PREMIÈRE PARTIE JEU DE MASSACRE

1

Méfie-toi des Ricaines, fiston !

Si d'aventure tu en brosses une et que tu lui éternues dans la mandoline, n'oublie pas de récupérer ton sirop de burettes à la cuillère et de recompter tes poils de cul avant de la quitter.

C'est ça, la chiasse, avec les petites Yankees. Elles oublient, après calçage, que tu leur as déguisé les doigts de pied en bouquet de violettes et t'assignent devant les tribunaux pour viol et enfoutraillage de leur belle robe dominicale ; kif ce pauvre dadais de Président Clinton à l'éjaculation trop précoce pour être délectable.

Tu parles d'un glandu !

Il lui suffit d'appuyer sur un bouton pour mettre le monde à feu et à sang, mais il est pas foutu de contrôler ceux de sa braguette !

A cause de ce benêt, l'aigle américain s'est déplumé du croupion. On en verra d'autres, baby. Des plus tordues encore ; fais confiance à la connerie humaine.

Voilà le style de mes cogitations à l'instant où je poireaute dans le salon d'attente d'une clinique feutrée de Neuilly.

Elles sont telles, mes pensées, parce que c'est précisément à une jeune Amerloque que je viens rendre visite.

Miss Pamela Grey est une fille à papa made in U.S.A. dont le géniteur s'est emmilliardé dans le commerce du blé. Tu le vois, Eloi, ce book démarre comme les anciens polars de la « Série Noire » dans lesquels tu trouves immanquablement une riche héritière menacée de rapt par des gangsters de haute volée, décidés à faire cracher le dabe au bassinet…

Mais que je te module le pedigree de la gentille. Quand elle avait douze ans, sa maman, une Argentine volage, a joué cassos avec un beau ténébreux, en engourdissant un rude pacsif de dollars à son cornard.

De ce fait, la môme Pamela a vécu dans des collèges et universités de grand luxe jusqu'à ce qu'elle décroche un master d'économie. Ce parchemin en poche, elle est revenue au domaine familial avec des projets d'agences de voyages d'une conception nouvelle. Auparavant, elle a décidé de prendre une année sabbatique, ce qui est fréquent chez les jeunes gens friqués hésitant à plonger dans l'existence.

Elle s'est organisé un séjour en Europe et a choisi le mode de transport le plus long, à savoir le bateau. Une traversée en first à bord du Princess Butock, le nouveau fleuron de la Cunard, comme on dit puis à Bourgoin-Jallieu, mes villes natales.

Afin de ne pas se sentir seulâbre, elle a convié une amie de faculté à l'accompagner : Elnora Stuppen, fille aînée d'un pasteur noir sans fortune mais équipé de solides relations. Les deux condisciples se lièrent d'une brûlante amitié et devinrent bientôt inséparables. Peut-être se bouffaient-elles le cul ? Cette impertinente supposition, émise par un esprit biscornu, n'engage que moi. Je propage fréquemment des idées malveillantes, pour la puérile satisfaction de n'être jamais dupe ; je préfère soulever un doute de mauvais aloi plutôt que d'être floué en jouant les crédules.

Cette traversée de l'Atlantique Nord s'effectua dans d'aimables conditions. Sauf en son ultime partie, au cours de laquelle la compagne de Pamela disparut.

Une absence à bord d'un navire génère rapidement l'inquiétude. Le bâtiment fut exploré de la cale à la dunette (ce qui, en langage terre à terre, se traduit par « de la cave au grenier »). En vain ! La ravissante ne réapparut point. Son évaporation agaça fort le commandant Mortimer, lequel n'avait eu à déplorer, au cours de sa carrière, que la noyade d'un fêtard ivre s'obstinant à jouer les funambules sur la rambarde, et l'extinction de gérontes exténués qui avaient confondu le prestigieux paquebot avec un mouroir.

Miss Grey pleura fort l'absence de sa compagne dont elle prévint la famille. Elle marqua son intention d'écourter son voyage et de retourner aux States par avion. Son père l'en dissuada, alléguant qu'elle avait grand besoin de s'étourdir, au contraire. La jeune fille se rendit à ce raisonnement, car on est toujours enclin à choisir la route de la facilité, moins pentue que celle du devoir.

Une fois débarquée à Southampton, elle prit le train pour Paris, ville dont elle rêvait depuis ses premiers Pampers.

Las ! un sort mauvais devait décidément gâcher son voyage. Parvenue à la gare du Nord, elle fut victime d'une bousculade sur le pont de bois provisoire en surplomb des voies et fit une chute d'une sixaine de mètres. Résultats ? Vertèbre brisée, fractures du rocher, de l'épaule gauche et du talon droit. Un complet, comme tu peux voir !

Ainsi saccagée, les vaillants sapeurs-pompiers parisiens la transportèrent à l'Hôtel-Dieu. Elle n'y passa que quelques heures, car son paternel, prévenu du drame, la fit transférer dare-dare dans une clinique cinq étoiles où la bouteille de Vittel est facturée au prix du Dom Pérignon.


Maintenant, ne voulant pas te voir dépérir de curiosité, je vais, presto, dissiper les rudes points d'interrogation qui t'assaillent avec la fureur d'un essaim de guêpes dans lequel un gamin vient de shooter.

Les faits qui viennent d'être évoqués se sont déroulés hier. Or, figure-toi que ce morninge nous avons reçu la visite d'un monsieur dont le pavillon proximite le nôtre.

Cet homme travaille aux Pompes funèbres. Contrairement à ses confrères qui ont la réputation de se montrer joyeux drilles en dehors de leurs fonctions, ce personnage paraît coltiner le poids du monde sur ses crevardes épaules. Notre ancillaire ibérique vint m'informer de cette visite matinale alors que je procédais à mes ablutions.

Je passai une robe de bain en tissu-éponge, chaussai des babouches marocaines et descendis. Je pensais que le bonhomme venait me concasser les testicules pour me faire signer une pétition quelconque destinée à modifier les habitudes du quartier. Je renonçai à cette supposition en le voyant accompagné d'un branleur de quinze ou seize ans auquel la timidité donnait un air sournois.

L'escamoteur de cadavres me présenta une main aussi blême et froide que celles de ses clients.

— Alphonse Charretier ! se présenta-t-il.

— Nous nous connaissons de vue, assurai-je.

Il en convint.

— Pardon de vous déranger, reprit ce passeur de Rubicon, mais j'ai une sépulture dans trente minutes et le petit va en classe.

Ces deux raisons me parurent suffisantes pour que je l'invite à parler.

Il le fit doctement.

— Je tiens à vous entretenir d'un fait troublant, préambula-t-il. Mon fils Paul-Robert, ici présent, vient de passer quinze jours à Londres afin d'y enrichir son anglais. Il en est revenu hier après-midi avec ses camarades de classe et affirme avoir été le témoin d'un attentat en débarquant à la gare du Nord.

— Un attentat ! m'étonné-je-t-il avec une incrédulité à peine dissimulée.

Mon attention se fixe sur Paul-Robert, lequel soutient hardiment l'éclat de mes prunelles.

— Oui, m'sieur ! assure le fils Charretier, soudain désintimidé.

— Raconte-moi cela, mon garçon.

Son rapport fut bref, concis et marqué d'un tel accent de sincérité que je ne perdis pas de temps à le mettre en doute.

Sitôt sur le quai, il se rappela avoir laissé dans le porte-bagages de son wagon un cadeau destiné à ses parents. Plantant là ses condisciples, il rebroussa chemin afin de le récupérer, puis se mit à courir pour rattraper « le rang ». Comme il franchissait la passerelle à grand renfort de coups de coudes, il assista à une scène qui l'impressionna fortement. Une jeune fille se déplaçait au sein d'un groupe d'hommes pressés. Tout à coup, l'un d'eux se baissa, lui saisit les chevilles à deux mains et, avec une rare promptitude, la fit basculer par-dessus la rampe. Le flot des voyageurs continua de s'écouler, le gamin en fit autant. Presque aussitôt des cris retentirent ; mais Paul-Robert, abasourdi par ce qu'il venait de voir, rejoignit les autres lycéens sans se retourner.

Il ne souffla mot du drame à personne, pas plus à sa mère, venue l'attendre, qu'à ses amis.

Au cours du dîner familial, il se cantonna dans un mutisme inhabituel. Les siens en furent d'autant plus alarmés qu'il avait beaucoup à raconter.

Un peu plus tard, son croque-mort de père l'alla voir dans sa chambre et parvint à le confesser.

— Vous comprenez, déclare ce dernier, en apprenant une chose pareille, je me suis dit qu'il convenait de vous en parler puisque nous sommes voisins.

Je l'assure qu'il a bien agi et entreprends de faire jacter Charretier fils.

Pas con, ce mouflard. Certes, ce qu'il a vu l'a traumatisé, mais cela n'a rien enlevé à son esprit d'observation.

Selon lui, l'agresseur de la jeune fille n'était pas seul ; il appartenait à un groupe d'individus chargés de masquer son acte. C'est pur hasard que Paul-Robert ait assisté au forfait, grâce à sa petite taille, je suppose.

Vachement fier de paterner le témoin d'un presque meurtre, le pompeur-funèbre-général ! Les macchabées, il connaît. Blindé, il est ! Mais que son hoir ait visionné un crime, voilà qui l'enorgueillit jusqu'à la marque de son slip située à vingt centimètres de son anus.

— Dis bien tout à monsieur, mon chéri, conjure-t-il.

Le petit gazier ne demande pas mieux.

Il commence à mesurer son importance. Me confie que les hommes ayant neutralisé la voyageuse étaient des étrangers. Ces gens n'avaient pas des gueules d'ici. Tous très grands, ils portaient des impers à épaulettes et tenaient chacun un attaché-case de cuir rougeâtre.

Les Charretier (ceux-ci ne jurent pas) me prennent bientôt congé. Ennoblis par leur démarche civique, ils s'en vont, qui à ses cadavres nourriciers, qui à ses branlettes, la conscience en paix.

2

Dans la chambre de Pamela Grey, je découvre quatre personnes. Elle, d'abord, inconsciente, plâtrée et drainée de partout, le toubib, puis un petit homme chauve tout rond, et enfin un mec blond d'une trentaine d'années, au regard couleur banquise.

La ravissante infirmière qui m'escorte annonce en me désignant au professeur Jean Nédeux (c'est écrit sur son badge) :

— Monsieur est de la police.

La présentation n'est pas pompeuse mais produit toujours son effet.

J'accorde un salut général de prélat blasé.

— Veuillez me pardonner si j'importune, déclamé-je, l'on m'a informé à la réception que le père de miss Grey se trouvait auprès de sa fille et un entretien avec lui est indispensable.

Le bonhomme à la chevelure en peau de fesses parle un français très convenable. Il exécute un pas dans ma direction en disant « Hello » et me présente une main appétissante comme une grappe de saucisses en conserve. Je presse l'ensemble en cherchant à qui me fait songer le bonhomme. Oh ! oui : à ce petit Ricain, made in Italy, qui forme un couple comique avec Schwartzenegger. Il en a la pétulance et la cocasserie. Ayant appris dans la journée d'hier l'accident de sa fille, ce digne personnage a illico affrété son Jet privé (un Fépalcon 416 caramélisé) pour accourir à son chevet ; preuve d'une fibre paternelle plus tendue qu'une corde de violon.

Son collaborateur de confiance, mister Los Hamouel (le mec aux yeux d'acier) a insisté pour l'accompagner ; c'est vachement gentil de sa part, car au lieu de traverser l'Atlantique Nord, il aurait pu se faire constricter le python par une radasse de luxe.

Le gars en question m'est aussi sympathique qu'une flaque de dégueulis sur la banquette arrière de ma Jaguar. Mais trêve de « billes versées », dirait joliment un homme nommé Béru. Fuyant son regard de reptile, je me consacre à David Grey et à sa fifille qui aurait dû rester devant son dry-martini, en prenant soin, toutefois, de cracher le noyau de l'olive qui le décore.

La môme ne devait pas être très belle avant son « accident ». Maintenant, elle est franchement tartignole, avec sa tronche asymétrique. L'une de ses pommettes obstrue son œil droit, son nez, bourbonien d'origine, est devenu picassien. Ses délicates oreilles ressemblent à des chanterelles. Elle possède un menton d'herbivore, escamoté comme un tiroir trop enfoncé. On a dû lui raser la tête pour rafistoler sa boîte crânienne, ce qui finit le tableau. M'est avis que, doré de l'avant, va falloir qu'elle passe une chiée d'annonces dans le Chasseur Français pour se dégauchir un époux et qu'elle chipote pas sur le blason !

— Cher ange, murmure David Grey d'un ton frémissant telle l'eau du thé qui se met à bouillir.

Je le visionne. Pas surprenant qu'il ait procréé une tarderie pareille, avec son physique ! De plus, un tic l'oblige à soulever à tout instant son sourcil gauche, comme s'il marquait une surprise. Je n'aime pas les individus affligés de ces brèves convulsions. J'imagine toujours qu'il s'agit d'une astuce destinée à capter l'intérêt de l'interlocuteur.

S'estimant superflu, le toubib s'emporte discrètement.

