la randonnée entamée, mais il se trouvait pour le moment au centre d’un véritable cirque. Les camionnettes des médias remplissaient le parking, des journalistes et des paparazzi se pressaient contre les cordes de retenue comme s’ils suppliaient de toutes leurs forces, un hélicoptère survolait le bord du canyon en filmant. Cela n’obérait en rien le bonheur de Wun, qui souriait et inspirait de grandes bouffées d’air embaumé de pin. Un Martien aurait surtout été rebuté par la chaleur, selon moi, mais il ne montrait aucun signe de souffrance malgré la sueur luisant sur sa peau ridée. Il portait un léger maillot kaki, un pantalon assorti et une paire de chaussures de randonnée pour enfants qu’il formait à ses pieds depuis deux semaines. Il a longuement bu à une gourde en aluminium qu’il m’a ensuite tendue.

« Frère d’eau », a-t-il dit.

J’ai ri. « Gardez-la. Vous en aurez besoin.

— Tyler, j’aimerais que vous puissiez descendre avec moi. C’est…» Il a dit quelque chose dans sa langue. « Trop de ragoût pour une seule marmite. Trop de beauté pour un seul humain.

— Vous pourrez toujours la partager avec les fédéraux. »

Il a considéré ses gardes du corps d’un œil noir. « Impossible, hélas. Ils regardent mais ne voient pas.

— Encore une expression martienne ?

— Ça pourrait l’être. »


Wun a prononcé quelques dernières paroles aimables à l’intention de la presse et du gouverneur de l’Arizona, qui venait d’arriver, tandis que j’empruntais un des véhicules de Périhélie pour me mettre en route vers Phœnix.

Personne ne s’en est mêlé, personne ne m’a suivi : cela n’intéressait pas la presse. J’avais beau être le médecin personnel de Wun Ngo Wen – quelques reporters ont bien dû me reconnaître –, en l’absence de Wun lui-même, je n’avais aucun intérêt médiatique. Aucun. J’ai trouvé cela agréable. J’ai activé la climatisation jusqu’à ce que l’atmosphère dans l’habitacle évoque un automne canadien. Peut-être s’agissait-il de ce que les médias appelaient « euphorie désespérée » : le sentiment nous-sommes-tous-foutus-mais-il-peut-se-passer-n’importe-quoi qui avait commencé à culminer à peu près à l’époque où on avait rendu publique la présence de Wun. La fin du monde, plus des Martiens : après cela, plus rien n’était impossible. Ni même improbable. Comment ensuite défendre normalement la propriété, la patience, la vertu, recommander de ne pas causer d’ennuis ?

En accusant ma génération de paralysie Spin, E.D. avait peut-être raison. Nous étions pris dans la lueur des phares depuis une trentaine d’années. Aucun de nous n’avait réussi à se débarrasser de ce sentiment de vulnérabilité profonde, cette conscience bien enracinée de la présence d’une épée au-dessus de nos têtes. Cela gâchait le moindre plaisir et donnait même à nos gestes les meilleurs, les plus courageux, un air de timidité, d’indécision.

Mais même les paralysies s’érodent. Derrière l’appréhension, on trouve la témérité. Derrière l’immobilité, l’action.

L’action pas nécessairement bonne ou sage, d’ailleurs. J’ai dépassé trois ensembles de panneaux d’autoroute mettant en garde contre la piraterie de grand chemin. À la radio, une station locale, le reporter en charge de la circulation énumérait les routes fermées pour « affaires policières » d’un ton aussi indifférent que s’il listait les chantiers.

Mais je suis parvenu sans incident sur le parking à l’arrière du Tabernacle du Jourdain.

Le pasteur, un jeune homme coiffé en brosse appelé Bob Kobel qui avait accepté de me rencontrer lorsque je l’avais contacté par téléphone, s’est avancé vers ma voiture pendant que je la verrouillais. Il m’a escorté à l’intérieur du presbytère, où il m’a offert du café, des beignets et une discussion sérieuse. Il ressemblait à un athlète de lycée ayant pris un peu de ventre, mais toujours empreint d’esprit d’équipe.

« J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, m’a-t-il indiqué. Je comprends vos raisons de vouloir contacter Diane Lawton. Vous comprenez de votre côté pourquoi c’est un peu délicat pour notre Église ?

— Pas vraiment, non.

— Merci pour votre franchise. Laissez-moi vous expliquer. Je suis devenu pasteur de cette congrégation après la crise de la génisse rouge, mais aussi après en avoir été membre pendant des années. Je connais ces gens dont vous êtes curieux, Diane et Simon. Il fut un temps où je les considérais comme mes amis.

— Plus maintenant ?

