DEUX

27. Caméras

« Là. »

Krueger fixait l’écran de l’ordinateur. Sur la première vidéo, on voyait Henry tenant Naomi par les poignets, à l’extrême gauche de l’image, la secouant comme un prunier au milieu des rafales et des coups de mer — et le regard agrandi, apeuré de celle-ci tandis que son torse s’inclinait dangereusement en arrière, au-dessus du plat-bord. On apercevait les vagues géantes derrière elle. Henry se tenait de trois quarts dos par rapport à la caméra fixée au-dessous du poste de pilotage et embrassant la proue. Il était loin et il pleuvait. Difficile de déchiffrer son expression sous cet angle.

Puis Naomi repoussait Henry. Il tombait sur les fesses et elle le contournait pour rejoindre l’escalier montant vers les ponts fermés, quittant le champ de la caméra par le bord inférieur de l’écran. Le technicien mit la vidéo en pause. L’horaire s’affichait dans un coin : 18 h 02.

« Là », répéta le technicien assis — le chef Krueger et Chris Platt se tenaient debout autour de lui.

La seconde vidéo : celle de la caméra de surveillance en haut de l’escalier. Le technicien appuya sur un bouton. La vidéo se mit à défiler à vitesse rapide. Il repassa en lecture normale et, à 17 h 58, on vit d’abord un employé en uniforme de la compagnie des ferries descendre précipitamment les marches, tournant le dos à la caméra. C’était celui qui avait engueulé Henry. Selon ses dires, il avait été averti par le pilote qu’il y avait du grabuge en bas. Il n’y avait pas de représentant du Homeland Security à bord, ce soir-là, comme c’était souvent le cas sur les ferries de l’État de Washington depuis le 11 Septembre. Puis, à 18 h 02, Naomi apparut en bas de l’escalier et grimpa les marches, grossissant à l’écran. Elle avait l’air effrayée. Parvenue en haut, elle tourna à droite, seule direction possible, et quitta le champ de la caméra à 18 h 03’19”.

« Là. »

L’une des caméras filmant la salle principale, à présent. Plan général, depuis le bar jusqu’aux hublots avant, indistincts, dans le fond. Des passagers partout, assis ou debout, allant et venant. Le technicien passa en accéléré et la foule fut prise de frénésie, fonçant dans toutes les directions comme des boules de flipper. Puis il repassa en vitesse normale et pointa l’index vers un point sur l’écran : Naomi émergeait du recoin où se trouvait l’escalier menant au pont inférieur, remontait l’allée entre les tables en direction de la caméra, tournait à gauche et disparaissait dans les toilettes.

Le technicien accéléra de nouveau la vidéo.

À 18 h 23, on vit les gens se lever. À cause de l’accéléré, ils paraissaient tous atteints de chorée de Sydenham. La salle se vida rapidement. Tout le monde refluait vers l’escalier. Le technicien repassa en vitesse normale : Naomi sortant des toilettes…

Il avait laissé la caméra qui filmait l’escalier dans un coin de l’écran ; on la vit descendre les marches parmi les derniers passagers.

Le technicien fit quelques manipulations et deux autres vidéos apparurent, toutes deux filmant les ponts inférieurs où s’entassaient près de cent quarante véhicules : la première embrassait l’une des coursives latérales, l’autre la grande coursive centrale. L’homme montra quelque chose à Krueger sur la première vidéo : Henry Walker et Charles Scolnick dans la coursive latérale, attendant patiemment à bord de la Ford d’Henry. Il déplaça son doigt vers la deuxième vidéo : Naomi émergeait de l’escalier dans la coursive centrale, hors de vue de ses amis, et se dirigeait vers le fond, vers les dernières voitures. De là où se trouvait la caméra — suspendue au plafond à l’avant de la coursive —, on ne voyait qu’une mer de toits, quand ils n’étaient pas tout simplement dissimulés par un camion ou un van : impossible de dire dans quel véhicule elle était montée.

« Donc Henry a dit la vérité, au moins pour ce qui s’est passé sur le ferry, dit Platt. Elle s’était enfermée dans les toilettes et elle a tout fait pour les éviter…

— Et ils l’ont cherchée consciencieusement, lui et Charlie, fit remarquer Krueger. On l’aperçoit sur plusieurs des vidéos en train de fouiner, même en accéléré. Tout comme le frère de Nick…

— Je peux vous les repasser en vitesse normale si vous voulez, proposa le technicien.

— Non, c’est bon, dit Krueger. Ce qui m’intéresse, c’est le véhicule dans lequel elle est montée. »

Le technicien fit défiler à vitesse rapide la vidéo de la caméra filmant la coursive inférieure centrale — et on vit le ballet des véhicules s’extirpant les uns après les autres des entrailles du ferry, une fois celui-ci parvenu à destination. Puis, en vitesse normale, quand les dernières voitures de la coursive se rapprochèrent. Des pare-brise mouillés, des lueurs, des reflets — aucun passager n’était visible.

« Et la caméra de l’embarcadère, celle fixée sur le portique ?

— Je me suis repassé quatre fois la vidéo, j’ai essayé d’améliorer la définition. Pour des prunes… Avec la nuit et la pluie qui tombait ce soir-là, c’est encore pire, répondit l’homme.

— Donc on sait qu’elle a bien quitté le ferry à bord d’une voiture mais on ne sait pas laquelle, conclut Platt.

— En tout cas, ça prouve qu’Henry a dit la vérité sur ce point.

— Ça ne prouve pas qu’il ne l’a pas tuée plus tard.

— Sauf que ça pose quand même une question : nul, après le ferry, n’a revu Naomi. Par conséquent, la dernière personne à l’avoir vue vivante, c’est celle qui l’a fait monter dans sa bagnole.

— Et probablement le tueur, estima Platt. Il nous faut à tout prix trouver un témoin, il doit bien y avoir quelqu’un parmi les passagers qui l’a vue monter dans ce foutu véhicule. Il nous faut les immats de tous les véhicules qui se trouvaient rangés dans la coursive centrale cette nuit-là. C’est possible, ça ?

— Ça devrait, répondit le technicien. En travaillant l’image.

— On sait déjà que Taggart était à bord, dit Krueger.

— Et Darrell Oates… Il serait intéressant de voir si le véhicule de l’un d’eux se trouvait dans la coursive centrale.

— Jamais Naomi ne serait montée avec Jack Taggart ou avec ce cinglé de Darrell. Et on n’a rien trouvé chez Taggart.

— À part le fait que son ordinateur lui a soi-disant été volé… Tu y crois, toi ?

— Pas une seconde. Mais ce qui se trouvait dessus n’avait peut-être rien à voir avec Naomi. On sait tous les deux à quel genre de trafics ces deux-là se livrent…

— Tu penses comme moi ?

— Quoi ?

— Que l’assassin est un des passagers…

— J’en sais rien. Ce qui me chagrine, c’est la mère qui n’a toujours pas reparu… Est-ce qu’elle sait quelque chose ? Est-ce qu’elle est liée à la mort de sa fille ? Est-ce qu’elle est morte, elle aussi ? Tu vas envoyer le dossier au HITS, voir s’il y a eu d’autres cas où un gamin a été tué après avoir pris un ferry et où un de ses parents a disparu… ou si on a déjà retrouvé un corps dans un filet de pêche. »

Le HITS — Homicide Investigation Tracking System — était l’équivalent pour l’État de Washington du VICAP au FBI : une unité chargée de corréler les informations sur les crimes violents et les crimes sexuels. Il mettait en rapport des enquêteurs de l’État ayant travaillé par le passé sur des cas similaires, consignait dans sa base de données des pistes abandonnées, des détails fournis par ces mêmes enquêteurs et qui n’apparaissaient pas toujours dans leurs rapports.

« La solution se trouve là, sur ce ferry, déclara Platt. Il faut trouver dans quelle bagnole elle est montée. Il y avait plus de six cents personnes, ce soir-là, à bord. Des adultes, des lycéens, des collégiens… Quelqu’un aura forcément vu quelque chose… »

28. Clcdjkdoieç_’hj’’2e

Je suis passé devant la maison de Naomi avant de récupérer Charlie pour le lycée. La nuit était sur le point de céder la place au jour, mais le ciel était encore sombre au-dessus des arbres, derrière le camp de mobil-homes où Naomi avait vécu avec sa mère.

Le leur était installé au fond d’un grand carré d’herbe rare et sablonneuse, avec un gros orme planté au milieu, où, plus jeunes, nous venions souvent jouer, et deux autres mobil-homes pour fermer trois des quatre côtés du carré, le dernier donnant sur la rue centrale du camp. On avait construit une cabane sur les deux plus grosses branches de l’orme et on y accédait par une échelle de corde. L’une comme l’autre étaient encore là. Ça m’a fait bizarre de voir le mobil-home fermé, avec les rubans de la police entrecroisés sur sa véranda, alors que, tout autour, le camp se réveillait, se préparait pour une nouvelle journée de travail ou de chômage : des odeurs de café, de crêpes et d’œufs, des moteurs qui tournaient, des phares qui s’allumaient ; les élèves des petites classes partaient à pied pour l’arrêt de bus en pépiant comme des moineaux.

Je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à la mère de Naomi, qui passait son temps à aérer le mobil-home, été comme hiver, et à enfourner ses tenues de travail dans les machines à laver et à sécher le linge, ou à étendre celui-ci — non pas qu’elle fût une forcenée des tâches ménagères ; à maints égards, c’était même le contraire : combien de fois Naomi avait dû se contenter d’un hamburger vite fait ou encore préparer elle-même le repas du soir en rentrant du lycée. Sa mère, qui était croupière au casino de la réserve Lummi, passait plus de temps dans sa chambre que dans la cuisine. Ou à boire des bières sur sa véranda, ses jambes tout à fait remarquables mises en valeur par un short qui soit avait rétréci au lavage, soit avait été acheté deux tailles au-dessous. Mais elle était obsédée par l’odeur de tabac qui imprégnait ses habits et sa peau, cette puanteur qu’elle ramenait du casino. Elle tentait de la chasser mais il n’y avait rien à faire : l’odeur était partout à l’intérieur du mobil-home. Il nous fallait toujours quelques secondes pour nous habituer, quand on rendait visite à Naomi — qui la portait sur elle comme si elle fumait, quand je la serrais ou l’embrassais.

On l’aimait bien, sa mère ; elle pouvait être carrément marrante quand elle faisait des grimaces ou qu’elle avait bu une bière de trop, et je sais que Johnny et Charlie la trouvaient canon, malgré son âge — les mots « cougar » et « MILF[4] » revenaient dans leur bouche quand Naomi était absente. Ils ne comprenaient pas qu’un lot pareil n’eût pas trouvé de mec.

Gosses, on appelait le camp « le Camp ». On adorait cet endroit. Et on prenait toujours le prétexte d’aller voir Naomi pour y retourner. Je me souviens que, pour mes treize ans, mes mères m’avaient offert des baskets neuves — du genre hyper-confortables, avec une semelle épaisse, et mes petits pieds étaient bien au chaud et bien serrés là-dedans — et un vélo Interceptor flambant neuf lui aussi, que j’étais fier de chevaucher avec mes potes en remontant la rue principale du camp. Je rêvais de vivre dans un mobil-home semblable à ceux-ci, peut-être parce qu’il était plus facile de s’imaginer qu’on se trouvait à bord d’un vaisseau spatial ou d’un sous-marin quand on se tenait dans la minuscule chambre de Naomi que dans nos grandes maisons.

Je n’avais pas conscience alors de la précarité de leur situation, je n’en voyais que le côté romanesque…

J’ai garé la voiture devant le carré d’herbe et je suis descendu. J’ai marché jusqu’à la véranda et je suis resté planté là un moment. Les rubans jaunes de la police claquaient dans le vent aigre du matin qui me glaçait les joues. La température avait chuté pendant la nuit.

Soudain, j’ai revu le camp sous la neige, pendant la tempête de décembre 2010. Les flocons qui tombaient sans discontinuer, le silence de mort, la fumée des poêles, les caravanes et les rues enfouies sous une épaisse couverture blanche, et nous autres perchés dans notre cabane, que nous avions rendue un peu plus étanche et confortable avec de vieilles couettes molletonnées et des coussins, et aménagée avec un marchepied en guise de table et des rideaux faits de vieux tapis pour arrêter les courants d’air. Existe-t-il au monde créature plus heureuse qu’un enfant jouant par un jour de neige ?

J’ai remarqué une paire d’yeux qui m’observaient derrière une des fenêtres du mobil-home de droite et je suis retourné à la voiture.

« Qu’est-ce que tu foutais ? m’a demandé Charlie en ramenant une mèche de cheveux noirs derrière son oreille. On va rater le ferry !

— Non, c’est bon… Je suis passé voir le mobil-home de Naomi.

— Pour quoi faire ?

— La police a mis un ruban, tu le savais ? »

Il a secoué la tête.

« Où est sa mère d’après toi ? m’a-t-il demandé. Morte ?

— J’en sais rien. »

Charlie m’a lancé un regard aigu.

« Henry… mon frère Nick m’a dit que les caméras du ferry confirment notre version. Naomi serait montée avec quelqu’un mais ils n’arrivent pas à voir qui sur les vidéos…

— À nous de le trouver, ai-je dit.

— Comment on va faire ça ?

— On peut peut-être commencer par interroger tous ceux du bahut qui étaient à bord… »

On a déboulé sur le parking. Les dernières voitures montaient dans le ventre du navire ; on s’est glissés derrière elles.

« Laisse-nous faire ça, alors, Kayla, Johnny et moi, a dit Charlie. Tu n’es pas en odeur de sainteté, ces temps-ci.

— J’adore quand tu fais des grandes phrases, mon frère. »


Noah Reynolds gara sa Crown Victoria sur le parking du 9509 29th Avenue à Everett, à quarante-sept kilomètres au nord de Seattle — un bâtiment de brique et de verre d’une taille ridicule à côté de ses voisins, puisqu’il se trouvait pour ainsi dire enclavé au milieu des pistes d’atterrissage, des hangars géants et des installations pharaoniques des usines Boeing. Celles-ci abritaient ni plus ni moins que le plus grand bâtiment du monde : quatre cent mille mètres carrés de surface au sol, treize millions de mètres cubes, une flopée de chariots élévateurs et une porte principale de cent mètres de large pour vingt-cinq de haut — mais aussi une banque, des boutiques, une caserne de pompiers, plusieurs cafés Tully’s, leur propre police et leur propre centrale électrique.

Noah ne fut donc pas surpris d’être accueilli par le rugissement d’un Boeing 787 Dreamliner en phase de décollage quand il descendit de voiture pour traverser le parking en direction de l’Institut médico-légal. Il leva les yeux vers l’appareil. Il s’élevait lourdement dans le ciel et ressemblait à une grosse orque volante. Noah se fit la réflexion qu’après tout, s’il y avait des gens à même de supporter un bruit pareil, c’étaient bien les morts. Il franchit les portes vitrées et, trois minutes plus tard, fut mis en présence d’un grand gaillard avec un pull noir sous sa blouse et un drôle de regard dû à une paupière tombante d’un côté — comme un rideau de magasin coincé à mi-course. À cause de cette paupière récalcitrante, le Dr Fraser Shatz donnait toujours l’impression d’être à moitié endormi. Impression trompeuse, qui avait induit en erreur plus d’un avocat débutant lorsqu’il venait témoigner à la barre. Noah ne connaissait personne faisant preuve d’un plus grand professionnalisme que le Dr Fraser Shatz, médecin légiste en chef et directeur du service de médecine légale du comté de Snohomish.

