Le 22 octobre 2013, vers 5 h 45 du soir (il faisait déjà presque totalement nuit), elle m’a dit :
« Henry, je veux qu’on fasse un break. »
C’est là, sans doute, que tout s’est joué. En dernière analyse, ce sont ces moments-là qu’on retient toujours. Ils sont comme des jalons de nos existences, comme des phares le long d’une côte. C’est en tout cas là que je l’ai perdue — au sens propre comme au sens figuré.
Je suppose que commencer cette histoire à bord d’un ferry est assez logique, non ? J’ai vécu sept ans sur une île boisée au large de Seattle. Et il ne se passe pas un jour sans que je pense à elle. Le lieu ? Quelque part entre Anacortes, sur la côte du Nord-Ouest Pacifique, et Glass Island — à bord de l’Elwha. Le moment ? Une nuit tumultueuse, une nuit pleine de fureur et de ténèbres — une véritable nuit de tempête.
Il faisait un froid glacial, ce soir-là, je m’en souviens, la pluie des îles tombait à seaux renversés et, au-delà des lumières du ferry, dans le noir, on entendait la mer gronder comme une bête perpétuellement affamée et courroucée. À cause du vacarme infernal des huit mille chevaux-vapeur et des rafales de vent hurlant à nos oreilles, elle avait élevé la voix. J’ai fait de même :
« QUOI ? Qu’est-ce que tu racontes ? »
Elle a battu des cils, baissé les yeux, les a relevés.
« Je sais que j’aurais dû t’en parler plus tôt mais…
— Parler de quoi ? ai-je dit. Naomi, parler de quoi ? »
Avec ce foutu boucan, j’étais obligé de hurler, moi aussi, pour me faire entendre.
Le ferry tanguait, nous contraignant presque à danser sur place. Nous nous trouvions sur le pont inférieur ouvert à tous les vents, près des voitures, alors que les autres passagers étaient douillettement assis là-haut, bien au chaud dans les ponts supérieurs fermés, à se raconter leur journée.
C’était Naomi qui avait tenu à descendre ici. À croire qu’elle ne voulait pas qu’on nous voie ensemble…
« Henry, je veux qu’on fasse un break. Une pause… pendant un moment… Le temps d’y voir plus clair. Il est arrivé quelque chose. J’ai besoin de réfléchir… J’ai besoin de… comprendre…
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Comprendre quoi ? »
Je ne comprenais rien, en ce qui me concernait. Le vent a soulevé la petite mèche brune qui émergeait de sa capuche. Elle a levé les yeux, les a posés sur moi.
« Henry, j’ai découvert la vérité. »
Elle a planté son regard dans le mien. Naomi a — avait — des yeux améthyste, avec des nuances myosotis et lapis-lazuli, un cercle plus sombre, presque noir, autour de l’iris, et une cornée opaline : des yeux de chat.
« Quelle vérité ? » j’ai demandé.
J’ai été pris d’un vertige. Ma tête s’est mise à tourner.
« J’ai découvert qui tu es. »
Voilà. Ça a commencé comme ça.
Une séparation — comme il y en a des millions chaque année à une époque où tout le monde veut le bonheur sans en payer le prix. Nous avions seize ans, cet automne-là.
« Qui je suis ? Mais bon Dieu, de quoi est-ce que tu parles ? »
Cette fois, elle n’a pas répondu.
« Pourquoi tous ces mystères ? j’ai dit. Pourquoi tu ne m’envoies plus de textos, pourquoi tu me fuis ? Qu’est-ce qui se passe, Nao ? »
J’ai senti mes intestins se nouer. Cela faisait une semaine à présent que j’avais un pincement au cœur chaque matin au réveil en contemplant l’écran vide de mon téléphone.
Pas de texto…
Chaque fois, le constat me filait la nausée. Jusqu’à il y a quelques jours encore, pas un seul matin ne se passait sans que je trouvasse un petit message tendre au réveil. Juste quelques mots — dont chacun témoignait de la profondeur de nos sentiments. De même que j’en envoyais un chaque soir. Avant de m’endormir.
Celui d’hier était un brin grandiloquent. Il disait : Rien ne nous séparera jamais. Je t’aime. Je t’aimerai toujours.
Je sais ce qu’est une rupture.
J’ai vu Josh Landis très pâle, au bord des larmes, au fond de ce pub miteux, quand Casey Hinshaw lui a annoncé que c’était fini. J’ai vu Tess Parsons, une fille bien, ravagée pendant des semaines quand cette salope de Shanna McFaden a diffusé une vidéo où on voyait Danny Lovasz — l’ex-copain de Tess — jurer ses grands dieux que Tess n’était rien pour lui. Je sais ce qu’est une rupture.
Mais pas moi, pas Naomi.
Pas nous.
Ça ne pouvait pas nous arriver. Nous, c’était pour la vie. « JMNS : Jusqu’à ce que la Mort Nous Sépare » ; tel était notre mantra.
Je sais ce que vous pensez : seize ans…
Et après ? Il y a des gens qui se rencontrent à cet âge et qui restent ensemble toute leur vie. Je l’ai regardée. Elle avait l’air triste, ce soir-là. Infiniment triste. D’où venait cette tristesse ? De moi ? De quelqu’un d’autre ? Les questions cognaient contre les parois de mon crâne comme les vagues contre la coque du ferry. C’était ma meuf, la fille que j’aimais. Celle avec qui je voulais passer le restant de mes jours. Merde, j’avais l’impression qu’un crabe de Dungeness me dévorait les entrailles.
« Mais bordel, vas-tu me dire ce qui se passe ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Tu as rencontré quelqu’un, c’est ça ? »
Malgré moi, je m’étais mis à crier plus fort.
Elle m’a fixé et, pour la première fois, j’ai senti plus qu’un fossé entre nous : un abîme, des années-lumière. Nous qui étions si proches jusqu’à il y a quelques semaines encore. Et si loin, à présent…
« Naomi… »
J’ai tendu la main vers elle.
J’ai saisi doucement son poignet.
« LÂCHE-MOI ! »
J’ai éprouvé un choc. Elle s’était libérée violemment, comme si elle avait mis les doigts dans une prise, comme si mon contact lui répugnait. Et elle a reculé.
D’un pas…
Puis de deux…
Et, tout à coup, elle a fondu en larmes.
« Tu ne vois donc pas ce qui se passe ? a-t-elle hurlé, les joues ruisselantes, en reculant encore. Vous ne voyez pas ce que cette île est en train de nous faire, tes copains et toi ? Tu ne vois pas comment tout ça va finir ? »
Je me suis demandé de quoi diable elle parlait.
« Comment tout ça va finir ? Mes… copains et moi ? ai-je dit, incrédule. Mais de quoi est-ce que tu parles ? »
J’ai fait un pas vers elle, elle en a fait un en arrière.
J’en ai fait un autre…
Elle a reculé d’autant…
Ça ressemblait à une danse — une danse dangereuse, une danse sinistre et amère.
Nous avons quitté l’abri que formaient les ponts supérieurs au centre du navire et la pluie glacée nous est tombée dessus, martelant nos crânes, dégoulinant dans ma nuque, sous mon col, mais je n’y ai pas prêté la moindre attention.
« Naomi », ai-je répété doucement.
J’ai avancé.
Elle a reculé.
« Ne t’approche pas… »
Ses reins ont touché le plat-bord là où il est dangereusement bas : près de la proue — où seule une chaîne vous sépare ensuite d’une chute dans les flots mouvants — et, pour le coup, elle a bien été obligée de s’arrêter.
« Je te rappelle que ce sont aussi tes amis, j’ai dit. Est-ce qu’on n’a pas toujours été les meilleurs amis du monde ? Je croyais qu’on était une famille ? Mon semblable, mon frère — tu te rappelles ? »
Elle a secoué la tête d’un air écœuré.
« Va-t’en, a-t-elle sangloté. S’il te plaît, va-t’en. »
Il y avait autre chose dans sa voix, à présent. Elle avait peur. Peur de moi. Comment — comment était-ce possible ?
« Naomi…
— S’il te plaît, Henry. »
Elle bégayait, des larmes — ou bien la pluie — ruisselaient sur ses joues. Dans son dos, la mer rugissait, affamée. Ses crêtes blanches explosaient en geysers hauts comme des maisons contre la proue, à cinq mètres de nous — et des nuages d’écume nous rinçaient la figure par intervalles.
Je l’ai attrapée par les poignets.
« LÂCHE-MOI, PUTAIN ! »
Elle avait crié. D’une voix mauvaise. Ça m’a mis en rogne.
J’ai fait un geste.
Un geste de trop.
Je l’ai secouée comme un prunier pour la ramener à la raison. Là : à l’avant, contre le plat-bord — à quelques centimètres du vide… Ça paraît dingue, je sais. Elle a hurlé. Elle s’est débattue. Comme une hystérique. Elle avait l’air d’avoir vachement peur. Elle a dû croire que j’allais la passer par-dessus bord. Comment a-t-elle pu penser un truc pareil ? Comment a-t-elle pu imaginer un seul instant que j’en étais capable ? Je crois que c’est ce qui me fait le plus mal aujourd’hui.
Elle m’a repoussé de toutes ses forces et j’ai dérapé. Je suis tombé sur les fesses — là, sur le pont inondé. Un nouveau nuage d’écume l’a balayé et m’a douché. L’espace d’un instant, quand elle a réussi à se libérer, elle a basculé en arrière et je l’ai regardée, horrifié, osciller au-dessus du vide, sa capuche soudain rabattue par le vent, ses cheveux dansant, les yeux exorbités de terreur, avec derrière elle des creux et des collines d’eau noire frangées d’écume…
« Hé ! a beuglé un employé en dévalant les marches (il avait dû nous voir par les vitres du poste de pilotage ou bien dans les caméras de surveillance). Qu’est-ce que vous foutez là ? »
… mais elle a réussi à se rétablir in extremis d’un coup de reins et elle en a profité pour contourner l’employé et disparaître dans l’escalier qui mène aux ponts supérieurs.
« Naomi ! »
Je me suis lancé à sa poursuite — mais elle avait déjà disparu en haut des marches et le type m’a retenu par la manche.
« Remontez là-haut ! a-t-il hurlé. Vous êtes inconscient ou quoi ? Vous vous rendez compte du danger ? »
Oh oui, je m’en rendais compte.
J’ai gravi les marches quatre à quatre, jetant un regard distrait à la caméra suspendue au plafond qui filme l’étroit escalier de haut en bas.
Je l’ai cherchée. Partout. Sur tous les ponts fermés, dans la foule des passagers assis autour des tables ou dans les rangées de fauteuils à l’avant, parmi ceux debout autour du bar, ceux entrant et sortant des toilettes, parmi les autres élèves du lycée, et même à l’extérieur, sur les ponts ouverts — là où il n’y avait pas âme qui vive par une nuit pareille et où le vent miaulait encore plus fort.
Pas de Naomi…
Nulle part.
Je suis retourné à notre table, le visage ruisselant, les cheveux et les vêtements trempés. Charlie a été le premier à m’apercevoir et il a ouvert grand ses mirettes.
« Putain, Henry ! T’es trempé ! Où est Naomi ?
— Je ne la trouve pas », j’ai dit.
Kayla et Johnny ont levé les yeux de leurs smartphones.
« Quoi ? Mais vous étiez ensemble, on vous a vus descendre…
— On s’est dit que vous aviez peut-être envie de faire ça dans la voiture », a suggéré Johnny en souriant.
Je n’ai pas relevé.
« Henry, qu’est-ce qui se passe ? a demandé Charlie devant ma mine déconfite.
— Je ne sais pas où elle est passée… Je l’ai cherchée partout… je ne la trouve pas…
— Mais vous étiez ensemble.
— Je sais… je sais.
— OK. »
Il s’est levé, a jeté un coup d’œil aux deux autres : « Vous, vous restez ici. Si elle se pointe, vous nous appelez. Nous, on va chercher Naomi. »
On s’est réparti la tâche ; on est repassés partout où j’étais déjà passé.
Un flash soudain dans ma mémoire : je me revois parcourant les coursives et les salles, scrutant les visages, détaillant les silhouettes — et un ou deux détails attirent mon attention. Par exemple, la présence à bord de Jack Taggart. Il est assis dans le fond, à la dernière table avant la porte qui donne à l’arrière du bateau, et, bien que ce soit l’heure de pointe, il a la table pour lui tout seul. Tout le monde à bord ou presque connaît Jack et personne n’a envie de faire la traversée avec lui. Taggart vit seul au fond des bois, du côté le plus inhospitalier de l’île, au pied du mont Gardner, la plus haute montagne de Glass Island, qui culmine à deux mille quatre cent huit pieds, soit sept cent trente-trois mètres. Il a la réputation d’être un sale type et, croyez-moi, parfois les réputations sont justifiées. Ce soir-là, il fait un puzzle. Il y a toujours des puzzles sur les ferries.
« Elle a dû s’enfermer dans les toilettes des femmes, a dit Charlie. Tu as vérifié les toilettes des femmes ?
— Bien sûr que non.
— Alors, elle est là. » Son assurance était communicative. Charlie est un type qui doute rarement, sauf en ce qui concerne les filles. Il traverse la vie toutes voiles dehors. Il a mis une main sur mon épaule : « Ça s’est mal passé, hein ? » Pendant une fraction de seconde, j’ai lu autre chose que de la compassion dans son regard — de l’intérêt et de la curiosité.
J’ai hoché la tête.
Il m’a pris par le bras et m’a conduit à notre table.
« Vous l’avez trouvée ? » a demandé Kayla.
Charlie lui a fait signe de laisser tomber.
« Elle a trouvé quelqu’un d’autre pour la ramener », a dit Charlie à côté de moi quelques minutes plus tard, le visage éclairé par les feux arrière de la voiture qui nous précédait et par les cadrans du tableau de bord.
J’étais assis au volant, dans la pénombre des ponts inférieurs. Terrassé par un cafard monstre. Je savais qu’il avait raison. L’Elwha (un nom indien de la tribu Chinook qui signifie « élan » ou « wapiti ») peut contenir plus de mille personnes et cent quarante-quatre voitures. Ça fait un paquet de monde. Elle avait très bien pu nous éviter et trouver refuge dans la voiture de n’importe quel autre élève du bahut — fille ou garçon.
Des sirènes ont retenti dans les entrailles du navire ; des gyrophares se sont mis à tournoyer, jetant des lueurs orangées sur les pare-brise. J’ai mis en route les essuie-glaces et on a démarré à la queue leu leu en direction des lumières noyées d’East Harbor, tandis que les employés en gilets jaunes agitaient leurs bâtons fluorescents.
Je m’appelle Henry Dean Walker.
J’aime les livres,
les films d’horreur,
les orques et Nirvana
et j’ai seize ans.
Je vis sur Glass Island, une île au nord de Seattle, à quelques milles marins du Pacifique, à l’ouest de Bellingham et du comté de Whatcom, dernière étape avant la frontière américano-canadienne. Elle appartient à un archipel, les San Juan, qui compte sept cent cinquante îles et îlots à marée basse et plus d’une centaine à marée haute. Semés comme une chaussée rocailleuse et couverts de forêts, de petits ports pittoresques et de routes. Toujours des routes : accrochées aux corniches, surplombant estuaires et bras de mer, sinuant tels des ruisseaux dans nos forêts profondes — une vision de l’Amérique.
Ici, les ferries les prolongent. Et, à la place des requins, on a des orques. En hiver, au printemps et à l’automne, il pleut. Ou bien le brouillard est si épais qu’on ne voit pas la côte, ni même la cime des sapins, encore moins celles, enneigées, de la chaîne des Cascades, cent kilomètres plus à l’est. En été, il pleut aussi — mais moins. À la belle saison, les touristes viennent du monde entier pour voir les orques. De bon matin, ils font la queue pendant des heures sur les routes menant aux embarcadères des ferries, colonisent les hôtels et les bed and breakfast de l’archipel, picolent un peu trop, prennent des milliers de photos qu’ils s’empresseront de supprimer ou d’oublier dans la mémoire de leurs ordinateurs et ils ancrent leurs voiliers et leurs yachts par dizaines dans la marina. Cette frénésie estivale, de juillet à octobre, c’est à cause de trois films : Sauvez Willy 1, Sauvez Willy 2 et Sauvez Willy 3. Ils ont été en partie tournés dans les îles — et ils ont rendu les orques si populaires que le premier imbécile venu ne désire qu’une chose : en voir au moins une avant de rentrer chez lui.
Mais une fois les touristes repartis, Glass Island retrouve son calme. Et sa promiscuité… Ici, tout le monde connaît tout le monde. On est entre soi. C’est une des particularités de notre île : contrairement à Seattle ou à Vancouver, ou même à Bellingham, les gens d’ici laissent leur porte ouverte quand ils vont faire leurs courses, et même parfois quand ils dorment. Bien sûr, les luxueuses résidences secondaires d’Eagle Cliff et de Smugglers Cove — qui sont fermées sept mois sur douze tout en accaparant les anses les plus pittoresques de l’île — sont un peu mieux protégées, mais à peine. Il faut dire que notre île est genre « forteresse naturelle ». Pour commencer, elle n’est pas fastoche d’accès : il faut une bonne heure de ferry à partir d’Anacortes pour rejoindre East Harbor et, à partir de là, il n’y a pas plus d’une dizaine de routes et autant de pistes carrossables interdites aux promeneurs, avec à l’entrée des chaînes rouillées ou des barrières sur lesquelles on peut lire PROPRIÉTÉ PRIVÉE. Ensuite, il n’y a pas tant d’endroits que ça où un bateau peut accoster. Et puis, il est interdit de camper, il n’y a que deux hôtels et, à la belle saison, la plupart des touristes dorment chez l’habitant.
Comme je l’ai dit, tout le monde connaît tout le monde. Les gens d’ici n’ont pas de secrets. Ou alors ils sont contraints de les enfouir au plus profond d’eux-mêmes.
C’est ça, Glass Island. C’est du moins ce que je croyais.
Je plante le décor parce qu’il a son importance. Mais ce n’est pas chez moi. Pas vraiment. Je n’ai pas de chez-moi : on a beaucoup voyagé, beaucoup déménagé, mes mamans et moi. Dans de grandes villes comme Baltimore ou dans des endroits difficiles d’accès comme Marathon en Floride, Port Oxford dans l’Oregon et Stowe, dans le Vermont. À croire qu’on fuyait quelque chose. On fuyait quelque chose. La question, c’est quoi. À ce jour, je n’ai obtenu d’autre réponse que des dénégations désinvoltes de la part de mes deux mères : « Mais enfin, Henry, où tu vas chercher ça ? On aime les endroits pittoresques, c’est tout ! » Il nous est même arrivé de déménager en pleine nuit, à l’arrache. « Henry ! Vite ! Habille-toi ! » J’avais neuf ans, cette fois-là. Je n’ai pas oublié, contrairement à ce qu’elles croient. On vivait à Odessa, Texas, depuis huit mois. Un mois plus tard, on s’installait sur Glass Island. Autrement dit (prenez une carte) à l’autre bout du pays. Sept ans qu’on est ici. Un record, je crois bien.
J’aime mes mamans. Elles s’appellent Liv et France, sans s, comme le pays. Je les aime. Vraiment beaucoup. Mais quelquefois, il m’arrive de les trouver un tout petit peu trop… protectrices. Par exemple, il m’est formellement interdit de mettre une photo de moi sur Facebook ou sur n’importe quel autre réseau social, site de rencontres ou blog perso. Vous trouvez ça bizarre ? Moi aussi. Je le leur ai dit. Leur réponse : « Henry, tu ne comprends donc pas que tout ce que vous mettez sur Internet y est pour l’éternité et que la notion de vie privée n’existe pas pour ces gens-là ? Ils s’en tapent, de votre vie privée. Et même pis : ils ont bien l’intention de faire du fric avec. Se balader sur Internet, c’est comme se balader à poil toute la journée dans une maison de verre : tu vois ce que je veux dire ? Le jour où tu seras devenu adulte et où tu voudras retirer tous ces trucs dont tu auras honte, tu sais ce qu’ils te répondront ? Désolé, bonhomme : fallait y penser avant… » (Liv.)
« En plus, ils te promettent de protéger ta vie privée, mais quand le gouvernement les a mis en demeure de filer des infos confidentielles, ils l’ont fait sans barguigner, c’est à peine s’ils ont protesté, ces salauds. » (Liv encore.)
(France, langue des signes) : Pas de photo, pas de vidéo, c’est bien compris ?
J’ai noté ce nouveau mot dans mon carnet : « barguigner ». (Je rêve de devenir écrivain, ou cinéaste, ou musicien — je ne sais pas encore. Artiste, en tout cas, pour ce que ce mot veut dire de nos jours.)
Même chose pour la photo de classe : ce jour-là, Liv et France me demandent de rester à la maison. Du moins depuis que ce genre de choses se retrouve en ligne, car on conserve au fond d’un carton les vieux « albums de l’année » de l’école élémentaire. Pourquoi je n’ai jamais cherché à savoir ? J’ai essayé, je vous jure. Enfin, un peu. Enfin, pas tant que ça. Pas complètement.
Je crois que j’avais peur de la réponse…
Il y a aussi ce rêve que je fais souvent. Non, pas souvent : toutes les nuits ou presque. Comme la nuit dernière. Quand je me suis endormi, il tonnait sur la mer. C’est toujours le même rêve. Une banlieue endormie, des familles entières transformées en réceptacles de songes inquiétants. Maman assise au bord de mon lit, je vois bien qu’elle a peur. Je dois avoir quoi : trois ans ? peut-être moins… Et parce que maman a peur, j’ai deux fois plus peur qu’elle. Et ça aussi : ce n’est pas maman Liv, ni maman France dans le rêve — c’est une autre maman. Belle comme le jour. Mais effrayée, très effrayée. Henry, ne fais pas de bruit, il est là, me dit-elle. Je n’ose lui demander de qui elle parle, mais la façon dont elle prononce ce il me terrorise et je m’enfonce peureusement sous ma couette. Elle se lève et regarde en bas, par la fenêtre, dans la rue. Que voit-elle ? Probablement rien. À part les façades plongées dans l’obscurité et les voitures garées sur les allées et le long des trottoirs, l’air vivant, mais assoupies avec leurs phares éteints. Puis elle revient vers moi, pâle mais souriante, et elle me caresse les cheveux : Tout va bien, il n’y a personne, tu veux dormir avec maman cette nuit ? Cette question allège l’énorme poids de terreur qui est sur ma poitrine et je hoche la tête fermement.
C’est une douce, une très douce nuit d’été — mais une inquiétante torpeur la contamine.
Revenons à mes mamans : je les aime plus que n’importe qui au monde. Je crois que, grâce à elles, j’ai bénéficié de la meilleure éducation possible — et je ne parle pas seulement d’acquérir des compétences. S’il y a des imperfections dans ma personnalité, elles ne leur sont en rien imputables. Laissez-moi donc vous parler d’elles : Liv est petite, impulsive, brune et baraquée — France est plus grande, plus blonde, plus douce, plus indolente, comme une soirée d’été passée à admirer le soleil couchant sur le détroit de Juan de Fuca ou comme ce morceau — l’adagietto — dans la 5e Symphonie de Mahler. Ce ne sont pas mes vraies mères : je suis un enfant adopté. (Shane Cuzick, dans la cour du bahut : « Hé, Einstein, c’est laquelle ton père ? » Rires gras de ses deux âmes damnées : Paulie et Ryan, deux crétins qui ont déjà fait l’objet d’un renvoi de cinq jours pour l’un — Paulie — et d’un trimestre pour l’autre — Ryan. Quant à Shane, il a eu droit au bureau du shérif Krueger et a frôlé l’expulsion la fois où il a cassé le bras de Malcolm.)
Entre neuf et treize ans, j’ai été somnambule.
On me retrouvait au beau milieu de la nuit dans le salon, en pyjama, hagard, la lune éclairant la pièce à travers les fenêtres, tel le petit garçon de Rencontres du troisième type.
Une fois même, Liv m’a trouvé à l’arrière de la maison, pieds nus dans l’herbe humide, face à l’appentis ouvert — dont j’avais tourné l’interrupteur —, pareil à une phalène fascinée par la lumière. Il était minuit passé. Après ça, elles ont verrouillé portes et fenêtres dès que je m’endormais et suspendu une clochette à la poignée de ma chambre. J’ai eu quelques crises jusqu’à l’âge de quatorze ans, puis cela s’est arrêté brusquement. Maman Liv m’avait surnommé « mon petit rêveur qui marche ». Heureusement, le surnom s’est perdu en cours de route.
Le médecin a dit que cela venait de nos nombreux déménagements. Que, dans mon sommeil, je régressais et cherchais mon ancienne maison — mon premier foyer, a-t-il dit — et que je ne reconnaissais pas celle-ci. Je crois qu’il a dit ça pour dire quelque chose, qu’il n’en savait rien, en réalité. Qu’il existe un âge, à la fin de l’enfance, où ces antennes avec lesquelles nous percevons les mystères du monde bien mieux que les adultes sont plus puissantes que jamais : avant que la puberté, les hormones, le rationalisme adulte et le système éducatif n’atrophient définitivement notre sens du merveilleux.
Quand j’ouvre le livre de mon enfance et que j’en tourne les pages dans ma mémoire, je les trouve incroyablement riches : mon fond de pantalon arraché par le chien des Stubbs un jour où je descendais du bus scolaire et où — pour quelque obscure raison nichée dans son étroit intellect de chien — il m’a soudain pris en grippe ; les rats tirés à la carabine à air comprimé dans la décharge de Cowan Point — une montagne de détritus, de matelas pourris pleins de taches, d’emballages de marshmallows Swiss Miss, de boîtes de Quinoa Flakes, de restes de bouffe rongés par les souris dévalant jusqu’au petit ruisseau de Cowan Creek, entre les épais taillis de ronces et de mûriers, comme un Everest de merde ; la mère de Jimmy Lombardi, dont la beauté aveuglait comme le soleil et qui avait toujours deux boutons défaits, l’été, en haut de son corsage ; le vieux Terrence, qui détestait les enfants et qui gardait ses stores baissés jour et nuit, si bien qu’on inventait maintes histoires horribles se passant derrière ces murs : des mioches kidnappés, une femme ligotée à son fauteuil depuis quarante ans, des réunions secrètes de gangsters du troisième âge — imaginez ça si vous le pouvez —, voire des extraterrestres qui, ne me demandez pas pourquoi, auraient choisi ce vieillard gâteux pour être leur tête de pont dans leur conquête de la Terre.
Et puis, il y avait la fin de l’école et le retour des vacances. Plus que n’importe où ailleurs, sur notre île, juillet et août étaient synonymes de fêtes, de crèmes glacées, de touristes, de musique, de spectacles, de courses à vélo, de voiles claquant au vent, de rires, d’excitation, de nouveauté — et d’aventure… La saison commençait pour ainsi dire le 4 juillet, avec la parade des chars, la foule en liesse, les pétards et les grappes de ballons multicolores accrochées aux façades. Pour un garçon de dix ans, l’été paraissait presque aussi merveilleusement long que la traversée de l’Atlantique à la fin du XVe siècle, la rentrée scolaire presque aussi éloignée que les Indes orientales pour Christophe Colomb.
C’était ça, notre île, aux yeux d’un enfant : le plus beau, le plus extraordinaire, le plus irremplaçable des territoires. Et, comme la patelle, je n’avais qu’un désir : passer toute ma vie sur le même rocher. Mais si un enfant se plaît n’importe où, il en va autrement quand on a seize ans. À présent, cette île, avec ses longs mois de pluie et son été trop bref, son isolement et son heure de ferry pour rejoindre le continent, m’apparaissait pour ce qu’elle était : une prison.
Comme je l’ai dit, je rêve de devenir écrivain.
Ou cinéaste.
Ne soyez donc pas surpris par mon langage : je suis juste un jeune homme normalement éduqué, comme tous ceux de mon âge devraient l’être, c’est-à-dire pas tout à fait aussi attardé que ces crétins du lycée qui se sont déchaînés sur Walt Whitman quand le prof de littérature leur a demandé de commenter Feuilles d’herbe. « Bâtard défoncé », « pédé de poète de sa race » ont été quelques-uns des compliments adressés au grand homme par tweets interposés. À part ça (preuve de ma normalité), j’aime les films d’horreur et Nirvana. Des posters de Massacre à la tronçonneuse, de Hellraiser, de Evil Dead 2, de Hostel, et même du Dracula de Tod Browning tapissent les murs de ma chambre. « Toujours agréable d’entrer dans ta chambre, Henry : ça donne l’impression d’être au musée des horreurs. » (Liv.) Et, chaque année, avec Charlie, on effectue un pèlerinage à l’Experience Music Project de Seattle rien que pour voir l’extraordinaire galerie interactive consacrée au groupe d’Aberdeen.
Mon texte préféré ? Le Tour d’écrou.
Mon film d’horreur préféré ? L’Exorciste (et aussi La Malédiction et Ring).
Mon album préféré ? In Utero.
Je me suis réveillé en retard, sans avoir entendu le réveil, le lendemain de ma triste altercation sur le ferry. J’ai capté en revanche la voix de Liv en bas qui criait : « Henry ! Henry ! T’as vu l’heure ? » Je me suis douché en vitesse, j’ai enfilé les premières fringues qui me sont tombées sous la main, j’ai attrapé mes livres de maths et de biologie et je suis descendu.
Dans les marches, j’ai consulté mon téléphone et mon cœur s’est comprimé une fois de plus.
Pas de texto.
7 h 02 du matin. Je savais qu’elle était réveillée depuis longtemps : Naomi était une lève-tôt. Mais c’était sans espoir désormais, ça aussi je le savais.
Ce matin-là, maman France me guettait dans la cuisine, serrant frileusement les pans de son peignoir de flanelle autour d’elle, une tasse de café fumant à la main. Un épais brouillard collait aux vitres. En descendant les marches, j’ai ouvert la main devant mon visage, le pouce rejoignant mon menton, pour dire :
Maman.
Elle m’a souri et a serré ses deux poings l’un contre l’autre :
Il fait froid.
J’ai répondu non à voix haute : maman France est sourde et muette, mais elle sait lire sur les lèvres. Elle a joint l’index et le majeur de chaque main et les a écartés en haussant les sourcils :
Des œufs ?
Je lui ai fait signe que non et j’ai avalé un café en vitesse. Puis je me suis dirigé vers la porte en sentant son regard peser sur mon dos. Des voix montaient de la salle à manger, dont celle de Liv. Ça sentait les œufs brouillés, le bacon frit, le pain perdu aux airelles et le café. Nous avions un couple de clients hors saison, venus d’Europe, qui partait le jour même pour la Colombie-Britannique. Ils avaient sans doute trouvé l’adresse sur Internet : Liv et France tiennent un bed and breakfast. Tenir un bed and breakfast n’était pas ce qu’elles avaient prévu en arrivant ici si j’en crois les discussions orageuses qu’elles ont parfois (Liv élevant la voix, France agitant les mains dans tous les sens et à toute vitesse). Liv a longtemps espéré devenir violoncelliste à l’orchestre symphonique de Seattle, ou remporter le prix Beatrice Herrmann de la meilleure jeune artiste décerné chaque année par le Tacoma Philharmonic. C’est une excellente interprète (et sa première fan est France, qui adore la regarder jouer et peut rester de longues minutes fascinée comme un chat par le mouvement de l’archet), mais elle est un peu trop velléitaire et âgée pour ça. France travaille pour une célèbre multinationale de micro-informatique basée à Redmond, qui a une politique volontariste en matière de handicap ; parfois, elle ne rentre pas de la semaine. Mais elle aide Liv à tenir la maison pendant les vacances et les week-ends. Elles l’ont meublée avec de vieilles malles-cabines, de grands lits profonds et des tissus de lin et de coton, des objets chinés dans des brocantes, des fleurs, des fougères, des tapis, des livres et des attrape-rêves. La maison elle-même est un chalet typique du Nord-Ouest Pacifique, avec une toiture en bardeaux de cèdre, des fenêtres d’angle et une terrasse qui jouit d’une vue époustouflante sur le détroit et les montagnes. Une succession de chemins en planches et d’escaliers dévale la pente jusqu’à un ponton d’abord fixe puis amovible, au bout duquel se balance un canot à moteur. La maison aurait bien besoin d’un coup de pinceau, si vous voulez mon avis, le toit est vert de mousse, la peinture s’écaille, les chêneaux sont pleins de feuilles, le sel ronge le cadre des fenêtres et trop de ronciers et de jeunes arbres encombrent la pente — mais on est bien ici et, à l’intérieur, tout est chaleureux et douillet comme dans un nid.
C’était ça, la vie sur Glass Island : quelque chose d’aussi doux, paisible et dépourvu d’enjeu que le spectacle d’un archet silencieux. Sur un tronc, quelqu’un a gravé :
J’ignore de qui il s’agit — peut-être un des touristes qui, chaque année, s’extasient devant la vue et rêvent un instant de laisser tomber leur logement en ville, leur vie stressante gouvernée par la technologie et leur course contre le temps pour venir s’installer ici. Mais c’est un bon résumé de l’histoire qui va suivre. Car je ne le savais pas encore, mais j’allais apprendre que les paradis sont faits pour être perdus.
Et que toute genèse commence par un crime.
Il y a à ce jour 7 212 913 603 habitants sur cette planète.
Il y a environ 422 000 naissances chaque jour sur terre.
Il y a en moyenne 170 000 personnes qui meurent, soit un peu plus de 12 millions par mois et 154 millions de décès par an. (Si vous pensez que votre vie, votre petite vie personnelle, votre ego et tout ce qui va avec sont importants, rapportez-les à ces chiffres et, si vous croyez en Dieu, eh bien, dites-vous qu’Il est probablement un fonctionnaire avec trop de dossiers à traiter en même temps et un budget insuffisant, là-haut.)
Il y a à ce jour 6,8 milliards d’abonnements au téléphone portable et 2,8 milliards d’accès à Internet.
Mais il n’y a qu’un seul Charlie.
Charlie est mon meilleur ami.
Charlie est une espèce à part et — sans l’ombre d’un doute — un être humain spécial.
Charlie est toujours en retard. Charlie est puceau. Charlie est complexé par son physique. Charlie porte des chemises au col boutonné. Charlie est obsédé par le sexe. Il adore les histoires salaces (entre nous, on dit de cul). Charlie est un garçon cynique. Et insolent. Et drôle. Très très drôle… Mais, en vérité, ce qu’il y a de plus important quand on a seize ans, ce n’est pas tant d’être, c’est d’avoir l’air : Charlie fait semblant d’être cynique, il fait semblant d’être insolent. En vérité, Charlie est la crème des crèmes ; Charlie est le meilleur ami dont on puisse rêver.
Ce matin du 23 octobre, j’ai poussé la porte du magasin de ses parents : le Ken’s Store & Grille, en haut de Main Street (« Épicerie, Essence & Diesel, Boissons, Vidéos », clame le grand écriteau sur la façade, autour d’une peinture de cinq-mâts délavée et de ce rappel historique : « depuis 1904 »). Il est aussi écrit, à l’extérieur : Breakfast & Burritos, sandwiches frais, free wifi, magasin fantastique, Deli fabuleux, Grill extra-fin et bar friendly… Le brouillard et la nuit se pressaient derrière les fenêtres en ce matin d’automne, une brume qui sentait la marée, le poisson et le carburant diesel, comme dans tous les ports du monde. Il y avait aussi les bruits :
le cliquetis infatigable des mâts dans le port,
une enseigne de magasin qui émettait un bruit rouillé en se balançant dans le vent marin,
les mouettes dont les cris vrillaient la brume,
les miaulements du vent lui-même — qui montaient et retombaient, montaient et retombaient —,
la ferveur sourde, lointaine et mystérieuse de la mer,
le teuf-teuf-teuf d’un bateau à moteur invisible quittant le port…
À l’intérieur régnait le silence — hormis le grésillement d’un néon défectueux dans le magasin désert et le léger bourdonnement de la rangée de congélateurs sur la droite, tandis que je m’avançais vers le distributeur à ma gauche.
Puis est monté le son clair des pièces que j’ai fait tomber dans l’appareil. Charlie aurait dû être là. Où était-il ?
Je voyais mon pâle visage se refléter dans la vitre éclairée du distributeur, mon visage défait, mon visage inquiet, et la barre chocolatée s’est avancée au bout de sa pince quand une musique s’est élevée brusquement derrière moi. J’ai sauté en l’air comme si le plancher s’était changé en trampoline. Une musique stridente, acérée : AC/DC, The Razors Edge. En me retournant, l’horreur a déferlé dans ma poitrine, comme on dit dans les romans de Stephen King et de Lovecraft. Au sol, à environ quatre mètres, les pieds de Charlie dépassaient derrière la rangée de congélateurs. Immobiles. Légèrement écartés. En position 10 h 10. J’ai reconnu la musique — celle de son téléphone portable : il devait se trouver au fond de sa poche — et ses Air Jordans.
« Charlie ! ai-je crié. Charlie, oh, merde, Charlie ! »
Je me suis précipité. La musique a cessé de retentir et le silence est retombé, aussi épais que la purée de pois dehors. Charlie ne bougeait pas. L’espace d’un instant, en remontant la rangée des congélos, je me suis dit qu’il s’était évanoui — ou qu’il était mort.
« CHARLIE !
— Bordel, Henry, tu peux pas gueuler un peu moins fort ! »
Il était bien là, allongé sur le plancher. Et on ne peut plus vivant… En réalité, il avait sa grosse tête ronde entre les pieds du mannequin qui portait les créations de l’été dernier, comme ils disent (la raison pour laquelle elles n’avaient pas encore été remplacées par des vêtements d’hiver m’échappait) — et le regard très exactement fixé sur l’entrejambe dudit mannequin recouvert d’une minuscule pièce de tissu bleu.
« Tu vois pas que je me concentre ?
— Qu’est-ce que tu fous ?
— À ton avis ? J’essaie de l’imaginer avec une chatte…
— Quoi ?
— Quel genre de chatte ce serait, d’après toi ?
— Putain, Charlie ! »
Il s’est relevé, s’est épousseté les mains, a bâillé, s’est étiré. « Quoi ? Me dis pas que t’en as jamais vu…
(Oh non, Charlie, s’il te plaît, pas aujourd’hui…)
— Je t’interdis de… »
Il a levé les mains en signe de paix, a ramené une mèche de cheveux derrière son oreille gauche. Charlie a les cheveux raides et noirs comme des plumes de corbeau et séparés par une raie bien nette au milieu qui laisse voir son cuir chevelu. Comme ils sont un tantinet longs, il les ramène en permanence derrière ses oreilles.
« OK. OK. N’en parlons plus. » Il a attrapé son sac à dos et son skate-board Zero noir à tête de mort derrière le comptoir où se trouve la caisse enregistreuse, puis a regardé qui l’avait appelé sur son téléphone portable et mon ventre s’est noué de nouveau en pensant au mien — désespérément silencieux. « Merde, encore de la pub… Tu sais quoi, Henry ? Tu devrais te laisser aller de temps en temps, te lâcher un peu. » Il m’a jeté un coup d’œil, l’air endormi, comme tous les matins. On a franchi la porte du magasin, retournant dans la nuit d’octobre et la brume à l’odeur marine. « Tu devrais arrêter de te palucher, j’ai dit en me dirigeant vers la voiture.
— Sûr, m’a-t-il rétorqué en refermant la porte du magasin. Certains jours, elle est plus gonflée qu’un artichaut tellement je l’astique ! Si la masturbation était une discipline olympique, j’aurais la médaille d’or ! Je suis le Usain Bolt de la branlette ! »
Il avait presque hurlé et j’ai jeté un regard inquiet vers la fenêtre de ses parents, derrière le magasin — ses parents qui n’auraient raté la messe du dimanche pour rien au monde, et qui croyaient dur comme fer que ce dernier avait été créé en sept jours. Mais là encore, j’ai senti qu’il se forçait — comme ces comiques qui doivent assurer le show même après un deuil ou une séparation. C’était ça, Charlie. Et c’était mon meilleur ami.
Je suis arrivé sur cette île il y a sept ans, soit à l’âge de neuf ans. Mais Charlie, Naomi, Johnny et Kayla y vivent, eux, depuis bien plus longtemps, depuis toujours pour certains. C’est leur royaume — et c’est aussi le mien depuis qu’ils ont fait de moi l’un des leurs. Comme l’a dit Henry Miller, tout ce qui ne se passe pas dans la rue est faux, dérivé, littérature. Et la rue était à nous. Enfin, presque. Il y avait bien Shane, Paulie et Ryan — ces trois bons à rien — et quelques autres voyous de l’archipel. Mais, en leur absence, nous étions les rois du monde.
Notre royaume s’étendait de la moindre petite crique encerclée de forêts jusqu’à South Beach, la plus longue plage de l’île, au sud — qui fait face au détroit de Juan de Fuca menant aux eaux du Pacifique, et qui est festonnée de montagnes de bois flotté : des kilomètres de troncs rejetés par la mer, allant du beurre clair pour les derniers échoués au gris cendre pour les plus anciens. Il s’étendait du haut de Main Street — où se trouvent les terrains de base-ball, de soccer et de basket, et l’église catholique St. Francis — jusqu’à l’embarcadère des ferries, près du petit centre commercial sur pilotis qui compte, entre autres, une boutique de souvenirs et de fringues estampillés « Glass Island », le Blue Water Ice Cream Fish Bar et un restau chinois. Il s’étendait des laisses de basse mer où, plus jeunes, nous pataugions au milieu des clams glougloutants, jusqu’à la forêt enchantée de Crippen Park — avec ses arbres tourmentés et ses formes fantastiques.
Il s’étendait aussi aux îles voisines — entre lesquelles nous glissions, l’été venu, à bord de nos kayaks de couleurs vives —, simples rochers gris hérissés de sapins, bras de mer scintillants sous les feux du soleil, terres plus vastes mais inhabitées, où des sentiers creusés dans les hautes fougères et les bois mènent à des criques ignorées des touristes.
C’était notre royaume et nous étions les meilleurs amis du monde, inséparables, unis comme les doigts de la main.
Entre Charlie, Johnny, Naomi, Kayla et moi, c’était à la vie à la mort. Du moins est-ce ce que nous pensions en ce temps-là. Comme je l’ai dit, à part moi, ils ont tous grandi sur ce bout de terre entouré d’eau. Ils y ont développé un lien étrange — qui est à mi-chemin entre l’amitié pure et simple et quelque chose de plus profond, de plus viscéral.
De plus mystique.
Comme des animaux vivant en meute.
Quand nous avions douze, treize ans, nous montions régulièrement au sommet de la plus haute falaise de l’île, Hood Cliff, au pied de laquelle rugit le ressac et, chacun notre tour, nous reculions dos tourné à l’abîme, les yeux clos, les mains en avant. Les autres se tenaient au bord du vide, mains jointes pour former une chaîne humaine. Ils étaient le seul rempart qui vous préservait d’une chute interminable qui s’achèverait inévitablement par deux cent douze os humains brisés sur les rochers. Quand on sentait les bras tendus dans son dos, on s’arrêtait. Le vent sifflait à vos oreilles, le cœur cognait à tout rompre. Aussi loin que la vue portait, la mer était semée d’îles. Au fond, à cent kilomètres de là, il y avait les montagnes. On était morts de trouille.
Il y a aussi ce qu’ils ont appelé le baptême.
Et soit : il s’agissait bien d’un sacrement. Non pas que nous ayons vraiment connu le sens de ce mot, à l’époque. Mais voilà, instinctivement, le caractère sacré de cette cérémonie nous imprégnait, là, au fond des bois.
J’ai pleuré la fois où j’ai été baptisé. J’avais treize ans, ce n’est pas si vieux. J’ai pleuré parce que je savais qu’en agissant ainsi, ils me révélaient la part la plus secrète de leur connexion. Ils me manifestaient la plus grande preuve de confiance et d’amour qu’ils témoigneraient jamais à un étranger. Ils avaient grandi ensemble, ils étaient comme des animaux grégaires ou certains insectes sociaux. Et voilà que, par ce rite, ils m’acceptaient dans leur cercle. Pour toujours.
En elle-même, la cérémonie n’avait rien de bien spectaculaire. Ils m’ont précédé sur le sentier à travers la forêt, vers la rivière, ce jour-là. Puis, une fois sur la rive, ils m’ont bandé les yeux.
« Déshabille-toi, ont-ils dit tous en chœur.
— Quoi ?
— Déshabille-toi, a répété doucement Naomi.
— N’aie pas peur, Henry, a dit Kayla. On n’est pas en train de se moquer de toi.
— Personne n’est en train de filmer, a dit Charlie. Tu as ma parole. »
J’ai obtempéré.
« Le slip aussi. »
J’ai hésité, puis je l’ai retiré. Mes mains tremblaient.
« Entre dans la flotte. »
J’ai fait ce qu’ils me demandaient. En trébuchant et en glissant maladroitement sur les galets trop lisses et inégaux dans le fond, l’eau glacée s’enroulant autour de mes mollets. Le duvet de mes bras et de mes jambes s’est hérissé comme de la limaille sur un aimant. Je me sentais vulnérable, ridicule. Personne ne m’avait vu nu depuis des années, même pas Liv et France. J’ai senti mon pénis se recroqueviller de froid et de honte.
« Avance encore. »
J’ai atteint un endroit où il y avait très peu de courant, un endroit où l’eau stagnante était bien moins froide, presque chaude, en fait. Les rayons du soleil caressaient ma nuque et mon dos. Le courant tiède glissait sur ma peau, j’avais de l’eau jusqu’au nombril.
Quelqu’un a retiré le bandeau. Ils étaient nus aussi. En cercle autour de moi.
Ils se sont approchés, chacun leur tour.
Mon semblable, mon frère, a dit Johnny en m’étreignant.
Mon semblable, mon frère, a dit Charlie en m’étreignant.
Mon semblable, mon frère, a dit Kayla en m’étreignant.
Mon semblable, mon frère, a dit Naomi en m’étreignant.
Chacune de ces étreintes était pure et innocente, évidemment.
C’est pourtant ce jour-là que je suis tombé amoureux d’elle. En la voyant nue dans cette eau claire, au cœur de l’été, au cœur de cette forêt. En sentant sa peau satinée et douce contre la mienne, rafraîchie par l’eau de la rivière mais réchauffée par les rayons du soleil, tandis que ses cheveux trempés ruisselaient sur mon épaule et que son palpitant battait contre ma poitrine, léger comme un oiseau, la pointe de ses seins comme deux bourgeons. En la voyant nager, puis tordre et essorer ses cheveux noirs en torsades dégoulinantes, son regard sombre, améthyste et lumineux rivé au mien.
« Te voilà des nôtres, a dit Johnny en ressortant de la flotte et en se séchant. Tu viens d’être baptisé. »
Même Charlie, qui, d’ordinaire, ne se prive pas de déconner sur les bigots d’East Harbor, n’a fait aucune vanne, ce jour-là. Je ne l’avais jamais vu aussi sérieux. Il m’a souri. Et — de la même façon que je suis tombé amoureux de Naomi — j’ai senti que notre amitié avait pris le pas sur le groupe lui-même.
Si bizarre que cela puisse paraître, c’est à l’occasion d’un enterrement que nous avons commencé à devenir potes, Charlie, Johnny et moi. Auparavant, nous nous étions déjà croisés en ville, sur la plage et au collège, mais j’étais un étranger à leurs yeux : un mec venu sur le tard du continent, élevé par deux mères lesbiennes — autant dire une créature à mi-chemin entre un garçon et un alien…
Tout a changé le jour de l’enterrement de Jared Larkin, ou plutôt au cours du repas qui a suivi, chez les Larkin. Jared avait douze ans, comme nous. Il s’est suicidé.
Lui non plus, je ne le connaissais pas vraiment. Il était dans notre classe, mais il n’avait rien de remarquable qui aurait pu attirer l’attention : élève moyen, timide, frêle, un physique passe-partout — les filles l’ignoraient. Il jouait de la trompette dans l’orchestre du lycée. Il n’était jamais de ceux qu’on choisissait quand il s’agissait de former les équipes en sport — plutôt l’inverse, il faisait partie de ceux qui attendent encore qu’on les choisisse quand le banc est presque vide, et qui font grimacer les arrogants leaders de l’équipe en soupirant : « Oh non, m’sieur, pas lui ! C’est pas juste : on a déjà Fink dans notre équipe ! » Le soir, il rentrait directement chez lui sans parler à personne.
On l’a appris plus tard, Jared était dépressif. Quand j’ai demandé, en ce temps-là, à maman Liv ce que cela signifiait, elle m’a répondu : « C’est une maladie de l’esprit, Henry, une maladie de l’âme — elle t’enlève le goût des choses, le goût de vivre… » Je me rappelle avoir demandé si c’était contagieux. Il avait déjà fait une tentative : son père l’avait aperçu à temps, paraît-il, immobile au bout de leur ponton, dans le clair de lune, comme hypnotisé par l’immensité de l’océan qui scintillait devant lui, puis il avait plongé, les bras serrés le long du corps. Son père avait couru et plongé à son tour. Il l’avait sauvé in extremis, cette fois-là. Une terreur absolue devait l’envelopper — la certitude que le combat était perdu d’avance. Imaginez : avoir un fils, un petit garçon, le chérir et ne pas savoir comment le protéger des ombres qui rôdent autour de lui…
La deuxième tentative a été la bonne.
À en croire Bree Westhersby, sa seule amie, il est resté étendu sur son lit, il a attendu que ses parents roupillent profondément, et puis il est passé par la fenêtre et il a marché tranquillement jusqu’au bout du ponton. Mais qu’est-ce qu’elle en sait ? Si ça se trouve, il ne s’est même pas arrêté, il est allé droit au but et plouf !
Je me demande si, dans les tréfonds de son être, il ne percevait pas plus clairement que nous notre monde, s’il n’en appréhendait pas mieux que nous la vanité et la cruauté, s’il n’avait pas compris avant tous les autres que par notre égoïsme nous sommes condamnés…
Au cours du repas qui suivit la cérémonie au cimetière, toute la classe de Jared était présente et, à un moment donné, j’en ai eu assez : les plus jeunes avaient l’air déguisés pour quelque spectacle de l’école, avec leurs cravates noires trop serrées ; les adultes ne trouvaient rien à dire — un garçon qui s’est donné la mort à douze ans ; Liv et France étaient parmi les rares personnes à entourer les parents. J’ai eu besoin de respirer un peu, alors je suis sorti de la maison et j’en ai fait lentement le tour. Croyez-le si vous voulez, mais c’était quasiment le premier jour du printemps et on n’avait jamais vu un printemps pareil, aussi plein de fleurs, une brise aussi parfumée, un ciel aussi pur. La nature renaissait — elle avait survécu à l’hiver — et je me suis demandé si Larkin n’aurait pas survécu lui aussi si seulement il avait tenu bon quelques jours de plus. C’est idiot, je sais, mais j’avais douze ans. J’ai suivi l’allée latérale, entre le mur de bardeaux peint en jaune et la haute palissade en bois. Une tondeuse bourdonnait de l’autre côté. Je me suis immobilisé quand j’ai vu la balançoire inerte, que probablement plus personne n’utiliserait et qui ne tarderait pas à rouiller, et surtout le vélo et le ballon de basket délaissés, abandonnés contre un tronc d’arbre — le vélo et le ballon de Jared… Je les ai fixés un moment, bouleversé, les yeux recouverts d’une pellicule de larmes, puis j’ai continué. Je suis parvenu à l’angle de la maison, là où l’ombre d’un grand tilleul s’étalait sur le mur jaune, et je me suis arrêté quand j’ai entendu les voix à l’arrière :
« Ce pauvre Jared, a dit la première, et il m’a semblé reconnaître un garçon de ma classe.
— Si on avait pu savoir ce qu’il avait dans la tête, a dit une autre et, cette fois, j’ai reconnu la voix nasillarde de Charles Scolnick, qui était dans ma classe cette année-là.
— Comment qu’on aurait pu ? a dit une voix de fille. Il ne parlait à personne.
— Personne ne faisait attention à lui, tu veux dire, a répliqué Charlie. C’est comme s’il existait pas… »
Il y a eu un silence, un peu de fumée de cigarette a flotté devant moi, dans l’air printanier tout pommelé d’ombre et de soleil, puis Charlie a repris la parole :
« Vous avez vu ? Pearson n’est même pas venu à l’enterrement…
— Il aime peut-être pas les enterrements, a dit la fille.
— C’t’enculé de Pearson, c’est vraiment qu’un gros con, ouais », a rétorqué Charlie.
Pearson était notre professeur de langues et j’étais bien d’accord avec Charlie : un esprit conservateur, pompeux, sectaire, qui m’avait conseillé un jour de lire autre chose que du Stephen King. Je savais que Pearson avait publié un livre ; il y en avait deux exemplaires à la bibliothèque du collège, probablement les deux seuls vendus par son éditeur. Ça s’intitulait : Peut-être les fantômes de cités disparues, et je suis sûr que c’était une citation d’un auteur quelconque, car ce genre d’individu est incapable de la moindre pensée originale.
« Un bâtard, je l’ai tout d’suite su, la première fois que j’l’ai vu, a approuvé la première voix.
— Qu’est-ce que vous pensez d’Henry Walker ? » a tout d’un coup demandé Charles Scolnick.
J’ai retenu mon souffle et mon cœur s’est mis à cogner violemment.
« Il a l’air cool, a dit la première voix.
— Il est zarbi, ouais, a corrigé Charlie — et j’ai rougi jusqu’aux oreilles.
— Pourquoi ça ?
— Ce mec, a continué Charlie, il ne prend jamais la parole sauf quand les profs l’interrogent, mais il a chaque fois la bonne réponse, putain. Il a de super notes, mais il ne fait jamais de la lèche. Vous avez remarqué ? Ce que pensent les profs, il donne l’impression de s’en foutre.
— Ça, c’est la méga classe, a dit la première voix, et j’ai senti ma poitrine s’enfler de fierté.
— Moi, je le trouve sympa, a estimé la fille et mon cœur s’est mis à battre encore plus vite.
— On devrait lui parler, a dit Charlie, lui proposer de venir avec nous, juste une fois… pour voir… Qu’est-ce que vous en pensez ?
— C’est pas lui qu’a des mères gouines ? a voulu savoir la première voix.
— Pour quoi faire ? » a demandé la fille, perplexe.
Un silence.
« Larkin, a répondu Charlie tristement. Ce qui vient de se passer m’a fait réfléchir… Qu’est-ce qu’on en sait ? Peut-être que si Jared avait eu des amis comme nous, s’il avait été moins seul, s’il avait eu quelqu’un à qui parler, ça serait pas arrivé. (Une pause.) Non, sérieusement, je veux pas d’un autre suicide sur cette île de nazes.
— Invite-le à ton anniv’, c’est dans quinze jours, a proposé la fille. Tu verras bien… »
Je les ai entendus bouger et j’ai détalé en vitesse. Et c’est ainsi que j’ai reçu ma première invitation à une fête d’anniversaire en deux ans et demi.
« Tu aimes cette musique ? »
Elle coulait des baffles comme un fleuve de métal en fusion, un torrent brut et sauvage de voix éraillées et gouailleuses et de riffs de guitare.
« Carrément, j’ai dit, c’est quoi ?
— Nirvana. »
Il m’a tendu deux albums — pas des CD, encore moins du MP3, des vinyles… La première couverture représentait un bébé nageur essayant d’attraper un billet de banque flottant dans une piscine, la seconde, une statue de femme très gracieuse, avec des ailes comme un ange — sauf qu’on voyait ses os, ses veines et surtout ses intestins. J’ai trouvé ça hyper beau.
« J’ai des affiches de films d’horreur dans ma chambre », j’ai dit.
Nous étions assis dans un coin du canapé, près des baffles — il y avait moins de monde que je n’aurais cru à son anniversaire, mais quand même une demi-douzaine de garçons et seulement deux filles.
« Sur les murs ?
— Yep.
— Quels films ? »
J’en ai cité une bonne quinzaine. J’ai vu ses yeux s’allumer.
« Tant que ça ? Bordel ! Et elles sont grandes ?
— Il y en a d’autres… Comme ça, j’ai répondu en ouvrant les bras.
— Quels autres films ?
— Des vieux trucs : Dracula, Frankenstein, Hellraiser, Candyman…
— Connais pas les deux derniers… mais ça m’a l’air vachement cool. Elles recouvrent les murs ? Partout ? Sans déc ? La vache !