— Je crois savoir que la police a déjà dressé un rapport à propos de l'accident ? me dit le businessman.

— Naturellement, accordé-je, mais depuis, certains éléments nous donnent à penser que nous sommes confrontés à un attentat.

Il stoppe son tic pour tiquer.

— Un attentat ! ginocule le plus grand nain de ma connaissance.

— Un témoin s'est présenté avec quelque retard pour affirmer la chose.

— Digne de foi ?

— Absolument. Il assure que cette jeune fille a été cernée par un groupe d'hommes. L'un d'eux l'a saisie aux chevilles et fait basculer sur les voies.

Le vieux requin friqué joue à la bille de loterie avec ses yeux ; ses lèvres remuent très vite, kif celles d'une grand-mère corse en train de réciter son chapelet en faisant rissoler des châtaignes dans l'âtre.

Il balbutie :

— Mais pourquoi ?

Et ça, crois-moi ou sinon va te faire pratiquer une trachéotomie dans le rectum, c'est une réplique de bizness-man dans toute son apothéose. Il veut savoir, le collectionneur de dollars, ce qui a motivé pareil crime. Ça rapporte quoi et à qui, de l'avoir déglinguée, sa Pamela ?

David Grey traduit notre brève converse à son porte-chéquier, lequel ne parle pas la langue de Jean Dutourd. Pour quelle raison est-il si hermétique ? Une huître ! L'écoute son boss sans sourciller. Pour dissiper sa maussaderie endémique, faudrait la chirurgie esthétique. Ainsi « accrocherait-on un sourire à sa face », comme le chante si bien mon cher Aznavoche.

Quand le « nessman »[1] cesse de gosiller, le grand flegmatique déclare tout de même :

— C'est l'action de quelques voyous, ce pays en est plein.

— Vous croyez, Los ?

— L'Europe devient le continent de la violence, la France principalement. En apercevant une jeune et jolie voyageuse à la mise recherchée, ces vauriens ont aussitôt éprouvé le besoin de lui faire du mal !

Je le considère en réprimant mon envie impérieuse de tirer un pain dans sa bouille blafarde, manière de lui donner des couleurs.

— Selon le témoignage recueilli, ces individus étaient largement adultes et d'apparence étrangère, dis-je en anglais.

Tête de Nœud feint de ne pas entendre. Ce croquant, je donnerais dix ans de ta vie pour pouvoir rassembler toutes ses dents dans une boîte de pastilles Valda vide.

Pourquoi cette antipathie réciproque et admirablement spontanée ? Ils sont bizarres, les zhumains ; se séduisent ou se haïssent, mus par des courants mystérieux, positifs ou négatifs. Se soufflent le chaud ou le froid à travers la gueule, au premier regard échangé. Mais c'est pas grave : on aura l'éternité pour mieux faire connaissance et s'aimer.

Le père David reste perplexe.

Me demande si je compte ouvrir une enquête ?

— Non seulement je vais l'ouvrir, mais je ne la refermerai qu'après sa conclusion, lui réponds-je-t-il.

Il réfléchit et murmure :

— Le médecin juge ma fille intransportable pour le moment. A la suite de ce que vous venez de me dire, j'entends prendre toutes les précautions utiles pour assurer sa sécurité.

— Je l'organiserai personnellement en plaçant un garde en permanence dans le couloir et une auxiliaire de nos services à l'intérieur de sa chambre. Je vais donner des instructions immédiatement !

Et de sortir mon déconneur portable de ma fouille.

Le marchand de blé, les yeux embués, me voue, sur l'heure, une reconnaissance de dette (voire une dette de reconnaissance) inestimable.

Ses mains potelées pétrissent mes triceps brachiaux en grande vigoureusité.

— Vous m'inspirez une grande confiance, déclare-t-il.

— Je ne la décevrai pas, promets-je.

— Si Pamela reste sous votre protection jusqu'au moment de son rapatriement aux States, je vous récompenserai.

— Gardez-vous-en bien, monsieur Grey. Chez nous, les policiers sont parfois à louer, mais jamais à vendre.

Je doute qu'il apprécie ce remarquable trait d'esprit. Toujours est-il qu'en attendant mieux, il fourre une petite boîte de métal jaune dans ma poche de poitrine.

— Voici un appareil en or que je vous demande de remettre à ma fille sitôt qu'elle aura repris conscience. Vous n'oublierez pas ?

— Soyez tranquille.

3

Après avoir pris congé du marchand de blé, je me rapatrie au Bistrot Saint-Honoré, rue Gomboust, où j'ai donné rembour à Mouchekhouil, mon successeur. On peut dire que le nouveau dirluche de la Grande Volière est mon contraire. Un homme de dossiers, collectionneur de médailles. Chaque 11 Novembre, il aère sa batterie de cuisine, ce qui le fait ressembler à un sapin de Noël. Plutôt corpulent, le cheveu blanc argenté, le teint coloré, le regard très pâle ; habillé par un tailleur voué au classicisme, style IIIe République, il garde un côté passéiste qui sécurise ses supérieurs et rassure ses subordonnés. Je l'avais peu vu avant qu'il me succède, le situais dans les « braves cons pas si cons que ça ».

On s'en presse cinq et nous éclusons d'urgence les deux kirs que Babeth, la compagne d'existence de François-Joseph (le gros bon dieu des fourneaux) nous livre en Chronopost.

— Heureux de déjeuner avec vous, assure loyalement le Boss. Comme je vous l'ai dit, je souhaite l'union sacrée entre nous. Nous devons être complémentaires : vous l'action, moi la paperasse !

— Vous parlez d'or, monsieur le directeur ! aprouvé-je avec un tel accent de sincérité qu'un caniche royal en mouillerait ses couches-culottes.

Mon vis-à-vis de récrier :

— Ah ! non, nous n'allons pas nous gargariser avec nos titres ! Je vais vous appeler Antoine, vous m'appellerez Bingo ; c'est le surnom que je traîne depuis l'École supérieure de Police.

— Volontiers.

— On vous a aménagé un bureau design dans une aile du « château » ; ça convient à votre tempérament baroudeur !

Je le remercie de sa prévoyance et de ses gentillesses. Sans charre, on peut devenir un tandem aussi soudé que les doigts de la main, affirmerait Béru.

— En outre, déclare Mouchekhouil, comme il ne faut jamais modifier une équipe qui gagne, j'ai veillé à ce que le duo Bérurier-Blanc continue de travailler avec vous exclusivement.

Un beurre, cet homme !

D'une mandibule énergique, nous attaquons le jambon persillé.

— Vous avez un fer au feu, présentement ? questionne mon supérieur.

— Il semblerait.

Et de lui raconter les deux chapitres précédents, sans omettre un paragraphe.

Tu sais qu'il est pas mal, ce fonctionnaire moisi sous le harnois (de cajou). M'écoute en dégustant un chirouble en costume d'apparat.

Quand j'ai fini de narrer, Bingo murmure :

— Tout ce que vous me racontez là repose sur les dires d'un jeune garçon.

— C'est exact.

— A son âge, fabuler est un jeu.

— Possible, mais je pense connaître les individus, y compris les gamins. Ce môme portait la sincérité dans son regard. Rétrospectivement il était encore effrayé par ce qu'il avait vu.

Je n'ai pas convaincu mon remplaçant. Nous achevons notre hors-d'œuvre et la bouteille l'escortant.

Bingo remonte à la tribune :

— Je crois avoir mené jusqu'à ce jour une vie d'honnête homme, pourtant vous ne sauriez imaginer toutes les « inventeries », comme disait ma mère, dont j'ai régalé mon entourage ! Je les débitais avec une tranquille impudeur que vous m'auriez donné le bon Dieu sans confession. C'est pourquoi les déclarations de votre ado ne me troublent guère.

En l'écoutant, je comprends ce qui fait la force (et la faiblesse aussi) des flics : l'incrédulité. Le doute est leur arme number one. Après tout, peut-être a-t-il raison ? Il est possible que Paul-Robert soit un brin mythomane.

Le déjeuner se poursuit. On cause de la Maison Parapluie. Deux draupers, tu penses !

Mouchekhouil se boit un marc de Bourgogne, moi je reste au vin. Les clients s'en vont, repus. Une jeune vierge en deuil, me faisant songer à Électre, me jette le regard que cette dernière eut pour Apollon. Je lui promets ma bite d'un mouvement imperceptible des lèvres. Elle marche derrière son vieux papa : un kroum qui ne sourit que lorsqu'on lui extrait une molaire gâtée.

Adios, petite môme ! Je te reverrai à la Saint-Lulure, ou jamais. Dommage, j'aurais éprouvé du bonheur à te carrer Coquette dans la poche marsupiale ! Ce sera pour une autre fois, avec une autre.

Une apathie (qui vient en mangeant) s'étend sur le Bistrot. Histoire de la juguler, Babeth branche la radio. Bouge pas, tu vas voir. Ma vie c'est toujours comme ça. Le préposé à l'antenne interrompt le programme pour nous vaporiser dans les trompes un flash spécial.

Ouvre grand tes entonnoirs à conneries, lecteur ami, car ça va t'en obstruer un coin. Le Jet privé de David Grey, le milliardaire amerloque, vient de se fraiser en mer, au large des côtes d'Irlande, 75 minutes après avoir décollé du Bourget. L'équipage d'un chalutier, à l'aplomb duquel s'est produit le drame, a vu l'appareil exploser en vol. Les marins du Funny Girl n'ont repêché aucun corps, la mer étant particulièrement mauvaise. Point final.

Je file un coup de saveur sur Bingo. Il chauffe son verre de marc dans le creux de sa main, comme on le fait avec un oisillon tombé du nid.

— Pas si mytho, le chiare de mon voisin, soliloqué-je.

Il opine.

4

Béru se contorsionne sur son siège, à croire qu'un boisseau[2] de puces lui chicane le fondement.

— Il y a du fluide glacial sur ta chaise, Gros ? m'inquiété-je-t-il.

— C'est pas ça. Figurerez-vous qu' pou' la première fois d'ma vie j'sus constipé. V'là deux jours qu'j'arrive point à mettre bas. N'en désespoir d'Écosse, Berthy m'a donné un lav'ment, mais je lui y ai r'craché à la gueule intégralement. J'ai peur que j'aye une conclusion intestine. Ça nous est jamais arrivevé dans la famille. Un Bérurier qui bédole plus, c'est la fin du monde, en pire !

Nous le rassurons de notre mieux. Jérémie Blanc promet de demander l'intervention de Cadillac V 12, sa sœur, qui connaît une thérapie africaine pour chaque cas, du plus bénin au plus désespéré.

Quelque peu rasséréné, car il a vu cette dernière à l'œuvre, le seigneur des Saloirs consent à se pencher sur l'affaire Grey, père et fille. Elle est d'importance et génère des ramifications. Déjà, elle captive Jérémie, lequel piaffe d'impatience dans ses tartines-blocs, comme le dit notre grosse loche d'A.-B.B. Fissa, il entrevoit le topo, cet athlète de la matière grise.

— A mon avis, dit-il, on a agressé Pamela pour attirer son père à Paris et lui régler son compte car, aux States, ce type doit être surprotégé.

— Cohérent, admets-je.

— Ah ! y a de l'espoir ! annonce le Mastard en confiant à nos sens auditifs et olfactifs le plus formidable vent de toute l'histoire de la flatulence.

Nous le félicitons chaleureusement.

Requinqué par cette manifestation bruyante de ses entrailles paresseuses, il parle enfin travail.

— Pour c'qu'est d's'lon moi, reprend l'Homme-au-gros-moignon, faut qu'on va à la raie au porc du Bourget, bavasser avec les mecs ayant z'eu la possibilité d'approcher l'avion du temps qu'y stationnait à Paname.

— Je projetais de faire cette démarche, avoué-je, agacé par la propose du Ballonné.

* * *

Et de nous pointer dans la zone « aviation d'affaires » de la troisième aérogare de la capitale.

Nous tombons sur deux enquêteurs de la Police de l'Air déjà sur place. Je connais le plus jeune, Alexandre Barbouille, pour l'avoir eu comme stagiaire il y a quelques années. Un mec du Nord, blond-blé, avec un regard d'albinos souffrant de conjonctivite. Nos confrères sont surpris de voir radiner les huiles de la Rousse.

— Vous déblayez le terrain ? m'enquiers-je, après la tournée de phalanges pressées.

— Nous arrivons, monsieur le directeur, assure Barbouille. Votre présence ici semblerait indiquer que l'affaire vous intéresse ?

— Elle me passionne. Quelles mesures avez-vous prises ?

— Mon collègue Latour et moi demandions la réunion des gens qui, de près ou de loin, ont eu à s'occuper de ce vol privé. Du reste, les voici.

Fectivement, quatre gaziers se radinent, en provenance de directions différentes. Deux portent des combinaisons bleues, deux sont en tenue de ville. Ils pénètrent dans le local vitré, encombré de bureaux et de planches à dessin. Un haut-parleur raconte des trucs techniques sur la météo.

— Ces messieurs sont à votre disposition ! me fait cérémonieusement Latour.

— Commencez, commencez ! décliné-je. C'est votre job.