« Salut, Noah, dit Fraser en serrant la main de Reynolds d’une poigne molle et fraîche qui faisait toujours frissonner les flics novices venus assister à leur première autopsie. Ça fait un bail.

— Bonjour, docteur, les morts vont bien ?

— Ils sont en pleine forme, répondit Shatz avec un sourire tordu, bizarre. Si ça continue comme ça, ils vont finir par avoir ma peau.

— Qui ça, les morts ?

— Non, le comté. »

Autrement dit, le nouveau chef de l’exécutif du comté de Snohomish… Noah savait qu’il avait lancé une vaste opération de restructuration des services médico-légaux. Reynolds remarqua que Shatz avait des cernes noirs sous les yeux et l’air harassé. Il avait entendu dire que le légiste et le nouveau chef de comté ne s’entendaient guère. Noah ignorait à qui la faute. Ce qu’il savait, c’est que Shatz avait toujours eu un tempérament colérique. Il était plus à l’aise avec les morts qu’avec les vivants.

« Ils me cherchent des noises sur ma gestion », ajouta Shatz en avançant dans les couloirs.

Noah avait toujours estimé que les services médico-légaux comme les services de police étaient trop nombreux dans cet État. Entre les polices des comtés, les bureaux des shérifs, les départements de police de Seattle et de Bellevue, la police du comté de King — qui prenait le relais dans le métro de la ville —, celle de l’Université de Washington, qui avait des compétences dans tout l’État, et la Washington State Patrol qui, aujourd’hui, s’occupait de tout : homicides, vols, gangs, unités SWAT… tout le monde se marchait sur les pieds. Idem pour les services médico-légaux. Le comté de King, par exemple, disposait de pathologistes expérimentés, mais c’était l’exception plutôt que la règle. La plupart du temps, le boulot était effectué par des coroners. En outre, les petits comtés avaient des finances limitées ; aussi, à partir de juillet, évitait-on autant que possible les autopsies, trop budgétivores. Un vrai foutoir…

En marchant, Shatz se retourna pour regarder Noah.

« Qu’est-ce qui se passe ? On rembauche les retraités, dans la police ?

— Je suis à mon compte, maintenant, docteur.

— Je suis au courant. »

Shatz introduisit Noah dans son bureau. Le légiste avait son Mur de la renommée, une mosaïque de photos et quelques articles où ne figuraient que des personnalités régionales, mais il n’en était pas moins le fonctionnaire le mieux payé du comté. Son budget s’élevait à deux millions de dollars par an et, l’année dernière, ses services avaient mené à bien trois cent quatre-vingt-onze autopsies.

« Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda-t-il en s’enfonçant dans son fauteuil.

— C’est au sujet de cette jeune fille trouvée morte sur une plage… »

Le légiste joignit le bout de ses doigts sous son menton.

« Et… ?

— Elle était enceinte…

— C’est exact.

— Vous allez faire des comparaisons ADN pour le compte de l’attorney des îles San Juan ?

— Encore exact.

— Donc vous conservez l’ADN du fœtus quelque part… »

La paupière tombante de Shatz frémit légèrement, signe de son intérêt.

« Où tu veux en venir, Noah ?

— À ceci… »

Reynolds sortit de sa poche une petite enveloppe plastifiée blanche. Arrivée par vol spécial le matin même. Il avait été la récupérer une heure plus tôt.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda le légiste.

— Un échantillon d’ADN.

— Pardon ?

— Je veux juste une comparaison des marqueurs génétiques de cet ADN avec celui du fœtus… »

Le silence se fit, troublé par le grondement d’un avion décollant ou atterrissant. Les marqueurs génétiques utilisés en médecine légale étaient au nombre de quinze à vingt, un peu comme les points de convergence des empreintes digitales.

« Bon Dieu, Noah, tu te rends compte de ce que tu me demandes ?

— Personne n’en saura rien, tu as ma parole.

— Sauf le propriétaire de cet ADN… Qui est-ce ? Le père du fœtus ? Tu te rends bien compte que ça pourrait être une information importante pour l’enquête ?

— Je sais. Et je la partagerai moi-même avec Krueger le moment venu, si la comparaison est positive… Pas le père, le grand-père

— Je ne comprends pas…

— Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que cet homme pense être le père du petit ami de la victime, mais il n’en est pas encore tout à fait sûr. »

Shatz observait fixement Noah, l’œil allumé cette fois.

« Et donc, si ce fœtus est bien son petit-fils…, compléta-t-il avec un moulinet de la main, cela voudra dire que le petit ami est bien son fils… À supposer qu’elle soit enceinte de son petit ami, note bien… À ce sujet, j’ai déjà envoyé au labo une demande de comparaison entre l’ADN de celui-ci et celui du fœtus : sur réquisition de Krueger. Mais, évidemment, même si cette comparaison est positive, ça ne répondra pas à ta question, poursuivit Shatz en hochant la tête. Contrairement à ça, ajouta-t-il en montrant le sachet blanc. Qui est-ce, Noah ? J’ai besoin de savoir. Pas question de faire ça sinon…

— Grant Augustine.

— Ce nom ne me dit rien.

— Un homme d’affaires qui se présente aux élections de gouverneur en Virginie, tu vois le problème ?

— Comment est-il relié à ce gosse ?

— Ce gosse est élevé par deux mamans, qui l’ont soi-disant adopté. On les soupçonne de l’avoir plutôt enlevé à la naissance. Une longue histoire… Disons que notre enquête nous a menés jusqu’à ce garçon. Ce type, Grant Augustine, cherche son fils depuis seize ans, Fraser, tu imagines ? Tu as peut-être entre les mains la solution au désespoir qui ronge un père depuis seize longues années… Un père à qui on a enlevé son enfant, qui ne l’a pas vu grandir, qui ne savait même pas jusqu’à une date récente s’il était vivant… »

Shatz éleva une main, l’air de dire : n’en fais pas trop, tout de même.

« Est-ce qu’il veut le retrouver ou est-ce qu’il a peur que le scandale éclate avant les élections ?

— Il veut retrouver son fils. Il n’y a rien qu’il désire plus au monde. Penses-y. Tu as juste à faire une petite comparaison. Avant les autres. Tu me dois bien ça.

— Je ne te dois rien du tout.

— On a fait du bon boulot, tous les deux…

— C’est vrai. »

Shatz tendit le bras par-dessus son bureau, Noah mit le sachet dans sa main.

« Juste un oui ou un non, dit le légiste. Rien d’autre… Et après, tu me racontes toute l’histoire. »


On s’est retrouvés à la pause.

« Pour l’instant, personne ne se souvient de ce que Naomi a fait à bord, a dit Charlie. Mais on est loin d’avoir posé la question à tout le monde. On a fait passer le mot : si quelqu’un a vu quelque chose, qu’il vienne nous en parler d’abord. »

Des mouettes piaillaient, copeaux blancs dans la grisaille. Un vent coupant cherchait à s’infiltrer sous nos vêtements. L’hiver était arrivé.

« Bah, ils pensent tous que c’est moi, de toute façon, ça m’étonnerait qu’ils vous aident… »

J’ai repensé au message trouvé sur Facebook : Ne leur fais pas confiance. Elles mentent… Et au type avec qui Liv s’était entretenu. Ce détective… Est-ce qu’elle disait la vérité ? En classe, je me suis repassé les paroles d’Harding : « C’est quelqu’un qu’on ne soupçonne pas. Pas du tout… D’après moi, c’est quelqu’un qui passe relativement inaperçu. Discret, effacé. Et aussi quelqu’un qui a accès à certaines informations… »

Et, de nouveau, cette question : le maître chanteur et l’assassin étaient-ils une seule et même personne ?

À la cafétéria, j’ai picoré dans mon assiette. Charlie, Johnny, Kayla et deux autres filles de la classe faisaient les frais de la conversation, mais ça n’était plus comme avant : les rires étaient devenus rares et on évitait certains sujets.

Autour de nous régnait le brouhaha habituel mais, de temps en temps, je surprenais des œillades soupçonneuses et les conversations baissaient brusquement de quelques décibels à une table voisine, signe qu’on était en train de parler de moi.

Tout cela m’était de plus en plus insupportable.

En piquant dans mon bœuf thaï et mon riz au curry, j’ai soudain pensé à la mère de Charlie. À cette heure, elle devait être derrière sa caisse du Ken’s Store & Grille, avec son mari qui préparait les repas en cuisine et Wendy qui servait bières et cafés à son comptoir, à l’autre bout du magasin. J’ai ressenti comme une démangeaison. Très souvent, je l’avais surprise à la fenêtre de sa chambre, qui me regardait partir en me faisant un petit signe. Charlie m’avait dit un jour que sa mère passait un max de temps derrière cette fenêtre. Et, en y repensant, c’est vrai qu’aussi loin que je me souvienne, cette fenêtre et sa silhouette étaient associées dans ma mémoire. C’est quelqu’un qui passe relativement inaperçu, discret, effacé. La mère de Charlie derrière sa caisse, son père en cuisine, Nick au bureau du shérif… La démangeaison a augmenté. La maison était vide… Charlie m’avait parlé de l’alarme du magasin, qu’ils activaient uniquement pendant la haute saison. J’ai revu la grande cour délimitée par la haute palissade en planches et les bois dans le fond — j’avais joué dans cette cour des centaines de fois, puis elle était devenue un terrain de jeux trop exigu pour des ados, surtout à la belle saison, quand la mer, les criques et les autres îles nous appelaient, à portée de pagaie… Stupide, stupide, stupide, me suis-je dit. N’y pense même pas… Mais j’y pensais, justement. Le sourire diaphane, immatériel de sa mère, sa silhouette discrète, ses cheveux châtains où commençaient à apparaître quelques fils gris… C’est quelqu’un qui passe relativement inaperçu… discret… effacé… Et aussi quelqu’un qui a accès à certaines informations… Dans le magasin, mine de rien, son doux regard était toujours en mouvement, suivant discrètement les clients, plus efficace qu’une caméra de surveillance. À combien de confidences avait-elle eu droit derrière sa caisse ? On lui faisait spontanément confiance ; il ne serait venu à l’idée de personne qu’il y eût en elle une once de malignité, de méchanceté, de malveillance. C’était inconcevable. Tu es en train de devenir cinglé, m’a prévenu une petite voix en moi.

Je me suis levé.

Je suis sorti de la cafétéria et j’ai pris la direction du bâtiment de l’administration. Je suis allé directement au bureau de Lovisek.

« Ça ne va pas, ai-je dit en entrant. Je ne me sens pas bien, pas bien du tout.

— Tu veux voir un médecin ?

— Je veux rentrer chez moi. »

Il a hoché la tête, a attrapé un papier.

« D’accord, qui tu as cet après-midi ? »

Je le lui ai dit.

« File. Je la préviendrai… »

J’ai attendu le ferry une bonne heure. Mes doigts tremblaient sur le volant. À bord, j’ai éteint mon portable. La salle était presque déserte, le bar fermé. Finalement, je suis redescendu m’asseoir dans la voiture et j’ai mis de la musique.

En arrivant à Glass Island, j’ai tourné à droite puis à gauche et remonté Main Street. Je me suis garé à une centaine de mètres du Ken’s Store & Grille et j’ai fait le reste du chemin à pied. J’ai rentré la tête dans les épaules en passant devant le magasin, la capuche rabattue, sur le trottoir opposé, puis j’ai brusquement bifurqué et traversé la chaussée en direction de la palissade ; elle était en partie dissimulée par les véhicules des clients garés sur le côté du magasin, dont un camion de livraison, ce qui faisait mes affaires. J’ai progressé derrière eux, à l’opposé de l’entrée latérale du grill, qui se trouvait près du container à glace fermé par un cadenas.

J’ai jeté un regard en arrière en m’approchant des planches de la palissade ; je me suis concentré sur la rue, puis je l’ai agrippée et j’ai sauté par-dessus. Je me suis reçu dans l’herbe détrempée de la cour et je suis resté accroupi un moment. Mon cœur s’est mis à battre un tout petit peu plus vite. À partir de maintenant, j’aurais du mal à justifier ma présence si on me surprenait.

Comme la plupart des arrière-cours, celle-ci était remplie de tout un bric-à-brac, mais il y avait aussi une table et du mobilier de jardin, des nichoirs à chaque tronc et une véranda surélevée. Quand on avait douze ans, Charlie et moi, on se glissait dessous en imaginant qu’on était des spéléologues piégés dans des grottes martiennes infestées de créatures carnivores. Charlie se tordait en poussant des argggghhhh ! et des à l’aide ! au secours ! ils me dévorent les jambes, ohhhhhh ! tout en agitant celles-ci dans tous les sens et — une nuit où je dormais chez eux — il avait tenté de me convaincre, en donnant des coups sourds contre la cloison, dans le lit qu’il occupait en dessous du mien, qu’il y avait bel et bien une présence maléfique planquée dans les soubassements de la maison, et que si l’un de nous avait le malheur de s’aventurer sous la véranda la nuit, on ne le reverrait jamais.

Bien entendu, je n’y croyais pas une seconde, je répétais infatigablement : « Charlie, je sais que c’est toi qui cognes », et lui, tout aussi infatigablement : « Je te jure sur la tête de ma mère, Henry ! C’est pas moi ! » Il n’empêche — il me flanquait une trouille bleue avec ses histoires et ses coups sourds et il le savait.

Je me suis approché de la véranda et de la porte de derrière, sous l’avant-toit en bardeaux d’asphalte. J’étais presque sûr que la porte était ouverte. À la morte saison, une fois les touristes envolés, personne ne ferme sa porte de derrière en plein jour sur Glass Island.

J’ai longuement essuyé mes semelles, puis je suis entré.

L’intérieur était aussi silencieux que je m’y attendais. Tout le monde était à l’avant, au magasin. J’ai soudain pensé à Nick et, l’espace d’un court instant, l’angoisse a vrillé mon estomac : avec ce qui se passait en ce moment, Nick devait être au bureau du shérif ; dans le cas contraire, si jamais il me trouvait ici, j’aurais sans doute droit à la plus belle correction de ma vie.

Le petit couloir du rez-de-chaussée était encombré de caisses de sodas à la rhubarbe, à la vanille et à la lavande entassées dans les coins. Une porte donnait sur le séjour à ma gauche, une autre sur la cuisine. Face à moi, à droite de l’escalier, la porte derrière laquelle un couloir menait au magasin. J’ai grimpé les marches vers les chambres, à l’étage, les jambes flageolantes, ma main crispée sur la rampe cirée de l’escalier. Les marches grinçaient légèrement à travers le tapis élimé. Je suis parvenu sur le palier. J’ai hésité. La chambre des parents se trouvait dans le fond ; la première porte était celle de Charlie, ensuite venait celle de Nick. Subitement, je me suis rendu compte de l’absurdité de ma démarche. Qu’est-ce que je m’attendais à trouver ici ? Un signe quelconque que la maîtresse de maison était bien le maître chanteur ? Un petit détail qui, tout d’un coup, ferait la lumière, comme dans une série télé ? Ridicule… J’ai pensé à Naomi. La mort de Naomi justifiait toutes les prises de risque ; c’était en m’insinuant dans la vie des habitants de l’île — comme le maître chanteur l’avait fait — que je découvrirais, tôt ou tard, la vérité. Néanmoins, j’étais persuadé que je ne parviendrais à rien ici sinon à foutre en l’air la plus belle amitié de ma jeune existence et j’étais à deux doigts de mettre fin à cette entreprise et de décamper quand j’ai avisé la porte de la chambre de Charlie…

… entrouverte…

Machinalement, je me suis approché ; en retenant mon souffle, je me suis penché à l’intérieur.