— Et la porte aussi.
— Ouah ! Ça doit être carrément l’hallu ! Des affiches de Saw et de Hostel… je crois que ma mère me tuerait si j’accrochais ça dans ma chambre ! Tes… euh… tes mamans sont vraiment cool, tu sais ? Oh, ouais. Dis… je pourrais la voir ? Ta chambre, je veux dire. Pas ta mère… Ça te dérange pas ? J’aimerais vraiment voir ça.
— Pas de problème.
— Super. Si j’avais su qu’on avait un musée du film d’horreur à East Harbor, je t’aurais invité plus tôt ! »
Il a ri. Moi aussi. Ça a commencé comme ça.
« T’as des nouvelles de Naomi ? » a-t-il demandé dans la voiture.
J’ai fait un geste de dénégation.
« Moi non plus. »
Nous avons gardé le silence en descendant Main Street qui s’éveillait à peine, l’un comme l’autre taciturnes, puis, en approchant du port, j’ai tourné à droite dans la 1re Rue pour rejoindre le parking des ferries.
Tous les matins, nous autres habitants de l’île observons le même rituel. Nous allons prendre notre place dans la file du ferry. Bien avant que sa silhouette ramassée de pitt-bull des mers se présente à l’entrée de la baie. Il ne peut contenir que cent quarante voitures et personne n’a envie d’attendre le suivant. Ceux qui habitent à côté laissent même leurs clés sur le volant et abandonnent momentanément leur véhicule pour aller terminer leur petit déjeuner.
Elle n’était pas là…
Machinalement, j’ai noté simultanément plusieurs choses en arrivant sur le parking, les unes habituelles, les autres non :
1°) des collégiens descendaient du bus scolaire, leurs sacs en bandoulière, et se dirigeaient vers la passerelle pour piétons, en caquetant bruyamment — comme tous les matins.
2°) le père de Malcolm Barringer, ce poivrot, se préparait à faire la circulation avec son gilet jaune — comme tous les matins.
3°) un grand type aux cheveux gris vêtu de noir mettait une pièce dans l’une des boîtes à journaux devant le Blue Water Ice Cream Fish Bar (« Appelez et récupérez votre commande Blue Water, 425-347-9823 »), puis il est retourné vers sa Crown Victoria gris métallisé, le Seattle Times et l’Islands’ Sounder à la main. Il ne s’agissait pas d’un habitué, mais ce n’en était pas moins la troisième fois cette semaine que je le voyais, à la même heure.
4°) Naomi n’était pas sur le parking.
En revanche, Kayla et Johnny étaient déjà sur place, dans le vieux pick-up GMC mangé de rouille de celui-ci, tandis que le ferry illuminé de partout vomissait un fleuve de phares blêmes venu du continent et que trois files de véhicules attendaient pour les remplacer. La plupart de leurs propriétaires les avaient abandonnés pour aller boire un café, mais ils revenaient à présent se mettre au volant, leur gobelet à la main, et faisaient tourner leur moteur. Le brouillard ne s’était pas levé, la nuit commençait tout juste à pâlir, c’est à peine si on devinait le profil des collines autour de la baie, leurs pentes couvertes de sapins.
Où était Naomi ?
Mon esprit s’est mis à battre la campagne. Elle avait un rencard secret avec Nate Harding, son prof d’art dramatique, la quarantaine, qui portait beau et qui — disait-on — s’était tapé presque toutes les meufs baisables passées par son cours. Elle était devenue la jeune maîtresse d’un homme marié — peut-être Matt Brooks, un pêcheur frimeur, coureur et bagarreur dont tout le monde ou presque sur l’île savait qu’il avait couché avec la femme du pharmacien, qu’on appelait ainsi quand bien même elle bossait aussi à la pharmacie et avait des diplômes supérieurs à ceux de son mari. Ou, pis encore, elle était avec cet enculé de Shane. Une image insoutenable m’a traversé l’esprit. Naomi embrassant Shane… se serrant contre lui… Naomi faisant l’amour avec Shane… L’été dernier, Shane était venu parler à Naomi pendant qu’on était à la plage. En maillot, il avait déjà un corps d’homme ; ses pectoraux, ses abdominaux et ses cuisses étaient ceux d’un homme, et j’avais cruellement conscience de ma maigreur à côté. Leurs hanches se frôlaient pendant qu’ils blaguaient et riaient, leurs orteils se recroquevillaient à cause du sable brûlant, et la jalousie m’avait presque poussé à commettre un geste stupide, comme le provoquer d’une manière ou d’une autre, ce qui aurait été suicidaire… Les images se sont succédé. Et, l’espace d’un instant, j’ai pris un plaisir paradoxal à la souffrance qu’elles me procuraient.
Les bagnoles démarraient devant nous quand j’ai attrapé mon téléphone pour appeler Johnny. « Qu’est-ce que tu fous ? » s’est enquis Charlie. Tandis que nous quittions notre file et montions à bord, guidés par les employés en gilets jaunes, la sonnerie a retenti et c’est Kayla qui a répondu.
« Henry ? »
Il y avait toujours dans sa voix étonnamment rauque et sensuelle, lorsqu’elle s’adressait à moi, comme une douceur suspecte, une invite implicite — et je n’avais pas oublié cette nuit où, ivre et défoncée, elle avait collé ses lèvres sur ma bouche et l’avait forcée avec sa langue alors que Naomi et Johnny étaient à quelques mètres à peine, dans l’obscurité des bois. Kayla était une très jolie fille, plus jolie sans doute pour les autres que Naomi elle-même. Aucun gars de l’île à part moi ne pouvait rester insensible à sa chevelure rousse, à ses sourcils sombres et épais qui se rejoignaient au-dessus de deux immenses yeux verts et à son corps agile à la taille étroite, parfaitement proportionné, et surtout doté de deux bons gros seins qui avaient poussé bien avant ceux de toutes les autres filles.
« Tu sais où est Naomi ? » ai-je demandé.
Malgré moi, ma voix a trahi mon angoisse.
« Non, je croyais que toi, tu le savais…
— Elle… t’a pas appelée ? »
Un silence.
« Non.
— Kayla, est-ce qu’elle t’a dit quelque chose… au sujet de nous deux ? »
Un silence.
« Henry… je suis désolée… elle m’a demandé de ne pas en parler.
— Putain, Kayla !
— Elle m’a fait promettre…
— Elle a un rencard, c’est ça ?
— Henry…
— C’est pour ça qu’elle est pas là ?
— Henry, s’il te plaît.
— Elle a… elle a quelqu’un d’autre ?
— J’en sais rien.
— Kayla, bordel !
— Écoute. J’ai promis…
— Est-ce qu’elle a quelqu’un d’autre ?
— Henry, je…
— Dis-moi juste ça, Kayla.
— Je sais pas… (Puis, après une hésitation :) Tout ce que je sais, c’est qu’elle voulait rompre… voilà. »
J’ai soudain eu l’impression que tout mon univers volait en éclats. Je suis resté prostré, les mains sur le volant, alors que Charlie était déjà dehors, sur le pont. J’ai regardé à travers le pare-brise les voitures entassées dans les coursives venteuses du ferry, mais je n’ai rien vu d’autre que des images de Naomi.
C’est au cours de l’été 2011 — le second le plus chaud de l’histoire des États-Unis, le plus chaud en soixante-quinze ans — qu’on l’a fait pour la première fois. Quarante-six des quarante-huit États furent touchés par des températures supérieures à la moyenne de juin à août. Les seules exceptions : l’Oregon et l’État de Washington. Cet été-là, Naomi n’avait jamais été aussi belle. Elle avait beaucoup nagé, avait fait de la voile du côté de Crescent Harbor et les exercices physiques avaient musclé et affiné sa silhouette, les jours de soleil avaient encore foncé sa peau déjà naturellement hâlée. Cet été-là également, Johnny et Kayla commençaient à sortir ensemble et ils étaient tout feu tout flamme ; ils ne rataient jamais une occasion de se mettre à l’écart. De son côté, Charlie aidait ses parents au Ken’s Store & Grille tous les après-midi. C’est ainsi que nous nous sommes souvent retrouvés seuls, Naomi et moi, pendant ces longs mois de juillet et d’août, quoique ayant dégoté tous les deux des jobs d’été à mi-temps. Nous rentrions souvent tard. Sa mère comme les miennes se montraient peu regardantes, dans la mesure où une partie de nos journées était occupée à travailler et où c’était l’été. Un vent de liberté soufflait pendant les vacances — et il contaminait même les parents. Il était dû à la douceur provisoire du climat, aux chansons qui fleurissaient sur les ondes, aux longues soirées trop arrosées, au monde lui-même — qui semblait observer une légère accalmie.
C’est arrivé deux jours avant le Labor Day et la fin des vacances.
Un soir où nous nous étions réfugiés sous les branches touffues d’un sapin, au fond de la plage déserte, à cause d’un gros orage. Il y avait un creux dans le remblai, entre les racines et les branches basses, où les kayakistes rangeaient leurs embarcations. Un endroit douillet et discret, presque invisible depuis la plage. Un trou de mousse sèche et de sable sous la voûte d’épines. Peut-être fut-ce dû à l’atmosphère de fin de vacances ? Au sentiment de nostalgie qu’elle instillait en nous ? Nous allions rentrer au lycée : un saut dans l’inconnu. C’est là que nous l’avons fait, à quelques mètres seulement des grappes de moules bleues, de balanes et d’étoiles de mer prisonnières des trous d’eau laissés par la marée. Je me souviens de la tiède pluie d’été dégoulinant sur son visage et sur ses seins quand elle a enlevé son maillot, de l’eau pure sur sa bouche, de mes frissons et de mon érection dans mon maillot trempé. Cet été-là, je lisais L’Ange exilé, Moins que zéro et Sexus.
J’avais quatorze ans.
Je suis descendu de la Ford et je me suis faufilé, hagard, entre les rangées de voitures pour suivre Charlie dans l’escalier. Parvenus en haut des marches, nous nous sommes dirigés vers notre table habituelle, celle qui se trouve loin du bar, de ses effluves de mauvais café et de consommé de palourdes (rien que l’aspect de ce dernier dissuaderait le plus affamé des voyageurs : quand l’employé le verse dans le grand récipient, on dirait du vomi récupéré parmi ceux qui ont eu le mal de mer la veille). En m’asseyant sur la banquette, j’ai lancé un regard furibond à Kayla qui a détourné le sien vers les fenêtres d’un air gêné.
Chacun a ensuite feint de se plonger dans ses activités du matin, Johnny et Kayla essayant d’effectuer à la hâte les révisions qu’ils n’avaient pas faites plus tôt, Charlie rattrapant son sommeil en retard, la tête enfouie dans ses bras croisés. Quant à moi, je ne pensais qu’à une chose.
Finalement, c’est Charlie qui a relevé la tête et a posé la question : « Vous ne trouvez pas bizarre qu’elle ne soit pas là ? » Tout le monde savait que la notion d’absentéisme était aussi étrangère à Naomi que celle d’humanité à un taliban. Naomi était une élève bien plus sérieuse que nous tous. Elle n’était pas de celles ou de ceux qui, selon le mot de Charlie, « lèchent le cul des profs tellement profond que, si l’un d’eux tirait la langue, on se demanderait à qui elle appartient », mais elle n’en avait pas moins les meilleures notes à peu près partout. Nous étions très différents — Naomi était enthousiaste, spontanée, loquace, démonstrative, elle s’investissait dans un tas d’activités au lycée, elle avait une âme de meneuse ; j’étais plus réservé, moins enclin à accorder ma confiance et assurément moins grégaire — mais, elle comme moi, nous accaparions les premières places au tableau d’honneur. Naomi aimait les grandes phrases et les grands mots, des mots sonores comme « révolution », « désobéissance civile », « résistance », « totalitarisme », « contre-pouvoirs » ; elle aimait refaire le monde en compagnie de Charlie, de Kayla et de quelques autres, toujours prêts à relever l’étendard de l’utopie tombé dans la poussière. Pour ma part, je les écoutais, j’émettais de temps à autre un hun-hun ou un oh ! prudent et je voyais en eux d’indécrottables dons Quichottes, des révolutionnaires de salon, dépourvus de tout sens des réalités — le genre qui, si on leur avait confié les rênes d’un pays, l’auraient mis à genoux en moins d’une semaine. « Si, a dit Kayla, je trouve ça très bizarre… Henry, vous vous êtes dit quoi, hier soir, sur le ferry ? »
J’ai hésité.
« Elle m’a dit qu’elle voulait faire une pause…
— Et comment t’as réagi ?
— Je… je me suis un peu énervé.
— Énervé comment ?
— Quoi ? Enfin, Kayla, comment veux-tu que je m’énerve ! On s’est engueulés, c’est tout. Et puis elle s’est mise à chialer et elle est partie. »
J’ai omis de préciser que, l’espace d’un instant, elle avait failli passer par-dessus bord.
« Quelqu’un a eu de ses nouvelles depuis ? » a demandé Charlie.
Nous avons tous répondu négativement.
Abîmé dans mes pensées, j’ai tourné la tête — et je l’ai aperçu. Sa haute silhouette accoudée au bar.
L’homme du parking.
Cette fois, j’en étais certain : il nous observait. Il avait détourné le regard quand j’avais levé les yeux. Je l’ai observé à mon tour pendant un moment, tandis qu’il buvait son café. Il était grand : pas loin de deux mètres, avec un maintien d’ancien militaire ou d’ancien flic et des vêtements sombres. Sa tête, elle, était étroite et allongée au bout d’un long cou puissant. Même à cette distance, je pouvais deviner la carrure athlétique sous le manteau. Un professionnel — mais de quoi ?
Ridicule, je sais.
De la pure parano, voilà ce que c’était — sans doute à mettre sur le compte de la nervosité provoquée par le souvenir de la nuit dernière…
Je me sentais toujours aussi nauséeux. Je me suis levé et dirigé vers les toilettes. Debout devant la cuvette nauséabonde, j’ai frissonné sans pouvoir m’arrêter et j’ai eu envie de me cogner le crâne contre les cloisons, de hurler, de supplier, de donner des coups de poing. Bien sûr, je n’ai rien fait de tout ça. Je me suis contenté de pisser dans la cuvette et, en ressortant, j’ai avisé, à côté des lavabos, le réceptacle pour les seringues usagées — je me suis toujours demandé s’il était à l’usage des diabétiques ou des junkies.
Puis je me suis penché sur le lavabo pour me rincer les mains et j’ai scruté mon visage dans le miroir. Je ne m’aime pas. Je n’aime pas ma tronche, bien que je la sache au goût de pas mal de meufs du bahut. Je n’aime pas l’allure que j’ai. J’aurais voulu ressembler à Mickey Rourke dans Rusty James — avant ses opérations de chirurgie réparatrice — ou à Steve McQueen dans Bullitt. Au lieu de ça, je ressemble à une espèce de gendre idéal à la con… Et, ce jour-là, j’avais vraiment une sale tête. La tête de quelqu’un qui a la trouille.
De quelqu’un qui a mal.
Naomi, oh non, Naomi, ne me fais pas ça, s’il te plaît, ne me fais pas ça.
Mes paupières étaient tendues et gonflées comme si j’avais pleuré — ce qui n’était pas le cas.
En ressortant des toilettes, j’ai manqué lui rentrer dedans.
Le grand type en noir.
Il se tenait debout devant la porte. Immobile. Il avait l’air de regarder la pointe de ses chaussures. « Excusez-moi », j’ai dit — car sa haute silhouette me barrait le passage.
Il a levé les yeux vers moi. J’ai éprouvé un choc. Ses yeux marron brillaient d’une curiosité déplacée dans la pénombre. Les néons étaient éteints à l’intérieur du ferry et la cabine plongée dans l’ombre en ce jour gris où le brouillard — toujours aussi épais — collait aux hublots, si bien que son visage était à contre-jour. Il me dépassait d’une bonne tête : on aurait dit un totem ou une statue de l’île de Pâques. L’espace d’une seconde, il m’a dévisagé.
Un regard d’une intensité inouïe, presque hypnotique.
Il m’a souri.
Disons plutôt que ses lèvres minces ont esquissé une grimace qui évoquait vaguement un sourire. Puis ce sourire évanescent s’est figé comme une sauce au fond d’un plat.
En cet instant précis, j’ai su — d’une certitude absolue — qu’il n’était pas là par hasard.
La première heure — algèbre — m’a paru longue, la seconde — biologie marine —, interminable. Chaque minute me donnait l’impression de couler à travers un filtre. J’avais enfreint le règlement de l’école — qui interdit dans son enceinte non seulement les téléphones portables, mais aussi les tablettes, les iPod et tout gadget autre que les ordinateurs mis à la disposition des élèves par l’établissement avec le concours de Bill et Melinda Gates — et mon téléphone était allumé au fond de ma poche. Mais il restait désespérément silencieux. Je n’entendais rien de ce que disait Sam Brisker — que les élèves ont surnommé le Poulpe et qui, d’habitude, arrive à me passionner, même pendant la première heure où je dors à moitié, avec ses anecdotes sur les orques, les saumons, les crabes, les anémones de mer, les baleines, les nudibranches et toutes les incroyables créatures qui peuplent les eaux du Pacifique Nord et qui prouvent qu’à côté de dame Nature, J.R.R. Tolkien avait une imagination chétive. Le Poulpe est un type barbu avec des lunettes rondes — une vraie caricature d’océanographe —, et il a un solide sens de l’humour et aussi le sens du spectacle. Une fois, il s’est pointé en classe avec un gros poulpe dans un réservoir. Il lui fallait un cobaye pour son expérience et, bien entendu, il a choisi Shane. C’est à croire que Brisker a un sixième sens. Shane est un dur — mais il a une sainte horreur des créatures marines, à commencer par les poulpes.
Pas question pour autant de passer pour un dégonflé devant toute la classe. Shane a pris son courage à deux mains et s’est crânement approché du bureau de Brisker et de l’aquarium, en évitant soigneusement de regarder le poulpe de quatre-vingt-dix centimètres qui se trouvait à l’intérieur.
« Le poulpe est un animal remarquablement intelligent, a commencé Brisker. En fait, après le dauphin et la baleine, c’est l’habitant le plus malin de tout l’océan… »
Le fait d’apprendre que ce truc gluant à huit pattes était en plus intelligent n’a pas dû rassurer Shane, à mon avis. Brisker a attrapé un hareng dans un seau et le lui a tendu en le tenant par la queue. « Tiens, donne-le-lui. » J’ai vu la grimace de Cuzick. Il est devenu subitement couleur de lait caillé ; il a saisi le hareng comme s’il manipulait du plutonium radioactif et il a tendu le bras vers l’aquarium. Je ne sais pas si vous avez déjà vu de près une bouche de poulpe, ce n’est pas une bouche, en vérité : c’est une sorte de bec de perroquet capable de broyer une moule. Le bec en question a englouti le hareng. « Merde », a expiré Shane d’une voix blanche. « Maintenant, pose ta main sur le bord de l’aquarium », a dit Brisker. On aurait pu entendre une mouche voler, Shane a hésité pendant dix interminables secondes avant d’obtempérer. Un tentacule sinueux s’est alors aventuré par-dessus le bord du réservoir et il a entouré tendrement son poignet, tel le bracelet d’une montre, avec une infinie douceur. Shane est devenu vert. Brisker a fait les présentations : « Brad, voici Shane… Shane, je te présente Brad. Dis bonjour à Brad ; tu ne risques absolument rien… — M’sieeeeuuur… », a émis Shane le plus bas possible sur un ton suppliant que je ne lui avais encore jamais entendu. Brisker l’a examiné de ses petits yeux plissés derrière ses lunettes et il a hoché la tête. « On applaudit Shane, a-t-il lancé, et on applaudit aussi Brad ! Tu peux retourner à ta place… » Shane ne lui en a pas tenu rigueur : les mecs adorent Brisker, les filles le trouvent flippant, ou chelou, ou dégoûtant. D’ordinaire, le cours de biologie marine est un de mes préférés. Je l’aime pour la raison inverse de celle qui me fait aimer les films d’horreur. Chaque chose a une place dans le monde de Brisker, tout y est ordonné — le chaos du monde réel reste à l’extérieur de sa classe. Mais, ce jour-là, il aurait aussi bien pu m’annoncer qu’il s’était battu toute la nuit avec un grand requin blanc : rien ne m’atteignait. J’ai dû jeter une centaine de coups d’œil vers la porte — en espérant que Naomi allait apparaître et justifier son retard d’une manière ou d’une autre —, mais sa place est restée vide.
Lorsque la sonnerie de 10 h 30 a retenti, je me suis précipité dehors. J’ai envoyé un énième texto :
Où es-tu ?
Puis un deuxième :
Tout le monde s’inquiète ici, appelle au moins Kayla
Puis, après une hésitation, un troisième :
Je t’aime
Appuyé contre le tronc d’un arbre, à l’écart, j’ai remis mon téléphone dans ma poche, guettant la petite vibration sur ma cuisse qui m’annoncerait une réponse. Mais l’appareil est demeuré aussi silencieux qu’une pierre.
Tout à coup, un grand remue-ménage s’est produit du côté du hall et j’ai vu qu’on se mettait à discuter et à gesticuler, là-bas. J’ai entendu des exclamations et je me suis demandé de quoi il s’agissait jusqu’au moment où Charlie et Johnny se sont extraits de la cohue pour marcher rapidement dans ma direction. Même à travers la brume, je distinguais la mine sinistre de Charlie : le visage de Johnny exprimait la même angoisse. Plus ils approchaient, plus je pouvais voir la lueur inquiète dans leurs regards et j’ai commencé à flipper grave. En arrivant à ma hauteur, Charlie a sorti sa tablette tactile de son sac à dos, m’a lancé un coup d’œil et me l’a tendue.
« Regarde ça ! »
J’ai frissonné. Il y avait dans sa voix une note de panique. J’ai zieuté la caméra de surveillance hémisphérique, semblable à celle du ferry, qui embrassait le campus. Il s’était déjà fait coller deux fois depuis le début de l’année, une pour avoir roulé avec son skate sur une allée — les skates sont interdits sur le campus, tout comme les tablettes et les téléphones portables —, l’autre pour avoir joué à Candy Crush en classe, mais apparemment cela ne l’avait pas dissuadé.
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
Il m’a mis la tablette sous le nez.
Le titre et le chapeau de l’article m’ont sauté à la figure :
Crime ou accident ? Le corps d’une jeune femme découvert sur une plage de l’île.
L’édition en ligne d’un journal quelconque, le Seattle Times, l’Anacortes News ou le San Juan Islander…
« Elle est arrivée ? a demandé Charlie. Naomi, elle est là ? » (Charlie, Kayla et Johnny se trouvaient dans une autre classe que la mienne, cette année — mais pas Naomi. Cependant, nous n’étions pas assis l’un à côté de l’autre, non : Naomi était assise à côté d’une des sœurs Purdy, moi à côté d’un garçon prénommé Kyle.)
J’ai fait signe que non. Pendant une demi-seconde, j’ai eu l’impression que tout mon système digestif se transformait en siphon tandis que mon centre de gravité se déplaçait vers mes testicules. J’ai dû m’appuyer au tronc de l’arbre.
« Qu’est-ce qui s’passeeee ? Bordel de merde, qu’est-ce qui s’passeeeee ? » (La voix de Charlie brusquement montée dans les aigus, aussi instable que celle d’un préado qui mue.)
Je lui ai arraché la tablette des mains et j’ai parcouru le reste de l’article — qui, faute d’infos plus consistantes, était bref, plein de non-dits et de points d’interrogation.
Ce matin, les services du shérif de Glass Island ont trouvé un corps sans vie sur l’une des plages de l’île. Selon certaines sources, il s’agirait de celui d’une jeune fille de dix-sept ans, mais l’identité de celle-ci ne nous a pas été communiquée. Le corps a été découvert par un habitant de l’île qui promenait son chien. Les premières constatations orienteraient la police vers la thèse de la noyade, sans qu’il soit possible de dire s’il s’agit d’une noyade accidentelle ou non. Les services du shérif se sont refusés à tout autre commentaire dans l’immédiat et la plage a été bouclée. L’assistance de la patrouille de l’État de Washington et des services médico-légaux du comté de Snohomish a été sollicitée par le chef Krueger.
Un terrible pressentiment m’a envahi. Me laissant sans force ni courage.
« Naomi », ai-je dit.
J’ai vu le visage de Charlie se défaire.
« Oh, non ! Non, non, non, Henry, me dis pas que… Tu crois quand même pas…
— Elle n’était pas en retard… elle n’est… elle n’est pas venue…
— C’est une coïncidence, a gémi Johnny d’un ton plaintif. C’est forcément une coïncidence…
— Ouais, sans doute, n’empêche que je n’arrive pas à la joindre…
— Moi non plus, a renchéri Charlie d’une voix bizarre. Oh, non, non, non ! Putain, l’angoisse ! »
Il s’est empoigné les cheveux et a grimacé, en se pliant en deux.
J’ai maté Charlie. J’avais une frousse de tous les diables. On l’avait cherchée partout, en vain. « Elle a trouvé quelqu’un d’autre pour la ramener », avait conclu Charlie. Mais aucun de nous ne l’avait vue descendre du ferry…
L’espace d’une seconde, on s’est tus, abîmés dans nos pensées.
J’ai sorti mon téléphone portable. J’ai consulté l’heure sur l’écran. Je connaissais par cœur les horaires des ferries ; il y en avait un qui partait pour Glass Island dans exactement sept minutes. Sans plus attendre, j’ai filé ventre à terre à travers les pelouses, vers le parc de stationnement. « Henry ! » ont-ils gueulé derrière moi. Puis je les ai entendus qui piquaient un sprint à leur tour. Je ne me suis pas retourné, la sonnerie de fin de pause a retenti.
« Le ferry dans six minutes ! » ai-je lancé en me laissant tomber derrière le volant tandis qu’ils s’engouffraient dans l’habitacle.
On a quitté le campus à toute blinde et roulé à tombeau ouvert le long de School Road. Nous sommes passés devant la Pencey Middle School, nous avons longé la piste de l’aérodrome puis tourné à droite devant le petit port de plaisance. On a remonté Crescent Beach Drive à fond la caisse, fait irruption bien trop vite sur le parking du ferry. La dernière bagnole était déjà à bord, ils allaient tirer la chaîne.
J’ai foncé.
« Hé ! a beuglé l’employé au gilet jaune en s’interposant. Non mais vous êtes complètement malades ! C’est fermé, vous ne voyez pas ? Attendez le suivant, bon Dieu ! »
J’ai passé la tête par la portière.
« Je vous en supplie, m’sieur ! Ma mère vient de se faire renverser par une voiture ! Ils l’ont amenée à la clinique ! Je n’arrive plus à la joindre ! Je vous en prie ! Je suis super inquiet ! »
Il nous a regardés l’un après l’autre, l’air soupçonneux, à travers le pare-brise. Visiblement, il se demandait si on était en train de se foutre de sa gueule ou si on était sincères. Il a découvert les mines défaites des deux autres occupants et il est retourné parlementer avec son collègue, sur le pont avant. Celui-ci n’avait pas encore été relevé.
Ils nous ont fait signe d’avancer.
Je suis sorti respirer sur le pont mouillé par une pluie fine, qui donnait à la mer l’aspect blanc et brillant du chrome. La brume s’était levée. La pluie estompait cependant le profil des îles les plus proches, dont les pentes hérissées de sapins tombaient presque à la verticale dans la mer. À l’instant où je sortais mon téléphone, j’ai perçu, par-dessus le bruit de la pluie et celui des machines, un bourdonnement. J’ai levé la tête. Un hydravion. Le sigle de la patrouille de l’État sur son cockpit. Il volait à basse altitude, sur notre gauche, note claire sur la forêt sombre et touffue que nous longions. Il nous a dépassés, puis ses ailes se sont inclinées et il a viré et disparu vite fait entre deux îles couronnées de nuages. Les îles, les caps, les criques, les passes et les falaises glissaient le long du ferry, dans la grisaille.
Je suis retourné à l’intérieur.
De nouveau, l’attente.
De nouveau, l’angoisse.
Charlie s’était connecté au wifi du ferry avec sa tablette, en quête d’infos supplémentaires, mais, si deux journaux en ligne avaient déjà relayé l’information, aucun n’apportait de détail nouveau. Finalement, j’ai composé un autre numéro.
« Liv Myers, a répondu une voix ferme et autoritaire.
— Maman ? C’est moi…
— Henry, qu’est-ce qu’il se passe ? Tu ne devrais pas être au lycée ? »
J’ai hésité sur la façon de lui présenter les choses, puis j’ai parlé de l’article dans le journal et de l’absence de Naomi en classe — omettant bien sûr l’épisode de la veille.
« Allons, Henry, il s’agit d’une simple coïncidence, tu te fais du souci pour rien, a dit maman Liv d’un ton rassurant. Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Un corps découvert sur Agate Beach, vraiment ? Quelle horreur !
— Est-ce que tu peux quand même essayer de joindre le shérif ou appeler la mère de Naomi ? ai-je demandé et, aujourd’hui encore, j’ignore comment j’ai réussi à ne pas laisser transparaître mon absolue terreur.
— Pour lui dire quoi ? a-t-elle voulu savoir.
— Je ne sais pas… ce que tu veux…
— Très bien, mais je t’assure que tu t’inquiètes à tort. Je vais voir ce que je peux faire, d’accord ? (Elle a dû consulter sa montre, car elle a ensuite ajouté :) Est-ce que tu ne devrais pas être en classe ? La pause de 10 h 30 ne devrait pas être terminée depuis longtemps ?…
— Je suis dans les toilettes du lycée, maman.
— C’est donc ça, ce bruit de fond que j’entends ? Henry, je m’en occupe ! Mais, s’il te plaît, retourne en classe tout de suite.
— D’accord, m’man. Envoie-moi un texto, je laisse mon téléphone allumé.
— C’est autorisé, ça ? »
J’ai raccroché sans répondre. De son côté, Charlie était parvenu à joindre son frère. « Il m’a dit qu’il ne pouvait pas me parler pour le moment, a-t-il annoncé d’un ton sinistre. Quel connard ! »
Le frère aîné de Charlie, Nick, était adjoint au shérif depuis moins d’un an. Charlie détestait son frère. Qui le lui rendait bien. J’ai vu que mon vieux pote avait viré au vert.
« Charlie, qu’est-ce qu’il t’a dit exactement ? Comment il avait l’air ? Charlie ! »
Charlie m’a lancé un regard alarmé, aux abois : « Il a pris une drôle de voix quand j’ai parlé de Naomi… Henry, je… j’ai un mauvais pressentiment. »
Un rideau de pluie plus compact que les autres s’est approché comme nous entrions dans la baie et notre île noire, montagneuse et vêtue de sapins s’est précipitée vers nous à travers les averses comme une mère infanticide accueillant ses enfants. Des nuages couleur de suie noyaient les deux sommets de l’île : Mount Gardner et Apodaca Mountain. Quand nous avons émergé de l’entrepont sur le parking, la pluie a redoublé ; elle s’est déversée sur le pare-brise comme si quelqu’un avait ouvert un robinet. Tandis que nous traversions la ville, l’œil rouge et malveillant d’un feu de signalisation m’a obligé à stopper et, malgré une furieuse envie d’aller de l’avant et de le griller, j’ai obéi, car un camion de boissons gazeuses venait d’émerger sur ma droite, ses feux de croisement allumés — suivi d’une voiture de police qui a donné un coup de sirène avant de le dépasser. Tous deux paraissaient enveloppés d’une brume de gouttelettes avec toute cette eau qui rebondissait sur les carrosseries. J’ai rongé mon frein. Puis, une fois reparti, j’ai viré à droite en haut de Main Street, roulé un peu trop vite dans Eureka Street inondée avant de foncer carrément sur Miller Road, dans la forêt ensuite. « Eh merde, Henry, DOUCEMENT ! » a gueulé Charlie quand nous avons manqué verser dans un virage. À l’arrière, Johnny se cramponnait. Nous avons longé les riches propriétés d’Eagle Cliff — la plupart fermées en cette saison. Les bois s’épaississaient dans cette partie septentrionale de l’île ; les sapins Douglas, les pruches et les grands cèdres rouges y étaient plus hauts, plus nombreux, plus touffus ; au-dessus de nos têtes, ils formaient une canopée qui masquait presque le ciel nuageux. Les sous-bois se sont remplis de mousse et d’ombre. La chaleur de nos respirations embuait les vitres. Un texto est arrivé et je l’ai consulté en roulant :
Pas pu joindre mère de Naomi et services shérif refusent commentaires. Qu’est-ce qu’il se passe ? Où tu es ?
J’ai serré les dents en jetant mon téléphone sur le tableau de bord lorsqu’il a vibré de nouveau.
Henry Walker où êtes-vous ?? Où sont vos camarades Scolnick et Delmore ? Tout va bien ??? Lovisek
Jim Lovisek était le proviseur du lycée. Mrs Gieringer, ma prof d’anglais, avait dû lui signaler mon absence ; ceux de Charlie et de Johnny avaient probablement fait de même. « Henry », a soudain lancé Charlie. J’ai reporté mon attention sur la route, à travers le va-et-vient des essuie-glaces. Droit devant nous, des lueurs tournoyaient entre les arbres, au niveau du parking sur lequel débouche le chemin d’Agate Beach. Des voitures aux couleurs de la police — c’étaient elles qui lançaient des éclairs — et des véhicules banalisés. Il y avait aussi une ambulance. Mon cœur a battu plus fort.
J’ai fixé l’ambulance. La panique injectait du ciment à prise rapide dans mes membres jusqu’au moment où une main s’est posée sur mon épaule — Johnny ou Charlie — et où je me suis secoué, ébroué. Je sentais les gouttes grosses comme des pièces de monnaie sur mon crâne. Il y avait un bourdonnement à l’intérieur, sur une fréquence basse, entre quarante et cent hertz. J’ai tracé ma route à l’aveugle en direction de la sente qui descend vers la plage. Cette sente longe l’échelle à saumons et la forêt pluviale qui forment la bordure septentrionale de Crippen Park. Elle mesure environ trois cents mètres de long. Asphaltée dans sa première partie, elle devient ensuite un chemin de terre qui se change en piste sablonneuse dans ses cinquante derniers mètres.
Sous les arbres dégoulinants, le départ de la piste grouillait de badauds, de parapluies, d’adjoints au shérif en capes de pluie, mais aussi d’agents de la Washington State Patrol en uniformes et d’hommes en civil, parmi lesquels il y avait sans doute un attorney et peut-être un coroner ou un médecin légiste venu du comté voisin de Snohomish. C’est comme ça que ça se passe par ici : les îles n’ont ni morgue ni service de médecine légale. Il y avait aussi plusieurs journalistes, reconnaissables aux microphones et aux caméras qu’ils agitaient sous le nez de tout le monde. Je me suis faufilé sans que personne me prête attention, Charlie et Johnny dans mon sillage, comme si nous étions dans une fête foraine.
Le ruban antifranchissement était tendu quelques mètres plus bas, à l’endroit où l’étroite route goudronnée devient une sente. Des curieux s’étaient massés devant, surveillés par Dominick Silvestri, l’un des adjoints du chef Krueger, le shérif de Glass Island. Je me suis présenté devant lui. Je devais être blanc comme un linge, trempé, titubant et tremblant, mais Silvestri m’a à peine calculé ; il avait d’autres chats à fouetter qu’un ado de seize ans : il avait une petite foule de badauds et surtout de journalistes à surveiller.
« Deputy, deputy ! lui ai-je lancé, écartant de mes yeux une mèche de cheveux collée par la pluie. Qui est-ce ? Qui est-ce qu’ils ont trouvé là-dedans ? »
Il m’a enfin regardé. Ce fut comme si tout son visage s’affaissait d’un seul coup.
« Je… eh bien… euh… salut, Henry — désolé, mais je… eh bien… je n’ai pas le droit d’en parler, tu vois ? S’il te plaît, n’encombre pas le chemin…
— C’est Naomi ? j’ai dit. C’est elle ? »
J’avais du verre pilé dans la bouche. Silvestri, lui, a donné l’impression d’avoir reçu un coup de poing sur le pif. Il m’a fixé un quart de seconde de trop sous sa visière dégoulinante.
« Je n’ai pas le droit d’en parler, je suis désolé », a-t-il dit, avec une contrition sincère.
Sa voix était triste, je le sentais bien. Très triste même. Ici, comme je l’ai dit, tout le monde se connaît. J’ai compris qu’il m’avait sciemment ignoré quand je m’étais présenté à lui — parce qu’il redoutait mes questions et les réponses qu’il devrait apporter. J’ai eu l’impression que j’allais devenir dingue. J’ai repoussé une, deux, trois personnes en jouant des coudes, le long du ruban plastifié. Du coin de l’œil, je surveillais Silvestri qui me suivait des yeux. Quand il s’est détourné pour s’occuper de quelqu’un d’autre — un problème à la fois, comme ils doivent dire dans la police —, je me suis plié en deux et je me suis glissé sous le ruban. Cette fois, le mouvement ne lui a pas échappé. « Hé, Henry ! Où tu vas ? REVIENS ! » Je me suis élancé avant qu’il ait pu m’arrêter — « Stop ! » —, j’ai foncé tête baissée, épaules en avant, comme un joueur de football, le long de la piste, zigzaguant entre les joueurs adverses qui venaient à ma rencontre et essayaient de m’intercepter, dévalant la sente à toutes jambes, puis orientant subitement ma course vers les bois ; et j’ai entendu de plus en plus de cris derrière moi, les cris de la meute lancée à mes trousses. Au-dessus de ma tête, la pluie produisait un bruit très doux, presque apaisant, sur les feuillages de plus en plus denses et dégouttant d’eau pure. L’humidité faisait briller la forêt — chaque cime, chaque branche, chaque feuille, chaque épine — d’un éclat soyeux malgré le manque de clarté. Ce n’était pas une forêt ordinaire : c’était une forêt ombrophile. Les arbres géants, qui pouvaient atteindre jusqu’à cinquante mètres de haut à certains endroits, privaient le royaume d’en bas de lumière. Sous ce dais, tout était ombre, silence. Dans cet océan vert, vie et mort, croissance et décomposition étaient indissociables. De jeunes fougères alertes jaillissaient des troncs morts, des arbrisseaux sains et vigoureux poussaient sur les carcasses d’arbres décapités par les tempêtes. Cette sensation de paix qui m’a envahi un instant dans ma course n’a pas duré : elle a été brisée par le fracas du torrent bouillonnant et rapide qui est apparu devant moi, longeant les cloisons en bois de l’échelle à saumons.
Je traçais toujours, entrant jusqu’aux genoux dans les fougères, glissant sur les rochers recouverts de mousse, dérapant sur le sol détrempé et spongieux, m’écorchant les mollets sur les branches pointues qui dépassaient des troncs couchés. Mes baskets s’étaient remplies d’eau, mon visage couvert de sueur était fouetté par des branches de sapin gorgées de pluie qui sentaient la résine. J’ai aperçu quelqu’un qui me fonçait dessus sur ma droite, venu de la piste, et je l’ai évité de justesse avant de sauter par-dessus l’un des bassins de l’échelle à saumons, dévalant la pente à travers la forêt en direction de la plage, vers les silhouettes en combinaisons blanches que je voyais là-bas, entre les arbres, et une voix a hurlé : « Mais arrêtez-le, bon Dieu ! » J’ai enfin émergé du couvert des arbres, et mes semelles se sont enfoncées dans le sable meuble et collant. Il y avait une forme allongée plus loin, au bord de l’eau. Les vagues s’affaissaient près du rivage. J’étais sur le point de réussir, je n’étais qu’à quelques mètres, lorsqu’un barrage de gens s’est formé devant moi. J’ai foncé dans le tas avec un cri désespéré de rage et de douleur, parvenant presque à franchir l’obstacle — puis des bras et des mains se sont refermés, m’emprisonnant comme une cage de chair, mais j’étais assez près pour…
… voir…
… cette chose…
De petits crabes allaient et venaient tout autour, des goélands battaient des ailes au large, attendant qu’on leur rende leur repas. Elle était étendue entre deux trous d’eau, dans lesquels j’ai aperçu des laitues de mer, des astéries écarlates et un oursin géant. J’ai reconnu ses boucles brunes répandues comme des algues sur le sable criblé de petits cratères par l’averse, le dessin d’une épaule et ses… scarifications. Mais le reste… Le reste était une image tout droit sortie de mes films préférés, dans la lumière crue des halogènes portatifs disposés comme si on tournait une scène. Au centre de leurs faisceaux convergents — qui rendaient par contraste le reste de la plage obscure —, son visage luisait, couvert d’hématomes et tuméfié, ses yeux… ses yeux avaient sans doute déjà été dégustés comme des morceaux de choix par les goélands qui s’impatientaient au large, car il n’en restait que deux orbites vides, sa bouche s’était affaissée sur elle-même. La pluie lavait son corps, criblait les flaques d’eau et fumait au contact des halogènes ; la lumière de ceux-ci faisait briller ses cuisses ruisselantes, scarifiées en de multiples endroits.
Elle n’était pas totalement nue, cela dit.
En vérité, elle était habillée d’un filet de pêche comme d’un grossier accessoire de mode. J’ai senti le sang quitter mon visage, la salive a giclé dans ma bouche. Mon front s’est couvert d’un voile de sueur et mes jambes se sont emplies de coton. Entre les mailles du filet, ses petits seins étaient offerts à la vue de tous ces gens — de même que son sexe…
Soudain, le vent a tourné et j’ai senti son odeur : une odeur de cadavre. J’ai dit : Non, ce n’est pas possible, non…
Oh, Seigneur, non, non, non
Je me suis débattu. J’ai tenté de repousser les bras qui m’étreignaient et qui me tiraient en arrière. Mais ils n’allaient pas me lâcher, cette fois. Brusquement, à travers le brouillard de mes larmes, j’ai noté un détail qui a fait sauter les dernières digues. Un mouvement furtif ; quelque chose de jaune et de visqueux, long comme un doigt, a tranquillement glissé hors de sa bouche ouverte.
Banana slug — « limace-banane »… Je me suis souvenu alors de ce que Brisker nous avait appris en cours de biologie : que les limaces-bananes ont vingt-sept mille dents minuscules sur la langue et que leur bave est si épaisse qu’elles pourraient se déplacer sur le tranchant d’un couteau sans se couper.
Et là, tandis que les flics, les techniciens de scène de crime ou Dieu sait qui m’emportaient, je me suis vomi dessus.
Deux mois plus tôt
La rangée de boîtes aux lettres — une dizaine en tout — se dressait au bout du chemin, sous le soleil écrasant du Kansas, dans les Flint Hills, comté de Chase, quasiment au centre géographique des États-Unis.
Le Dodge Ram bringuebalant s’arrêta en plein midi. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas le plus petit nuage dans le ciel uniformément bleu, comme solidifié. Le Kansas pouvait connaître de terribles orages et des tornades destructrices en été mais, très souvent, dans cette partie de l’État, le ciel était vide ; les masses d’air qui passaient au-dessus de la région sans s’arrêter — tout comme les voyageurs — s’étaient déchargées de leur humidité dans les montagnes de l’Ouest avant de filer vers l’Est.
La femme repoussa la portière qui grinça, sortit un mouchoir et souleva la visière de sa casquette pour éponger son front en sueur. Elle portait un short orange et un corsage bleu sans manches ; elle mit pied à terre et regarda autour d’elle le paysage brûlé.
C’était un paysage certes monotone mais pur, ouvert, immensément vide, presque dépourvu d’arbres — bien loin de la luxuriance corruptrice de sa Virginie natale. Les hautes herbes se mêlaient aux fleurs : gentiane, silphium, faux-indigo ; la route filait, droite et claire ; la prairie dominait un petit val calcaire où micocouliers, peupliers et noyers longeaient un ruisseau rachitique. C’était le cœur de l’Amérique. L’endroit où elle avait enfin trouvé la paix. Après toutes ces années passées à le servir, à ramasser derrière lui la merde, le sang, les larmes et l’ordure… Les étrangers jasaient sur l’ennui que distillait un tel paysage, sur l’ignorance de ses habitants, mais elle savait qu’il n’en était rien — préjugés de citadins — et surtout, ici, elle pouvait enfin les oublier, lui et son âme damnée. Ici, il n’y avait rien pour lui rappeler Grant Augustine.
Elle ne cherchait pas à lui échapper : il aurait aisément pu la retrouver — il avait à sa disposition tous les moyens possibles et imaginables et elle ne se cachait pas. Elle s’était juste construit une vie loin de lui, une vie sans lui, une vie qui — par sa simplicité même — était la négation de celle qu’elle avait connue à ses côtés. Du reste, elle avait parfois l’impression d’être suivie quand elle empruntait la 177 pour se rendre à Council Grove ou à Topeka, mais cela ne la préoccupait guère. S’il avait voulu entrer en contact avec elle, il l’aurait fait depuis longtemps. Après tout, c’était lui qui l’avait licenciée seize ans plus tôt, après cette triste histoire…
C’était la seule chose qu’elle regrettait de ce temps-là — ou plutôt la seule personne…
Au cours des cinq dernières années, elle en était arrivée à penser que Grant Augustine l’avait définitivement oubliée, rayée de sa vie. Mais elle était bien placée pour savoir qu’il n’oubliait jamais rien — ni personne. Et parfois, quand les éclairs illuminaient le ciel du Kansas et que la nuit était saturée de grondements sinistres, elle se réveillait et s’asseyait dans son lit, le cœur oppressé, en s’attendant presque à le voir s’encadrer sur les lueurs de la foudre.
Seize années…
Seize années sans un signe de lui et sa pensée arrivait encore, par moments, à lui ôter le sommeil.
Elle marcha dans la poussière jusqu’à la rangée de boîtes aux lettres. Elles portaient des noms comme Merryman, Puchalski, Boyle, elles étaient en métal et brûlantes, tout comme le capot de son Dodge, malgré l’ombre d’un orme rouge. Car, il y a quelques minutes encore, elles étaient en plein soleil. Elle ouvrit la sienne avec précaution. La sueur avait dessiné des auréoles sous ses aisselles et sous ses seins. Il y avait une paye que la clim du Dodge était en panne, qu’il consommait trop d’huile et que la transmission craquait comme si elle allait tomber en morceaux. Elle devait se décider à le remplacer.
Il y avait une carte postale au fond de la boîte.
C’était plus de courrier qu’elle en recevait la plupart du temps. Elle plongea une main dans la bouche d’ombre. Sortit la carte en pleine lumière.
La regarda — étonnée.
Une photo aérienne. Des îles verdoyantes posées sur une mer brillante, couvertes de forêt, et un minuscule ferry qui traçait sa route entre elles, laissant derrière lui plusieurs V scintillants. Elle retourna la carte. C’était bien son adresse : Martha Allen, 2200 Highway 177, Strong City, KS 66869.
Elle commença à lire. Fronça les sourcils — ce qui eut pour effet, sous ce soleil vertical, de dessiner plusieurs rides profondes sur son front ruisselant.
Elle fixa les mots, qui dansèrent devant ses yeux.
Étouffa un cri.
Après toutes ces années. C’était impossible. D’un coup, les larmes lui montèrent aux paupières, débordèrent sur ses joues. Elle mordit son poing serré. Le message disait :
Il va bien, Martha. C’est devenu un bon garçon, aussi beau et fort que sa mère. Brûle cette carte après l’avoir lue. Et ne cherche pas à en savoir plus.
La carte n’était pas signée. Martha se demanda qui l’avait écrite. La carte parlait de lui mais pas d’elle — était-elle morte ?
« Meredith », murmura-t-elle, et les larmes coulèrent de plus belle sur ses joues, brillantes comme du verre dans la lumière de l’été.
Aussitôt, elle regarda autour d’elle, presque effrayée, le cœur tel un oiseau qui se cogne à une vitre, comme si quelqu’un avait pu se dissimuler dans ce désert pour l’épier.
Pendant un long moment, elle resta plantée là, la carte à la main, les joues humides, la sueur ruisselant dans son dos sous ce soleil de plomb, perdue dans une sorte de brouillard. Pourquoi ? Pourquoi maintenant — après tout ce temps ? Pendant des années, elle avait espéré un signe, ouvert chaque matin sa boîte aux lettres avec un minuscule sursaut d’espoir — invariablement suivi de la petite déflagration de la déception —, des centaines, des milliers de matins à espérer ; autant de désillusions…
Et, à présent qu’elle n’attendait plus rien, à présent qu’elle s’était fait une raison — mais s’en fait-on vraiment une au tréfonds de soi-même, là où le cœur chuchote encore ? — , cette carte…
Elle refoula un sanglot, essuya son visage de ses deux mains. Déchira la carte en autant de morceaux qu’elle put, puis les lança rageusement dans le vent chaud qui faisait frissonner les hautes herbes sèches. Elle referma la boîte.
Sans se retourner, elle rejoignit le Dodge dont les chromes flamboyaient, mit le contact et démarra dans un nuage de poussière. Sur la vitre arrière, des autocollants clamaient FREE TIBET ou PAIX ET TOLÉRANCE. Une fois sur la route, elle accéléra, le regard fixé droit devant elle, à travers le pare-brise poussiéreux et constellé d’insectes morts.
Cet après-midi, elle irait nager dans la piscine du Maximus Fitness de Topeka, puis elle s’épuiserait sur les machines. Plus tard dans la soirée, quand l’air serait devenu un peu plus respirable, elle s’installerait sur sa véranda avec une bouteille de vin blanc qu’elle aurait préalablement mise à rafraîchir, un bon livre et ses chats, et, face à elle, le soleil prendrait tout son temps pour se coucher, dans la paix dorée des soirs d’été.
C’était tout ce qu’on pouvait attendre de la vie, n’est-ce pas ? Un peu de paix…
« Comment tu te sens, Henry ? »
Les traits épais, le visage cerné d’un collier de barbe et des cils longs et noirs, le chef Bernd Krueger ressemblait à un acteur shakespearien dans un costume de shérif — ce qui, je vous l’accorde, est un pur anachronisme.
« Café ? a-t-il proposé de sa voix de stentor.
— Non, merci, j’ai dit.
— Coca ? Coca Zero ? Ocean Spray ?
— Non. Merci.
— Tu as faim ? Il y a des biscuits fourrés au beurre d’arachide dans le distributeur et il nous reste quelques pâtisseries danoises au fromage.
— Non, merci, chef… Ça ira…
— D’accord. Un joint alors ? »
J’ai relevé la tête.
« Hein ?
— Tu ne fumes jamais, Henry ? »
J’ai rougi. Réfléchi. Une demi-seconde de trop.
« Tu sais, on peut faire le test…
— C’est arrivé, j’ai finalement répondu, consterné par tant de perfidie. Pas souvent… pas souvent. Quel rapport avec… ? »
Et là, en levant les yeux, j’ai découvert que ce n’était pas comme au cinéma ou dans un jeu vidéo. Krueger n’avait pas la tronche de l’agent Smith dans Matrix ou de Steve Haines dans Grand Theft Auto V. Il avait l’air… normal. Cool, attentif, empathique. Et c’était encore plus flippant.
« Henry, il est inutile que j’insiste sur ce point mais la façon dont tu as agi sur cette plage… Bon Dieu, tu as forcé un barrage de police dans un état d’hystérie manifeste ! Tu t’en es pris aux forces de l’ordre, tu as contaminé une… enfin, tu as peut-être bousillé des indices… »
Je n’ai rien répondu. J’aurais voulu être loin d’ici, j’aurais voulu être ailleurs ; j’aurais voulu être hier : j’aurais ramené Naomi saine et sauve chez elle — et rien de tout cela ne serait arrivé.
« Henry…, a dit le shérif Krueger, me tirant de ma rêverie, Henry… tu m’écoutes ?
— Euh… je ne m’en suis pas pris aux forces de l’ordre… chef, j’ai bafouillé. Et je n’étais pas drogué, si c’est ça que vous voulez savoir… Shérif, qu’est-ce qui… qu’est-ce qui est arrivé à Naomi ? » (Ces derniers mots presque arrachés à mes cordes vocales.)
Le shérif Bernd Krueger s’est rejeté sur son siège, très pâle.
« Oui, oui… », a-t-il dit tout doucement.
Il s’est tourné vers Nick Scolnick, le frère de Charlie, qui se tenait debout près de la porte et qui avait l’air si jeune dans son uniforme d’adjoint qu’on l’aurait dit déguisé.
« Henry est un copain de mon frangin, a dit Nick. C’est un bon gars. Pas vrai, Henry ? » Je n’ai pas du tout aimé la façon dont il a dit ça et le ton supérieur qu’il a pris — comme s’il s’adressait à un demeuré. Ni le regard qu’il m’a lancé. Je l’ai soutenu un instant. Puis quelque chose en moi a lâché prise et je me suis recroquevillé d’un coup sur ma chaise, mains pressées entre mes cuisses, le jean plein de boue, d’herbe et déchiré aux genoux, mon tee-shirt souillé de vomi.
Je tremblais — mais je ne crois pas que ce fût à cause de la température, ni de mes vêtements mouillés. J’essayais de retenir les larmes qui menaçaient de déborder de mes paupières gonflées.
« Bon Dieu, a dit Krueger, elle vient, cette chemise propre ? Nick, va voir ce qui se passe. Et dis à Chris de venir. »
Chris Platt était un des enquêteurs maison. Les services du shérif en comptaient deux, plus deux sergents, cinq adjoints, deux mecs au standard et un officier chargé des transferts de prisonniers — le tout pour plusieurs dizaines d’îles dont la plupart ne sont certes que de vulgaires cailloux inhabités. Ils disposaient aussi, en plus du parc de véhicules, de trois embarcations à moteur. Comment je le sais ? Parce qu’on avait visité leurs locaux avec le bahut. Nick est sorti de la pièce à contrecœur, dans une attitude lourde de ressentiment — mais je n’avais pas envie de me prendre la tête avec lui. Pas aujourd’hui. Il est probable qu’à l’image de ses parents il appréciât moyennement le fait que son frère eût pour meilleur ami un garçon élevé par deux gouines.
Chris Platt est entré.
Petit, un visage rond, de grosses lunettes et d’épais cheveux blonds hirsutes, il ressemblait étonnamment à feu l’acteur Philip Seymour Hoffman. Il tenait un cahier à spirale d’une main et un gobelet fumant de l’autre. Il s’est assis à la table, à côté du chef Krueger, a ouvert son cahier, bu une gorgée de café et sorti un stylo de la poche de sa veste. « Tu as seize ans, Walker, c’est bien ça ?
— Oui.
— Tu habites 1600 Ecclestone Road.
— Oui…
— Tu vis avec…
— Chef… chef… (J’ai levé les yeux vers Krueger d’un air désespéré.) À quoi on joue, là, chef ? Vous savez tout ça…
— À quoi on joue ? a relevé Platt sèchement. On ne joue pas, jeune homme ! On n’est pas dans un de vos jeux vidéo ! Nous avons ici ce qui a tout l’air d’être…
— Chris, ça suffit », a dit Krueger assez brusquement.
Platt l’a fermée.
« Je ne crois pas qu’Henry ait besoin de ça en ce moment », a ajouté le chef en me regardant de nouveau avec une tristesse sincère.
J’ai baissé la tête, mes mains tremblaient. Il y avait des égratignures au dos de mes doigts et dans mes paumes. Mes ongles étaient noirs. J’étais à bout de nerfs, à bout de souffle, à bout de tout.
Nick est revenu avec une serviette-éponge et une chemise sans insigne mais de la couleur des uniformes de police. Il les a tendues au shérif, lequel m’a fait signe et j’ai ôté mon tee-shirt. Mon torse maigre portait les stigmates de ma course folle dans les bois, là où des branches m’avaient écorché sans même que je m’en rende compte. Je me suis essuyé la poitrine, la nuque, le visage et les cheveux avec la serviette qui sentait un peu le renfermé, puis j’ai enfilé la chemise propre — qui, bien entendu, était trop grande pour moi.
Krueger a tendu mon tee-shirt souillé à Nick Scolnick, qui l’a pris du bout des doigts en pinçant les narines.
« Il y a cependant quelques points à éclaircir, a objecté Platt une fois que le frère de Charlie a eu refermé la porte de la salle de réunion (qui était aussi le bureau du chef Krueger).