Alors bon, vaguement gênés par nos tierces présences, les deux enquêteurs attaquent. Ils veulent savoir où a stationné le zinc pendant sa brève escale, qui le gardait, le nom des employés s'étant occupés du contrôle et de son ravitaillement.

Les responsables fournissent à tour de rôle et à qui mieux mieux leur témoignage.

L'équipage est resté à proximité de l'avion, cinq personnes au total : pilote, copilote, radio, steward, hôtesse. Les techniciens au sol exécutèrent leur travail avec la diligence coutumière. Plein de kérosène, vérifications sous la surveillance du commandant de bord. Tout était O.K. Ils ont admiré ce joyau de l'aéronautique moderne, ultra-performant, racé, luxueux. « Un sacré beau jouet ! » a affirmé l'un d'eux.

Je laisse déferler. Routine ! C'est nécessaire.

Les multiples questions satisfaites, je demande la liste des passagers ayant pris place à bord. Pas longue, mon cher Lockolmès : David Grey et son collaborateur Los Hamouel, that all.

Ils ont souscrit aux formalités de douane et de police. Ne détenaient comme bagages qu'un attaché-case chacun. Les deux mallettes furent passées au couloir détecteur, comme il se doit.

— Cependant, objecté-je doucement, devant cette satisfaction générale, un explosif a bien été introduit à bord !

Personne ne répond. Quelques légers hochements de têtes renfrognés.

Je ne sais qui suggère, sans y croire tellement, que la charge fatale a pu être embarquée aux États-Unis.

On en apprendra davantage si l'on parvient à récupérer la boître noire.

La pêche est ouverte.

5

Bon, ça ne nous mène pas à grand-chose.

Si je te raconte, c'est pour t'expliquer le côté tâtonnant d'une enquête. Lorsque tu n'as rien à te foutre sous les chailles, tu mâches du chewing-gum pour tromper ta faim. Seulement, ça ne remplit pas la panse ! L'estom' réclame toujours. Faut pas trop le berlurer, qu'autrement il se fâche. On ne va pas brouter de l'air et boire du vide jusqu'à la Saint-Lurette !

Et puis c'est le génial Blanc qui défriche une voie à travers la forêt vierge de notre ignorance, comme l'écrivait Mme de Staël aux évêques de Troyes, de Foix et de Sète.

Sa propose me botte (secrète).

En moins d'une plombe, tout est bouclé et nous convoquons les médias pour une conférence de presse relative à l'attentat perpétré contre David Grey.

On a une salle, à la cabane Pébroque, pour ce genre de cérémonie : un lieu gai comme le hall d'une gare de province désaffectée. La table centrale est ovale et à peine plus grande que les arènes de Nîmes, avec des sous-main pour marquer les places. Sur les murs, quelques croûtes issues du Mobilier national, offrant des personnages constipés, engoncés dans des habits du siècle dernier.

J'accueille, dans cet endroit frivole, les représentants de l'actualité. Une douzaine : presse écrite, TV, radio. Je la leur bonnis romanesque à souhait.

Topo ? Miss Pamela Grey, fille du célèbre grossium ricain est venue en Europe, études achevées, pour enrichir sa culture. Elle naviguait avec une potesse à bord du Princesse Butock. Au cours de la traversée, son amie a disparu. Tout porte à croire qu'elle a péri en mer. Premier drame !

Vous me suivez-t-il bien, messieurs ?

Ils !

J'enchaîne.

Pamela se pointe à Pantruche, first étape de son circuit. Las ! parvenue à la gare du Nord, la pauvrette, ne tombe-t-elle pas d'un praticable provisoire installé au-dessus des voies ? Très grièvement blessée, elle est transportée dans une clinique réputée. Second drame !

Dare-dare, nous ouvrons une enquête à deux battants et, rapidement, un témoin se présente, affirme qu'il a vu un homme saisir l'Américaine par les chevilles et la balancer de la passerelle. Sur l'instant, abasourdi, il n'a pas réagi, mais sa conscience faisant des siennes, il est venu la libérer dans nos bras séculiers et nous fournir une description très précise du criminel.

Turellement, les médias me pressent de questions pour que je leur répercute le signalement de l'agresseur. M'y refuse, alléguant le secret professionnel, car il est impossible de créer le moindre encombrement sur la piste que nous suivons. Ils maugréent, mais l'admettent. Une chroniqueuse, un peu masculine avec son béret et sa canadienne puant le suint, m'interroge avec une fausse innocence : peut-elle rencontrer le « témoin » ?

Ce que j'espérais !

— Je n'ai pas le droit d'en faire mystère, réponds-je, mais je prie « nos amis journalistes » de ne point le harceler.

Promis, juré !

Ils notent fiévreusement : Félix Galochard, 116, rue de Turenne, Paris 3e.

Une idée de Jérémie : proposer à M. Félix de servir d'appât. « Ce vieux branleur ne demandera pas mieux que de nous donner un coup de main. »

L'ancien prof s'est déclaré ravi quand bien même la chose présentait un certain danger. Sa retraite anticipée lui pèse. Mis en disponibilité de l'Éducation nationale pour exhibitionnisme (lorsqu'on possède une queue mesurant quarante-huit centimètres, on est enclin à la montrer), cet érudit surmembré se languit dans son appartement. Des cours privés donnés à des cancresses de quinze ans jouant avec son énorme paf ne suffisent pas à remplir sa vie. Il a besoin « d'autre chose », ce Léautaud du Marais. Sa misanthropie ne le dispense pas d'être attiré par ses contemporains. Il les pratique à petites doses, après les avoir sélectionnés suivant des critères particuliers. Il les veut pittoresques plutôt qu'intelligents, partant du principe qu'un individu aux facultés mentales développées fait chier tout le monde, alors que le con divertit par le simple étalage de sa sottise.

Fort de son accord enthousiaste, je l'instruis de son rôle ; il l'apprend au rasoir. La gare du Nord, la passerelle de bois, l'endroit de la chute. Ne lui décris point l'agresseur puisqu'il doit se montrer muet à son sujet. Rien de plus discret que le non-informé.

Nous l'avons équipé d'un Bip. Il lui suffira de presser en cas de danger pour obtenir une aide immédiate.

Paré ! Notre leurre est en place, fasse le ciel que le poisson morde !

* * *

Une commission « rogaton » (selon Béru) s'est pointée des U.S. pour flanquer son tarbouif dans l'affaire Grey. Z'étaient quatre gonzmen aux carrures terribles ; des malabars fringués de tissus infroissables à petits carreaux vert et jaune, coiffés de chapeaux de paille ronds et chaussés de grolles à triples semelles permettant de dormir debout.

Mouchekhouil les a reçus avec les égards dus à leur prestigieuse nationalité et les emmenés déjeuner chez Lasserre toutes affaires cessantes. Après ça, ils n'avaient plus qu'à dresser un rapport à l'intention de leurs supérieurs.

Comme j'allais quitter la Grande Taule, le standardiste m'a branché une communication de Félicie. La chère Chérie me demandait de passer à la clinique vétérinaire où l'on soignait Salami d'une forte hernie à l'aine. Le bon toutou était guéri. Je promis de l'aller chercher, car mon cador émérite me manquait cruellement. La vie sans lui perdait de sa tonicité.


En m'apercevant, le basset-hound poussa une clameur d'allégresse qui me ravit. Je m'accroupis devant lui et pressai sa bonne caboche contre mon cœur. J'aime le contact de ses poils rêches et leur étrange odeur d'huile et de lin. Sachant vivre, il ne me lécha pas la frite, comme le font la plupart des canins. En revanche, il enfouit sa bonne tête en forme de sabot sous mon bras pour mieux renifler mon aisselle.

Ce fut un instant de profonde amitié.

Il portait encore un pansement et se déplaçait avec précaution, ce qui ne le retint pas de humer avec une évidente volupté sous les jupes de l'assistante venue me présenter la facture. Tu ne l'ignores pas, mon brave basset est très attiré par la femelle de l'homme. En maintes circonstances, je l'ai vu passer une langue recueillie dans la merveilleuse fente de personnes cependant peu portées sur la zoophilie.


Nous rentrâmes à Saint-Cloud très euphoriques. Nous fredonnions le même air, car ce chien d'exception possède l'oreille musicale et aboie la Marseillaise sans faire la moindre fausse note.

J'abandonnai ma Jag devant la grille et nous avançâmes vers le pavillon avec lenteur à cause de l'opération subie par mon brave toutou. Mes fruitiers jaunissaient. Les premières feuilles mortes commençaient à joncher l'allée de ciment bordée de buis. Malgré cette mort annoncée de la nature, notre petite propriété restait accueillante. J'éprouvais le besoin de m'y blottir.

Après le repas, je m'installerais au salon afin de dépiauter les envois de bouquins que je reçois régulièrement. Je ne veux pas qu'on les ouvre à ma place, pour avoir le plaisir de la découverte. Déballer la prose d'un ami : Didier Van Cauwelaert, de Caunes, Bouvard, Dutourd et d'autres, me ramène à l'époque de la distribution des prix. Les ouvrages que je recevais alors me donnaient un bonheur particulier.

Comme mon quadruple clopine, je lui propose de le porter, mais il refuse d'un mouvement de tête qui fait voleter ses longues oreilles. Il a raison : une rééducation doit s'effectuer avec la seule énergie de l'intéressé.

En entrant, je réalise illico que « nous avons du monde ». Un murmure de voix provient du salon et je distingue des ombres par la porte vitrée.

Je demande à Carmen qui vient nous faire chier en ce début de soirée.

Elle me répond : « El voisine ». Puis se met à fêter le retour du chien prodigue à grand renfort de caresses et d'onomatopées ridicules. Pour mieux se prodiguer, elle s'accroupit, me permettant de constater qu'elle a un bonnet de hussard entre les cuisses, en guise de culotte.

Inémoustillé par cette vision plus luxuriante que luxurieuse, j'ouvre la lourde du salon. Y découvre Féloche en converse avec Charretier, le pompiste (puisqu'il travaille aux Pompes funèbres) et une dame ayant la forme d'un « 8 » (en français : huit). Il s'agit de l'épouse de ce dernier.

Outre son embonpoint, son corset donnant à sa jupe la forme d'un abat-jour, sa couperose de chef-cuistot et son odeur de lard ranci sur les dents d'une scie, cette opulente personne offre une particularité que je lui souhaite passagère : elle pleure à pierre fendre…

Son chagrin est tonitruant et s'accompagne de plaintes réelles. M'man, tu la verrais prodiguer sa bonté à tout-va ! Les mots qu'elle trouve ! Ce ton miséricordieux ! Ce sourire d'Austerlitz ! Ces gestes menus, si fraternels ! Quelle richesse de posséder une mère pareille !

M'apercevant, le sépulcreur se dresse pour se jeter à mon poitrail, comme à celui d'un cheval emballé.

— Vous ! Oh ! vous ! fait-il avec la voix d'un broyeur d'ordures grippé.

Et d'ajouter avant que j'eusse le temps de formuler une question :

— On a kidnappé Paul-Robert !

6

Tandis que Mme Charretier ruisselait et que Félicie l'épongeait, nous nous sommes rendus, l'escamoteur de défunts et moi, chez des gens du nom de Malapry, demeurant à un jet de foutre de nos crèches. Ce, pour la raison péremptoire que le fils aîné de ces banlieusards va à la même école que Paul-Robert. Le matin, les paternels conduisent les deux garnements au collège Poirot-Delpech ; ils y déjeunent et rentrent en bus en fin d'après-midi.

Ce soir, à l'heure où les premières lueurs de l'aube rosissent le Fuji-Yama, une automobiliste les a interpellés et a demandé à Paul-Robert s'il était bien le fils Charretier. L'adolescent en convenant, la mystérieuse a prétendu alors se rendre chez lui et l'a invité à prendre place auprès d'elle. Il l'a fait spontanément, trop occupé à rougir pour pouvoir réfléchir sainement ! Depuis, personne ne l'a revu.

Inquiétée par son absence, la Charretier a tubophoné aux Malapry où Bernard, le camarade d'études, a raconté ce qui venait de se passer. Affolement de la maman, puis du papa rentrant de ses Pompes.

Avant d'entreprendre quoi que ce soit, le croque-mort a voulu me mettre au courant de cette angoissante aventure.

Nanard Malapry est un grand dadais au visage ravagé par l'acné. Il bubonne de toute la gueule ! Boutons gros comme des noisettes, au sommet couronné de pus éternel. Ne doit pas effervescer les rangs des filles ! Tu parles d'une tare à la fraise, Thérèse !

D'en plus, il est atteint d'un léger bégaiement qui le pousse à employer les mots de la phrase suivante. Ses étiquettes sont écartées kif celles d'un éléphant en rut et il a des miettes squameuses plein les sourcils. Il crèche dans un petit immeuble de deux étages en bordure du jardin public.

Les parents ?

Comment te les décrire ? Tu vois ton beau-frère et sa grognasse ? Eh bien ça ! Lui, déplumé du chapiteau, un bide qui s'embonpointe, un collier de barbe genre instit. Elle : petite, malportante, jaunassouse. Je suis certain que son haleine sent l'égout négligé !

Mais il faut de tout pour défaire un monde.

Présentations.