Tout ici était extraordinairement calme. Il pleuvait derrière la vitre. Sa guitare était appuyée au mur, près de la mappemonde lumineuse devant laquelle nous avions plus d’une fois rêvé que nous remontions le cours de l’Orénoque ou du Zambèze en pirogue. Sa collection de jeux vidéo gisait en vrac sur la descente de lit et sa PlayStation sur la table de nuit. Ses vêtements étaient éparpillés un peu partout, et la penderie béait, pleine de chemises à carreaux que Charlie boutonnait toujours jusqu’en haut. Son pieu — duquel il avait le plus grand mal à s’extraire les matins d’hiver — était défait et gardait l’empreinte de son corps. Sur les murs, un grand poster du concert mythique de Nirvana à Reading ainsi que des formules encadrées du genre : Ici a lieu le championnat du monde des losers, Les super-héros sont gays : ils portent des collants, Interdit de fumer mais pas de se masturber (celle-ci dissimulée derrière un fanion des Seahawks), Diplômé de zombielogie et, sur le bureau, une lampe multicolore en forme de fusée, des bouquins de classe et un Mac ouvert… J’ai prêté l’oreille, mais aucun son ne montait du rez-de-chaussée, pas même les voix des clients du magasin.

Seul le bruit assourdi d’une voiture passant dans Main Street est parvenu à mes oreilles.

J’ai poussé le battant. Je suis entré. De nouveau, le plancher a grincé légèrement sous mes pas. Ça sentait le fauve : un arrière-plan familier et indéfinissable, mais qui laissait supposer des activités suspectes, la nuit venue. J’ai traversé la chambre jusqu’au bureau, regardé l’ordinateur. Puis j’ai tendu le bras, passé un doigt sur le pavé tactile. L’écran s’est illuminé. Les îles et la mer en fond d’écran — avec une orque effectuant une cabriole hors des flots.

L’icône de la messagerie… j’ai cliqué dessus et elle m’a demandé le mot de passe.

Il y a un an environ, je l’avais surpris en train d’entrer le début de celui-ci sur sa tablette tactile. Je ne l’avais pas fait exprès, mais je n’avais pu m’empêcher de regarder. J’ignorais s’il en avait changé depuis… J’ai tapé ZOMBIELAND — et elle s’est ouverte ! Je ne sais pas ce que je cherchais… Mais mon pouls s’est emballé en pénétrant par effraction dans l’intimité numérique de Charlie.

Je n’ai pas tardé à déchanter : sa messagerie était vide.

Mes poils ne s’en sont pas moins hérissés sur ma nuque, en prenant conscience de ce fait… Pourquoi l’avait-il vidée ? Je me suis surpris à éprouver une sorte de malaise devant ce petit fait en apparence insignifiant… Avait-il peur que la police mette son nez dedans ? Apparemment, il n’avait pas encore eu le temps de supprimer son compte. Il avait agi avec précipitation, avant de partir pour le lycée.

Un frisson m’a parcouru, mon malaise a augmenté. Que voulait-il cacher — et à qui ?

Puis j’ai vu quelque chose qui m’a glacé le sang comme un courant d’air nocturne dans un cimetière. J’ai eu soudain envie de vomir. Le nom inscrit en haut à droite de l’écran n’était pas celui de sa messagerie habituelle — celle qu’il consultait sur sa tablette. Ce n’était pas elle que je venais d’ouvrir. Ce n’était même pas un nom, d’ailleurs. Rien qu’une suite aléatoire de caractères :

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29. Réserve

Je tremblais de fureur et de frustration en redescendant Main Street à pied. J’avais mal à la tête et je me suis dirigé vers la pharmacie tandis que, déjà, les vitrines s’illuminaient. Toute la ville était noyée dans un épais brouillard au travers duquel les lumières, les phares des voitures et les lanternes du port se diffractaient, comme un système de planètes et de lunes évoluant dans un espace gazeux.

C’était ça, les hivers sur Glass Island.

Charlie…

Oh non, Charlie, pas toi… Aucune trahison n’aurait pu être plus douloureuse que celle-là ; j’avais été trahi par la fille que j’aimais — et, à présent, c’était au tour de mon meilleur ami, de mon frère : de Charlie… C’était là une pensée terrible, affreuse.

Je suis entré dans la pharmacie brillamment éclairée et j’ai marché jusqu’au comptoir, les cheveux ruisselants, les semelles flic-floquant sur le carrelage. C’est la pharmacienne qui m’a accueilli et je n’ai pu m’empêcher de penser à tout ce que je savais sur elle, désormais. Elle portait un pull en cachemire et un jean serré et son rouge à lèvres était du genre glossy. Son regard était comme une caresse et, pendant un instant, je me suis vu la giflant et la frappant, la tirant par les cheveux et la jetant au sol, l’obligeant à cracher tout ce qu’elle savait.

J’ai demandé du paracétamol et elle est allée m’en chercher.

En ressortant du magasin, je me suis enfoncé dans le passage étroit qui sépare la pharmacie du bâtiment suivant. De l’herbe poussait entre les dalles et j’ai attendu dans la pénombre, le cœur gonflé à bloc d’une colère noire comme du pétrole et d’une tristesse non moins obscure. Je l’ai vu remonter la rue dans le brouillard, tête basse, son sac sur le dos, son skate à la main. La fureur a rougeoyé comme des braises dans mon ventre. Je lui ai fait un signe ; Charlie a levé la tête, m’a aperçu.

« Henry ? Qu’est-ce que tu fous là ? »

Je lui ai fait signe d’approcher, je me suis reculé dans l’étroit et sombre passage. Il a fait un pas dans la ruelle, un deuxième.

Alors, je l’ai chopé par le col et je l’ai frappé.


Noah gara sa Crown Victoria sur le parking. Il pénétra dans le casino en passant sous la monumentale charpente en bois de l’entrée. Dès qu’il eut franchi les portes, il s’arrêta comme s’il avait rencontré un mur, immédiatement agressé par le vacarme et l’odeur.

Sous les lustres, les machines à sous tintaient, cliquetaient et gazouillaient des dizaines de tonalités électroniques différentes tandis que fruits, animaux, gladiateurs et dieux grecs défilaient sur leurs écrans. Noah promena un regard étourdi autour de lui. À vue d’œil, il y en avait des centaines. La plupart des joueurs étaient des femmes blanches entre quarante et soixante ans ; elles n’étaient pas là pour rigoler : elles pianotaient les combinaisons sur les écrans tactiles ou les gros boutons, piochaient dans des gobelets des pièces qu’elles enfournaient dans les machines à un rythme effréné — comme si elles nourrissaient un bétail d’une espèce particulièrement vorace. Quand elles gagnaient, des jingles stridents retentissaient. Quant à la tabagie ambiante, elle ne devait guère aider à garder la clientèle en vie ; Noah pinça les narines : l’enfer devait avoir la même odeur pour les non-fumeurs. La loi indienne autorisait visiblement à fumer comme un pompier dans les lieux publics.

Noah ne s’était rendu qu’une seule fois dans un casino indien avant ce jour-là, celui des Tulalip, le long de l’Interstate 5. Plus habitué à lire sur fond de musique classique qu’à ce déferlement sonore, il pressa le pas le long de l’allée centrale. Les tables de black-jack et de poker se trouvaient au milieu. C’était donc ici que la mère de Naomi travaillait… Il scruta les joueurs mais, à cette heure-ci, ils étaient peu nombreux. Aucun n’attira son attention. Il retourna vers le bar et dit qu’il avait rendez-vous avec le directeur ; le barman passa un coup de fil puis lui montra un large couloir sur la droite, après le bar.

Noah foula l’épaisse moquette multicolore. Contrairement à la réserve indienne qui l’entourait, le casino affichait tous les signes de la prospérité. Autrefois, celle de la nation Lummi avait reposé sur la pêche au saumon. Pendant des siècles, les eaux de la baie de Bellingham et des îles environnantes avaient regorgé de poisson lors des montaisons annuelles. Mais cette économie s’était effondrée avec la concurrence des fermes d’élevage et les conséquences désastreuses de la surpêche et de la disparition de l’habitat naturel des saumons. Aujourd’hui, les revenus dégagés par le trafic de drogue étaient supérieurs à ceux de la pêche sur le territoire de la réserve. Le Conseil tribal avait même remis au goût du jour un châtiment ancestral pour les trafiquants : le bannissement. Alors, il restait les casinos, songea Noah. Depuis les années 80, ils apportaient une source de revenus supplémentaire à la trentaine de réserves indiennes qui existaient autour de Seattle, mais l’argent attire toujours les vautours — et, sur l’ensemble du territoire, les casinos indiens en rapportaient plus que Las Vegas et Atlantic City réunis.

Noah frappa à la porte marquée DIRECTION. Une voix grave lui répondit :

« Entrez. »

Le directeur, un Indien Lummi, se leva, ferma le bouton de sa veste et fit le tour de son bureau. Il approchait le mètre quatre-vingt-dix et devait peser dans les cent kilos, mais Noah ne vit aucune surcharge pondérale au-dessus de sa ceinture. Ses cheveux épais grisonnaient mais ses sourcils étaient restés très noirs et il avait les traits nets et les pommettes hautes des Amérindiens.

« Bonjour, c’est moi qui vous ai téléphoné, dit Noah.

— Oui… le privé… »

Il n’y avait aucune connotation négative dans sa voix.

« C’est au sujet de Sheila Sanders, c’est ça ? Une sale histoire, sa fille morte, elle disparue… Asseyez-vous. »

Le directeur regagna sa place. Derrière lui, par la fenêtre, Noah aperçut la plaine et, au-delà, les sommets enneigés de la chaîne des Cascades se détachant sur le ciel sombre du soir.

« La police vous a interrogé ? »

Le directeur fit un signe affirmatif.

« Ils m’ont cuisiné pendant cinq heures. À deux reprises. Tout le monde était là, un vrai débarquement : le shérif de Glass Island, la police du comté de Whatcom, notre police Lummi, la patrouille d’État, tout le monde… Sans doute que, dans leurs esprits, les mots Indien et criminel vont ensemble. Mais ce n’est pas ici que Naomi, la fille de Sheila, est morte, pas vrai ? Vous êtes au courant de la façon dont cette gamine a été tuée ?

— J’en ai entendu parler, oui.

— Elle a été… traînée dans un chalut… comme un vulgaire saumon. Une fille qui descend des Lummi par son père… les Lummi qui ne sont pas des Indiens des Plaines, je vous le rappelle, mais pêcheurs de père en fils depuis des milliers d’années… sauf aujourd’hui, où ils en sont réduits à devenir croupiers dans des casinos, entrepreneurs ou trafiquants de drogue… Une fille d’Indien Lummi noyée dans un foutu filet de pêche, au cul d’un bateau, vous voyez où je veux en venir ? » Il releva la tête. « Vous croyez que le tueur est raciste, monsieur Reynolds ? »

Jusqu’à cet instant, Noah n’avait jamais envisagé cette hypothèse. D’ailleurs, il n’y croyait toujours pas : le père de Naomi était mort il y a longtemps et Naomi vivait loin de la réserve. Elle n’avait plus aucun lien avec elle.

« Ou pêcheur, hasarda-t-il.

— Vous insinuez que ça pourrait être l’un des nôtres ?

— Il y a plus de trois cent mille bateaux immatriculés entre Seattle, Vancouver et Victoria, objecta Noah. Combien sont des bateaux de pêche, d’après vous ? »

Le directeur haussa les épaules en signe d’ignorance.

« Je leur ai suggéré d’explorer cette piste, insista-t-il néanmoins, et ils m’ont regardé comme si je leur avais montré un étron sur ma moquette.

— Parlez-moi de la mère de Naomi… »

Le directeur se rejeta sur son siège. Son regard se perdit dans ses souvenirs.

« Une belle femme, une très belle femme… et elle n’avait pas la langue dans sa poche. »

Selon le directeur, la mère de Naomi était une excellente professionnelle, et sa beauté attirait les joueurs masculins, toujours plus nombreux aux tables qu’aux machines à sous. À part ça, c’était quelqu’un qui se liait peu. Elle ne s’était fait aucun ami parmi le personnel du casino. Le directeur avait tenté une fois ou deux d’en savoir plus sur sa vie — et Noah comprit qu’il l’avait plus ou moins draguée —, mais elle l’avait poliment éconduit.

« Est-ce qu’elle parlait de sa fille ?

— Oui, c’était même le seul sujet qui l’intéressait. Elle était très fière de ses résultats scolaires. Elle disait que Naomi irait loin, pas comme elle… »

Noah vit le visage du directeur s’assombrir.

« Et Henry ? dit-il.

— Qui ça ?

— Le petit ami de la victime… Est-ce qu’elle vous en avait parlé ? »

Le directeur secoua la tête.

« Non, jamais… En revanche, depuis quelque temps, elle se faisait du souci, ça se voyait…

— Du souci pour quoi ? »

L’Indien le fixa.

« Pour sa fille, je crois. Elle avait arrêté d’en parler… Quand j’abordais le sujet, elle l’évitait soigneusement. Quelque chose s’était passé, si vous voulez mon avis. Et cela la préoccupait énormément…

— Est-ce qu’elle avait quelqu’un dans sa vie ?

— Non, pas à ma connaissance. Je suis convaincu que non. C’était quelqu’un d’extrêmement solitaire. (Le regard du directeur se troubla.) En même temps, elle pouvait mettre des tenues un peu olé olé parfois, du moins aux yeux de certains… Faut dire qu’elle détestait les bigots, les coincés, les hypocrites et les donneurs de leçons. C’était un sacré bout de femme, vous pouvez me croire… »

Noah comprit que son employée modèle était loin de le laisser indifférent. Y avait-il eu une histoire entre eux ? Il se promit de vérifier.

« Est-ce que vous avez une idée de l’endroit où elle peut être ? Est-ce qu’elle vous avait parlé d’un bungalow, d’un bateau ou d’un endroit où elle pourrait se planquer ?

— Ils m’ont tous posé la question, vous vous en doutez. Je vous répondrai ce que je leur ai répondu : si vous voulez mon avis, c’est six pieds sous terre que vous la trouverez — ou alors au fond de la mer. »


Charlie a touché sa lèvre fendue et regardé le sang sur ses doigts.

« T’es complètement malade ! »

Il y avait plus de colère que de peur dans sa voix.

Je me suis penché sur lui. Il était encore au sol, dans l’ombre du passage, et le néon à l’angle de la pharmacie bariolait son visage de couleurs vives.

« Qu’est-ce qu’il te prend, putain !

— J’ai trouvé ta messagerie, Charlie…

— De quoi tu parles ?

— Ta deuxième messagerie, celle que tu utilises pour envoyer des messages anonymes… »

Il a levé vers moi des yeux incrédules.

« T’es entré dans ma chambre ? Quand ça ? Pourquoi t’as fait ça ?

— Peu importe…

— Peu importe ? Ah non, pas d’accord ! Moi, ça me paraît vachement important, figure-toi !

— Tu m’envoies des messages anonymes, Charlie ? Je croyais que t’étais mon meilleur ami…

— Pas des, un, a-t-il rectifié. Meilleur ami, tu dis ? Alors, pourquoi tu t’introduis chez moi pendant que je suis au bahut, bordel ? C’est quoi, cette histoire ?