— J’aimerais dire que nous sommes toujours amis. Mais c’est à eux qu’il faudrait que vous posiez la question. Voyez-vous, Dr Dupree, le Tabernacle du Jourdain a connu pas mal de querelles, pour une congrégation de cette taille. Surtout à cause de nos débuts d’Église hybride, union de dispensationnalistes démodés et de hippies Nouveau Royaume ayant perdu leurs illusions. Nous avions en commun de croire fermement à l’imminence des derniers temps et de désirer sincèrement la confrérie chrétienne. Une alliance difficile, comme vous pouvez l’imaginer. Nous avons eu notre lot de controverses. Des schismes. Des gens virant de bord vers des petits coins du christianisme, des disputes sur des points de doctrine qui, franchement, restaient pour ainsi dire incompréhensibles à la plus grande partie de la congrégation. Mais en ce qui concerne Simon et Diane, ils se sont alignés avec une bande de post-afflictionnistes endurcis qui voulaient s’emparer du Tabernacle du Jourdain. Cela a conduit à des démêlés politiques difficiles, à ce que le monde séculier pourrait appeler des luttes de pouvoir.

— Ils ont perdu ?

— Oh, non. Ils ont pris fermement le contrôle. Du moins, pour un temps. Ils ont radicalisé le Tabernacle du Jourdain d’une manière qui a gêné beaucoup d’entre nous. Il y avait parmi eux Dan Condon, l’homme qui nous a impliqués dans ce réseau de dangers publics essayant de provoquer le Second Avènement avec une vache rouge. Ce que je continue à trouver d’une présomption grotesque. Comme si le Seigneur des Armées attendait un programme de reproduction bovine avant de rassembler ses fidèles. »

Le pasteur Kobel a bu une gorgée de café.

« Je ne peux pas me porter garant de leur foi, ai-je dit.

— Vous m’avez indiqué au téléphone que Diane n’était plus en contact avec sa famille.

— En effet.

— Il s’agit peut-être d’un choix délibéré. J’ai déjà vu son père à la télévision. C’est un homme qui a l’air intimidant.

— Je ne suis pas venu l’enlever. Juste m’assurer qu’elle va bien. »

Une autre gorgée de café. Un autre regard songeur.

« J’aimerais pouvoir vous dire qu’elle va bien. Et c’est sans doute le cas. Mais après les scandales, tout ce groupe a déménagé dans la cambrousse. Et certains sont toujours conviés à s’entretenir au moment de leur choix avec les enquêteurs fédéraux. Aussi les visites sont-elles découragées.

— Mais pas impossibles ?

— Pas impossibles s’ils vous connaissent. Je ne suis pas sûr que vous rentriez dans cette catégorie, Dr Dupree. Je pourrais vous indiquer la route, mais je doute qu’ils vous laisseraient entrer.

— Même si vous répondiez de moi ? »

Il a cillé et semblé y réfléchir.

Puis il a souri, a sorti du bureau derrière lui un morceau de papier sur lequel il a noté une adresse et quelques indications. « Bonne idée, Dr Dupree. Dites-leur que c’est le pasteur Bob qui vous envoie. Mais soyez prudent quand même. »


Le pasteur Bob Kobel m’avait indiqué comment trouver le ranch de Dan Condon, qui était une ferme proprette à deux étages, située dans une vallée broussailleuse à plusieurs heures de route de la ville. Cela ne ressemblait guère à un ranch, du moins à mes yeux de béotien. Il y avait une vaste grange, en mauvais état comparée à la maison, et plusieurs têtes de bétail occupées à paître quelques lopins mêlant mauvaises herbes et herbe à pâturage.

Dès que j’ai freiné, un grand type en salopette a bondi au bas de la véranda : environ cent dix kilos, avec une barbe et une expression malheureuse. J’ai baissé ma fenêtre.

« Propriété privée, chef.

— Je suis venu voir Simon et Diane. »

Il m’a regardé sans rien dire.

« Ils ne s’attendent pas à ma visite. Mais ils me connaissent.

— Ils vous ont invité ? Parce qu’on n’est pas trop fana de visiteurs, par ici.

— Le pasteur Bob Kobel m’a dit que vous ne verriez pas d’inconvénients à ce que je passe.

— Ah ouais, il a dit ça.

— Il m’a dit de vous préciser que j’étais globalement inoffensif.

— Le pasteur Bob, hein. Vous avez des papiers ? »

J’ai sorti ma carte d’identité, sur lequel il a refermé la main avant de repartir dans la maison.


J’ai attendu. J’ai ouvert les fenêtres pour laisser un vent sec traverser l’automobile en murmurant. Le soleil était assez bas pour que les piliers de la véranda projettent des ombres de cadran solaire, et ces ombres se sont plus qu’un peu allongées avant que l’homme revienne me rendre ma carte en disant : « Simon et Diane vont vous recevoir. Et désolé d’avoir semblé un peu brusque. Je m’appelle Sorley. » Je suis descendu de voiture lui serrer la main. Il avait une poigne impressionnante. « Aaron Sorley. Frère Aaron pour la plupart des gens. »

Il m’a escorté à l’intérieur, franchissant avec moi la bruyante contre-porte à moustiquaire. Il régnait dans la ferme une atmosphère torride mais animée. Un garçon hilare vêtu d’un T-shirt de coton est passé en courant au niveau de nos genoux. Dans la cuisine, deux femmes préparaient ensemble ce qui ressemblait à un grand repas collectif : des énormes casseroles sur la cuisinière, des monticules de choux sur la planche à découper.