Le barbu commence à chercher des locutions éruditionnaires, histoire de m'impressionner, me prouver sa culture.

Sa mousmé veut lui couper la parole. Ces deux-là, ça doit pas être l'Éden. La vie commune les a rendus haïsseurs, les pauvres. Quand un couple n'arrive plus à se supporter, c'est la Berezina !

Pour couper court, je demande à leur abruti de fils s'il a une chambre. Affirmatif, mon policier !

— Alors, allons bavarder gentiment tous les deux.

Dans le fond, il préfère, malgré la frite que font ses vieux.

T'as des foyers, mais alors des chiées et des chiées, où l'existence s'écoule moins bien qu'à Saint-Laurent-du-Maroni, jadis ![3]

La piaule du garnement est moins vaste qu'une cabine téléphonique ; elle prend le jour par un fenestron à travers lequel on voit la Lune. Pleine comme une vache sur le point de vêler.

— Assieds-toi, fiston !

Comme il n'existe en fesses de siège qu'un tabouret, il se dépose poliment sur le bord de son couvre-lit de satin frileux pour m'en laisser la jouissance. Me scrute, plein d'intérêt et de crainte.

Je lui souris amitieusement.

- Ça boume ?

— Ouais, il dubitate.

— Tes études, tu parviens à les rattraper ?

— Sans problème.

— En classe, tu es près du tableau ou du radiateur ?

— Du tableau, car j'ai de très bonnes notes, excepté en dessin.

— Chapeau !

Geste modeste de mon terlocuteur. C'est vrai qu'il n'a pas l'air bête lorsque tu l'observes mieux. Son élocution flancheuse le dessert, mais son regard futé éclaire le personnage.

— Tu t'en doutes, mon brave Bernard, c'est pour te parler de « la dame à l'auto » que je suis ici.

Acquiescement du môme.

— Commençons par le début. Naturellement, Paul-Robert t'a raconté, en arrivant au collège, l'agression à laquelle il a assisté ?

— Il m'a appelé hier au soir pour m'en parler.

Tu penses ! A cet âge, devenir le seul témoin d'une tentative d'assassinat est une chose qu'on a besoin de confier.

— Il a partagé ce secret avec d'autres camarades ?

— C'est probable. Nous sommes une petite bande de copains…

— Tu n'as pas participé au voyage à Londres ?

— Je devais, mais j'ai eu une angine au moment de partir.

— Si bien que tu as fait ceinture, concernant les petites Anglaises ?

Il écarlatise et se met à contempler la Lune joufflue. On dit « con comme la lune » et l'on a raison. Surtout lorsqu'elle est ronde. Asiate, là-haut ! Violée par l'homme. Salope !

Il l'a diffusée urbi et orbi, son aventure, le fiston du corbillateur ! Son témoignage le promeut héros à part entière. De quoi s'assurer une auréole jusqu'à la fin de l'année.

On toque à la porte. Mme Pue-de-la-gueule se pointe pour nous émietter son inquiétude.

— Tout va bien ? demande-t-elle avec la voix d'une infirmière venant s'enquérir du lavement en cours.

— Parfait, gentille madame, et ça ira mieux encore lorsqu'on nous laissera deviser tranquillement.

Elle faillit libérer ses gencives du chlorure de vinyle qui leur sert de denture. Calte, après une œillerie orageuse.

— Elle serait pas un brin casse-burettes, ta dabuche ? demandé-je à mon jeune copain.

— Carrément chiante, ratifie-t-il.

— C'est pas grave, assuré-je.

Là, il s'enhardit :

— Pour vous, non. Mais pour mon père et moi…

Je tente de le réconforter :

— On n'a qu'une mère dans la vie !

— Heureusement ; parce que, avec deux comme ça, le coup ne serait plus jouable !

Il devient franchement drôle, débarrassé de sa timidité.

— Maintenant, il faut qu'on en vienne à l'essentiel, fais-je.

— L'enlèvement ?

— Tu penses qu'il s'agit réellement d'un rapt ?

— Si vous êtes là, c'est que vous le croyez également, non ?

Dis donc : il a du jus, quand il s'y met, Malapry fils.

— C'est juste, admets-je. Malin comme je te sens, tu vas me raconter l'histoire très en détail.

Il se concentre :

— Quand nous sommes descendus du bus, j'ai tout de suite repéré la fille dans l'auto, près de l'arrêt !

— Elle attendait ?

— Oui, monsieur. Sa vitre était baissée et elle fumait.

— Tu viens de dire « la fille » ; elle était plutôt jeune ?

— Vingt-cinq ans environ.

— Signalement ?

— Blonde, avec des mèches plus foncées. Elle portait un tailleur de cuir pareil à de la peau de dauphin. Je n'ai pas vu ses yeux car elle avait des lunettes teintées.

Je griffonne ces précisions sur l'un des fameux calepins à couverture noire dont papa avait acquis tout un lot avant de mourir.

— Ensuite, Bernard ?

— Elle nous a regardés quitter le car et a donné un léger coup de klaxon pour attirer notre attention. Je me suis approché de sa tire.

— Qu'est-ce que c'était comme bagnole ?

— Une Saab décapotable noire.

— Alors ?

— Elle m'a souri et a dit : « Je voudrais parler à votre ami. » J'ai fait signe à Paunert.

— C'est quoi Paunert ?

— Le diminutif de Paul-Robert.

— Pardon : j'aurais du y penser… And after, milord ?

— J'ai appelé mon copain.

— Et puis ?

— J'ai entendu qu'elle lui disait : « Vous êtes le fils Charretier ? Je vais précisément chez vous : montez, vous m'indiquerez le chemin ! »

— Il a accepté ?

— Il ne s'est l'est pas fait dire deux fois. Une pépée pareille, vous imaginez !

— Il est sensible aux charmes féminins ?

Mon terlocuteur rougit jusque dans la raie culière.

— Ben, murmure-t-il, « on » a l'âge, non ?

— C'est pas moi qui vous jetterai la pierre, assuré-je. A huit ans, je bouffais la chatte de ma cousine Muguette.

Cette confidence faite, je reviens à nos moutonsss :

— Selon tes dires, et c'est un élément capital, la gonzesse en question connaissait ton pote puisqu'elle t'a déclaré vouloir s'entretenir avec lui.

— Probablement, oui.

— Par contre, il n'en allait pas de même du gars Paunert ?

— C'est juste.

— Vous étiez, non pas voisins, mais du même quartier, ton ami et toi ? Elle ne t'a pas proposé de monter avec lui ?

— Non.

— Tu as regardé filer la bagnole ?

— Je crois, oui.

— Tu n'aurais pas mémorisé le numéro de son véhicule ?

- Ça ne m'est pas venu à l'esprit.

— Les plaques étaient françaises ou patagonaises ?

— Françaises, ça j'en suis sûr.

— Et le département ?

— Je n'y ai pas pris garde.

J'ébouriffe sa tignasse d'un geste amical.

— Tu me bottes, môme. Si des choses te reviennent ou, plus simplement, s'il te prend l'envie de me parler, n'hésite pas à m'appeler : voilà mon tube portable, cet appareil ne me quitte jamais, même aux gogues !

Et alors, tu vas constater une fois de plus comme la vie est poilante. A l'instant où je parle de lui, mon biniou cocoricote.

Je te dis le reste ?

Bérurier m'informe qu'on vient de plastiquer l'apparte de M. Félix (le Gravos prononce « Félisque »).

7

Aux U.S.A., on appellerait la crèche de Félix Galochard un loft, chez nous, elle reste un grenier aménagé.

Le vieux prof a loué le suprême étage de son immeuble, en a fait abattre les cloisons, obtenant ainsi une pièce de deux cents mètres carrés. Il aurait pu peindre en blanc ce vaste volume de béton, histoire de tirer parti des maigres vasistas qui l'éclairent, mais ce n'est pas un homme de lumière, et ce clair-obscur douteux sied parfaitement à un rat comme lui. Un coin-cuisine pourvu d'un évier et un chiotte sans porte ni chasse d'eau forment les éléments confortables du domaine. Des paillasses dispersées sur le plancher constituent des chambres sur lesquelles Félix jette son dévolu au gré de ses humeurs.

Contrairement à ce qu'a prétendu Alexandre-Benoît au téléphone, le repaire de notre misanthrope n'a pas été plastiqué mais mitraillé.

Le prof en personne me raconte son odyssée.

Il était occupé à déféquer, dans l'extrême pointe nord de son logis, lorsque deux individus survêtus de combinaisons bleues ont pénétré dans son antre. Ils portaient des casquettes de grosse laine, rabattables de façon à former cagoule.

Constipé de nature (alors que Béru l'est d'une manière exceptionnelle), le pédagogue aux gogues stationnait depuis lurette sur le siège où il somnolait en attendant mieux. Il a eu l'intuition de ne point se manifester en voyant surviendre les intrus.

Ceux-ci ont erré de grabat en grabat, jusqu'à ce qu'ils repèrent une couverture gonflée sous laquelle dormait Homère, le chat de Félix. L'animal était vieux et émettait dans son sommeil un vague ronflement que, la demi-obscurité aidant, les tueurs attribuèrent à son maître.

Sans tergiverser, ils sortirent des pistolets de leurs vêtements et arrosèrent copieusement le malheureux félin. Criblé de balles dont une seule, bien placée, aurait assuré son trépas, Raminagrobis décéda sans s'être réveillé. Belle mort pour un chat castré !

Leur forfait accompli, les meurtriers s'emportèrent prestement.

Le vieux pédagogue au pénis d'exception commente son aventure. Depuis bien des décennies, il a l'insigne sagesse de ne s'étonner de rien et de bannir tout sentiment excessif. Il prend le temps et les gens comme ils viennent et pour ce qu'ils sont. Nonobstant, il est très meurtri par la mort tragique de son compagnon.

— Votre feinte était bonne, déclare-t-il, mais ma protection insuffisante. Je dois d'exister encore un peu à ma paresse intestinale. Si je possédais une once de foi, je remercierais mon ange gardien de sa sollicitude, mais je préfère vénérer le hasard plutôt qu'un Dieu par trop évasif et indolent.

Ayant dit, il se signe furtivement.

Je lui demande la raison de ce geste pieux.

— Simple précaution, me répond l'étrange agnostique.

Après la narration du digne pensionné, je passe un savon carabinier (il est de marque espagnole) au Jean-Foutre chargé de veiller sur notre ami. Tout avait cependant été prévu pour sa sécurité : une voisine coopératrice avait accepté que ce vigile de mes deux s'embusque derrière la porte située très près de l'escadrin menant au grenier de Félix. L'homme, un inspecteur rêvant davantage à sa retraite qu'à son avancement, avoue s'être laissé gagner par la promiscuité.

Sa provisoire logeuse, à la cinquantaine triomphante, comportait des renflures avant et arrière qui lui enfourmillèrent les mains. Il se risqua à les toucher : cela était doux et encore ferme ; d'autre part on ne le rebuffa pas. Il établit alors une tête de pont sur le mont de Vénus de la dame et ne tarda pas d'y planter son étendard (avec gland). Pour la commodité de l'exercice, elle le conduisit jusqu'à son lit de style Louis-Philippe où il la crucifia à l'aide d'un seul clou (mais de charpentier). C'est au cours de leurs ébats que les deux assassins rendirent visite à Félix avec l'intention bien arrêtée de faire cesser le versement de sa retraite.

Pauvre cher homme ! L'exécution de son matou lui fait racler la vase du malheur, comme disait le prince de Condé à sa concierge. Il ne pleure pas car il sait se dominer, mais le cœur saigne. Sa voix s'enroue et sa longue queue pend à l'intérieur du pyjama béant. Qu'en est-il de la période où il distribuait la photographie de son sexe à la terrasse des cafés avec, imprimé au verso, son numéro de téléphone ?

Je le lui demande, histoire de le soustraire au chagrin.

Le doux vieillard m'explique qu'à la suite de cette « campagne », il a eu des ennuis. Fort heureusement, un aliéniste de renom a certifié que cet être exceptionnel souffrait de troubles mentaux et le prof s'en est tiré avec une mise en disponibilité anticipée (de quelques mois seulement puisqu'il parvenait en fin de carrière).

Pour le consoler (il considérait son chat comme un parent), je lui offre une croisière à bord du Mermoz, cela va lui permettre de renouer avec les dieux de l'Olympe, le prestigieux bateau s'en allant caboter dans leurs eaux.

* * *

Un peu plus loin…

Tête-à-tête avec mon colored pote, dans un bistrot proche de la place des Vosges, devant deux Branca Menta à l'arôme agressif. Nous mutismons de concert (pas de loup).

Torpeur. Des feuilles mortes déferlent en trombe dans la rue.

— A quoi penses-tu ? demandé-je au Mâchuré.

— A rien, répond-il : je bande.

— A blanc, si je puis me permettre ?

— Pas exactement : j'aperçois la chatte d'une fille, à deux tables de nous. Surtout, ne te retourne pas, ça romprait le sortilège.

— Elle est belle ?

— La fille non, mais son sexe est plaisant.

— Elle ne porte pas de culotte ?