— Tu ne réponds pas ? Le maître chanteur, c’est toi ?

— Quoi ? Va te faire mettre ! s’est-il écrié.

— T’as toujours été jaloux des autres, ai-je poursuivi — et je n’en revenais pas de ce que j’étais en train de dire. T’as toujours rêvé d’être à notre place, à Johnny et à moi, et de te taper Naomi et Kayla… Tu crois que je ne sais pas que tu en pinçais pour Nao ? »

J’ai lu la plus grande stupeur dans ses yeux.

« Au bahut, c’est pareil. T’aurais aimé être le capitaine des équipes, le mec que toutes les filles admirent… Alors qu’aucune ne te calcule… Tu fais quoi, le soir, dans ta piaule, quand tu te retrouves seul, Charlie ? »

Dans son regard, je discernais l’incrédulité. La fureur. Et la douleur. Une douleur atroce. Nous nous étions souvent disputés par le passé, mais je n’avais pas souvenir de lui avoir jamais parlé de cette façon.

« Réponds, Charlie : pourquoi tu m’envoies des messages anonymes ?

— Je voulais te mettre en garde, putain ! a-t-il bégayé au bord des larmes. C’est tout !

— Me mettre en garde contre quoi ?

— Au sujet de Liv et de France, tiens ! »

J’ai lâché son col et je me suis reculé. Il en a profité pour se remettre debout. Il a appuyé son dos aux planches de la pharmacie, a touché sa mâchoire. J’ai vu de petites taches de sang sur son col.

« Tu m’as frappé, Henry ! Tu te rends compte de ce que tu viens de faire : tu deviens dingue !

Me mettre en garde contre quoi ? »

Charlie respirait presque aussi fort qu’un asthmatique en pleine crise.

« J’ai pensé à quelque chose, mais je voulais pas t’en parler… J’avais peur que tu me détestes après ça…

— Explique-toi. »

Il a hésité. « Ça concerne France… »

Je me suis raidi.

« Un truc que ma mère a vu à propos de France…

— Putain, accouche, merde ! »

Il m’a dévisagé tristement. « Tu sais, ma mère, elle aime bien se coller à la fenêtre de sa chambre et regarder la rue quand elle arrive pas à dormir. De là-haut, on voit tout Main Street jusqu’au port. »

Je n’ai rien dit — mais j’ai pensé que c’était exactement à cause de ça que j’étais entré chez lui. La tension irradiait tout mon corps, dans l’attente de la suite.

« Une fois, je l’ai entendue causer avec mon père à l’arrière du magasin, ils savaient pas que j’étais là et j’ai entendu prononcer le nom de ta mère, alors je me suis approché… »

Il a reniflé, a essuyé son nez.

« Je l’ai entendue dire : “Je suis sûre que c’était France.” Mon père a dit un truc du genre : “À une heure du matin ?” Et ma mère a répondu que oui, que c’était bien la voiture de France. Elle venait de chez vous. Elle s’est garée devant le magasin de pêche et elle est descendue. Il pleuvait des cordes. Elle portait un coupe-vent, mais ma mère a bien vu ses cheveux blonds sous la capuche et sa silhouette, c’était elle… Ensuite, ma mère a dit que France avait ouvert l’une des poubelles alignées dehors, à l’angle de Main Street et d’Argyle Avenue, qu’elle avait quelque chose à la main quand elle a ressorti le bras de la poubelle. Peut-être un paquet ou une enveloppe, ma mère était pas trop sûre, elle était trop loin pour voir… Ensuite, la tienne est remontée dans sa voiture et elle est repartie vers chez vous, Henry. »

Je l’ai de nouveau attrapé par le col, je l’ai projeté contre le mur de la pharmacie.

« Tu mens ! Tu viens d’inventer ça !

— Eh ben, vas-y ! Cogne-moi ! Vas-y, connard, puisque t’en as tellement envie ! Comme ça, on ne sera plus jamais des amis, t’entends ? Plus jamais ! » L’expression de fureur extrême sur son visage devait répondre à la mienne. J’ai serré son cou et, pendant un instant, j’ai eu envie de lui faire très mal. Il a secoué la tête. « Arrête, putain ! Tu m’étrangles ! » Je l’ai lâché. Il y avait une marque violacée sur son cou, il l’a frottée en grimaçant. Il a toussé.

« C’est la vérité vraie : je me rappelle que cette conversation m’a beaucoup intrigué à l’époque. Je n’avais pas entendu parler de cette histoire de maître chanteur et je me demandais pourquoi ta mère sortait la nuit pour fouiller dans les poubelles d’East Harbor… Tu sais, il y a toujours des rumeurs au sujet de tes mamans… Personne ne sait vraiment d’où elles viennent. Je me suis dit que… c’était peut-être genre une espionne russe, tu vois ? Qu’elle recevait ses instructions comme ça… C’est idiot, je sais. Et merde…

— C’était avant ou après qu’on est allés là-haut ?

— Longtemps avant. L’année dernière… Je voulais t’en parler à l’époque mais, le lendemain, il a dû se passer un truc et ça m’est sorti de la tête, je suppose… Ça m’est revenu quand tu nous as rapporté ce que Darrell t’avait dit dans sa bagnole, puis quand Nate Harding a parlé de ce maître chanteur… »

Il parlait à contrecœur, et il avait toujours la même expression de colère froide sur le visage. Moi-même, je sentais ma poitrine se gonfler sous l’effet d’un mélange d’adrénaline, de fureur et de chagrin. Je le foudroyais du regard et ses yeux brillaient de la même hostilité. J’ai senti que quelque chose venait de se briser définitivement entre nous, que notre amitié ne survivrait pas à ce qui s’était passé dans cette ruelle. Ce lien unique qui nous avait unis jusqu’alors, pendant toutes ces années, comme deux frères, était mort ce soir — et ça m’a rendu triste… Infiniment triste…

« Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ? »

Il a fait mine d’examiner la pointe de ses baskets.

« Je ne savais pas comment te le dire… Je te jure, je voulais t’en parler…

— Tu m’as envoyé d’autres messages ?

— Hein ? Non ! Rien que celui-là !

— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé directement ? Pourquoi un message anonyme, putain, Charlie ? »

Ma voix presque geignarde, à présent. Je l’ai vu pâlir, malgré les couleurs artificielles du néon sur ses joues.

« Parce que j’avais des doutes…

— Des doutes sur quoi ?

— Sur toi… Je voulais voir ta réaction.

— Pourquoi ?

Parce que je te soupçonnais, tiens ! »

Il avait presque crié. Je l’ai maté, abasourdi. Ses yeux n’auraient pu être plus tristes qu’ils l’étaient en ce moment précis. Je ne lui avais jamais vu un tel regard auparavant. Oui. Notre amitié était bel et bien morte. Il n’y avait rien après ça qui aurait pu la sauver… J’ai fait demi-tour et je suis retourné à la voiture ; quelque chose m’enveloppait comme une couverture froide et humide, m’isolant du reste du monde :


… un désespoir sans fond…


J’étais malheureux comme les pierres.

30. Décollage

Le jet pour le comté de Lee, situé à l’extrême sud-ouest de la Virginie mais possédant son propre aérodrome, était au roulage. Devant le cockpit, l’hôtesse mimait les gestes à exécuter en cas de pépin majeur : le masque, le gilet, l’évacuation… Essayant de l’ignorer mais sans y parvenir vraiment, Grant Augustine se demanda avec angoisse quel pourcentage de passagers avaient eu un jour l’occasion de les accomplir pour de bon.

Il détestait les avions — mais il possédait quand même son propre jet, question de standing.

Jay avait fini par le convaincre de l’emprunter plutôt que de se taper huit heures de route aller-retour à travers les Blue Ridge Mountains. Tout ça, songea-t-il, pour aller draguer les ploucs à la frontière du Kentucky, où l’exode rural vidait les bourgs isolés dans les montagnes, où les plus âgés parlaient encore avec un accent qui grinçait comme une guimbarde — même s’il était de plus en plus remplacé chez les jeunes femmes par celui des pétasses de la télé-réalité — et où la plus grande ville comptait moins de six mille habitants.

De l’autre côté de l’allée centrale, Jay regardait par le hublot les lumières de l’aéroport de Charlottesville-Albemarle qui s’éloignaient. Il arrivait à Augustine de haïr son chien fidèle pour son flegme en toutes circonstances. Jay dut deviner ses pensées, car il tourna vers Grant son visage et lui sourit, ses yeux pâles et gris brûlant toujours de ce feu intérieur qui glaçait Augustine depuis qu’ils étaient ados. Au fond, Grant, qui sondait le cœur et l’âme de chaque Américain grâce à la technologie moderne, n’avait jamais réussi à lire dans le cerveau de la personne qui lui était pourtant le plus proche : après trente-cinq ans de vie commune, Jay restait un mystère. Certaines nuits, Augustine se réveillait en sueur et il constatait qu’il avait rêvé de Jay, un Jay qui — pour un motif qu’il ignorait — venait le tuer dans son sommeil. Il n’avait jamais envisagé de se passer de lui, de renoncer à ses loyaux services, mais il se demandait parfois — et son ventre faisait alors quelques nœuds — comment Jay aurait réagi s’il l’avait fait.

Une seule fois, il avait vu Jay à l’œuvre. Grant était encore étudiant en ce temps-là ; sa petite amie lui avait annoncé qu’elle le quittait pour un des joueurs de l’équipe universitaire de football. De son côté, Jay venait d’être renvoyé des Marines pour insubordination et violences sur un supérieur. Ils étaient amis depuis l’enfance mais les liens n’avaient jamais été aussi distendus entre eux qu’à cette période-là. C’est pourtant vers Jay que Grant s’était tourné pour lui confier son infortune : il était fou amoureux de cette fille. « Je m’en occupe », avait dit Jay. Ils avaient attendu le type une nuit où il rentrait d’une fête. Jay lui avait sauté dessus et l’avait endormi avec un tampon imbibé de quelque chose. Quand le type avait émergé, il était ficelé au fond du van de Jay.

Il y avait un ruisseau, non loin du campus, dans la forêt, qui coulait au milieu de deux épais murs de broussailles. Un gros tuyau d’écoulement des eaux usées le franchissait d’une rive à l’autre. Jay, cagoulé et armé, avait attaché le jeune gars au tuyau. Nu. On était en plein hiver. Grant observait la scène planqué dans les buissons, le cœur cognant. Jay lui avait ordonné de ne pas se montrer. Ils avaient passé une bonne partie de la nuit ainsi, Jay et Grant chaudement vêtus. De temps en temps, Jay répétait calmement les mêmes phrases : « Tu vas laisser tomber cette fille, tu comprends ? Sinon, je te briserai les jambes et les bras et ta carrière sportive sera finie, tu comprends ? Hoche la tête si tu comprends… » Jay l’avait aussi obligé à boire la moitié d’une bouteille de bourbon et à avaler quelques pilules. Ils l’avaient déposé devant un hôpital cinq heures plus tard, en état d’hypothermie et défoncé.

Grant savait que Jay avait fait bien pire depuis — pour lui, rien que pour lui… pour lui et pour WatchCorp. Il rendit son sourire à Jay et le vit sortir son téléphone de sa poche. De fait, Grant avait perçu une vibration.

« Monsieur », lança l’hôtesse en direction de Jay, mais Grant lui fit signe de laisser tomber et elle se tut, non sans froncer les sourcils de réprobation : elle était l’unique occupante de la cabine à part eux et elle devait la considérer comme son territoire. Le bruit des moteurs augmenta. Il sentit des gouttes de sueur perler sur sa lèvre supérieure.

Il entendit Jay répondre : « Oui », puis écouter attentivement. « Tu en es sûr ? Quelle probabilité ? Plus de 95 % ? » Grant sentit son pouls s’affoler. « Ça veut dire qu’il est bien le grand-père, c’est ça ? » Cette fois, Augustine n’y tint plus ; il se redressa sur son siège, oubliant qu’il était dans un avion et, même quand le plancher de l’appareil s’inclina comme une piste de saut à ski — ce qui, d’ordinaire, le collait à son siège —, il se pencha vers l’autre côté de l’allée, indifférent à la violente poussée des moteurs.

« Merci, dit Jay. On te rappelle… » Il raccrocha et se tourna vers Augustine ; en voyant l’expression de Jay, l’excitation fit mentalement décoller celui-ci — en même temps qu’ils grimpaient vers les nuages. Le signal au-dessus de lui indiquait qu’il devait garder sa ceinture bouclée, mais il la défit tout de même pour se pencher davantage.

« Ça y est, lui lança Jay par-dessus le sifflement des réacteurs. Cette fois, c’est garanti : tu es bien le grand-père de ce fœtus ! »

Augustine avait agrippé l’accoudoir, il le serra très fort.

« Seigneur… Alors, c’est lui ! Ce Henry… Mon fils… Après toutes ces années à le chercher, je l’ai enfin trouvé ! »

Tout à coup, il revit le nombre de fois où, descendu dans une métropole d’Amérique pour une conférence, un voyage d’affaires, un séminaire, il avait rêvé de découvrir la silhouette de Meredith dans la salle, au milieu du public, de la voir franchir les portes de son hôtel, de l’apercevoir sur le trottoir de l’autre côté d’une avenue son fils à la main, quand il sortait d’un taxi ; le nombre incalculable de fois où il avait fouillé du regard la foule d’un aéroport, scruté la clientèle d’un restaurant, cherché parmi les passagers d’un train, d’un avion, examiné les voitures sur l’autoroute… Seize ans à se torturer… Seize années pendant lesquelles il avait engagé à grands frais des détectives et des policiers dans toutes les métropoles d’Amérique, dans des villes moyennes, et même dans des comtés paumés dès qu’un indice les mettait sur une piste. Est-ce qu’il était heureux ? Non, il était trop tôt et il était trop inquiet, il avait trop peur que ce miracle tardif ne s’évapore comme un mirage ; il se sentait oppressé et impatient et, tout à coup, cette tournée virginienne lui parut un insupportable contretemps — et un doute énorme l’envahit.

« Elle était donc bien enceinte de lui… Tu crois que c’est lui, Jay… qui l’a tuée ? »

Jay eut un rictus. « J’ai épluché toutes les communications du bureau du shérif. Et Reynolds m’a fait son rapport. De toute évidence, il est leur principal suspect. »

Augustine eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Il éleva la voix : « Jay, c’est mon fils ! Je l’ai enfin retrouvé après toutes ces années. Ils ne vont pas me le voler une seconde fois ! Je ne les laisserai pas me le prendre, tu entends ? Il faut trouver le coupable, Jay. Et si c’est lui, il faut en fabriquer un autre… Le plus vite possible ! »

Jay hocha la tête, comme toujours.

« Tu as une idée de qui ça pourrait être ? »

Jay réfléchit.

« Ce Charlie, suggéra-t-il. Son meilleur ami… J’ai passé un peu de temps dans sa tablette et sur son smartphone. Il en sait à l’évidence plus qu’il ne dit. Il communiquait souvent avec la victime. Manifestement, à l’insu de ton fils… Je parie qu’il était amoureux d’elle. Et il est légèrement obsédé. Sexuellement, j’entends. Rien d’anormal à son âge. Mais ça pourrait suffire. En y ajoutant quelques éléments de notre cru… »

Augustine approuva d’un geste du menton. « Bonne idée. Mais d’abord, il faut trouver le coupable. Ça n’est peut-être pas lui, Jay. »

L’avion se stabilisa et revint à l’horizontale. Le signal de bouclage des ceintures s’éteignit. L’hôtesse revint.