« Simon et Diane se partagent la chambre du fond, en haut des escaliers, dernière porte sur votre droite. Vous pouvez monter. »

Mais je n’avais pas besoin de guide : Simon attendait en haut des marches.

L’ex-héritier des tiges-chenilles semblait un peu usé. Cela n’avait rien de surprenant puisque je ne l’avais pas revu depuis le soir de l’attaque chinoise contre les artefacts polaires, vingt ans auparavant. Peut-être pensait-il la même chose à mon propos. Il avait toujours un sourire remarquable, grand et généreux, un sourire qu’Hollywood aurait pu exploiter si Simon avait préféré Mammon à Dieu. Il ne s’est pas contenté d’une poignée de mains : il m’a serré dans ses bras.

« Bienvenue ! m’a-t-il dit. Tyler ! Tyler Dupree ! Je m’excuse si frère Aaron s’est montré un peu rude. On n’a pas beaucoup de visiteurs, mais tu verras qu’on a l’hospitalité généreuse, du moins une fois qu’on t’a laissé entrer. On t’aurait invité plus tôt si on avait su qu’il y avait la moindre chance que tu fasses le voyage.

— Heureuse coïncidence, ai-je expliqué. Je suis en Arizona parce que…

— Oh, je sais. On écoute les nouvelles de temps en temps. Tu es venu avec l’homme ridé. Tu es son médecin. »

Il m’a conduit au bout du couloir jusqu’à une porte peinte en crème, leur porte – à Diane et lui –, qu’il a ouverte.

La pièce était meublée confortablement bien que dans un style démodé, avec dans un coin un grand lit sur lequel un édredon recouvrait les creux et les bosses du matelas, un rideau de vichy jaune à la fenêtre, un petit tapis en coton sur le plancher. Et une chaise près de la fenêtre. Et Diane assise sur cette chaise.


« C’est bon de te revoir, a-t-elle dit. Merci d’avoir pris du temps pour nous. J’espère que nous ne t’avons pas soustrait à ton travail.

— Pas plus que je ne voulais en être soustrait. Comment vas-tu ? »

Simon a traversé la pièce pour se tenir à ses côtés. Il a posé la main sur son épaule et l’y a laissée.

« On va bien tous les deux, a-t-elle répondu. On ne roule peut-être pas sur l’or, mais on s’en sort. J’imagine qu’à notre époque, il ne faut guère en espérer davantage. Désolée de ne pas avoir donné de nouvelles, Tyler. Après les ennuis au Tabernacle du Jourdain, on a davantage de mal à faire confiance au monde extérieur à l’église. J’imagine que tu as entendu parler de toutes ces histoires ?

— Une pagaille monumentale, est intervenu Simon. La Sécurité intérieure a sorti l’ordinateur et la photocopieuse du presbytère, est partie avec et ne les a jamais rendus. Bien entendu, nous n’avions absolument rien à voir avec toutes ces absurdités de génisse à robe rouge. On a juste fait circuler quelques brochures dans la congrégation. Pour qu’elle décide, tu comprends, si c’était le genre de choses dans lequel elle voulait s’impliquer. C’est pour cela que le gouvernement fédéral nous a interrogés, tu peux imaginer cela ? Il semble que ce soit un crime dans l’Amérique de Preston Lomax.

— Personne n’a été arrêté, j’espère.

— Personne parmi nos proches, a répondu Simon.

— Mais cela a rendu tout le monde nerveux, a dit Diane. On se met à penser à des choses qu’on tenait pour acquises. Les coups de téléphone. Les lettres.

— J’imagine qu’il faut vous montrer prudents, ai-je convenu.

— Oh, oui, a répondu Diane.

— Vraiment très prudents », a complété Simon.

Vêtue d’une robe fourreau en coton nouée à la taille, Diane portait sur la tête un fichu à carreaux blancs et rouges qui la faisait ressembler à une paysanne. Elle ne s’était pas maquillée, mais elle n’en avait pas besoin. Habiller Diane sans élégance était aussi vain que cacher un projecteur sous un chapeau de paille.

Je me suis aperçu à quel point le simple fait de la voir m’avait manqué. Déraisonnablement manqué. J’avais honte du plaisir que je prenais à sa présence. Vingt ans durant, nous n’avions guère été que des relations. Deux personnes qui s’étaient connues par le passé. Je n’avais pas le droit à cette accélération du rythme cardiaque, à cette sensation de chute libre qu’elle provoquait en moi juste en restant assise sur cette chaise en bois à me regarder et à détourner les yeux en rougissant un peu quand ils croisaient les miens.