— Si, mais inexistante ; tellement étroite qu'elle participe à l'écartement de sa vulve. Cette personne garde une jambe repliée sur la banquette, créant ainsi une providentielle brèche. Un présent du hasard, comprends-tu ?

— Pas de collants ?

— Des chaussettes.

— Que fait-elle, hormis montrer sa moule ?

— Elle écrit. Très vite, sur de grandes feuilles de papier. Je me demande si, à pareille allure, elle peut canaliser ses idées.

— Tu te rends compte de la somme de circonstances requises pour que cette personne t'exhibe sa connasse en cet instant ?

— Dieu existe ! déclare Jérémie, pénétré.

Il repart en contemplation.

— Je ne la boufferais pas, soliloque mon ami, car je pressens du « craignos » dans cette région, toutefois, je la prendrais volontiers.

— Veux-tu le lui proposer ?

— Penses-tu : elle gueulerait au charron. Un négro !

Je quitte ma banquette d'un cul délibéré et me dirige vers la personne de ses fantasmes. Il a raison : c'est pas Miss Univers. Mais t'aurais envie de tringler Miss Univers, toi ? La nière est plutôt rondelette, avec des cages à poumons comme les réacteurs d'un DC.8. Ses cheveux noirs, lustrés au beurre des Charentes, pendent sur la table. Temps en temps, elle les tire en arrière pour garder le contact avec son papelard.

Je m'arrête à son aplomb. Elle finit par relever la tête. Regard dur et direct, avec de petites lueurs dansantes.

— Quoi ? me coasse-t-elle rageusement.

Je lui montre discrètement ma brème souveraine, tricolore comme un 14 Juillet, et m'assois à sa table.

Ni ma qualité de flic, ni mon sans-gêne ne la dépourvent. Juste un poil de curiosité s'installe dans son iris.

— Sans doute l'ignorez-vous, attaqué-je, mais on a une vue imprenable de votre chatte.

Elle sursaute, réalise et déplie ses jambons. Interdite, confuse et furieuse, elle va sûrement me balancer sa tasse de caoua vide au portrait.

Mais non : elle se calme, finit par sourire.

— Merci de m'avoir prévenue.

— Seulement il est trop tard, assuré-je en grande sévérité.

— C'est-à-dire ?

— Vous apercevez le magnifique Noir derrière moi ?

— Eh bien ?

— Quinze minutes qu'il admire votre panorama. Vous savez combien ces Sénégalais sont sensibles ? Même la photo de la reine Mary les met en érection. Alors quand une personne comme vous les laisse admirer la case de l'Oncle Tom, c'est du délire !

Loin de se fâcher, elle éclate d'un rire qui l'embellit provisoirement.

Saisissant ses feuillets, elle les déchire lentement.

— J'écrivais mon désespoir à l'homme qui vient de me quitter, mais il y a mieux à faire, dit-elle en allant rejoindre mon pote.

Le loufiat vigilant me sussure que « cette demoiselle » n'a pas réglé sa consommation.

Moi, tu me connais ?

— Qu'à cela ne tienne !

Jérémie se casse avec Mme de Sévigné.

Mon altruisme me laisse vacant.

8

Nous voici à nouveau seul à seul, mon vieux pays, comme déclamait le Colombiste à deux étoiles. Bérurier assiste au mariage d'un sien cousin et la Gloire du Sénégal file le parfait coït avec la personne dont je viens de mentionner.

Je me sens lourd de tout ce qui me choit sur la coloquinte par personnes interférées : Pamela en miettes dans son hosto, son daron abîmé en mer, le fils Charretier rapté, Félix attaqué dans son grenier de sombre Guignol…

Drôle de tableau de chiasse !

Et toi, Bite-en-berne, que glandes-tu dans ce troquet indigne de ta réputation ? Tu vas te carrer une cartouche de dynamite dans le recteur pour te donner de l'allant, ou bien ? Que deviens-tu ? Une bête crevée dans le courant du fleuve Vie ? T'as pas honte de chiquer les mollassons en contemplant ton verre ?

Mon caberluche est déconcentré par un fait surprenant : la rapidité d'action des gens mobilisés contre le magnat du blé ricain.

Il se fait tard. Le tapis où je mâchouille ma mélancolie commence à désarmer le navire. Le serveur d'origine surlatine met les chaises à plat ventre sur les tables vides. Ma nostalge gagne les lieux et les êtres qui m'entourent. Après la scarlatine et la grippe asiatique, rien ne se propage mieux que le vague à l'âme. Une poivrote boudinée dans un manteau de cuir râpé pour marchande des quatre-saisons (dirait Vivaldi), se commande un autre grand blanc, mais le loufiat objecte sa montre. Alors Mémère enfile ses mitaines trouées de saint-cyrienne, rajuste son béret blanc, rassemble son paquetage et sort en brimbalant du fion entre les tables.

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé !

Je m'évacue à mon tour.

Qu'en est-il du sieur Blanco ? D'ac, je lui ai arrangé son coup de bite, mais c'est pas une raison pour me laisser quimper chaussette !

Un froid vif s'est installé sur Pantruche pendant que je libationnais.

Voilà ma tire, déjà un peu givrée, comme moi. J'y prends place. Le Négus se rapatriera en taxoche !

Direction, mon usine à dorme.


En attendant qu'un feu rouge cesse de me faire chier, l'idée me biche de passer par la clinique de Pamela. Elle aura peut-être retrouvé conscience depuis ma visite, la Ricaine ?

J'y fonce.

Quoi de plus sinistros qu'un établissement hospitalier, la nuit ! Mon coup de cafard se mue en neurasthénie. L'infirmière, une Martiniquaise de La Garenne-Colombes, veut m'intercepter, ma brème l'en dissuade.

Me voici à l'étage de ma visitée. Près de sa lourde, un gazman de la Grande Taule fait semblant de ne pas roupiller en ronflant, mais réagit lorsque je tourne la poignée de la porte. Se dresse, me reconnaît, me virgule un sourire comateux. Il a dû louffer abondamment car cette région du couloir fouette les rives du Gange par haute canicule.

— R.A.S. ? je demande.

— Tout est impec, monsieur le…

Il ne sait plus comment m'appeler depuis que j'ai un suce-secteur (comme dit le Gros pour « successeur »).

J'ouvre sur la pointe du loquet. Calme et silence, odeurs pharmaceutiques. La veilleuse bleutée fournit une lumière inexistante, à laquelle les yeux s'adaptent rapidos. J'avise la garde dans un fauteuil, un plaid sur les jambes, profondément endormie. A cinquante centimètres d'elle, la riche héritière repose. Elle a son oreiller sur le visage.

Troublant, hein !

Tu ferais quoi, à ma place ? Tu donnerais la grande luce ? Moi itou. On est faits pour s'entendre, non ?

Je cille. Mais si je savais ce que je vais voir dans quatre secondes, je clignerais des stores bien davantage.

L'auxiliaire porte sur le temporal une bosse en comparaison de laquelle une aubergine provençale aurait l'air d'une piqûre de moustique. Je me penche afin de vérifier si elle respire. La réponse est « oui ». Mais ce n'est pas l'euphorie. Le coup de goume a ramolli sa coucourbe. Le zig qui lui a placé ce gnon est capable de tordre une enclume dans deux doigts ! Presto, je m'occupe de Pamela, retire la masse de plumes.

Yayaïlle !

Excuse-moi de le dire en coréen, mais je ne trouve rien de plus expressif pour manifester ma réaction (thermidorienne). La pauvre milliardaire n'aura pas disposé longtemps de son héritage. On lui a cigogné la gorge à coups de poinçon. Son corgnolon est pratiquement déchiqueté. A combien de reprises l'instrument métallique a-t-il plongé dans son gosier ?

Méfait de fou ? De sadique en tout cas. Bonjour les vocalises ! Quand tu te gargarises avec un outil de dix-huit centimètres, t'es naze pour la Scala de Milano. L'égorgeage pratiqué, le meurtrier lui a plaqué son oreiller sur le museau.

Je retourne à la lourde pour appeler le planton. Il grille une sèche en faisant les dix pas (sa mission lui interdisant d'en parcourir cent).

— Vous avez un instant, mon vieux ?

Vite, il écrase son clope contre sa semelle, le furtive dans sa vague et me rejoint.

— A vos ordres, monsieur le…

Cette fois ce n'est pas le choix de mon titre qui le muettise, mais le spectacle. Ses lotos délicatement injectés de vin vont de sa partenaire à la blessée.

— Oh ! Putain ! finit-il par éructer.

— N'est-ce pas ?

— Elles sont ?…

— Un peu délabrées ! complété-je. Particulièrement la demoiselle sur laquelle vous deviez veiller.

Il retire de sa profonde son ci-devant mégot, va pour le rembecter, renonce. Sa mâchoire inférieure s'apparente à un sabot de croupier.

— Qu'est-ce qui a pu se passer ? demande-t-il d'un ton peureux.

- Ça ! fais-je. Pensez-vous pouvoir réussir dans le commerce des moules, ou dans celui du sapin de Noël ? Parce que, pour ce qui est de la Rousse, y aurait comme un défaut.

De saisissement, il file un vent de noroît qui, on le pressent au bruit, a dû laisser des traces de freinage dans la voilure.

— Je n'y comprends rien, dit-il d'une voix morte. Je n'ai pas bougé d'ici.

— Fâcheuse somnolence.

— Non, non, écoutez, monsieur le… Je m'assoupis, mais le moindre bruit me réveille. Vous avez bien vu, tout à l'heure ? Dès que vous vous êtes approché, j'ai réagi. A la brigade, je suis un spécialiste des « planques » à cause de cette faculté.

Il est très malheureux !

Une obscure pitié me biche.

J'inspecte la pièce. Pas d'autre issue que la lourde et la fenêtre, encore cette dernière est-elle fermaga de l'intérieur. Les cagoinsses ne comportent qu'un fenestron par lequel un chat aurait de la peine à passer.

Je reviens à mon planton.

- Écoute, mec : rassemble à ce qui te reste de chou pour venir à bout de ce casse-tête.

Mon ton conciliant lui redonne espoir.

— FATALEMENT, attaqué-je, le ou les tueurs sont entrés par la porte. As-tu quitté ton poste un moment, ne serait-ce que pour aller aux chiches ?

— Je suis venu relever Dargiflard il y a à peine une heure et je n'ai pas eu besoin de m'absenter.

Et voilà, tu sais quoi ? Ce guetteur flatulent se permet de me saisir le poignet.

— Ah ! mais, attendez ! dit-il. Attendez !

J'attends avec la docilité du godemiché libéré de ses obligations. Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?

Il branle le chef, ses lèvres se reprennent à trembler.

— Non, ce n'est pas possible ! qu'il blagouche, tandis qu'un filet de salive dégouline de ses labiales comme de celles d'un bulldog devant une charcuterie.

— Dis toujours !

— Peu de temps après mon arrivée, une équipe est venue donner des soins à la Ricaine. Deux infirmiers et une infirmière. Ils poussaient un gros appareil à roulettes, genre machin de réanimation.

— Et alors ?

Le bon mec hausse les épaules :

— Je me disais que peut-être…

— Non, pas peut-être : sûrement ! Décris-les-moi !

— Tous les trois portaient la tenue de l'hosto : pantalon blanc, blouse et calot verts. La fille était blonde, jeune, avec des lunettes cerclées d'or. Les hommes m'ont paru costauds. L'un d'eux a un collier de barbe noire, son compagnon une cicatrice sur l'arête du nez.

— Pas mal, grand ; tu te mets à regrimper dans mon estime. Assieds-toi à cette petite table et rameute tes souvenirs pour me dresser un descriptif complet ; sers-toi du papier de la clinique !

Il biche. Une auréole d'humidité se constitue sur son grimpant. Son drame, c'est le manque d'étanchéité.

Pendant qu'il phosphore, j'use de mon portable pour appeler l'Hôtel-Dieu à l'intention de ma petite collègue saccagée. Nous sommes dans une clinique, m'objecteras-tu ; je te répondrai que je préfère les usines dûment équipées aux gentilhommières chicos dont l'efficacité a des limites.

Ce coup de turlu effectué, j'en donne un second à nos services Labo pour leur demander de venir procéder sur place aux examens d'usage.

A sa table, mon veilleur de nuit se concentre sur sa dissertation.

— T'as pas remarqué si ces fameux infirmiers portaient des gants ? l'interromps-je.

Dure réflexion. Son sourcil droit remonte au milieu de son front. Il plonge dans une rétrospective acharnée.

— La femme, peut-être, finit-il par éjaculer ; mais pas les hommes.

9

Deux heures de la nuit sonnent à la vieille horloge dauphinoise lorsque je pénètre en notre logis.

Comme à l'accoutumée, je renifle pour déterminer ce que m'man a préparé. Pas une femme ne s'alimente aussi frugalement que ma Féloche ; pas une ne cuisine aussi bien. Elle confectionne de la frigouze délectable pour moi tout seul, mes déplacements ne changent en rien cette habitude, j'en suis certain. D'ailleurs, les bonnes se font du lard chez nous. En moins de jouge, la plus filiforme se transforme en barrique, pour le plus grand bonheur de ma mother adorée.

A peine ai-je pénétré et humé des relents de rognons sauce madère que j'avise un rectangle de faf sur le sol.