— Oui, a admis le shérif. Oui, c’est vrai, Chris. Henry… je ne peux pas me mettre à ta place, bien sûr, mais je peux imaginer ce que tu traverses en ce moment. Et… te voilà ici, avec nous, alors que tu aimerais tellement être ailleurs. Chez toi. Ou avec tes amis. Ou seul avec ta peine… »
J’ai levé les yeux, en boutonnant la chemise trop grande d’au moins trois tailles, surpris par le ton de son discours.
« Seulement, ça nous aiderait beaucoup si tu répondais à quelques questions. Tu comprends, on doit se débarrasser de ça maintenant. On veut juste essayer de comprendre ce qui s’est passé là-bas, c’est tout. »
J’ai acquiescé en silence.
« Super. Merci. Chris, a-t-il dit en se tournant vers Platt, tu y mets les formes, tu veux bien ? » J’ai trouvé que ça ressemblait de plus en plus à un numéro qu’ils se jouaient tous les deux.
Ça a été au tour de Platt d’acquiescer.
« Très bien. Allons-y. À toi de jouer, Chris. »
Chris Platt s’est levé et s’est dirigé vers une petite caméra posée sur un trépied, dans un coin.
« Ça ne te dérange pas si on filme ? C’est juste la procédure pour les auditions. »
Audition. Le mot m’a fait l’effet d’une gifle. Est-ce que ce n’était pas le moment où je devais demander un avocat ? Ou appeler maman Liv ? J’étais mineur — est-ce que je n’avais pas droit à un coup de fil ? Bon sang, pourquoi est-ce que ça avait l’air si simple dans les séries télé ?
« Si c’est, euh… officiel… », j’ai commencé. Krueger a balayé la question d’un geste. « Rien d’officiel. » Il a regardé Platt : « Pas vrai, Chris, rien d’officiel ?
— Rien d’officiel, a confirmé Platt. Une simple conversation.
— Alors, pourquoi vous filmez ?
— C’est vrai ça, pourquoi est-ce qu’on filme, Chris ? »
Chris Platt s’est relevé et a arrêté la caméra. Un numéro, me suis-je dit. Un numéro bien huilé. Platt s’est rassis et a fait semblant de consulter son cahier. « Henry, nous essayons de reconstituer les dernières heures de Naomi. Quand l’as-tu vue pour la dernière fois ?
— Hier soir, à bord du ferry, en rentrant du lycée… »
J’ai pensé à notre engueulade, à sa disparition.
« Elle a dû rentrer chez elle ensuite, ai-je ajouté. Vous avez parlé à sa mère ? »
Naomi vivait avec sa mère sur Glass Island, dans le camp de mobil-homes ; son père, un Indien de la nation Lummi, était mort quand Naomi avait six ans — il en avait cinquante — d’une fibrose pulmonaire dévastatrice après avoir fumé trois paquets de clopes par jour pendant trente-cinq ans.
Ils ont échangé un regard, avant de se tourner vers moi.
« Justement, a dit Krueger. On n’arrive pas à la joindre…
— Comment ça ?
— Son téléphone ne répond pas. On tombe sur un répondeur. Tu as une idée de l’endroit où elle pourrait être ? »
J’ai secoué la tête. La mère de Naomi était croupière au casino de la réserve Lummi, sur le continent. Naomi et elle formaient une cellule familiale réduite mais fusionnelle : à la fois mère et fille, copines, sœurs jumelles… La mère de Naomi était une belle femme, mais on ne lui connaissait aucune relation masculine depuis la mort de son mari — et ce en dépit des shorts et des tee-shirts moulants qu’elle arborait l’été venu et des tentatives répétées de tous les mâles de l’île ayant un service trois pièces en état de marche.
« Donc, a repris Platt. À bord de ce ferry, vous vous êtes dit quoi ? »
J’ai hésité. « On s’est… pris la tête. » Platt n’a pas bronché ; le chef Krueger m’a lorgné d’un drôle d’air. « À quel sujet ?
— Elle… elle parlait de… faire une pause…
— Une pause ?
— Oui… dans notre relation…
— C’était déjà arrivé ?
— Non.
— Elle a dit pourquoi ? »
(Je l’ai revue, quasi hystérique, disant : Henry, j’ai découvert la vérité.)
« Non.
— Mais encore ? »
(Je l’ai revue disant : Henry, je veux qu’on fasse un break. Une pause… pendant un moment… Le temps d’y voir plus clair.)
« Juste ça : elle voulait faire un break… pendant quelque temps…
— Et tu ne sais pas pourquoi ? »
(Je l’ai revue, disant : Il est arrivé quelque chose. J’ai besoin de réfléchir… J’ai besoin de… comprendre… j’ai découvert qui tu es…)
« Le temps d’y voir plus clair, c’est ce qu’elle a dit, j’ai ajouté. C’est tout.
— Et ensuite ?
— Ensuite, on est partis chacun de notre côté.
— Tu ne l’as pas revue ?
— Non… En réalité, on l’a cherchée, Charlie et moi. Et on ne l’a pas trouvée…
— Charles Scolnick ? Le frère de Nick ?
— Oui.
— Pourquoi est-ce que vous l’avez cherchée ? » De nouveau, j’ai hésité : « Parce que je voulais qu’elle s’explique, je voulais lui parler, mais elle était introuvable…
— Donc, c’est toi qui as demandé à Charlie de t’aider à la retrouver, c’est ça ?
— Oui.
— Et elle n’était nulle part ?
— Non. Charlie a dit qu’elle s’était sûrement enfermée dans les toilettes pour dames…
— Et ensuite ?
— Ensuite, le ferry est arrivé à East Harbor, on est montés en voiture et on s’est barrés.
— Elle rentrait avec vous, d’habitude ?
— Oui…
— Tu n’as pas trouvé ça bizarre ? »
Je lui ai décoché un regard prudent. Il ne s’était pas départi de son air à la fois neutre et attentif. « Si, bien sûr — mais je me suis dit qu’elle m’évitait… »
Platt a hoché la tête d’un air compréhensif.
« Henry, pour être honnête, on ne comprend pas bien pourquoi tu t’es précipité comme ça vers la plage, pourquoi tu as franchi le barrage, pourquoi tu as refusé de t’arrêter…
— Je vous l’ai dit, je… j’ai déconné, je… je ne sais pas ce qui m’a pris. »
Platt a réussi l’exploit de paraître à la fois compréhensif et dubitatif, attendant visiblement une suite.
« J’ai pété un câble, me suis-je cru obligé d’ajouter.
— Tu as pété un câble ?
— Euh… oui.
— À cause de Naomi ? » Entendre son nom prononcé par ce type m’a fait monter le sang au visage.
« Oui…
— Mais qu’est-ce qui t’a fait penser que c’était elle sur cette plage ? Tu vois, c’est ça qui me chagrine : comment tu le savais ? L’information n’avait pas circulé.
— Elle… elle n’était pas venue au bahut. Elle ne répondait pas à mes messages… Alors quand… quand on a lu cet article sur une jeune fille de dix-sept ans trouvée morte… j’ai tout de suite pensé… je me suis dit… j’ai cru… »
Ils ont gardé le silence, j’ai surpris un regard de Platt à l’adresse du shérif et j’ai soudain pris conscience que j’évoluais sur une corde raide. « Tu as lu cet article et tu as aussitôt pensé que ça pouvait être elle ? » Son ton ne pouvait être plus ouvertement dubitatif.
« Euh… oui.
— Parce que, tu vois, on pourrait penser que tu as fait exprès de contaminer la… euh… l’endroit…
— Quoi ? Comment ça ?
— Eh bien, vois-tu, si tu avais… enfin, je sais bien que ce n’est pas le cas, c’est juste une hypothèse de travail, mais, bon, admettons que… que tu aies fait le truc et que tu aies eu peur qu’on trouve ton ADN sur place. En agissant ainsi, tu te dédouanes en quelque sorte de tout ce qu’on pourra trouver par la suite — tu vois ce que je veux dire ? En supposant qu’il s’agisse bien d’une… d’un… »
J’ai pâli. Il venait d’émettre très ouvertement l’hypothèse de ma culpabilité, là, dans cette pièce.
« Il y a aussi… le deputy Sil… Silvestri, j’ai bégayé.
— Silvestri, qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?
— C’est lui qui surveillait l’entrée de la piste. Quand je lui ai demandé si c’était Naomi que vous aviez trouvée, il a refusé de répondre… mais j’ai, comment dire ?… j’ai lu la réponse dans ses yeux, vous voyez ? Vous comprenez, il savait pour Naomi et moi… Tout le monde sait… et… ce n’est pas un très bon comédien.
— Et c’est à ce moment-là que tu as décidé de foncer tête baissée », a commenté Krueger.
J’ai secoué le menton.
« Je n’ai pas vraiment décidé, chef. J’ai fait ça sans réfléchir. Je voulais juste… la voir… une dernière fois. Je savais qu’ils… que vous ne me laisseriez pas la voir autrement, vous comprenez ? »
Krueger a hoché tristement la tête. Il avait l’air bouleversé.
« Alors, elle a été assassinée, c’est ça ? j’ai dit, avec une boule dans la gorge presque aussi grosse qu’un rocher de l’Utah. C’est bien ça ? »
Krueger a pincé les lèvres. « On n’en est pas encore tout à fait certains, a-t-il admis. Mais c’est possible… en effet.
— C’est lui qui lui a fait toutes ces… horreurs ?
— Tu parles des blessures ? Non, non… Elle a dû se les faire quand elle a été prisonnière de ce filet dans l’eau : en heurtant des rochers, tu vois. C’est pour ça qu’on a encore un doute…
— Mais elle était nue !
— Elle a très bien pu… se déshabiller elle-même », a suggéré Platt.
J’ai écarquillé les yeux.
« Pourquoi elle aurait fait un truc pareil ?
— Va savoir ce qui passe dans la tête des gens qui se suicident…
— Vous voulez dire qu’elle… qu’elle se serait jetée à la flotte toute nue ? Depuis le ferry ? C’est absurde ! Naomi n’était pas suicidaire ! (En étais-je si sûr ? Tout à coup, j’ai revu les stigmates sur son corps.) Et puis, dans ce cas, on aurait retrouvé ses vêtements, non ? Vous avez retrouvé ses vêtements ?
— Non, a reconnu Krueger. C’est aussi ça qui nous chagrine. Ça et le filet : comment aurait-elle fait pour se retrouver prise dans un filet de pêche ? Et, si c’est vraiment le cas, où sont passés le bateau et son propriétaire ? Ont-ils pris peur et abandonné le corps sur la plage — ou bien quelqu’un l’a-t-il fait monter à bord de ce bateau ? Tu vois, on n’en sait rien… »
Platt m’a examiné.
« Tu sortais avec elle depuis combien de temps, Henry ? »
Il avait parlé d’une voix douce, mais je n’étais pas dupe. J’ai fixé mes mains tremblantes en répondant.
« Deux ans, environ.
— Ça se passait bien entre vous ?
— Oui.
— Pas d’autres engueulades auparavant, de différends ?
— Hein ? Comme quoi ?
— Je ne sais pas, moi. Par exemple, ma femme et moi, on n’est jamais d’accord sur rien : la peinture des murs, les arbres à tailler, la marque de la prochaine bagnole, où passer les vacances… On s’engueule tout le temps. C’est vrai. Ça n’empêche pas qu’on s’aime, tu vois ?
— Je vous ai déjà dit que non.
— Tu l’aimais ? »
J’ai hoché la tête catégoriquement.
« Et elle, elle t’aimait ? »
Il ne m’a pas quitté des yeux. J’ai rougi. La question m’avait pris au dépourvu. Bang ! Aussi brutale qu’un uppercut. Pourtant, j’aurais dû la voir venir. Remonter ma garde. Je ne sais pas combien de temps il m’a fallu pour répondre — mais je suis convaincu que mon trouble ne leur a pas échappé. « Oui…
— Pourtant, elle s’apprêtait à te quitter… »
J’ai tressailli. Là non plus, ce n’était pas vraiment une question. Son regard toujours planté dans le mien.
« Qui vous a dit ça ? Elle voulait juste faire un break…
— Pas qui, quoi. » Platt a sorti de sa poche un sachet transparent avec une lenteur qui m’a donné envie de le lui arracher des mains. J’ai frissonné : mon téléphone portable — depuis quand mon téléphone était-il devenu une pièce à conviction ? « Tu le reconnais ? » Une remontée d’acide — j’ai fait signe que oui. « On a juste jeté un coup d’œil à tes textos et à tes appels.
— Vous avez lu ce qu’on s’écrivait ? ai-je tout de même fini par dire d’un ton scandalisé, en les dévisageant l’un après l’autre. De quel droit ?
— Henry, a dit Krueger, tu dois bien comprendre qu’une seule chose nous intéresse : retrouver celui qui a fait ça.
— En lisant notre correspondance ! me suis-je insurgé. Qu’est-ce que vous pensiez trouver là-dedans ?
— Par exemple, le fait qu’elle a brusquement cessé de t’écrire des textos il y a quelques jours, a articulé Platt. Et que tu as désespérément cherché à savoir ce qui se passait. »
Il a ouvert mon téléphone et a lu à haute voix :
« Rien ne nous séparera jamais. Je t’aime. Je t’aimerai toujours. Bonne nuit. (Il a marqué une pause.) Envoyé avant-hier. Pas de réponse. Où es-tu ? (Nouvelle pause.) Envoyé ce matin. Pas de réponse. Je t’aime. (Il m’a fixé.) Envoyé ce matin. Pas de réponse… »
Il a éteint le téléphone, me l’a rendu à travers la table. « Nous n’avons pas retrouvé le sien. Il a disparu. Comme ses vêtements…
— Doucement, Chris, a marmotté Krueger. Doucement. »
Je lui ai lancé un regard furibard.
« Vous ne croyez pas que si c’était moi, j’aurais effacé ces SMS ? » me suis-je écrié.
Mais à peine ces mots prononcés, je les regrettais déjà.
Platt s’est figé ; le chef Krueger m’a observé en plissant les yeux.
« Henry, a-t-il dit d’une voix étrange. Tu n’es soupçonné de rien. Qu’est-ce qui te fait croire que tu pourrais l’être ? »
Enfoirés d’hypocrites ! Je me suis demandé à quel moment la situation avait basculé. Et si j’étais suspect… Je me sentais perdu. Et eux : est-ce qu’ils savaient où ils en étaient ? Et comment ! Ils avaient une marche à suivre et ils s’y tenaient. Aussi réglé qu’un match de tennis, leur truc ; ils étaient les joueurs, l’arbitre, les juges de ligne et j’étais la balle.
« C’est vrai ça, Henry, a répété Platt, tu as quelque chose à nous dire ?
— Tu as travaillé à bord d’un bateau de pêche l’été dernier, n’est-ce pas, Henry ? » a ajouté Krueger.
Je les ai regardés l’un après l’autre, éberlué ; j’entendais ma propre respiration dans mes tympans.
« Nous, on a quelque chose à te montrer, en tout cas », a dit Platt en se levant.
J’ai alors remarqué qu’il y avait un ordinateur posé sur une table dans un coin. Platt a allumé l’appareil, orienté l’écran vers moi, attendu quelques secondes. Il a ensuite cliqué sur une icône et un écran de lecture vidéo s’est ouvert. J’ai fixé l’écran. Incapable de bouger. Je savais ce qu’ils allaient me montrer.
Une vue du pont inférieur du ferry balayé par la pluie et les embruns, et deux silhouettes dont l’une reculait et l’autre avançait, comme dans un tango sinistre : Naomi et moi… Les caméras de surveillance… L’image en noir et blanc était de mauvaise qualité, il n’y avait pas de son — mais la fureur se lisait sur nos traits et nos lèvres qui s’agitaient témoignaient de la violence de nos propos.
Puis les reins de Naomi ont heurté le plat-bord. Elle a secoué la tête. Elle pleurait. Elle paraissait aux abois. Là, sur l’écran, je l’ai brusquement attrapée par les poignets. Elle a hurlé. S’est débattue. Pas besoin de son pour deviner ce qu’elle criait : « LÂCHE-MOI ! » Devant ces hommes attentifs au moindre signe accusateur, un autre moi-même l’a violemment secouée, son corps dangereusement incliné au-dessus des flots. J’ai senti mon sang quitter mon visage. Les yeux de Platt et de Krueger allaient de l’écran à moi et retour : moi / l’écran / moi / l’écran. Sur l’écran, Naomi m’a repoussé, s’est libérée. J’ai atterri sur les fesses. J’avais l’air fou de rage sur cette vidéo ; mon expression était celle d’un meurtrier.
Naomi s’est enfuie. Platt a appuyé sur « pause » et l’image s’est figée. Immobilisant mon visage plein de colère.
L’heure s’affichait dans un angle : 18 h 02.
« Alors ? » a-t-il fait.
Une boule obstruait ma gorge. Je fixais la table. Incapable de proférer le moindre son.
« Tu as joué au puzzle sur le ferry, Henry ? »
J’ai levé les yeux vers lui. « Quoi ? »
Il a sorti un deuxième sachet transparent de sa veste — une vraie veste de magicien : il y avait une unique pièce de puzzle à l’intérieur du sachet, et quelques grains de sable.
« On a trouvé ça sur la plage, près du corps de Naomi… »
Cette histoire de puzzle a résonné en moi : quelque chose que j’avais vu sur le ferry —, mais j’ai été incapable de mettre le doigt dessus. Mon esprit était sens dessus dessous.
À cet instant, un grand remue-ménage s’est fait de l’autre côté de la porte et j’ai reconnu la voix de maman Liv : « Où est-il ? Vous n’avez pas le droit de le garder là-dedans ! Je veux le voir ! TOUT DE SUITE ! » Krueger a maté Platt, qui a émis un long soupir et haussé les épaules, puis le shérif s’est levé et il est sorti. Je les ai entendus discuter à travers la porte, le shérif à voix basse, ma mère hurlant presque et prononçant des mots tels que « droits civiques », « justice », « abus policiers », « presse »…
Finalement, la porte s’est rouverte en grand et Krueger s’est tourné vers moi, sa grosse patte sur la poignée.
« Tu peux y aller, Henry. Nous avons fini. Pour le moment. »
Je me suis levé en m’appuyant à la table. Mes jambes étaient en coton, elles me portaient à peine. J’ai croisé le regard de Platt en sortant, puis celui du chef Krueger. J’ai eu la certitude, en quittant leurs bureaux, que j’étais devenu leur suspect no 1.
La pluie dégoulinait toujours. J’ignore quelle influence elle a sur nos vies, sur nos pensées. Nous rend-elle plus renfermés, plus isolés les uns des autres ? Nous roulions en silence, Liv et moi. Vers Agate Beach où j’avais laissé la Ford avant que les flics ne m’embarquent. Oui, les silences ont toujours fait partie de nous — je me demande si ce n’est pas à cause de toute cette flotte, de la façon qu’elle a de les meubler… Ou peut-être est-ce dû à l’exemple de France… Il flottait un parfum âcre dans la voiture. Les yeux fixés sur le pare-brise, je regardais les essuie-glaces repousser les averses. Mais elles revenaient toujours.
Tout comme mes pensées — qui, toutes, me ramenaient à Naomi.
elle n’était pas parfaite.
Elle aurait voulu l’être : bonne copine, excellente élève, sportive accomplie, appartenant à tous les clubs dont il fallait être au lycée et toutes ces conneries.
Elle adorait être le centre de l’attention…
Mais le fait est que Naomi évoluait au bord d’un gouffre depuis un certain temps. Nous l’avions découvert au cours de l’été. Ou plutôt Charlie, Johnny et Kayla avaient commencé à le soupçonner lorsqu’elle avait refusé de se mettre en maillot.
Car, moi, je savais, bien sûr.
J’avais vu, désemparé, le processus s’aggraver au fil des mois. Incapable de la raisonner, de comprendre ce qui se passait, en dépit de ses tentatives d’explications. Je l’avais entendue employer les mots « stress », « trop d’attentes », « point de rupture »… Je l’avais écoutée m’expliquer que, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, ce sont souvent les valedictorians et les salutatorians — les meilleurs élèves — qui s’automutilent pour faire face à la pression.
Il n’empêche : j’étais terrifié par ces marques de plus en plus nombreuses sur son corps. Là où personne d’autre que moi ne pouvait les voir.
La première fois, elle avait utilisé un compas. Et gravé le mot :
Sur son bras…
C’était en hiver. Pas de danger que quelqu’un le voie. À part moi. Je l’avais regardée, atterré. « Qu’est-ce que c’est ? » Elle avait l’air tellement triste. « Pardonne-moi », avait-elle dit. Lui pardonner quoi ? Je l’avais prise dans mes bras. Deux semaines plus tard, il y avait cinq traits rouges et profonds qui entaillaient son autre bras.
« Pourquoi tu fais ça, Nao ? — Ça me soulage. — Ça te… soulage ? — Oui. — De quoi ? — De tout… — C’est… c’est douloureux ? — Au début seulement, après on s’habitue… »
Au fil des jours, des semaines, les traits s’étaient faits de plus en plus nombreux, de plus en plus serrés — en même temps qu’elle passait du compas à la lame de rasoir ; la cadence s’était accélérée jusqu’à devenir quotidienne. Son corps ressemblait de plus en plus à un hiéroglyphe, à un papyrus couvert de signes cabalistiques. Un gribouillis effrayant.
Les derniers temps, je redoutais de la déshabiller — et, de son côté, Naomi appréhendait ma réaction. Elle trouvait des prétextes : elle avait ses règles, mal au ventre, au crâne.
Sur quoi l’été était arrivé et elle avait continué de porter des jeans, des pulls et des sweats manches longues alors que la chaleur s’installait et que toute l’île l’accueillait en reléguant les vêtements d’hiver au fond des placards — elle avait aussi arrêté le sport pour ne pas avoir à se mettre en short. Et, un jour où nous étions à la plage et où, malgré le soleil et la chaleur ambiante, elle refusait de se déshabiller, Kayla lui avait posé la question. Frontalement. En la saisissant par le bras.
Je suis descendu de la Volvo.
Assise au volant, Liv m’a regardé et a dit : « Rentre à la maison. » Puis elle a démarré. Des bruits de pluie partout — comme la véritable voix de cette île. J’ai lancé un dernier coup d’œil vers l’entrée de la sente en regagnant ma voiture : il y avait moins de monde, mais les gyrophares des véhicules de police continuaient de cisailler la pénombre.
Je me suis assis au volant, perdu dans un labyrinthe de pensées qui ne menaient nulle part. La douleur les colorait toutes. J’aurais aimé que ça s’arrête. Mais ça ne s’arrêtait pas… Et là, dans la voiture, j’ai eu ma première vraie crise de larmes. Il y en aurait d’autres, mais celle-ci a été d’une violence que rien, l’instant d’avant, ne laissait présager. Elle m’a soulevé comme une vague arrière et a duré peut-être une minute ou deux, me laissant hors d’haleine, la respiration rauque, le front écrasé contre le volant.
Naomi.
Son nom m’a échappé. Il est sorti de ma bouche comme un souffle — comme si un ventriloque s’était emparé de moi. J’ai tourné la tête et j’ai violemment sursauté. Un visage était collé à la vitre et ses yeux m’observaient dans l’ombre d’une visière ruisselante. Dominick Silvestri, l’adjoint au shérif. J’ai appuyé sur le bouton et la vitre s’est abaissée.
« Ça va, Henry ? »
J’ai fait signe que oui, j’ai essuyé mes larmes et ma morve. Il a posé une main sur mon épaule, l’a serrée amicalement. Étonnamment, ce simple geste m’a fait un bien fou.
« Rentre chez toi », a-t-il dit.
J’ai acquiescé de nouveau et démarré à mon tour. En me garant devant la maison, j’ai vu que la pluie faisait déborder caniveaux et gouttières. En pénétrant dans le hall, j’ai entendu le son grave du violoncelle de Liv qui s’élevait du salon. J’ai reconnu le morceau : Le Cygne, de Camille Saint-Saens (elle l’avait répété des centaines de fois), et sa bouleversante mélancolie a rendu mon désespoir encore plus insoutenable. Oh, Liv ! ai-je pensé. Ça ne pouvait pas attendre ? Mais dès que j’ai eu refermé la porte, la musique s’est arrêtée. Je l’ai entendue qui stoppait le métronome, appuyait le lourd instrument quelque part et se levait. J’ai perçu ses pas qui approchaient sur le parquet, et ceux — plus légers, plus élégants — de France qui descendaient l’escalier.
« Henry », a dit Liv.
Rien d’autre. Je l’ai suivie.
La maison était grande. Elle possédait un salon à la fois pour les clients et pour nous, avec une cheminée en marbre veiné surmontée d’un grand miroir et entourée d’un mur de livres et de DVD, que les clients pouvaient emprunter (il y avait un lecteur dans chaque chambre), et une baie vitrée qui donnait sur la terrasse, couronnée d’un vitrail en demi-lune. Pour l’heure, la vue était complètement bouchée.
C’est là qu’elles m’ont serré — fort — l’une après l’autre, pendant une bonne minute, m’embrassant, me tenant à bout de bras, m’étreignant à nouveau.
« Henry… Henry… Henry, a chuchoté Liv dans mon oreille. Mon homme à moi. »
France m’a étreint à son tour. Elle avait un beau visage que, depuis que j’avais vu le film, j’associais à celui de Lee Remick, l’actrice blonde aux yeux clairs qui tenait le rôle de la mère adoptive dans La Malédiction, un film d’horreur des années 70, et il était capable d’une gamme de mimiques et d’expressions presque inépuisable. Elle m’a prodigué ses marques d’affection dans le langage gestuel qui était le sien et son regard triste ne m’a pas lâché une seconde. Je les ai laissées m’envelopper de leur douceur, mais je me sentais dur, indifférent et glacé à l’intérieur, comme si une partie de moi se détachait pour observer cliniquement tout ce cirque. Le monde auquel j’avais cru, celui dans lequel j’avais grandi, n’existait plus. Il venait d’imploser avec la mort de Naomi. Et j’ai compris que celui que j’étais jusqu’alors avait cessé d’exister lui aussi, il était mort avec elle. Et que j’ignorais tout du Henry à venir.
Je lui ai souri. Elle a effleuré ma joue, reculé d’un pas — c’était à nouveau au tour de Liv d’entrer en scène. Et j’ai repensé au duo Krueger/Platt.
« Henry ? Il y a quelque chose que tu n’as pas dit à la police ? »
D’ordinaire, elle aurait dit « flics ». Il faut croire que l’instant était solennel. J’ai fait signe que non.
« Tu en es sûr ? »
Décidément, personne n’avait l’air de me croire.
« Non, ai-je dit fermement. Je leur ai tout dit, maman. »
Coup d’œil aigu de Liv.
« Très bien, très bien… Tu sais combien nous aimions Naomi… Je… je ne sais pas quoi te dire, mon fils… Nous sommes totalement bouleversées, j’ose à peine penser à ce que tu endures. Cela me terrifie, tu as envie d’en parler ? »
De nouveau, j’ai fait signe que non.
Elle m’a repris dans ses bras, m’a murmuré à l’oreille :
« Nous serons toujours là pour toi, tu le sais ? Ne reste pas seul avec ta douleur, Henry. Ne te coupe pas de nous. »
Elle me connaissait. Elle savait que, dans les moments difficiles, j’avais tendance à chercher un endroit où me terrer, tel un bernard-l’hermite se réfugiant dans une coquille de turbo. Elle m’a serré contre elle et j’ai craqué.
« Oh, maman, c’est affreux, j’ai dit.
— Oui, mon chéri…
— Est-ce que vous savez quand auront lieu les funérailles ?
— Après l’autopsie, a répondu Liv doucement. C’est ce que le shérif a dit. »
L’autopsie. Pendant une fraction de seconde, j’ai vu Naomi sur une table brillante, glacée, son torse grand ouvert…
Je me suis écarté.
« On est sans nouvelles de sa mère, a-t-elle ajouté.
— S’il vous plaît, j’ai besoin d’être seul. »
Elle a hésité, m’a regardé. « D’accord. »
Elles ont fait un pas en arrière. J’étais sonné. Groggy. Je suis monté dans ma chambre avec une seule question à l’esprit : comment allais-je faire pour vivre maintenant ? Je me sentais anesthésié, la sensation que plus rien ne pourrait me toucher. Joie ou peine. J’ai poussé ma porte et actionné l’interrupteur. La petite lampe à abat-jour sur la table de nuit a jeté une douce lueur orangée sur les murs. Il faisait déjà noir derrière les vitres. On était en octobre et les jours raccourcissaient salement vite. Le phare de Limestone Point a balayé la fenêtre de son pinceau lumineux. J’avais depuis longtemps pris l’habitude de cette palpitation nocturne ; je la trouvais même réconfortante en temps normal mais, ce soir-là, elle m’a fait l’effet d’une menace. J’ai contemplé les posters qui tapissaient les murs, alignés exactement comme ceux du musée de la Science-Fiction à Seattle, ce paradis pour nerds : l’abeille au bord d’une paupière de Candyman, la longue griffe sinistre de Hostel, le crâne ricanant d’Evil Dead 2, l’inquiétant visage d’enfant aux yeux noirs de The Grudge, la silhouette hurlante sur fond rouge de 30 Jours de nuit, le cercle lugubre de The Ring, les yeux blancs de The Eye…
Il m’en avait fallu, du temps, pour réunir cette collection. Toutes ces images cauchemardesques. Naomi les adorait. Elle aimait bien s’attarder ici les soirs d’hiver, quand le vent gémissait contre la fenêtre et qu’on entendait la mer gronder. Elle se blottissait contre moi en frissonnant et demandait d’une voix intranquille : « Tu ne fais jamais de cauchemars, Henry ? »
Curieusement, je ne lui ai jamais dit. Au sujet de mon cauchemar. Celui que je fais presque chaque nuit.
Celui du petit garçon.
Pourquoi ? Nous n’avions pas de secret l’un pour l’autre — du moins, je n’en avais pas pour elle. Alors, bordel, pourquoi je ne lui en ai jamais parlé ?
Quand la vie vous écrase, quand le poids de la douleur est trop important, on a tendance à vouloir s’aplatir pour lui échapper, à s’asseoir, à se coucher par terre, à se rapprocher du sol. C’est ce que j’ai fait. Je me suis laissé glisser et je me suis couché en chien de fusil sur la moquette, au pied du lit. Je suis resté comme ça longtemps, mon corps agité de soubresauts, mon esprit en cendres.
Le violoncelle s’est tu.
Le seul bruit dans la maison était celui d’une gouttière percée qui dégorgeait son eau juste devant ma fenêtre. La maison est comme un organisme vivant ; quand il pleut, le bois gonfle, la charpente, les planchers s’étirent, les châssis des fenêtres travaillent. Il m’est venu cette pensée étrange qu’elle était vivante et que Naomi était morte.
Je me suis relevé, je me suis assis à mon bureau. J’ai allumé l’ordinateur. Je me suis connecté à Facebook. Sur mon compte, la photo est remplacée par une vignette représentant une silhouette blanche sur fond bleu et mon nom n’apparaît pas (je suis Fan de films d’horreur pour le réseau social). Je m’attendais à des condoléances, à des messages de sympathie.
Au lieu de ça, il y avait un message privé envoyé par un certain Islander723 dont j’ignorais tout.
Il était on ne peut plus clair.
Douze jours plus tôt
Jay s’arrêta dans un patelin nommé Hollymead, sur la route de Charlottesville, en cette soirée orageuse. Il y avait un endroit où les bikers descendaient parce qu’on y mangeait d’excellents burgers, avec des steaks 100 % bœuf de Chicago façonnés à la main et un assaisonnement maison. On pouvait y ajouter un œuf frit si on aimait s’envoyer une double ration de protéines ; ce n’était pas le genre de Jay — mais c’était peut-être bien celui des gros bras qu’il apercevait autour de leurs bécanes, à l’extérieur, tandis qu’il garait sa Mustang sur le parking en terre battue.
La soirée était déjà avancée. Jay vit des couches de nuages noirs empilées les unes sur les autres et des éclairs de chaleur qui les traversaient. Le vent se levait. Chaque bouffée d’air chargé de poussière vous piquait les yeux et avait le goût de l’ozone. La lumière était irréelle. L’orage allait bientôt éclater. Il sentit les regards des bikers le suivre depuis sa caisse jusqu’à la porte, mais n’y prêta pas attention. Ils portaient presque tous des barbes, des bandanas et des vestes en denim déchirées aux manches. Jay aperçut leurs emblèmes dans leurs dos : un grand crâne aux orbites pleines de flammes, une épée enfoncée à son sommet, le chiffre « 4 », qui signifiait « Vie et Mort », le « 5 », qui voulait dire « SS », et le nombre « 13 ». Les Sons of Death étaient l’un des principaux gangs de motards de la côte Est avec les Hells Angels — qu’ils affrontaient régulièrement pour le contrôle de territoires. En 2002, plusieurs de leurs membres avaient trouvé la mort à Long Island au cours d’une bataille rangée avec leurs rivaux et un de leurs leaders, Robert Carl Reddick, soixante-six ans, avait été arrêté en 2012 par plus de soixante membres de la police d’État et des forces de police locale.
Jay se fichait bien des Angels comme des Sons of Death. Il entra et s’assit à la seule table libre. Il mangea son hamburger dans son coin, indifférent au boucan, à la musique trop forte, aux rires, aux cris rauques, aux odeurs de bière et de gin, aux éclairages criards, à la menace latente qui émanait de toute cette testostérone comprimée dans un si petit espace. Il le fit passer avec de l’eau plate et un café. Puis il sortit un cigare de la poche de poitrine de sa chemise et se leva quand l’un des bikers se dirigea vers les toilettes. Il entra en sifflotant à sa suite et s’arrêta, dos à la porte, pour allumer son cigare. Puis il cogna à la seule porte fermée.
« Sors de là, Hank. »
Silence.
« J’ai dit : sors de là. Maintenant. »
La porte s’ouvrit d’un coup et Jay se retrouva face à la lame courte et incurvée d’un petit couteau Sharpfinger. Le type qui se tenait de l’autre côté de l’arme avait dans les soixante ans, un visage massif mais un peu mou, une tignasse blonde et un petit bouc blanc au bout du menton. Ses lèvres étaient rouge cerise, ses yeux injectés et son haleine empestait l’œuf frit, la cigarette et le gin.
« Écoute-moi bien, sale fils de pute. Tu vas dire à ton maître que c’est fini, je ne jouerai plus les gros bras pour lui. »
Jay fixa la lame pointue en forme de croissant, il expira un nuage de fumée, le cigare coincé entre les lèvres.
« Ah ouais ? Ben, mince alors, j’étais justement venu te dire la même chose… qu’il voulait plus entendre parler de votre bande de gros connards. »
La voix de Jay était douce et caressante, même quand elle insultait ou proférait des menaces.
« Ouais, ben, tu vois, qui s’en branle de ce qu’il veut ou pas ? Dis-lui d’aller se faire mettre. Et toi aussi, tu vas te faire mettre, Jay — p’tite merde, le chien-chien à son patron. Maintenant, tu te casses… avant que je me mette vraiment en rogne. »
Le biker fit un pas en avant, mais Jay ne bougea pas et la pointe de la lame vint heurter son abdomen à travers la chemise à carreaux. Son visage n’exprimait rien. Jay avait une bouche large et étroite comme une blessure, un nez osseux et des joues creusées sous des pommettes saillantes. Mais, sous ses sourcils noirs et broussailleux, ses yeux délavés et gris brûlaient d’un feu permanent. Deux billes incolores avec une minuscule tête d’épingle noire au centre. Les rides sur son front dégarni lui donnaient quinze ans de plus et des veines grosses comme des câbles saillaient dans son cou. « Toi et tes petits nazillons, vous avez merdé, dit-il. On vous avait dit de foutre la trouille à ces colleurs d’affiches, pas d’en envoyer un à l’hosto, pauvre débile.
— Désolé, mon pote, ce sont des choses qui arrivent. Maintenant, tu te tires.
— Non, Hank, je veux que tu nous rendes le fric qu’on t’a filé. »
L’homme au bouc se fendit d’un sourire.
« Tu rêves, mon pote ! T’as vu où t’es ? Tu t’es regardé, putain ? À qui tu crois parler, bordel ?
— À un gros naze et à une tantouze », répondit Jay.
Il vit le visage du biker se décomposer et ses petits yeux flamber de haine. La lame parut vouloir s’enfoncer sous son sternum.
« Espèce d’enculé, je vais te fumer ! Je vais t’arracher la langue pour avoir dit ça… Personne ne me parle comme ça. T’entends, sale raclure de merde ?
— On m’a dit que ta gonzesse adorait sucer des bites de Blacks, c’est vrai, Hank ? La tienne ne lui suffit pas ? Elle est trop… petite ? »
La bouche mince de Jay souriait — mais son regard gris et fixe était mort. À l’instant où le biker fit le geste de le planter, Jay attrapa son poignet à une vitesse stupéfiante et le tordit vers la cloison. Avant que Hank ait eu la moindre chance de comprendre ce qui se passait, les os de son carpe avaient craqué et il hurla de douleur, mais la musique qui pulsait dans le rade, de l’autre côté de la porte, couvrait ses hurlements. En même temps, Jay lui assena un coup de genou violent dans la rotule droite puis lui balança un coup de poing dans les côtes. Le biker s’écroula sur le sol, le dos contre l’urinoir. Cela n’avait pas duré plus d’une seconde.
Jay le chopa par le cou, serra et poussa jusqu’à ce que — sous l’effet de l’horrible douleur provoquée par ses vertèbres comprimées contre la lunette des chiottes — Hank s’arc-boute en arrière, le bassin en avant, la nuque renversée au-dessus de la cuvette, grimaçant affreusement. Puis Jay pressa avec son pouce un point juste sous la pomme d’Adam et les yeux d’Hank jaillirent de leurs orbites. Jay remarqua avec dégoût qu’il n’avait pas tiré la chasse et qu’un mégot flottait dans une flaque jaune. Les longs cheveux filasse du biker trempaient dedans. « Tu m’écoutes, à présent ? »
Le biker haletait. La voix de Jay était plus douce que jamais. L’autre hocha la tête — du moins il essaya, ses carotides broyées par la poigne d’acier de Jay.
« Regarde. »
Jay sortit son téléphone portable de sa main libre, l’alluma avec l’index et afficha une vidéo avec le pouce. Puis il tourna l’écran vers le type.
« Tu le reconnais ? »
Sur le petit écran, Hank Russell Locke, président du chapitre de Virginie du très redoutable gang des Sons of Death, embrassait à pleine bouche un jeune homme très blond, très efféminé et à l’évidence très maquillé. Les deux hommes étaient nus et se caressaient. Jay vit toute couleur quitter le visage de Locke, pourtant écarlate une seconde auparavant. « Tu imagines l’effet que cette vidéo fera sur ton… chapitre ? »
Les pupilles de Hank n’étaient plus que deux trous noirs qui mangeaient tout l’iris. Jay se demanda s’il pourrait l’étrangler et ressortir sans se faire remarquer.
Il relâcha le biker et sortit du cabinet pour se laver les mains.
« On veut le fric dans une semaine, Hank. Démerde-toi. »
Aucun son ne monta du cabinet derrière lui — dont Jay surveillait prudemment la porte dans le miroir.
« J’ai rien entendu… »
Un grognement lui répondit.
Jay s’en alla, écœuré.
Il entra dans Charlottesville peu après le coucher du soleil. La soirée d’octobre était toujours aussi lourde et moite. Des éclairs de chaleur continuaient de luire dans les nuages, au-dessus des toits, et de temps à autre on entendait un coup de tonnerre lointain, mais l’orage ne se décidait pas à éclater. La permanence électorale de Grant Augustine se trouvait dans le centre-ville, un mail piétonnier plein de magasins et de terrasses de restaurants, et Jay laissa la Mustang à l’entrée, sur le parking d’Old Preston Avenue. Il marcha tranquillement jusqu’à ce qu’il aperçoive la grande banderole GRANT AUGUSTINE POUR GOUVERNEUR et les portraits de son patron en vitrine. Un visage plein de méplats, taillé à la serpe, un front haut et large, des joues osseuses mais une mâchoire carrée et surtout des yeux plissés étincelants de ruse, de dureté et d’humour : Augustine avait la tête de celui qu’on n’a pas envie d’emmerder mais qui peut résoudre n’importe quelle situation, même les plus compromises — en gros, le type qu’on préfère avoir avec soi que contre soi. Et c’était exactement ce que recherchaient les électeurs par ces temps d’incertitude.
Il y a encore un an, cela aurait ressemblé à une blague : Grant Augustine se présentant aux élections de gouverneur. Un type qui avait fait fortune grâce aux subsides de l’État. Mais Jay avait coutume de penser que seul le diable en personne était plus double que Grant. Son patron avait surfé sur deux particularités d’un État qu’il connaissait mieux que quiconque : quoique globalement conservatrice et républicaine, la Virginie avait depuis 1977 pris la curieuse habitude d’élire au poste de gouverneur un homme dont la couleur politique était à l’exact opposé du locataire de la Maison-Blanche : républicain sous le mandat de Carter, démocrate sous ceux de Reagan et de George Bush père, républicain à nouveau du temps de Clinton et ainsi de suite. Lors de l’élection de 2009, un an après l’entrée d’Obama à la Maison-Blanche, la tradition avait de nouveau été respectée avec l’élection du républicain Bob McDonnell. Or Obama avait été réélu en 2012. Et c’est là qu’on en venait à la deuxième particularité de cet État qui ne faisait rien comme les autres : la Virginie était le seul et unique État dans toute l’Amérique qui interdît à son gouverneur d’exercer deux mandats successifs. Deux traits fantasques qu’Augustine comptait bien exploiter.
Ça bourdonnait comme dans une ruche là-dedans ; les membres du staff et les bénévoles filaient entre les bureaux, s’interpellaient, répondaient au téléphone, avec des ralentissements et de brusques accélérations, comme dans un foutu mouvement brownien. Les jeunes filles étaient majoritaires, avec leur badge AUGUSTINE épinglé sur le sein, leur bel enthousiasme et leur façon de prendre la lumière. Jay reconnut l’homme au cou de taureau et à la carrure d’ancien athlète debout derrière l’un des bureaux : Graham Boyce était le diacre chargé des finances d’une des principales Églises de Virginie. Il discutait avec l’une des jolies bénévoles. Quand il vit Jay, il s’écarta un peu, se redressa et afficha un sourire aussi sincère qu’une publicité pour une compagnie d’assurances. Personne n’aimait Jay, à part Grant lui-même, mais tout le monde le craignait.
« Il est là ? » demanda Jay.
Boyce acquiesça et lui montra l’escalier dans le fond. Jay grimpa les marches rapidement. Il n’y avait personne à l’étage et il remonta le couloir silencieux jusqu’à la porte close, frappa et entra.
« Oh, merde ! » s’écria-t-il en se retournant aussitôt.
Mais trop tard. L’image était déjà imprimée sur la rétine de Jay : sa grande ombre projetée sur le mur derrière lui, Grant Augustine, pantalon de lin crème et slip bordeaux baissés sur les cuisses, en train de se faire tailler une pipe par une bénévole qui ne devait pas avoir plus de vingt ans. Il avait ôté veste et cravate et les pans de sa chemise pendaient mollement sur ses jambes. La faible clarté jaunâtre d’une ampoule jouait sur les cheveux blonds de la fille, aussi lisses et soyeux que ceux d’une poupée. Jay sentit la moutarde lui monter au nez. Il attendit une seconde, fit volte-face et, saisissant la fille qui reboutonnait son corsage par le col, il la traîna sans ménagement vers l’escalier : « Si tu parles de ça à qui que ce soit, je te tue », lui glissa-t-il à l’oreille. Puis il retourna dans le bureau de son patron et claqua la porte. Il était furieux.
« Le diacre est en bas, putain ! Tu imagines s’il était monté à ma place ! »
Augustine referma tranquillement sa braguette, boucla sa ceinture.
« L’appel de la chair, pontifia-t-il. Il a été donné comme un fardeau à l’homme, Jay. Si on ne s’y soumet pas de temps à autre, c’est non seulement le corps mais encore le cerveau qui s’empoisonne. Il s’infecte de mauvaises pensées, de terribles pensées… Mieux vaut les purger que de les laisser prospérer. »
Il avait dit cela tout sourire. Grant Augustine était un homme pétri de paradoxes : rigide et exubérant, puritain et hédoniste, autoritaire et enjôleur, sincère et menteur, intelligent et fou… Il prétendait descendre d’une longue lignée d’écrivains, de militaires et de politiciens, mais Jay savait que c’était un mensonge de plus : le père d’Augustine avait travaillé à la raffinerie ExxonMobil de Bâton-Rouge pendant plusieurs décennies et aujourd’hui il croupissait dans une cage dorée : une maison de retraite de luxe où une infirmière veillait sur lui jour et nuit pour éloigner les curieux éventuels. Comme l’a dit Faulkner, les gens du Sud n’étudient pas le passé, ils l’absorbent.
« Tu saignes », fit observer Jay.
De fait, un mince filet écarlate coulait d’une des narines de Grant. Jay avait remarqué que, chaque fois que son patron était en proie à une émotion violente, il saignait du nez peu de temps après. De près, le visage de son patron était moins engageant que sur les photos : sa peau laiteuse avait quelque chose de malsain, ses lèvres étaient rouges — mais d’un rouge de champignon vénéneux — et, comparé au portrait dans la vitrine, l’éclat de ses yeux bruns, d’une désagréable fixité, prouvait à quel point la photographie est l’art du mensonge.
« C’est le sang du péché, dit Augustine en s’essuyant avec un mouchoir brodé. Ces filles, ajouta-t-il, c’est une honte, elles sont la tentation même. Pourquoi Dieu leur a-t-il donné des nichons, un cul et une chatte, Jay, si ce n’est pour nous mettre à l’épreuve ? »
Jay ne dit rien.
« Cette fille, elle fait tout ce que je lui demande, tu comprends, Jay ? »
Jay comprenait. Il connaissait son maître mieux que personne. Il lui était fidèle comme un clebs depuis l’adolescence. Grant et Jay approchaient aujourd’hui tous les deux de la cinquantaine, mais le second avait toujours vécu dans l’ombre du premier. Jay était de loin le plus indispensable des collaborateurs de Grant Augustine. Il comprenait les gens. Il savait détecter une faiblesse ou deviner une craque encore plus vite que Grant lui-même. Augustine avait toujours su tourner les faiblesses des autres à son avantage. Il avait bâti sa fortune sur ce talent — mais Jay était têtu comme un fox-terrier lorsqu’il s’agissait de tester les limites de quelqu’un et d’obtenir de lui quelque chose.
Et, cependant, Jay n’aspirait qu’à ceci : rester dans l’ombre de son patron, être le premier de ses pions : homme à tout faire, bras droit, aide de camp, nettoyeur… Car, entre eux, l’amitié n’avait jamais été au-delà d’une relation maître-esclave.
Parfois, Augustine l’appelait ainsi : « mon esclave blanc ».
Quand il était sûr qu’aucune caméra, aucun micro, aucun dictaphone ne traînait…
Il était mieux placé que quiconque pour savoir qu’il n’y avait plus de vie privée possible désormais en Amérique.
Bureau petit et meublé d’un profond canapé en cuir marron, d’une table de travail en acajou, d’une petite bibliothèque et d’un service à café en argent. Rien de trop ostentatoire. Derrière le store en bois, on apercevait les branches d’un sassafras caressées par la lueur des éclairs. Il y avait une grande carte dépliée et étalée sur le bureau. Depuis qu’il avait décidé de se présenter à l’élection, Grant Augustine passait ses soirées à étudier la géographie de l’État : comté d’Alleghany, comté de Franklin, comté de Rappahannock, comté de Shenandoah… Il aurait pu se servir d’un moteur de recherche, mais il se méfiait d’Internet.
Augustine se versa une large rasade de bourbon dans un gobelet en plastique.
« Tu veux quoi ?
— Rien », répondit Jay.
Grant se demandait parfois si Jay n’était pas la réincarnation d’un cathare. Il ne lui connaissait qu’un seul vice : les cigares.
« Tu as vu les derniers sondages ? » Les chaînes locales donnaient toujours son adversaire gagnant, mais l’écart n’avait cessé de se resserrer depuis leur premier débat en juillet à Hot Springs, parrainé par l’Association du barreau de Virginie.
« Si tu emportes le prochain débat, tu peux passer devant », estima Jay en se laissant tomber dans le canapé.
Le prochain débat se tiendrait le 25 octobre à McLean. Il serait organisé par la chambre de commerce du comté de Fairfax et par la chaîne NBC4. Un journaliste de la chaîne servirait de modérateur.
« Tu dois appuyer là où ça fait mal. Personne n’est enthousiaste à l’idée de voter pour un pion dévoué à son parti. Et c’est précisément ce qu’est ton adversaire : la quintessence du politicien démocrate obéissant. Ton problème, c’est ton image. Tu restes un inconnu pour la plupart des Virginiens. Et ceux qui te connaissent soit approuvent nos activités, soit les jugent antidémocratiques.
— Répète-moi les éléments de langage.
— Nos activités protègent l’Amérique depuis plus d’une décennie mais, aujourd’hui, tu as décidé de mettre tes compétences au service de l’État qui t’a vu naître, tu n’es pas un politicien blanchi sous le harnais mais un bâtisseur, un businessman et un patriote.
— Alors, WatchCorp est une entreprise patriotique ? plaisanta Augustine.
— Patriotique et prospère, le corrigea Jay très sérieusement. C’est ton œuvre, ton bilan. Mets-le en avant. »
Ils savaient tous deux comment WatchCorp était devenue prospère : grâce à l’argent du contribuable. Il y avait chaque année plus d’Américains qui mouraient en glissant dans leur salle de bains que victimes du terrorisme mais les fabricants de tapis de bain antidérapants n’avaient pas touché du gouvernement les milliards de dollars qu’il avait généreusement octroyés à des boîtes comme WatchCorp après le 11 Septembre.
« Et s’il me décrit comme un adversaire de la démocratie ? Quelqu’un qui s’immisce dans la vie privée des gens ? Qui braque sur eux ses micros, ses logiciels, ses caméras, ses ordinateurs ? S’il me dépeint comme un putain de Big Brother, Jay ?
— Il ne le fera pas, répondit Jay. Il aurait trop à perdre. La CIA, le Département de la Défense, le NRO[1], la base navale de Norfolk : ils sont tous implantés sur le sol de Virginie. Tu crois qu’il a envie de se les aliéner ? Il ne dira pas un mot là-dessus… Et, de toute façon, il nous reste une dernière carte si les sondages ne s’inversent pas, ajouta Jay. Mais gardons-la pour le dernier débat. Si on ne peut pas faire autrement. Évitons de l’humilier… »
Augustine hocha la tête en souriant. Il savait à quoi Jay faisait allusion. C’était l’avantage dans ce métier. On savait tout sur tout le monde. Tant qu’il en serait ainsi, rien ne pourrait les arrêter. Tout le monde a un vilain petit secret. Ou plusieurs. Or, aujourd’hui, les opinions publiques ne pardonnaient rien : elles voulaient des politiciens vierges, immaculés, sans tache : émasculés…
« Grant, il faut que je te parle de quelque chose. »
Le ton de Jay alerta son patron. Il leva les yeux de la carte.
« Si c’est pour cette fille…
— Ça n’a rien à voir avec cette pute », le coupa Jay.
Cette fois, Augustine oublia la carte. Son bras droit avait haussé le ton.
« De quoi s’agit-il, alors ?
— De Martha. »
Grant Augustine se figea. L’impression qu’une couleuvre venait de se réveiller dans sa poitrine. Il avala une gorgée de bourbon. Un coup de tonnerre plus proche que les autres fit trembler les vitres.
« Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu te rappelles ce type de la poste de Strong City à qui on graisse la patte ? »
Grant haussa les épaules.
« Non, j’avoue que non… On paye un type à la poste du Kansas pour surveiller le courrier de Martha, c’est ça ? »
Jay opina.
« Depuis combien de temps ?
— Des années… Pour que dalle jusqu’à aujourd’hui… Jusqu’à il y a un mois et demi, du moins… »
Augustine avala sa salive.
« Elle a reçu une carte postale non signée des îles San Juan, dans l’État de Washington », articula lentement Jay.
Jay se souvenait de Martha avec tendresse : pendant des années, ils avaient ramassé ensemble la merde que Grant laissait derrière lui. Martha était efficace, fiable et discrète. Ils avaient même eu une brève aventure sans lendemain. Sans que Grant en ait jamais rien su. Mais elle n’était pas comme eux. Et, un jour, elle en avait eu marre et elle était partie.
Jay savait ce qui avait déclenché le départ de Martha : Meredith. C’était Martha qui avait été chargée de gérer le cas Meredith et un lien très fort était né entre les deux femmes, à l’insu de Jay. À l’insu d’Augustine. La seule fois où la fiabilité de Martha avait été prise en défaut.
Le regard d’Augustine flamba tel celui d’un serpent entre ses lourdes paupières.
« Qu’est-ce qu’il y avait dessus ? »
Jay sortit de sa poche un bout de carton fait d’une multitude de petits morceaux maintenus ensemble par du ruban adhésif. Il le tendit à son patron par-dessus le dossier du canapé. Il manquait juste l’angle inférieur gauche : le type de la poste qui avait fouillé le champ pendant des heures sous le cagnard ne l’avait pas retrouvé, malgré la récompense offerte. Augustine examina brièvement la photo puis la retourna pour lire le texte au verso.
« Cet abruti vient juste de nous l’envoyer, précisa Jay, il l’avait oubliée au fond d’un tiroir !
— Mon Dieu, prononça Augustine. (Il avait changé de couleur.)
— Ne nous emballons pas, dit Jay.
— Les micros sont toujours en place ? »
Jay fit signe que oui.
« J’ai simplement dû renvoyer la cellule de surveillance là-bas. Ça fait des années qu’on n’écoutait plus, tu penses bien. Mais, d’après eux, les micros sont toujours opérationnels. Et ils sont formels : Martha n’en a parlé à personne.
— Ça pourrait être une preuve supplémentaire, fit Augustine d’une voix sans timbre, une preuve que cette carte parle bien de… de qui on pense… »
Jay le regarda. Son chef avait l’air perdu en lui-même.
« Du calme. Ne nous emballons pas. Je suis d’accord : c’est le premier signe depuis des années…
— C’est elle, dit Augustine avec une soudaine ferveur. “C’est devenu un bon garçon, aussi beau et fort que sa mère.” Bon Dieu, de qui d’autre pourrait-il s’agir ! Elle n’est pas bête, Jay : elle sait que nous pouvons tout contrôler, coups de fil, e-mails, recherches sur Internet… tout — sauf une bonne vieille carte postale écrite à la main et envoyée par la poste… Seigneur Jésus, la première imprudence de Meredith en seize ans ! Enfin…
— Jamais elle n’aurait pris un risque pareil avant, fit remarquer Jay, songeur. Elle a dû croire que tu avais fini par renoncer.
— Il faut se mettre à sa place. Seize années… Personne n’aurait patienté aussi longtemps.
— Personne sauf toi », dit Jay.
Grant Augustine hocha la tête.
« Le cachet provient de la poste de Bellingham, précisa Jay.
— Même après seize ans, Meredith n’aura certainement pas pris le risque de la poster trop près de chez elle. Elle doit être dans une de ces îles qu’on voit sur la photo… »
Le regard d’Augustine brillait d’une lumière quasi démente, à présent.
« Je veux que tu les localises, Jay. Laisse tomber tout le reste et trouve-les. S’il y a la moindre chance, trouve Meredith. »
J’ai regardé la façade sous ma capuche dégoulinante :
À la nuit tombée, le Ken’s Store & Grille devient notre repaire. Le magasin des parents de Charlie ressemble à un décor de western avec sa façade en planches et l’immense écriteau peint au-dessus de l’entrée. Il est presque aussi profond que large. Et il y a un corps d’habitation de deux étages à l’arrière, avec une arrière-cour sur le côté, fermée par une haute palissade côté rue, par les bois de l’autre, qui commencent derrière la maison.
Je m’y suis traîné, ce soir-là, parce que Charlie m’avait envoyé un texto me disant qu’il était important que je vienne. Traîné, c’est le mot. Et pourtant, j’étais à la fois lourd, accablé — et plus léger que l’air, aussi immatériel qu’un fantôme.
La pluie cinglait les deux rangées de fenêtres à petits carreaux de part et d’autre de la porte, qui est dans un renfoncement. Quand j’ai frappé à la vitre, Charlie est venu tirer le loquet. Il y avait un système d’alarme, mais les parents de Charlie ne l’activaient que de juillet à septembre, quand les touristes débarquaient — et avec eux des jeunes de la ville qui, le soir venu, picolaient, se battaient et faisaient des trucs stupides.