C’était irréaliste et injuste… injuste envers quelqu’un, peut-être moi, sans doute elle. Je n’aurais jamais dû venir.

« Et toi, comment vas-tu ? a-t-elle demandé. Tu travailles toujours avec Jason, à ce que je comprends. J’espère qu’il va bien.

— Très bien. Il t’embrasse. »

Elle a souri. « J’en doute. Ça ne ressemble pas à Jase.

— Il a changé.

— Vraiment ?

— On a beaucoup parlé de Jason », a dit Simon, agrippant toujours de sa main sombre et calleuse le coton clair recouvrant l’épaule de Diane. « De Jason et de l’homme ridé, le soi-disant Martien.

— Pas juste soi-disant, ai-je corrigé. Il est né et a grandi sur Mars. »

Simon a cillé. « Puisque tu le dis, ça doit être vrai. Mais comme je disais, on a parlé. Les gens savent que l’Antéchrist est parmi nous, c’est un fait établi, et peut-être est-il déjà célèbre, attendant son heure, préparant sa guerre futile. On examine donc de près les personnalités publiques, dans le coin. Je ne dis pas que Wun Ngo Wen est l’Antéchrist, mais si je le disais, je ne serais pas le seul. Tu es proche de lui, Tyler ?

— Je lui parle de temps en temps. Je ne le pense pas assez ambitieux pour être l’Antéchrist. » Même si E.D. Lawton pourrait ne pas être d’accord avec moi sur ce point.

« C’est tout de même le genre de choses qui nous rend prudents, a dit Simon. Voilà pourquoi cela posait un problème à Diane de rester en contact avec sa famille.

— Parce que Wun Ngo Wen pourrait être l’Antéchrist ?

— Parce que nous ne voulons pas attirer l’attention des puissants, si près de la fin des temps. »

Je n’ai pas su comment réagir à cela.

« Tyler a fait beaucoup de route, est intervenue Diane. Il a sans doute soif. »

Le sourire de Simon a aussitôt réapparu. « Aimerais-tu prendre un verre avant le dîner ? On a plein de boissons gazeuses. Du Mountain Dew, ça te dit ?

— Parfait », ai-je répondu.

Il a quitté la pièce. Diane a attendu de l’entendre descendre les escaliers avant de pencher la tête et de me regarder vraiment en face. « Tu as fait un long voyage.

— Il n’y avait pas d’autres moyens de reprendre contact.

— Mais tu n’avais pas besoin de te donner tout ce mal. Je suis en bonne santé et heureuse. Tu peux le dire à Jase. Et à Carol, d’ailleurs. Et à E.D., si ça l’intéresse. Je n’ai pas besoin d’une visite de surveillance.

— Ce n’en est pas une.

— Tu passais dans le coin et tu t’es arrêté pour dire bonjour ?

— En fait, oui, quelque chose dans le genre.

— Je n’ai pas rejoint une secte. Je ne suis pas ici sous la contrainte.

— Je n’ai pas dit cela, Diane.

— Mais tu l’as pensé, pas vrai ?

— Je suis content que tu ailles bien. »

Elle a tourné la tête et la lumière du couchant s’est reflétée dans ses yeux. « Désolée, c’est juste que je suis surprise. De te voir comme ça. Et je suis heureuse que tu t’en sortes bien, là-bas, dans l’est. Tu t’en sors bien, n’est-ce pas ? »

Je me suis senti d’humeur téméraire. « Non, ai-je répondu. Je suis paralysé. Du moins, c’est ce que pense ton père. Il dit que toute notre génération est paralysée par le Spin. On est toujours pris dans l’instant où les étoiles ont disparu. On ne s’en est jamais remis.

— Et tu penses que c’est vrai ?

— Peut-être davantage qu’aucun d’entre nous n’est prêt à l’admettre. » Je n’avais pas prévu de dire ce que je disais. Mais Simon allait revenir d’un instant à l’autre, une canette de Mountain Dew à la main, son sourire impénétrable aux lèvres, et l’occasion serait perdue, sans doute à jamais. « Quand je te regarde, je continue à voir la fille sur la pelouse derrière la Grande Maison. Alors ouais, peut-être bien qu’E.D. a raison. Vingt-cinq ans volés. Ils sont passés très vite. »

Diane a accepté cela en silence. L’air chaud agitait les rideaux en vichy et la chambre s’assombrissait de plus en plus. Puis Diane a dit : « Ferme la porte.

— Cela ne risque pas de paraître bizarre ?

— Ferme la porte, Tyler, je ne veux pas qu’on m’entende. »

J’ai donc fermé la porte, doucement, et Diane s’est levée pour venir prendre mes mains dans les siennes. Elles étaient fraîches. « On est trop près de la fin du monde pour se mentir. Je suis désolée d’avoir arrêté d’appeler, mais comme il y a dans cette maison quatre familles pour un seul téléphone, cela ne pose aucune difficulté de savoir qui appelle qui.