« Une boisson, messieurs ? »

Grant Augustine reluqua son décolleté, son beau visage et ses courbes pleines sanglées dans l’élégant uniforme.

« Vous avez du champagne ? demanda-t-il, et quand elle eut répondu par l’affirmative : Venez donc trinquer avec nous. Nous avons quelque chose à fêter.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle avec un sourire engageant.

— Malheureusement, ça, je ne peux pas te le dire, ma jolie. »


Noah regarda la maison. Un chalet typique du Nord-Ouest Pacifique, qui devait jouir d’une vue époustouflante sur le détroit et les montagnes quand le brouillard ne recouvrait pas l’océan comme ce soir. Il devina un ponton flottant entre les arbres, en contrebas, qui semblait s’avancer sur une mer de brume — et la silhouette fantomatique d’un hangar à bateaux.

Plusieurs fenêtres étaient allumées dans la masse noire de la maison : leurs halos étoilés dans la brume. Au-dessus des sapins, la pleine lune était entourée d’un anneau laiteux.

Noah voyait les lumières des voisins les plus proches dans le rétroviseur, à près de deux cents mètres.

Il jeta un coup d’œil à l’appareil posé sur le siège passager. Un boîtier plat de la taille d’un paquet de cigarettes surmonté d’une antenne noire de cinquante centimètres.

Il pianota sur le clavier de l’ordinateur portable posé sur ses genoux.

Tous les réseaux wifi dans un rayon de deux cents mètres apparurent sur l’écran. Noah compta quatorze machines connectées : deux ordinateurs, quatre smartphones, une tablette, trois télévisions mais aussi quatre caméras de surveillance sans fil. Il activa au hasard le microphone d’un des smartphones. Une voix d’homme : Je n’ai pas envie de parler de ça maintenant, disait-il. Cindy, on n’a plus les moyens, tu entends ? On est fauchés ! — Ce n’est pas ma faute si j’ai épousé un ivrogne et un gros naze, répondit Cindy. Noah sourit. Même plus besoin de placer des micros de nos jours — smartphones, tablettes et ordinateurs étaient bien plus efficaces que les microphones miniaturisés des vieux films d’espionnage : l’ère du numérique était du pain bénit pour tous les espions du monde. Mais ce n’était pas ce qu’il cherchait. Noah se connecta à l’un des ordinateurs. Quelqu’un matait une vidéo porno — un gang bang, avec des types déguisés en motards, une blonde siliconée au milieu. Henry n’était pas rentré et il y avait peu de chances pour que ses deux mamans soient branchées sur l’exhibition de gang bangs mixtes. Il referma la connexion.

Les caméras de surveillance

Il tripatouilla un moment. L’image de l’une des caméras apparut : un salon, une cheminée, un grand miroir au-dessus, des rayonnages couverts de livres et de DVD sur les côtés. Son regard se déplaça vers la droite de l’écran. Une grande baie vitrée… Bingo. L’image n’était pas très nette, mais Noah n’en reconnut pas moins la grande terrasse de cèdre et, au-delà, les silhouettes du ponton et du hangar à bateaux dans le brouillard, en contrebas, ceux-là mêmes qu’il apercevait depuis la voiture.

Il était entré

Il remarqua un smartphone posé sur la table basse… Noah le chercha aussitôt dans la liste. Il pianota de nouvelles instructions. Les mots « capture : microphone » s’affichèrent. Il activa le son du téléphone qu’il voyait sur la caméra : des bruits de pas dans l’écouteur fiché dans son oreille gauche. Une femme entra alors dans le champ de la caméra.

Petite, brune.

Noah sourit : voilà donc à quoi tu ressembles.

Une deuxième femme apparut : plus grande, plus mince, blonde, avec une joliesse un brin désuète. Elle fit des gestes rapides avec les mains. Langue des signes : la seconde mère d’Henry — celle qui était sourde et muette et qui s’appelait France.

Noah lança un enregistrement de la séquence.

« Je suis inquiète pour Henry, dit la brune. Lovisek m’a appelée pour me demander si Henry se sentait mieux, je ne savais pas quoi répondre… »

La brune, qui s’appelait Liv Myers, saisit une bouteille sur le bar (Noah plissa les yeux : Jack Daniel’s), elle se servit une généreuse rasade dans un verre carré.

« J’ai compris qu’Henry avait séché les cours cet après-midi. » Elle renifla. « Il n’était pas ici… Où est-ce qu’il est allé ? Tu en as une idée ? »

Les sourcils de la blonde remontèrent au milieu de son front et ses mains s’ouvrirent en signe d’ignorance.

« Il ne va pas bien, France, dit la brune. Pas bien du tout… Je suis très inquiète… » La blonde se lança dans un long discours gestuel et la brune dut se concentrer pour le suivre.

« Quoi ? Quand ça ? »

La blonde répondit, une réponse incompréhensible aux yeux de Reynolds.

« Tu en es sûre ? »

La blonde hocha vigoureusement la tête.

« Pourquoi Henry fouillerait-il dans nos vieux papiers ? (Signe d’ignorance de la blonde.) Tu en es vraiment sûre ? (Hochements de tête véhéments.) Tu les as peut-être changés de place sans t’en rendre compte… (Mouvements de gauche à droite et air exaspéré.) D’accord, d’accord… Qu’est-ce qu’il pouvait bien chercher ? (Haussement d’épaules et de sourcils.) »

Noah restait là à regarder. Fasciné par ce qu’il voyait.

Une scène ordinaire…

Mais que restait-il d’ordinaire quand nos opinions, nos discours, nos colères, nos échanges privés, familiaux et amicaux étaient massivement interceptés ? Que restait-il d’ordinaire quand la vie de chaque citoyen était mise à nu et scrutée par des gens cachés dans l’ombre ? Le matériel employé par Noah n’avait rien d’extraordinaire. Et même le plus cancre des hackers de la planète aurait pu venir à bout sans difficulté du mot de passe d’un réseau wifi. Une fois dans le réseau, c’était comme si toutes les portes et fenêtres étaient grandes ouvertes, comme si les murs étaient de verre, comme si vous étiez là, au milieu d’eux — couples, familles, célibataires —, invisible… Cet Edward Snowden qui faisait la une des journaux en cet automne avait déclaré que les bébés qui naissaient aujourd’hui ne sauraient jamais ce que les mots « vie privée » voulaient dire.

Noah activa une autre caméra : le couloir desservant les pièces du rez-de-chaussée. La porte du fond était ouverte. Derrière, il aperçut un meuble de rangement métallique, un meuble à tiroirs pour dossiers suspendus. Son attention s’accrut.

Aucun gadget ne lui permettrait de voir ce qui se trouvait dans ces tiroirs. Même si l’une des deux femmes en ouvrait un, la caméra était trop loin. Il allait devoir entrer

Il éteignit l’ordinateur et retourna à l’hôtel.

31. Brouillard

Toute la nuit, le brouillard s’est pressé contre ma fenêtre. Je n’ai jamais aimé ces nuits où il remonte de la mer, sentant l’iode, s’insinuant dans les rues, investissant l’île, l’isolant du reste du monde, faisant s’évanouir les étoiles et toutes les formes dans sa blancheur, hormis les lunes pâles des lampadaires et les sinistres yeux rouges et verts des feux de circulation. J’ai toujours l’impression que quelque chose pourrait en surgir. Quelque chose ou quelqu’un

Maman France, le maître chanteur…

Était-ce possible ? Il y avait forcément une explication à son geste. Peut-être le maître chanteur avait-il au contraire déposé dans cette poubelle quelque preuve du pouvoir qu’il détenait sur elles.

Ne leur fais pas confiance. Elles mentent.

Ainsi, c’était Charlie qui m’avait envoyé ce message. Charlie qui avait été accueilli chez nous un nombre incalculable de fois. Charlie que mes deux mères avaient toujours traité pour ainsi dire comme un deuxième fils, comme mon frère — ce qu’il était pour moi, jusqu’à ce soir.

La tristesse me mordait les flancs. Elle rendait ma respiration oppressée et faisait peser sur ma poitrine un poids dont j’avais l’impression qu’il ne s’allégerait jamais.

Je n’arrivais pas à dormir. J’avais peur aussi — d’un avenir qui ne pouvait être que catastrophique. Il me semblait que le refuge, l’abri qu’avait constitué l’île pendant toutes ces années n’en serait plus un très longtemps. Qu’il me faudrait bientôt le quitter. Pour aller en prison ? Où en était l’enquête de la police ? Avaient-ils trouvé d’autres pistes ? Je n’avais plus de nouvelles du chef Krueger.

J’ai écouté le silence de la maison. Tout était calme. Regardé les chiffres rouges du réveil luire dans la pénombre : 2 h 02. Mes mamans roupillaient depuis un bail. Allumant la lampe de chevet, je me suis penché vers le tiroir de la table de nuit et j’ai attrapé la petite torche électrique ; j’ai repoussé les draps et le couvre-lit, enfilé mon peignoir par-dessus mon pyjama.

Pieds nus, je me suis avancé jusqu’à la porte. Au-delà, tout était silencieux. Et obscur. Toutes les lumières éteintes, à part la mienne. Maman France et Liv dormaient deux portes plus loin. J’ai marché jusque-là. Collé mon oreille au battant. Pas un bruit, à part un très léger ronflement. J’ai hésité, mais je savais que leur porte ne grinçait pas, aussi l’ai-je ouverte. J’ai contemplé leurs deux visages endormis dans la faible clarté qui venait de la fenêtre. L’un paisible et sans expression (Liv), l’autre (France) sourcils froncés, tourmenté jusque dans son sommeil, donnant l’impression que, dans ses rêves, elle luttait contre quelque ennemi intérieur. J’ai écouté leurs respirations, et j’ai refermé la porte.

Quand j’étais rentré après avoir attendu Charlie dans le passage, Liv m’avait demandé où j’étais passé. Il y avait une nuance de méfiance dans sa voix. Et, clairement, dans ses yeux, du soupçon.

L’escalier…

Mes orteils nus sur le tapis ; le miroir au-dessus de la cheminée a capturé mon reflet en train de descendre les marches.

Le grand séjour baignait dans une pénombre laiteuse à cause du brouillard plaqué contre les vitres. On aurait dit du coton. Le pinceau de la torche a glissé sur les murs, faisant naître de grandes ombres dans les coins.

J’ai traversé silencieusement le séjour, jusqu’au couloir qui mène à leurs bureaux, tandis que le pinceau du phare passait sur le mobilier et les murs. Pour la deuxième fois en quelques jours, je suis entré dans celui de Liv, où se trouve le meuble à tiroirs métallique dans lequel elles classent tous leurs papiers. J’avais l’intention de le fouiller plus méthodiquement, cette fois. En entrant, je n’ai pas allumé le plafonnier ni la lampe en verre multicolore posée sur l’antiquité qui lui sert de table de travail ; j’ai deviné la forme sombre du sorbier derrière les lames des stores et les langues de brume qui léchaient la vitre.

Le tiroir a grincé faiblement quand je l’ai ouvert. J’ai plongé le faisceau de ma torche à l’intérieur comme un dentiste examinant une bouche aux dents cariées et j’ai commencé à passer en revue les dossiers suspendus. Je ne sais pas ce que je cherchais, au juste. Si, dans les films, ceux qui font ça sont dotés d’un instinct très sûr ou d’une chance insolente, ce ne fut pas mon cas. Je passai l’heure suivante à sortir des chemises, à examiner la paperasse qu’elles contenaient. Pour que dalle. Factures de téléphone, d’électricité, de bois, de la société de surveillance, réservations de clients pour l’année prochaine, comptabilité du bed and breakfast, relevés de banque… Je tâtonnais dans le brouillard, à la recherche d’une chose dont j’ignorais la nature, mais dont je supposais que, quand je le verrais, je comprendrais l’importance… Sauf qu’il n’y avait rien de tel dans ces tiroirs. À part une grande enveloppe scellée et sans inscription, mais je n’avais pas le temps de l’ouvrir et de la recoller ensuite. J’ai refermé les tiroirs et je me suis approché du vieux bureau.

S’il y avait quelque chose, ce devait être ici, dans cette pièce, me suis-je dit.

J’ai glissé les doigts sous le sous-main en cuir. Rien. Ouvert les trois petits tiroirs sur le côté. Rien. Puis le tiroir central. Des stylos, des enveloppes, des trombones, une paire de ciseaux, une agrafeuse.

À tout hasard, j’ai passé la main sous le panneau supérieur, au-dessus du tiroir, comme ils font dans les films. Faut croire qu’on regardait les mêmes : j’ai senti un objet sous mes doigts, accroché avec du ruban adhésif.

Ça m’a presque fait sourire. La façon dont le cinéma nous a conditionnés.

Cette clé planquée là : du pur cinoche.

Je l’ai détachée, tout doucement — en espérant que le ruban voudrait bien adhérer de nouveau après ça.

Je l’ai examinée dans la lueur de la torche.

J’étais sûr qu’elle n’ouvrait aucune serrure de la maison. C’était une clé de cadenas. Une grosse clé pour un gros cadenas.

Mais pour ouvrir quoi ? Cette clé, c’était une impasse sans la serrure qui allait avec. Il n’y avait aucune marque dessus ; rien qui pût m’aiguiller d’une manière ou d’une autre.

Les factures, ai-je pensé.

J’avais peut-être laissé passer un truc mais, maintenant, je savais ce que je cherchais.

Un box ou un garde-meubles.

Tout à coup, j’ai repensé à un logo que j’avais aperçu en haut d’une feuille agrafée, à la dernière page des factures de la société de surveillance. Ce logo représentait un phare… Et ce phare, je l’avais déjà vu : sur des panneaux publicitaires au bord des routes, sur le continent. C’était le symbole d’une chaîne de garde-meubles dont les entrepôts et les box étaient généralement installés le long des routes principales, surtout en bordure de la Highway 5.

Je suis retourné à l’armoire métallique.

À ce moment, j’ai entendu le plancher grincer à l’étage au-dessus. J’avais allumé la lumière, vu que les piles de la torche avaient rendu l’âme au bout de dix minutes. Je me suis dépêché de tourner l’interrupteur et j’ai guetté les pas à l’étage, dans le noir, le cœur battant. Le pinceau du phare continuait de frapper la fenêtre à intervalles réguliers, zébrant les murs et le mobilier à travers les stores, avant que tout ne retombe dans l’obscurité, puis que la lueur ne revienne, comme un stroboscope fonctionnant au ralenti. Ce vieux phare m’a toujours fait penser aux pulsations d’un cœur. Le cœur lumineux de l’île… Puis quelqu’un a tiré la chasse et est retourné se coucher.

J’ai rouvert le tiroir du haut le plus doucement possible, pour éviter qu’il ne grince, retrouvé la chemise avec les factures. Le feuillet était bien là, épinglé à la fin. Avec son symbole. La société d’entreposage s’appelait Pacific Storage. J’ai fait glisser un doigt sur les lignes : le contrat avait été signé au nom de Liv Myers, pour un box de cinq pieds sur dix — soit environ un mètre cinquante sur trois. Situé sur Evergreen Way à Everett. Il y avait un miniplan en haut à gauche de la page : l’endroit se trouvait à moins de deux kilomètres d’une sortie de la Highway 5 — que France empruntait pour se rendre à son travail à Redmond.