J'y lis :

Mon Grand,

Ne fais pas de bruit en rentrant ; quelqu'un dort sur le canapé du salon.

Si tu n'as pas dîné, fais-toi réchauffer les rognons qui sont dans une coquelle[4] sur le coin de la cuisinière.

Combien ai-je trouvé de messages semblables au cours de notre vie ? J'aurais dû les conserver. Mais lorsque ma Vieille ne sera plus là, les « marques souvenirs » deviendront inutiles : ce sera elle, le souvenir.

Je ramasse pieusement le papier en me demandant qui peut dormir au salon ? D'autant que nous possédons une « chambre à donner » dans les combles. Il me faut tout le savoir-vivre dont je dispose pour me retenir d'aller voir.

Pendant que le plat chauffe, je débouche la bouteille de chambertin chargée de l'escorter en mes divines profondeurs. Chez nous autres Hexagoniers, la bouffe occupe une place prépondérante. Au cinoche je frémis quand, dans un film ricain, je vois les héros morfiller des sandouiches aussi tristes que nos feuilles d'impôts. T'es pas un véritable vivant si tu comportes en mange-merde !

Je clape silencieusement, en évoquant l'ahurissante affaire que le destin m'a envoyée.

Racontars d'un adolescent retour de London, et me voici plongé dans une guérilla pas charançonnée.

Certains plats, je me meurs à le répéter, plus ils sont réchauffés, meilleurs ils deviennent. Mémé affirmait que des trucs comme la blanquette ou le cassoulet, fallait les laisser « tatarler ». Voilà pourquoi elle en préparait beaucoup à la fois, pour le bonheur du réchauffage.

Tu dois penser, mon lecteur, que je suis à côté de la plaque. Parler bouffetance en un moment authentiquement dramatique dénote une singulière légèreté chez un homme ployant sous d'aussi graves responsabilités. Que veux-tu, mon albinos aimé : telle est ma nature. Je primesaute, batifole des méninges ; seulement, parallèlement, un turbin monstre s'opère sous mon haut-de-forme.

J'attaque les rognons de m'man avec l'émotion qui me saisit le jour où je fus reçu en audience privée par Mlle Violette Dubrac, la Reine de la Pipe, dont la grande spécialité était la fellation au thé de Ceylan : pratique d'une qualité exceptionnelle dont moult hommes politiques, vedettes de cinéma et monarques étrangers se souviennent encore.

Adepte inconditionnel de la moutarde Amora extra-forte, à nulle autre pareille, je savoure cet indicible plat avec le recueillement d'un prélat romain.

Un heurt discret à la porte m'incite à avaler tout rond la fournée de fricot que je viens d'entonner.

Manque m'étouffer.

Mais l'être qui m'apparaît me cause un mal beaucoup plus incommensurable que l'asphyxie.

Des années sans nouvelles !

Et puis, soudain, elle ! Qu'écris-je, je voulais dire : ELLE ! Voire même : E.L.L.E. !

Seconde monumentale ! Instant d'essence divine. De quoi en mourir de trop tout, car c'est too much !

Un tel paroxysme peut provoquer le décès brutal d'un individu ; pour le moins le rendre inapte, inepte aussi du temps qu'on y est.

Je la regarde, chaque pore de ma peau devient un œil scrutateur. Mon âme débordée ne peut plus suivre.

Elle ne pénètre pas dans la cuisine, son épaule droite prend appui contre le chambranle. Elle me capte, reste grave, muette, intense.

— Toi ! fais-je, à court de réactions intellectuelles.

— Je ne pense pas, répond-elle, car je crains d'être devenue quelqu'un d'autre.

Je me gargarise les châsses ! Seigneur, ce qu'elle est belle ! « La Femme de trente ans » que cause Balzac ! Le cheveu châtain clair, mince, les nichebabes discrets mais bien accrochés, son visage un peu pâle est criblé de taches rousses. Elle a toujours ses yeux incisifs et prompts qui voient et comprennent tout…

— Marie-Marie…

Me dresse si gauchement que je renverse mon verre de vin sur la table. Lors, la Musaraigne d'autrefois va prendre une patte à vaisselle pour éponger le divin breuvage.

M'est impossible de faire un geste. J'écoute seulement cigogner mon battant.

Trois ans sans nouvelles ; peut-être quatre, faudrait compter. Parfois je demande à maman si elle a reçu une lettre de la môme. Féloche a un bref haussement d'épaules. Je pige qu'elle ne tient pas à aborder le sujet et n'insiste pas. L'existence est vacharde, qui unit des êtres et les sépare.

Mon picrate étanché, Marie-Marie s'assied à la table. Dit, montrant les rognons :

— Une féerie pour le palais, « elle » reste de première !

— D'où viens-tu ?

— De Suède.

— Qu'est-ce que tu foutais dans ce pays plat et glacé ?

— J'étais mariée.

Je m'écrie :

— Encore !

— C'est en forgeant qu'on devient forgeron. J'ai tenté une deuxième expérience. Elle s'est montrée presque aussi décevante que la première ; heureusement mon second époux s'est tué en faisant du vol à voile.

Son cynisme me fait grincer des paupières.

— Tu ne l'aimais pas ?

— Je n'aimerai jamais qu'un homme. Tu parles d'une fatalité !

Son regard se dérobe. Elle a un sourire triste comme un enterrement en musique.

— Et la Police ? Tu travaillais pour certain service, passé un temps ?

— J'ai laissé tomber. Trop de routine, de désillusions… On a beau se raconter des histoires, ça reste administratif. A cause de ton exemple, je m'imaginais avoir le feu sacré. Mais les feux sacrés meurent quand ils n'ont plus rien à consumer. Et puis, le moment est venu de te le dire : j'ai un enfant.

Là, il blêmit l'Antonio ; comme dans les vrais livres où la stupeur fait blêmir les personnages.

— Toi !

— Je suis apte à procréer, tu sais. J'ai une petite fille.

— Quel âge a-t-elle ?

— Trois ans. Tu me l'as faite l'après-midi précédant mon départ. Nous étions allés dans un petit hôtel de la rue Chalgrin, t'en souviens-tu ? Une fringale nous avait saisis. Nous ne nous sommes même pas dévêtus.

Putain ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Des mois que se préparait cet instant de grande dramaturgie ! Quelque chose d'inconnu se rassemblait en moi. Genre maladie incurable. Un manque que je ne parvenais pas à combler. Chagrin informulé, sournois.

Elle murmure :

— Tu es effrayé ?

— Pire que ça !

Ça tournique dans ma caberle.

— Comment s'appelle-t-elle ? fais-je à voix basse.

— Comment veux-tu qu'elle s'appelle ? Antoinette, bien sûr !

— Et tu ne m'as rien dit ?

— Parce que tu aurais tout lâché pour m'épouser ! J'ai préféré me marier avec un autre et te laisser continuer ta vie. La liberté est ton humus.

— Où est l'enfant ?

— Pourquoi crois-tu que je dors au salon ?

— Là-haut ?

— Oui.

— Tu la laisses seule ?

— A sa naissance j'ai pris une nurse à laquelle Antoinette s'est farouchement attachée ; je la garderai au moins jusqu'à ce que la petite soit scolarisée.

— Elle porte le nom du Suédois ?

— Il voulait la reconnaître, mais j'ai refusé. Quand on est l'enfant de San-Antonio, on ne peut avoir un autre nom que le sien ou celui de sa mère !

— M'man est au courant ?

— Depuis cet après-midi seulement. Je l'avais prévenue de l'arrivée d'Antoinette, mais sans lui préciser qui en était le père.

— Elle doit être folle de bonheur !

— Plus que ça ! Tu ne trouves pas que notre histoire tourne au roman d'amour début de siècle ?

— Je m'en fous. L'important est que ce soit. J'en ai marre du cynisme ronflant, fais-je.

On toque à la lourde : je reconnais l'index de ma Vieille.

J'ouvre, et ce qui subsistait d'univers me « débaroule » dessus, dirait-on chez nous autres « magnaux ».

M'man est là, statue de la Très Sainte Vierge Marie, tenant un enfant mal réveillé dans ses bras.

Vacca ! Cette secousse dans la moelle pépinière (dixit l'Infâme).

Antoinette !

On a beau posséder quelques dons littéreux, faire jeu égal avec M. Giscard d'Estaing au plan de la prosodie, il est des instants culminants où les mots ne sortent pas, kif la pâte dentifrice dont le tube a été oublié ouvert dans un tiroir.

Tu verrais cette merveille !

Antoinette est châtain-tirant-sur-l'auburn, genre sa mother. Elle aussi a les pommettes parsemées de points roux. Mais là s'arrête leur ressemblance. Tout le reste est signé San-Antonio, mes drôles. Les yeux, la forme du visage, le nez, les oreilles et jusqu'à ses ongles de pouces plus larges que la normale.

De son regard brouillé par la dorme elle me considère avec une curieuse gravité. On croirait qu'elle cherche dans ses souvenirs naissants où et quand elle m'a rencontré.

Je vais te le dire, ma fille : c'était une piaule faite pour les brèves étreintes, au lit malmené par des chiées de gens en mal de baise.

Maman me la tend.

M'en saisis à gestes craintifs.

Enfouis mon tarbouif dans ses cheveux fous.

Est-ce pour cet instant que je suis né ?

10

Je voulais entraîner Marie-Marie dans ma piaule de célibataire, mais elle a refusé.

— Je ne suis pas venue pour ça, me dit-elle.

La regarde jusqu'au fond de la France. Me retiens in extremis de goujater par un « pourquoi es-tu venue, alors ? ».

Nous sommes seuls au salon dont le canapé est équipé en plumard.

— Qu'est-ce qui t'a décidée à rompre ton secret ? demandé-je-t-il.

— Ma conscience. Une nuit, je me suis réveillée en sursaut avec la certitude que je n'avais pas le droit de te taire plus longtemps cette paternité, car l'enfant t'appartient autant qu'à moi. L'idée s'est développée et me voici.

— Que comptes-tu faire ?

— Retourner en Suède.

— Qu'est-ce que tu fabriques là-bas puisque ton époux est mort ? Tu aimes tellement les harengs à la crème ?

Elle me considère avec mélancolie et répond :

— J'ai ouvert une école de cours accélérés où l'on enseigne le français, l'anglais et l'italien. Nous sommes trois professeurs, ça marche très bien.

— A part ça, tu es une riche veuve ?

— Aisée, ça suffit.

— Si je résume, tu es venue me montrer notre fille et tu la remballes aussi sec ?

— Tu la reconnaîtras avant que je reparte ?

— Je vais me gêner ! Seulement mes fibres paternelles toutes neuves ne s'accommoderont pas d'une existence séparée.

— Je la laisserai à ta mère quelques semaines par an et tu pourras venir la voir quand tu voudras.

— Tu penses que c'est l'idéal pour une môme de rencontrer son père sur un rendez-vous ?

— On peut toujours commencer ainsi.

Tu sais qu'elle est authentiquement belle, la « poulbote » de jadis ? Elle a gagné en grâce et en sûreté, en élégance également, s'est affinée, affûtée serait plus juste.

— Tu me fais un cadeau empoisonné, Marie-Marie. Tu m'as déjà volé trois ans de sa vie et tu entends me rationner pour le reste ?

Elle s'apprête à répondre vertement quand un coup de sonnette déchire le silence, comme il s'écrit dans certains books pour branleurs ambidextres.

D'un même élan, nous consultons nos montres. Trois plombes du mat'. Même les bourreaux d'autrefois ne se manifestaient pas à cette heure.

Mais quoi : j'exerce un métier abolissant conventions et civilités.

Je m'enquiers au parlophone.

— Ici Charretier ! bafouille le croque-mort.

— Entrez ! murmuré-je, sans grand bonheur dois-je avouer.

Et d'actionner la lumière extérieure.

— Qu'est-ce ? demande la mère de mon enfant.

— Un voisin dont on a kidnappé le fils.

— Mon Dieu ! s'exclame-t-elle, comme dans Les Feux de l'Amour.

L'homme se pointe dans le jardin gelé, frotte ses lattes sur notre paillasson neuf. Il a le pique-brise violacé et le teint de ses clients.

— Je vous demande pardon, dit le malheureux père. Ne pouvant dormir, j'arpente le quartier. J'ai vu de la lumière chez vous et je me suis permis…

— Vous avez bien fait.

Il salue Marie-Marie.

— Madame, sans doute ?

— Pratiquement.

— Des nouvelles de Paul-Robert ? coasse-t-il peureusement.

— Pas encore ; nous devrions en avoir demain…

Il m'est arrivé, au cours de ma carrière, d'être confronté à des rapts d'enfants. Je croyais éprouver la mortelle angoisse des parents ; mais j'étais loin du compte. J'évoque la poupée endormie, là-haut, ses cheveux ondulés, son regard presque bleu, si attentif au monde, déjà !

— Je me doute de ce que vous ressentez, monsieur Charretier, cependant vous devez garder espoir.

Il secoue sa pauvre tête désemparée.

— Mon fils est un adolescent au témoignage fiable. On l'a kidnappé pour qu'il ne puisse reconnaître les agresseurs de l'Américaine. Or, il n'existe qu'un moyen de rendre les gens muets définitivement…

Des larmes creusent leur lit dans sa barbe de la nuit.