— Simon ne le permettrait pas.

— Au contraire. Simon l’aurait accepté. Simon accepte la plupart de mes habitudes et de mes manies. Mais je ne veux pas lui mentir. Je ne veux pas porter ce fardeau. J’admets toutefois que ces coups de téléphone me manquent, Tyler. Ils étaient une corde de sécurité. Quand je manquais d’argent, quand l’Église se divisait, quand je me sentais seule sans raison valable… ta voix me faisait l’effet d’une transfusion.

— Pourquoi arrêter, dans ce cas ?

— Parce que cela aurait été déloyal. À l’époque. Maintenant. » Elle a secoué la tête comme si elle essayait de me faire comprendre une notion difficile mais primordiale. « Je comprends ce que tu veux dire sur le Spin. J’y pense aussi. Parfois, je fais comme s’il existait un monde où nous n’aurions pas connu le Spin et où nous aurions eu des vies différentes. Nous, toi et moi. » Elle a inspiré en frissonnant et a rougi. « Et si je ne pouvais pas vivre dans ce monde-là, je pensais pouvoir au moins lui rendre visite toutes les deux semaines, t’appeler comme on appelle un vieil ami pour parler d’autre chose que de la fin du monde.

— Tu trouves cela déloyal ?

— C’est déloyal. Je me suis donnée à Simon. Il est mon mari aux yeux de Dieu et de la loi. Si ce n’était pas un bon choix, c’était tout de même mon choix, et je ne suis peut-être pas le genre de chrétienne que je devrais être, mais je sais ce qu’est le devoir, la persévérance et le soutien à quelqu’un même si…

— Même si quoi, Diane ?

— Même si c’est douloureux. Je ne pense pas que ni toi ni moi n’ayons besoin d’examiner de plus près la vie que nous aurions pu mener.

— Je ne suis pas venu pour te rendre malheureuse.

— Non, mais tu as cet effet.

— Alors je ne vais pas rester.

— Tu resteras pour le dîner. Juste par politesse. » Elle s’est mis les mains sur les hanches et a baissé les yeux. « Laisse-moi te dire quelque chose tant qu’on a encore un peu d’intimité. Pour ce qu’elle vaut. Je ne partage pas toutes les convictions de Simon. Je ne peux sincèrement affirmer croire que le monde va se terminer avec l’ascension des fidèles au paradis. Dieu me pardonne, mais cela ne me semble tout simplement pas plausible. Je crois toutefois que le monde va se terminer. Qu’il est en train de se terminer. Il est en train de se terminer depuis le début de nos vies. Et…

— Diane…

— Non, laisse-moi finir. Laisse-moi me confesser. Je crois vraiment que le monde va se terminer. Je crois à ce que Jason m’a dit il y a des années et des années, qu’un matin le soleil va se lever, enflé, infernal, et qu’en quelques heures ou quelques jours, notre temps sur la Terre sera terminé. Je ne veux pas être seule ce matin-là…

— Comme tout le monde. » Sauf peut-être Molly Seagram, me suis-je dit. Molly se la jouant Le Dernier Rivage[10] avec son flacon de pilules à suicide. Molly et les gens comme elle.

« Et je ne serai pas seule. Je serai avec Simon. Ce que je t’avoue, Tyler – et que je veux qu’on me pardonne –, c’est que quand je me représente ce jour, ce n’est pas forcément avec Simon que je me vois. »

La porte s’est ouverte d’un coup. Simon. Les mains vides. « Il se trouve que le dîner est déjà servi, a-t-il annoncé. Ainsi qu’un broc de thé glacé pour les voyageurs assoiffés. Descends te joindre à nous. Il y a bien assez pour tout le monde.

— Merci, ai-je répondu. Ça a l’air pas mal du tout. »


Les six adultes partageant la ferme avec Simon et Diane étaient les Sorley, les McIsaac, Dan Condon et son épouse. Les Sorley avaient trois enfants et les McIsaac cinq, si bien que nous étions dix-sept à dîner sur une grande table à tréteaux dans la pièce adjacente à la cuisine. Cela a donné un agréable chahut qui a duré jusqu’à ce que « Oncle Dan » annonce les grâces et que toutes les mains se joignent aussitôt, les têtes se baissant toutes au même moment.

Dan Condon était le mâle dominant du groupe. Grand, presque sépulcral, affreux avec sa barbe noire à la Lincoln, il nous a rappelé pendant les grâces que nourrir un étranger était un acte de vertu même si cet étranger arrivait sans invitation, amen.

J’ai déduit du déroulement de la conversation que frère Aaron Sorley commandait en second et servait sans doute d’agent exécuteur en cas de différends. Teddy McIsaac et Simon s’en remettaient tous deux à Sorley, mais se tournaient vers Condon pour les verdicts ultimes. La soupe était trop salée ? « Juste comme il faut », affirmait Condon. Le temps, un peu chaud depuis quelques jours ? « Rien d’anormal dans la région », déclarait Condon.