Tout à coup, un grand frisson m’a électrisé et la chair de poule a hérissé ma peau sous le mince tissu du pyjama et celui, plus épais, de la robe de chambre. Cette clé cachée et ce box ne me disaient rien qui vaille. S’il s’était agi d’entreposer tout ce que nous avions emporté en venant du Texas, pourquoi planquer la clé de cette façon ?

C’était France que la mère de Charlie avait aperçue en pleine nuit retirant une enveloppe d’une poubelle d’East Harbor (comme dans le récit de Darrell, soit dit en passant) mais le box, lui, était au nom de Liv. J’ai envisagé l’hypothèse que mes deux mamans soient les maîtres chanteurs et elle m’a paru aussitôt si absurde, si grotesque que je l’ai repoussée.

Il y avait forcément une autre explication.

Et celle-ci devait se trouver dans le box no 181 de l’entrepôt Pacific Storage situé sur Evergreen Way, à Everett, État de Washington. J’ai tout remis en place, éteint la lumière, puis je suis remonté. En passant à pas de loup devant la chambre de mes mères, la clé serrée dans ma paume, j’ai pensé à ce garde-meubles.

Je n’avais pas le choix, je ne pouvais pas me payer le luxe d’attendre avec la police à mes trousses : je devais me rendre là-bas et en avoir le cœur net… Qui sait quelle vérité j’allais trouver dans ce box ?


J’étais sous la douche et il faisait encore nuit derrière le verre dépoli de la salle de bains quand mon téléphone a sonné. J’ai coupé le jet, je me suis enroulé dans une grande serviette et je suis repassé dans la chambre.

« Allô ?

— Henry ? »

La voix de Charlie. Il avait l’air paniqué. J’ai repensé à notre affrontement dans le passage et je me suis senti mal à l’aise. S’imaginait-il que rien n’avait changé entre nous, que tout allait redevenir comme avant ?

« Qu’est-ce qu’il y a, Charlie ? »

Pendant un instant, j’ai cru qu’il appelait pour s’excuser, qu’il allait me dire qu’il était et serait toujours mon ami, qu’il ne supportait pas cette situation.

« La police a fait une descente chez les Oates hier », a-t-il dit.

Je suis resté silencieux, réfléchissant aux conséquences.

« C’est ton frère qui te l’a dit ?

— Je l’ai entendu en parler au téléphone. Ils ont trouvé l’endroit où ils stockent la came et leur labo, apparemment…

— Les Oates avaient un labo ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Y a un os, Henry… » Au ton de sa voix, mes poils se sont hérissés sur mes avant-bras. « Darrell a réussi à leur échapper. Il est dans la nature. Et, à mon avis, il doit être fumasse… »

Je n’avais aucun mal à imaginer ce dont était capable un Darrell enragé et la perspective n’avait rien de réjouissant. Je me suis souvenu de ses paroles : « Si je chope ce fils de pute, il va regretter d’avoir été mis au monde par sa catin de mère. Parce que je vais le faire souffrir, et pas qu’un peu : je lui arracherai les yeux avec une cuillère, à ce sac à merde, et après je pisserai dedans, et je ferai des courroies de radiateur avec ses intestins… » De nouveau, mon corps s’est couvert de chair de poule.

« Tu sais ce qu’il doit croire, le Darrell, en ce moment ? a suggéré Charlie. Que c’est nous qui l’avons balancé, que ça peut pas être une coïncidence… »

Et il a peut-être raison, me suis-je dit. J’ai revu Shane gris, les lèvres tremblantes, au retour, dans le ferry.

« Shane, j’ai dit. C’est sûrement un coup de Shane… Je sais pas ce que le Vieux lui a fait mais je crois que Shane s’est vengé. Il faisait des affaires avec Darrell. Il savait peut-être où se trouvait leur labo…

— Et tu crois vraiment que Darrell va faire la différence entre Shane et nous ? a gémi Charlie. Putain, il va nous mettre tous dans le même sac, voilà ce qu’il va faire ! »

Il y avait des trémolos dans sa voix — comme s’il se retenait de pleurer ou de hurler.

« On est grave dans la merde, Henry ! »

Ah bon ? ai-je pensé. Première nouvelle.

32. Pacific Storage

Noah referma le bouquin qu’il lisait en voyant celle qui s’appelait Liv verrouiller la porte de la maison. À travers le pare-brise, il la vit monter dans la Volvo et quitter l’allée du garage en marche arrière.

La voiture passa devant lui et il mit le contact et déboîta tranquillement : il avait peu de chances de la perdre sur cette île et l’essentiel était de ne pas se faire repérer. Ils roulèrent sans se presser, Reynolds maintenant une distance suffisante pour n’être qu’un point dans le rétroviseur de la Volvo ; puis il l’aperçut qui tournait au loin dans Main Street et descendait vers le port. Il attendit de la voir monter à bord du ferry pour repartir en sens inverse. L’autre mère d’Henry était partie une heure plus tôt pour le continent et son travail, Henry, lui, avait pris le ferry pour le lycée de Pencey Island : Noah en avait pour plusieurs heures de tranquillité.

Il revint se poster à distance de la maison.

C’est le moment.

Pour tout dire, il était un peu nerveux. Ce qu’il s’apprêtait à faire était illégal, même pour lui. Ça pouvait lui valoir de perdre sa licence. Mais Jay avait été très clair. Et sa rémunération avait triplé depuis qu’il était sur la trace du gosse… Le danger venait des voisins. Si l’un d’eux avertissait le bureau du shérif et que Krueger ou l’un de ses adjoints le prenait la main dans le sac…

Noah chassa cette pensée et descendit de voiture. Le vent soufflait très fort. L’air était humide et il sentait l’océan, mais il ne pleuvait pas.

Après avoir sonné à deux reprises et attendu une minute, tout en surveillant la route déserte, il entra facilement avec son passe. Le bip du système d’alarme lui annonça qu’il avait une poignée de secondes pour saisir le code correct sur le boîtier près de la porte. Il le tapa rapidement, tel qu’il avait vu les deux femmes le faire dans l’objectif de la caméra de surveillance. Il n’était pas tout à fait assuré du dernier chiffre — la visibilité n’était pas bonne — mais, même s’il s’était planté, il aurait donné à l’employé de la société qui l’aurait aussitôt appelé la réponse idoine à la question de sécurité — telle que les équipes de Jay la lui avaient fournie après avoir piraté avec une indécente facilité les ordinateurs de la société en question. Le code était le bon, le bip cessa. Comme prévu, tout était silencieux. Une légère odeur de fleurs dans des vases, de parfum et de cire flottait dans l’air. Une voiture passa sur la route et s’éloigna.

Noah ne perdit pas de temps. Il fit le tour des pièces du rez-de-chaussée, puis monta à l’étage et passa en revue les chambres, celles des clients d’abord, celle des deux mamans ensuite. Il s’attendait à trouver quelques sex-toys dans les tiroirs de la commode, mais il en fut pour ses frais. Pas de fanfreluches non plus, rien de très affriolant, en vérité : des vêtements ordinaires et quelques sous-vêtements sexy, rien de plus… Il repéra ensuite la chambre d’Henry et commença à fouiller méthodiquement mais avec délicatesse tiroirs et placards. Il photographiait chaque emplacement avec un appareil-photo avant de fouiller puis remettait soigneusement les choses en ordre. Il allait vite mais prenait le temps qu’il fallait pour ne rien laisser au hasard. Il savait qu’aujourd’hui où les gens conservent la plupart de leurs souvenirs et de leurs archives dans les entrailles de leurs ordinateurs, les tiroirs recèlent bien moins de secrets qu’auparavant, aussi ne s’attarda-t-il pas outre mesure. Il considéra l’ordinateur portable d’Henry posé sur le bureau. Il aurait tout le loisir d’en explorer le contenu depuis sa voiture, grâce à la connexion wifi de la maison. Inutile de perdre son temps avec ça. Puis il se tourna vers les murs et il éprouva un choc. Nom de Dieu ! Du sol au plafond, chaque centimètre carré était recouvert par des images sombres et inquiétantes, pleines de couleurs criardes — jaunes, orange, noirs, rouges… ; des physionomies terrifiées, des corps sanglants, des créatures monstrueuses. C’était Halloween vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans cette piaule ! Noah frissonna. Il s’assit au bord du lit et songea à l’adolescent qui vivait là. Ce gamin qui avait grandi à l’abri des regards, tandis que son père — l’un des hommes les plus puissants de la nation — le cherchait aux quatre coins du pays. Que savait-il de lui ?

Noah se fit la réflexion qu’il y avait peu de traces du gamin dans la chambre, en dehors des posters de films d’horreur. Comme s’il n’était ici que de manière provisoire. Qui es-tu, Henry ? se demanda-t-il. Qu’est-ce que tu caches derrière ta réserve ? Il prit des photos du bureau, du lit, des murs, puis ressortit.

Noah redescendit au rez-de-chaussée et se dirigea vers le meuble-classeur métallique qu’il avait repéré grâce à la caméra de surveillance. Il ouvrit le premier tiroir. Des dossiers suspendus…

Il consulta sa montre. Tout le monde avait pris le ferry, soit, mais il ne voulait pas tenter le diable. Il n’avait pas étudié les habitudes des deux lesbiennes suffisamment longtemps pour être sûr que personne ne pouvait débarquer à l’improviste : une femme de ménage, un client hors saison… Il observa les rangées de dossiers serrés sur les glissières. Les ouvrit un par un, feuilletant les factures, les reçus et les relevés rangés à l’intérieur des chemises, sortant certains documents sur le bureau et les photographiant à l’aide du même appareil extra-plat équipé d’une connexion Bluetooth avant de les remettre en place.

Il sentait au plus profond de lui que la solution était là — ou pas loin. Il avait posé quelques questions sur les deux mères d’Henry et personne sur Glass Island ne semblait connaître leur passé avant leur arrivée sur l’île. Question discrétion, elles auraient pu en remontrer aux gens de la CIA.

Il ne s’attendait pourtant pas à un miracle — rien qu’une petite trace qui le mettrait sur la piste d’une autre trace, et ainsi de suite… Il y en avait toujours… Il suffisait de savoir où regarder. Pourtant, les factures ne lui révélèrent pas grand-chose, à part l’existence d’un box Pacific Storage sur le continent. C’était peut-être de ce côté-là qu’il fallait chercher… Noah était quelqu’un de patient, la patience finissait toujours par payer. C’était la hâte qui faisait commettre des erreurs.

Il referma le meuble, regarda autour de lui. Jusqu’ici, la chasse n’avait pas été très bonne. Il allait ressortir lorsqu’il décida de fouiller le tiroir du haut une deuxième fois. Un détail avait retenu son attention mais, dans sa hâte, il était passé dessus sans s’arrêter. Il le retrouva : une grande enveloppe en papier kraft scellée, sans aucune inscription. Noah la sortit du dossier suspendu dans lequel elle se trouvait et l’examina. Après une seconde d’hésitation, il déchira le rabat, plongea la main à l’intérieur de l’enveloppe et en ramena une liasse de feuillets. Tout d’abord, il se demanda ce qu’il voyait. Des feuilles format A4 ; imprimées et signées. Il approcha l’une d’elles de la lumière. On aurait dit un contrat… Puis il lut plus avant : « Je n’ai aucune intention ou désir d’être considéré comme un parent légal… » Il y avait également la raison sociale d’une société dans le coin en haut à gauche, une boîte domiciliée à Los Angeles.

Noah sentit sa respiration s’accélérer d’un coup. Se pouvait-il qu’il tînt entre ses mains la pièce la plus importante du puzzle ?…


Plongé dans ses pensées, il ne prit garde au bruit de moteur que trop tard.

Merde !

Il se dépêcha de remettre le dossier suspendu en place, glissa l’enveloppe sous sa veste et se rua vers le couloir. Alors qu’il débouchait dans le salon et s’apprêtait à filer par la porte de derrière, il entendit des talons claquer et vit une silhouette se profiler à travers le vitrail à gauche de l’entrée. Trop tard ! Une clé fourragea bruyamment dans la serrure, s’interrompit quand la personne de l’autre côté comprit que la porte n’était pas verrouillée et, l’instant d’après, le battant s’ouvrait en grand. La femme blonde apparut et elle écarquilla de grands yeux inquiets en voyant Noah.

Il s’empressa de brandir sa plaque de privé.

« La porte était ouverte, dit-il. J’ai cru qu’il y avait quelqu’un, alors je suis entré et j’ai appelé. Je suis désolé de vous avoir fait peur. »

Puis il se rendit compte que c’était inutile : la mère d’Henry était sourde. Mais elle parut avoir lu sur ses lèvres, car elle saisit un bloc-notes et un stylo sur le comptoir pour les clients, près de l’entrée, et il entendit la pointe griffer le papier — après quoi elle éleva le bloc vers lui :

Je ne vous crois pas.

Il s’efforça d’arborer son sourire le plus innocent mais il se savait peu doué pour ça. « Si, si, je vous assure, c’était ouvert. » Elle le toisait d’un air ouvertement sceptique. À nouveau, le stylo émit son grignotis fébrile :

Que voulez-vous ?

« J’enquête sur la mort de Naomi Sanders, dit-il en articulant avec soin. Je suis journaliste… »

La réponse écorcha rageusement le bloc : Foutez le camp.

Il leva les mains. « D’accord. Je m’en vais. »

Il passa devant elle ; elle avait les sourcils froncés, un petit air d’oiseau inquiet et un corps d’échassier — il imagina des os creux, des mouvements lents, une certaine indolence. « Encore désolé. Bonne journée. » Il avait son téléphone portable pendant au bout de son bras gauche, en mode appareil photo… Quand il se retourna pour lui serrer la main — elle refusa de prendre la sienne —, il le déclencha.

Le déclic retentit pour lui seul dans la pièce silencieuse.

Il l’entendit verrouiller la porte derrière lui.


Le grand panneau rouge brillait dans la nuit nuageuse : « PACIFIC STORAGE. 800.44.STORE. 1 $ le premier mois. » Après le lycée, j’avais laissé Charlie, Johnny et Kayla prendre le ferry pour Glass Island et attendu celui pour le continent ; puis j’avais roulé vers le sud sur la 5 jusqu’à la sortie « Mukilteo/Whidbey Island Ferry », à la hauteur d’Everett.

Ensuite vers l’ouest sur la 526, pour emprunter la sortie au bout d’un kilomètre et tourner à gauche au feu, sur l’Evergreen Way.

Au bout de deux autres kilomètres, le phare qui servait de symbole aux succursales Pacific Storage était enfin apparu sur ma droite.

Le phare à l’entrée était un vrai-faux phare, sa lanterne lançant des éclairs vers le ciel nuageux. Un vent violent soufflait quand je me suis garé sur le parking devant l’accueil. Il faisait claquer les drapeaux et agitait la rangée d’arbustes rabougris ; il était chargé d’humidité mais il ne pleuvait pas.

Le jeune mec derrière le comptoir — à peine plus vieux que moi — avait l’air de s’emmerder comme un rat mort. Il a levé ses yeux ensommeillés et rouges de son smartphone. J’ai posé la clé et la facture sur le comptoir sans rien dire à part « Salut ». Il s’est tourné vers l’écran de l’ordinateur, a pianoté un truc, m’a regardé.

« Ce box n’est pas à votre nom et ce n’est pas votre photo d’identité là-dessus, a-t-il fait remarquer d’un ton suspicieux.