À l’intérieur flottait une fragrance familière, complexe et riche : légumes, graines, fruits, bois ciré, confiseries, poussière, mêlés au fantôme d’odeur des cafés que Wendy, l’employée, sert derrière un comptoir, au fond à droite après les bacs à surgelés. La caisse enregistreuse est à gauche. La lueur du seul réverbère traversait les fenêtres et tombait sur le départ des rayons, qui dessinent quatre allées parallèles depuis l’entrée jusqu’au fond du magasin.
Kayla et Johnny étaient assis dans l’ombre, à l’arrière, à l’une des trois tables où les parents de Charlie servent des petits déjeuners et des burgers six jours par semaine. Sans un geste, sans un mot. Le seul éclairage provenait des vitrines de bières et de sodas derrière eux.
Même dans l’obscurité, je devinais combien ils étaient accablés. J’ai aperçu le bout rougeoyant d’une clope. D’habitude, Charlie aurait gueulé, mais là il n’a pas moufté. Les petits interdits avaient volé en éclats face à la plus grande des transgressions : le meurtre. Je me suis laissé tomber sur une chaise, en proie à un abattement qui se traduisait par une fatigue corporelle tout à fait réelle. Johnny a poussé une bière devant moi et j’en ai avalé une gorgée, puis une autre, avant de la lui rendre.
« Henry, mon pote, je suis tellement triste, a-t-il dit. Tellement triste… Putain, j’arrive toujours pas à y croire… »
Il avait la gorge nouée, sa voix ressemblait au couinement éraillé d’un vieux robinet qu’on n’a pas tourné depuis des lustres et, malgré la pénombre, je pouvais voir à quel point il était nerveux. Il tremblait comme une feuille et il n’arrêtait pas de tordre machinalement l’un des cordons blancs de sa capuche, qui était rabattue sur sa tête — peut-être pour cacher ses larmes.
« On est avec toi, Henry. C’est tellement… tellement affreux… », a dit Kayla à son tour, à voix hyper-basse — comme si quelqu’un pouvait nous entendre alors qu’il n’y avait personne d’autre que nous dans tout ce fichu magasin : les parents de Charlie s’étaient depuis longtemps retirés dans leurs appartements, dans la grande maison, laquelle ne peut être atteinte de l’intérieur de la boutique qu’en grimpant deux marches et en remontant un long couloir sur lequel donnent les toilettes hommes et dames et également les cuisines. Sa voix était pâteuse, et j’ai deviné que l’un comme l’autre avaient picolé et peut-être aussi avalé d’autres trucs.
« Je n’arrive pas à croire qu’elle est morte, a poursuivi Kayla. Je n’arrive tout simplement pas à le croire. J’ai l’impression qu’elle sera là demain… sur le parking du ferry… (Elle a émis un gloussement triste.) Merde, je n’arrive pas à croire que quelqu’un comme elle puisse mourir, putain… »
Elle s’est mise à pleurer, en essuyant son nez de temps à autre.
« Jésus, je voudrais tellement qu’elle soit là avec nous », a renchéri Johnny de sa voix de crécelle.
Kayla s’est blottie contre lui et elle a étreint son bras. Un geste de tendresse. Une réflexion affreuse m’a traversé : eux allaient continuer à s’aimer, à sortir ensemble, au moins pendant un moment.
Ils étaient si semblables, avec leurs visages minces, leurs grands yeux transparents — souvent embrumés par l’herbe, l’acide ou les ecstas —, leurs fringues bon marché, leurs pieds nus dans le sable et leur indolence qui cachait pourtant des blessures profondes. Kayla McManus avait hérité d’un beau-père qui avait dix ans de moins que sa mère, qui était sorti de prison deux ans plus tôt et qui était un enculé de première. Quand il était bourré, il pouvait se montrer violent et foutrement collant, si vous voyez ce que je veux dire. Je le savais parce que c’est Johnny qui me l’avait dit ; il parlait tout le temps de casser la figure à ce fils de pute, à ce foutu pervers — mais je sais qu’il avait peur du bonhomme, lequel avait tiré huit ans ferme à Walla Walla pour avoir fait sauter un œil à un biker canadien avec une queue de billard et en avoir suriné un autre dans un rade du comté de Whatcom. À Walla Walla, cette ordure s’était forgé une solide réputation et une musculature genre sèche et nerveuse — et il avait couvert son corps de tatouages, comme De Niro dans Les Nerfs à vif. De son côté, le père de Johnny était charpentier quand, avec la crise de la construction, il avait dû prendre un emploi à la raffinerie d’Anacortes. Il était dans l’usine Tesoro le jour où a eu lieu l’explosion de 2010. Bilan : cinq morts et deux blessés dans un état critique, victimes de brûlures étendues au troisième degré. Le père de Johnny était l’un d’eux. Depuis, il passait ses journées dans un fauteuil avec une perfusion dans le bras et refusait toute visite. Il n’avait plus de nez et son visage ressemblait à un patchwork ou à un dessin d’enfant. Ils ont un dicton, là-bas, à Anacortes : « Nous ne cuisons pas des cookies, nous faisons bouillir du pétrole. » Quelques mois avant l’explosion, l’usine Tesoro s’était vu infliger une amende de 85 700 dollars pour dix-sept « manquements graves à la sécurité ». Condamnation mystérieusement ramenée à trois violations seulement et une amende de 12 250 dollars peu après.
Avant l’accident, le père de Johnny était une personne affable, un bon voisin et un bon père. À sa sortie de l’hôpital, ce n’était plus le même homme. Il était devenu agressif et — depuis son fauteuil Eames — il passait son temps à maudire son fils et à le traiter de bon à rien. Johnny continuait malgré tout de le soigner et de s’occuper de lui. Parce qu’il n’y avait personne d’autre pour s’en charger : sa mère avait refait sa vie avec un baratineur, un vendeur de bagnoles de Sedro-Wooley.
« Tu l’as vue… sur la plage… Elle… elle était comment ? » a voulu savoir Charlie.
Oh, merde, Charlie ! Pendant un moment, je n’ai rien dit ; je suis resté immobile, les coudes sur la table. Elle était comment ?
« C’était moche, j’ai finalement répondu, très moche…
— Qu’est-ce qui s’est passé ? a demandé Kayla. Il y a tout un tas de rumeurs qui circulent. »
Je l’ai regardée, mais sans vraiment la voir. Je me suis humecté les lèvres. Je n’avais pas envie d’en parler.
« Elle s’est noyée… Dans un filet de pêche… Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé… Ils ne le savent pas non plus…
— Noyée ? a répété Charlie. Tu crois qu’elle est tombée du ferry, l’autre soir ?
— Ils font semblant de croire qu’elle a peut-être sauté… Volontairement… »
Il y a eu un silence.
« Comment ça : ils font semblant ? a relevé Charlie.
— En vérité, ils pensent que c’est un meurtre. Ils en sont quasiment certains. Et il est probable que l’autopsie le confirmera… », j’ai ajouté d’une voix spectrale.
Le mot nous a glacés après que je l’eus prononcé. Sa saveur sinistre a installé entre nous un silence accablé, seulement troublé par le léger bourdonnement des réfrigérateurs et le bruit de la pluie. Meurtre. Aucun de nous n’arrivait à se pénétrer de la réalité de la chose. C’était un mot de fiction : un mot pour séries télé, pour romans policiers. C’était comme la mort elle-même : elle restait un concept jusqu’au jour où quelqu’un mourait devant vous — ou jusqu’au jour où vous mouriez vous-même.
Dans notre île, une telle chose ne pouvait arriver, voilà ce que nous nous disions. Et, pourtant, non seulement c’était arrivé, mais cela avait frappé l’une des personnes qui nous étaient le plus proches.
Johnny a sorti une pilule de la poche de son sweat et l’a déposée sur sa langue. Il l’a fait passer avec un peu de bière.
« Je t’ai déjà dit que je voulais pas de ça ici, a dit Charlie.
— Naomi est morte aujourd’hui. Tuée par un cinglé. Alors, fais pas chier », a-t-il riposté.
Charlie a accusé le coup. J’ai vu ses épaules se soulever et, bien que ne distinguant que vaguement son profil dans la pénombre, j’ai deviné qu’il pleurait. En silence. Cela a duré plusieurs secondes. « Je suis désolé, a bredouillé Johnny d’un ton contrit. Charlie, je suis vraiment désolé ! Quel connard je fais ! » Charlie a hoché la tête, comme pour dire : c’est bon, y a pas de mal.
J’avais les yeux secs et gonflés après avoir pleuré toutes les larmes de mon corps dans ma chambre ; j’observais tout avec un étrange détachement qui était peut-être un réflexe de survie.
« Ils t’ont pas demandé quand est-ce que tu l’avais vue pour la dernière fois ? a-t-il voulu savoir ensuite, la voix étranglée.
— Si. »
Je leur ai narré toute l’entrevue dans la salle de réunion du shérif : les attaques de Platt, leur petit numéro de duettistes, leurs questions sur mes textos et surtout la vidéo accablante du ferry.
Cette dernière a jeté un froid.
« Tu crois que t’es suspect ? a demandé Kayla d’une voix bizarre.
— Je crois que je suis le suspect no 1.
— Tu nous as dit que tu t’étais disputé avec elle, a-t-elle poursuivi, mais tu ne nous avais pas dit que ça avait été aussi violent…
— Et alors ? Où tu veux en venir, Kayla ? »
Un malaise s’est installé autour de la table.
« C’est moche », a dit Charlie.
Nous avons acquiescé.
« Maintenant qu’ils tiennent un coupable, ils ne vont pas chercher plus loin, ils ne vont pas te lâcher », a-t-il fait remarquer d’un ton lugubre.
Cette perspective m’a rempli de terreur.
« Qu’est-ce qu’on peut faire ? a demandé Johnny.
— Je ne vois qu’un seul truc à faire si on veut aider Henry, a dit Charlie, et aussi si on veut… rendre justice à Naomi… »
On l’a tous regardé en attendant la suite.
« Il nous faut trouver le coupable.
— Quoi ? (Kayla.) C’est une blague ?
— Tu crois que j’ai envie de blaguer dans un moment pareil ?
— Et comment on va faire ça, hein ?
— J’en sais rien ! Mais il doit bien y avoir un moyen… En tout cas, on doit essayer…
— Charlie, la patrouille de l’État de Washington et les services du shérif sont sur le coup ! Ils vont sûrement mettre le paquet. Que veux-tu qu’on fasse de plus, tous les quatre ? Tu nous vois jouer les enquêteurs ?
— On doit essayer…, a-t-il répété obstinément. Au moins tenter de découvrir quelques éléments qui pourraient aider la police.
— Et pourquoi on les trouverait, nous, hein, ces éléments ? On n’est pas dans Scooby-Doo, putain ! »
Le ton de Kayla était monté dangereusement. Kayla était capable de colères monumentales, qui éclataient sans prévenir, comme des orages d’été. Johnny pouvait en témoigner. La fois où elle l’avait surpris à flirter avec une autre fille dans une soirée, elle s’était d’abord écrasée puis, au moment le plus inattendu, elle avait fondu sur lui et lui avait ouvert le crâne avec une bouteille de Bud sous les yeux de la fille horrifiée. Johnny avait eu quatre points de suture après ça. À ma connaissance, il se tenait à carreau depuis.
« Pourquoi ? a relevé Charlie. Parce qu’Henry est la dernière personne à avoir vu Naomi… euh… vivante ! a-t-il réagi en énumérant sur le bout de ses doigts. Parce que tout s’est certainement joué à bord du ferry hier soir ! Parce qu’on était justement à bord au même moment, contrairement aux flics ! Parce que, tous les deux, on a fouillé le bateau à sa recherche et que — même si on s’en souvient pas tout de suite — on a peut-être vu quelque chose qui pourrait être important… »
J’ai cherché le regard de Kayla dans la pénombre, mais elle évitait le mien.
« Je suis d’accord avec Charlie, ai-je dit. On doit au moins essayer… On le doit à Naomi. C’était votre amie, non ? (J’ai marqué une pause.) Vous n’avez quand même pas oublié le baptême ?
— Bien sûr que non, a répliqué sèchement Kayla, piquée au vif.
— Ma semblable, ma sœur, ai-je récité solennellement, et les larmes me sont de nouveau montées aux yeux.
— Ma semblable, ma sœur, a répété Charlie après un instant.
— Ma semblable, ma sœur, a enchaîné Johnny à voix très basse.
— Eh merde. D’accord, d’accord, c’est bon, putain, a-t-elle abdiqué. Comment qu’on s’y prend ? »
La question a flotté dans l’air un moment.
« Le point de départ, c’est le ferry, j’ai dit. C’est de là qu’on doit partir.
— Quelqu’un l’aurait jetée par-dessus bord et elle aurait ensuite été prise dans un filet ? » a suggéré Johnny.
L’hypothèse nous a aussitôt paru irréaliste. Comme elle avait dû le paraître à la police : la route des ferries ne croisait pas les zones de pêche. Sur combien de milles marins un corps peut-il dériver en une nuit ? Cela doit évidemment dépendre des courants. Et, dans le cas improbable où Naomi s’était retrouvée prise dans un filet dérivant (était-elle morte ou vivante à ce moment-là ?), comment les pêcheurs à bord du chalutier auraient-ils pu ne s’apercevoir de rien ? Ou, dans l’hypothèse où ils avaient découvert le corps au milieu du poisson (j’ai eu un hoquet de dégoût à cette pensée), comment auraient-ils pu l’abandonner près d’une plage et rentrer chez eux comme si de rien n’était ? « Elle a pu quitter le ferry en compagnie de quelqu’un d’autre, ai-je suggéré.
— Dans ce cas, les caméras l’auraient filmée et la police saurait qui c’est… »
J’ai regardé Charlie : « Est-ce que tu ne pourrais pas sonder un peu ton frère pour savoir si les caméras ont filmé Naomi en train de quitter le ferry ? »
Mais je connaissais déjà la réponse : leurs questions, leurs intonations indiquaient clairement sur qui se portaient leurs soupçons — et cela impliquait que personne ne l’avait vue descendre.
« Il y a un truc qu’ils m’ont dit », ai-je continué.
Ils se sont tous tournés vers moi.
« Ils ont trouvé une pièce de puzzle près du corps de Naomi. Sur la plage… »
J’ai fourragé dans mes cheveux, le coude sur la table, la tête inclinée sur le côté, sourcils froncés.
« Ça me fait penser à quelque chose… quelque chose que j’ai vu sur le ferry, mais je n’arrive pas à savoir quoi…
— Il y a des puzzles sur tous les ferries, a fait remarquer Kayla.
— Taggart », a laissé tomber Charlie.
Je l’ai dévisagé. Et j’ai frissonné.
Il avait raison : Jack Taggart.
Il était à bord, ce soir-là. Je l’ai revu : assis devant un des puzzles étalés sur les tables, seul, comme toujours, et de nouveau un frisson m’a parcouru. Taggart était un sale type, tout le monde savait ça. Des rumeurs circulaient sur les viols qu’il aurait commis au sein de l’armée pendant qu’il était recruteur dans les Marines mais, selon ces mêmes rumeurs, l’armée, qui a son propre système judicaire, aurait étouffé l’affaire, tout comme elle avait dissuadé de porter plainte bon nombre des vingt-six mille militaires (femmes et hommes) victimes d’agressions sexuelles en son sein au cours de l’année passée. En la quittant, Taggart avait utilisé ses compétences pour se lancer dans divers trafics, mais il s’était fait prendre et il avait purgé une peine de trois ans dans une prison de l’Oregon — puis il était venu s’installer sur Glass Island.
À l’ouest de l’île, au fond des bois, au pied de Mount Gardner. Dans sa partie la plus inhospitalière. Pas très loin d’Agate Beach…
« J’ai vu Taggart assis devant un puzzle dans le ferry, a dit Charlie.
— Et alors ? Il y a des puzzles dans tous les ferries, a-t-elle répété. Il n’est pas le seul à s’en servir.
— Mais je parle du ferry dans lequel Naomi a disparu, le soir où elle a disparu, a insisté Charlie.
— Et c’est de Jack Taggart qu’on parle, a dit Johnny en se tournant vers Kayla, le mec le plus chelou de toute cette île après ton beau-père… »
Elle l’a fusillé du regard.
« Z’avez qu’à le dire à la police, alors.
— Et ils feront quoi ? Quel juge va délivrer un mandat parce qu’un garçon de seize ans l’a vu assis devant un puzzle, d’après toi ?
— Putain, ce type est même sur OffenderWatch ! s’est exclamé Johnny.
— Et sa cabane n’est pas très loin de la plage », j’ai dit.
La base de données OffenderWatch répertoriait les délinquants présents sur l’archipel. Elle était régulièrement mise à jour par les services du shérif. Selon cette base, il y avait vingt-six délinquants sexuels représentant un risque faible et cinq représentant un risque moyen — pour ce que cela voulait dire — rien que dans le comté des îles. Je me suis souvenu d’une autre histoire qui avait ému la communauté deux ans plus tôt : en 2011, peu de temps avant l’installation sur Glass Island d’un autre délinquant sexuel qui avait purgé sa peine, le Journal of the San Juan Islands avait titré : Un délinquant sexuel de niveau 3 va bientôt s’installer sur Glass Island, avec un portrait du type en première page, et une partie de la communauté avait aussitôt manifesté devant le palais de justice de l’île. Ce genre de papier faisait hurler Liv de rage : « S’ils présentent un risque, alors pourquoi ils sont dehors ? Et s’ils n’en présentent pas, alors pourquoi on ne leur fiche pas la paix ? “Niveau 3”… Bon sang ! C’est quoi, ce charabia ? »
Mais j’étais moins affirmatif : qu’est-ce qui était plus important, la tranquillité de ces types ou la sécurité des enfants ? Est-ce que leurs parents n’avaient pas le droit de savoir qu’il y avait un pédophile dans le coin, les femmes, un ancien violeur à proximité ? Je sais ce que Liv m’aurait objecté : « Bon sang, Henry, tout le monde a le droit à une seconde chance ! Ils ont fait leur temps… » Mais je n’en étais plus si sûr.
Ce dont j’étais sûr, en revanche, c’est qu’il y avait un paquet de gens qui se délectaient de colporter ce genre de rumeurs, des gens bien moins concernés par la sécurité des mômes que par le délicieux poison de la médisance déguisée en vertu.
J’ai hésité, considéré l’avant du magasin où la pluie ruisselant sur les carreaux projetait des cordes noires et miroitantes sur le plancher.
« Ça mérite quand même qu’on aille jeter un coup d’œil, vous ne croyez pas ?
— Qu’on aille jeter un coup d’œil à quoi ? a dit Kayla.
— À la bicoque pourrie de ce connard », ai-je lâché froidement.
Un volet a battu quelque part et tout le monde a sursauté en même temps.
« T’es sérieux ?
— Jeter un œil comment ? a voulu savoir Johnny.
— En entrant chez lui pendant qu’il est pas sur l’île, pardi, a répliqué Charlie d’une voix atone.
— Vous me faites marcher, là, a suggéré Kayla.
— PUTAIN, KAYLA, EST-CE QUE TU CROIS QU’ON A ENVIE DE PLAISANTER DANS UN MOMENT PAREIL ? » C’était Charlie, sa voix pleine d’une fureur si inhabituelle chez lui que nous avons tous tressailli.
J’ai vu Kayla baisser la tête de confusion.
« Alors ? a dit Charlie. Qui est pour ? »
Il a levé la main ; je l’ai imité. Johnny a suivi après un instant d’hésitation. Kayla a vigoureusement secoué la tête en signe de dénégation, les yeux baissés vers la table.
« Trois contre un, a décrété Charlie. On peut pas faire ça ce soir. On ira demain… On attendra qu’il soit sur le continent. (Taggart bossait dans une casse de Mount Vernon.) On se démerde pour rentrer plus tôt du bahut. Johnny, tu surveilleras l’arrivée des ferries ; Henry et moi, on se charge d’aller là-bas…
— En espérant que la police aura fait le boulot avant vous », a commenté Kayla d’un ton glacial.
Le téléphone portable de Johnny a choisi ce moment pour vibrer au fond de sa poche et il l’a sorti ni une ni deux pour consulter ses messages, comme si nous étions au milieu d’un bavardage amical. L’écran a éclairé ses traits pâles par en dessous.
« Putain de merde ! s’est-il exclamé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? » a demandé Charlie.
Dans la lueur de l’écran, j’ai nettement vu Johnny me zieuter en douce.
« Je le crois pas ! »
Kayla s’est penchée sur l’écran et je l’ai vue pâlir, non sans m’avoir lancé à son tour une œillade furtive. La trouille a siphonné mon estomac.
« Qu’est-ce qu’il y a, Johnny ? »
Il a levé les yeux vers moi, confus.
« On vient de m’envoyer ça : ça circule sur les réseaux sociaux, apparemment… »
Johnny a retourné son appareil pour nous le présenter et Charlie et moi nous nous sommes penchés sur l’écran, épaule contre épaule. J’ai sursauté. Une page Facebook. Une page avec ma photo. J’ai avalé ma salive… Prise à mon insu par un téléphone, de loin — mais j’étais aisément reconnaissable. J’avais une sale tronche sur cette image, la tête d’un gus qui a des trucs à se reprocher. Le regard fuyant, hostile, du mec pas clair du tout. Je rentrais le cou dans les épaules sous la pluie battante. Et, surtout, j’étais tenu par deux policiers.
Elle avait de toute évidence été prise sur le chemin menant à la plage après mon irruption sur celle-ci. Mais par qui ? La page s’intitulait sobrement : « Je suis un assassin ». Et il y avait déjà une avalanche de posts :
je l’ai toujours trouvé chelou ce mec
il a été interogé par la police tout l’am
un mec élevés par deux goudous
comment vous pouvez accuser quelqu’un sans preuve ? Vous devriez avoir honte
toujours été un conard arogant, il calculé personne
pas de fumée sans feu
Naomi était une meuf géniale. Ça me donne envie de gerber
je le crois pas, les keufs l’ont relaché
arrêtez vos délires merde l’enquête fait que commencer !
vous êtes des abrutis irresponsables
J’ai compté une quarantaine de posts du même acabit avant de dire : « C’est bon, ça suffit. » Johnny s’est empressé d’éteindre. « Bande de connards, a-t-il lâché.
— Tu dois répondre à ces crétins ! a dit Charlie.
— S’il le fait, il est foutu, a dit Kayla.
— S’il le fait pas aussi », a dit Johnny.
Était-ce le début d’une campagne de cyberintimidation ? Cette perspective me terrifiait plus que n’importe quelle menace physique. On a tous en tête ces histoires de collégiens poussés au suicide parce qu’ils étaient gays, différents — ou pas assez méchants pour pouvoir se défendre dans la jungle de leur bahut. Dans la plupart des cas, ceux qui les ont poussés dans la tombe ne ressentent pas la moindre culpabilité ; et eux, me suis-je dit, ne venaient pas de perdre l’être aimé. J’ai soudainement eu conscience d’être infiniment vulnérable, fragile comme une porcelaine en cet instant précis. Comment allais-je pouvoir résister à un tel tsunami de bêtise, de malveillance et de cruauté s’il survenait ? Je me sentais aux abois. Je me suis rappelé avoir lu quelque part qu’un million d’enfants et d’adolescents avaient été harcelés, menacés, avaient fait l’objet de commentaires haineux ou été soumis à d’autres formes d’intimidation et de cruauté sur Facebook l’année passée. Les discours de haine se propageaient comme la flamme sur l’essence au sein du réseau social.
J’ai cherché leurs regards dans l’obscurité. J’étais terrifié.
« J’ai peur », ai-je dit.
Ma voix avait tremblé. Kayla s’est penchée en avant, les coudes sur la table, soudain radoucie, et elle a pris mes deux mains dans les siennes. Les a pressées.
« On est là…
— On sera toujours là, mec, a renchéri Johnny. Les autres, on s’en tape, pas vrai ?
— Mon semblable, mon frère, a répété Kayla.
— À partir de maintenant, on doit s’organiser, a décrété Charlie. On doit faire gaffe à tout ce qu’on dira aux autres, à tout ce qu’on fera. Aujourd’hui, c’est Henry qui est dans l’œil du cyclone, mais peut-être que demain ce sera nous. Et il faut aussi faire gaffe avec les textos et les téléphones. Ces enfoirés de flics pourraient très bien mettre Henry sur écoute. À partir de ce soir, tout ce qu’on a à se dire, on se le dit de vive voix, pigé ? »
On a tous opiné.
« On se retrouve demain, ici, à 17 heures. Démerdez-vous pour quitter plus tôt. »
Puis Charlie a passé un bras autour de mes épaules, et il m’a serré contre lui. J’ai vu leurs regards sur moi et je me suis senti entouré, aimé. J’ai senti la chaleur de cet amour sans arrière-pensées qui n’existait qu’entre nous ; il est passé d’eux à moi comme un courant électrique. J’étais vivant et je n’étais pas seul, contrairement à ce que j’avais pensé. « T’en fais pas, mec : ils vont pas réussir à nous baiser, a dit Charlie. C’est la vie. Elle est cruelle, elle est injuste. Mais nous, on est des frères, pas vrai ? Nous, on est une famille. »
On a tous acquiescé.
« Une vraie famille… », a-t-il ajouté, faisant sans doute référence à la sienne.
Il y avait des mois que l’un d’entre nous n’avait pas prononcé phrase semblable. Nous étions parvenus à un âge où l’expression de tels sentiments nous aurait paru un peu ridicule, où on aurait eu honte de les étaler de la sorte. Mais pas ce soir. Ce soir, nous étions de retour au bord de la rivière et nous avions de nouveau treize ans — frères, et sœur, et famille… unis comme les doigts de la main. Ce soir, nous croyions à nouveau aux chimères de l’enfance, aux vampires et aux loups-garous. Ce soir, Naomi était de nouveau parmi nous.
En cet instant, il m’est venu une pensée bizarre : j’avais douze ans quand je suis devenu leur ami, et des amis comme ceux-là — des amis comme on s’en fait à cet âge —, j’ai su que je n’en aurais jamais plus. Dussé-je vivre cent ans…
J’ai fait la route du Ken’s Store & Grille à la maison dans un état semi-comateux. En même temps, mon humeur oscillait entre l’envie d’aller sur-le-champ jeter un coup d’œil à la bicoque de ce salopard de Jack Taggart et le découragement à l’idée qu’on ne trouverait rien, qu’avec son passé — même si c’était lui — il ne serait pas assez con pour avoir laissé la moindre trace.
J’avais piqué une bière Alaskan dans l’une des vitrines et je picolais en conduisant, le regard posé sur le ruban de route qui défilait dans la lueur des phares, avec la double ligne jaune au centre et les arbres illuminés sur les côtés, qui m’évoquaient une haie d’honneur pour le pauvre petit fiancé éploré : Bou-hou-hou-hou, les gars ! Voyez, c’est lui : pauvre-pauvre-petit-gars ! Bou-hou-hou-hou-hou…
N’empêche qu’il est quand même chelou, non ?
Un mec élevé par deux goudous…
Toujours été un connard arrogant… il calculait personne…
Pas de fumée sans feu…
Ainsi parlaient les érables et les sapins baumiers, sur le bord de la route. Les commentaires sur la page Facebook me hantaient.
Il ne pleuvait plus et, bizarrement, la chaussée paraissait déjà sèche, en dépit de quelques écharpes de brouillard ici ou là qui flottaient au ras du bitume et se déchiraient dans le halo des phares. La nuit était très noire au-delà. Je me demandais si, perdu dans mes pensées, je n’avais pas loupé l’embranchement d’Ecclestone Road quand j’ai aperçu une silhouette, au bout de la ligne droite, qui traversait la route. On en voyait souvent par ici : des chevreuils ou des sangliers, raison pour laquelle on roulait mollo et pourquoi certains avaient des pare-buffle à l’avant de leurs 4 × 4. Mais ce n’était pas un chevreuil, cette fois, et mon sang n’a fait qu’un tour. Cette silhouette-là m’était incontestablement familière… Du calme, ai-je dit à mon cœur qui s’emballait un peu trop. On a tous vécu ça : cette impression de reconnaître quelqu’un de dos dans une foule — et, quand la personne se retourne, on se demande comment on a pu se fourvoyer à ce point. Le cerveau est un vilain farceur — et parfois notre ennemi.
Vilain farceur…
Mais mon cœur battait la chamade en roulant vers l’apparition et, quand elle s’est enfoncée dans les fourrés à gauche, j’étais convaincu que c’était elle… J’ai pilé à la hauteur où elle avait disparu et j’ai aperçu une ombre pâle s’enfuyant dans les bois. Elle ne portait qu’une très légère robe blanche qui voletait en laissant voir ses mollets et ses pieds nus.
J’ai ouvert la portière et je suis descendu.
« Naomi ! »
Elle a paru s’arrêter un instant, puis elle a repris sa course. Je me suis lancé à sa poursuite. « Naomi, c’est moi ! » En bondissant dans les fourrés seulement éclairés par la clarté de mes phares et en sautant par-dessus les branches et les troncs couchés, j’ai repensé au cadavre sur la plage, à ses cheveux bruns, mais aussi à son visage déformé par les hématomes et les plaies ouvertes — presque… méconnaissable.
« Naomi ! »
J’ai bondi, couru ; les fourrés, les branches tentaient de me retenir, puis l’espace s’est dégagé, il n’y a plus eu que de hauts fûts droits et un sous-bois plus aéré et j’ai accéléré. Je gagnais du terrain. Puis, d’un coup, elle a disparu. La pleine lune baignait l’endroit d’une lumière poudreuse, éthérée, mais elle demeurait invisible. Je me suis avancé. Un hibou a hululé. J’ai fait le tour d’un hêtre et elle était là — assise sur la mousse, le dos appuyé contre le grand tronc cylindrique et rugueux.
J’ai sursauté.
« Naomi ! C’est toi ?
— Va-t’en, Henry, a-t-elle dit. Va-t’en…
— Naomi, qu’est-ce que tu fais là ?
— Va-t’en, je te dis. »
Ses yeux voletaient en tous sens, incapables de se fixer.
« Mais alors, qui est-ce qu’ils ont trouvé sur la plage ?
— Quelqu’un qui me ressemble.
— Pourquoi tu n’es pas allée à la police ?
— Je ne leur fais pas confiance, il y a quelqu’un parmi eux dont il faut se méfier.
— Et tu te méfies de moi aussi ? »
Elle m’a souri, mais c’était un sourire piteux, maladroit. Triste. Elle avait l’air effrayée. Plus que ça : terrifiée. Ses genoux étaient repliés contre elle, son cou gonflé, et on y distinguait des traces bleues — comme la brûlure d’une corde ou comme si de gros doigts avaient cherché à l’étrangler.
Elle respirait très vite. Sa poitrine se soulevait et j’ai vu ses tétons durcis par le froid à travers le fin tissu de sa robe. À ma grande honte, j’ai senti que je bandais. Pas une banale érection : un vrai manche de pioche coincé dans mon jean.
Soudain, elle a sursauté et ses yeux blancs se sont exorbités. J’ai vu sa bouche noire s’ouvrir de terreur.
Je l’avais entendu aussi…
Quelque chose se rapprochait dans les bois. Quelque chose de gros. Plus lourd qu’un homme. Un ours ? Il y avait bien des ours noirs dans les montagnes, sur le continent, mais pas dans l’île. Et c’était trop gros pour être un daim.
« C’est moi qu’il cherche, pas toi, a-t-elle dit. Va-t’en, ou il va me repérer à cause de ton odeur. Va-t’en !
— Non, je ne partirai pas sans toi. »
Mais j’avais très envie de lui obéir et de prendre la poudre d’escampette, en vérité. Le bruit a retenti de nouveau. Beaucoup plus près. Un énorme froissement de feuilles et de branches. J’ai regardé autour de moi mais je ne voyais rien, à part les troncs droits, les sous-bois vides et le clair de lune.
J’avais si peur que j’aurais pu me pisser dessus.
« HENRRRYYYY ! » a-t-elle hurlé à l’instant où un filet de pêche s’abattait sur moi.
Je me suis réveillé en nage, dans ma chambre, et il m’a fallu un moment pour recouvrer un semblant d’assurance et apaiser les battements de mon cœur. La lueur du phare allait et venait. Une pluie lourde continuait de noyer le monde de l’autre côté de la fenêtre. Il n’y avait que dans mes rêves qu’il ne pleuvait pas. Et il n’y avait que là qu’elle était vivante.
Onze jours plus tôt
Jay avait envie d’un cigare. Plus de cinq heures qu’il n’avait pas fumé. Mais il était enfermé ici. Dans une pièce sans fenêtre d’un bâtiment en béton qui en comportait fort peu.
WatchCorp Security occupait quatre étages d’un immeuble qui faisait tout pour ne pas attirer l’attention, si ce n’est par le nombre inhabituel de caméras de surveillance et la hauteur de la clôture grillagée qui entourait son parc de stationnement, à huit cents mètres du carrefour entre le Baltimore-Washington Parkway et la route 32 de l’État du Maryland. Autrement dit, à en croire un ancien responsable du renseignement américain, « la plus forte concentration de cyberpouvoir de la planète ». Le parc d’activité qui s’étendait à proximité n’abritait pas des sièges de banques, de compagnies pétrolières ou de constructeurs automobiles, mais les principaux sous-traitants de la NSA, l’Agence nationale de sécurité. Le siège de WatchCorp était comme les autres peuplé de jeunes informaticiens habillés de façon décontractée mais aussi d’anciens responsables gouvernementaux en costumes. Outre leur expertise, ils permettaient à la firme — par les relations qu’ils conservaient dans les hautes sphères — de s’assurer que la politique du gouvernement en matière de surveillance continuait de s’infléchir dans le bon sens. L’après-11 Septembre avait vu une explosion des ressources consacrées à la surveillance, et une bonne partie de ces fonds étaient passés directement des poches du contribuable aux comptes en banque d’hommes tels que Grant Augustine.
Le téléphone sonna sur le bureau et Jay fronça les sourcils. Personne n’était censé l’appeler ici.
« Non, je ne suis pas M. Joseph Turner, répondit-il. Non, je ne sais pas quel est son numéro. Non, j’ignore où vous pouvez le joindre… »
Raccrochant violemment, il se leva, fit quelques pas autour de l’unique table et s’étira — ses mains pouvant presque toucher les murs de chaque côté. Ses yeux étaient rougis à force de fixer des lignes en petits caractères sur un écran. Il sortit de la pièce, remonta le couloir jusqu’au distributeur de boissons et se servit un Coca bien frais.
De retour dans le petit bureau, il déboutonna le col de sa chemise et se pencha de nouveau sur le moniteur. Son visage éclairé par le halo de l’écran se fendit d’un sourire. Dix ans auparavant, le pouvoir qu’il détenait ici n’existait que dans les films et les romans de science-fiction. Depuis son poste de travail, Jay avait tout simplement accès à la vie de n’importe quel citoyen connecté de la planète — ou possédant un téléphone. Il était Dieu. Dieu s’appelait Jay — ou n’importe lequel des employés de cette foutue firme. Généralement jeunes, ayant souvent connu l’échec scolaire mais développé des compétences informatiques remarquables. Le fantasme de tous les pouvoirs au cours des siècles — celui de l’omniscience — était sur le point de devenir réalité grâce au progrès technologique.
Cela se passait ici et maintenant. Dans un périmètre de quelques kilomètres carrés, au sein d’une poignée d’entreprises qui se consacraient toutes, pour le compte du gouvernement américain, à la surveillance de ce que le reste de l’humanité disait, faisait ou pensait.
salut, je suis DIEU
non, c’est moi DIEU — et vous qui êtes-vous ?
vous devriez le savoir si vous êtes DIEU
en effet, je le sais : vous êtes DIEU
Une des blagues récurrentes qu’on entendait autour des machines à café. Jay était trop vieux — et trop ringard — pour frayer avec ces gamins. Il n’avait aucune compétence informatique particulière et encore moins envie de discuter des dernières applications de l’iPhone 5s ou du prochain Star Wars. Il savait juste se servir des programmes qu’on mettait à sa disposition — comme X-KEYSCORE, qui permettait de surveiller une cible donnée : le contenu de ses mails, l’historique de ses recherches, ses navigations sur le Web, son activité sur les réseaux sociaux, et autorisait même le monitoring en temps réel de n’importe quel quidam en ligne dans le monde entier, comme s’il se trouvait dans la même pièce, penché par-dessus son épaule.
Seigneur, Jay avait grandi à une époque où les téléphones portables et les ordinateurs domestiques n’existaient même pas. Il était à la fois fasciné et terrifié par la quantité d’informations qu’une boîte comme WatchCorp détenait sur la vie privée de milliards d’individus.
Que se passerait-il si ce pouvoir tombait un jour en de mauvaises mains ? Il ne lui était pas venu à l’idée que c’était peut-être déjà fait.
Il fixa l’écran, où s’affichaient les données démographiques de l’archipel :
Population totale : 16 409
Hommes : 8 056
Femmes : 8 353
Moins de 18 ans : 3 296
Race blanche : 12 323
Noirs ou Afro-Américains : 1 649
Indiens ou natifs d’Alaska : 148
Asiatiques : 591
Natifs d’Hawaï ou d’autres îles du Pacifique : 16
Hispaniques ou Latinos : 1 682
Jay entra deux chiffres pour afficher de nouvelles données :
Âgés de 16 ans : 193
Il effectua quelques manipulations supplémentaires et le résultat suivant s’afficha :
Âgés de 16 ans, race blanche, hommes : 68
Jay fixa longuement ce nombre. Réfléchit. Tapa une autre requête.
Âgés de 15-16-17 ans, race blanche, hommes : 167
Il s’enfonça dans son fauteuil, les mains derrière la nuque. Qui sait si Meredith n’avait pas changé son âge — tout comme elle avait forcément changé son nom. Il pianota encore. Les cent soixante-sept noms apparurent. En face de chacun : un numéro de téléphone. Un coup d’œil à l’horloge : presque 13 heures. Il en avait encore pour plusieurs heures. Il parcourut lentement la colonne de noms — une fois, deux fois —, mais aucun ne lui était familier. Jay lança une impression, puis il mit en route PROTON, un programme de collectes des métadonnées, sur les numéros qui s’affichaient. Pour des gens comme Jay, les métadonnées — c’est-à-dire les données relatives à un appel téléphonique : qui appelle qui ? quand ? combien de temps ? où ? —, c’était le pied. Elles présentaient autant d’intérêt sinon plus que le contenu des conversations elles-mêmes. Imaginez un homme marié qui reçoit tard le soir un appel d’une femme autre que la sienne, une jeune femme qui a joint le même jour son gynécologue, sa meilleure amie et une clinique spécialisée dans les avortements. Nul besoin du contenu des conversations pour avoir une idée de toute l’affaire.
Parallèlement, Jay lança une recherche d’antériorité : grâce aux gigantesques capacités de stockage de la NSA, il aurait non seulement accès aux métadonnées en temps réel mais également à celles des années passées. Les métadonnées collectées par l’Agence nationale de sécurité et par ses sous-traitants comme WatchCorp finissaient stockées dans deux bases de données : Marina et Mainway, la première renfermait le trafic Internet, la seconde était capable de stocker jusqu’à 1,1 milliard d’enregistrements téléphoniques/jour. Dans le budget secret des agences de renseignements, des centaines de millions de dollars étaient versés chaque année aux géants privés des télécommunications.
Tous les numéros écoutés commençaient par l’indicatif 360 — qui correspond à la partie occidentale de l’État de Washington hors la ville de Seattle —, mais la requête officielle de Jay mentionnait que le pays ciblé était la Hongrie, dont le code international est le 36. De la sorte, s’ils se faisaient prendre, ils invoqueraient une simple erreur de manipulation. La loi FISA (Foreign Intelligence Security Act) de 2008, qui protégeait la vie privée des citoyens américains, n’autorisait à contrôler le contenu des communications d’un de ces citoyens que si ce dernier entrait en contact avec un ressortissant étranger préalablement identifié comme une menace pour la sécurité du pays. Précaution superflue, Jay le savait. Dans les faits, il n’y avait pas une chance sur un million que quelqu’un vînt fourrer le nez dans leurs affaires : la cour fédérale FISA avait été créée en 1978 par le Congrès américain pour éviter les abus dans la surveillance électronique. Cette cour était l’une des institutions les plus secrètes du pays et ses arrêts étaient tous classés « ultraconfidentiel ». Jay savait qu’elle n’était là que pour rassurer l’opinion et qu’elle n’exerçait aucun contrôle sérieux. Au cours des six années écoulées, elle n’avait pas rejeté une seule requête formulée par les services de renseignements.
Quant à expliquer pourquoi il surveillait des ados sur une poignée d’îles, il avait inventé de toutes pièces une menace émanant de teenagers fans d’Unabomber qui avaient téléchargé des recettes de bombes sur Internet. C’était le truc chouette avec le mot « terrorisme » : il était bien plus efficace qu’« abracadabra » pour faire sortir un méchant de votre chapeau.
Il continua de croiser des informations pendant plus d’une heure : garçons entre quinze et dix-sept ans vivant avec une mère seule (mais Meredith s’était peut-être recasée, auquel cas il se demanda si elle avait parlé de son passé à son nouveau mari : Jay en doutait), garçons non natifs des îles mais arrivés au cours des seize années précédentes (mais il manquait de données pour les années les plus lointaines), etc. Il entrait les résultats dans des diagrammes pour avoir une vue synoptique des choses. Il passa une heure supplémentaire à examiner les métadonnées des cent soixante-sept numéros cibles, essayant de les interpréter, de détecter une anomalie, un schéma récurrent — mais il y avait trop d’informations à absorber d’un coup. Il faudrait qu’il y revienne, encore et encore, avant que certaines récurrences commencent à lui sauter aux yeux. Les impressions papier allaient dans une chemise estampillée SAR (Special Access Required) suivi du nom qu’il avait choisi pour le programme : « Poussin ». Bien entendu, il allait aussi faire appel à PRISM, le programme phare de l’Agence, collectant courriels, fichiers, photos et vidéos en ligne, de même que tout statut, message, commentaire laissés sur les réseaux sociaux.
C’était l’avantage d’avoir des ados pour cible, songea-t-il : Internet était le centre de leur monde. Contrairement aux gens de sa génération, il ne constituait pas pour eux un domaine périphérique, mais bien le cœur de leur activité, de leurs affects et de leur existence. L’endroit où tout se passait, où ils se confiaient, se faisaient de nouveaux amis, stockaient leurs infos les plus personnelles et se mettaient à nu.
Il était impensable qu’un ado de seize ans n’eût pas recours à Internet pour communiquer et exister. Par conséquent, Jay avait au moins une certitude : il était là, celui qu’ils cherchaient, caché quelque part dans ces paquets de données.
Il faisait nuit quand Jay parvint à Leeds Mansion, au sud de Clifton, dans la campagne de Virginie. Une heure vingt en voiture depuis Fort-Meade. La propriété, planquée dans les bois, n’était pas facile à trouver, mais Jay aurait pu faire la route les yeux fermés. Sa Mustang vrombissait tandis qu’il zigzaguait au milieu des vastes domaines délimités par des barrières, des propriétés que jouxtaient des écuries et des courts de tennis. Des routes en croisaient d’autres, et il n’y avait aucun panneau indicateur aux carrefours pour vous orienter : soit vous saviez où vous alliez, soit vous ne le saviez pas — et, dans ce cas, vous n’aviez rien à faire dans le coin.
La Mustang passa sous un tunnel d’arbres au bout duquel elle stoppa devant un portail massif en fer forgé. Pas d’interphone mais deux caméras. Là aussi, vous saviez pourquoi vous étiez là ou vous ne le saviez pas. Il attendit que le type de la société de surveillance ait identifié à la fois sa plaque et son visage : le système vidéo à infrarouge était équipé d’un logiciel de reconnaissance faciale.
La grille franchie, il fit descendre sa vitre pour respirer les parfums d’herbe coupée et écouter le chant des grillons, mais c’est autre chose qu’il entendit : un bourdonnement au-dessus de la voiture, dans la nuit. Le drone… Le dernier joujou de WatchCorp. Pas seulement destiné aux théâtres d’opérations en Afghanistan ou en Irak. Les drones étaient sur le point d’envahir notre quotidien. Dans très peu de temps, ils livreraient les pizzas et nos commandes en ligne, veilleraient sur nos résidences plus efficacement que des bergers allemands, pollueraient le moindre site touristique. Et, à l’occasion, permettraient à des petits malins de venir mater dans votre jardin.
La route serpenta au milieu des pelouses taillées court et des bosquets de grands aulnes qui se détachaient sur le ciel nocturne. Personne en vue — mais il ne s’en savait pas moins observé. Puis, après un ample virage, le manoir de style Tudor apparut. Au coucher du soleil, c’était un spectacle charmant mais, une fois la nuit tombée, la façade de pierre présentait un visage farouche. La bâtisse avait moins de quinze ans d’âge mais elle singeait la vieille Europe avec ses fenêtres à meneaux, ses créneaux de château fort, ses grands toits en pente et ses hautes cheminées surmontées d’ornements biscornus. Les petites lampes disposées sur la façade renforçaient l’effet théâtral. Ce jeu d’ombre et de lumière impressionnait peut-être les visiteurs, mais pas Jay. Jay vivait dans un appartement spartiate plus petit que le vestibule de cette demeure, dormait sur un matelas à même le sol et n’avait presque aucun mobilier. Il n’avait pas lu les philosophes grecs, mais il serait sans doute tombé d’accord avec eux s’il l’avait fait : il était un homme aux besoins étonnamment modestes — et donc faciles à satisfaire.
L’entrée principale consistait en un grand porche de pierre en haut d’un perron de six marches flanqué d’une herse médiévale aux épais barreaux d’acier : on se serait cru dans Ivanhoé. Par cette chaude soirée d’été, la herse était grande ouverte. Jay descendit et sortit un cigare. Il savait que son patron avait déjà été informé de son arrivée mais parfois l’esclave prenait des libertés avec le maître. Le vent tiède portait vers lui l’odeur de l’écurie ouverte et éclairée. Comme d’habitude, tout était silencieux. Grant Augustine détestait le bruit ; il prétendait qu’aujourd’hui le seul luxe véritable est le silence. Ses employés de maison portaient des semelles spéciales et ils avaient pour consigne de ne jamais élever la voix en sa présence. Jay s’endormait presque tous les soirs avec les basses d’un club d’Adams Morgan — le quartier chaud de Washington où il résidait — traversant les murs. Il alluma son cigare avec les précautions d’usage et le téta voluptueusement. Les grillons stridulaient, enfreignant la consigne.
Puis il grimpa les marches, dépassa le vestibule et l’enfilade des salons silencieux — presque tous lambrissés de caissons en bois sombre — ainsi qu’une bibliothèque victorienne sans croiser personne, conscient néanmoins du fait que, depuis qu’il avait franchi la grille, pas une seule minute il n’avait échappé à la vigilance des caméras.
La dernière pièce était plongée dans l’ombre, hormis une mince rampe lumineuse qui courait au ras du sol. Une faible odeur de caoutchouc et de transpiration flottait dans l’air et on devinait les formes géométriques — acier et chromes — des appareils de musculation : butterfly, presse à cuisses, banc pour développé, vélo elliptique… Augustine courait sur un tapis, au centre de la pièce. Nu à part un slip, tous ses muscles soulignés par le halo de lumière. Un silence absolu régnait — hormis le bruit de sa respiration un peu rauque et le bourdonnement léger du tapis roulant.
« Entre, Jay », dit-il d’une voix un brin essoufflée.
Elle semblait désincarnée, spectrale, dans cette obscurité.
Jay s’avança. Il nota le sparadrap sur le triceps gauche d’Augustine, entre l’épaule et le coude. WatchCorp testait sa dernière génération de puces sous-cutanées et, comme souvent, Grant faisait partie des cobayes. La puce RFID, de la taille d’un grain de riz, avait été implantée sous sa peau à l’aide d’une seringue. Elle était révolutionnaire à plus d’un titre. D’abord, elle était alimentée par le corps humain, utilisé comme source d’énergie. Ensuite, elle renfermait une quantité de données considérable et toute personne munie du lecteur idoine pourrait obtenir des informations précieuses sur son porteur — dossier médical, casier judiciaire, mais aussi numéro de Sécurité sociale, comptes bancaires, achats en ligne ou dans des boutiques équipées, déplacements, appels, liste des films et des livres téléchargés… Le jour où la technologie se serait répandue — et ce jour viendrait bientôt —, plus aucun domaine de la vie courante n’échapperait aux puces implantées. C’était juste une question de temps. Plus besoin de codes-barres, de mots de passe, de digicodes, de GPS, de papiers d’identité… Ce qui la rendait encore plus révolutionnaire, c’était que la puce WatchCorp pouvait être lue et captée à des distances importantes avec la technologie appropriée. Et WatchCorp veillerait aussi, comme l’avaient fait par le passé la plupart des grandes sociétés du Web, à introduire des portes dérobées et des failles dans le système pour les agences de renseignements américaines.
Tôt ou tard, Jay le savait, les puces implantées seraient du dernier chic, tout comme les objets connectés — de la montre à la voiture en passant par les lunettes, la télévision, les vêtements et même la brosse à dents… Il y aurait bien les habituels lanceurs d’alertes pour signaler que toutes ces technologies mettaient en danger la liberté de chacun, mais ils seraient ultra-minoritaires, comme toujours. Et le jour où cela arriverait, WatchCorp serait là… Jay ne put s’empêcher de sourire : la révolution numérique était en train de bâtir brique par brique le rêve millénaire de toutes les dictatures — des citoyens sans vie privée, qui renonçaient d’eux-mêmes à leur liberté…
Les muscles de ses cuisses et de ses mollets saillant comme des câbles, Grant accéléra encore, les mâchoires serrées, son corps en sueur irradiant d’énergie et de chaleur dans le halo qui montait du sol.
Le regard de Jay pivota.
Face au tapis de course se déployait une brillante muraille d’écrans. Des dizaines et des dizaines d’images de caméras de surveillance. En noir et blanc ou en couleurs. Parkings, cabines d’ascenseur, espaces publics, bureaux en open space. D’autres encore montraient des scènes beaucoup plus personnelles : une charmante jeune femme, de dos, à califourchon sur son partenaire — un membre conservateur du Congrès des États-Unis ayant cinq enfants et huit petits-enfants — au bord d’une piscine ; un journaliste défenseur des libertés individuelles fumant du shit sur son balcon de Georgetown en compagnie d’une fille mineure ; un groupe d’anarchistes complotant dans un squat de South Side, à Chicago ; un flic de Minneapolis touchant un pot-de-vin dans un parc. Toutes ces images composaient une mosaïque muette, un ballet primitif, bizarrement inhumain bien qu’il fût comme un instantané de l’humanité tout entière — réduite à l’activité d’une fourmilière. Le regard agrandi d’Augustine les reflétait. Halluciné. Il les buvait comme si son cerveau absorbait une drogue violente, sa poitrine luisante se soulevait en rythme.
« Alors ? demanda-t-il sans cesser de courir.
— Cent soixante-sept garçons âgés de quinze à dix-sept ans, répondit Jay. J’ai mis trois personnes dessus : elles vont analyser tous leurs appels entrants et sortants, leurs textos, leurs mails, leurs profils Facebook, leurs dépenses à partir de leurs cartes de crédit, leurs connexions, leurs dossiers scolaires et médicaux, leurs sauvegardes dans le cloud, leurs téléchargements, l’historique de leurs requêtes sur les moteurs de recherche, ainsi que ceux de leurs parents, de leurs potes, de leurs copines, de leurs profs, de tous ceux avec qui ils sont ou ont été en contact… Si certains se connectent au Web caché, s’ils utilisent Tor ou des logiciels de cryptage, on le saura également. S’il est là, on finira par le trouver. Mais ça va prendre du temps.
— Mets plus de personnel sur le coup. Autant qu’il en faudra.
— C’est aussi mettre plus de personnes dans le secret », fit remarquer Jay.
Augustine réfléchit, et son rythme de course s’en ressentit pendant une demi-seconde, puis il repartit de plus belle.
« On a quelqu’un là-bas ? Quelqu’un qui pourrait enquêter sur place ? Quelqu’un de sûr ? »
Jay n’hésita pas longtemps. « Oui, je crois que j’ai la personne qu’il nous faut.
— Appelle-la. (Augustine marqua une pause.) Il est là, Jay. Sur une de ces îles… C’est l’un d’entre eux, l’un des cent soixante-sept… »
Il s’arrêta de courir et se saisit de la serviette pour s’essuyer.
« Trouvez-le. Trouvez mon fils, Jay. »
Je suis resté éveillé toute la nuit jusqu’à ce que j’entende les premiers bruits dans la maison, le lendemain. Assis dans mon lit, le dos calé contre les oreillers, j’ai hésité à me lever. Liv et France s’activaient en bas, dans la cuisine. D’ordinaire, elles m’auraient déjà appelé en me disant que j’allais être en retard.
Je regardais le réveil sur la table de nuit quand un klaxon a retenti dehors, puis des voix familières se sont élevées, à quoi a répondu celle de Liv. J’ai souri faiblement et je me suis senti soulagé : Charlie, Johnny et Kayla étaient venus me chercher. C’était la première fois qu’ils faisaient ça. On s’était toujours retrouvés sur le parking.
« Henry ! » a lancé Liv.
J’ai descendu les marches avec l’impression de flotter. Nouvelles accolades silencieuses. Liv m’a scruté intensément ; France m’a couvé des yeux d’un air doux et maternel.
« Je dois prendre ma douche, les gars.
— Magne, a dit Charlie. Sinon, on va louper le ferry. On aura déjà de la chance si on peut monter à bord.
— Du pain perdu en attendant, Charlie ? a demandé Liv.
— Oh, ça oui, m’dame », a-t-il répondu avec un enthousiasme qui sonnait faux — sa voix creuse, caverneuse.
Tandis que je remontais, je les ai entendus prononcer le nom de Naomi à voix basse et puis converser doucement, gravement, avec effusion…
Une surprise nous attendait sur le port : l’île était envahie par les flics, les journalistes et les équipes de télévision. Tout ce beau monde se baladait par petits groupes comme si la ville leur appartenait, des gobelets de café et des canettes de Coca à la main, passant d’un trottoir à l’autre sans se préoccuper des feux, des passages piétons, de la circulation. Ils entraient et sortaient des bars et des boutiques pareils à des touristes en goguette. J’ai compté au moins quatre uniformes différents parmi les forces de police. Des types barbus avec des caméras Sony sur l’épaule filmaient tout ce qui présentait un quelconque intérêt et même ce qui n’en présentait pas, et une demi-douzaine de cars de régie surmontés d’antennes paraboliques étaient garés n’importe comment sur le parking des ferries. Visiblement, un seul meurtre comme il y en a plusieurs dizaines chaque année rien qu’à Seattle, mais commis celui-là sur une petite île pittoresque et tranquille, était du pain bénit pour les médias. Je voyais d’ici les gros titres : « L’île sanglante », « Murder Island », « Peur sur l’archipel », etc.
« Jésus, a dit Charlie. T’as vu la meuf avec le micro et les gros nibards ? »
Il parlait d’une des commentatrices qui avait été choisie de toute évidence autant pour sa plastique que pour sa diction. C’est autre chose qui a attiré mon attention : dans le port, des flics de la patrouille d’État passaient d’un ponton et d’un bateau de pêche à l’autre — ceux-ci bien moins nombreux que les bateaux de plaisance dans la marina. Puis le ferry a quitté la baie sous les objectifs d’une dizaine de caméras et d’au moins trois fois plus d’appareils photo. Certains passagers comme M. Bojarski — qui était embaumeur au Melville Funeral Home de Mount Vernon — étaient sortis sur le pont, ce qu’ils ne faisaient jamais d’ordinaire, dans l’espoir sans doute de passer au JT. Nous l’aurions peut-être fait nous-mêmes en d’autres circonstances.
« Bordel à cul, a réitéré Charlie quinze minutes plus tard. Le monde est vraiment rempli d’enculés. »
Johnny et lui étaient penchés sur sa tablette numérique et j’ai demandé à voir. Ils l’ont poussée vers moi à contrecœur. La page Facebook. Elle comptait de plus en plus de monde. Et il y avait quelque chose de nouveau dessus. Un sondage… Il s’intitulait : Qui a tué Naomi ? Chacun pouvait voter.