Les femmes parlaient peu et gardaient en général les yeux fixés sur leurs assiettes. L’épouse de Condon était petite et corpulente, avec une expression pincée. Celle de Sorley, presque aussi imposante que son mari, accueillait d’un sourire voyant chaque commentaire appréciateur sur la nourriture. Mme McIsaac semblait avoir à peine dix-huit ans, comparée à son morose quadragénaire de mari. Aucune des femmes ne m’a adressé directement la parole ni ne m’a été présentée par son prénom. Diane était un diamant parmi ces zircons, cela crevait les yeux, ce qui expliquait peut-être la prudence de son comportement.

Les familles étaient toutes des réfugiées du Tabernacle du Jourdain. Elles ne comptaient pas parmi les plus radicales de la paroisse, a expliqué Oncle Dan, comme ces agités de dispensationnalistes qui avaient fui l’année précédente au Saskatchewan, mais n’étaient pas tièdes non plus dans leur foi, contrairement au pasteur Bob Kobel et à sa bande, toujours prêts au compromis. Les familles étaient venues s’installer au ranch (celui de Condon) afin de mettre quelques kilomètres entre elles et les tentations de la ville, d’attendre l’appel final dans une paix monastique. Pour l’instant, a-t-il précisé, le plan avait fonctionné.

Le reste de la tablée parlait d’un camion à la cellule énergétique défaillante, d’un toit toujours en cours de réparation, et d’un problème à prévoir avec la fosse septique. J’ai été aussi soulagé que les enfants ont semblé l’être quand le repas s’est terminé – Condon a décoché un regard féroce à l’une des petites Sorley qui venait de pousser un soupir trop audible.

Une fois la table débarrassée (travail des femmes, au ranch Condon), Simon a annoncé que je devais partir.

« Ça ira, sur la route, Dr Dupree ? a demandé Condon. Il y a du banditisme presque toutes les nuits, maintenant.

— Je garderai les fenêtres fermées et l’accélérateur au plancher.

— C’est sans doute plus sage. »

Simon a dit : « Si cela ne te gêne pas, Tyler, je vais t’accompagner jusqu’à la clôture. J’aime rentrer à pied, par des nuits chaudes comme celle-là. Même en m’éclairant à la lanterne. »

Cela ne me gênait pas.

Tout le monde s’est alors mis en rang pour des adieux cordiaux. Les enfants se sont tortillés jusqu’à ce que je leur serre la main et qu’on les laisse partir. Lorsque son tour est venu, Diane m’a salué d’un signe de tête mais en baissant les yeux, et quand je lui ai tendu la main, elle l’a serrée sans me regarder.


Simon m’a accompagné jusqu’à environ cinq cents mètres du ranch, en gigotant dans la voiture comme quelqu’un qui a quelque chose à dire mais n’ouvre pas la bouche. Je ne l’ai pas encouragé à parler. L’air nocturne, assez frais, embaumait. Je me suis arrêté à l’endroit qu’il m’indiquait, au sommet d’une crête près d’une clôture brisée et d’une haie d’ocotillos. « Merci pour la promenade », a-t-il lancé.

Une fois sorti, il s’est attardé un moment sans refermer la portière.

« Tu voulais me dire quelque chose ? » ai-je demandé.

Il s’est éclairci la gorge. « Tu sais, a-t-il fini par me confier d’une voix à peine plus audible que le vent, j’aime Diane autant que j’aime Dieu. Je reconnais que cela a l’air blasphématoire. J’ai eu longtemps cette impression. Mais je crois que Dieu l’a mise sur Terre pour être ma femme et uniquement pour cela. Et je pense donc depuis quelque temps que ce sont les deux faces d’une même pièce. L’aimer est ma manière d’aimer Dieu. Tu crois que c’est possible, Tyler Dupree ? »

Sans attendre ma réponse, il a refermé la portière et allumé sa torche. Je l’ai observé dans le rétroviseur redescendre la colline dans l’obscurité et le cri-cri des grillons.


Je n’ai croisé ni bandits ni pirates de la route ce soir-là.

L’absence d’étoiles et de lune avait rendu la nuit plus sombre et plus dangereuse depuis les premières années du Spin. Les criminels avaient élaboré d’ingénieuses stratégies pour les embuscades rurales. Voyager de nuit augmentait considérablement les risques de se faire dévaliser ou assassiner.

Il n’y avait donc guère de circulation quand je suis rentré à Phœnix, j’ai surtout vu des camionneurs assurant des transports entre États dans des dix-huit roues bien défendus. La plupart du temps, je me suis retrouvé seul sur la route, taillant un coin de lumière dans la nuit en écoutant le crissement des roues et le souffle du vent. S’il existe un bruit évoquant davantage la solitude, je ne le connais pas. C’est pour cela qu’on équipe les automobiles de radios, j’imagine.