— Allons, allons, murmure le papa d'Antoinette, vous regardez trop de feuilletons télévisés, mon ami. Il n'y a plus que ça sur nos écrans ; ça et des pubes sur les chicaneries mensuelles des femmes et leur incontinence ! Ils vont finir par nous dégoûter de nos compagnes.

Tout en parlant, je suis allé chercher une bouteille d'eau de noix ramenée de nos « terres froides ». Lui en sers un plein verre.

— Buvez, Charretier. Ensuite vous rentrerez dormir, histoire de reprendre des forces.

Il opine, écluse de la façon dont les condamnés à mort dégustaient leur coup de Négrita avant de passer au coupe-cigare.

Je l'escorte jusqu'au portail poisseux de givre. Le ciel reste clair. Une confuse lueur naît à l'ouest de Pantruche.

Ma « Suédoise » m'attend sur le perron.

Je m'immobilise dans la pénombre pour l'admirer.

Cette soirée restera à tout jamais gravée dans mon cœur.

11

Que je te fasse rire, comme disent les moudus avant de te raconter une histoire lamentable : nous nous sommes endormis sur le canapé-lit du salon sans avoir limé la moindre. Pas même un échange de pelles ! Juste un moment, je lui ai placé une main tombée dans la fourche à moustache ; seulement Marie-Marie a bloqué son système de sécurité et c'est tout juste si j'ai pu me rendre compte que sa culotte était beaucoup moins sèche que notre four à micro-ondes. N'ai pas insisté.

Ce sont les petites péteuses qu'on force, sachant qu'elles ne résisteront pas à nos entreprises ardentes. Les intellos, telles que ma Musaraigne, faut jamais les brusquer : elles fonctionnent au chou et c'est grâce au cérébral que tu arrives à tes fins. En faisant le grand tour.

Donc, nous nous sommes abîmés, épuisés de fatigue et d'émotions.

Au matin, Antoinette nous a réveillés. Elle est entrée brusquement au salon, s'est approchée du canapé pour nous contempler, troublée de voir sa maman étendue au côté d'un homme à peine entrevu cette nuit. Elle portait une robe de chambre blanche brodée de petits bateaux bleus, des chaussons en forme de lapin aux longues oreilles. J'ai retrouvé ses yeux pensifs, étranges chez une enfant de son âge.

Puis sa nurse a surgi. Un grand cheval scandinave aux cheveux d'un blond presque blanc et une immense bouche faite pour tailler deux pipes à la fois.

Elle m'a jeté un regard réprobateur en murmurant une phrase d'excuses en suédois décadent. Y a des dialectes qui me font chier sans que je les comprenne. Le sentiment qu'ils servent à pas grand-chose et que ça ne vaut pas le coup d'enseigner ces guttureries alors que t'as tant de jolies langues latines.

Marie-Marie a tendu les bras à sa fille et a dit à la grosse guerrière nordique de s'évacuer.

Au début, tu ressens un sentiment de bonheur teinté de ridicule. Se mettre à jouer papa-gâteau déroute pour un gusman menant mon existence. Tu n'es que gaucherie et tu te comportes en t'efforçant de chasser ta gêne. Et puis la vie opère son entrée en scène, son entrée en cœur, et alors tu glisses dans la félicité kif dans un bain tiède.

Seigneur ! ce qu'elle sent bon, cette mouflette ! Une odeur de nid, n'ayons pas peur des clichés.

Elle parle le français sans accent, avec déjà un bon début de vocabulaire.

Pour l'apprivoiser, je lui plaque des baisers (un cucudet écrirait « des bisous ») dans le cou. Un certain sentiment de défiance, elle éprouve, style « d'où sort ce mec mal rasé ? » Puis elle s'abandonne et, bientôt, nous rigolons comme des fous, tous les deux.

* * *

Le caoua du matin est toujours stimulant, même à onze plombes. J'en suis à écluser ma quatrième tasse lorsque Jérémie Blanc déboule chez moi, joyeux parce que essoré de fond en comble.

— Comment ça s'est passé ? demandé-je.

— Formidable ! Une extraterrestre de l'amour ! Je l'ai astiquée pendant trois heures et elle en redemandait encore ! Cette frémissante venait de se faire larguer par un jobastre et avait décidé de se foutre à l'eau. Nous l'avons sauvée de justesse.

Je lui sers un café.

— Tu le prends toujours sans sucre ?

Il opine, puis interroge :

— J'ai aperçu une adorable gamine dans le jardin, avec un manteau de fourrure ; de la parenté ?

— Oui, dis-je : c'est la petite-fille de Félicie.

Il ne réagit pas immédiatement. Mais après un instant de réflexion, demande :

— Comment, sa petite-fille ? Tu as des frères et sœurs ?

— J'ai toujours été fils unique et entends bien le rester.

Tu verrais sa gueule bananiesque ! Ses lotos démesurés, sa bouche mousseuse.

— Attends, murmure l'escaladeur de cocotiers, tu voudrais dire que cette gamine…

— C'est du San-Antonio pur jus de couilles, mon Grand !

Je lui résume ma fabuleuse fin de nuit. Tu sais qu'il en pleure, le Mâchuré ? Ce ne sont pas des larmes de crocodile !

Son premier réflexe ?

— Tu vas la reconnaître, dit-il.

Ce n'est pas une question mais une impération. Tiens, ça y est : je viens de créer le point d'impération. Nous a-t-il manqué, le coquin ! Mais qu'est-ce qu'ils foutent les grammairiens ? S'astiquent le nœud sous leur table de travail ? Ne se rendent pas compte de l'urgencerie de la chose, de son « impérativité » ?

Reste à décider du signe. Je verrais un machin de ce genre : « * » ; y a sûrement mieux à trouver, faudrait que des lettristes envisagent la chose.

— Marie-Marie n'est pas là ? demande mon Black-man.

— Elle est partie à la mairie, se renseigner sur les formalités à suivre pour une reconnaissance en paternité.

Il hoche la tête.

— Toi, en père de famille, ça va faire bizarre.

— Tu m'estimes incapable d'assumer ce rôle ?

— J'ai pas dit ça. Simplement, va falloir s'y habituer.

On joue cassos. Dans le jardin, il veut prendre la mouflette dans ses bras, mais ce grand tout noir, si éloigné des Scandinaves, l'effraie et elle court se réfugier dans les jupailles de son ogresse blonde.

— Où allons-nous ? s'enquiert mon frère de cœur.

— Chez les vieux du gamin kidnappé : c'est à deux pas.

On s'y rend pédestrement. Tout en cheminant, je lui apprends le meurtre de Pamela.

Il en est sidéré.

— Dis donc : cette affaire prend de l'ampleur !

— Et je sens qu'on en est au début ! Tu penses revoir ta Mme de Sévigné incandescente ?

— Un lot de ce calibre, ça s'exploite.

— Autrefois, tu ne trompais jamais Ramadé, murmuré-je, cette perspective te faisait horreur…

Il a la réponse qui s'impose, brève et cinglante :

— C'était autrefois !

Bon, voilà la crèche des Charretier : une maison de meulière avec des coquilles cimentées dans l'entourage des fenêtres et un paillasson monogrammé, comme celui du prince Napoléon.

La mother éplorée délourde. Visage bouilli par le chagrin et l'insomnie.

— On a retrouvé son corps ? glapit-elle.

— Hé là, doucement ! m'emporté-je, agacé par la théâtralité de cette gourde, tandis que son mâle surgit des cagoinsses, les bretelles traînantes telle une queue bifide.

Découvrant Jérémie, il clapote dans son égarement :

— Monsieur est nègre ?

Voulant sans doute demander s'il est policier.

— Pas du tout ! le détrompe mon Valeureux. Ramoneur seulement.

Le bruit miséricordieux de la chasse d'eau se mue en un murmure de source avant de s'interrompre tout à fait.

— Nous souhaiterions visiter la chambre de Paul-Robert, fais-je.

Les deux glandus nous guident par l'escalier. La piaule du gamin est la première à droite.

Ses dimensions et son aménagement tendent à faire croire que les darons du disparu ont un standing supérieur à celui des Malapry. A preuve : il dispose, pour faire ses devoirs, d'un bureau en acajou et, pour ses branlettes, d'un cabinet de toilette attenant.

Le Noirpiot s'assied sur la chaise de l'étudiant et inventorie les tiroirs.

— Que fait-il ? demande dans un souffle la mère du ravissé.

— Il cherche, réponds-je.

— Quoi ? dit le père.

— Il l'ignore, expliqué-je, mais le saura quand il aura trouvé.

Ce résumé d'une action policière accroît leur éplorance.

Dans notre job, la présence de la famille constitue un poids mort. Je n'ai pas le courage de virer ceux-ci de la manière anticonformiste dont j'ai évacué la dabuche de Bernard, naguère.

Tandis que le Blondinet des savanes entreprend le burlingue, moi je m'attaque au placard mural. Des fringues dans la partie penderie, pas en masse : « on grandit tellement vite à c't'âge-là ». Principalement des jeans, des tee-shirts, des trucs de sport. Chaussures de ski. Je passe mes pognes à l'intérieur de ces tartines pour robot. De l'une d'elles je ramène un paquet de lettres réunies par un ruban. Toutes sont écrites en anglais et émanent d'une certaine Juny Largo, de Manchester, sa correspondante britannique, je suppose. Elle doit être plus âgée que Paunert, car elle travaille dans une étude d'avocats à Londres.

Les parents étant occupés à surveiller les agissements du « Grand Nègre », j'enfouillasse les missives avant de pousuivre mes investigations, comme on dit puis en littérature de première classe.

Notre perquise achevée, les pauvres géniteurs demandent si nous avons trouvé des éléments susceptibles de faire progresser l'enquête.

Je leur réponds « qu'il faut voir ».

Cette précision ne paraît pas les raies cons fort thé.

12

Réunion au sommet !

Le directeur nouveau la préside, sans pour autant me faire de l'ombre, à moi qui le prédécessa. Assis côte à côte à la vaste table des conférences, nous constituons désormais une hydre à deux tronches ; j'apprécie son comportement. Il est rarissime qu'un roi partage sa couronne spontanément et avec autant de gentillesse.

Tout l'état-major est laguche pour, a bien précisé Mouchekhouil, « avancer la main dans la main en évitant de mettre les deux pieds dans le même sabot ».

Pour commencer, je me livre à un résumé suce-seins de l'affaire. N'after quoi, Bingo en tire un premier faisceau conclusif.

A savoir que Pamela Grey a été attaquée gare du Nord pour provoquer la venue de son père à Pantruche. Il tique lui aussi sur la promptitude « d'exécution » des gens qui s'en sont pris au « roi du blé ». La façon dont ils ont utilisé sa fille pour l'appâter, puis dont ils les ont liquidés, révèle une bande sérieusement organisée. Ces gens pratiquent la politique de la « terre brûlée » : à preuve, le rapt du jeune témoin et la tentative d'assassinat contre M. Félix.

Là, je place un drop-goal d'un coup de saton magistral, interrompant le discours de mon co.

— Y a comme un défaut ! laissé-je tomber.

— Vraiment ? s'inquiète Bingo.

— Nous avons communiqué aux médias le nom du père Félix, mais pas celui du môme Charretier. Comment, alors, les tueurs ont-ils eu connaissance de son existence ?

Mes auditeurs, dirluche en tête, restent cois.

— S'ils ont pris au sérieux le pseudo-témoignage du vieillard, poursuis-je, c'est parce qu'ils ignoraient le rôle de Paul-Robert. C.Q.F.D.

Le silence de l'assistance se prolonge.

— Effectivement, finit par convenir mon suce-cesseur.

Mes arrière-pensées butinent mon esprit avec un acharnement d'abeilles désireuses d'en mettre un rayon. Me viennent des bribes d'idées, des projets de déduction ; rien de bien solide encore. Faut que cela s'assemble.

— Je crois, soupiré-je, que nous devrions remettre cet os à plus tard et poursuivre ce tour de table.

Approuvé !

Je passe le micro à l'ineffable Rouquin, drôlement hurff dans un costard de velours noir qui met en valeur le Van Gogh lui tenant lieu de perruque.

— Qu'ont donné les relevés d'empreintes effectués dans la chambre de miss Grey ?

Là, il biche, le Prix Cognacq de la grosse veine bleue ! C'est son instant. Il l'attendait en promenant sa dextre attaquée par les acides sur le zoizeau frétilleur embusqué à l'orée de sa braguette.

Il déclare, avec la voix qu'avait Adolf Hitler quand il vendait des croix gammées en chocolat sur les marchés, au moment des fêtes de Noël :

— Je suis en mesure de fournir l'identité des hommes qui ont tué Pamela Grey.

D'exaltation, Bingo faillit actionner le système éjectable de son dentier.

— En vérité ! s'exclame-t-il.

Le Rouque ouvre la chemise en bristol rouge placée devant lui.

— Grâce aux empreintes, je puis, sans le moindre doute, affirmer qu'il s'agit de deux repris de justice notoires. L'un se nomme Angelo Angelardi. C'est un élément de la Mafia sicilienne exilé en France où il s'est livré à des actions de grand banditisme. Condamné à quinze ans de réclusion pour le meurtre d'un convoyeur de fonds, évadé de la centrale de Poissy.