Avec 48 % des voix, « Henry » arrivait largement en tête.
Suivi de « la mère de Naomi » : 22 %.
« Un tueur en série qui passait par là » : 17 %.
« Sans opinion » : 13 %.
J’ai fixé l’écran, incrédule. Charlie a frappé du poing sur la table.
« Il faut signaler ça aux keufs ! Qu’ils fassent fermer cette saloperie !
— On risque d’attirer l’attention sur nous en faisant ça, a fait remarquer Johnny.
— Et alors ? On était ses amis, merde ! s’est emporté Charlie dont la voix s’est brisée à la fin.
— Henry, il faut que tu préviennes Liv, a dit Kayla. Elle fera le nécessaire. »
J’ai hoché la tête. Je n’avais plus tellement envie d’aller au lycée, tout à coup. J’ai regretté de ne pas être resté à la maison.
C’est ainsi que nous sommes arrivés au bahut, ce jour-là. Charlie, Johnny et Kayla ont formé une sorte de garde rapprochée autour de moi, pendant le trajet jusqu’aux casiers. Dans le souvenir que j’en ai, nous remontons les couloirs et tous les regards se tournent vers nous — vers moi plus exactement : tout le monde me mate, me dévisage ; certains le font en douce, d’autres plus ouvertement, voire de manière carrément hostile. Je devine des murmures, des propos échangés sur mon passage, des bouches qui se penchent vers des oreilles réceptives. Je me demande combien d’entre eux ont voté — et pour qui.
Je me suis arrêté à un mètre de mon casier.
Il y avait un mot dessus.
J’ai retenu mon souffle. J’hésitais à aller plus loin, puis je me suis penché pour lire :
Viens me voir dans mon bureau. Lovisek.
J’ai arraché le mot.
Me suis retourné.
Les regards étaient toujours sur moi. En filant tête baissée vers le bâtiment de l’administration, j’ai de nouveau aperçu des journalistes, cette fois massés sur le parking du lycée, et je me suis dit qu’ils n’auraient pas de difficultés à trouver des volontaires pour leur quart d’heure de célébrité.
Jim Lovisek est plutôt cool comme proviseur. Je parle de son aspect extérieur parce que, pour le reste, il n’hésite pas à sanctionner durement les comportements répréhensibles. Il mesure plus d’un mètre quatre-vingt-dix, ressemble à un Viking coiffé d’une épaisse tignasse blonde que je n’ai jamais vue autrement qu’ébouriffée ; des traits grossiers mais un franc sourire sous une moustache fournie qu’il n’a rasée qu’une seule fois — et tout le bahut a été plus choqué que s’il s’était présenté à poil. Du reste, peut-être que lui aussi l’a été, car il n’a jamais recommencé. Il connaît chacun des trois cents élèves du lycée. Et il est le premier à venir assister aux matches de nos équipes.
Ce matin-là, il affichait une mine sinistre quand je me suis pointé dans son bureau exigu et il m’a montré l’unique chaise sans un mot.
Pendant un moment, lui et moi, nous sommes restés sans parler. Mon regard s’est égaré sur l’affiche d’un vieux film des années 80 : Le Proviseur. On y voit James Belushi défoncer les portes d’un collège avec sa moto. La légende dit : Collège recherche proviseur. Formé à tous les sports de combat. Bon tireur. Aimant les jeunes. Jim Lovisek aussi a une moto.
Puis il a dit, avec une touchante sincérité :
« Henry, je suis vraiment désolé pour Naomi. Merde, je sais combien vous étiez proches. Cette histoire, j’en suis malade, ouais. »
Je l’ai considéré, surpris.
Je ne l’avais jamais entendu employer un tel langage devant un élève auparavant.
« Hier, a-t-il enchaîné, tu as quitté le lycée sans prévenir personne. Et tu n’as pas répondu à mon message… Tout comme tes amis. C’était à cause de Naomi, n’est-ce pas ? »
J’ai fait oui de la tête.
« D’ordinaire, ce genre de comportement est… mais bon, on oublie ça, d’accord ? Est-ce que tu te sens d’attaque ? Parce que si tu préfères prendre un jour ou deux… »
J’ai repensé à tous ces regards et j’ai fait signe que non. Je ne voulais pas avoir l’air encore plus coupable.
« D’accord. Tu peux retourner en classe, dans ce cas… Mais sache que si tu as besoin de quelqu’un à qui parler, je suis là, OK ? Je te demande d’y réfléchir. Et… (Il s’est éclairci la gorge avant de continuer.) Quelqu’un m’a informé pour cette saleté qui circule sur la Toile. Je suppose que tu es au courant. Nous avons prévenu la police… Et aussi le réseau social. La page devrait être supprimée très vite. Enfin, j’espère… »
Il s’est levé et m’a mis une de ses grosses pattes sur l’épaule en me raccompagnant jusqu’à la porte — qui était pourtant à moins de deux mètres de ma chaise. Les couloirs étaient déserts, tout le monde était entré en classe, et je me suis dirigé vers celle d’études sociales sans me presser.
Je n’ai pas réussi pas à me concentrer. Mon esprit était glissant. Rien ne parvenait à s’y accrocher. Je dérivais loin du lycée. Des images de Naomi surgissaient et s’enfuyaient, comme des bouts de bois flottant sur la mer. Je sentais des regards sur moi, y compris celui de la jeune prof d’études sociales. Puis est venue l’heure de la cafèt’. De nouveau, les regards… Nous nous sommes retrouvés à notre table habituelle, le meilleur moment de la journée en temps normal — mais, soudain, nous avons fixé la chaise vide et c’était couru : plus personne n’a eu faim.
« Fait chier », a simplement laissé tomber Charlie.
Et pourtant, ce chagrin-là, me suis-je dit, incliné sur mon assiette, c’était encore Naomi en nous. Ce qui me terrifiait, c’était que même cette présence-là allait disparaître. Elle s’allégerait de jour en jour, la douleur deviendrait progressivement moins atroce ; je me remettrais à vivre, doucement au début, comme un grand convalescent, il y aurait de nouveau des moments de joie, de l’envie, de l’espoir — peut-être même une rencontre —, et Naomi s’enfoncerait lentement dans le passé. Au début, son souvenir ressurgirait fréquemment. Affreusement net. Au détour d’une phrase, d’une silhouette qui lui ressemblerait dans la rue, d’une chanson entendue à la radio. Son visage, sa voix, son sourire… L’espace d’une minute, je connaîtrais de nouveau la morsure d’un chagrin insoutenable. Et puis, ces moments eux-mêmes se feraient de plus en plus distants. Et, un beau matin, dans deux ans ou dans dix, je l’aurai oubliée. Naomi ne sera plus qu’un prénom dans nos esprits. Un fantôme.
Lointaine et inaccessible.
Définitivement morte.
C’est ça le plus intolérable.
J’ai traversé cette journée comme un bateau qui a rompu ses amarres, évoluant dans une sorte de brouillard, léchant mentalement mes plaies, me demandant quelle divinité perverse a pu faire de la vie ce jeu aux règles faussées d’avance, quand — en remontant le couloir qui longe le gymnase — j’ai été happé par une main qui m’a tiré à l’intérieur.
« Viens là. On a à causer », a dit la voix de Shane Cuzick dans mon oreille.
Plusieurs paluches m’ont soulevé de terre jusqu’au milieu du gymnase. J’ai jeté un coup d’œil inquiet autour de moi : il était désert. Personne près des agrès, des barres parallèles et des lourds médecine balls attendant, inertes, de torturer quelque garçon aussi rétif que moi à l’exercice physique.
« Qu’est-ce que vous voulez ? ai-je dit.
— Du calme, a fait Ryan McKeon, l’âme damnée de Shane, qui a la peau grêlée et plein de boutons d’acné à vif.
— Calme-toi, OK ? a dit Shane alors que je n’avais encore rien fait.
— Calme, a dit Paulie Wilson — mais quand le sadique du lycée vous invite à vous calmer, je vous jure que vos pulsations ont plutôt tendance à s’accélérer. T’en fais pas, mauviette. On n’est pas là pour te faire du mal, p’tit con. »
Je me suis demandé si c’étaient eux qui avaient créé la page Facebook — et qui m’avaient envoyé ce message. Possible. Mais ils étaient plutôt du genre à assumer leurs actes, en général — il fallait leur reconnaître ça —, et ils l’auraient probablement signé.
« Hé, l’insecte ! a dit Ryan. C’est toi qui l’as tuée ?
— Du calme, les mecs », les a tempérés Cuzick.
Ryan m’a fixé, puis il a secoué la tête d’un air profondément dégoûté.
« Tu devrais te présenter aux élections », a raillé Shane sans la moindre joie — et j’ai compris qu’il faisait allusion à la page Facebook. J’ai senti une colère sourde chasser ma peur, mais toutes deux étaient amorties par le chagrin, qui rendait toute chose vaine.
« Naomi, a-t-il commencé d’une voix très froide, je l’aimais beaucoup, tu sais. Une sacrée meuf, c’était… Tu vois, j’ai jamais compris pourquoi elle traînait avec votre bande de petits pédés. »
Shane s’est mis à tourner lentement autour de moi.
« J’ai jamais compris non plus ce qu’elle te trouvait. Mais, tu vois, je respecte. C’est toi qu’elle avait choisi, alors, OK, bon, je respecte. Je me dis : Naomi, elle sait ce qu’elle fait, sûr. Parce que… tu vois… j’avais beaucoup de respect pour elle, tu comprends ? Ouais… Et ça me déglingue, putain, ce qui lui est arrivé. » J’entendais à sa voix qu’il jouait les durs devant ses potes, mais qu’il devait arracher chaque mot prononcé à sa propre douleur. « Ça me fout la rage, je te jure. »
Cuzick a un visage trompeur : un visage d’ange. De longs cils presque féminins, une bouche délicate, un regard de biche — même si personne au bahut ne serait assez fou pour lui faire remarquer qu’avec une perruque et un peu de maquillage, il pourrait brancher n’importe quel client de prostituée. Mais je l’ai déjà vu péter les plombs. J’ai vu sa physionomie changer, comme si un nuage venait de passer devant le soleil et d’assombrir un paysage jusque-là idyllique ; j’ai vu ses traits se déformer sous l’effet de la colère et son regard devenir aussi noir et mat que celui d’un squale. Croyez-moi : vous n’avez pas envie de voir ça.
Or ce nuage, il était là en cet instant.
« Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ? » j’ai dit, et ma pomme d’Adam a fait un aller-retour.
Il m’a toisé. On aurait vraiment dit qu’il voulait m’ouvrir la gorge à mains nues.
« Pourquoi tu t’es pris la tête avec elle sur le ferry ? »
J’ai écarquillé les yeux.
« Hein ? Comment tu sais ça ?
— Shanna vous a vus par les fenêtres… »
Cette salope de Shanna McFaden, ai-je pensé.
« Ça ne te regarde pas, j’ai dit.
— C’est toi ? » a-t-il grincé, les dents serrées.
Je n’ai rien répondu.
« Hé, on te cause ! a gueulé Paulie.
— La ferme, Paulie, a dit Cuzick. Je t’ai posé une question, Walker. Tu la trouves trop compliquée ?
— NON. Non, c’est pas moi, pauvre débile ! Pourquoi j’aurais fait ça ?
— Pourquoi je te croirais ?
— Rien à foutre que tu me croies ou pas, rien à branler… »
Ryan et Paulie n’en sont pas revenus ; je le voyais à leurs yeux tout ronds.
« Qu’essssseee-t’as dit, l’insecte ? a sifflé Paulie.
— La ferme, putain ! » a répété Shane.
Il m’a fixé intensément.
« Et qu’est-ce que tu vas faire ?
— Quoi ?
— Tu comptes rester là les bras ballants ?
— Non.
— Je t’écoute…
— Quoi ? Va chier ! En quoi ça te regarde ?
— Henry, je t’écoute… qu’est-ce que tu comptes faire ? »
Il y avait une nuance de menace dans sa voix — mais aussi, m’a-t-il semblé, une tentative de rapprochement.
« Je vais retrouver celui qui a fait ça », j’ai dit.
Ricanement des deux larbins.
« Ah ouais ? a fait Shane, mais il n’y avait pas une once de sarcasme dans sa voix à lui. Et comment tu vas faire ça ?
— J’en sais rien… Il faut reconstituer ce qui s’est passé cette nuit-là, sur le ferry, pour commencer… Après, on verra où ça nous mène…
— Je veux t’aider, a-t-il soudain déclaré.
— Quoi ?
— Naomi, c’était mon amie. Je veux t’aider à choper le fils de pute qui a fait ça. »
Je n’ai rien répondu.
« T’es au courant que t’as un mobile ? a-t-il ajouté. La police ne le sait peut-être pas encore, mais ils vont pas tarder à le découvrir… »
Mon estomac s’est retourné.
« Un mobile… lequel ? »
Il s’est approché de moi et a murmuré à mon oreille : « Elle voulait te quitter… »
Un essaim d’abeilles dans mes tympans, j’ai cligné des yeux.
« Q… q… quoi ? Elle te l’avait… dit ?
— Non. Pas directement… pas comme ça… C’était pas son genre, tu le sais bien : elle t’en aurait parlé d’abord… Mais elle avait des doutes, c’est clair…
— Des doutes sur quoi ?
— Sur votre relation. Sur… toi. On en a parlé une fois… » Il a hésité, m’a lancé un coup d’œil sincèrement embarrassé. Je me suis demandé si c’était vraiment Shane Cuzick — le Shane Cuzick — qui était en train de me parler comme ça. J’ai senti les muscles de mes jambes se mettre à trembler. Il s’est retourné vers ses deux âmes damnées.
« Tirez-vous, leur a-t-il dit. Faut qu’on parle, Henry et moi.
— Putain, Shane…
— Tirez-vous ! (Puis il a pivoté vers moi.) Si vous enquêtez, je veux participer. Demande-moi n’importe quoi, OK ? À partir de maintenant, je suis des vôtres, Henry. Enfonce-toi bien ça dans le crâne. »
« On est bien d’accord ? a commencé Charlie à bord du ferry. (Il nous a regardés l’un après l’autre.) Johnny et Kayla, vous restez à la terrasse du Blue Water et vous surveillez toutes les bagnoles qui descendent des ferries. Henry et moi, on s’occupe du reste… Dès que vous voyez Taggart, vous nous prévenez.
— T’es sûr que le réseau passe derrière la montagne ? s’est enquis Kayla d’une voix pas franchement rassurée.
— On vérifiera dès qu’on y sera…
— Et s’il passe pas ? »
Charlie n’a pas répondu. Il a tourné son regard vers le hublot strié de pluie. Ce soir-là, comme souvent l’hiver, les îles disparaissaient dans la grisaille et la nuit qui tombait déjà. Il était à peine 16 heures. Nous avions tous invoqué le besoin d’être seuls et de nous recueillir pour fuir les activités physiques de l’après-midi. Aucun prof n’avait eu le front de refuser.
Les lumières d’East Harbor se rapprochaient.
On n’a plus dit un mot jusqu’au moment où on a rejoint les voitures. Sur la terre ferme, les flashes de la presse nous ont de nouveau accueillis, en moins grand nombre cependant : seuls deux cars de régie stationnaient encore sur le parking des ferries. Johnny a garé son pick-up près du Blue Water, devant le magasin de souvenirs et de fringues, et Kayla et lui sont descendus. J’ai abaissé ma vitre et on a vérifié qu’aucun des véhicules qui nous dépassaient n’était celui de Taggart.
« Vous êtes sûrs de vouloir y aller ? » a dit Kayla.
Charlie s’est penché pour la regarder par-dessus mes mains posées sur le volant et il a hoché la tête.
« Allons-y », a-t-il dit.
Je leur ai fait un signe et j’ai hissé la vitre. Puis on a démarré. On a remonté Main Street, tourné à droite dans Eureka Street et on a quitté East Harbor par le nord. Ni Charlie ni moi ne parlions. Je savais que nous étions pareils : plus le but se rapprochait, plus la trouille mixait nos estomacs, comme des fruits dans un blender. J’ai quitté la route des yeux pour lui lancer un coup d’œil à la dérobée : il fixait le pare-brise d’un air sombre et concentré, la lèvre inférieure en avant — ce qui était toujours chez lui un signe de concentration, de colère ou d’inquiétude.
« Merde, a-t-il finalement lâché, comment tu te sens ?
— Pas terrible.
— Tu veux toujours le faire ? »
J’ai deviné qu’il était tiraillé entre deux sentiments contradictoires : d’un côté, il voulait aller jusqu’au bout ; de l’autre, il espérait que j’allais me dégonfler, ce qui lui fournirait une excuse pour renoncer.
« Ouais, j’ai dit. Et toi ?
— Sûr, a-t-il répondu à contrecœur. Qui sait si Naomi n’est pas quelque part là-haut à nous observer… Qu’est-ce qu’elle penserait si on se dégonflait, hein ? »
J’ai trouvé cette remarque étrange de sa part, lui qui ne croit pas en grand-chose et certainement pas au fait que nos âmes — ou quel que soit le nom que l’on donne à la vie après la mort — puissent errer à mi-chemin entre, disons, l’« au-delà » (qui serait quoi, je vous le demande un peu : l’enfer ? le paradis ? le purgatoire ? un centre commercial infini avec des milliards de films à l’affiche, des millions de jeux vidéo inédits et des Dick’s Drive-In, des Taco Bell et des Steak’n Shake gratuits ?) et le monde ici-bas, en passant leur temps à scruter les activités des humains tel le plus indiscret de vos voisins. De surcroît, ai-je pensé, à quoi aurait-elle ressemblé dans ce cas ? À la Naomi d’avant ou d’après les scarifications ? À son cadavre défiguré sur la plage ? Ou bien à un esprit volatil, une petite fumée, un paquet de molécules dispersées dans l’air ? Penser à ces choses était aussi nuisible pour ma santé mentale que coucher avec la fille d’un membre de gang l’aurait été pour ma santé tout court — aussi me suis-je efforcé de me concentrer sur ma conduite.
Pour parvenir au cabanon de Taggart, il faut rouler environ trois kilomètres vers le nord sur Miller Road ; de là, une fois sorti des bois, on continue à travers de douces collines et des pâturages et on dépasse la ferme des Bates — qui élèvent des alpagas, cet animal laineux originaire des Andes proche du lama et de la vigogne. Ce soir-là, elle se fondait lentement dans l’obscurité. On arrive ensuite au carrefour de Grafton et d’Adams, à la hauteur d’Eagle Point, où, à la belle saison, devant les yeux ravis des touristes, un adjoint au shérif nourrit les aigles chauves en sortant des morceaux de poulet du coffre de son GMC et en les balançant dans le champ de l’autre côté de la clôture. Après quoi, on s’enfonce dans les bois par Clark Cabin Road — vers le nord-ouest. La partie la plus sauvage et la plus sinistre de l’île… surtout un soir d’hiver. Sur Clark Cabin Road, on a dépassé la vieille station-service Texaco désaffectée — avec ses deux pompes mangées par la rouille, ses carreaux cassés et ses herbes folles poussant dans les lézardes du terre-plein. Son enseigne au néon en haut d’un mât est éteinte depuis deux décennies mais toujours en place. Les ombres bleues des grands sapins se profilaient sur les planches de sa façade éclairée par une lune à son dernier quartier. Peu de temps avant de parvenir à Seymour Bay, on a croisé une discrète piste forestière avec un panneau « Privé — Accès Interdit » cloué de traviole sur un tronc ; elle creusait un tunnel de verdure en direction du sud-ouest, derrière Mount Gardner, qui sépare la côte ouest du reste de l’île. Elle était à peine carrossable et hautes herbes et fétuques poussaient en une étroite bande au milieu, chuintant d’une voix quelque peu mystérieuse et inquiétante contre le bas de caisse, tandis que, dans la lueur des phares, nous roulions dans un paysage de plus en plus estompé par la brume et bondissions sur nos sièges en nous cramponnant.
À deux reprises, le châssis a heurté le sol ou une pierre et je me suis dit que nous aurions mieux fait d’emprunter le pick-up de Johnny. Plus loin, les roues ont patiné dans des ornières boueuses, mais j’ai appuyé sur l’accélérateur et la Ford a bondi en avant sans s’enliser. Alors que nous approchions, Charlie a appelé Johnny.
« Ouais, on y est presque, l’ai-je entendu répondre. Hein ?… Quoi ?… Allô ?… Quoi ?… Je t’entends à peine… C’est bon, ça passe », a-t-il dit après avoir coupé la communication, mais je n’étais pas franchement convaincu.
Je m’efforçais de respirer calmement, certain que, si je me laissais aller, j’allais faire une véritable crise de tachycardie. La silhouette de la maison — si on peut appeler ainsi un préfabriqué posé sur des moellons — est enfin apparue entre les arbres. Nous l’avons dépassée et nous avons roulé encore une centaine de mètres avant de stopper la Ford.
Le silence est tombé sur nous et, pendant une seconde, nous avons été saisis d’une sorte de paralysie des sens, provoquée par la brume qui dérivait devant le pare-brise, par l’absence de bruit et par l’excès d’adrénaline dans notre sang. Puis j’ai ouvert ma portière et je suis descendu. J’ai humé l’air humide et pénétrant qui envahissait les sous-bois à l’approche de la nuit. Charlie a allumé sa lampe torche car on n’y voyait presque plus rien, et nous avons marché jusqu’à la bicoque de Taggart, la torche creusant un puits de lumière dans le brouillard. La maison qui est sortie de la pénombre donnait l’impression de vouloir s’effondrer sur elle-même d’un moment à l’autre tout en se faisant progressivement digérer par la forêt. Il y avait une clairière sur le côté ; un canapé au velours hideux y était posé au beau milieu des hautes herbes, avec une vieille lampe à l’abat-jour cabossé, comme si la clairière avait été transformée en un salon miteux ; il y avait également des palettes en bois en train de pourrir, de vieux sommiers, des chaises en plastique imbriquées les unes dans les autres, des cages à hamster vides, des planches pleines de clous et même la carcasse d’un canot à moteur que les ronces, le lierre et la mousse avaient presque entièrement colonisée.
Dans l’obscurité, les planches délavées de la façade avaient la couleur d’ossements au fond d’un charnier, la mousse sur la toiture était plus épaisse qu’une fourrure d’ours et une partie du toit était même recouverte d’une grande bâche verte, sans doute pour éviter qu’il ne pleuve dans une pièce. Une des fenêtres était tout simplement bouchée par du contreplaqué, les autres éteintes. Nous les avons scrutées pendant quelques secondes ; Taggart était censé vivre seul — mais personne n’était allé vérifier.
Charlie a de nouveau appelé Johnny au milieu du silence de la forêt et je l’ai écouté coasser : « Quoi ?… Quoi ?… J’entends rien ! » Puis il a dit : « C’est bon. » Mais ça ne me paraissait pas bon du tout, en vérité.
« Qu’est-ce qu’il t’a dit ? ai-je demandé.
— Je sais pas… j’ai pas tout compris.
— Charlie, putain !
— T’inquiète : de toute façon, s’il nous rappelle ou si on reçoit un texto, ça voudra dire qu’il faut dégager en vitesse… »
Sur ces mots, il a sorti de sa poche un trousseau de petits crochets.
« D’où est-ce que tu sors ça ?
— Je l’ai commandé sur Internet y a quelque temps, avec le mode d’emploi. Le manuel du parfait petit cambrioleur. Je me suis entraîné à la maison. C’est trop cool… »
J’imaginais Charlie jouant les cambrioleurs dans sa propre maison. Ne soyez pas étonnés : Charlie a toujours aimé expérimenter tout un tas de trucs, comme cette fois où on a failli se faire exploser en mettant le feu à une bombe aérosol dans la décharge : la bombe a éclaté tellement fort que nos tympans ont sifflé pendant dix bonnes minutes. Ou encore celle où il a voulu que nous fabriquions un radeau avec de vieilles planches et un bout de voile (et pourtant il n’a jamais lu Thor Heyerdahl) : il a coulé à peine mis à l’eau.
Il s’est avancé vers la baraque au milieu du chaos d’objets mis au rebut ; la torche qui se balançait dans sa main envoyait des signaux lumineux dans toutes les directions. « Tiens-moi ça », a-t-il dit en me la tendant et en s’inclinant sur la serrure.
Il y a eu un bruit dans la forêt, sans doute un chevreuil ou une autre bestiole, et j’ai violemment sursauté.
« Merde, tu veux bien m’éclairer, bordel ! »
J’ai braqué le faisceau sur la serrure par-dessus son épaule et il s’est mis au travail. La porte semblait munie d’une serrure simple, pour ce que j’en savais, mais Charlie s’est escrimé dessus pendant un bon moment avec ses foutus crochets — il a même dû s’interrompre pour essuyer la sueur sur son visage avec le haut de son tee-shirt.
Les minutes défilaient, me rendant de plus en plus nerveux. Pendant qu’il grommelait, j’entendais tout un tas de bruits dans la forêt et je n’aimais pas ça. Et puis, il y a eu un déclic, il a tourné la poignée et la porte s’est ouverte.
« Et voilà. » Il est demeuré immobile dans l’encadrement, me barrant le passage. De là où j’étais, j’ai senti un âcre relent de renfermé et de tabac froid jaillir de l’obscurité comme la mauvaise haleine d’une bouche à l’hygiène insuffisante. J’ai aussi reniflé une autre odeur : shit. Il a tâtonné, tourné un interrupteur et la pièce est apparue. À côté de celui qui régnait à l’intérieur, le chaos à l’extérieur avait presque l’air ordonné. Des vêtements, des pantoufles et des sous-vêtements traînaient sur la moquette grise et sale, sur les fauteuils et sur la table basse, ainsi que des emballages de pizzas ; le papier peint des murs — qui, à en juger par les motifs d’arabesques, devait dater des années 70 — était si sombre qu’il semblait recouvert de suie, sans compter les taches noires d’humidité. Un rameur trônait au milieu de la pièce, ainsi que des haltères ; une télé grand écran était posée sur une commode. Il y avait des cendriers pleins partout et des bouteilles de bière vides, dont certaines couchées sur la moquette. L’autre côté de la salle servait de chambre. Le plumard était défait et une grande armoire en chêne s’appuyait contre le mur. Par une porte entrouverte, j’ai aperçu l’émail blanc des W-C ainsi qu’une cabine de douche dont le plexiglas était fendu.
Je me suis approché de la table de nuit. Rien de particulier. Un réveil, un cendrier, une lampe bon marché, une bouteille de Jameson, un carnet. Je l’ai ouvert. Des numéros de téléphone et des initiales. J’ai cherché celles de Naomi, mais elles n’y étaient pas. J’ai ouvert le tiroir. Des chewing-gums, des Kleenex, des préservatifs Trojan « plaisir prolongé, contrôle de l’orgasme », un peu de shit dans du papier sulfurisé…
En dessous de la petite table de nuit, à même le sol, une pile de magazines. Il ne m’a fallu qu’un coup d’œil pour comprendre de quoi il retournait et j’ai avalé ma salive.
« Regarde ça », a dit Charlie d’une voix écœurée.
J’ai pivoté dans sa direction. Il désignait des jaquettes de DVD en vrac sur le lit. En m’approchant, j’ai constaté que toutes relevaient de la pornographie la plus extrême : fétichisme, bondage, avilissement, soumission, violence, animaux… Sur certaines, on distinguait des femmes attachées les bras en croix à des chaînes, feignant de grimacer — ou grimaçant réellement — de douleur sous leurs bâillons-boules et mes poils se sont hérissés sur ma nuque. Charlie, qui, d’ordinaire, était émoustillé par le plus petit bout de chair féminine, avait sur le visage une expression de profond dégoût ; je me sentais de plus en plus mal à l’idée que Naomi ait pu être conduite ici, mais rien pour l’instant — pas même le souvenir de son parfum — ne venait confirmer cette hypothèse. J’ai contourné le lit et ouvert la grande armoire. Des vêtements suspendus à des cintres, mais aussi plusieurs uniformes : une tenue de combat en tissu de camouflage, un uniforme de parade bleu nuit à ceinture blanche et boutons dorés, un autre composé d’un manteau et d’un pantalon verts, d’une chemise et d’une cravate kaki. Plusieurs paires de chaussures noires alignées au fond de l’armoire. J’ai également aperçu des casquettes, posées sur l’étagère du dessus : les tenues de Taggart quand il était dans les Marines… Je commençais à me sentir de plus en plus mal à l’aise. Si Taggart découvrait que nous avions violé son intimité, il nous tuerait — sans l’ombre d’un doute.
J’ai avisé une autre porte entre le pieu et l’armoire et je l’ai désignée à Charlie. Il a hoché la tête et nous nous sommes dirigés vers elle.
En tournant la poignée, j’ai eu un instant d’appréhension. Et un second en pressant l’interrupteur.
Une cuisine…
Comme la pièce principale, celle-ci était dans un grand désordre : des couverts et des assiettes sales dans l’évier, le plan de travail également encombré par la vaisselle de plusieurs jours. Un ordinateur était posé sur une petite table d’angle.
Charlie s’est penché dessus.
« Du matériel de pro, a-t-il dit. Putain, on dirait que Taggart s’y connaît en informatique… Il a pas peur de garder ça ici…
— Qui aurait le courage de lui rendre visite à part nous ? » ai-je objecté en respirant difficilement.
Charlie a haussé les épaules. Tout à coup, j’ai eu envie de décamper sans plus attendre, de prendre la poudre d’escampette et de retourner fissa au monde normal. La vision de cet antre exerçait une pression déplaisante sur mon crâne. Mais Charlie avait déjà allumé l’appareil.
J’ai regardé ma montre.
L’heure tournait.
S’il était ponctuel, le prochain ferry accosterait dans… quatre minutes…
Et si le téléphone ne passait pas ?
Charlie a cliqué sur les icones une par une.
Taggart se livrait à toutes sortes de trafics mais, visiblement, il n’était pas assez stupide pour en garder trace ici. Il avait sans doute une autre cache ailleurs. Un box sur le continent ? Mais où ? Charlie a ensuite passé en revue l’historique de navigation. Des sites de cul SM baptisés no-limits-ultraviolence.com, porno-violent.com ou encore porn-hell.com. J’ai frissonné. On était loin des minauderies de Cinquante nuances de Grey. Le visage de Naomi s’est imposé et j’ai brusquement eu envie de vomir.
J’ai consulté une nouvelle fois ma montre.
Le ferry devait être en train d’accoster. À l’instant même. Si Taggart était à bord, Johnny n’allait pas tarder à appeler…
C’est alors que j’ai remarqué la clé USB sur la table, posée près de l’ordi. Sa petite coque en plastique brillait et j’avais l’impression étrange qu’elle m’attendait. Qu’elle me disait : vas-y, ouvre-moi. Je l’ai attrapée, j’ai cherché la prise sur le côté et je l’ai enfoncée dedans. J’ai repoussé Charlie pour faire glisser le pointeur sur « continuer sans analyser » puis « ouvrir le dossier et afficher les fichiers ».
The Razors Edge, d’AC/DC, a retenti dans la poche de Charlie.
« Ouais ? a-t-il dit. Hein ?… Quoi ?… J’t’entends mal ! Taggart ?… Tu as bien dit Taggart ?… Johnny ?… Allô !… Merde ! »
Le fichier s’est lancé.
Une vidéo…
Elle mettait un temps infini à se charger.
« Je crois que Taggart a débarqué, a dit Charlie.
— Comment ça : tu crois ?
— J’entendais très mal.
— C’était Johnny ?
— Oui. Je crois bien qu’il a prononcé le nom de Taggart. Mais je n’en suis pas sûr… Après, on a été coupés. »
L’affolement était perceptible dans sa voix. La vidéo s’est enfin ouverte. Sur l’écran, des silhouettes vêtues de tee-shirts sans manches et de pantalons noirs. Un détail a immanquablement attiré mon attention : toutes portaient des masques. Pas des masques de carnaval, non : de simples masques blancs, avec un nez, une bouche et deux trous pour les yeux La plupart n’exprimaient rien de particulier ; un petit nombre manifestait de la tristesse ou de la joie.
On aurait dit une troupe de théâtre… Théâtre. Le mot a résonné en moi. Mon pouls s’est emballé. Naomi suivait des cours de théâtre.
Ceux de Nate Harding… Un play-boy prétentieux qui se la jouait artiste.
J’ai reporté mon attention sur la vidéo. Les regards brillaient derrière les masques, comme si une émotion particulière les habitait. Au-delà, j’ai aperçu des murs en bois sombre et j’ai compris qu’elle avait bien été tournée dans l’ancienne église méthodiste reconvertie en atelier de théâtre par Harding, sur Mud Bay Road. Puis il y a eu un reflet et, pendant une seconde, j’ai entrevu une silhouette en surexposition : la vidéo était prise à travers une vitre ! Le cameraman a bougé et j’ai alors vu des rideaux tirés : les personnes présentes à l’intérieur ne savaient pas qu’elles étaient filmées et ne tenaient visiblement pas à être surprises…
« Henry, faut éteindre ce machin maintenant… Tout de suite ! On n’a plus le temps !
— Une seconde… juste une seconde… »
Le mystérieux cameraman a repris sa position et les silhouettes aux masques blancs sont réapparues. Elles se parlaient, s’étreignaient, s’encourageaient. Il y avait dans cette gestuelle quelque chose qui m’échappait… Leurs attitudes évoquaient celles d’athlètes qui s’échauffent, qui se préparent pour un événement. Une répétition ? La réponse devait se trouver plus loin.
« Henry, merde, viens ! Dépêche !
— Un instant », j’ai dit.
Il a gémi comme un animal blessé.
« Putainnnn ! Il sera là dans cinq minutes ! J’aurai jamais le temps de reverrouiller la porte ! »
Il a éteint l’ordinateur et a arraché la clé.
« Rends-moi ça ! j’ai gueulé en attrapant son bras.
— NON !
— Rends-moi ce truc !
— Henry, tu peux pas l’emporter ! »
On s’est débattus dans la petite pièce, lui essayant de libérer son bras, moi une main refermée autour de son poignet, l’autre tentant de saisir la clé USB, quand un bruit de moteur est monté.
Cette fois, je l’ai lâché.
« Oooohh, meeerdeeeee… », a geint Charlie.
Il était pâle comme un linge. Je ne devais guère valoir mieux. On s’est regardés pendant un dixième de seconde, puis on a tracé vers la porte. J’ai éteint la lumière de la cuisine. On a contourné le lit défait et couru comme des dératés vers la porte d’entrée. Charlie a renversé la lampe de chevet au passage. Par chance, elle ne s’est pas brisée. Il s’est arrêté pour la remettre en place et s’est rué ensuite vers la sortie. J’ai appuyé sur l’interrupteur, tout est retombé dans l’obscurité et nous nous sommes retournés à temps pour voir des phares clignoter entre les arbres. Plus le loisir de verrouiller la porte — on s’est contentés de la refermer et on a foncé à toute bride vers les fourrés les plus proches, au fond de la clairière, bondissant comme des cabris par-dessus les vieux fauteuils, les planches, les carcasses et les détritus… Plus le temps de regagner la Ford non plus : il nous verrait sur la piste bien avant qu’on ait pu rejoindre la voiture !
On s’est planqués dans les massifs.
À peine quelques secondes plus tard, la caisse de Taggart a tourné dans le petit chemin en cul-de-sac sur le côté de la maison, à quelques mètres seulement de notre position, ses phares nous aveuglant un instant, et j’ai distingué une plaque d’immatriculation avec écrit en haut : « SEMPER FIDELIS » et en bas : « US MARINE CORP ». On s’est aplatis encore davantage dans les buissons quand il a ouvert sa portière, qu’elle a grincé dans le silence nocturne et qu’il a mis une botte à terre. Je crois que je n’avais jamais connu une telle peur. Mon cœur donnait l’impression de vouloir exploser comme une grenade dans ma poitrine ; il battait si fort que je le sentais jusque dans ma gorge.
S’il nous trouvait, Dieu sait de quoi un homme comme Taggart était capable…
Il a claqué la portière. Taggart ne ressemblait pas à un ancien militaire : il avait des cheveux blonds et fins dont une mèche balayait son front jusqu’aux sourcils et des lunettes rectangulaires aux verres épais qui lui donnaient l’air trompeusement inoffensif d’un étudiant ou d’un lycéen — le genre qu’on aime chahuter dans la cour de récré. Il avait passé la quarantaine, mais sa silhouette et son allure étaient celles d’un adolescent. Il portait une veste sans manches de chasseur sur une polaire à col montant. Il a tiré sur la ceinture de son pantalon trop grand pour lui et s’est dirigé d’un pas pressé vers la baraque. Quand il a introduit la clé et qu’il l’a tournée, il s’est brusquement figé.
De là où j’étais, j’ai vu son dos se raidir. Puis il a lentement pivoté sur lui-même et il m’a semblé que son regard se braquait dans notre direction tandis qu’il attrapait un flingue coincé dans sa ceinture, contre ses reins…
J’avais presque envie de bondir hors de ma cachette et de me précipiter en courant dans les bois. L’instant d’après, un deuxième bruit de moteur s’est élevé, bien plus puissant que le premier.
Le monstrueux pick-up tout-terrain F-350 Super Duty noir est venu se garer derrière le Dodge Ram de Taggart, ses six roues — dont quatre motrices — creusant de profondes ornières dans la boue du chemin. J’ai aperçu un grand pare-buffle qui, couplé à la puissance du moteur Power Stroke, aurait pu envoyer valser un bison dans les plus hautes branches, et un faux bouchon de radiateur en forme de bouledogue.
Ensuite, le conducteur a coupé les quatre cents chevaux de son monstre, la portière conducteur s’est ouverte et nos couilles se sont encore rétractées — si cela était possible — en découvrant les bottes pointues puis la haute silhouette de… Darrell Oates ! Ma pomme d’Adam a fait le yo-yo et Charlie a eu un petit hoquet de terreur à côté de moi. Si Jack Taggart est un sale type, Oates, lui, est la quintessence du malade mental et du sociopathe — lui, ses deux frères, son père et tout le reste de sa cinglée de famille… À ma connaissance, il n’y a pas de fratrie plus dangereuse dans tout l’État de Washington : même les flics les craignent. Les Oates n’habitent pas sur l’île — mais ils possèdent une petite maison de « vacances » au nord où ils débarquent tous les étés pour faire la fête, se soûler et bronzer sur leur petit bout de plage comme si l’île tout entière leur appartenait. D’innombrables rumeurs circulent sur leur compte et Charlie sait par son frère Nick des tas d’histoires sur eux ; ils sont connus de toutes les polices de l’État : un clan sauvage qui vit dans les montagnes au-dessus de la Skagit River, entre Marblemount et Newhalem, sur la route du lac Diablo. Au milieu de chiens, de carcasses de voitures (officiellement, ils sont ferrailleurs) et de plusieurs baraques plus ou moins délabrées. Le père, dans la cinquantaine, a passé plus de temps en prison que dehors ; la mère est presque aussi féroce, une vraie harpie, de même que leurs trois cinglés de fils qui ont entre trente et quarante ans, dont Darrell, le plus jeune, tous avec des casiers judiciaires plus longs que le manuscrit original de Sur la route, plus cinq filles et belles-filles et une tripotée de petits-enfants. Personne n’ose s’aventurer du côté de chez les Oates, pas même la police, qui les évite autant qu’elle peut, bien que les Oates soient notoirement mêlés à toutes sortes de trafics et qu’ils aient connu la prison pour des faits de viol, des bagarres, un meurtre et des actes de barbarie. Quand ils débarquent à East Harbor, je pense toujours au clan de Massacre à la tronçonneuse.
Planqué dans mon fourré, un long frisson glacé m’a parcouru l’échine : Darrell Oates et Jack Taggart ensemble le lendemain de la mort de Naomi. Deux ordures, dont l’une avait été soupçonnée de viols au sein de l’armée et l’autre déjà condamnée pour plusieurs agressions, dont certaines sur des femmes.
Ça ne pouvait être une coïncidence…
Naomi avait-elle été violée ?
Pris dans la tourmente de l’interrogatoire, je n’avais pas eu le temps ni le courage de poser la question à Krueger, mais elle était revenue me hanter par la suite…
J’ai senti la colère et la nausée ressurgir en voyant ces deux crapules.
Apparemment, Darrell Oates avait l’air pressé.
Il a passé la main dans ses cheveux blond-roux clairsemés qui bouclaient sur sa nuque et sur son crâne. Darrell Oates avait de petits yeux en amande, étroits, limpides et très pâles, et une bouche minuscule comme celle d’un bébé au milieu d’un visage gros comme une souche. Mais ce qui permettait de le reconnaître au premier coup d’œil, c’était le large tatouage qui faisait tout le tour de son cou puissant. Une phrase ornée de fioritures, elle disait : LOVE, SPRAY AND PRAY (Aime, canarde et prie). La légende voulait que le tatouage dissimulât une vilaine blessure que lui avait faite un membre d’un gang du comté de Whatcom affilié aux Bandidos et que ledit membre eût ensuite été retrouvé mort égorgé en contrebas de la route menant au lac Diablo. Malgré la température automnale, il portait un blouson en cuir léger sur un maillot des Seahawks. Darrell a remarqué l’arme dans la main de Taggart.
« Qu’est-ce que tu fous ?
— Ma porte était ouverte…
— Et alors ?
— Je n’oublie jamais de la fermer. »
Darrell Oates a balayé à son tour la clairière de ses petits yeux clairs et déments, son regard est passé à l’endroit où nous nous trouvions et a continué plus loin. J’entendais Charlie respirer de plus en plus fort à côté de moi.
« On n’a pas le temps, a dit Darrell d’un ton impérieux. Les flics peuvent débarquer d’une minute à l’autre… T’as peut-être oublié pour une fois…
— Non. »
Le benjamin des Oates a également sorti une arme. Une branche me chatouillait le nez, mais je n’osais pas bouger d’un millimètre, tous mes muscles tellement contractés que je n’allais pas tarder à avoir une crampe. Je me demandais par quel miracle ils ne nous avaient pas encore repérés, accroupis dans notre buisson. Sans doute parce que c’est la dernière chose qu’ils auraient imaginée.
« Le plus urgent, c’est l’ordinateur, il faut s’en débarrasser tout de suite », a-t-il dit, et on s’est regardés, Charlie et moi.
Ils ont disparu à l’intérieur et j’ai inspiré l’air nocturne. La fenêtre de la cuisine s’est allumée et on a distingué leurs deux silhouettes derrière. Taggart a tendu quelque chose à Oates : la clé USB… Oates l’a glissée dans sa poche puis il a saisi l’ordinateur portable, a retraversé le salon-chambre et a émergé sur les planches devant l’entrée. Taggart l’a rejoint quelques secondes plus tard, portant une pelle, une masse et un bidon d’essence.
Ils sont ensuite passés tout près de nous et, pendant un instant, quand les bottes ont piétiné le chemin à quelques centimètres de nos genoux, leurs jambes seulement séparées de nos visages par un maigre rempart de feuilles — en tendant le bras, j’aurais pu les toucher —, nous nous sommes sentis comme des Hobbits cernés par des Orques.
Après quoi, Taggart et Oates ont emprunté une sente presque invisible au milieu des fougères et se sont fondus dans l’obscurité des bois. Nous avons épié la lueur vacillante de leur torche qui s’éloignait dans les ténèbres.
« Putain de merde, a expiré Charlie, j’ai cru que j’allais chier dans mon froc ! » Puis il a ajouté : « Le monstre, là : il était sur le ferry… » Je me suis alors souvenu de l’avoir vu moi aussi, parmi les autres véhicules, comme un doberman au milieu d’épagneuls, avec le petit bouledogue en guise de bouchon de radiateur.
« Viens, ai-je dit en m’élançant sur leurs traces.
— Qu’est-ce que tu fous ? Il faut filer d’ici maintenant ! C’est l’occasion ou jamais ! »
Mais j’étais déjà en train de glisser mes pas dans les leurs.
Par chance, s’il ne pleuvait pas, le vent s’était mis de la partie et le murmure des feuillages autour de nous couvrait les bruits éventuels que nous pouvions produire pendant notre progression. La lueur de la torche — qu’ils avaient dû poser à terre, car elle ne bougeait plus — nous servait de point de repère. Un autre son s’élevait : celui d’un fer de pelle mordant un sol meuble.
Et, tout à coup, un grand fracas a rompu le silence de la forêt au moment où nous nous rapprochions.
J’ai vu Oates abattre sa grosse masse sur l’ordinateur encore et encore, jusqu’à le réduire en une crêpe informe de métal et de plastique. Puis il a ouvert le bidon d’essence, l’a arrosé et a sorti son Zippo.
Les flammes ont illuminé leurs visages tandis que, de son côté, Taggart creusait un trou dans la terre, entre les racines et les fougères. Une fumée noire est montée en colonne parmi les feuillages brassés par le vent et une odeur de caoutchouc brûlé a envahi le sous-bois. J’ai sorti mon téléphone portable et j’ai filmé — mais j’étais trop loin et on ne voyait que quelques vagues lueurs dans les ténèbres. Ils ont éteint les dernières flammèches avec leurs bottes, ont jeté le magma noirâtre dans le trou et l’ont recouvert de terre et de feuilles.
« Barrons-nous », a ensuite dit Oates.
Nous avons attendu dans la forêt que Darrell Oates soit reparti à bord de son monstre et que toutes les lumières se soient éteintes dans la bicoque de Taggart. Puis nous avons rejoint la voiture. Je me sentais déprimé, malade, vidé de toutes mes forces et de tout mon courage en pensant à Naomi seule et sans défense entre les mains de ces fauves. Mon cerveau brûlait de fièvre à l’idée de ce qu’elle avait pu endurer, de la terreur et de l’horreur qui avaient dû être les siennes dans ses derniers instants, de la façon laide et odieuse dont s’était terminée sa vie. Je me sentais habité par un désir de vengeance sans limites, mais, en même temps, j’avais cruellement conscience que nous n’étions pas de taille face à ces deux prédateurs professionnels, ces experts de la cruauté et de la dépravation. En me laissant tomber derrière le volant, j’ai perçu la vanité de notre tentative et j’ai pleuré de rage.
J’ai passé la journée suivante comme dans un rêve. Géométrie, mythologie, histoire des États-Unis… Les visages de Jack Taggart et de Darrell Oates ne cessaient de me hanter. J’étais incapable de penser à autre chose. Partout — à la cafétéria, en classe, pendant les pauses —, je sentais des regards sur moi, certains teintés de compassion, d’autres de soupçon, d’autres encore en forme de question.
La page Facebook n’avait toujours pas été supprimée ; le nombre de commentaires avait même explosé. Mais dans le jeu Qui a tué Naomi ?, une deuxième personne venait concurrencer « Henry » par son score : « la mère ». Car la mère de Naomi n’avait toujours pas reparu. Où était-elle passée ? Personne ne semblait en avoir la moindre idée… Était-elle mêlée à la mort de sa fille ? Ou bien avait-elle été victime du même assassin ? Mais, dans ce cas, n’aurait-on pas déjà retrouvé son corps ?
Je la revoyais, une belle femme, qui avait la même chevelure noire et soyeuse que sa fille mais la peau plus claire — sauf l’été — et des yeux plus écartés. Elle nous avait toujours accueillis avec bienveillance, mais elle ne se mêlait jamais à la population de l’île. Comme je l’ai dit, son père était mort quand Naomi avait six ans et elle vivait depuis sur Glass Island avec sa mère. Une mère solitaire mais qui s’amusait de notre compagnie, qui pouvait nous distraire avec des grimaces ou faire rougir Charlie et Johnny par ses remarques, tant elle connaissait nos points faibles. Jamais rien de bien méchant — mais elle lisait en nous à livre ouvert et semblait considérer de son devoir de faire de nous des adultes ou à tout le moins autre chose que des crétins acnéiques. Leur mobil-home, au camp des caravanes, était des plus modestes.
J’ai envisagé pendant une fraction de seconde de me connecter à la page sous un pseudonyme et d’ajouter le nom de Jack Taggart à la liste. Rien que pour voir ce qui se passait. J’étais sûr que la police surveillait cette page et chaque contribution : c’était peut-être la raison pour laquelle elle n’avait pas été fermée : ils devaient espérer que le coupable se trahirait en venant dessus.
Étrangement, alors que je me repassais mentalement l’épisode de la veille — et que je m’imaginais menaçant les deux salopards d’une arme à feu et même les abattant après les avoir fait mettre à genoux et qu’ils m’eurent supplié de les épargner —, cette journée est passée en un clin d’œil, tant j’étais ailleurs, perdu en un lieu où n’existaient que ma rage et mes fantasmes de justice expéditive.
Pendant l’entraînement de basket de l’après-midi, j’étais si distrait qu’à un moment donné le ballon m’a heurté violemment au visage. Une douleur cuisante m’a brûlé la joue quand la surface rugueuse est entrée en contact avec elle et j’ai vu trente-six chandelles. J’ignore si c’était dû à mon inattention ou si quelqu’un m’avait volontairement pris pour cible, mais le silence s’est fait autour de moi et le coach a demandé un temps mort. Après quoi, il m’a gentiment invité à rentrer chez moi.
J’étais dans le vestiaire quand mon téléphone a vibré. C’était le chef Krueger.
« Henry ? a-t-il dit. Tu es où ?
— Au lycée, j’ai répondu. Où voulez-vous que je sois ?
— Tu peux te libérer ?
— J’allais rentrer…
— Très bien. Passe au bureau avant.
— Il y a du nouveau ? ai-je demandé avec un poids sur la poitrine.
— Pas au téléphone. »
Et il a raccroché.
Dix jours plus tôt
Sur le trottoir de la 3e Avenue, Noah Reynolds fut accueilli par la pluie. De gros nuages noirs bouchaient le ciel au-dessus de la baie, entre les gratte-ciel. Il releva son col et se dirigea vers le parking le plus proche, celui qui se trouve sous les cinquante-cinq étages de granit et de verre du 1201.
Sa Crown Victoria — la même qu’il conduisait quand il était encore enquêteur à la Criminelle de Seattle et qui accusait aujourd’hui le poids des ans et des kilomètres — l’attendait au cinquième niveau. Noah rangea sa grande carcasse derrière le volant et l’enveloppe dans la boîte à gants. Cent dollars de l’heure pour suivre le mari d’une des chefs d’entreprise les plus réputées de la ville, une femme autoritaire et cassante, d’amphithéâtre en bibliothèque (l’époux en question était prof à l’université de Washington) et de salle de fitness en café Tully’s, Noah trouvait que ce n’était pas cher payé. Après douze jours d’une filature soporifique, le seul vice qu’il avait déterré était une collection de bandes dessinées de super-héros dont madame ignorait l’existence. Monsieur possédait plus de dix mille titres DC, Marvel et All-American qu’il planquait dans un box. Il y en avait pour une fortune. Noah avait découvert sur Internet que certains exemplaires très rares pouvaient atteindre les quatre-vingt mille dollars. Il est vrai que monsieur aurait sans doute aimé se dédoubler : mari docile le jour, vengeur masqué la nuit, se défoulant sur toutes les crapules de la ville des mortifications qu’il endurait au quotidien.
Noah rejoignit l’I-5 en bâillant d’ennui. Il habitait Fremont, au nord de la ville — autoproclamé Centre de l’Univers connu par ses habitants —, une maison de bois rouge au pied du viaduc à six voies d’Aurora Bridge : la dernière avant le Troll. Le Troll attirait aussi bien les touristes que les enfants. Il se tenait dans l’ombre, là où le pont rejoint la terre ferme, et il avait la taille d’une maison. Un vrai Troll. En ciment. Son œil unique foudroyant tous ceux qui s’arrêtaient pour le contempler. De ses fenêtres, Reynolds voyait à la fois les voitures qui passaient sur le viaduc, là-haut, et le Troll sous le pont, ainsi que les touristes et les enfants venus le photographier.
Et il y avait aussi la statue de Lénine. En bronze. Celle qui trônait sur Fremont Place — un Lénine au regard perçant, fidèle à l’iconographie, dont quelqu’un avait teint la main gauche avec de la peinture rouge. Un type qui s’appelait Lewis Carpenter, qui enseignait l’anglais et qui habitait Issaquah, l’avait rapportée de Russie en 1994 pour quarante et un mille dollars. Carpenter était mort depuis, mais la statue de cinq mètres de haut était toujours là, trônant sur Fremont Place. Un troll et une statue de Lénine : vous voyez le topo ? Les habitants de Fremont se vantaient d’être des iconoclastes, des artistes, des libres-penseurs, des freaks — du moins dans le temps, quand Noah s’était installé là : aujourd’hui, le quartier était racheté morceau par morceau par les cadres d’Adobe et de Google. À tout prendre, il préférait encore les hippies et les cocos…
Le téléphone sonna dans sa poche, mais il avait envie de profiter de cette soirée pour une fois, et il l’ignora. Le téléphone se lassa de sonner. Fort bien. Noah parvint devant sa baraque rouge qui évoquait une maison de poupée, gara la Crown Victoria le long du trottoir et descendit. La pluie faisait frissonner les dernières feuilles. Malgré tout, le quartier gardait ses bons côtés : on y cultivait le sens de l’humour et du bon voisinage ; et puis, il y avait le marché du dimanche, où on trouvait toutes sortes de trucs bizarres et des gens qui ne l’étaient pas moins.
Le téléphone se remit à sonner.
Eh merde : on ne pouvait plus être tranquille nulle part, de nos jours. La faute à la technologie. Grâce ou à cause d’elle, la chasse était ouverte toute l’année pour les raseurs. Nuit et jour. Noah sortit son appareil de sa poche et jeta un coup d’œil au numéro qui s’affichait.
« Salut, Jay », dit-il quand il eut fait glisser le bouton vert de la gauche vers la droite.
Jay Szymanski…
Les gouttes de pluie froide qui frappaient le crâne de Noah ne furent pas la cause de ses frissons quand il raccrocha. Hobbes avait coutume de dire que l’homme est un loup pour l’homme, mais Jay Szymanski était un loup parmi les loups ; un loup solitaire et impitoyable… Et pourtant, Noah l’avait vu s’incliner toute sa vie devant le même mâle alpha. Il revit Jay à trente ans, à l’époque où Noah travaillait dans la D.C. Police — la police métropolitaine du district de Columbia à Washington —, ils s’étaient rencontrés au cours d’une affaire dans laquelle un sénateur était impliqué : une pute avait claqué d’une overdose dans sa salle de bains. Mince, de taille moyenne, le crâne déplumé et les joues creuses, Jay ne payait pas de mine, avec son regard fiévreux profondément enfoncé sous des sourcils broussailleux — et pourtant, dès le premier instant, il l’avait jaugé et il avait su à qui il avait affaire. Il avait perçu la dangerosité et l’intelligence du lascar. Tout comme Jay l’avait cerné en retour. Ledit sénateur était victime d’un chantage. Noah avait réussi à étouffer l’affaire et à identifier le maître chanteur. Puis il avait transmis l’info à Jay. L’homme n’avait jamais été traduit en justice ; il avait fini à l’hôpital avec un œil pendant sur sa joue au bout des muscles oculomoteurs, la moitié des dents brisées (il en avait carrément chié deux, en or, le lendemain) et la langue coupée. Noah avait été le voir à l’hôpital. Le type était un dur, un salopard, un mac cruel et sans pitié avec les filles — mais la terreur que Noah avait lue dans son œil valide, il ne l’avait jamais rencontrée auparavant.
Par la suite, il avait souvent travaillé en douce pour Szymanski — et par voie de conséquence pour Augustine. Jay était une ombre, apparaissant quand on s’y attendait le moins, appelant au beau milieu de la nuit sans se soucier le moins du monde de savoir si son interlocuteur dormait, à cette heure où tout appel téléphonique ne peut être qu’une erreur, une tentative d’intimidation ou une très mauvaise nouvelle et fait flipper même les plus endurcis. Noah retrouvait parfois ses traces au hasard d’une enquête : un mafieux congelé dans une chambre froide, un cadavre dans le Potomac, un type qui, un beau matin, quittait son domicile, sa femme, ses enfants pour aller bosser et ne rentrait jamais…
Et voilà que Jay avait de nouveau besoin de lui.