— Il est au nom de Liv Myers, j’ai dit. C’est ma mère. C’est elle qui m’envoie. Voici la clé du box et la facture. Appelez-la si vous voulez, vous avez son numéro. »

Il a hésité, bâillé et une immense paresse l’a envahi.

« Non. C’est bon. »

Il a appuyé sur un bouton derrière le comptoir et j’ai entendu le moteur du portail se mettre en route dans mon dos.

« Vous pouvez me montrer où c’est ? »

Il a eu un petit rictus — il aurait sans doute préféré continuer à envoyer ses textos. « Bien sûr, mon pote… C’est un box de cinq pieds sur dix, c’est ça ? » J’ai acquiescé. On est ressortis ; nous avons franchi le portail et il m’a montré un bâtiment bas immédiatement après, avec une porte en fer.

« Tu prends ce couloir. Les petits box sont là. Le tien doit se trouver vers le fond. »

Il s’est dépêché de retourner à ses textos.

J’ai franchi la porte. Le couloir était étroit, éclairé au néon. Assez curieusement, les murs étaient peints en noir et les portes d’un gris sombre — de sorte que la lumière des tubes fluorescents, déjà faiblarde, était presque entièrement absorbée et qu’une pénombre désagréable régnait tout le long de ce boyau. Sur chaque porte, une grosse clenche en métal fermée par un cadenas.

Le box 181 était l’avant-dernier dans la rangée de gauche, après un carrefour d’où partait un deuxième couloir à angle droit.

J’étais seul là-dedans…

Je pouvais entendre les battements de mon cœur et, quelque part dehors, étouffés, les aboiements d’un chien.

Mon téléphone indiquait 17 h 39. J’avais envoyé un texto à mes mamans pour leur dire que je restais faire mes devoirs chez Charlie.

J’ai marché jusqu’à la porte, mes pas réverbérés par l’écho ; je me suis immobilisé devant.

Ma main était glissante de sueur quand j’ai introduit la clé trapue dans le cadenas. Je n’y avais pas pris garde jusqu’alors, mais mes aisselles aussi étaient humides, sous mon tee-shirt et ma polaire.

J’ai inspiré un bon coup.

Tiré sur la clenche.

Puis j’ai attrapé la poignée et j’ai remonté la porte, qui a couiné en s’enroulant.

J’ai tâtonné dans l’ombre à la recherche d’un interrupteur et la lumière d’un néon a éclaboussé le réduit. Un vrai capharnaüm… Comme si une vie entière avait été entassée là, j’ai vu :

— un tas de chaises en osier empilées sens dessus dessous ;

— des coussins aux motifs bizarres ;

— des lampes à abat-jour emballées dans du papier à bulles transparent ;

— des jouets ;

— une imprimante ;

— un congélateur ;

— un terrarium dans lequel subsistaient un peu de substrat et quelques fausses fougères ;

— un étui à violoncelle couvert d’éraflures et d’autocollants, un ballon de football, un casque de moto rouge et même un mannequin qui donnait l’impression d’être mort prisonnier au cœur de ce bric-à-brac…

Une partie de l’espace était occupée par des cartons empilés contre le mur de gauche.

Quelque part à l’extérieur, une voiture a klaxonné.

J’ai écarté les toiles d’araignée qui peuplaient l’espace vacant et elles se sont enroulées, gluantes, autour de ma main, comme un voile de mariée — ou de veuve. J’ai attrapé le premier carton, celui tout en haut de la pile, l’ai déposé sur le sol en ciment à l’extérieur.

Je ne sais pourquoi mon visage était couvert d’une pellicule de sueur, fraîche dans les courants d’air.

Je l’ai essuyée avec ma manche.

En ouvrant le carton, accroupi dans l’allée centrale, j’ai entendu la porte métallique émettre un bruit rouillé.

Un type a fait son entrée. Myope. En salopette.

Il a marché dans ma direction, puis s’est arrêté et a glissé sa clé dans un cadenas, à cinq mètres de distance.

J’ai plongé la main dans le carton.

Des photos, parfois encadrées, parfois non. Des photos de Liv et de France plus jeunes, des photos de moi…

La porte du type s’est enroulée bruyamment. Après quoi, il a remué ciel et terre dans son box, à cinq mètres de là, et j’ai entendu une série de chocs violents et de coups plus sourds et même le bruit d’un objet qui tombait et se brisait.

« Fait chier ! Saloperie de bordel de merde ! »

J’ai reporté mon attention sur les photos, le cœur serré. Je n’avais presque aucun souvenir des moments heureux qu’elles avaient immortalisés : car il y avait à l’évidence du bonheur dans ces regards et ces sourires. Un bonheur simple. À commencer par le mien. J’ai dix ans et je pose devant le requin des studios Universal, assis dans le wagonnet de l’attraction, près de France. J’ai sept ou huit ans et je me baigne dans une piscine — la nôtre ? — tandis que maman France bronze, lunettes noires sur le nez, un roman de Clive Barker dans les mains. Le même âge ou presque et c’est Noël devant le sapin, mes deux mamans en pyjama agenouillées autour de moi (qui a pris cette photo, je n’en ai aucun souvenir). Une longue route droite sous un soleil de plomb, à travers un pare-brise poussiéreux, maman Liv au volant ; je suis assis à côté d’elle et je me retourne vers l’objectif à l’arrière pour faire le clown, des lunettes trop grandes sur le bout du nez, un chapeau de dame enfoncé jusqu’aux sourcils (cette expédition-là, je m’en souviens : nous avions quitté Los Angeles par l’est, à travers le désert).

Un autre Noël sous la neige — où ça ? dans le Vermont ? l’Oregon ? tant de lieux… — et un bonhomme de neige qui, au lieu d’un balai, tient un bandonéon devant la véranda d’un petit pavillon sans prétention…

Au bout d’un moment, j’ai senti mes yeux s’embuer.

J’ai soudain regretté d’avoir de la compagnie dans ce couloir.

J’aurais voulu être seul avec mes souvenirs, sortis un par un du carton, comme le génie de sa lampe.

Mais le type là-bas s’agitait comme un lion en cage, en proie à une sorte d’hystérie. On aurait dit que Hulk venait de se réveiller dans un cagibi…

J’ai continué à fixer les photographies — ces témoignages d’une enfance heureuse. Heureuse : vraiment ? Existe-t-il témoignage plus mensonger que celui d’une photographie ? Plus je les scrutais, plus j’avais l’impression de voir autre chose dans ces souvenirs : un petit garçon qui jouait, qui s’amusait, mais qui avait toujours un air triste. Parce qu’au fond de lui, il savait que la situation n’était pas ce qu’elle aurait dû être. Il l’avait toujours su, ce petit garçon — je m’en rendais compte à présent —, il avait toujours su que sa mère n’était pas une de ces femmes, qu’elles avaient pris sa place, qu’elles jouaient son rôle mais qu’elles ne la remplaceraient jamais.

Les larmes se sont mises à couler sur mes joues.

Il savait pertinemment, au tréfonds de son être, qu’il était un orphelin, un enfant adopté, un petit être déplacé… Il le savait d’instinct, comme un animal sauvage, qui feint d’être domestiqué mais qui n’en oublie pas pour autant la liberté d’antan.

J’ai remis les photos dans le carton, je suis passé au suivant.

Il ne contenait aucune révélation, rien que de la paperasse semblable à celle que renfermait le meuble métallique à la maison, seulement plus ancienne.

Idem pour le suivant.

C’est au quatrième que c’est arrivé.

Dès que je l’ai ouvert, j’ai tout de suite su de quoi il retournait.

Des enveloppes… Bien rembourrées… Mes doigts se sont mis à trembler quand j’ai entrouvert la première.

Et ce que je craignais par-dessus tout est apparu : des billets de banque…

Oh, merde.

J’ai eu un début de vertige, de nausée.

Oh, non — non, non, pas elles — oh, Seigneur, non

En même temps, j’ai noté autre chose : une odeur. Je me suis penché pour renifler les billets. Ça venait bien de là. Ils empestaient le tabac.

J’ai soudain pris conscience du fait que le bruit avait cessé, là-bas, que le silence régnait dans le couloir — et ce constat m’a fait sursauter.

À genoux sur le sol de ciment, je me suis tourné dans la direction du type…

Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine.

Il n’était pas dans son box mais juste derrière moi, au-dessus de moi. J’ai levé les yeux ; sa haute silhouette occultait la lumière éblouissante de la rangée de néons. Visage incliné, il me fixait.

« T’as pas un tournevis ? »

J’ai fait non de la tête ; il s’est barré sans un mot de plus.

Est-ce qu’il avait vu les billets ? Quelle importance ? Ce n’était pas mon fric de toute façon ; c’était du fric qui puait, je n’en voulais pas. Il pouvait bien le faucher, si ça lui chantait.

Mais s’il avertissait la police ? J’ai attrapé le carton et j’ai refermé le box. Puis j’ai remonté le couloir en direction de la sortie. Le type m’a regardé passer derrière ses lunettes. Quand j’ai émergé à l’air libre, les premières gouttes avaient commencé à tomber, grosses et froides comme des glaçons fondus.

Elles ont roulé sur mes joues — en même temps que mes larmes.

33. Le phare

Augustine était penché sur la jeune femme, le visage écarlate. Elle haletait, remontant les genoux, ses talons transparents calés sur les coussins du sofa ; Grant avait les doigts en elle. Son sexe ruisselait, il sentait la chaleur émanant de son ventre quand on tambourina à la porte de la suite Thomas Jefferson. Merde !… Grant enfonça ses doigts plus avant. Sur le sofa, la jeune femme se cambra, creusa les reins. Les pans de sa chemise flottant sur ses cuisses, elle émit un gémissement rauque. Elle s’accrocha à lui d’un geste brusque, le retenant.

Le poing martela de nouveau le battant.

Augustine retira ses doigts. Il attrapa le linge blanc posé sur le seau à champagne, trempa les doigts dans la glace et s’essuya la main.

« J’arrive ! »

Il traversa le living et le hall d’entrée, déverrouilla la porte. Jay était dans le couloir. Ils se regardèrent. Sans un mot.

« Entre », dit Grant.

La fille avait filé dans la chambre. Jay s’immobilisa, les narines dilatées : « Mia est là ? » Grant opina. « Dis-lui de dégager. » Augustine contourna le piano à queue, passa par le petit bureau-bibliothèque et disparut dans la chambre principale. Une minute plus tard, une jeune femme noire, splendide et provocante, perchée sur des talons transparents Ferragamo de vingt centimètres et sanglée dans un tailleur-pantalon à rayures, passait devant Jay.

« Bonjour, Jay, dit Mia.

— Salut, Mia. »

Augustine referma la porte de la suite derrière elle.

« Putain… », commença Jay.

Grant éleva les mains en un geste d’excuse.

« Je sais…

— Plus que six jours avant l’élection, merde !

— C’est bon, Jay… » Le ton indiquait que cette conversation était close. Jay se tut. « Qu’est-ce qui t’amène ? »

Son adjoint sortit son téléphone portable, le lui tendit. Grant détailla l’image qui s’affichait sur l’écran : une femme blonde dans la quarantaine, jolie, silhouette longiligne, sourcils froncés et air inquiet.

« Qui est-ce ? »

Jay le lui dit.

« Tu dis que c’est l’une des mères de mon fils ?

— Elle s’appelle France.

— En tout cas, ça n’est pas Meredith, trancha Grant.

— Elle a pu avoir recours à la chirurgie esthétique… On peut tout faire avec la chirurgie, de nos jours. Et la taille correspond… »

Grant secoua la tête.

« Ce n’est pas elle, Jay. Même la chirurgie ne peut pas tout changer à ce point. Regarde-la bien… L’allure générale, la forme du visage… Rien ne correspond. Rien. Ça ne peut pas être elle, c’est impossible. »

Jay acquiesça.

« C’est aussi le sentiment que j’ai eu, admit-il.

— Et l’autre ?

— Liv Myers ? Brune, aussi large qu’un Hummer, un mètre cinquante-quatre… Il aurait fallu que Meredith se fasse amputer au-dessous des genoux… »

Grant ne trouva pas la plaisanterie à son goût. Il tira la bouteille hors du seau, s’approcha de l’un des balcons. L’obélisque éclairé du Washington Monument, les toits de la Maison-Blanche, le flot de lumière de la ville sous le ciel étoilé — il ne se lassait jamais de ce panorama. Le sabbat de la circulation sur la 16e Rue montait par les portes-fenêtres, ouvertes malgré le froid.

« Si ce n’est pas elle, Jay, alors où elle se terre ?

— On va la trouver… Toute la population de l’île est sous surveillance. Et on surveille chaque fait et geste de ses mamans. On va la trouver…

— Et Henry ?

— On a mis une balise sur sa bagnole. C’est bizarre. Il semble qu’il se soit rendu ce soir dans un garde-meubles d’Everett, au nord de Seattle.

— Pour quoi faire ?

— Ça, on ne le sait pas encore. Mais Reynolds espionne toutes leurs conversations et a accès à leurs caméras de surveillance… On examine aussi toutes les métadonnées, un logiciel est en train de les passer au crible, de tout reconstituer. On est en train de terminer le puzzle, c’est une question de jours.

— Beau boulot, Jay. Rentre chez toi maintenant. Va te reposer…

— Pas question que Mia dorme ici cette nuit, d’accord ? »

Grant fit un signe affirmatif. Jay s’en alla. Grant alla prendre un livre intitulé Révolution sur le petit bureau. À en croire les historiens, Thomas Jefferson aimait le vin, la musique, les livres, les sciences et les arts. Il correspondait avec des scientifiques du monde entier, se passionnait pour l’architecture (il avait dessiné le Capitole de Richmond avec l’aide d’un architecte français), l’œnologie, l’horticulture, la géographie, les mathématiques, il inventa ou améliora tout un tas d’instruments — dont une machine à crypter les messages ! — , préconisait la séparation de l’Église et de l’État, mais c’était aussi un vrai Machiavel avec ses adversaires… Putain, quel mec ! En portant sa coupe à ses lèvres, Grant se demanda ce qu’il aurait pensé des hommes politiques d’aujourd’hui — ces singes lubriques, démagogues, stupides et vénaux. Probable qu’il en aurait pleuré. Mais ce qui fascinait le plus Grant, c’est que Jefferson avait une maîtresse noire. Il ne l’avait jamais émancipée, mais il avait émancipé deux de ses fils et les tests ADN effectués sur la descendance de la jeune femme avaient prouvé qu’un certain Eston Hemings était bien le fils de l’ancien président et de l’esclave noire.

Un enfant

Sacré Thomas, murmura Grant en élevant sa coupe vers les toiles accrochées aux murs.

Il sortit son téléphone, composa le numéro auquel ne correspondait aucun nom.

« C’est bon, dit-il. Tu peux remonter… Mais tu ne restes pas cette nuit. »

Quinze minutes plus tard (il sourit : elle avait pris son temps), on frappa à la porte.

« C’est ouvert !

— Où es-tu ?

— Dans la chambre ! »

Il la vit apparaître sur le seuil, impériale, aussi belle que le péché.

« Ton Hill Bee était bon ? »

C’était le cocktail préféré de Mia quand elle venait ici. Elle s’approcha de lui, se pencha.

« Goûte… »

Elle fourra sa langue dans la bouche de Grant. Un goût sucré et acidulé en même temps, avec un arrière-plan de gin.

« Appelle-moi Thomas… », dit-il.