Mais il n’y avait pas de voleurs ni d’assassins sur la route.

Pas cette nuit-là.


J’ai donc passé la nuit dans un motel des environs de Phœnix avant de retrouver au matin Wun Ngo Wen et son équipe de sécurité dans le salon VIP de l’aéroport.

Wun s’est montré d’humeur bavarde, dans l’avion qui nous reconduisait à Orlando. Il avait étudié la géologie des déserts du sud-ouest et se montrait particulièrement enchanté par une pierre achetée dans une boutique de souvenirs sur la route de Phœnix – obligeant tout le cortège à s’arrêter et à l’attendre pendant qu’il fouillait dans une boîte de fossiles. Il m’a montré sa prise, une spirale calcaire creuse dans deux à trois centimètres d’argile schisteuse du sentier Bright Angel. L’empreinte d’un trilobite, m’a-t-il dit, mort environ dix millions d’années plus tôt, recouvert par ces déchets rocheux et sableux sous nos pieds, par ce qui avait été autrefois le fond d’un océan.

Il n’avait jamais vu de fossiles de sa vie. Il m’a affirmé que cela n’existait pas sur Mars. Il n’y avait aucun fossile dans le système solaire sauf ici, ici sur la vieille Terre.


À Orlando, on nous a fait monter à l’arrière d’une autre voiture d’un autre convoi, celui-ci à destination du complexe Périhélie.

Nous n’avons pu partir qu’au crépuscule, une opération de sécurité nous ayant retardés d’environ une heure. Une fois sur l’autoroute, Wun Ngo Wen s’est excusé de bâiller. « Je n’ai pas l’habitude de faire autant d’exercice.

— Je vous ai vu sur le tapis de jogging à Périhélie. Vous vous en sortez bien.

— Un tapis de jogging n’est pas vraiment un canyon.

— Non, j’imagine.

— Je suis crevé mais ravi. Cela a été une expédition merveilleuse. J’espère que vous avez passé d’aussi bons moments que moi en Arizona. »

Je lui ai raconté que j’avais localisé Diane et qu’elle allait bien.

« Tant mieux. Je suis désolé de n’avoir pas pu faire sa connaissance. Si elle ressemble un tant soit peu à son frère, ce doit être une personne remarquable.

— En effet.

— Mais la visite n’a pas été à la hauteur de vos espérances ?

— Je n’espérais peut-être pas ce qu’il fallait. » Peut-être n’espérais-je pas ce qu’il fallait depuis longtemps.

« Eh bien », a conclu Wun en bâillant, les yeux mi-clos, « la question… comme toujours, la question est de savoir de quelle manière regarder le soleil pour ne pas être aveuglé. »

J’ai voulu lui demander ce qu’il voulait dire par là, mais sa tête dodelinait sur la garniture des sièges et il m’a semblé plus attentionné de le laisser dormir.


Notre convoi comptait cinq voitures plus un transporteur de troupes dans lequel un petit détachement de fantassins se tenait prêt en cas d’ennuis.

Ce véhicule blindé, parallélépipédique, avait à peu près la taille de ceux utilisés par les banques régionales pour convoyer l’argent liquide dans un sens ou dans l’autre, aussi le confondait-on facilement avec un transporteur de fonds.

En fait, il se trouvait qu’un convoi de la Brink’s roulait dix minutes devant nous jusqu’à ce qu’il quitte l’autoroute pour prendre la direction de Palm Bay. Des guetteurs d’un gang – placés aux grandes intersections et communiquant par téléphone – ont confondu notre convoi avec celui de la Brink’s et nous ont désignés comme cible à leurs complices placés devant nous.

Ces criminels très organisés avaient déjà placé des mines terrestres sur une portion de la route contournant une réserve naturelle marécageuse. Ils étaient de surcroît équipés d’armes automatiques et de deux lance-roquettes, aussi un convoi de la Brink’s n’aurait-il pas pu résister longtemps : en moins de cinq minutes, les gangsters auraient procédé au partage du butin au fond des marais. Mais leurs guetteurs avaient commis une erreur capitale. S’attaquer à un convoyeur de fonds est une chose, s’en prendre à cinq véhicules sécurisés et un transporteur de troupes rempli de militaires très entraînés et de professionnels de la protection en est une tout autre.

Je regardais défiler l’eau verte et les cyprès chauves derrière la vitre teintée quand les lampadaires de l’autoroute se sont éteints.

Un pirate avait sectionné les câbles électriques enterrés. Soudain, l’obscurité a été vraiment obscure, un mur derrière la vitre, et je n’ai plus rien vu à la fenêtre que le reflet de ma propre surprise. « Wun…», ai-je dit.

Mais il dormait toujours, son visage ridé sans plus d’expression qu’une empreinte du pouce.