Pour retrouver un môme. Sur une île… Noah savait que ce serait bien payé, mais il se demandait ce qu’ils voulaient à ce gosse. Jay lui avait assuré qu’ils ne feraient pas de mal au gamin. C’était l’avantage avec Jay : il ne mentait jamais. Et il n’avait jamais forcé Noah à faire quoi que ce soit contre son gré. C’était le prix de leur association… Et de leur « amitié ». Il savait toutefois que Jay n’aurait pas hésité à lui faire subir le même sort qu’aux autres si Grant Augustine le lui avait demandé.
Il déverrouilla sa porte. Les murs de la pièce principale étaient entièrement recouverts de livres du sol au plafond. Des tours de Pise de bouquins qui menaçaient de s’effondrer partout : sur les tapis poussiéreux, la table basse, les chaises, le canapé avachi et les rebords des fenêtres. Des livres achetés d’occasion et abondamment annotés. Bacon, Thomas d’Aquin, Jacob Boehme, Maïmonide, Avicenne, Averroès… Des penseurs chrétiens, juifs, musulmans… Des paroles de sagesse dans une époque de déraison — Noah avait vu tant de choses en une vie de flic. Des enfants battus à mort par leurs parents, des filles de vingt ans qui se prostituaient pour une dose de crack et qui n’avaient plus une dent saine, des types enterrés vivants dans la forêt, des bébés jetés dans des poubelles, de vieilles mères séquestrées par leurs rejetons — une gamme inimaginable de tortures et de sévices… Était-ce là la créature qu’avait choisie le Créateur ? « J’étais devenu pour moi-même une grande question », avait écrit saint Augustin.
Il marcha jusqu’à son petit bureau et alluma l’ordinateur en évitant de regarder le chaos autour de lui. Il était veuf depuis douze ans. Auparavant, sa femme et lui vivaient dans un appartement bien tenu qui donnait sur les écluses de Ballard. Été comme hiver, Elizabeth aimait à prendre son petit déjeuner sur son balcon, en contemplant les innombrables bateaux dans le port.
Un exemplaire du Seattle Times de la veille traînait dans l’entrée, un article entouré au marqueur fluo. On y parlait des chefs de gouvernements européens furieux de découvrir que la NSA espionnait toutes leurs conversations. Hypocrisie, pensa Noah. Est-ce qu’ils n’essayaient pas de faire de même ? Ce qui les rendait furieux, en vérité, c’est qu’ils n’y parvenaient pas aussi bien. Mais il ne lui plaisait pas de savoir que ses propres conversations et ses propres mails étaient accessibles aux âmes grises de l’Agence.
Il était un citoyen américain… Ça allait trop loin, cette fois…
Noah considéra l’écran. Il vit qu’il avait déjà reçu les infos de Jay, via un VPN, un réseau privé virtuel. Bien entendu, elles étaient cryptées selon une clé sûre propre à WatchCorp et à la NSA.
Il cliqua sur les pièces jointes. Non seulement Jay lui avait envoyé toutes les infos dont ils disposaient déjà sur les cent soixante-sept garçons de quinze à dix-sept ans qui vivaient dans ces îles, mais il avait aussi ajouté un abonnement pour le ferry au départ d’Anacortes, les horaires de celui-ci et même les adresses des gargotes du coin. Ce bon vieux Jay… Il ne faisait jamais les choses à moitié.
Noah ouvrit le fichier principal. En face de chaque nom, il y avait une photo : des garçons souriants, comme ils auraient pu en avoir avec Elizabeth si elle n’avait pas obstinément refusé d’être mère… Et, aujourd’hui, quelle trace avait-elle laissée ? Un ou deux tableaux qui prenaient la poussière dans le salon de collectionneurs avertis ? Ni frère, ni sœur, ni enfants… Il ne restait que lui pour chérir sa mémoire, et même lui commençait à se lasser.
Il se leva et attrapa la bouteille dans le placard de la cuisine. Un jus de fruits. Noah n’avait pas bu une goutte d’alcool depuis trois ans. Il était clean. Il s’assit dehors, sur la minuscule terrasse. La rue était calme, la pluie froide chuchotait sur les feuilles. Il commença à passer en revue les informations que lui avait envoyées Jay. Là-haut, au-delà du parapet en béton, il apercevait la lueur de milliers de phares ; il pensa à tous ces automobilistes filant vers Seattle, aussi aveugles qu’une espèce en route vers sa propre extinction.
Dans le bureau du shérif, il y a un mur entièrement tapissé d’écussons appartenant à des polices de tout le pays et même du monde entier : LAPD, NYPD, Montana Highway Patrol, Alaska State Troopers, Blues Knights de l’État de Washington, mais aussi la Bundespolizei allemande, la gendarmerie française, la Crime & Security Branch irlandaise, les carabiniers italiens, la police métropolitaine de Tokyo, la Policia Militar do Estado do Rio de Janeiro et même la police de Tasmanie. Je me suis abîmé un moment dans leur contemplation. Me demandant combien il aurait fallu de flics sur terre pour éradiquer le crime. Un pour vingt personnes ? Un pour dix ? Un pour cinq ? Ou bien est-ce que le crime était inévitable, inscrit dans les circonvolutions de notre cerveau primitif ? Il n’y avait pas beaucoup d’habitants sur terre à l’époque de Caïn et Abel et pourtant l’un d’eux avait trouvé le moyen de tuer son frère.
Ce genre de rêverie me permettait de ne pas penser à ce qui m’attendait. Cela faisait bien dix minutes qu’ils m’avaient abandonné dans ce bureau. Pourtant, ça m’avait paru plutôt urgent tout à l’heure, quand Krueger avait appelé…
Le chef Krueger avait baissé le store, sans doute pour éviter qu’un journaliste ne me prenne en photo. Il y en avait plusieurs qui campaient devant ses locaux, la caméra en embuscade.
« Désolé pour l’attente », a-t-il dit en ouvrant la porte.
Il a traversé la pièce et s’est assis. Il était seul. Il s’est calé dans son fauteuil.
« Comment tu supportes tout ça ? Mal, je suppose… Je suis navré pour les journalistes. On n’a pas vraiment l’habitude de ce genre de choses, par ici… »
Je lui ai lancé un regard appuyé.
« Vous m’avez dit que vous aviez du nouveau ? »
Il m’a rendu mon regard, a hoché la tête.
« À ce stade, nous devons éviter de nous focaliser… Garder ouvertes toutes les options… Mais tu sais, Henry, les meurtres ne sont pas aussi mystérieux que dans les séries télé, en général. Très souvent, le mobile est facile à trouver : la jalousie, la colère, l’appât du gain… J’ai travaillé comme enquêteur pour le comté de King avant d’atterrir ici. La plupart du temps, soit il s’agissait de règlements de compte liés au trafic de drogue et à des questions de territoire, soit d’un proche — le mari, ou l’amant. Ou bien d’un membre de la famille… »
Son téléphone a sonné. Il a répondu : « Oui… Non… Oui », puis a raccroché.
« Comment ça se passe avec tes deux mamans ?
— Quoi ?
— Est-ce que ça se passe bien entre vous, est-ce que tu sais ce qui est arrivé à tes parents ?
— Ils sont morts dans un accident de voiture, j’ai dit.
— Et il ne t’arrive pas d’avoir envie d’en savoir un peu plus sur eux ? »
Je lui ai fait signe que non — mais c’était un mensonge.
« J’avais deux ans, j’ai dit. Ou peut-être trois… Je n’en garde aucun souvenir.
— Je vais te raconter une histoire, Henry : moi aussi, je suis un enfant adopté. »
Il s’est penché en avant : « Quand j’avais ton âge, je me suis mis en tête de retrouver ma mère. C’était devenu une obsession. Pourtant, j’avais une chouette famille, mes parents adoptifs étaient des gens merveilleux, et jamais je n’ai été traité différemment de mes frères et sœurs. Peut-être même qu’ils m’entouraient encore davantage, tu vois, faisaient preuve d’un peu plus… d’indulgence avec moi qu’avec eux. »
J’ai regardé le chef Krueger avec sa barbe et ses traits taillés à la serpe et j’ai essayé de l’imaginer ado. Je n’y suis pas parvenu.
« Et puis, je suis entré à la fac et, comme je te l’ai dit, c’est devenu une obsession. J’y pensais tout le temps. J’essayais de l’imaginer, là où elle se trouvait, vivant son autre vie, sa vie d’après moi : est-ce qu’elle avait des enfants ? Est-ce qu’elle pensait souvent à moi ? Est-ce qu’elle avait conservé une photo ? »
Encore une fois j’ai essayé de visualiser la scène, mais ce n’était pas Bernd Krueger que je voyais — c’était moi.
« Bref, j’ai fini par sauter le pas. J’ai retrouvé sa trace. Faut avouer qu’elle avait réussi sa deuxième vie : elle s’était mariée à un type plein aux as, qui travaillait dans le cinéma, et ils avaient une luxueuse villa juste au-dessous de Point Lobos, un endroit incroyable, avec vue sur le Pacifique. Finalement, un beau matin, je débarque sur place. Je m’attends à des larmes, des excuses, des regrets et tout et tout. Mille quatre cents kilomètres, quatorze heures de route, tu penses : j’ai eu le temps de me faire mon cinoche… Au lieu de ça, elle me fait asseoir, me sert un café dans le luxueux salon de sa luxueuse maison et me balance : “Qu’est-ce que tu veux ? De l’argent ?” Je lui dis : “Non, maman. Je veux pas d’argent, je voulais juste te voir, te connaître, c’est tout.” Quelque chose comme ça. J’ai un trac terrible, je dois être blanc comme un linge et elle, elle me regarde et elle reste de marbre. Elle est superbe, cela dit, très chic, très classe dans son tailleur, très belle — et moi, je ne suis qu’un pauvre étudiant sans le sou, avec mes cheveux longs et mes baskets usées jusqu’à la corde. Et puis, elle finit par se radoucir… Elle commence à me poser des questions sur ma vie, mes parents adoptifs, si j’ai une petite amie, ce que je veux faire dans la vie… Je lui raconte tout — du moins tout ce qu’il y a à raconter, c’est-à-dire pas grand-chose —, elle fait mine de s’intéresser, elle hoche la tête, elle éclate même de rire à mes blagues, bref, je suis aux anges. Ça dure peut-être… quarante minutes… Finalement, elle regarde sa montre et dit : “Ah, zut ! Je suis désolée, Bernd, j’ai un rendez-vous important.” Et elle a vraiment l’air désolée d’interrompre ce moment. Elle se lève, elle me tend une carte avec son adresse et son numéro de téléphone dessus, pas de mail en ce temps-là… “Tu n’as qu’à m’écrire, me dit-elle en me raccompagnant, je te répondrai, je te le promets. Et on pourrait essayer de se voir, de temps en temps, si tu veux bien ?” Tu parles que je veux ! Elle me serre très fort, je vois ses yeux humides, moi aussi j’ai envie de chialer. Elle me regarde partir et je la vois, debout sur le seuil de sa maison, dans le rétroviseur. Je commence à y croire, je la trouve merveilleuse, si belle, si classe, et c’est ma mère, nom de Dieu ! Je me sens si fier et si heureux en repartant, tu n’imagines pas. Je mets la musique à fond, je chante à tue-tête pendant tout le trajet. Vingt-huit heures de route aller-retour, plus une nuit dans un motel minable, pour quarante minutes d’entretien. Mais je ne me dis pas que je me suis fait avoir, à ce moment-là, qu’elle ne m’a même pas proposé de rester une nuit, de me reposer avant de repartir, non, je me dis que ça valait le coup : on va s’écrire, on va se voir… J’ai des parents formidables, une mère extraordinaire, une petite amie à la fac et je suis le plus heureux des gamins. »
Il s’est interrompu pour boire à sa bouteille d’eau minérale — mais j’ai deviné que c’était juste pour se donner une contenance. Je me suis demandé ce que je foutais là, à écouter ses confessions au lieu de l’inverse, et je me suis senti de plus en plus mal à l’aise.
« Je lui ai écrit… Une longue lettre… Je l’ai réécrite au moins six fois avant de l’envoyer. J’ai choisi chaque mot avec soin. Une très belle lettre. Enfin, peut-être qu’elle n’était pas si belle que ça, mais, à l’époque, j’étais très content de moi. Dans les semaines qui ont suivi, j’ai ouvert ma boîte aux lettres chaque matin avec un petit pincement au cœur. Au bout d’un mois, comme je n’avais pas de réponse, je me suis dit que la lettre s’était peut-être égarée. J’en ai écrit une deuxième. Un peu moins belle, mais jolie tout de même. Je n’ai jamais eu de réponse. Alors, je l’ai appelée. Une fois, deux fois, trois fois… Mais, là encore, je tombais toujours sur un répondeur… J’ai bien envisagé de refaire la route une deuxième fois. Mais Carmel, ce n’est pas la porte à côté. Alors, j’ai renoncé. Elle n’a jamais rappelé, jamais écrit. Ça m’a brisé le cœur. Il m’a fallu des années pour m’en remettre… »
Je me suis demandé pourquoi il me racontait tout ça mais, malgré moi, je me suis senti ému par son histoire. C’était une belle histoire, triste mais belle. Et j’étais aussi triste pour lui, car je sentais bien que, même après toutes ces années, il n’était toujours pas guéri.
« Je sais ce que c’est que d’être un enfant adopté, Henry. Ce n’est pas une chose facile, les autres ne peuvent pas comprendre. »
J’ai hoché la tête tristement.
« Henry, on va devoir prendre ton ADN… »
Je me suis redressé, je l’ai regardé.
« Hein ? Pour quoi faire ? »
Il a froncé les sourcils, serré les lèvres.
« Comme je te l’ai dit, il y a du nouveau. »
Ses yeux : deux billes de mercure.
« Naomi était enceinte. »
J’ai ouvert la bouche, tel un poisson sorti de l’eau. Pendant une seconde, je me suis demandé s’il n’avait pas prononcé un autre mot. Il guettait la moindre de mes réactions.
« Tu ne le savais pas ? »
J’ai secoué la tête. Incrédule. J’avais l’impression de manquer d’air. Une bouffée de chaleur est remontée vers mon visage comme d’une bouche d’aération dans le trottoir.
« On l’a découvert aujourd’hui à… l’autopsie », a-t-il ajouté.
J’ai senti que j’allais me trouver mal. La pièce s’est mise à tourner… J’ai entendu Krueger gueuler : « Larry ! » La porte s’est ouverte. « Apporte un verre d’eau à Henry, s’il te plaît. Grouille-toi ! » Le temps s’est contracté bizarrement. J’ai bu l’eau qu’on me tendait à peine une fraction de seconde plus tard — puis un type a été là, avec un masque chirurgical sur le bas de la figure, tenant une sorte de long coton-tige dans sa main gantée, et il m’a dit d’ouvrir la bouche. Chris Platt était là aussi, debout, les bras croisés, contre le mur. Et je me suis aperçu que je ne savais pas à quel moment il était entré.
Le type au coton-tige s’est cassé. J’ai refermé la bouche.
« Elle… elle a été violée ? j’ai enfin trouvé la force de dire.
— Non.
— Vous… vous en êtes sûrs ?
— Oui. »
Enceinte… Mon crâne bourdonnait. Platt et lui ont échangé un de ces regards muets qui m’avaient fait flipper la dernière fois. Puis Krueger est revenu à la charge.
« Tu es certain qu’elle ne t’en avait pas parlé ?
— Hein… quoi ?
— Elle ne t’en avait pas parlé ? »
J’avais envie de fuir, de me boucher les oreilles.
« Puisque je vous le dis !
— D’accord… d’accord… »
Il a hoché la tête.
« Tu ne me demandes pas si on a reconstitué son emploi du temps ?
— Quoi ?
— Son emploi du temps… Tu l’as bien vue pour la dernière fois à bord du ferry ? »
Est-ce qu’il a perçu mon hésitation ?
« Oui. »
Il a hésité à son tour.
« Il y a autre chose », a-t-il ajouté.
Ah bon, quoi encore ? Allez, shérif. Au point où j’en suis…
« Dernièrement elle faisait des recherches sur toi. »
J’ai levé la tête, dévisagé tour à tour Krueger et Platt, en fronçant les sourcils.
« Comment ça, “des recherches sur moi” ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— On a examiné son ordinateur, l’historique de ses recherches, tout ça : parmi les dernières recherches qu’elle a effectuées, elle a tapé des mots-clés comme adoption, adoption couple gay, lois adoption Texas… Le Texas, c’est bien là d’où vous venez, tes mamans et toi, n’est-ce pas ? »
Je n’ai pas bougé.
Je ne comprenais plus rien. Naomi enceinte. Elle faisait des recherches sur moi…
J’ai levé les yeux.
Ils attendaient… J’ai acquiescé. « Et elle avait aussi noté ça dans son journal », a alors dit Platt.
Il s’est avancé, a poussé un cahier devant moi. Ouvert. Une seule phrase, en grosses lettres rondes, au milieu de la page :
« TU VAS QOÂ ? a coassé Charlie.
— Je vais demander à Darrell Oates ce qu’il y a sur cette clé USB…
— Tu vas quoi ? ont-ils répété tous en chœur.
— Même les Oates n’oseraient pas buter cinq ados d’un coup…, ai-je dit, tout en essayant de m’en convaincre moi-même. Surtout si nous enregistrons au préalable une vidéo disant où nous sommes, qui sera expédiée automatiquement au bureau du shérif si on n’est pas rentrés à temps pour la désactiver…
— Tu sais faire ça ? a dit Johnny.
— Il suffit qu’eux le croient…
— Cinq ? a relevé Charlie. On est que quatre à ce que je sache.
— Shane Cuzick vient avec nous. »
Ça leur a définitivement cloué le bec.
« Henry, t’es dingue, a conclu Kayla. J’irai pas là-bas.
— Très bien. Qui d’autre veut se dégonfler ? Pensez à Naomi qui nous regarde peut-être », ai-je ajouté, perfidement.
J’ai vu Charlie et Johnny baisser la tête.
« Quand ? a demandé ce dernier.
— Demain matin. (On était vendredi.) D’après le chef Krueger, les funérailles de Naomi auront lieu dimanche. Il y aura un entrefilet dans le journal de demain…
— Et s’il refuse de te le dire ?
— Je le menacerai de révéler la petite scène à laquelle nous avons assisté hier soir.
— Ils vont te tuer, Henry, a dit Johnny.
— Pas en présence de trois témoins. »
En étais-je vraiment si sûr ? Si Darrell Oates avait participé au meurtre de Naomi, il n’hésiterait pas à fumer quatre personnes qui pourraient l’envoyer sur la table d’injection létale. Sauf que, peut-être, il n’y était pour rien. Darrell Oates comme Jack Taggart étaient deux individus extrêmement dangereux qui ne savaient rien faire d’autre que dealer, cogner, intimider, racketter et… violer. Or…
« Elle n’a pas été violée, ai-je repris. C’est le shérif qui me l’a dit.
— Et alors ? »
Je me suis penché vers eux.
« Alors ? Alors, à votre avis, si elle était tombée entre les mains d’un Darrell Oates et d’un Taggart, seule avec eux, la nuit, que croyez-vous que ces deux malades lui auraient fait ? »
Ils y ont réfléchi un moment.
« Admettons que t’aies raison, a finalement admis Kayla, n’empêche que ces types sont dangereux, Henry. Les Oates sont complètement tarés, tout le monde sait ça… Tu crois vraiment que tu vas arriver à les raisonner ? »
J’ai hoché la tête en essayant d’afficher la conviction qui me faisait défaut.
« Kayla a raison, a renchéri Johnny, cette famille-là, elle craint, putain… Ce sont tous des débiles profonds ! Des violents… Personne ne s’aventure là-bas, même pas les flics !
— Vous n’êtes pas obligés de venir, ai-je dit. J’irai seul avec Shane.
— Je viens, a dit Charlie. Bien sûr qu’on va pas te laisser y aller seul… Kayla, vaut mieux que tu restes ici. T’as raison : ce sont tous des malades, là-haut, et la vue d’une jeune femme pourrait leur faire péter les plombs. Mais toi, Johnny, si tu te dégonfles, on t’adressera plus jamais la parole… »
J’ai vu Johnny baisser la tête et la secouer d’un air accablé. Il a fourragé des deux mains dans son épaisse tignasse rousse, a grincé des dents, puis il a frappé du poing sur la table. Il avait peur. Nous avions tous peur.
« C’est quoi, votre problème ? s’est-il finalement écrié. Faites chier !… C’est bon, je viens. Mais je la sens pas, votre histoire… Non, sérieusement, les mecs, on fait une belle connerie. »
Le lendemain, Shane nous attendait sur le parking des ferries, il fumait une clope adossé à la portière de son vieux Silverado, les cheveux au vent. Il avait l’air d’un James Dean à deux balles quand il s’est avancé vers nous avec son blouson à capuche et ses sneakers. Paulie et Ryan étaient invisibles.
« Salut, les fiottes », a-t-il lancé vers l’arrière en s’asseyant à côté de moi.
Charlie et Johnny n’ont pas bronché.
« Salut, mon pote, m’a-t-il dit ensuite en me serrant la pince, et cette familiarité nouvelle entre nous m’a quelque peu décontenancé.
— Tu es prêt ? ai-je demandé.
— Et toi, Henry ? Tu veux toujours le faire ? »
Était-ce une illusion ou y avait-il une pointe d’admiration dans sa voix ?
« Et comment, j’ai dit.
— Très bien. »
Il a sorti de la poche de son blouson un paquet enroulé dans un chiffon, l’a posé sur ses genoux et il a lentement déroulé le chiffon. Un .38 !
« Putain de merde, c’est quoi, ça ? a glapi Charlie qui s’était penché entre les deux sièges.
— À ton avis, tête de gland ? Est-ce que ça ressemble à un gode ?
— On n’a pas besoin de ça, ai-je dit.
— Bien sûr que si, a-t-il rétorqué. Les mecs, je vous explique : c’est les Oates qu’on va voir !
— Je crois qu’on en est assez conscients, a répliqué Charlie. Je crois qu’on en est foutrement, vachement, sacrément conscients même, mec… Bon Dieu de merde, Jésus-Marie-Joseph et tous les anges du ciel, je me demande si je vais pas avoir toute une boîte de Twix au fond du slip avant la fin du voyage, les gars… »
Un bref instant, Shane Cuzick s’est retourné et il a considéré Charlie comme s’il venait de voir un extraterrestre. Et je me suis demandé s’il n’allait pas lui coller un beignet. Mais il a souri, puis carrément ri. Charlie l’a regardé, et il s’est mis à se bidonner aussi. Ça a été plus fort que moi : le rire m’a gagné ; il a emporté Johnny de la même façon — un fou rire hystérique, irrépressible, inextinguible, qui a résonné dans tout l’habitacle. « Hé, Darrell, suce ma bite ! a gueulé Charlie dans la voiture en gesticulant, provoquant de nouveaux rugissements. Darrell, Darrell, viens là, ma poule ! C’est quoi ce truc autour de ton cou, Darrell, ça fait un peu gonzesse, non ? Darrell, je suis ton père ! » Et ainsi de suite.
Là-dessus, nous sommes devenus carrément hystériques, les joues inondées de larmes de joie, bourrant le tableau de bord et les dossiers des sièges de coups de poing, nous balançant d’avant en arrière, unis dans le rire mais aussi dans la peur — la peur qui attendait son heure, juste au-dessous, telle une source souterraine qui rejaillit plus loin…
Il faisait soleil lorsque nous avons débarqué du ferry à Anacortes, une heure plus tard, et les rires s’étaient tus depuis longtemps. On a gagné le continent par la 20, empruntant le double pont qui relie Fidalgo Island à la côte. Au printemps, lorsque éclosent les tulipes par milliers, la région est une explosion de couleurs.
Burlington…
Sedro-Woolley…
On a regardé défiler les panneaux…
À Concrete, nous nous sommes arrêtés en face de l’église de l’Assemblée de Dieu pour pisser au bord de la route. Nul doute que l’angoisse qui montait en nous n’était pas étrangère à ce besoin. En remontant en voiture, j’ai maté l’église, furtivement — comme si nous nous apprêtions à nous aventurer, tels des conquistadors, sur un territoire abandonné de Dieu.
Nous avons dépassé l’Eatery Drive-Inn et le campement Clark’s, sur les berges de la Skagit, avec ses chalets, ses fanions multicolores et ses guirlandes de Noël à l’entrée — et, pendant un instant, la gaieté qui émanait du lieu nous a donné envie de nous arrêter et de renoncer à cette expédition suicidaire.
À partir de Marblemount, bicoques aux toits effondrés, casses automobiles, taudis et stations-service abandonnées se sont succédé, tandis que les branches des arbres au bord de la route se couvraient de mousse comme des manchons de fourrure verte sur des bras noueux. La rivière coulait, large et turbulente, entre deux murailles d’arbres, et la brume à sa surface ressemblait à de la fumée. Une force malsaine — comme un irrésistible appel au déclin et à la mort — émanait de cet endroit, même en plein soleil. Puis les montagnes se sont faites de plus en plus proches, de plus en plus hautes, leurs sommets enneigés et emplumés de nuages.
« Naomi, a brusquement dit Charlie, la première fois que je l’ai vue, c’était au magasin, j’avais sept ans et j’aidais ma mère à tenir la caisse. » Nous avons tous chassé la peur de nos esprits pour écouter la suite. « Elle arrivait à peine au comptoir, elle m’a souri et elle a demandé : “C’est à toi, ce magasin ?” Et moi, tout fier, j’ai répondu : “Oui”, et alors elle a dit : “Tu es un menteur : il n’est pas à toi, il est à tes parents.” Je suis devenu tout rouge et je me suis énervé, j’ai dit : “Non ! Il est à moi aussi !” Et là, elle a dit : “Prouve-le.” “Comment ?” j’ai demandé. “Fais-moi cadeau des bonbons…” »
Nous avons tous ri. Et chacun y a été de sa petite anecdote sur Naomi. Au début, c’était amusant, et puis ça a rendu l’atmosphère pour le moins pesante.
Il était près de midi lorsque nous avons quitté la North Cascades Highway qui mène au lac Diablo et franchi la Skagit sur un grand pont métallique. La petite route s’est tout de suite mise à grimper le flanc de la montagne, parmi les sapins.
Ce paysage presque riant n’occultait pourtant pas mon sentiment que nous roulions vers une catastrophe. Mais il était trop tard pour faire demi-tour, et pour rien au monde je n’aurais avoué à mes compagnons de route que j’avais envie de prendre la poudre d’escampette.
Tandis que les rayons du soleil clignotaient sur le pare-brise, entre les branches, je leur ai jeté un coup d’œil dans le rétroviseur : Charlie se rongeait les ongles, sourcils froncés ; Johnny matait dehors mais son regard était absent, aussi vide que celui d’un zombie. Plus personne ne parlait.
Seul Shane paraissait vivant dans cette voiture.
Il n’en était pas moins de plus en plus nerveux, les doigts de sa main gauche jouant une partition de Dave Grohl ou de Lars Ulrich sur sa cuisse, fumant cigarette sur cigarette près de la vitre ouverte, avant de jeter les mégots par la fenêtre.
« C’est là », a-t-il dit soudain.
Il y avait une grosse barrière en bois sur la droite, entre deux troncs, d’où partait une piste forestière. Une demi-douzaine d’écriteaux « PROPRIÉTÉ PRIVÉE », « ENTRÉE INTERDITE », « CHASSE INTERDITE », « FRANCHISSEMENT INTERDIT », « RESTEZ EN DEHORS », « CHIENS MÉCHANTS » étaient cloués sur la barrière et sur les troncs alentour — et cette profusion d’avertissements et de menaces avait une résonance indubitablement dissuasive.
« Tu es déjà venu ? » ai-je demandé.
Il a hoché la tête, les mâchoires serrées. Puis il est descendu. Il y avait une chaîne pour maintenir la barrière fermée mais pas de cadenas. Il a défait la chaîne, a ouvert la barrière et m’a fait signe de passer. Dans le rétroviseur, je l’ai vu caler la barrière en position ouverte avec un morceau de bois. Après quoi, il est revenu s’asseoir sur le siège passager.
« À partir de maintenant, va falloir faire vachement gaffe, les mecs. »
Sur le bord de la piste, les signes de « civilisation » ont commencé à s’accumuler : cadavres rouillés de machines à laver, de fours micro-ondes, batteries de voitures, jouets abandonnés par des enfants — puis des carcasses de voitures sur le côté mais aussi entre les arbres, transformant la forêt en une vaste décharge à ciel ouvert. J’ai aperçu un raton-laveur. La sente a décrit un premier lacet, un deuxième, grimpant toujours plus, et les silhouettes des baraquements sont apparues.
Et soudain, une ombre a fondu sur nous.
Une masse puissante a heurté la carrosserie, qui a tremblé sous le choc, des griffes ont raclé la vitre et on a tous sauté en l’air. Un american staffordshire terrier — avec son poitrail massif, son poil beige pâle si ras qu’on aurait dit la peau à vif, sa tête de boxeur carrée et aplatie, ses petites oreilles repliées comme des serviettes sur une table de gala et surtout ses yeux ronds, noirs, sans éclat, bien séparés, posés sur des méplats symétriques, qui lui donnaient un regard terne et effrayant de chien de l’Enfer tandis qu’il hurlait et s’égosillait à s’en mettre la gorge en sang.
« Bordel ! » a glapi Charlie quand un deuxième monstre a bondi de son côté, à quelques centimètres de son visage.
J’ai senti mon palpitant s’affoler et ma jauge de sang-froid entrer dans la zone rouge quand j’ai immobilisé la voiture devant les baraques, sur le terre-plein poussiéreux cerné par les bois. Il n’y avait pas âme qui vive — et ça m’a paru encore plus flippant que si les Oakes au grand complet avaient été réunis pour célébrer en famille l’arrivée des « Jeunes et Joyeux Inconscients de Glass Island »… Les deux principaux corps d’habitation étaient deux bâtiments en rondins qui nous surplombaient, adossés à la pente et presque incorporés à la forêt. Une longue terrasse courait devant et reliait les deux édifices entre eux. Elle était posée sur de gros pilotis qui disparaissaient dans la végétation et faisait le tour de plusieurs hauts pins encerclant les bâtiments et ombrageant leurs toitures. Sur ces dernières, la mousse poussait sous forme de boules vertes grosses comme de moelleux oreillers. La balustrade en bois était fermée par un filet, peut-être pour de jeunes enfants. Un fauteuil à bascule attendait, inoccupé, sur la terrasse, dans un rayon de soleil oblique qui l’éclairait comme un projecteur. Aux alentours, noyées dans la jungle des hautes fougères, il y avait des carcasses — Ford, vans, Chevrolet, tous recouverts d’une épaisse couche de crasse marron — et aussi des roues, des remorques, des bicyclettes rouillées et même une vieille caravane posée sur le toit d’une camionnette au bord du terre-plein comme une vigie — et je me suis demandé si ce n’était pas précisément à ça qu’elle servait, car j’ai entrevu une échelle et, de là-haut, la vue devait porter sur toute la vallée jusqu’à Marblemount.
Ils nous avaient vus arriver…
Depuis longtemps…
J’en étais persuadé à présent. Alors, pourquoi ne se montraient-ils pas ? J’ai avalé ma salive. Les rayons du soleil qui inondaient le terre-plein et se glissaient plus timidement dans l’ombre des sous-bois commençaient à chauffer sérieusement l’intérieur de la voiture, mais je me sentais glacé. Les deux molosses pâles aux yeux noirs et ternes continuaient de courir autour de la caisse et de bondir, leurs pattes avant crissant rageusement sur les vitres.
« Merde, trop galère ! Qu’est-ce qu’on fait ? a demandé Johnny.
— Y a un truc qui cloche », a commenté Shane.
J’ai scruté les fenêtres obscures. Et subitement, j’ai tressailli. Je venais d’entrevoir une ombre derrière l’une d’elles.
« Putain, c’est quoi ce cirque ? a glapi Charlie. Pourquoi ils se montrent pas ? Chuis sûr qu’ils le font exprès pour nous flanquer les jetons…
— Eh ben, c’est réussi », a dit Johnny, qui n’éprouvait plus aucune honte à l’idée de montrer sa trouille devant Shane.
J’ai essuyé la sueur qui coulait sur ma nuque dans la chaleur grandissante de l’habitacle. Aucun de nous n’osait ouvrir les vitres, encore moins descendre. Les hurlements des deux amstaffs enragés résonnaient dans la voiture et nous blessaient les tympans. Pendant de longues minutes, on a rissolé dans notre jus et j’ai senti la transpiration couler sous mes aisselles et dans mes reins.
Puis un coup de sifflet a retenti.
Les deux monstres se sont immobilisés, leurs oreilles orientées comme des paraboles vers l’origine du son.
L’instant d’après, ils se sont élancés vers l’escalier menant à la terrasse et ils ont grimpé les marche quatre à quatre. La porte d’un des chalets s’est ouverte. Darrell est apparu… Il a sorti un paquet de clopes et en a allumé une tranquillement en nous regardant. Charlie n’avait plus la moindre envie de faire une vanne sur lui, à présent. Il s’est immobilisé sur la terrasse et nous a contemplés fixement de là-haut ; Blayne Oates l’a ensuite suivi, plus petit que son frère, avec un visage cireux, un bouc noir et des cheveux luisants réunis en catogan. Ils étaient si dissemblables qu’on aurait pu les croire issus de deux mères différentes — ce qui était peut-être le cas. Une seule chose les réunissait : leur folie meurtrière. Le troisième frangin — Hunter — est apparu à son tour et j’ai eu l’impression que mes couilles cherchaient à disparaître dans mon scrotum. Avec son nez en bec d’aigle, son crâne chauve, sa bouche mince et ses lunettes noires, l’aîné des Oates était sans nul doute le plus effrayant des trois.
Darrell, Hunter et Blayne… Ils étaient là tous les trois — ne manquait plus que le Vieux.
Je me suis souvenu de ce qu’un adjoint du shérif avait dit un jour, après une de leurs innombrables frasques sur Glass Island : « Le plus dangereux, le plus cinglé, c’est le Vieux… »
Darrell portait le même blouson en cuir que la veille, Blayne et Hunter, des maillots de basket sans manches : Blayne avait des bras décharnés, parcourus de veines saillantes, Hunter, des bras musclés et des tatouages verts d’ancien taulard.
« Sortez de cette bagnole ! » a-t-il lancé.
Nous nous sommes exécutés, sans oser nous étirer malgré le long trajet en voiture qui avait laissé nos membres courbatus, dansant d’un pied sur l’autre. J’ai entendu le tonnerre gronder sourdement sur les montagnes et un brusque coup de vent chargé de poussière nous a aveuglés. J’ai battu des cils et j’ai aperçu des nuages noirs qui approchaient à grande vitesse, par-dessus les sommets, comme une armée fondant par surprise sur un territoire.
Là-haut, sur la terrasse, les trois frères se sont écartés et le Vieux a enfin fait son apparition. Nous avons senti le soudain changement d’atmosphère quand il s’est montré ; même l’attitude de ses fils s’est subtilement modifiée, comme celle de courtisans à l’apparition du roi. Du théâtre shakespearien, je me suis dit. Richard III, Macbeth et Le Roi Lear réunis, bordel. Il était petit mais trapu comme une armoire. Sa grosse tête couronnée d’un buisson dru de cheveux blancs. Avec sa face plate et carrée, son nez épaté et ses petits yeux ternes, le Vieux ressemblait plus à ses chiens qu’à ses fils. Et il paraissait aussi dangereux qu’eux.
Il s’est assis pesamment dans le fauteuil à bascule, ses cuisses écartées, encadré par sa progéniture, sans un mot.
Alors, les enfants de la tribu sont apparus à leur tour et ils ont dévalé les marches pour venir nous entourer et tirer sur nos vêtements, riant et piaillant. Puis ça a été le tour des femmes, une par une ; j’ai pensé encore une fois à Shakespeare, ou à une tragédie grecque. Et voici que la dernière à faire son entrée sur scène a été la mère, qui avait l’air plus féroce que tous les hommes réunis avec sa silhouette massive, sa tignasse emmêlée et grisâtre tombant sur ses épaules et sa poitrine qui s’écroulait jusqu’à son nombril sous sa robe-blouse informe.
« Qui vous a laissés entrer ? a-t-elle glapi d’une voix forte et aiguë.
— On a franchi la barrière, m’dame ! a lancé Shane.
— Tu sais pas lire, mon garçon ? » a dit le Vieux d’une voix nonchalante mais où perçait une menace diffuse.
J’ai pensé : on est vraiment vraiment vraiment dans une merde noire.
Les nuages ont gagné tout le ciel — et celui-ci a changé de teinte, passant en quelques secondes de l’azur au gris fer et, par endroits, au noir charbon. Le vent s’est mis à souffler plus fort, agitant les hautes branches. La peur soufflait pareillement sur nous.
« Shane, qui sont tes amis ? » a demandé Darrell.
Shane nous a fixés. Il était d’une pâleur terrifiante.
« C’est des amis à la fille qu’on a trouvée morte, a-t-il lancé vers la terrasse. Celle qu’ils ont découverte sur la plage de Glass Island !
— C’est marqué “Propriété privée”, a braillé la mère de nouveau, comme si la conversation ne l’intéressait pas, deux grosses taches rouges sur ses joues. Savez pas lire ? Z’avez pas l’droit d’être ici… On pourrait vous tirer comme des lapins, bande de merdeux !
— Ha ha, m’man ! s’est réjoui Hunter derrière ses lunettes noires. Ça, pour des p’tits merdeux, c’est des p’tits merdeux ! T’as déjà vu des p’tits merdeux com’ ceux-là venir jusqu’ici, Darrell ?
— Non, jamais, a dit Darrell en souriant. Tout se perd, frangin. Tout se perd… Même le respect.
— Ouais, a renchéri le petit Blayne en caressant son bouc noir. Des p’tits morveux qui respectent que dalle. C’est quoi, ce bordel, hein ? Depuis quand des gosses de riches, des p’tits pédés de la ville se permettent de venir chez nous ? Non mais où va le monde !
— Moi, je dis que le respect, ça s’apprend, pas vrai, chérie ? a lancé Hunter à l’une des femmes, la plus jolie. (Il l’a serrée contre lui, et elle nous a contemplés méchamment avant de sourire comme une givrée.) Y leur faut une bonne é-du-ca-tion…
— Une bonne éducation, yeap, a approuvé Blayne.
— Fermez-la ! a soudain dit le Vieux. S’ils nous disaient d’abord pourquoi ils sont là… Tu connais ce jeune morveux, Darrell ? Celui que t’as appelé Shane… Il me semble l’avoir déjà vu par ici.
— Il est déjà venu, a admis Darrell, gêné, on a fait quelques affaires ensemble…
— Depuis quand tu fais des affaires avec des mômes qui ressemblent à des gonzesses et qui ont vu plus de films de cul que de cramouilles, Darrell ? T’es devenu pédé ou quoi ? a voulu savoir Hunter et les femmes se sont marrées.
— Demandes-z’y c’qu’y veut », a dit le Vieux à Darrell en désignant Shane.
Un éclair est tombé dans les bois, immédiatement suivi par l’écho de la foudre. Une goutte a frappé mon crâne, comme un doigt, puis une autre, et puis tout un bataillon — et une ondée glacée a subitement balayé le terre-plein et nous a rincés tandis que tout le paysage se voilait.
Shane m’a regardé, l’air inquiet.
« Il veut parler à Darrell, a-t-il dit d’une voix de plus en plus faible, une main au fond de sa poche.
— Pourquoi tu gardes une main dans ta poche, fiston ? a fait le Vieux. Les enfants, revenez ici. »
La marmaille est remontée sur la terrasse et nous avons vu un garçon d’à peine douze ans, pâle et le visage criblé de taches de rousseur, émerger des bois avec un fusil d’assaut pointé sur nous, sur notre gauche.
« Sors ton feu, Shane, a dit Darrell d’un ton patelin. Et jette-le par terre. Lentement. »
Shane a obéi, sa lèvre inférieure tremblait.
« Z’avez d’autres armes ? a voulu savoir le Vieux de sa voix râpeuse.
— Non, m’sieur, j’ai lancé.
— Qui tu es, toi ?
— Je m’appelle Henry Walker, Naomi était ma copine.
— Qui ça ?
— La… la fille trouvée morte sur la plage… »
Le Vieux a cillé. Ses yeux luisaient comme deux bouts de métal embouti.
« Qu’est-ce que ça a à voir avec nous ? »
J’ai hésité.
« C’est peut-être à votre fils qu’il faut le demander… »
J’ai vu le regard du Vieux changer.
« Lequel ?
— Darrell… »
À ce moment-là, j’ai vu tous les sourires se figer — et le visage de Darrell est devenu très sombre à travers la pluie. Ses paupières se sont étrécies. Il a dévalé les marches dans ma direction, livide, les pupilles étincelantes.
« Espèce de petit enculé ! a-t-il lancé. Qu’est-ce que t’as dit ? »
J’ai reculé d’un pas mais il a avancé sur moi, très vite. Il m’a saisi par le col et m’a jeté d’une bourrade dans la boue, puis la pointe d’une botte m’a heurté dans les côtes et mes poumons se sont vidés d’un coup, tandis que la douleur embrasait toute ma cage thoracique.
« Sales petits bâtards de merde ! Je vais tous vous envoyer à l’hosto ! Z’entendez ?
— Ça suffit, Darrell, a ordonné le Vieux, mais j’ai quand même reçu un dernier coup qui m’a fait tousser et rouler-bouler. Relève-toi, petit », a-t-il ajouté.
J’ai obéi tant bien que mal — à genoux d’abord, debout ensuite — en me tenant les côtes, plié en deux. L’orage grondait au-dessus de nous, le vent nous assaillait. J’ai cligné des yeux à la fois à cause de la douleur et de la pluie qui rinçait mon visage fangeux ; j’avais la sensation que des griffes me serraient les côtes sous la peau.
« Explique-toi. »
J’ai hésité. Ils pouvaient aussi bien nous buter tous les quatre pour ce que j’allais dire. Surtout si Darrell avait tué Naomi. Mais je ne le croyais pas. Du moins, pas directement. Comme je l’ai dit, il l’aurait violée d’abord. Mais Darrell savait peut-être quelque chose… J’ai avalé ma salive, oublié la boule de ciment durci dans mon ventre et je me suis mis à parler — de la scène à laquelle nous avions assisté la veille, Charlie et moi —, et j’ai entendu Charlie gémir : « Oh, mon Dieu, non… » dans mon dos.
Tout le monde me fixait, à présent. Femmes et hommes. Des regards plus qu’hostiles : meurtriers. Plus j’avançais dans mon récit, plus le silence se faisait pesant, à peine troublé par les grondements de l’orage et le vent tourbillonnant qui chahutait les branches, et je me suis dit que je venais de signer mon arrêt de mort.
« Je suis venu pour savoir ce qu’il y a dans cette clé USB, ai-je conclu. C’est tout. Je sais que vous n’êtes pour rien dans le meurtre de Naomi et, de toute façon, je n’irai rien dire à la police, vous avez ma parole, ai-je conclu d’une voix tremblante.
— Vous entendez ça ? a ironisé Darrell en se retournant vers la terrasse. Il n’ira rien dire à la police. On a sa parole ! »
Puis il m’a envoyé valdinguer une nouvelle fois dans la gadoue d’une mandale dont j’ai bien cru qu’elle m’avait arraché la tête. Je l’ai secouée, j’ai fait jouer mes mâchoires — la douleur a explosé dans mes tempes et dans ma nuque. J’ai senti le goût du sang et de la boue sur ma langue.
Il m’a soulevé par le col, décollant mes fesses trempées de la fange.
« Je vais te tuer ! a-t-il dit et, en cet instant, je crois bien qu’il le pensait.
— Darrell, c’est quoi cette histoire de clé USB ? » a demandé Hunter Oates derrière lui.
Il m’a lâché. J’ai atterri de nouveau dans la boue.
« Pas devant eux, a-t-il dit.
— Est-ce que t’as quêq’chose à voir avec la mort de cette fille ? a demandé le Vieux.
— Quoi ? (Il s’est retourné et a craché par terre.) Cette pute, je sais même pas qui c’est ! Je l’ai peut-être baisée un jour, mais je m’en souviens pas. Si je devais me souvenir de toutes les chattes que j’ai tringlées… »
J’ai serré les dents, essayant d’évacuer la haine qui m’aveuglait. Le regard perçant du Vieux ne me quittait pas un seul instant, à travers la pluie. Elle avait collé ses cheveux blancs sur son front et trempait sa chemise sur son large poitrail.
« Qu’est-ce que tu veux, au juste, gamin ? » a-t-il dit.
Je me suis agenouillé, les mains sur mes genoux crottés, les fesses sur les talons, et j’ai repoussé ma mèche dégoulinante.
« Je veux savoir ce qu’il y a sur cette clé USB et ce qu’il y avait dans cet ordinateur qu’ils ont cramé, Taggart et lui. Rien d’autre…
— Pourquoi ?
— Parce que votre fils et Taggart étaient sur le ferry le soir où ma copine a disparu. (J’ai toussé, craché du sang dans la gadoue.) Et que je pourrais très bien aller raconter ça à la police si vous ne me donnez pas ce que je veux… »
J’ai vu le visage du Vieux se durcir, son regard se vider de toute chaleur, de toute humanité, et un vent glacial est passé sur ma nuque. Ça y est, cette fois tu es allé trop loin, me suis-je dit.
Tu es mort.
On est tous morts…
Tout le monde surveillait le Vieux, à présent, attendant sa réaction.
« Tu joues un jeu très dangereux, sale petit merdeux… Je pourrais très bien lâcher mes chiens sur deux d’entre vous, petits connards, ils vous arracheraient la gorge en un clin d’œil… Ensuite, deux ou trois balles perdues pour les autres en voulant les stopper et voilà — un terrible, terrible accident, ce serait… Un drame, oui… (Il a secoué la tête.) Bien sûr, il me faudrait euthanasier Bashar et Kim Jong, ça me fendrait le cœur — mais il faut parfois savoir faire des sacrifices… »
Sa voix douce et râpeuse était aussi noire que les nuages là-haut. Nous avons tous frissonné. Ma pomme d’Adam restée coincée à mi-hauteur de mon larynx, je me suis éclairci la gorge.
« Si je ne suis pas de retour pour la désactiver, une vidéo filmée hier soir arrivera directement sur l’ordinateur du shérif. Elle est programmée pour ça. Par ailleurs, il y a à Glass Island quelqu’un qui sait que nous sommes là…
— Et si on les torturait pour savoir où est cette vidéo et qui est cette personne ? a suggéré Darrell, ses yeux en amande posés sur moi — le pire étant qu’il ne plaisantait pas.
— Tu es comme mes fils, petit : tu as des couilles, a estimé le Vieux, songeur. Des couilles, mais pas de cervelle… Ton histoire de vidéo, c’est bidon. »
J’ai jeté un coup d’œil discret à Hunter et à Blayne sur la terrasse. S’ils s’éclipsaient maintenant, cela voudrait dire que nous ne ressortirions jamais vivants d’ici.
« Darrell, va faire une copie de cette clé et donne-la au petit, a ordonné le Vieux. Ensuite, emmenez-les au-dessus du lac, Hunter et toi, et… faites en sorte qu’ils n’aient jamais, jamais, envie de revenir, pigé ? (Darrell a hoché la tête d’un air entendu : apparemment, l’expression au-dessus du lac avait fait mouche ; Charlie, Shane, Johnny et moi, nous avons échangé un regard.) Mais pas de conneries, c’est compris ? » a ajouté le Vieux.
Il s’est ensuite tourné vers Shane.
« Toi, t’es déjà venu… »
Le Vieux s’est légèrement penché en avant dans son fauteuil.
« Tu es donc responsable pour les avoir amenés ici sans notre autorisation. Tu vas rester avec moi… On va parler, tous les deux, en attendant leur retour… Tu comprends bien que tu ne peux pas faire n’importe quoi, que ça mérite une punition, tu comprends ça, petit ? »
Je crois bien que je n’avais jamais vu Shane aussi pâle, aussi décomposé.
« Oui, m’sieur », a-t-il articulé et, tout à coup, j’ai eu très peur pour lui.
Une semaine plus tôt
Noah glissa une pièce dans deux boîtes à journaux devant le Blue Water Ice Cream Fish Bar, sur le parking des ferries, à East Harbor, puis il retourna vers sa Crown Victoria gris métallisé, le Seattle Times et le Islands’ Sounder à la main.
Le vent salé soulevait ses cheveux gris, ainsi que les pans de son manteau noir, et s’agrippait à son pantalon — noir également — comme des doigts d’enfant. Noah se rassit derrière le volant et prit son café dans le porte-gobelet, en regardant les collégiens descendre du bus scolaire, leurs sacs en bandoulière, troupe indisciplinée et chahuteuse se dirigeant vers la passerelle pour piétons. Comme tous les matins. Ceux-là étaient trop jeunes… Il y avait aussi, comme tous les matins, le type en gilet jaune qui s’apprêtait à faire la circulation : un visage de poivrot, des yeux injectés, la peau constellée d’un réseau de veinules bleues sur le nez et les pommettes. À moins que ce teint fleuri ne fût dû à l’air du large.
Noah reporta son attention sur les autres habitués : une grande femme aux longs cheveux gris et aux traits chevalins, un gros type en costume qui avait l’air d’un cadre de banque, un barbu en chemise de bûcheron avec une casquette d’Orcas Island, un couple dans la trentaine qui, trois matins de suite, s’était disputé dans sa voiture, la femme criant sur l’homme qui rentrait la tête dans les épaules, serrait les dents et fronçait les sourcils. D’autres encore. Et puis il y avait ce groupe d’ados. Ils arrivaient à bord d’un vieux pick-up GMC et d’une vieille Ford : deux très jolies filles, l’une rousse, l’autre brune, et trois garçons — un rouquin, un rondouillard qui devait être le rigolo de service et un autre… plus mince, plus sombre… Le rouquin sortait avec la rouquine ; le ténébreux avec la jolie brune. À part ça, ils avaient l’air de drôlement bien s’entendre, tous les cinq. Visiblement, ils se connaissaient depuis longtemps. Ça se sentait à la façon simple et naturelle qu’ils avaient de communiquer. Il y avait d’autres adolescents du même âge qui attendaient le ferry mais, sans savoir pourquoi, l’attention de Noah revenait toujours à ceux-là en particulier. Parce qu’ils dégageaient une aura de secrets partagés. Parce qu’ils étaient à l’évidence unis comme les doigts de la main. Et aussi pour une autre raison.
À bord du ferry, Noah s’était connecté au wifi, puis il avait passé en revue un certain nombre de groupes Facebook créés par les ados d’East Harbor et de Glass Island. De fil en aiguille, il avait pu identifier quatre des cinq jeunes gens : Charles Scolnick, Johnny Delmore, Kayla McManus, Naomi Sanders. Quatre sauf un… Le troisième garçon — le ténébreux — semblait n’avoir aucune existence sur Internet : pas de profil Facebook à son nom, pas de blog, pas de compte tweeter, aucune appartenance aux différents clubs de l’île — et il n’apparaissait pas non plus sur les photos de classe…
Quel ado de seize ans fait ça ? Quel ado de seize ans est à ce point invisible sur la Toile ?
Sauf si on lui avait ordonné de l’être…
La fois suivante, Noah s’était approché du poivrot au gilet jaune. Il lui avait offert une cigarette.
« Quel temps ! Fait pas chaud, hein ? »
Le gilet jaune avait tapé dans ses mains.
« Vous êtes pas d’ici, vous, hein ?
— Non, c’est vrai. Je cherche un commerce à acheter dans le coin, avait répondu Noah. En fait, je viens de vendre mon bar à Seattle. Ça marchait au poil, mais trop de boulot et des horaires impossibles… Et j’aimerais bien en ouvrir un ici : un truc sympa avec des cuivres et des boiseries, de la bonne musique et surtout de la bonne bière et du bon scotch, vous voyez ? »
Le poivrot voyait très bien. Une telle perspective allumait déjà une lueur dans ses yeux injectés.
« Dites, le gamin là-bas, celui avec les cheveux bruns, j’ai l’impression de le connaître, on dirait le fils de mes amis, les Webster. »
Le poivrot avait rigolé.
« Ça m’étonnerait. Ce gosse-là, il vit avec deux mamans. Un ado élevé par deux femmes, vous pouvez imaginer ça ?… S’appelle Henry. Henry Walker… »
Noah avait appelé Jay et lui avait rapporté l’histoire. Il était sûr que Jay et Augustine allaient mettre en branle toute la puissance de l’Agence — un peu comme de bombarder un moustique avec une arme thermonucléaire : s’il y avait quelque chose à trouver sur ce gosse, ils le trouveraient.
Une fois à bord, Noah continuait de les observer, l’air de rien, accoudé au bar avec son mauvais café. Puis il faisait un tour et se faufilait entre les passagers, en laissant traîner une oreille…
Malgré cela, il n’avait pas beaucoup avancé. Cette île n’aimait pas les étrangers. À part un ou deux ivrognes et la pipelette qui tenait le magasin de souvenirs, les habitants ne s’épanchaient pas facilement. Difficile de leur tirer les vers du nez. Mais il fallait voir le bon côté : il avait une chambre avec vue sur la baie — splendide les rares fois où elle n’était pas noyée dans le brouillard ou la pluie —, l’air était moins pollué qu’en ville, et c’était mieux payé et infiniment moins dangereux que d’enquêter sur un membre des gangs, sur des bikers défoncés avec leur propre marchandise ou sur un policier ripou.
Trois jours plus tard, Noah Reynolds eut pour la première fois, en ouvrant le journal, le sentiment que quelque chose se passait. Il y avait cet article à la une du Seattle Times :
Et, surtout, le lendemain, ce nouvel article avec la photo au-dessous.
C’était la fille brune, pas de doute : celle qui sortait avec l’ado ténébreux. Ils l’avaient appelée Naomi. C’était bien elle : Naomi Sanders. Son nom écrit dans le journal. On avait trouvé son cadavre sur une plage de Glass Island. Assassinée… Ça changeait tout ! En sortant sur le balcon de sa chambre, ce matin-là, il put le constater : l’armada des journalistes télé, radio et presse écrite avait déjà débarqué. Ils erraient autour de la marina et dans le centre comme des fourmis qui ont trouvé un accès au garde-manger. Dorénavant, il pourrait se fondre plus facilement dans la foule des nouveaux venus, mais pas sûr que ça facilite ses investigations auprès d’îliens déjà viscéralement méfiants.
Il fallait qu’il parle à Bernd Krueger. Le plus vite possible.
« Ralentis », a dit Hunter Oates.
Il était assis sur le siège passager, Charlie et Johnny à l’arrière. Darrell Oates suivait, au volant de son monstrueux F-350 Super Duty noir.
Le virage est apparu, tout en haut de la montagne. Et, en contrebas, le lac Diablo niché entre des pentes drapées d’épais sapins, avec ses deux îles. Ses eaux avaient pris une teinte grisâtre, et il y avait de la neige sur les montagnes dans le fond — les cimes se perdaient dans les nuages.
Le vent sifflait autour de la voiture.
« Avance sur le terre-plein », a dit Hunter en désignant le petit parking en terre battue, de l’autre côté du virage.
J’ai traversé la route.
« Avance tout droit. Avance encore… »
Ma pomme d’Adam s’est prise pour un ascenseur à grande vitesse. J’ai avancé jusqu’au bord du terre-plein. Au-delà commençait une courte pente abrupte à l’herbe rase, puis un à-pic vertigineux dévalait en direction du lac, avec de grands sapins tout autour, sentinelles altières.
« Si vous essayez de descendre, je vous abats », a dit Hunter — et il est sorti.
Dans le rétroviseur, je l’ai vu se hisser à bord du Super Duty, dont la masse menaçante envahissait toute la lunette arrière. Darrell et lui ont bavardé en nous observant à travers le pare-brise.
« Qu’est-ce qu’ils foutent ? » a dit Charlie.
Et soudain, j’ai vu le Super Duty bouger. Son pare-buffle a heurté mon pare-chocs arrière et la Ford s’est mise à avancer.
« Oh, nonnnnnnnnnnnn ! a hurlé Johnny. Ils vont pas écouter le Vieux ! Ils vont nous tuer, putain ! »
J’ai écrasé la pédale de frein. En vain. La Ford continuait d’avancer, irrésistiblement poussée par les quatre tonnes et demie du monstrueux 4 × 4 vers la pente, vers une inévitable série de tonneaux puis une chute de plusieurs centaines de mètres.