« Le second ne vaut guère mieux. Il s'appelle Pierre Labé, natif de Saint-Malo, accusé de meurtre et de tentative d'assassinat, il est surtout connu pour ses viols à caractère monstrueux. Il accède au plaisir en découpant les seins de certaines filles au système mammaire surdéveloppé. Peu lui chaut l'âge et la beauté de sa victime, seul le volume de sa poitrine l'intéresse. Il ne tue pas les femmes martyrisées par ses soins, si j'ose parler ainsi. Une fois assouvi, il leur demande même pardon de les avoir saccagées. Il lui est arrivé de pleurer à la vue de son forfait. »

Ayant dit, le Blondirouge fait circuler les photos des deux messieurs.

Tu t'attends à voir des frimes de forbans, mais tu en es pour tes frais. Bien que ce soient des portraits de l'Identité judiciaire, ces gueules paraîtraient normales, voire avenantes, n'était le regard des inculpés. Le Rital possède des quinquets impassibles, tant tellement qu'ils font froid aux valseuses. Les falots du Breton seraient plus expressifs, mais il y brille une lueur qui inciterait un usurier syrien à léguer ses biens à une œuvre caritative, plutôt que de le laisser entrer dans sa boutique.

Le dirluche en titre interroge :

— Un mandat d'arrestation a été lancé contre ces individus, je gage ?

Il gage bien, Bingo, en oubliant une chose : c'est que les archers de la République ont tous, depuis des mois, une affichette reproduisant les frimes de ces gentlemen dans leurs poulaillers.

— Il va falloir intensifier les recherches ! fait-il doctement. Nous allons vous donner de gros moyens pour battre en brèche ces convicts. C'est la mobilisation générale ! L'hallali !

Tiens, il me rappelle le Vieux dans ses grandes périodes de péroraison glandulaire. C'est Achille sans son côté Grand Siècle.

— Je veux un filet aux mailles fines, messieurs, qu'un goujon ne saurait franchir ! Pas de cadeau pour ces sanguinaires. Ils bougent un cil, vous tirez ! Ce sont nos instructions, à San-Antonio et à moi ! Cela dit, il serait préférable de s'emparer d'eux vivants ; n'oubliez pas qu'ils détiennent un adolescent en otage…

Dislocation de l'assemblée.

— Vous paraissez rêveur ? s'inquiète Mouchekhouil.

— Il y a de quoi réfléchir.

— J'en conviens. Quel est votre sentiment ?

— Réservé. Nous avons affaire à des malfrats pas comme les autres. Il est évident que le coup vient des States et que les « manipulateurs » ont engagé de la main-d'œuvre européenne.

— C'est bien mon avis. Ne pensez-vous pas qu'il faille prendre contact avec le F.B.I. ?

— Si vous voulez que l'enquête nous échappe, il n'y a rien de mieux à faire !

Mon successeur opine.

— Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul, rostande-t-il.

— Vous avez tout compris, acquiescé-je en me levant.

* * *

Toujours escorté de Jérémie, je passe prendre des nouvelles de notre malheureuse collègue, sauvagement agressée au chevet de la fille Grey.

État sérieux mais satisfaisant, m'assure l'interne de service en nous drivant à son chevet.

Fectivement, la courageuse femme repose sur sa couche blanche souillée de son sang généreux. Elle me reconnaît et un gentil sourire fleurit ses lèvres desséchées. Sa tronche enrubannée de gaze ne laisse disponibles qu'un œil et la bouche.

Je presse ses doigts posées sur le drap, prononce des paroles réconfortantes garantisseuses de promo.

— Vaillante amie, attaqué-je-t-il dans la nuance, avez-vous la force de me raconter ce qui s'est passé ?

— Bien sûr, répond cette gazelle foudroyée. Au cours de la nuit, une infirmière et deux de ses collègues sont entrés dans la chambre. L'un d'eux poussait un appareil à roulettes. L'autre est venu sur moi, a sorti un instrument de sa blouse et m'a asséné un coup sur la tête. J'ai à moitié perdu conscience, pas suffisamment cependant pour ne pas sentir sa main entre mes cuisses et entendre l'infirmière lui dire : « Vous croyez que c'est le moment ? » Alors il a retiré sa main, puis m'a frappée à nouveau sur le crâne et je me suis évanouie.

— Avant de perdre connaissance, vous avez eu le temps d'apercevoir ce que faisaient les deux autres ?

— Le second type était penché sur la blessée et la femme ouvrait l'armoire pour prendre les vêtements de l'Américaine.

— Elle les fouillait ?

— Non ; les empilait dans un sac de plastique, genre poubelle.

In petto, je me traite de blatte écrabouillée. Quelqu'un de nos rangs a-t-il seulement eu l'idée d'explorer le meuble pour y examiner les fringues de l'assassinée ? Non, bien sûr ! Une fille morte dans un plumard de clinique, t'as pas une pensée pour ses harnais, ils ne sont plus à l'ordre du jour.

— Merci de votre témoignage, mon chou, gazouillé-je. Lorsque vous serez en mesure de sortir, nous arroserons ça !

— C'est vrai ? qu'elle balbutie, émerveillée par cette perspective.

— Promis ! En attendant laissez-vous bien soigner.

Napoléon pinçait l'oreille de ses grognards en guise de gâterie. Moi, je fais mieux, j'évasive de la main sur ses mamelons qui ont tendance à choisir la liberté. Elle doit en rougir sous ses pansements, la darling.

— Et tu prétends vouloir épouser Marie-Marie ? murmure ce fumelard de négro, une fois dehors.

Sa remarque me produit l'effet d'un verre d'eau froide en pleine gueule.

Je m'arrête sur le revêtement de caoutchouc qui absorbe le bruit de nos pas.

Cette réflexion se fiche dans mon âme. C'est vrai que j'avais déjà oublié la Musaraigne. Il n'existe plus pour moi, désormais, que « notre » fille fabuleuse. Le temps et ses deux époux ont tué doucement nos amours d'autrefois, à Marie-Marie et à moi. Dans le fond, j'étais dingue d'une gamine délurée, à l'innocence pathétique. Elle est devenue une riche bourgeoise chic, sachant contrôler ses sentiments et programmer sa vie.

Seigneur, cette bouffée de détresse qui m'envahit à toute volée ! Va falloir que je m'accroche fort à m'man, à mon turbin, à mes potes et, surtout, oui, surtout à la petite.

Le Noirpiot qui pige tout, met sa dextre puissante sur mon épaule.

— Pardonne ma maladresse, fait-il, je t'ai blessé.

— Non, non, ce n'est rien, j'articule, il fallait bien que je prenne conscience des réalités.

Voilà ; je respire un grand coup. Très importants, les soufflets. Quand ils fonctionnent mal, le reste ne suit plus.

Bref conciliabule entre Jéjé et moi.

Nous mettons le cap sur le collège Poirot-Delpech.

Toujours bien ameublir le terrain avant de bâtir.

13

Nous déboulons en plein cours d'histoire-géo, pendant que le prof, une pécore à binocles, au nez pointu, explique à ses garnements le duel de Cinq-Mars et de Thou qui furent exécutés à Lyon (Rhône) pour s'être battus en duel.

Nous toquons à la porte vitrée. La demoiselle, rancie sous le harnois, vient ouvrir, l'air interrogateur.

Je lui annonce notre qualité de super-bourdilles et elle s'humanise un tanti-chouïa.

— Vous venez au sujet du jeune Charretier ? fait-elle.

— Gagné ! réponds-je. Pouvez-vous nous consacrer quelques instants ?

Elle peut. Sort dans le vaste couloir et relourde. Elle dégage une odeur de poivre, because les premiers frimas l'ont incitée à ressortir ses petites laines de l'armoire. Vu la façon dont elle les épice, les mites n'ont qu'à bien se tenir !

Je lui demande ce qu'elle pense de l'ado disparu.

— Bon élève, assure-t-elle, mais particulièrement rêveur.

— Vous êtes au courant de ses déclarations concernant un attentat à la gare du Nord ?

— La classe ne parle que de cela. Vous croyez qu'on l'a enlevé pour supprimer son témoignage ?

— Envisageable, répond Othello.

— Alors sa vie est en danger, dit la personne au slip festonné de toiles d'araignées.

- Ça se pourrait, admets-je avec la froideur d'un colin sorti du frigo sans sa mayonnaise.

« Faisiez-vous partie du voyage à Londres ? »

— Si fait : je secondais le professeur d'anglais.

— Vous rappelez-vous de l'attitude de Paul-Robert, là-bas ?

— Elle n'avait rien de particulier.

— A-t-il participé à toutes les excursions ?

Elle rassemble ses lèvres autour d'une petite bite imaginaire ce qui, je présume, est l'indice d'une profonde réflexion.

— Il ne nous a pas accompagnés à Windsor car il souffrait d'un violent mal de gorge.

— Il est donc resté à l'hôtel ?

— Naturellement. Et le lendemain, il nous a quittés pendant la visite de la Tour de Londres, prétextant une forte température.

— Comment se comportait-il avec ses compagnons ?

Nouvelles cogitations de Miss Coing.

— Je ne sais si cela provenait de son état fébrile, mais il restait en retrait du groupe et semblait abattu.

— Merci, mademoiselle, pour votre coopération. Vous êtes adorable !

Sa toison du dessous s'humidifie comme des poils d'artichauts fraîchement cuits.

J'ajoute, en l'enveloppant d'un regard velouté qui n'arrange pas son problème :

— Pouvez-vous dire au jeune Bernard Malapry, que j'aperçois devant votre bureau, de nous rejoindre ?

Bref intermède, au cours duquel je demande au Négus la raison de son sourire ambigu.

— Je ris de la conculmitance de nos pensées, répond-il.

Et puis survient mon petit pote de naguère.

— Je suis sûr que vous allez m'apprendre quelque chose ? primesaute Nanard.

— Pas impossible, admets-je. Mais ne restons pas ici ; il doit bien y avoir un endroit peinard où je pourrais te tabasser la gueule en jurant ensuite que c'est une invention de ta part ?

Il s'arrête d'arquer, devient lit vide comme la couche d'un cocu et me fixe, épouvanté.

Je plaque ma main dans son dos pour l'obliger d'avancer, avise une pièce dont la lourde est entrouverte : un réfectoire désert. D'une bourrade j'y fais pénétrer le jeune citoyen Malapry. Des remugles de gruyère brûlé et d'eau de vaisselle saturée flottent dans la pièce.

— Voilà ce qu'il nous faut !

Je soupire profond.

— Commence, toi ! intimé-je à Blanc. Je suis tellement remonté contre ce loustic que je risquerais de lui déboîter la mâchoire ou de lui briser une clavicule. Tu me connais ? Quand quelqu'un m'a déçu, je suis incapable de me contrôler.

Impavide, le négro biche le garnement par une aile, l'oblige à s'asseoir devant une table poisseuse. Puis pose l'une de ses vastes tartines devant le malheureux, et extrait une paire de menottes de sa fouille arrière.

L'angoisse du pauvre môme se mue en désespoir.

— Oh ! non ! pleurniche-t-il. J'ai rien fait !

Jérémie ricane :

— Fausses déclarations à un officier de police, ça peut aller chercher cinq ans de taule quand le président de la correctionnelle est une femme et qu'elle a ses doches ! Une vie brisée dans l'œuf, quoi ! Les compagnons de cellule qui t'enculent comme une chèvre sans s'occuper du sida ; ton pedigree entaché à jamais : c'est payer cher une connerie de jeunesse.

L'infortuné gamin chiale sans retenue.

J'interviens, la voix conciliante :

— Je vais essayer de laisser ma rogne au vestiaire, Trouduc. Ton pote a le béguin pour une coquine Britiche nommée Juny Largo, exact ?

Il acquiesce.

— L'affaire de la gare du Nord lui a donné l'idée de simuler un enlèvement et d'aller la rejoindre, je me goure ?

— C'est vrai.

— Il a demandé ton témoignage pour accréditer le rapt. Et toi, Bugnazet, tout heureux d'avoir la vedette, t'as foncé dans le scénario tête première. Réponse ?

Il opine.

— Où est-il en ce moment, le Casanova des sleepings ?

— A Londres.

— Avec sa darling ?

— Oui.

Je ne peux m'empêcher de sourire devant cette émouvante gaminerie.

— Il a du blé ?

— Ses économies. En outre, il a vendu son vélomoteur et ses skis.

— Eh ben ! dis donc, c'est le big love ! Bon, écoute, petit homme, je veux bien passer l'éponge sur ton faux témoignage, mais charge à toi d'aller casser le morceau à ses parents et aux tiens. T'auras sûrement droit à des coups de pompe dans le prose de la part de tes vieux, mais les autres seront tellement soulagés qu'ils t'embrasseront les mains ! Ça fera une moyenne !

On demande à la binoclarde la permission de l'emmener et le déposons devant son arrêt de bus.

Me voilà délivré d'un tourment qui me pesait sur la patate.

Le grand bigntz va pouvoir commencer.

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