C’est alors que la voiture de tête a roulé sur une mine.

L’onde de choc a frappé comme un poing de métal notre véhicule blindé. Chaque composante du convoi roulait à distance prudente des autres, mais nous étions assez près pour voir la voiture de tête se soulever sur un jaillissement de flammes jaunes et retomber en feu sur le goudron, les roues tordues.

Notre chauffeur a fait une embardée et, sans doute en contradiction avec sa formation, a ralenti. La route était bloquée devant nous. Une autre explosion s’est alors produite à l’arrière du convoi, une autre mine, qui a expédié des morceaux de revêtement dans les marécages et nous a boxés avec une efficacité impitoyable.

Désormais réveillé, déconcerté et terrifié, Wun ouvrait des yeux aussi grands que des lunes, et presque aussi brillants.

Des coups de feu d’armes de petit calibre ont claqué au loin. Je me suis recroquevillé en tirant Wun vers le bas, lui et moi pliés sur nos ceintures de sécurité et cramponnés à leurs boucles. Le conducteur s’est arrêté et a saisi une arme sous le tableau de bord avant de jaillir en roulé-boulé par la portière.

Au même moment, douze hommes tout juste dégorgés par le transport de troupes derrière nous ont commencé à tirer dans le noir en essayant d’établir un périmètre. Les agents en civil à bord des autres véhicules ont entrepris de converger sur notre voiture, cherchant à protéger Wun, mais les coups de feu les ont cloués au sol avant qu’ils puissent nous atteindre.

La rapidité de la réaction a dû ébranler les pirates de la route. Ils se sont servis d’armes plus lourdes. L’une d’elles a tiré ce qu’on m’a dit plus tard être une roquette. Tout ce que je sais, c’est que je me suis soudain retrouvé sourd dans la voiture pleine de fumée et de verre brisé tandis qu’elle tournait autour d’un axe compliqué.


Puis, mystérieusement, la moitié de mon corps sortait par la portière arrière, mon visage reposait sur le gravier de la chaussée et un goût de sang me recouvrait la langue. Quelques pas plus loin, Wun gisait sur le flanc avec une chaussure en feu – une des chaussures de randonnée pointure enfant qu’il avait achetées pour le Grand Canyon.

Je l’ai appelé. Il a remué, un peu. Des balles pleuvaient derrière nous sur l’épave de la voiture, creusant des cratères dans l’acier. J’avais la jambe gauche engourdie. Je me suis approché de Wun en rampant et j’ai éteint les flammes de sa chaussure à l’aide d’un morceau de garniture. Wun a gémi et levé la tête.

Nos hommes ont répliqué, leurs balles traçantes s’enfonçant dans les marais de chaque côté de la route.

Wun a voûté le dos et s’est mis à genoux. Il ne semblait pas savoir où il se trouvait. Son nez saignait. Il avait le front déchiré, à vif.

« Ne vous levez pas », ai-je coassé.

Mais il a continué à essayer de se remettre debout, sa chaussure brûlée ballottant et puant.

« Pour l’amour du ciel », ai-je dit. J’ai tendu la main, mais il s’est dérobé. « Pour l’amour du ciel, ne vous levez pas ! »

Il a malgré tout fini par réussir à se hisser sur ses pieds et est resté debout, tremblant, silhouetté par l’épave en feu. Il a baissé les yeux et semblé me reconnaître.

« Tyler… Que s’est-il passé ? »

C’est à ce moment-là que les balles l’ont trouvé.


Beaucoup de gens avaient détesté Wun Ngo Gwen. Ils ne se fiaient pas à ses motifs, comme E.D. Lawton, ou le méprisaient pour des raisons plus complexes et moins défendables : parce qu’ils le croyaient un ennemi de Dieu, parce qu’il se trouvait avoir une peau noire, parce qu’il croyait à la théorie de l’évolution, parce qu’il personnifiait la preuve physique du Spin et les vérités dérangeantes sur l’âge de l’univers extérieur.

Beaucoup parmi ceux-là avaient songé à le tuer. La Sécurité intérieure avait intercepté et archivé des dizaines de menaces.

Ce n’était toutefois pas un complot qui l’avait tué. Mais un mélange d’avidité, d’erreur sur la personne et de témérité engendrée par le Spin.

Sa mort était tellement typique de la Terre que cela en devenait embarrassant.

On a incinéré le corps de Wun (après une autopsie et d’innombrables prélèvements d’échantillons) et on lui a accordé des funérailles nationales. Des dignitaires venus du monde entier ont assisté à la commémoration dans la cathédrale nationale de Washington. Le président Lomax a prononcé un long panégyrique.

On a envisagé d’expédier ses cendres en orbite, mais cela ne s’est jamais concrétisé. D’après Jason, on a stocké l’urne au sous-sol de la Smithsonian Institution en attendant les dispositions finales.

Elle s’y trouve sans doute encore.

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