« Je sors de là ! Tant pis s’ils me flinguent ! » a lancé Charlie en ouvrant sa portière.
Les roues avant ont mordu la pente herbeuse, puis perdu de l’adhérence. Presque debout sur la pédale de frein, j’ai crié : « Sautez ! Sautez ! » Le Super Duty nous poussait toujours en avant… Johnny a ouvert sa portière à son tour, et ils se préparaient à sauter quand le F-350 s’est brusquement immobilisé. J’ai entendu qu’ils coupaient le moteur. J’ai aspiré une grande goulée d’air, le visage et le cou liquéfiés, la nuque contre l’appuie-tête, et je me suis senti comme Betty Lou Oliver[2].
Dans le rétro, Hunter et Darrell Oates ont bondi à terre.
« Toi, m’a dit Darrell, tu descends. Les autres, vous restez là-dedans. Essayez encore une fois de sortir de cette caisse, les mecs, et je vous jure qu’on vous jette nous-mêmes dans ce foutu lac. »
J’ai ouvert la portière et je suis descendu. Le vent qui soufflait sur les hauteurs m’a empoigné.
« Viens. »
Darrell est remonté à bord du Super Duty. « Monte. » J’ai obéi. J’ai grimpé dans la cabine, me suis assis à côté de lui. Il faisait si sombre qu’on aurait cru le soir arrivé alors qu’il n’était que 2 heures de l’après-midi ; le ciel était entièrement bouché, les sapins noirs et les montagnes presque invisibles à présent. J’ai distingué des lumières en bas, là où se trouve le village de Diablo : une poignée de baraquements sans doute destinés aux ouvriers du barrage.
Il a sorti la clé USB, l’a branchée et a allumé l’écran sur le tableau de bord.
« C’est pas une copie, c’est l’original, a-t-il dit. Mon père peut dire ce qu’il voudra : je te filerai pas de copie… Pas question. Ce vieux salaud croit qu’il commande mais je lui pisse à la raie… Tu vas regarder, maintenant, et après tu vas oublier c’que t’as vu. Et si tu parles de ça à la police, t’es un homme mort, t’entends ? Je veux dire un petit puceau mort… Si c’est pas moi qui te fais la peau, ça sera mes frangins. Et si on se retrouve tous en taule à cause de vous, on a suffisamment d’amis pour qu’un jour il vous arrive un méchant accident, tu piges ? Et ils s’en prendront aussi à tes deux mamans. Tu vois : je sais qui tu es… Ils leur feront mal, oh ouais, ils les feront souffrir, peut-être même qu’ils les violeront, tu comprends ? Ça leur ferait du bien, pour une fois, d’avoir une bite… Pareil pour vos copines et tes potes, là… Tu as pigé ? »
J’ai hoché la tête, dents serrées. Il a lancé la vidéo.
Les mêmes images que celles aperçues sur l’ordinateur de Taggart. Les mêmes silhouettes aux masques blancs. Vêtues de pantalons et de tee-shirts noirs. Hommes et femmes. La vieille église en bois transformée en atelier de théâtre par Nate Harding. La vidéo prise à travers une vitre, à l’insu des participants. J’ai dégluti. Ils se donnaient l’accolade, comme la dernière fois. Se congratulaient. S’encourageaient. Puis ils ont commencé à se… déshabiller.
… à se toucher…
… à se caresser…
La plupart avaient des corps de personnes mûres, mais il y en avait aussi quelques-uns de plus jeunes au milieu. Ces derniers étaient l’objet de toutes les attentions ; les mains des autres s’activaient sur leur peau, dans les moindres replis de leur anatomie. Je respirais de plus en plus fort, fasciné et nauséeux.
« Sacré spectacle, hein ? » a commenté Darrell.
Je ne pouvais détacher mon regard de l’écran, penché vers le tableau de bord.
Il n’y avait aucun son, mais ce n’était pas la peine : on devinait les soupirs, les gémissements…
Bientôt, ils sont passés aux pénétrations — un méli-mélo de corps et de membres, de sexes et d’orifices, une mêlée, une orgie, une bacchanale tumultueuse et frénétique…
Mais un détail, surtout, a attiré mon attention.
« Qui a filmé ça ? j’ai demandé, la gorge serrée.
— Taggart.
— Pourquoi vous avez fait cette vidéo ?
— À ton avis ? Pour faire chanter ces beaux messieurs-dames, ducon. On les a tous identifiés. Des notables, il a dit en insistant sur ce mot. Des gens bien comme y faut d’East Harbor. On s’apprêtait à leur envoyer un petit cadeau pour Noël : une jolie petite vidéo de derrière les fagots…
— Vous ne l’avez pas fait ? »
Il a secoué la tête.
« Quelqu’un nous a devancés.
— Qui ça ? »
Des éclairs zébraient le ciel sombre, à présent. Il a haussé les épaules.
« Si je le savais… (Puis il a souri.) Et tu sais quoi, tête de nœud ? C’est pas moi, le maître chanteur, en fin de compte, c’est moi qu’on fait chanter. Putain, c’est-y pas beau, ça ? Quelqu’un fait chanter Darrell Oates. Ça te la coupe, hein ? Faut en avoir une sacrée paire, c’est ce que tu te dis, et t’as raison…
— À cause de cette vidéo ? »
De nouveau, il a secoué la tête négativement.
« Non, bien sûr, ai-je dit en comprenant soudain, à cause de ce qu’il y avait sur l’ordinateur de Taggart, celui que vous avez cramé…
— Exact.
— Et il y avait quoi dessus ? »
Il m’a détaillé longuement.
« Tu deviens trop curieux, gamin. Disons qu’il y avait des preuves compromettantes sur nos petites activités, tu vois ? Nos petites affaires à Jack et à moi… Des preuves que Jack et moi, on avait reçues par mail…
— Des preuves en possession de l’autre maître chanteur ?
— C’est ça. »
La pluie a giflé d’un coup les vitres du 4 × 4, et je l’ai entendue chanter sur la tôle.
« Comment se les est-il procurées ?
— Ça, c’est la question à un million de dollars, mec. Si je le savais, je saurais qui c’est…
— Je vous ai entendu dire que les flics allaient débarquer, quand j’étais planqué dans les bois.
— Ça paraît logique, non ? Jack était à bord du ferry, et moi aussi, comme tu l’as fait remarquer. Et il a une sale réputation sur Glass Island, avec son passé et sa façon de vivre seul comme un con au fond des bois…
— Il n’y a pas que ça, ai-je insisté. Vous aviez l’air plutôt sûr de votre coup… »
De nouveau, il m’a dévisagé — puis il a souri, comme s’il s’apprêtait à m’en raconter une bien bonne.
« Quelqu’un nous a prévenus…
— Prévenus ?
— Que les services du shérif allaient fouiller la baraque de Jack à l’aube et les bois avec. C’est Jack qui a reçu le premier mail du corbeau sur son ordi, au sujet de nos petites affaires. Ensuite, j’ai reçu le même. Alors, je voulais m’assurer qu’il faisait bien ce qu’il fallait avec ce foutu ordinateur. Avant que les keufs ne débarquent…
— Quelqu’un au sein du bureau du shérif ? » ai-je dit, incrédule.
Il m’a jeté un coup d’œil méfiant.
« T’as pas besoin d’en savoir plus, gamin. Et arrête de me baratiner, p’tit con. Voilà, tu sais tout c’que t’as besoin de savoir. Y a rien d’autre… Maintenant, tu descends et tu te casses. Si jamais j’entends encore parler de vous…
— Et vous n’avez pas une petite idée de l’identité du maître chanteur ? » ai-je insisté.
Il a hésité. A secoué la tête.
« Pas la moindre, a-t-il lâché en soupirant. J’ai essayé de le trouver, c’t’enculé, tu peux me croire : j’ai essayé, mais c’est un gros malin. Les livraisons ont chaque fois des modes opératoires différents ; la première fois, je devais laisser ma caisse ouverte avec l’enveloppe dans la boîte à gants, sur le ferry, et monter au bar. La deuxième fois, tu penses, j’avais collé une webcam dans la bagnole mais il m’a appelé avec un numéro masqué, il m’a demandé de jeter le fric dans une poubelle d’East Harbor et de repartir par le prochain ferry. J’avais un type à moi qui est resté sur l’île et qui a surveillé la poubelle toute la putain de journée et même la nuit suivante. Personne ne s’est pointé. Finalement, les éboueurs sont passés et le fric a fini dans la benne ! C’t’enculé m’a rappelé et m’a dit que si je lui refaisais un coup pareil, les flics auraient les preuves de nos trafics dans l’heure. Puis il a exigé le triple de la somme…
— Sa voix, elle était comment ? Jeune ou vieille ?… Homme ou femme ?… »
Je le sentais s’échauffer à mesure qu’il parlait. Cette histoire le foutait en rogne, mais le fascinait aussi.
« J’en sais foutre rien, moi… Je reçois que des textos et des mails. Il est pas stupide. Peut-être que je le connais, c’est ce que je me suis dit. Mais je vais te dire autre chose, petit : si je chope ce fils de pute, il va regretter d’avoir été mis au monde par sa catin de mère. Parce que je vais le faire souffrir, et pas qu’un peu : je lui arracherai les yeux avec une cuillère, à ce sac à merde, et après je pisserai dedans, et je ferai des courroies de radiateur avec ses intestins. Et tout ça avant qu’il ait eu le temps de crever… »
Ça ne paraissait pas être des paroles en l’air, même s’il en rajoutait sûrement. Il s’est penché, m’a ouvert la portière.
« Allez, dégage… Hé, Walker ! a-t-il lancé quand j’ai eu mis pied à terre, ne m’encule pas, t’entends ? Surtout, n’essaie pas de m’enculer, p’tit con. »
Le vent a soulevé mes cheveux. J’ai opiné. Avertissement inutile : vouloir doubler les Oates, c’était comme s’amuser avec de la nitroglycérine ou du C4. Hunter m’a donné une grande tape dans le dos qui m’a secoué les os et il a pris ma place sur le siège passager. Les portières ont claqué et le Super Duty a fait marche arrière à toute vitesse. Puis ils ont décrit un demi-tour serré en faisant hurler les pneus et je les ai regardés s’éloigner.
J’ai marché lentement vers la Ford, le cerveau vide. Une seule image y demeurait, l’une des jeunes femmes nues et masquées sur la vidéo : sa peau était scarifiée.
On a très peu parlé sur le chemin du retour. Quand Charlie et les autres ont voulu savoir ce qu’on s’était dit, Darrell et moi, et ce qu’il y avait sur la clé USB, j’ai parlé de la vidéo, du maître chanteur, de la partouze — mais j’ai omis de leur parler de Naomi.
Son souvenir me rendait malade. Je n’arrivais pas à décoller cette image de ma rétine et de mon cerveau : Naomi nue et masquée au milieu de ces hommes et de ces femmes qui avaient le double ou le triple de son âge… J’atteignais les derniers virages avant Concrete quand j’ai dû immobiliser la Ford en urgence et me précipiter dehors pour vomir.
Mais le pire était Shane : j’avais craint de le retrouver salement amoché, mais je ne voyais aucune blessure sur lui. Du moins, apparente… Car, pour le reste, il avait le teint grisâtre et son regard était comme vacant, perdu quelque part ou peut-être tout simplement resté là-haut. À bord du ferry, il a choisi de s’asseoir à l’écart, de l’autre côté de l’allée, ses poings serrés sous la table. Il semblait fatigué, triste, éreinté. Il regardait droit devant lui et tout son langage corporel nous invitait à nous tenir à l’écart. J’ai pourtant quitté notre table pour m’asseoir à côté.
« Retourne là-bas, Henry. Je veux être seul… »
Sa voix maîtrisée — mais sous laquelle affleurait une tension colossale — a fait courir un frisson tout le long de ma colonne vertébrale.
« Qu’est-ce qui s’est passé là-haut, avec le Vieux ? » j’ai demandé.
Il a tourné la tête vers moi. L’éclat noir et mat de ses yeux m’a répondu — et il m’a fait froid dans le dos.
« Tu as entendu ce que je t’ai dit ? » Mais il a paru soudain se souvenir d’un truc. « Tu n’as pas tout raconté, a-t-il ajouté. Qu’est-ce que tu as vu sur cette vidéo qui t’a mis dans cet état ? »
Je lui ai dit ; je l’ai vu s’assombrir encore plus si c’était possible, ses pupilles se sont éteintes. J’ai cru un instant qu’il allait me saisir par le col et me traiter de menteur. Il a secoué la tête. « Putain, Naomi avec ces porcs… J’arrive pas à le croire… Tu es sûr que c’était elle ?
— Est-ce que tu crois que je t’en parlerais, sinon ? Qu’est-ce que tu crois ? Ça me fout en l’air autant que toi… C’était elle, Shane, il n’y a pas le moindre doute… »
Il a donné un violent coup de pied dans la banquette opposée.
« On va aller voir cet enculé de Nate Harding et on va lui faire cracher le morceau… », a-t-il lancé.
J’ai acquiescé.
« Demain, après les funérailles, j’ai dit. Ça ne nous empêchera pas d’honorer son souvenir, pas vrai ? »
Il m’a regardé tristement, a approuvé.
« Sûr… Ce n’était pas la Naomi qu’on connaît, de toute façon… C’est impossible… Ils ont dû la droguer ou quelque chose comme ça… »
J’ai hoché la tête. Mais je n’étais pas aussi affirmatif que lui. Je revoyais ses sautes d’humeur, ses silences, ses absences — et toutes ces marques sur sa peau… Il y a autre chose dont je n’ai pas encore parlé : les derniers temps, Naomi avait changé. Il n’y avait pas que l’automutilation. C’était un changement en profondeur. Elle était devenue plus sombre, plus secrète, moins spontanée ; même Johnny, entre deux volutes d’herbe lui enfumant la cervelle, l’avait noté. Ses pupilles vitreuses traversées d’un éclair de lucidité, il m’avait un jour donné un coup de coude et dit : « Qu’est-ce qu’elle a ? » J’ai oublié à quel sujet c’était, mais je me souviens de la réponse de Kayla : « Ses règles, probablement. Putain, elle est carrément bizarre en ce moment… »
Je suis revenu à la charge.
« Tu es sûr que tu ne veux pas parler de ce qui s’est passé ? »
Il m’a alors saisi par le col, m’a soufflé au visage : « Si j’ai un conseil à te donner, c’est de retourner à ta place », d’une voix si dure, si pleine de menaces, qu’elle m’a fait l’effet d’une gifle.
J’ai obéi.
La traversée vers Glass Island, alors que l’orage était descendu des montagnes, a été aussi sinistre qu’un cortège funèbre. Personne ne parlait. De temps à autre, je me tournais vers Shane. Il ne nous voyait pas. Il regardait droit devant lui et, par instants, ses lèvres tremblaient.
En arrivant devant la maison, j’ai hésité. J’avais eu beau me nettoyer dans les toilettes du ferry, mes vêtements étaient toujours trempés et crottés et la douleur dans mes côtes si vive que j’avais du mal à me tenir droit. J’ai garé la voiture un peu plus loin et je me suis glissé sous l’averse jusqu’à la véranda. J’ai jeté un œil par la fenêtre. Personne. C’était quitte ou double… En ouvrant tout doucement la porte, j’ai entendu la voix de Liv monter du salon par-dessus le bruit de la pluie : « Non, c’est un téléphone à carte prépayée, je l’ai acheté aujourd’hui… »
Je me suis demandé de quoi elle parlait. En même temps, le ton de sa voix — feutré, dissimulateur — m’a mis la puce à l’oreille. J’allais grimper directement à l’étage, mais je me suis ravisé et je me suis immobilisé en bas de l’escalier.
« Je crois qu’ils sont sur nos traces, je crois qu’ils nous ont retrouvées… J’ai fait une bêtise, Frank, j’ai été stupide… »
À qui diable parlait-elle ? Et de quoi ? Son ton était non seulement celui de quelqu’un qui complote, mais aussi de quelqu’un qui a peur.
« Qu’est-ce qu’on va faire ? Tu as une idée ? »
J’ai eu le désagréable sentiment que non seulement je n’aurais pas dû épier cette conversation, mais que le faire risquait d’avoir des conséquences désastreuses pour nous tous. Et puis, j’ai repensé à tout ce qui s’était passé depuis quarante-huit heures et j’ai senti une curiosité incontrôlable me gagner.
« Frank, on ne peut pas continuer de parler de ça au téléphone. Demain au Shirley’s à 16 heures, d’accord ? »
J’ai noté l’heure et le lieu dans un coin de mon cerveau. Puis je me suis éclipsé.
Il y avait la foule des grands jours pour les funérailles de Naomi, le lendemain. La municipalité d’East Harbor et la paroisse St. Francis avaient décidé de prendre à leur charge les obsèques en l’absence de parents pour le faire : le service religieux était prévu à 11 heures dans l’église catholique mais, une heure avant, le petit parking était déjà plein, occupé non seulement par les habitants de l’île venus en nombre, mais aussi par les véhicules de presse, dont trois cars-régies qui jetaient une note profane avec leurs grandes corolles paraboliques.
La tempête s’était encore renforcée ; le ciel avait pris la couleur de la cendre, rafales et embruns tourbillonnaient dans les rues d’East Harbor comme des mauvais génies persécutant les passants, faisant gémir les enseignes et claquer les drapeaux. Aussi les personnes venues assister au service funèbre couraient-elles se réfugier dans les ténèbres de l’église. Les bancs à l’intérieur étaient déjà blindés quand nous sommes entrés mais — Charlie en tête — nous avons remonté l’allée centrale et obligé quelques personnes à se pousser un peu pour prendre place au deuxième rang. Il régnait une atmosphère électrique — moins du recueillement que de la nervosité — due sans doute à la façon dont Naomi était morte, et j’ai senti de nombreux regards peser sur mes épaules. J’ai cherché des yeux la mère de Naomi. Elle n’était pas là. Personne ne l’avait vue depuis la mort de sa fille… Je savais qu’au lycée les langues se déliaient et que les hypothèses les plus folles circulaient. Où était-elle passée ? J’étais sûr que tout le monde à l’intérieur de l’édifice ne pensait qu’à cette absence. Dans les rangées de droite, j’ai aperçu le shérif Krueger et ses adjoints : Chris Platt, Nick, le frère de Charlie… Les parents de celui-ci étaient juste derrière ; la mère de Charlie a tourné la tête vers moi et m’a fait un sourire. J’ai ensuite cherché Liv et France et, quand je les ai eu trouvées, France m’a regardé longuement, tendrement, et je me suis senti moins seul. Tout le lycée de Pencey Island était là aussi, massé dans les derniers rangs, les filles me foudroyant du regard depuis le fond, et j’étais convaincu que leurs téléphones portables les démangeaient dans leurs poches. Il y avait même de jeunes Indiens Lummi qui avaient connu Naomi enfant, quand toute la famille vivait sur la réserve, à l’ouest de Bellingham.
La voûte en bois de l’église St. Francis évoque la coque renversée d’un bateau. On y a accompagné dans sa dernière sortie plus d’un pêcheur mort, devant un cercueil vide, et il y a une plaque à la mémoire des disparus en mer sur un côté — dont la liste est à peine moins longue que celle du port de Ballard. Le cercueil de Naomi n’était pas vide mais scellé. Il n’y aurait pas d’exposition… Le type des pompes funèbres n’avait pas pu faire de miracles, et je me suis fait la réflexion que j’étais peut-être le seul à part les flics à avoir vu son visage après. Posée sur deux tréteaux, la bière croulait sous les monceaux de fleurs — œillets, roses blanches, lis orange — et un grand portrait en noir et blanc se dressait à côté, sur un chevalet. Elle souriait sur cette photo. Elle était belle, lumineuse. Ses lèvres brillaient d’un doux éclat et elle nous fixait sans détour. J’ai dû détourner les yeux. J’avais mal, dans mon âme et dans mon corps — qui gardait le souvenir des coups de Darrell. Je ressentais un étourdissement, une sensation de flottement, comme si mes vêtements étaient remplis d’air.
Momentanément ébloui par un rayon de soleil qui avait réussi à percer nuages et vitraux, j’ai tourné la tête et je l’ai aperçu : Nate Harding — cheveux teints en noir, petit bouc à la Méphisto. Il portait un fin pull noir trop ajusté sous une longue veste en porc suédé presque incongrue pour la circonstance. Comme s’il avait senti mon coup d’œil, sa tête a pivoté et nos regards se sont accrochés. Il n’a pas détourné le sien. Il m’a fixé et il m’a semblé voir un léger sourire errer sur ses lèvres. Pendant un instant, les braises de la colère se sont rallumées au fond de mon ventre.
Mes yeux ont continué de parcourir l’assistance. « Des gens bien comme il faut », avait dit Darrell Oates. Presque tout East Harbor était présent. Parmi eux se trouvaient forcément ceux que j’avais aperçus sur la vidéo, ces corps d’hommes et de femmes mûrs, ridés, ces corrupteurs qui se tenaient aujourd’hui dans l’église, crachant silencieusement leur mépris à la face du Christ que je voyais là-bas, sur le mur, le menton pendant sur la poitrine, portant le fardeau de l’humanité, et — quoique j’entretinsse avec la religion une relation distanciée — j’ai ressenti leur présence comme une épine dans ma chair. Comme une injure à la face de Dieu. J’ai de nouveau contemplé Nate Harding : à présent, il écoutait les intervenants, un calme insupportable posé sur ses traits.
Le premier a été Jim Lovisek. Il a parlé d’une voix pleine de compassion et de retenue de la Naomi brillante, excellente élève, s’investissant dans les activités annexes du lycée, et il a ému l’assistance en évoquant sa propre fille morte à l’âge de treize ans. « Naomi, a-t-il dit, est sans doute celle qui m’a fait le plus penser à elle, elle lui ressemblait beaucoup. » J’ai tourné la tête une nouvelle fois et j’ai surpris des regards humides, qui fixaient le vide, des mouchoirs dans des poings serrés, j’ai perçu des reniflements discrets. Kayla a ensuite pris la parole. Elle a parlé de façon amusante de « sa meilleure amie », son « âme sœur », « insupportablement perfectionniste », « horriblement tatillonne », « affreusement moralisatrice » et « géniale, tout simplement », puis leurs interminables discussions à treize ans pour savoir « qui, de Robert Pattinson et de Daniel Radcliffe, était le plus cool »… L’auditoire a ri, l’atmosphère s’est détendue. Merci Kayla. Un représentant de la nation Lummi a évoqué les séjours fréquents qu’elle avait faits dans la réserve quand elle était plus jeune, et comment les autres enfants l’adoraient.
Puis le prêtre s’est approché du lutrin.
« La vie est brève, a-t-il déclaré dans le micro, et l’ambiance s’est de nouveau chargée de gravité. La nuit nous attend. Nous n’avons pas demandé à naître, nous ne demandons pas à mourir. Nous sommes là pour souffrir, et nous faisons souffrir aussi. Certains plus que d’autres… »
Le ministre du culte a posé les yeux sur nous et a levé un bras, chacun de ses mots aussi distinct que le bruit de la batte frappant la balle.
« Le diable rôde. Vous vous demandez comment une si belle enfant, une jeune fille si pure (mes mâchoires ont joué sous la peau de mes joues et j’ai résisté à la tentation de lorgner à nouveau Harding), si honnête, si serviable, si aimée de tous, a pu subir un sort aussi odieux. Je ne le sais pas. Je n’ai pas de réponse à vous fournir. Nous ne sommes pas là, aujourd’hui, pour comprendre. Ce monde est incompréhensible. Et pourtant sa violence, ses massacres, ses injustices, ses horreurs n’ont qu’une seule origine : nous. Nous sommes les seuls responsables. Dieu nous a laissé cette liberté. Et ce fardeau… »
Les mots « nuit », « naître », « mourir » nous ont transpercés comme des clous dans un cercueil ; on se serait cru dans un de ces films de Bergman que mes deux mamans adoraient se repasser. L’homme au col romain a repris son souffle — et nous avec.
« La mort est toujours un scandale, a-t-il dit. Celle d’un enfant, d’une jeune fille de seize ans est un double scandale. Naomi, à jamais présente dans nos cœurs, symbole de vie et d’enthousiasme, symbole d’avenir… Cela nous paraît si illogique, si injuste. »
Je n’ai pas écouté le reste. C’était plus que je n’en pouvais supporter. Mes oreilles se sont fermées sans même que je m’en rende compte et mon esprit est parti ailleurs. J’ai pensé au maître chanteur… À Darrell Oates, à Jack Taggart, à Nate Harding, une nouvelle fois… La mort de Naomi était-elle à chercher de ce côté-là ? Son assassin se cachait-il derrière un de ces masques de théâtre ? Ou bien fallait-il le chercher parmi les passagers du ferry, ce soir-là ?
La cérémonie a duré environ deux heures. Des lecteurs se sont succédé au lutrin ; il y a eu des chants. Tout le monde espérait que les grandes portes de chêne allaient s’ouvrir et la mère de Naomi apparaître, mais elle n’est pas venue. À n’en pas douter, son absence était dans toutes les têtes. Était-elle seulement en vie ? Avait-elle quelque chose à voir avec ce qui était arrivé à sa fille ? Ces questions, tout le monde se les posait. Nous avons assuré le dernier voyage de Naomi au cimetière l’après-midi — quelques courtes prières, un peu de pluie, beaucoup de vent et tout a été fini.
Je n’ai pas pleuré, ni au cimetière ni à l’église. À la sortie de la messe, Liv et France m’ont entouré puis, après l’inhumation, elles ont filé en vitesse. À la fin, j’étais vidé, anéanti. Cette journée, c’était l’acte de décès définitif de Naomi. La vision de son cercueil dans l’église avait été encore plus éprouvante que celle de son cadavre sur la plage. À distance, les caméras de télévision filmaient tout — en permanence braquées sur notre île.
Charlie, Johnny, Kayla, Shane et moi, nous nous sommes dirigés vers nos voitures, Paulie et Ryan nous suivant en retrait.
« Rendez-vous au magasin à 18 heures », a dit Charlie.
À cet instant, un immense éclair a fait sursauter tout le monde et, devant nos yeux ébahis, un vieil arbre qui se trouvait à l’autre bout du terrain de base-ball a été fendu par la foudre. Des cris se sont élevés. Je suis sûr qu’il y en a eu certains pour y voir un signe. Mais je regardais déjà ailleurs. Le grand type vêtu de noir, celui qui ressemblait à une statue de l’île de Pâques, il se tenait un peu plus loin, près de sa Crown Victoria — et il ne matait pas le vieil arbre : il me zieutait, moi.
« Alors, c’est là que vous vous réunissez », a dit Shane.
Et il est entré dans le magasin. Il y était déjà venu, bien sûr, de jour, mais il n’en regardait pas moins partout, un petit sourire aux lèvres, comme s’il découvrait l’endroit pour la première fois. Il en a fait lentement le tour, humant les parfums d’épicerie, flânant entre les rayons, s’est arrêté devant celui des M&M’s, des Kit Kat, des Milk Duds, des Bazooka et des Skittles, a ouvert une boîte de Twinkies, en a pris deux avant de marcher jusqu’aux tables du fond.
« C’est cool, le soir, comme endroit. »
Il s’est assis, a déchiré l’emballage et a porté le Twinkie à sa bouche. On l’a entendu mastiquer. Charlie n’a rien dit. J’ai bu une gorgée de Coca qui a pétillé sur ma langue.
« Il y a un truc qu’il faut que je vous dise, ai-je déclaré, la maigre clarté des vitrines de bières et de sodas peignant nos visages de couleurs sourdes. Il y avait Naomi sur cette vidéo…
— Quoi ? »
L’exclamation — incrédule — était venue de Kayla. Elle a reposé sa canette. Même dans l’ombre, je pouvais discerner le scepticisme dans ses yeux.
« Tu en es sûr ? Si j’ai bien suivi, tous les participants portaient des masques…
— Crois-moi, Kayla. Je n’ai pas eu besoin de voir son visage pour savoir que c’était elle… »
Elle n’a rien ajouté. Mais elle avait pris un air buté et méfiant. Pendant un moment, aucun de nous n’a parlé. Les images de la vidéo continuaient de me brûler le cerveau. Puis Shane a ouvert la bouche.
« Moi aussi, il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit, Henry… (Il a hésité.) Au sujet de cette vidéo… »
Nous l’avons fixé à travers la pénombre, il a passé une main dans ses cheveux.
« Eh merde ! (Il a cogné du poing sur la table.) Bon… autant que vous le sachiez : moi aussi, j’ai participé à ces… soirées… Une ou deux fois… Et puis, je les ai envoyés se faire foutre, tous ces tordus et ces vieilles peaux…
— Tu as quoi ?
— Ils m’ont proposé de la thune, s’est-il justifié. Beaucoup. Enfin, suffisamment… »
J’ai repensé à l’amitié qui liait Shane et Naomi.
« Elle était présente quand tu…
— Non ! Non, je te le jure, jamais ! Je l’ai jamais vue là-bas !
— Comment ça a commencé ?
— Par la pharmacienne, a-t-il répondu.
— Explique-toi !
— C’est elle qui m’a approché en premier. » L’espace d’un instant, je me suis demandé s’il n’affabulait pas. La pharmacienne était la cougar sur laquelle tous les mecs du bahut fantasmaient. Une très belle femme, pas loin de la quarantaine, un corps d’enfer. Et, comme l’avait dit Charlie une fois : « Elle a des yeux qui sentent la chatte. »
« Approché ? Comment ça, “approché” ?
— Sur le ferry, un jour en mai ou juin, elle m’a plus ou moins dragué, je te jure… J’avais décidé de sécher le sport… C’était en milieu d’après-midi : le ferry était presque vide… » Il nous a adressé un sourire juvénile, un sourire qui le rajeunissait d’au moins cinq ans.
« Elle est venue s’accouder à côté de moi, sur le pont supérieur. Elle m’a demandé comment allait ma mère (la mère de Shane était atteinte de sclérose en plaques) et comment se passait le lycée. Elle était vachement bronzée et canon, ce jour-là… Elle souriait et je voyais la bretelle de son soutien-gorge parce que celle de son débardeur avait glissé sur son bras… On a bavardé, mais c’était plus qu’un simple bavardage : elle flirtait carrément, ouais. En partant, elle m’a glissé son numéro de téléphone. Elle m’a dit de l’appeler si j’avais besoin de quoi que ce soit, elle a même dit qu’elle espérait que je l’appellerais, et un de ses seins s’est appuyé contre mon bras quand elle a dit ça.
— C’était quand ?
— Il y a six mois environ…
— Putain, tu as seize ans et elle quarante ! me suis-je exclamé.
— Ouais, ouais, je sais… C’est ça, le truc. Comme je t’ai dit, elle était vachement bronzée et canon… On voyait la moitié de ses nichons, bordel !
— Et tu as fait quoi ? a demandé Charlie, non sans un tremblement dans la voix.
— À votre avis ? Je l’ai rappelée, tiens.
— Vous avez… couché ensemble ?
— Ouais. Ouais. On a baisé. Mais pas au début. Au début, on parlait et on se baladait dans les bois… Ou bien on roulait au hasard et on se garait quelque part, on s’asseyait au soleil, au bord d’une plage. Quelquefois, elle apportait de la bière fraîche dans une glacière et des sandwiches. C’était cool…
— Comment… comment ça s’est passé ? a demandé Charlie d’une voix quelque peu étranglée.
— Tu veux dire : la chose ? Ben, comme d’habitude. Un jour, je l’ai chopée et je l’ai embrassée. Elle attendait que ça. Putain, les mecs, cette salope, c’est un sacré coup ! Désolé, Kayla, mais c’est la vérité.
— Incroyable, a soufflé Charlie, comme si on venait de lui apprendre que le paradis existait et que l’entrée s’en trouvait à la pharmacie.
— Et après ? j’ai dit.
— Pendant quelque temps, on a continué : dans sa voiture, dans une cabane de pêcheurs… même une fois sur leur bateau, dans leur cabine ! Elle m’avait dans la peau, a-t-il ajouté, et je l’ai vu gonfler la poitrine comme tout mâle persuadé qu’il est un meilleur coup que son voisin. Et puis, elle m’a dit qu’il y avait un groupe d’adultes sur l’île qui organisait des soirées… Si ça m’intéressait, je pourrais coucher avec d’autres femmes. En plus, il y aurait de l’alcool et de la dope. Et on me donnerait de l’argent… Je pourrais même coucher avec des hommes, si ça me branchait. Je lui ai dit que j’étais pas pédé…
— Et tu y as été, ai-je conclu.
— Ouais… Deux fois… »
J’ai vu ses yeux luisants, dans la pénombre, sa lèvre inférieure qui tremblait. L’ombre au fond de son regard. Ce n’était pas le Shane que nous connaissions.
« Ces gens, a dit Shane, ils ont l’air bien élevés, cultivés, sympas — mais les choses qu’ils font… Je me sentais sale chaque fois que je rentrais chez moi… J’ai dit à la pharmacienne que je voulais plus y aller. Elle m’a supplié ! Elle m’a même dit qu’elle était amoureuse de moi, tu parles… »
Il a baissé la tête puis l’a relevée. Sa voix a vibré de fureur contenue.
« Le pire était Nate Harding. Il aime le sexe brutal, mais surtout il aimait droguer les jeunes avant et, quand on était bien dans les vapes, il nous faisait faire des trucs de plus en plus dégueulasses. Lui, il se contentait de regarder. Il aimait bien que je sois violent avec mes partenaires, ça l’excitait… Plus c’était tordu, plus il aimait ça. Nate ne recherchait pas seulement son plaisir : il voulait nous faire du mal. Son plaisir à lui, c’était de nous corrompre, de nous abîmer… en tant que… personnes… qu’êtres humains… »
J’ai eu froid, tout à coup. J’ai frémi en songeant à Naomi passant entre leurs mains. À ce qu’ils avaient fait d’elle. À toutes ces ordures présentes à l’église, écoutant tranquillement le sermon du prêtre avec toute cette fange en eux.
« Les autres, c’était qui ? » j’ai demandé.
Il a haussé les épaules.
« Tu as vu, ils portent des masques… Et ils ne parlaient pas. Jamais. À part quelques bonnes femmes qui couinaient comme de vieilles truies…
— T’en as reconnu aucun ? »
Il a réfléchi.
« Si. Un pêcheur d’Orcas. (Il a donné son nom.) Et aussi Howie, le barman du Jolly Roger, à cause de son tatouage… C’est tout. »
Je n’en suis pas revenu. Le pub où nous allions presque chaque jour ! Notre deuxième repaire ! Quand Naomi s’asseyait avec nous, cette ordure savait — il avait participé, il l’avait vue à poil dans les bras d’autres hommes. Debout derrière son comptoir, il se repassait peut-être les meilleurs moments…
« Il y avait d’autres jeunes comme toi ?
— Ouais. Mais pas de mon âge, ça non, et pas d’ici non plus : je les aurais reconnus. D’ailleurs, la première fois, un type s’est embrouillé avec elle à cause de mon âge et elle lui a menti en disant que j’étais majeur, mais le mec l’a pas crue… »
J’ai soudain pensé à la période où étaient apparues les premières scarifications. À ces changements chez Naomi… Avait-elle menacé de les dénoncer ? Était-ce pour cela qu’on l’avait tuée ? Je leur ai fait part de mes doutes.
« Il n’y a qu’un moyen de le savoir, a dit Shane d’un ton glacial.
— Harding, a répondu Charlie tout aussi froidement.
— Il va nous jeter dehors, a dit Johnny. Il va halluciner.
— Et après ? a rétorqué Shane. Qui s’en branle si ça lui plaît ou pas ? Au cas où vous l’auriez oublié, elle a été assassinée, putain. Il me semble que ça justifie de prendre quelques mesures radicales, non ? Et il me semble aussi que c’est le moment ou jamais de montrer ce que vous avez dans le slip, les mecs. Pas toi, Henry. T’as déjà fait tes preuves, là-haut. »
Le cours d’art dramatique de Nate Harding se tient trois fois par semaine dans l’ancienne église méthodiste sur Mud Bay Road — la route de la Baie boueuse. Un nom approprié, vous ne trouvez pas ? La pluie avait cessé, tandis que nous roulions vers le sud de l’île, laissant derrière nous les éminences vertes de l’Eagle Ridge Golf and Country Club, sur une chaussée mouillée, pleine de trous, de lézardes et de feuilles mortes qui adhéraient aux pneus et qui avaient la couleur et la taille de gants de vaisselle.
L’église se dresse au bord de la route, devant une allée en demi-cercle avec une stèle au milieu. Un édifice en bois à peine plus grand qu’un pavillon de banlieue, avec un modeste clocheton au-dessus d’un fronton triangulaire.
Il faisait presque nuit quand nous y sommes arrivés. Une ampoule solitaire éclairait le perron. Il était écrit « 1905 » au-dessus de l’entrée. Au-delà, une prairie et puis la forêt drapée dans la nuit. Il y avait une douzaine de voitures garées devant.
Nous avons évité de claquer les portières et nous nous sommes approchés en silence des fenêtres, en marchant sur la pelouse détrempée et spongieuse ; j’ai jeté un coup d’œil rapide, imité par les autres, et le spectacle que nous avons découvert à l’intérieur nous a frappés de stupeur : dans la salle au plancher et aux murs de bois brut, des ombres évoluaient les unes autour des autres, avec des gestes mystérieux et lents ; pieds nus, toutes de noir vêtues, elles glissaient sur le parquet en silence. Comme sur la vidéo, chacune portait un masque blanc qui conférait à son regard un aspect particulièrement inquiétant. La plupart de ces masques n’exprimaient rien, ni joie ni peine, à trois exceptions près qui — fronts plissés, plis de la bouche tombant amèrement, sourcils en accent circonflexe — dénotaient une profonde affliction. Aucun ne souriait. La seule lumière provenait de deux appliques murales en forme de tulipe et chaque personnage était accompagné de grandes ombres fuligineuses qui s’entremêlaient sur le plancher.
Même à travers les vitres, on percevait la musique. Je l’ai reconnue : Lux æterna, de Morten Lauridsen, un musicien célèbre qui vit dans les îles une partie de l’année. J’ai trouvé cette mise en scène particulièrement sinistre et, c’était fatal ; j’ai pensé à la vidéo. Dans l’air humide du soir, j’ai frissonné.
J’ai essayé d’identifier Harding, mais sans m’attarder, car je ne tenais pas à ce qu’ils nous repèrent. Les rideaux étaient grands ouverts cette fois — ça n’allait certainement pas finir en orgie. J’ai juste noté qu’il y avait à peu près autant d’hommes que de femmes. Je me suis retourné vers les autres et Shane nous a fait signe. Nous avons contourné le bâtiment, piétinant un épais tapis de feuilles mortes amassées au cours de plusieurs automnes. L’obscurité était plus profonde à l’arrière, à l’orée des bois, mais il y avait encore suffisamment de clarté pour trouver la porte de service, en haut de trois marches. Shane a tiré doucement le battant grillagé et le léger grincement qu’il a émis a été couvert par la musique qui montait de l’intérieur. Il y avait un escalier étroit en face de nous et Shane a commencé à grimper. Nous l’avons imité. En haut, un balcon courait sur toute la largeur de la salle. Accroupis, nous avons rampé jusqu’à la balustrade. En bas, les ombres continuaient d’évoluer en silence, mimant mystérieusement… quoi ? je n’en avais pas la moindre idée — on aurait dit que chacun improvisait, abandonné à lui-même, en toute liberté.
Mon cœur battait la chamade.
Que faisaient-ils ?
Que cherchaient-ils à représenter ?
Et, tout à coup, j’ai compris. Lauridsen… Lux æterna… Ces masques indifférents et, au milieu d’eux, ces faces affligées… Ils étaient en train de rendre un dernier hommage à Naomi. Ils mimaient le deuil… À leur façon.
L’artiste, quel qu’il soit, aspire à saisir le mystère de la vie et de la mort, à exprimer l’incompréhensible et la douleur. Je ne doutais pas un instant que cette idée soit venue de Nate Harding lui-même et la colère m’a soulevé. Qu’est-ce que ce type savait de Naomi ? Il aurait pu être son père ! Quelle prétention de vouloir faire de sa mort un spectacle ! Comment osait-il ?
Puis tout s’est arrêté d’un coup. La musique. La pantomime. Ils se sont rechaussés, se sont salués rapidement et ils sont partis un par un. Dehors, les moteurs ont tourné. Deux masques se parlaient encore, en bas, puis le premier s’est retiré et le second est resté seul au milieu de la salle. Il ne bougeait pas. C’était l’un des masques tristes. Un homme. Silhouette athlétique. Harding… J’entendais l’écho de ma respiration haletante, tapi derrière la balustrade. Chassant le malaise qui m’envahissait, je suis sorti de ma cachette. Le mouvement ne lui a pas échappé et il a levé la tête vers le balcon. Shane, Charlie, Johnny et Kayla se sont redressés à leur tour.
Nate Harding a alors remonté son masque sur son front.
« Le Club des Cinq », a-t-il dit calmement.
Nous étions dans une pièce à l’arrière. Une cuisine ordinaire. La nuit plaquée contre la fenêtre ne renvoyait que le reflet de nos visages dans la lueur blafarde du néon. Souvenir de l’ancienne destination de l’édifice, un crucifix était resté accroché au-dessus du frigo. Harding a ouvert un placard, en a sorti une bouteille de vodka polonaise et s’est servi dans un verre à eau qui traînait à côté de l’évier. Il l’a porté à ses lèvres.
C’était la première fois que je le voyais d’aussi près. Et, comment dire ? la virilité cool, le petit truc bohème, le côté intello et arty, la séduction et l’indolence mâtinées de puissance sexuelle — tout cela était présent mais, à cette distance, le vieillissement, le doute, la lassitude d’avoir vu tous ses rêves réduits en cendres étaient plus apparents. En le regardant, j’ai eu l’impression de voir à la fois ce qu’il avait été à vingt ans, quand il était la coqueluche des cours de théâtre, et ce qu’il serait dans vingt autres : quand l’alcool, la dope et la clope auraient achevé de saper sa beauté conventionnelle. La quarantaine passée, les deux masques se superposaient encore, mais plus pour longtemps.
Et cependant j’ai deviné ce que Naomi avait pu lui trouver. La caricature de l’artiste tel que le cinéma et la télé le représentent. L’écorce sans le cœur, l’image sur papier glacé.
Il a bu la moitié du verre comme il aurait bu de l’eau, l’a reposé, nous a toisés longuement, le masque toujours relevé sur le front. Puis il a allumé une cigarette, a rejeté la fumée, les lèvres pincées.
« Qu’est-ce que vous voulez ? »
Bonne question. Je n’avais pas vraiment réfléchi à ce que j’allais lui dire. Il n’était peut-être pas assez talentueux pour la carrière dont il avait rêvé, mais il n’était pas idiot non plus. Il ne se laisserait pas endormir. Autant être réglo et lui balancer le truc direct.
« Nous cherchons à comprendre ce qui s’est passé, j’ai dit.
— Elle a été assassinée… et sans doute violée, a-t-il réagi. Voilà ce qui s’est passé. »
Elle ne l’avait pas été. Je le savais. Savait-il que je le savais ? Dans ce cas, feindre de l’ignorer pouvait être une stratégie…
« Tu as l’air de t’en foutre », a alors dit Shane d’une voix tendue à l’extrême.
Harding l’a fixé sans ciller.
« Pas du tout. Naomi, je l’aimais bien…
— Surtout quand elle venait à tes petites soirées… »
Il n’a pas paru surpris. Pendant une seconde, il a contemplé Shane avec une connivence indécente. Puis il a souri.
« Toi aussi, tu y es venu. Je te reconnais. »
Ils se sont affrontés du regard en silence. Harding n’a pas baissé les yeux.
« Tu te rappelles ? Tu aimais les secouer, hein ? »
Sa voix sifflante, doucereuse. J’ai surveillé Shane du coin de l’œil.
« Oui… je me souviens de toi… »
Il n’avait pas l’air d’avoir peur le moins du monde. De nouveau, il a souri. J’ai vu passer un éclat déplaisant, bestial et charnel dans ses yeux.
« Ne me dis pas que tu as oublié… »
Avant qu’on ait pu faire quoi que ce soit, Shane lui a balancé son poing dans le nez et ce dernier a explosé, répandant un flot de sang rouge sur la bouche et le menton de son propriétaire.
« Putain, t’es malade ! »
Harding a porté une main à son visage, a regardé le sang qui teintait ses doigts et une fureur noire s’est emparée de lui.
« Vous croyez que c’était une petite sainte, votre copine ? a-t-il lancé d’une voix provocante et sifflante. Je vais vous dire ce que c’était… »
C’est là que c’est parti en vrille… Shane l’a frappé une deuxième fois et, en réponse, Harding s’est jeté sur lui. Des coups sont partis des deux côtés mais ceux de Shane faisaient plus mal : il pratiquait la boxe au lycée, il savait où frapper, et comment. Personne au bahut n’ignorait qu’il était un combattant redoutable. Mais Harding n’était pas manchot non plus ; j’ai vu Shane prendre une droite qui l’a secoué. Puis les deux se sont agrippés, renversant des chaises sur leur passage, titubant, ivres de fureur, et Johnny et moi, on s’est jetés sur Harding pour prêter main-forte à Shane alors que Kayla nous braillait d’arrêter. Les coups ont redoublé. À l’aveugle. Une avalanche qui a endolori mes phalanges. On a vu son visage se déformer, enfler, se changer en un magma sanguinolent, sa fureur se muer en frayeur. On l’a encore frappé, avec les pieds cette fois, quand il est tombé et s’est retrouvé assis contre les meubles de cuisine. On a essayé de l’atteindre quand il a rampé entre les chaises, sous le refuge précaire de la table. J’ai broyé une de ses chevilles sous ma semelle, en faisant porter tout le poids de mon corps sur mon pied ; Shane a écrasé de toutes ses forces les doigts de sa main gauche avec le pied d’une chaise. Il nous a hurlé d’arrêter, mais on tournait autour de la table comme des fanatiques drogués de haine, renversant tout sur notre passage.
Ça a duré plusieurs minutes. Un maelström de furie et de violence débondées qui aurait pu nous conduire à commettre l’irréparable tandis que Kayla nous suppliait d’arrêter et que Harding rampait en cherchant un trou où se cacher. Sur quoi tout s’est interrompu.
Toute arrogance et tout cynisme l’avaient déserté. Il avait peur. Il pensait qu’on allait le tuer — et peut-être, pendant quelques secondes, l’idée nous a-t-elle effleurés.
Son regard était réduit à deux fentes entre ses paupières gonflées, son nez changé en patate violacée, sa pommette droite ouverte, son cou plein de bleus. Le sang formait une tache sombre sur son tee-shirt. Il a levé vers nous ses yeux pleins de vaisseaux éclatés. « Qu’est-ce que vous voulez, putain… Qu’est-ce que vous voulez ? »
J’étais à bout de souffle, la bouche ouverte à la recherche d’air, les fesses et les mains appuyées au plan de travail derrière moi. Ma poitrine se soulevait, la sueur me coulait sur les joues.
« La vérité », j’ai dit en reprenant ma respiration.
J’avais les poings en feu, l’adrénaline qui courait dans mes veines me faisait trembler comme si j’avais froid. Il a essayé d’écarquiller les yeux mais n’y est pas complètement parvenu. « Quelle vérité ? a-t-il dit. Je ne couchais pas avec Naomi… Qu’est-ce que vous croyez, bon Dieu ? Là où elle est, que croyez-vous que ça lui fasse d’entendre ça, hein ? Vous étiez ses meilleurs amis, bordel de merde ! »
Cette réponse nous a quelque peu désarçonnés, à vrai dire. Je l’ai attrapé par le col de son tee-shirt imbibé de sang, qui s’est déchiré.
« On a vu cette vidéo de vos partouzes ! Elle était dessus !
— Et alors ? Si vous avez visionné la vidéo jusqu’au bout, alors vous savez qu’il ne s’est rien passé ! Elle n’est venue qu’une fois… (Il a agité une main devant lui, comme pour se prémunir d’un nouveau coup.) C’est vrai, elle s’est déshabillée… Mais ça s’est arrêté là ! Vous le savez si vous avez visionné la vidéo… Elle n’a pas participé — elle s’est contentée de regarder… Elle est partie au bout d’un quart d’heure. Et elle n’est jamais revenue !
— Tu mens ! La vérité, c’est que Naomi avait tout raconté à sa mère et que vous les avez éliminées toutes les deux ! »
Il a paru étonné.
« Non ! s’est-il insurgé avec une soudaine véhémence. C’est la vérité ! Elle n’est venue qu’une fois ! On ne l’a jamais revue… Je crois… qu’elle cherchait à identifier un visage derrière les masques, à reconnaître quelqu’un… Elle était là pour ça…
— QUI ? » ai-je hurlé.
Il a considéré les autres, puis son regard s’est arrêté sur moi.
« Toi. Elle voulait savoir si tu en faisais partie… Je crois que, ces derniers temps, elle se demandait qui tu es vraiment. »
Pour le coup, ça nous a tous calmés — à commencer par moi. Je me suis demandé si ça aussi, ce n’était pas une stratégie.
Mais je me suis souvenu de la phrase de Naomi sur le ferry : « J’ai découvert qui tu es. »
Pendant ce temps, Kayla a passé un torchon sous le jet du robinet et elle s’est agenouillée à côté de lui pour nettoyer son visage amoché et contusionné. Il a tressailli quand elle a effleuré sa pommette.
« Doucement, a-t-il murmuré. Doucement. Merci… »
Il a de nouveau levé les yeux vers nous depuis le sol.
« Comment vous avez eu cette vidéo ? »
Je me suis souvenu de l’avertissement de Darrell.
« Je n’ai pas le droit de le dire. »
Il nous a scrutés l’un après l’autre.
« Alors, c’est ça : vous le connaissez ? »
J’ai haussé les sourcils.
« Qui ça ?
— Le corbeau, pardi… »
Mon esprit s’est mis à travailler. Selon Darrell, il s’apprêtait à faire chanter les participants aux soirées — mais il n’avait pas eu le temps de le faire… Il avait été devancé…
« Quel corbeau ? On vous fait chanter ? j’ai dit, surpris.
— Ne vous foutez pas de ma gueule ! Vous le savez bien puisque vous avez vu la vidéo… C’était vous ?
— Nous qui ?
— Les maîtres chanteurs, bordel… Aïe ! a-t-il gueulé quand Kayla a touché son nez cassé. Faites attention ! »
Il reprenait du poil de la bête.
« Pardon, s’est-elle excusée.
— Quels maîtres chanteurs ? a dit Shane. Explique-toi, sale petite merde ! La vidéo qu’on a vue, tu l’as jamais reçue… Alors de quoi tu parles, connard ? »
Pendant un bref instant, Harding a semblé aussi perdu que nous. Il a réfléchi. « Il y a un corbeau sur cette île, a-t-il finalement lâché. Qui connaît les petits secrets de tout le monde. Qui envoie des mails et qui fait chanter les habitants. Personne ne sait qui c’est… »
On s’est tous regardés. Puis j’ai tourné mon regard vers la nuit noire collée à la fenêtre — comme si le corbeau en question avait pu nous épier en ce moment même.
« Plusieurs des… participants à nos petites soirées ont déjà reçu des mails de sa part. Ils ont cessé de venir. Et ils ont payé. Ça fait des mois qu’on n’a plus fait de soirées à cause de lui. Les gens ont peur…
— Tu veux dire que ces gros porcs dégueulasses et ces vieilles putes font dans leurs frocs, c’est ça ? a grincé Shane. Désolé de ne pas compatir… Vous étiez moins regardants quand vous faisiez venir des mineurs, hein ? »
Harding s’est raidi.
« Les jeunes qu’on fait venir sont majeurs. Et ils ne sont pas d’ici. On n’est pas si cons… Naomi et toi, c’était une erreur… Naomi, elle a insisté, elle m’a fait la danse du ventre pour participer, difficile de lui dire non quand elle désirait un truc. Je n’ai compris que trop tard ce qu’elle voulait vraiment… Et toi, c’est Claudette qui a voulu. (La pharmacienne.) J’ai failli refuser mais elle a su se montrer persuasive… Elle t’avait dans la peau, Shane. (Il s’est tourné vers Kayla.) Il y a une bassine sous l’évier… s’il vous plaît. »
Elle la lui a apportée et il a craché dedans un sang noir mêlé de salive et — m’a-t-il semblé — de quelques bouts de dents.
« Revenons à ce type, ai-je dit. Le maître chanteur… Vous n’avez pas une petite idée de qui ça peut être ? »
Il m’a dévisagé, avec l’air de se demander si je bluffais.
« J’ai pensé à plusieurs personnes, évidemment, a-t-il finalement répondu, mais non : j’en sais rien du tout… Qui que ce soit, il est drôlement malin. (L’espace d’une demi-seconde, il est rentré en lui-même.) C’est quelqu’un qu’on ne soupçonne pas… Pas du tout… D’après moi, c’est quelqu’un qui passe relativement inaperçu. Discret, effacé. Et aussi une personne qui a accès à certaines informations, forcément. »
Je l’ai fixé. Sans savoir pourquoi, j’ai revu la mère de Charlie dans l’église… Son sourire compatissant… Une belle femme à sa façon — pas une beauté aussi tapageuse que la pharmacienne, plutôt discrète, travailleuse et effacée. Mais qui voyait passer tout Glass Island dans son magasin.
« Il se délecte du pouvoir qu’il détient, a poursuivi Harding. Ce n’est pas seulement l’argent, à mon avis. Il se sent comme le maître de l’île. Celui qui a pouvoir de vie et de mort sur ses habitants, celui qui peut détruire leur existence, leur carrière, leur famille, leur réputation… C’est le pied absolu pour lui : tous ces gens sous sa coupe. C’est le règne de la transparence, mec… Celle que nous exigeons de ceux qui nous représentent, combien d’entre nous seraient prêts à se l’appliquer à eux-mêmes, hein ? Tous nos petits secrets étalés au grand jour. C’est vers ça que tend la société, bordel. Ce salopard a juste pris un peu d’avance… »
Il a tendu un bras.
« Vous pouvez m’aider ? »
Kayla l’a pris sous une aisselle et l’a aidé à se relever. Il a grimacé. Nous n’avons pas bougé.
« Il éprouve sans doute un sentiment de toute-puissance en ce moment, il va vouloir se vanter, jouer avec le feu, il va commettre des erreurs… »
Il s’est appuyé contre l’évier et nous a observés.
« Et vous, les mômes ? Est-ce que vous n’avez rien à cacher ? Est-ce que vos vies sont nickel-chrome, pas le moindre petit secret nulle part ? Ou est-ce qu’il y a des trucs que vous n’aimeriez pas que les autres sachent ? Des trucs dont vous avez honte… Des trucs que pour rien au monde vous ne voudriez voir dévoilés devant vos potes, votre petite copine, vos parents ou le reste de la classe… Ne répondez pas, je connais la réponse.
— Vous allez porter plainte ? ai-je demandé.
— Avec ce que vous savez sur moi ? Vous rigolez ! Foutez le camp, maintenant. Dehors. »
Il matait ses pieds. Il avait l’air épuisé. Nous l’étions tous.
Nous sommes ressortis en silence par la porte de devant. Sonnés, incrédules.
Cette île que nous pensions connaître, que nous arpentions depuis si longtemps nous révélait peu à peu des aspects plus souterrains, plus sinistres… Soulevant toujours plus de questions : est-ce que Naomi me soupçonnait d’être le maître chanteur ? Est-ce que c’était elle ? Est-ce qu’elle avait elle-même été victime d’un chantage ? « La nuit nous attend », avait dit le prêtre à l’église. Pas exactement : elle était déjà là.
Noah Reynolds entra au Jolly Roger et il chercha Bernd Krueger des yeux.
Le shérif était assis à une table dans le fond, après le bar, près du poêle. Il portait un coupe-vent bleu et un pantalon marron. Noah promena son regard sur la salle. Il y avait des filets de pêche sur les murs lambrissés, un jeu de fléchettes, de vieilles publicités et même un espadon en plastique. Deux types au bar coiffés de casquettes, perchés sur des tabourets, et deux filles en jean au billard. Il régnait une agréable chaleur quand on arrivait du dehors ; des flammes léchaient la vitre noircie du poêle. On était dimanche soir et, dans la pénombre, quatre écrans télé diffusaient ou rediffusaient les matches du week-end en sourdine : base-ball, basket, football, soccer…
« Salut, Bernd, dit Noah en s’asseyant.
— Ça fait une paie, Lincoln », commenta Krueger en lui serrant vigoureusement la main.
C’était le surnom de Noah lorsqu’ils étaient tous deux au Seattle Police Department — Krueger à l’unité Vols et Cambriolages, Reynolds aux Homicides. À cause de son visage allongé, des bouquins qui traînaient sur son bureau. Et peut-être aussi de sa silhouette de Grand Inquisiteur. La plupart des flics du SPD enviaient à Noah ses états de service et, pour cette raison, ils avaient tendance à devenir sarcastiques dans son dos. Ajouté à cela le fait qu’il ne se joignait jamais aux pots après le boulot, qu’il manquait d’humour et qu’on ne lui connaissait aucune liaison, les rumeurs allaient bon train à l’époque.
« Tu ne me demandes pas ce que je deviens ?
— Je me suis renseigné. Il paraît que tu traînes dans le coin depuis quelques jours… et que tu es dans le privé, maintenant… Qu’est-ce que tu cherches chez moi, Noah ?
— Un gosse », répondit Reynolds.
Il avait décidé de jouer franc-jeu : il espérait que le shérif allait relancer la conversation, mais il n’en fit rien. Il préférait laisser Noah venir.
« Grant Augustine, ça te dit quelque chose ? »
Krueger haussa les épaules en signe d’ignorance — ou d’indifférence. Puis il leva les yeux vers un des écrans télé.
« Un type qui a fait fortune en travaillant pour le secteur de la Défense. Il se présente au poste de gouverneur de Virginie…
— En quoi ça me concerne ?
— On lui a enlevé son fils, il y a des années. À la naissance… Depuis cette époque, il le cherche partout. »
Krueger ne manifesta aucun intérêt particulier, même pas une attention polie.
« Certaines informations que nous avons reçues récemment nous laissent à penser que le gamin pourrait se trouver sur une de tes îles… »
Cette fois, Noah constata qu’il avait réussi à éveiller la curiosité de son interlocuteur. Krueger baissa les yeux sur lui.
« Un fils, tu dis ? (Il avait demandé cela en mettant toute l’impassibilité dont il était capable dans sa voix.) Disparu à la naissance… Sacrée histoire… Et il aurait quel âge aujourd’hui ?
— Seize ans.
— Et c’est pour le retrouver que tu es ici ? »
Noah opina. Krueger le scruta, pensif.
« Et tu as une idée de l’époque à laquelle il serait arrivé ici ?
— Pas la moindre. Ça peut être il y a seize ans comme l’année dernière…
— Elle est bizarre, ton histoire.
— Je sais.
— Un kidnapping… Pourquoi ton Augustine ne s’adresse-t-il pas au FBI ?
— Mon… employeur… ne veut pas effrayer le gibier… et il est le plus gros sous-traitant de la NSA, expliqua Noah avec un clin d’œil. Il a encore plus de moyens que le FBI et la CIA réunis.
— Ouais, ouais… comme pour les armes de destruction massive en Irak et le 11 Septembre, hein ? riposta Krueger avec un autre clin d’œil. S’il a autant de moyens, comment ça se fait qu’il ne l’ait pas encore retrouvé ? »
Noah leva les mains en signe de reddition.
« Bonne question, Bernd. Bonne question… »
Krueger avait terminé sa bière, il fit un signe au barman.
« Et qu’est-ce que tu attends de moi ?
— Que tu me parles de cette fille qui a été assassinée.
— Tu as évoqué un fils, pas une fille…
— C’est son petit copain qui m’intéresse…
— Henry ? »
Noah revit le gamin ténébreux en compagnie de ses potes sur le parking des ferries. Il avait failli lui rentrer dedans en pénétrant dans les toilettes du ferry, un jour — et Noah savait que le garçon l’avait repéré. Pourquoi un adolescent de seize ans était-il à ce point sur ses gardes ? Puis il avait découvert l’article dans le journal…
« Ce gosse n’a pas de profil Facebook à son nom, pas de photo sur Internet — rien.
— Tu es bien renseigné, on dirait. Et alors ?
— Tu ne trouves pas ça bizarre ? »
Krueger haussa les épaules.
« Je crois savoir que ses deux mamans ont des opinions bien arrêtées sur ce qui est bon ou pas pour leur gosse… Et toi, Noah, toujours pas de gosses ? Comment va Elizabeth ? »
Noah encaissa.
« Il est élevé par deux lesbiennes ? » demanda-t-il.
Krueger acquiesça.
« Adopté ? »
De nouveau, Krueger fit un signe positif.
« À quoi elles ressemblent ? »
Krueger haussa les épaules.
« L’une est petite et brune, l’autre grande et blonde. Elles tiennent un bed and breakfast en dehors de la ville. Et la blonde travaille à Redmond pour faire bouillir la marmite… La brune joue aussi du violoncelle, si ça peut t’aider, ajouta Krueger en mimant le geste d’un musicien en train de jouer.
— Quel âge ?
— La quarantaine… »
Noah sentit son excitation croître. Était-il possible qu’il eût tapé dans le mille aussi facilement ?
« Ce gamin, il fait partie de vos suspects ? »
Krueger hésita. Il n’aimait pas spécialement Noah, mais il n’avait rien contre lui non plus. Noah Reynolds avait été un bon flic.
« Il est même notre suspect no 1, dit-il.
— Explique…
— La gamine était enceinte. »
Noah eut le plus grand mal à dissimuler la bouffée de chaleur qui lui montait au visage. Tout à coup, il se sentit des fourmis dans les jambes. Bon sang, qui disait fœtus disait… ADN !
« Et l’autopsie ? Qui s’en est occupé ?
— Shatz. »
Son jour de chance !… Le Dr Fraser Shatz, médecin légiste en chef et directeur du service de médecine légale du comté de Snohomish. Noah avait plus d’une fois travaillé avec lui quand il était aux Homicides. Ils s’étaient toujours bien entendus. Les types compétents se reconnaissent entre eux. Une question lui brûlait les lèvres. Mais il devait la poser aussi négligemment que possible — comme si c’était un détail périphérique.
« Si elle était enceinte, je suppose que vous cherchez à savoir qui est le père… »
Krueger planta son regard dans le sien.
« Je ne suis pas né de la dernière pluie, Reynolds. Je sais très bien à quoi tu penses. Oui : nous conservons l’ADN du fœtus — et oui : nous allons effectuer un prélèvement pour comparaison sur tous les habitants mâles de l’île en âge d’être pères. Dès que nous aurons l’aval de la justice. Ça coince un peu de ce côté-là. Pour le reste, je ne veux rien savoir de ce que tu trafiques, compris ? Vois ça avec Shatz, d’accord ? Avec un peu de chance, il sera dans un bon jour. Je ne suis au courant de rien et cette conversation n’a pas eu lieu. »
Sur ce, Bernd Krueger déposa un billet, se leva et sortit.
Je suis sorti en mer, cette nuit-là. J’avais besoin d’exercice et l’orage s’était brutalement calmé, laissant derrière lui une mer d’huile — comme souvent dans ces îles. J’ai attendu que mes mamans dorment et je me suis faufilé dehors ; j’ai tiré le kayak jusqu’à la berge.
Je n’ai pas vu d’orque. J’ai pagayé tranquillement, sans forcer à cause de la douleur qui se réveillait au moindre mouvement, et mon kayak glissait sur les eaux noires avec un chuintement presque imperceptible. Il n’y avait pas d’autre bruit que le léger clapotis de l’eau contre les rochers, j’étais une ombre parmi les ombres. J’ai doublé le cap de Limestone Point, levé les yeux vers le sommet du phare, au-dessus de la plate-forme métallique, et j’ai aperçu la vitre fracassée. Un oiseau… Ni le premier ni le dernier. Chaque année, attirés par la puissante lanterne, des pétrels perdent la vie à cause de leur amour pour la lumière.
Le froid nocturne était coupant et le pinceau du phare tranchait la nuit comme un hachoir. Je l’ai laissé derrière moi.
La nuit se déployait à présent en un dégradé de noirs, de gris et de bleus froids et oppressants. Le phare est au bout de l’île ; au-delà s’étend le détroit et, de l’autre côté, les silhouettes noires d’Orcas Island, de Crane Island et de Shaw. Je connaissais chaque crique, chaque rocher de cette zone ; ce paysage familier m’apaisait — loin des caméras, des pages Facebook accusatrices et des soupçons de la police. Presque aussi impalpable qu’une armée de fantômes, les arbres de la forêt glissaient près de l’eau, dans l’obscurité.
Tout en pagayant sous le ciel clouté d’étoiles, je me suis demandé pourquoi Naomi avait enquêté sur moi à mon insu et si ces recherches avaient un rapport avec sa mort. J’ai repensé au maître chanteur… Était-ce lui, l’assassin ? Naomi l’avait-elle démasqué ? « C’est quelqu’un qu’on ne soupçonne pas », avait dit Harding. J’avais l’impression que la personne que nous cherchions était comme un chat : silencieuse, discrète, proche, elle passait inaperçue. Elle était toujours là, constamment, chaque minute, mais on n’y faisait pas attention. Et elle était sur le ferry…
À un moment donné, quelque chose de gros, de silencieux et de rapide a frôlé mon embarcation, près de la surface, avant de replonger dans les ténèbres. Son passage a produit un son bref et soyeux puis, le silence est retombé. Ainsi était celui que nous cherchions : une ombre, toujours là, jamais loin, imprévisible. Venu des profondeurs de nos peurs et de nos secrets. J’ai frissonné et décrit un cercle pour rentrer.
Une fois dans ma chambre, je me suis assis à la tête du lit, j’ai rassemblé oreillers et couvertures autour de moi en un rempart contre le monde extérieur, le menton sous la courtepointe, comme quand j’avais dix ans. Sur les murs, le regard noir et étincelant de l’enfant de The Grudge, la haute silhouette de Max von Sydow dans L’Exorciste (qui me rappelait furieusement celle du ferry) ou encore le duo inquiet Gregory Peck/Lee Remick dans The Omen me semblaient acquérir une vie nouvelle.
Aux petites heures, alors que les premières lueurs de l’aube commençaient seulement à griser le ciel, je n’avais toujours pas bougé, et j’ai accueilli le jour nouveau avec le même soulagement qu’un voyageur traversant en diligence une contrée infestée de vampires, qu’un patient dans un hôpital qui a affronté une nouvelle nuit de douleur et de solitude.
J’ai appelé Lovisek au lycée pour lui dire que je ne me sentais pas la force de venir, ce lundi. Il s’est montré compréhensif. Je l’ai félicité pour ses paroles à l’église : « Ça n’était pas des propos de circonstance, a-t-il dit. Tu sais, mon père et moi, on ne s’entendait guère. Et puis, après qu’il est mort, je me suis rendu compte que je l’aimais, malgré nos différends… À la réflexion, je crois que c’est juste parce qu’il est plus facile d’aimer un mort, tu vois… C’est affreux à dire, mais il y a des personnes comme ça qu’il est plus facile d’aimer mortes que vivantes. Et puis, il y a les autres : celles dont la mort laisse un vide immense. Elle va beaucoup nous manquer… » J’ai compris, en cet instant, qu’il parlait autant de sa fille que de Naomi.
J’ai consacré la matinée à des riens : je suis resté dans mon bain avec un roman de Louise Penny jusqu’à ce que l’eau en soit froide, j’ai joué à Clash of Clans, navigué sur Internet, répondu aux textos de Charlie, de Shane et de Kayla me demandant où j’étais passé — maman Liv est venue au moins trois fois voir comment je me sentais et si je voulais manger un truc. Quand elle est partie faire les courses, elle m’a proposé de l’accompagner mais j’ai décliné.
Dès que le moteur de la Volvo a cessé de se faire entendre, je suis descendu dans son bureau. Liv et France ont chacune le sien, au bout d’un petit couloir qui part de la salle commune. Celui de Liv comprend juste un vieux bureau trouvé dans une brocante surmonté d’une lampe en verre multicolore et un meuble à tiroirs métallique pour dossiers suspendus.
Il n’était pas verrouillé. France était à Seattle. J’ai commencé à fouiller rapidement parmi les dossiers pleins de factures, de courrier administratif, de relevés de banque et aussi de recettes de cuisine que Liv utilisait pour préparer les petits déjeuners. Je n’ai rien trouvé qui pût expliquer le coup de fil qu’elle avait passé.
Après le déjeuner, je n’ai pas attendu qu’elle se rende à son rendez-vous pour la suivre : j’avais repéré l’endroit sur Internet et, entre le ferry et la route jusqu’à Mount Vernon, je savais qu’il y en avait au moins pour une heure trente de trajet. Aussi, je lui ai lancé que j’allais faire un tour et elle a passé la tête hors de la cuisine : « Tu es sûr que ça va, Henry ? » J’ai fait signe que oui et je suis sorti. J’avais deux bonnes heures d’avance et je ne voulais pas attirer son attention, quoique je ne visse pas comment elle aurait pu avoir le moindre soupçon.
Sur le ferry, j’ai découvert la présence des hélicoptères et des bateaux des gardes-côtes et des douanes qui tournaient autour de l’île. Ils cherchent la mère de Naomi, ils la croient morte. Je suis resté planté là, sur un des ponts extérieurs, en plein vent, à regarder leur manège, toute cette agitation sous le ciel gris, avec l’étrange sentiment que tous avaient dans un coin de leur tête la photo d’un suspect idéal placardée au mur : moi.
Le Shirley’s se trouvait tout près de l’Interstate 5, dans une zone commerciale de Mount Vernon comprenant, entre autres, un Best Western, un DQ, un Burger King, une station de lavage Kwik-N-Kleen et une station-service Shell. Il n’y avait pas beaucoup d’endroits où se planquer, aussi ai-je choisi le parc de stationnement du Burger King, suffisamment à distance pour ne pas attirer l’attention, mais avec une vue imprenable sur l’entrée.
Le ciel avait pris une teinte verdâtre des plus curieuse et la lumière entre les masses nuageuses semblait colorée par un de ces filtres qu’on utilise sur Instagram. J’ai respiré un bon coup et je suis descendu. Puis j’ai marché jusqu’au carrefour, à une centaine de mètres de là. J’ai franchi la quatre-voies à hauteur du DQ et me suis dirigé vers le Shirley’s à travers le terre-plein.
La façade de bardeaux peinte en bleu layette avait connu des jours meilleurs. Il n’y avait pas beaucoup de voitures garées devant, ce qui ne faisait guère mes affaires. J’ai poussé la porte vitrée. À l’intérieur, un long comptoir en aluminium qui courait face à l’entrée, deux employées coiffées de petits chapeaux en papier, une vingtaine de tables et des box sur la droite, avec des banquettes en similicuir. Trois clients : un couple près d’une fenêtre et un homme seul assis dans l’un des box. L’unique avantage stratégique : d’épais rideaux masquaient en partie les fenêtres tout comme la porte d’entrée, et une pénombre discrète enveloppait les lieux, percée par de petites lampes. J’ai reconnu la musique — forte — qui sortait des minibaffles : Alice in Chains.
« Bonjour, a dit l’une des employées.
— Je reviens… »
Je suis retourné à ma voiture. Il était temps car, en traversant le passage-piétons, j’ai vu approcher la Volvo de Liv sur la bretelle de l’Interstate. Je me suis planqué quand elle est passée devant moi, a tourné au carrefour et s’est engagée sur le parking du Shirley’s.
J’ai jeté un coup d’œil et vu Liv descendre de la Volvo. Elle a disparu à l’intérieur du restaurant.
C’était maintenant que les choses se compliquaient. Rentrer là-dedans revenait à prendre un foutu risque. J’imaginais la tête de Liv si elle me voyait là. Elle en conclurait naturellement que non seulement je l’avais espionnée au téléphone mais aussi que je l’avais suivie jusque-là avec l’intention de l’épier à nouveau. Croyez-moi, il y a peu d’épreuves que j’ai moins envie d’affronter qu’un savon de Liv Myers, ma mère adoptive. Liv mesure peut-être un mètre cinquante-huit, mais elle aurait fait merveille comme procureur dans un tribunal — ou dans un talk-show. Ses colères ont quelque chose de jupitérien, et tous ceux qui les ont essuyées évitent de s’y exposer à nouveau dans la mesure du possible. Je ne lui ai jamais donné personnellement l’occasion de sortir de ses gonds, mais je l’ai déjà vue s’en prendre à d’autres — je revois un garagiste indélicat et me rappelle une remarque sexiste et homophobe de la part d’un ivrogne d’East Harbor pendant la fête nationale — et, à mon humble avis, ils s’en souviennent encore.
Je n’osais imaginer sa réaction. Je n’avais même pas envie d’y penser. Quelle que soit la raison ou la peur, il faudra la dépasser, a déclaré le coach Anthony Robbins. Ben voyons, le genre de truc plus facile à dire qu’à faire… Je me rendais compte que mon obéissance avait toujours procédé d’une seule source : la peur qu’elle m’inspirait. Planté au carrefour, j’ai réfléchi un moment. À part le couple, il n’y avait qu’un seul homme dans le bar. Je l’avais à peine entraperçu mais il m’avait donné l’impression d’avoir dans la quarantaine, les cheveux grisonnants et, surtout, il était assis dans un box face à l’entrée. Ce qui signifiait que Liv allait forcément s’asseoir dos à celle-ci si c’était bien lui qu’elle venait voir.
Qui d’autre ?
J’ai attendu cinq minutes et aucun véhicule n’est venu se garer près de la Volvo. J’étais sûr et certain de n’avoir jamais vu cet homme de ma vie ; par conséquent, sauf si Liv lui avait un jour montré une photo de moi, il n’y avait aucune chance pour qu’il me reconnaisse. Près de moi, au-dessus de la chaussée, les feux passaient du rouge au vert, du vert au rouge, et le flot de véhicules s’interrompait puis repartait comme une marée filmée en accéléré.
J’ai pensé au box libre juste à côté, séparé de celui où l’homme était assis par une cloison. Mais que se passerait-il si Liv tournait la tête au moment où j’entrais et où l’employée disait « bonjour », ou bien si elle reconnaissait ma voix quand la serveuse viendrait prendre ma commande ? Ou encore si elle partait la première et passait devant ma table ? Trop de risques…
Et puis, un petit miracle s’est produit. En l’espace de cinq minutes, plusieurs pick-up ont déboulé en même temps de la bretelle d’autoroute et une douzaine de types qui avaient l’air d’ouvriers ou de bûcherons en sont descendus pour entrer au Shirley’s en devisant bruyamment — je pouvais suivre leurs conversations de là où j’étais. Ensuite, ça a été le tour d’un monstrueux Peterbilt de trente-sept tonnes suivi d’un autre mastodonte grondant et ferraillant dont la plate-forme était chargée d’une montagne de troncs et dont les freins à air ont émis des soupirs véhéments quand il s’est immobilisé sur le parking — après quoi les chauffeurs ont emboîté le pas aux ouvriers.
L’heure de pointe apparemment : j’étais juste arrivé un tout petit peu trop tôt.
J’ai pris ma décision.
J’ai traversé la route et le parking et je suis entré dans la salle trente secondes après les routiers. Les deux employées n’étaient plus derrière leur comptoir mais occupées à faire le service. J’ai jeté un coup d’œil vers le box et mon cœur a fait un petit saut : Liv était bien là, assise face au type. Le box voisin était libre… Les camionneurs comme les ouvriers s’étaient répandus dans la salle. J’ai foncé tête baissée. Je me suis laissé tomber sur la banquette la plus proche, à quelques centimètres seulement de ma mère, lui tournant le dos comme elle me tournait le sien.
Entre la musique et les conversations, le brouhaha était assourdissant, l’obligeant à élever la voix. Le revers de la médaille étant que, à cause de ce même bruit, je ne percevais que des bribes.
« … inquiète… faire si grand… gustine… nos traces… ? a-t-elle dit.
— … es sûre… ? a dit l’homme.
— … France a vu… plusieurs fois sur… fer… moi… rues d’East… l’air d’un… FBI ou… sûre que… Henry qu’il cherche… »
Est-ce que j’avais vraiment entendu Henry ? Avait-elle dit : « Je suis sûre que c’est Henry qu’il cherche » ? Ou bien mon esprit déformait-il ses propos et les réarrangeait-il en fonction de mes propres fantasmes ?
« Bonjour, vous avez choisi votre commande ? » a soudain demandé la serveuse à côté de moi.
J’ai regardé le menu, pris de court.
J’ai mimé la langue des signes puis montré son calepin et son stylo. Elle me les a tendus.
J’ai écrit :
Hamburger, Coca Zero
« Très bien. Quel assaisonnement ? »
Même manège…
« Très bien. Ce sera tout ? »
J’ai hoché la tête, lui ai fait un joli sourire. Elle est repartie. J’ai de nouveau prêté l’oreille.
« … ry a quel âge ? » demandait l’homme.
(Ou peut-être était-ce mon esprit qui le demandait.)
« Seize…
— … naissan… ?
— 1997. »
(Cette date entendue très précisément — l’année de ma naissance — mais qui sait de quels tours l’esprit est capable, hein ?)
« … grant… stine… »
(C’était la deuxième fois que j’entendais ces syllabes. Qu’est-ce qu’elles voulaient dire ?)
J’ai continué à écouter mais c’était à présent Pearl Jam dans le juke-box et le groupe de Seattle a réduit leur conversation à un brouet presque inaudible. De nouveau, cependant, ces sons : « ant… ustine… » J’ai essayé de me concentrer. Justine ? Quelque chose avec Justine ? Tout à coup, la musique s’est interrompue et j’ai entendu l’homme déclarer distinctement :
« Si c’est Augustine, alors… »
La musique a repris et les conversations dans la salle ont aussitôt regrimpé de plusieurs dizaines de décibels. Qui était Augustine ? Pourquoi revenait-il tout le temps dans la discussion ? La serveuse m’a apporté mon hamburger et mon Coca. J’avais déjà sorti un billet ; elle m’a rendu la monnaie. J’ai essayé de capter d’autres bribes, mais rien de significatif n’est parvenu à mes oreilles.
J’ai avalé mon hamburger en vitesse et j’ai détalé — non sans un dernier regard à l’homme assis en face de maman Liv en sortant.
L’immeuble délabré se trouvait dans un quartier déshérité, à la périphérie de Washington D.C., loin des fastes du Capitole et de la Maison-Blanche, dans une rue à l’atmosphère lugubre bordée d’entrepôts protégés par de hauts grillages. Sa chaussée était défoncée et ses réverbères anémiques. La limousine Cadillac noire aux vitres blindées faisait tache dans ce décor suburbain défraîchi. Elle était l’exacte reproduction de la Cadillac One du président, avec un châssis de camion GMC, un blindage militaire et des pneus Goodyear de quatre cent quatre-vingt-quinze millimètres pouvant rouler à plat.
Elle vira lentement et disparut presque sans bruit dans la rampe d’accès au sous-sol du bâtiment ; et le SDF qui battait le pavé à quelques pâtés de maisons de là se demanda s’il n’avait pas rêvé.
À peine le luxueux véhicule immobilisé, Grant Augustine se dirigea directement vers l’ascenseur. Il avait délaissé la limousine pour un mode de locomotion plus discret depuis qu’il était en campagne électorale, mais il ne dédaignait pas de l’emprunter quand il se rendait dans la capitale fédérale.
En sortant de l’ascenseur, il fit un petit salut au garde en civil et se faufila dans le dédale des couloirs décrépits jusqu’à une porte blindée surmontée d’une caméra qui ne portait aucune plaque. Il appuya sur un bouton et attendit qu’un autre garde armé vienne lui ouvrir. C’était tous d’anciens Marines. Cette officine n’avait aucune existence officielle, ce bâtiment n’était mentionné sur aucun rôle, ne figurait dans aucun dossier, n’apparaissait dans aucun ordinateur. Le garde salua Augustine, qui remonta le couloir grouillant de monde et zigzagua entre des bureaux surpeuplés qui avaient tous la même particularité : ils étaient éclairés au néon nuit et jour et leurs fenêtres étaient occultées par des films plastique et des stores baissés.
Grant parvint enfin à une pièce à peine plus grande que les autres et il pinça les narines en reniflant l’odeur de sueur, d’oignon et de tabac froid. Le centre de la pièce était occupé par une grande table métallique, les murs recouverts d’écrans de télévision : des volutes de fumée s’élevaient dans la lueur des écrans. Malgré lui, Augustine toussa. Jay leva la tête. Il avait les deux mains posées à plat sur le bord de la table, les manches de sa chemise retroussées.
« Quelle odeur affreuse, commenta son patron.
— On n’aime pas les oignons ? plaisanta Jay.
— Mon repas préféré, répondit Augustine. Tu m’as dit qu’il y avait du nouveau ? »
Jay opina. Il montra d’un geste ample la pièce et les gamins (le plus âgé avait trente ans) qui s’activaient autour d’eux.
« On surveille en temps réel les courriels, l’usage des réseaux sociaux et toute autre activité sur Internet de n’importe lequel des seize mille habitants de ces îles. Toutes les webcams de l’archipel et des ferries qui les desservent. Tous les numéros de téléphone de tous les habitants, tous les comptes mails, les conversations par chats, les photos, les données stockées, toutes les activités : Microsoft, Yahoo ! Google, Facebook, Paltalk, YouTube, Skype, Snapchat, WhatsApp… tout arrive dans cette pièce. NUCLEON nous permet de sélectionner leurs appels téléphoniques en les filtrant par mots-clés, TREASURE MAP d’obtenir la géolocalisation instantanée de n’importe quel dispositif connecté : smartphone, tablette, ordinateur… EGOTISTICAL GIRAFFE cible Tor, MUSCULAR les réseaux privés de Google et de Yahoo ! Tout est enregistré, filtré, compulsé, analysé…
— Je croyais que tu avais du nouveau », insista Augustine d’une voix sifflante.
Jay poussa une tablette dans sa direction. Grant se pencha et vit la une du Seattle Times sur l’écran.
« Un… journal, dit-il. C’est une blague ?
— Lis. »
Les yeux de Grant se réduisirent à deux fentes quand il surprit le sourire de Jay.
« Jay, ne me fais pas languir, s’il te plaît…
— Reynolds a fait du bon boulot. Et on dirait qu’on a peut-être de la chance, cette fois.
— Explique.
— Lis… »
Augustine jeta un coup d’œil à l’article.
« Une adolescente assassinée sur Glass Island… Et alors ?
— C’est son petit ami qui est intéressant. »
Augustine s’approcha d’une grosse machine à café industrielle et glissa une tasse sous l’un des becs verseurs.
« Intéressant à quel point ?
— Seize ans. Élevé par deux gouines… adopté… »
Depuis que Noah l’avait appelé, il avait eu le temps de pousser les investigations un peu plus loin. C’est fou ce que les établissements scolaires protégeaient mal la vie privée de leurs élèves. Augustine se retourna.
« … pas de profil Facebook à son nom, mais un baptisé Fan de films d’horreur sans photo ni identification… » continua Jay.
Un éclair passa dans les yeux de son patron.
« … pas de photo ailleurs sur Internet… »
Augustine haussa les sourcils.
« … n’apparaît pas non plus sur la photo de classe… »
Jay le vit se troubler.
« On dirait même qu’il est absent chaque fois qu’on la prend… » Il soutint le regard de Grant : « D’après Reynolds, il est leur suspect no 1. J’ai épluché les communications du bureau du shérif et les mails échangés entre le shérif et l’attorney. Ils confirment ce qu’a dit Reynolds… »
Les pupilles en face de lui brillaient d’un éclat intense à présent.
« Mais il y a mieux », ajouta-t-il.
La pause qu’il ménagea faillit mettre Augustine hors de lui.
« La fille était enceinte. »
Cette fois, Grant Augustine faillit en lâcher sa tasse.
« Seigneur », murmura-t-il.
Son regard se perdit au-delà des murs épais de cette forteresse, vers le nord-ouest, vers un chapelet d’îles embrumées à des milliers de kilomètres de là.
« Tu crois que ça pourrait être… lui ? »
Jay haussa les épaules.
« Ça serait un sacré coup de bol.
— Juste retour des choses. On n’en a pas eu beaucoup jusqu’ici…
— En tout cas, ça vaut la peine qu’on se penche sur son cas. Il y a suffisamment d’éléments concordants.
— Si ce que tu me dis est vrai, ce gamin a le profil, Jay. Tu t’en rends compte ?
— Oui.
— Tu crois que c’est lui, le père ?
— Qui d’autre ? C’était sa petite amie.
— Elle a pu le tromper… Ça expliquerait qu’il l’ait tuée… »
Pendant une seconde de pure angoisse, Augustine se demanda s’il venait d’être assez incroyablement chanceux pour avoir enfin retrouvé son fils et assez incroyablement malchanceux pour qu’à peine retrouvé celui-ci se transformât en criminel.
« Je suppose que puisqu’elle était enceinte, ils vont faire des comparaisons génétiques avec la population masculine ?
— Reynolds doit rencontrer le légiste demain, confirma Jay. C’est une de ses anciennes connaissances. Le service médico-légal a effectivement conservé l’ADN du fœtus dans ce but. »
Augustine frappa du plat de la main sur la table métallique et renversa un peu de café sur son pantalon clair, mais il n’y fit même pas attention.
« Il nous faut un test ADN, Jay ! Une comparaison des marqueurs génétiques entre ce fœtus et moi ! Si le test est négatif, cela ne voudra pas dire que ce gamin n’est pas mon fils… peut-être qu’elle couchait avec quelqu’un d’autre que son petit copain… mais s’il est positif, s’il s’avère que j’en suis le… grand-père… »
La perspective le rendit muet de saisissement.
« Il se passe d’autres trucs bizarres sur cette île », poursuivit Jay.
Augustine le regarda dans les yeux.
« Comme quoi ?
— Cela fait des jours qu’on épluche mails, communications téléphoniques, textos des habitants de l’île… Je passe sur les petits adultères, les petits trafics, les petites combines… Il y a un détail beaucoup plus intéressant : il semblerait que quelqu’un les fasse chanter.
— Pardon ?
— Nous avons intercepté plusieurs mails… Des mails anonymes envoyés à certains des résidents. Il y a un putain de maître chanteur sur ce caillou, Grant. Et il est malin. Il les envoie depuis des cybercafés de Seattle, de Bellevue ou d’Everett… Jamais à la même heure, jamais du même endroit. Aucune récurrence détectée. Ça a l’air parfaitement aléatoire. Et ses textos sont expédiés à partir de téléphones à carte prépayée achetés dans des boutiques différentes…
— Et ?
— Parmi ses victimes, il y a les mamans de ce gamin : Henry. Il les a menacées de révéler leur secret : le secret de l’origine de leur fils… c’est ce qu’il a écrit…
— Oh, Seigneur, exulta Augustine si fort que plusieurs têtes se tournèrent. Oh, Dieu Tout-Puissant ! C’est lui, Jay ! Ce Henry ! Pas de doute : c’est mon fils !
Il s’interrompit : un mince filet de sang vermeil venait d’apparaître au-dessous de sa narine gauche.
— Si c’est le cas, le test le démontrera, répondit prudemment Jay tandis que Grant s’essuyait avec un mouchoir.
— C’est lui, je te dis ! Par tous les saints ! Ce maître chanteur… il faut le retrouver… il nous faut les vidéos de surveillance de tous les endroits où il est passé !
— J’y travaille. »
De retour à la maison, la première chose que j’ai faite a été de me connecter sur Google. Lorsque j’ai tapé « Augustine », le moteur de recherche m’a craché un nombre incalculable d’entrées, dont une de l’Encyclopédie catholique sur Augustin d’Hippone[3] — plus connu sous le nom de saint Augustin —, mais aussi un site de mode vestimentaire, un hôtel de Prague baptisé The Augustine, la gazette de St. Augustine en Floride, une société d’extermination de termites basée dans le Kansas, Augustine Exterminators, etc.
J’ai alors entré « ant augustine » — et obtenu les profils Facebook d’un certain nombre d’Ant Augustine et d’Anthony Augustine vivant en Amérique, au Canada et en Australie. Aucun d’eux ne semblait présenter quoi que ce soit d’anormal ou de mystérieux. C’étaient pour la plupart des jeunes gens de mon âge ou un peu plus vieux, avec des goûts et des centres d’intérêt communs à plusieurs milliards de bipèdes.
Au bout d’une demi-heure passée à tout apprendre sur leurs athlètes favoris, leurs groupes favoris, leurs films favoris et leurs jeux favoris (mais, curieusement, beaucoup plus rarement sur leurs auteurs favoris), ainsi que sur leurs autres passions, activités et objectifs dans la vie : « être la meilleure personne possible » « les blagues pour adultes », « les armes », « la pêche et la chasse », « lire des mangas en ligne », « le catch US » « pas de vie sans musique », « soixante trucs qu’un mec devrait savoir sur les nanas »… j’en ai conclu que la personne que je cherchais ne se trouvait probablement pas parmi eux.
J’ai entendu la porte d’entrée s’ouvrir et la voix de Liv s’est élevée dans le salon, tandis que montait le bruit des clés de voiture jetées sur un meuble.
« Henry ? » a lancé Liv.
J’ai respiré un grand coup.
Bon, allons-y, ai-je pensé. Tirons ça au clair. Maintenant. Je me suis remémoré Shane me disant : « T’as fait tes preuves, là-haut. »
J’avais affronté les Oates, j’avais suivi Jack Taggart et Darrell Oates au fond des bois en pleine nuit (rien que d’y penser, j’en avais encore les mollets qui tremblotaient), est-ce que j’avais plus peur de ma propre mère que des Oates ? En réponse à cette question, tout mon courage a semblé se réfugier dans un recoin de mon esprit et se mettre aux abonnés absents. Il semblait bien que la réponse fût oui… Parce que Liv avait des arguments que les Oates n’avaient pas — même si, sur le moment, la possibilité d’être poussé dans une pente abrupte à bord de ma voiture m’avait paru en être un sacrément bon…
L’argument d’autorité en quelque sorte.
Liv pouvait détruire en un clin d’œil tout le raisonnement de l’adversaire comme la flamme d’un dragon carbonise la plus épaisse des défenses. Elle avait toujours le dernier mot. Toujours…
Est-ce que je la craignais ?
La réponse est oui.
Est-ce que je l’aimais ?
Évidemment.
Est-ce que je la respectais ?
Essayez donc de ne pas le faire…
« J’arrive ! »
Et si elle m’avait vu, en fin de compte, dans ce diner ? Je me suis levé avec l’impression d’avoir des jambes de plomb et je suis sorti de ma chambre. Roulement de tambour. Les mecs, a dit une petite voix tandis que je descendais l’escalier à la vitesse d’un scaphandrier évoluant sous l’eau, regardez-moi ça : Henry Walker va nous faire son numéro de l’ado rebelle…
J’ai atteint la dernière marche.
Liv et France se sont arrêtées de parler. Elles m’ont regardé depuis le séjour.
J’ai fait un pas, un deuxième — puis je me suis immobilisé. À deux mètres d’elles environ.
« Qui est Augustine ? » j’ai dit.
Après être rentré de Washington en proie à une excitation comme il n’en avait pas connu depuis longtemps, Grant Augustine avait pris une douche, passé des vêtements de coton blanc et consacré l’heure suivante au yoga et à la méditation pour se calmer. Il n’avait pas fini sa séance quand Jay appela.
« Le gamin, il vient de faire une recherche sur Internet.
— Quel genre de recherche ?
— Il a tapé ton nom dans Google… »
« Où as-tu entendu ce nom-là ? »
(Liv.)
J’ai eu l’impression que son regard avait doublé de volume. Un orage couvait dans ses pupilles. J’ai essayé de passer en mode confrontation — version mentale d’un adepte du kung-fu qui se met en position de combat —, mais je savais qu’elle pouvait m’envoyer au tapis à n’importe quel moment.
« Henry, je t’ai posé une question. »
Dire la vérité ou mentir ?
Mentir…
« Je vous ai entendues plusieurs fois le prononcer… »
Ses yeux m’ont fouaillé froidement, cliniquement, comme les doigts habiles d’un chirurgien cardiaque dans une poitrine ouverte, décelant aussitôt le mensonge éhonté, flagrant.
« Nous n’avons jamais prononcé ce nom-là dans cette maison », a-t-elle assené et, cette fois, sa voix n’avait plus rien d’amical.
Mes épaules se sont affaissées.
« Je t’ai entendue le dire dans ce diner, le Shirley’s, cet après-midi… »
J’ai détourné le regard, gêné. J’ai aperçu le reflet de sa stupeur dans le grand miroir au-dessus de la cheminée. France demeurait en retrait, mais je voyais l’inquiétude grandir sur ses traits, dans la clarté des petites lampes à abat-jour réparties aux quatre coins du séjour.
« Tu as quoi… ? »
Liv a secoué la tête d’un air incrédule.
« Tu m’as… suivie ? »
À quoi bon répondre ? Il était évident que je l’avais fait.
« Tu as surpris ma conversation au téléphone, c’est ça ? »
Cette fois, j’ai opiné.
J’ai vu un masque de dureté et d’inflexibilité remplacer toute autre expression sur son visage, ses yeux devenir noirs.
« Tu m’as espionnée… tu m’as suivie… »
Elle n’en croyait pas ses oreilles — moi non plus, d’une certaine façon : je n’en revenais pas de ce que la mort de Naomi m’avait amené à faire en l’espace de quelques jours. Je me suis rendu compte que, si je n’avais jamais poussé plus avant les questions concernant mes origines, c’était en grande partie parce que Liv y avait coupé court chaque fois — et qu’elle était la personne qui m’impressionnait, me paralysait le plus au monde. Ma mère adoptive — ce souverain absolu…
Et puis, il s’est passé quelque chose — un sursaut d’orgueil, la certitude que c’était maintenant ou jamais, que j’étais dans mon bon droit —, et j’ai redressé la tête.
« Qui est-ce ? ai-je répété. Tu as dit que tu croyais qu’ils nous avaient retrouvés, au téléphone. De qui tu parlais ? C’est pour ça que je n’ai pas le droit de mettre ma photo sur Facebook ? Ni sur Internet ? Pour éviter qu’on nous retrouve ? Réponds ! »
Elle allait faire comme d’habitude — m’envoyer verbalement dans les cordes — quand la main de France s’est posée sur son bras, aussi légère qu’une plume. Maman Liv s’est tournée vers elle ; France est alors intervenue en langue des signes, avec précipitation, comme lorsque les mots se pressent sur vos lèvres.
Je crois qu’il est temps de lui dire, ai-je compris. Je crois qu’Henry a le droit de savoir. Il a seize ans, Liv. Il faut lui dire ce qu’il se passe. Nous n’avons pas le droit de le garder plus longtemps dans l’ignorance… Il est temps de lui dire… Il est temps…
Liv a tourné vers moi son œil inflexible. Au fil des ans, j’avais appris à déchiffrer ses humeurs, à comprendre les mécanismes à l’œuvre en elle. Liv n’aimait pas les nuances ; elle aimait le blanc et le noir. Comprendre, passer l’éponge, pardonner n’était pas dans sa nature — sa nature fondamentale était l’inflexibilité. Juger, voilà ce qu’elle savait faire. Séparer les bons des méchants, les amis des ennemis… Comme dans le fameux adage : avec moi ou contre moi. Avec Liv, il fallait choisir son camp. Et, en cas d’erreur, vous n’aviez pas droit à une seconde chance.
Chaque foyer a ses règles tacites. Chaque famille est un pays et un gouvernement à lui tout seul, où règnent des lois qui n’ont pas cours dans la maison d’à côté, des dizaines de petites conventions et d’habitudes qui, à l’abri des regards, assurent son unité. Nul doute que la nôtre n’était pas une démocratie. Et soudain, la pensée a fusé en moi, claire, limpide, tranchante, à ma grande surprise.
Je la hais, je la déteste. Elle n’est même pas ma mère…
Cette évidence m’a coupé le souffle ; pendant quelques secondes, j’ai fixé Liv et je me suis rendu compte que je n’avais plus peur d’elle. Maman France m’a fait un sourire. L’indulgence était aussi vaste chez elle qu’elle était absente chez Liv, aussi vaste que l’océan dehors. Je suis persuadé que France aurait pu me pardonner à peu près n’importe quoi — même le meurtre de Naomi, si j’avais été coupable. Elle a croisé les mains à plat sur son cœur et a désigné du menton Liv et elle.
Nous t’aimons.
Puis elle a placé sa main droite en coupe derrière son oreille.
Écoute.
« Assieds-toi, Henry », a ordonné Liv en me montrant le canapé.
Je me suis assis.
« Je désapprouve vigoureusement ce que tu viens de faire, a-t-elle dit d’une voix sévère et cassante, et j’ai de nouveau eu envie de rentrer sous terre. Tu m’as déçue, extrêmement déçue… Tu changes depuis quelque temps, Henry — et je n’aime pas ces changements…
— Je grandis, ai-je tenté de riposter d’une voix pas vraiment assurée.
— Tu te comportes comme un imbécile, oui ! a-t-elle tonné, et la foudre s’est abattue sur moi. Ne me refais jamais un coup pareil, tu entends ? Jamais… »
J’ai baissé la tête.
« Mais France a raison : il est temps pour toi de savoir… »
Si j’avais été un peu plus lucide, j’aurais mieux perçu l’ironie du truc : elles m’avaient caché la vérité pendant des années et c’est moi qui me sentais coupable. Elle s’est approchée de la baie vitrée et a regardé la terrasse, éclairée par de petites lanternes qui jetaient des flaques jaunes sur le plancher de cèdre, en me tournant le dos.
« Tu le sais, tu es un enfant adopté », a-t-elle commencé.
Grant Augustine — ainsi, c’était le nom de mon père.
J’étais sûr de n’avoir jamais entendu ce nom-là auparavant. Mais c’était surtout celui de Michelle qui revenait sans cesse dans son récit — Michelle leur meilleure amie, Michelle qui habitait la maison à côté de la leur à Los Angeles et qui vivait seule avec son bébé, Michelle qui était une femme absolument ravissante, spirituelle et gaie, et pourtant il y avait une blessure en elle qui refusait de se refermer. En quelques mois, Michelle était devenue comme une sœur pour elles — j’ai surpris un regard de Liv en direction de France : peut-être un peu plus qu’une sœur, en fin de compte.
« On était tout le temps fourrées les unes chez les autres, notre maison était sa maison et inversement — on avait même ménagé un passage dans la palissade entre les deux cours. Ça a été une période merveilleuse, vraiment… »
Elle a marqué une pause et j’ai vu sa nuque s’incliner en arrière.
« Et puis, du jour au lendemain, on a vu la santé de Michelle se détériorer, a dit Liv. Un jour, je constate qu’elle a maigri considérablement, l’autre, qu’elle a laissé des cheveux en grande quantité dans la poubelle de notre salle de bains… elle est tout le temps fatiguée… elle se traîne, son regard s’est terni, elle…
— C’était ma mère, n’est-ce pas ? » ai-je coupé.
Elle a acquiescé.
« Oui… Tes parents ne sont pas morts dans un accident de voiture, Henry. Mais j’y viens. On se doutait de ce qui se passait et elle a fini par nous inviter à boire un verre un soir pour nous l’annoncer : “J’ai un cancer.” Comme ça. Une saloperie ultra-rapide. Elle en avait pour quelques mois seulement. On était effondrées. Tu dois bien comprendre qu’on adorait Michelle. Elle était vraiment comme une sœur pour nous, même si on ne la connaissait que depuis un an à peine. Mais, à ce moment-là, nous avions déjà décidé de déménager, a-t-elle ajouté en baissant la voix. (Elle a lancé un coup d’œil à mon autre maman.) France… eh bien, elle avait… reçu une offre qu’il était impossible de refuser, pour un poste à responsabilité à Baltimore… Une ouverture pour sa carrière, tu vois. Elle ne pouvait pas laisser passer cette chance… On allait quitter la Californie… »
Liv s’est retournée vers moi. Ses yeux brillaient.
« C’est là que Michelle a décidé de nous raconter son histoire — qui est aussi ton histoire. Elle nous a dit qu’elle n’avait pas un passé très glorieux, que, pendant des années, elle avait été escort girl. Elle avait toutes sortes de clients, mais ton père était devenu plus que cela. Ton père qui était par ailleurs un homme méchant, un homme dangereux, un homme mauvais. Elle ne voulait pas qu’il te retrouve, cet homme était toxique, selon elle…
— Mais elle a quand même trouvé le moyen d’avoir un enfant avec lui, l’ai-je interrompue.
— Oui. Une erreur de jeunesse. Elle était sa maîtresse. Une femme entretenue, c’est vrai. Mais amoureuse aussi… Elle n’a découvert qui il était vraiment que quand elle est tombée enceinte. À ce moment-là, il a brutalement changé, il lui a dit qu’elle devait avorter. Il n’y avait pas de discussion possible. Déjà, à l’époque, on ne discutait pas avec ton père, d’après elle. C’était un homme non seulement puissant, mais aussi sans scrupules. Il lui a dit qu’il lui ouvrirait le ventre lui-même avec un couteau si nécessaire, tu imagines. Il l’a menacée — physiquement. Et elle l’a cru. Tu comprends, il était aux abois, marié, il avait une vie publique et des ambitions politiques : il n’était pas question qu’il ait un enfant caché d’une escort quelque part ! Il ne voulait pas de cet enfant ; il voulait qu’elle avorte, de gré ou de force. Mais, de son côté, elle ne pouvait pas avorter, c’était trop dangereux pour elle, selon les médecins. À cause d’un problème sanguin, je crois. Et puis, c’était sans doute sa dernière chance d’avoir un enfant. C’est pour ça qu’elle s’est enfuie, avec son enfant dans le ventre. Toi. Elle voulait te garder. Elle avait mis de l’argent de côté, comme beaucoup de filles dans son genre. Elle est restée sept mois au même endroit, le temps d’accoucher, et puis elle a de nouveau déménagé. Avec de faux papiers. Après ça, elle a fait une erreur. Elle lui a envoyé une photo de toi à trois mois, dans ses bras, avec la légende : C’est ton fils. Ton père n’avait eu que des filles. Une vengeance stupide. Et dangereuse. Elle ne l’a compris que plus tard. Quand à partir de là, il s’est mis en tête de te retrouver, de retrouver son fils coûte que coûte. C’est devenu une obsession chez lui… Elle l’a appris par Martha, une assistante de ton père, qui était devenue son amie : Martha a dit qu’à partir de cet instant elles ne devaient plus avoir aucun contact. Ta mère savait pertinemment ce que cela voulait dire : elle connaissait le travail de ton père, les moyens dont il disposait. »
Elle s’est interrompue, a jeté un nouveau coup d’œil à France, qui l’a encouragée à poursuivre d’un signe de tête.
« Mais la Michelle que nous connaissions, je le répète, n’avait rien à voir avec celle du passé. C’était une femme belle, brillante, attachante, droite, une excellente mère, notre amie…
— Que s’est-il passé ? ai-je demandé, en sentant monter en moi une fascination irrésistible pour cette femme.
— Un beau matin, elle nous a convoquées chez elle — elle était déjà très affaiblie à ce moment-là et nous, nous allions partir dans deux semaines… Le travail de France commençait le mois suivant… Ça nous brisait le cœur de la laisser dans cet état, mais on n’avait pas le choix, tu comprends. Nous étions toutes si tristes, un crève-cœur pour tout le monde, une horreur… »
Elle m’a considéré d’un air douloureux. Son visage arborait une nouvelle expression, qui contrastait avec son inflexibilité d’avant.
« Donc, ce matin-là, elle nous fait venir. On s’assoit, on boit le thé, on lui promet qu’on reviendra la voir ; elle nous sourit piteusement, en faisant semblant d’y croire. On pense tous la même chose : qu’on n’en aura peut-être pas le temps, sûrement pas le temps même… Elle est assise là, dans la lumière du matin, son visage épouvantablement creusé et livide, une perruque sur la tête, il y a un moment de silence et soudain elle nous dit : “Emmenez Henry.” On se regarde, France et moi. Totalement prises au dépourvu. Tu joues dans la pièce à côté, on t’entend gazouiller depuis là où on est… Et on t’aime déjà, oh ça oui, mais pas comme ça : on n’a jamais envisagé… ça… “On ne peut pas”, je dis finalement. “Pourquoi pas ?” Je cherche une réponse — tout en essayant de la ménager. Elle est si faible… Elle sait que nous avons plusieurs fois envisagé d’avoir un enfant, qu’on a même cherché un donneur pendant un moment. Elle nous explique qu’elle connaît quelqu’un qui fabrique des faux documents parfaits, un vrai faussaire, qu’il a fabriqué les siens. Il nous fera des documents attestant que tu es bien notre enfant et, là où nous allons, personne ne nous demandera des comptes, de toute façon. Et si on ne te dit rien, dans quelque temps tu auras oublié jusqu’à son existence… »
Je ne me souvenais pas d’elle, je n’avais aucun souvenir, mais, en cet instant, je l’ai vue. Là, devant moi : une très belle femme défigurée par la maigreur et la maladie, son visage triste caressé par la lumière du matin traversant une fenêtre — et moi à ses côtés, ignorant ce qui nous attendait tous les deux. Quelque chose en moi s’est brisé.
« Bref, on a refusé, ce jour-là. Elle nous a suppliées mais on a dit non. Et puis, on est rentrées chez nous… C’était l’été. Les fenêtres étaient ouvertes. On l’a entendue pleurer dans la maison d’à côté. Pendant les jours qui ont suivi, on a senti la culpabilité, la honte grandir en nous. Tu étais un petit garçon adorable, et on t’aimait déjà comme un neveu, un membre de notre famille, à défaut de t’aimer comme un fils… Et elle, elle allait mourir sans savoir ce qu’il adviendrait de toi… Dans quelle famille d’accueil tu atterrirais… Ou pire, est-ce que ton père n’allait pas finir par te retrouver, te récupérer ? Ces questions nous hantaient, nous torturaient… Tous les soirs, on en discutait, France et moi, tous les soirs les mêmes questions, les mêmes angoisses, la même culpabilité qui nous rongeait, et quand on s’approchait de la fenêtre de la chambre donnant sur la cour, on voyait Michelle debout sur sa véranda, fumant cigarette sur cigarette, les yeux levés vers notre fenêtre — qui attendait, espérait… »
Liv a haussé les épaules, elle s’est approchée du bar. Elle s’est servie une large rasade de scotch et a pris tout son temps pour le boire.
« Alors, un beau matin, on a sonné chez elle et on lui a dit : “On va le faire.” Tu aurais dû voir son bonheur, Henry… Je crois que rien au monde n’aurait pu la rendre plus heureuse, à ce moment-là. Pendant quelques heures, quelques jours, la maladie a été complètement oubliée et elle a déployé une énergie incroyable. On a tout organisé. Tout préparé. Les papiers, les instructions, tes affaires, ce qu’on te dirait, l’école où tu irais… Le départ se rapprochait, mais elle ne le redoutait plus. Elle semblait presque avoir hâte d’être libérée de ce poids. De pouvoir partir en paix. Et puis, il y a eu la séparation… le jour du départ, qui a été véritablement affreux… affreux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. (Elle a regardé le fond de son verre.) On savait qu’on ne la reverrait pas, elle était trop affaiblie… Et elle le savait aussi : qu’elle ne nous reverrait plus, ni nous ni toi. Une des dernières choses qu’elle nous a dites, c’est : “Je ne m’appelle pas Michelle, je m’appelle Meredith. Et son père s’appelle Grant Augustine. Attendez qu’il soit un homme, un homme solide, un homme responsable — et je sais que, grâce à vous, c’est ce qu’il deviendra —, un homme capable de décider par lui-même, de choisir, pour le lui dire. Promettez-moi.” On a promis… »
Je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais connue — ou si peu —, mais je n’ai pu me retenir de pleurer.
« Tu connais la suite. »
Elle s’est tue. Pendant de longues, de très longues secondes, le silence a été rempli par la présence d’un fantôme — le fantôme d’une mère morte quatorze ans plus tôt. Je me suis rendu compte que mes mains étaient tellement nouées que mes jointures en étaient blanches, et que mes joues étaient inondées de larmes.
Je les ai essuyées avec ma manche.
« Mon père, Grant Augustine, vous vous êtes renseignées sur lui ? »
Elles ont opiné.
« C’est un homme très puissant. Un homme avec des moyens colossaux. Il dirige une boîte qui travaille pour la NSA. Sa société a été citée dans le scandale Snowden. Il peut avoir accès à tous nos courriels, nos appels, nos activités sur Internet quand il le veut. »
Je comprenais mieux à présent pourquoi il m’était interdit de laisser des traces sur la Toile.
Tout s’éclairait.
J’ai revu le grand type en noir sur le ferry, entendu de nouveau maman Liv au téléphone — « je crois qu’ils sont sur nos traces, je crois qu’ils nous ont retrouvées » — et j’ai frémi. J’ai répété la phrase à voix haute.
« Tu parlais de lui au téléphone, de ses hommes ? »
Son visage s’est assombri, elle a acquiescé.
« Oui. Je… j’ai fait une bêtise…
— Quelle bêtise ?
— J’ai envoyé une carte postale… À cette Martha qui a aidé ta mère dans le temps. Pour lui dire que tu allais bien… J’ai cru qu’après toutes ces années, il n’y avait plus de danger… C’était une erreur.
— Je me demande si je n’ai pas vu l’un d’eux sur le ferry, ai-je dit, un grand type habillé en noir… C’est pour ça qu’on a déménagé aussi souvent ? » ai-je demandé.
Ses yeux ont lancé des éclairs. Elle a secoué la tête.
« Non. Ça n’a rien à voir avec ton père. En tout cas, pas directement. On a déménagé chaque fois que quelqu’un cherchait à en savoir un peu trop sur toi et sur la façon dont tu avais été adopté. Quand tu étais plus petit… il y avait toujours quelqu’un — services sociaux, personnels de l’éducation, voisinage… — pour avoir envie de fouiner… Alors, par mesure de précaution, on changeait régulièrement d’État. Tu comprends, on n’aurait pas supporté que tu nous sois enlevé… Ça a fichu nos carrières professionnelles en l’air, je dois dire, mais on ne regrette rien. Parce qu’on t’a, toi… le plus beau cadeau que nous ait fait ta mère. Et, aujourd’hui, tu as grandi… Un ado de seize ans élevé par deux mamans attire moins l’attention qu’un garçonnet…
— Sauf quand sa petite amie a été assassinée », ai-je ajouté.
Elle a hoché la tête.
« Oui. On va peut-être devoir déménager une fois de plus, Henry…
— Cette fois-ci, ils ne nous lâcheront pas si facilement. Si on disparaît maintenant, on aura le FBI aux trousses… »
Cette perspective les a rendues silencieuses pendant un court moment.
« Qui était cet homme dans le restaurant ? ai-je demandé.
— Un détective privé que j’ai engagé, a dit Liv. Il est gay. Il m’a été recommandé par des membres de la communauté. Il sait à peu près toute l’histoire. En somme, il surveille ceux qui nous surveillent… »
Un détective gay… J’ai pensé aux romans de George Baxt et de Richard Stevenson qui traînaient parfois dans le salon.
« J’ai encore une question, j’ai dit. Est-ce que quelqu’un vous fait chanter ? »
Elles ont ouvert de grands yeux.
« Comment tu es au courant ?
— Toi d’abord.
— Oui.
— Il vous fait chanter à cause de moi, c’est ça ? De notre secret…
— Oui.
— Vous avez une idée de qui il s’agit ?
— Pas la moindre.
— Depuis combien de temps ?
— Quelques mois, a répondu Liv. À mon tour. Je répète ma question : comment es-tu au courant ? »
Je leur ai raconté notre aventure dans les bois de l’île et dans les montagnes. Je n’ai pas parlé de Nate Harding, ni de ses petites soirées. J’ai lu la stupeur et l’incrédulité dans leurs yeux.
Je suis remonté dans ma chambre. J’avais laissé ma page Facebook ouverte — toujours sans la moindre photo, contrairement à celle intitulée « Je suis un assassin » que le réseau social en ligne n’avait pas encore fermée — et j’ai vu que j’avais un nouveau message.
L’expéditeur n’était qu’une suite de caractères aléatoires :
Clcdjkdoieç_’hj’’2 e
Sans doute entrés au hasard…
J’ai cliqué dessus, m’attendant à de nouvelles insultes, mais il ne s’agissait pas d’accusations, cette fois — plutôt d’un avertissement, aussi concis qu’explicite :