Elle le gifla très fort.

« Espèce de connard, tu crois que je ne sais pas où on est ? »

Il sourit. Mia étudiait les sciences politiques à Harvard. Elle était major de sa promo.


Noah regagna sa chambre d’hôtel. Des bouts de papier, des Post-it, des articles de presse et des clichés scotchés un peu partout. Il s’était également procuré un tableau blanc, sur lequel il avait dessiné un schéma au marqueur. On se serait cru dans une salle de rédaction.

Il fixa le tableau, se servit un jus d’orange dans le minibar, s’approcha de la baie vitrée et sortit sur le balcon. Dans la marina, les haubans cliquetaient et les lampes le long des pontons étaient comme des îles dans le brouillard. Un ou deux détails le troublaient. Une zone d’ombre, un accroc dans le tissu. Il songeait à cette enveloppe scellée qu’il avait trouvée chez Henry… Au contrat qu’elle contenait… Qui était l’individu dont le nom de code était 5025 EX ? Il n’allait pas être facile de le retrouver dans une métropole comme Los Angeles, mais il avait au moins une adresse par où commencer : celle de la société qui figurait sur le contrat. Même si elle était vieille de dix ans.

Et il y avait le sentiment qu’il avait éprouvé dans la chambre d’Henry : cette impression que le gamin n’était pas là, que la chambre n’était pas vraiment la sienne — à peine plus qu’une chambre d’hôtel qu’on aménage provisoirement avec quelques objets personnels.

Il regarda la baie. Le brouillard n’allait pas tarder à se lever ; il commençait à distinguer un dessin au travers — lentement, morceau par morceau, il prenait forme.


Les paquets de pluie giflaient les hublots et le pont supérieur était à moitié vide. Huit heures du soir. Le barman avait l’air de s’emmerder grave. J’avais le carton à mes pieds, sous la table. Putain, la tronche qu’auraient faite mes voisins s’ils avaient su ce qu’il y avait à l’intérieur ! Dans la voiture, j’avais compté : plus de vingt mille dollars, en coupures de dix et de vingt… Et probable que ce n’était que la dernière récolte. Elles ne pouvaient tout de même pas débarquer à la banque tous les mois avec des liasses de billets ; elles avaient dû trouver un moyen d’écouler tout cet argent…

Mes mamans faisant chanter l’île

Impossible.

Et pourtant, je devais me rendre à l’évidence : toutes les preuves étaient là, sous mes yeux. Depuis combien de temps ? Combien de victimes de leurs agissements ? Y avait-il d’autres choses qu’elles m’avaient cachées ? Oh que oui, j’en connaissais au moins une : l’identité de mon père.

Qui étaient-elles ?

Je veux dire : qui étaient-elles vraiment ? Je commençais à douter de tout de ce que j’avais su jusqu’alors. Même mes souvenirs : on pouvait très facilement fabriquer des souvenirs à quelqu’un en lui répétant tous les jours les mêmes histoires pendant son adolescence — jusqu’à ce qu’il croie réellement avoir vécu ce qu’on lui raconte… Il me semblait me rappeler qu’à neuf ans j’avais porté un autre nom. Miles ou Myles… Était-ce un fantasme ? Qui n’a pas douté de ses souvenirs, de leur authenticité ? Qui ne s’est jamais demandé dans quelle proportion il les a arrangés, embellis ? Nous sommes tous des menteurs. Nous déguisons, nous falsifions, nous modifions, nous comblons les vides. Nous sommes tous des mythomanes ; il n’y a que le degré de mythomanie qui change. Est-ce que toute ma vie jusqu’ici, telle que je vous l’ai racontée, n’était qu’un mensonge ? Me restait-il une chose à laquelle me raccrocher ? Charlie… J’en avais voulu à Charlie de m’avoir envoyé ce message : elles mentent — mais c’était en vouloir au médecin pour son diagnostic. Charlie avait voulu m’avertir, me mettre en garde. Charlie était, quoi que j’en dise, mon meilleur ami. Si je ne pouvais plus faire confiance à mes mamans, du moins le pouvais-je encore à mes amis, mes semblables, mes frères

Comme si mes pensées étaient parvenues jusqu’à lui, mon portable a bourdonné dans ma poche à ce moment précis et je l’ai sorti. C’était lui, Charlie. J’ai fait glisser le bouton vert sur la droite.

« Charlie ?

— Henry… Oh, Henry, oh, putain, Henry… (Il sanglotait carrément, à l’autre bout.) Oh, Henry, mon pote, je suis dans le caca ! Il… il faut que tu viennes… C’est ce qu’il a dit… Oh, merde, merde, Henry…

— Charlie, qu’est-ce qu’il y a ? Qui a dit quoi ? Je ne comprends rien ! De qui tu parles ?

Darrell… Oh, Henry, pardonne-moi, mon frère… par… »

Le téléphone lui a été arraché des mains.

« Salut, Henry, mon pote. »

Mon sang s’est changé en glace : la voix de Darrell.

« Darrell ?

— Pas Darrell, petit enculé ! Monsieur Oates…

— Euh… oui…

— J’ai rien entendu.

Monsieur… Oates

— Vous avez essayé de nous baiser, tes copains et toi, Henry-joli… »

J’ai cherché un truc à dire mais quoi : C’est pas nous, c’est Shane ?

« Z’avez voulu jouer au plus fin…

— C’est pas nous, Da… monsieur Oates…

— Me baratine pas, p’tit con ! Essaie pas de m’embrouiller ! » Il avait hurlé. Sa voix était hystérique. Je me suis tu. Durant un moment, personne n’a parlé. Puis il a paru recouvrer son calme, sa voix s’est faite douce et glaciale.

« Tu fermes ta gueule et tu écoutes maintenant, t’entends ?

— Oui.

— Sinon ton pote, là, il va crever. Tu piges ? »

J’ai entendu Charlie gémir tout près. Et aussi le bruit des vagues.

« J’ai compris, oui.

— Bien. T’es où, connard ?

— Sur le ferry, je rentre.

— Combien de temps ?

— On arrive dans un quart d’heure… à peu près.

— Très bien. Il te reste une chance de sauver ton copain. Une seule. Tu piges ?

— Oui.

— Alors, voilà c’que tu vas faire… »

Il a ménagé une petite pause dramatique, comme on dit au théâtre, puis :

« Tu vas rouler jusqu’au phare, tu vas garer ta voiture en bas et tu vas monter là-haut, t’as compris ?

— Oui. J’ai compris.

— Répète… »

J’ai répété.

« Et t’avise pas de prévenir les keufs. Parce que si j’entends la moindre sirène, je balance ton pote dans le vide, t’entends ? Je le pousse en bas. Parce que j’ai plus rien à perdre, moi… plus rien à perdre, putain… grâce à vous… »

Un long frisson m’a parcouru. Son ton était sépulcral, définitif, implacable.

« J’arrive, j’ai dit, de la glace dans les veines. Ne lui faites rien… s’il vous plaît. »

Il a raccroché sans répondre.


La mer était grosse ; les vagues entraient dans le port quand on a accosté. Le vent soufflait de plus en plus fort, la pluie transformait les rues en ruisseaux ; j’ai remonté Main Street bien trop vite — heureusement, aucune voiture du shérif ne traînait dans le coin — jusqu’au carrefour. J’ai aperçu la façade du Ken’s Store & Grille à travers les averses, puis j’ai tourné dans Eureka Street, comme si je rentrais chez moi, mais, au lieu de ça, j’ai foncé droit vers le nord, les battements rapides des essuie-glaces accompagnant ceux de mon cœur.


Le téléphone. Il tira Jay de son sommeil. Les basses du club voisin pulsaient à travers les murs. Il se tourna dans son sac de couchage posé sur un matelas, à même le sol, et tendit le bras pour attraper l’appareil qui vibrait sur le plancher.

« Ouais ?

— M’sieur Szymanski ? »

Jay reconnut la voix d’un des jeunes gars qui travaillaient dans la nouvelle cellule.

Il regarda le réveil. Vingt-trois heures trente. Fut aussitôt en alerte.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il se passe un truc pas clair, vous devriez peut-être venir voir…

— Quel genre de truc ?

— Henry, on dirait qu’il a des ennuis… »

Jay se redressa. Il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres. La lueur des néons du restaurant vietnamien au-dessous traversait les vitres. Elle peignait les murs de couleurs criardes. Des voix montaient de la rue, celle des nombreux étudiants en goguette sur la 18e Rue.

« Quel genre d’ennuis ?

— Il a reçu un coup de fil bizarre il y a moins d’une demi-heure…

— Une demi-heure ? » releva Jay.

Il calcula. Il était 20 h 30, heure du Pacifique, là-bas, sur Glass Island.

« Euh, oui… J’étais sorti me chercher un Coca… Quand je suis revenu, j’ai vérifié s’il y avait eu une activité pendant mon absence et il y avait cet appel… Je vous le fais écouter ?

— Vas-y. »

Le front de Jay se plissa et ses traits se durcirent. « Bordel ! s’écria-t-il avant même la fin de l’enregistrement. J’arrive ! Prévenez M. Augustine immédiatement ! S’il répond pas, insistez ! »

Jay bondit hors de son sac de couchage, le téléphone à la main. Il chercha le numéro de Reynolds. Un répondeur accueillit son appel.

« Bordel ! » répéta-t-il.

Il se précipita dans la salle de bains, ouvrit grand le robinet d’eau froide du lavabo et passa la tête sous le jet. Il s’habilla en vitesse et attrapa son blouson au vol. Son téléphone se mit à sonner alors qu’il dévalait l’étroit escalier et poussait la porte vitrée donnant sur le trottoir, tout en boutonnant sa chemise. La nuit était fraîche, mais la 18e Rue grouillaient d’étudiants et de touristes entrant ou sortant de Madam’s Organ, du club Heaven & Hell ou du Smoke & Barrel.

« Jay ? Tu m’as appelé ?

— Noah ? Il faut que tu fonces au phare ! Oui, le phare de l’île, à Limestone Point… Sans délai ! Je t’expliquerai dans la voiture… FONCE ! Et appelle-moi dès que t’es en route !

— Hein ?… OK, OK ! J’y vais, je te rappelle ! »

Jay tourna sur lui-même. Des voix, des rires, des cris, des voitures qui passaient en klaxonnant : putain de quartier… Il s’était plu ici dix ans auparavant. Mais plus maintenant. Un étudiant ivre le heurta. Jay le repoussa violemment et l’étudiant s’écroula par terre. « Hé ! » cria la fille qui l’accompagnait. Il ne prêta pas la moindre attention à ses vociférations scandalisées, pénétra dans le restaurant vietnamien, traversa la salle. « Phong, prépare-moi un de ces cafés dont tu as le secret ! Magne ! Ça urge ! »


Je fonçais dans la nuit ; les branches basses des sapins, muraille verte, compacte et détrempée, défilaient dans la clarté des phares. J’ai fait irruption sur le littoral nord. Le chaos de la mer et des rochers en contrebas, le bruit du ressac, le dessin tourmenté, plein de caps et de criques, de la côte à cet endroit.

Sa lueur au loin, au-delà des arbres — mais je ne le voyais pas encore…

Un dernier virage, j’ai contourné les bois et il est apparu : c’était un de ces phares blancs typiques comme on en voit tout le long des côtes de Californie, de l’Oregon et de l’État de Washington : mince, élancé, avec une plate-forme métallique à son sommet sur laquelle reposait une lanterne dans une guérite peinte en rouge. Il y avait aussi une petite maison inhabitée depuis perpète. Je roulais bien trop vite. À cause de ce temps de chien, tout était flou, brumeux, plein de lueurs et de couleurs qui bavaient les unes dans les autres.

J’ai foncé et freiné, dérapé en me garant, soulevant une gerbe de gravillons au bord de la route. J’ai bondi hors de la voiture et couru. En une seconde de pure folie, mon regard a embrassé tous les détails : l’énorme pinceau du phare creusant un tunnel de lumière à son sommet, à travers les nuages, l’océan déchaîné se ruant sur les rochers comme un boxeur ivre de coups, les geysers d’écume, les cris des oiseaux de mer hystériques, et surtout, surtout, Charlie attaché au garde-fou, tout là-haut, face au vide, à l’extérieur

De là où j’étais, je voyais la pointe de ses chaussures qui dépassaient de la plate-forme.

« Henryyyyy ! » a-t-il hurlé.

Pas de monstrueux 4 × 4 Super Duty en vue. J’ignorais comment Darrell s’était démerdé pour rejoindre l’île incognito — peut-être bien par la mer, malgré la tempête. J’ai droppé sur la levée de terre, de sable et de gravier entourée de gros rochers qui mène au phare. La maison et lui sont encerclés par un muret bas. Je l’ai franchi ventre à terre, la porte du phare était ouverte… Pendant un court instant, j’ai pensé au piège que me tendait Darrell. Mais avais-je le choix ? Je ne doutais pas qu’il fût capable de balancer Charlie dans le vide.

Je suis entré.

Les marches : elles s’enroulaient en spirale à l’intérieur et seul un garde-corps métallique qui m’a paru salement mince vous protégeait d’une chute mortelle. Tout là-haut, j’ai vu de la lumière. Mon cœur cognait comme un malade.

J’ai commencé à grimper. Ce putain d’escalier m’a semblé vachement instable, pour tout dire. Ma main agrippait la rambarde mais j’avais l’impression qu’il m’aurait suffi de la secouer un peu pour l’arracher. Dieu jouait de la flûte à bec dans ce tube, car le vent chantait à mes oreilles.

« Monte », a lancé une voix qui m’a serré les couilles.

Je l’ai fait. Je suis parvenu en haut tout essoufflé, la sueur au front. J’ai atteint les dernières marches… Le vertige me collait presque contre le mur, il ramollissait mes jambes. Je n’osais regarder du côté du vide.

Ma tête a émergé à hauteur de la plate-forme.

De là où j’étais, par la porte béante de la cabine, je voyais le dos et la nuque de Charlie, ses bras passés par-dessus le garde-fou et ses poignets attachés aux barreaux de fer rouillés par trois bouts de ficelle dérisoires. La peur, le vertige, la situation : une boule dure obstruait ma gorge, j’étais incapable de déglutir. Le vacarme de l’océan et de la pluie crépitant sur le toit de métal me mettait les nerfs à vif.

« Approche », a dit Darrell.

Charlie ne parlait plus. Il a légèrement tourné la tête et j’ai vu ses traits crispés. Il devait se demander comme moi ce que j’allais faire. Il savait que j’étais son seul espoir et, à sa place, je n’aurais pas parié un dollar sur mes chances de nous sortir de là.

J’ai franchi les deux dernières marches. La plate-forme vibrait légèrement sous mon poids ou à cause du vent. Mon cœur s’est décroché quand j’ai vu le visage de Darrell collé à l’extérieur de la vitre incurvée et crasseuse. Ses petits yeux en amande, limpides et fous, me dévisageaient. Il souriait.

« Viens, a-t-il dit. Viens faire un tour dehors, Henry-joli. »

J’ai fait un pas sur le balcon circulaire, le vent a mugi dans mes tympans.

Au-delà de Charlie, la mer était blanche d’écume, pleine de creux et de bosses ; sa surface montait et descendait, donnant l’impression que c’était la planète tout entière qui se dilatait et se rétractait, se dilatait et se rétractait.

Une peur mortelle s’est emparée de moi. Nous étions si haut — suspendus dans le vide.

« Dehors ! Dehors ! a dit Darrell. Allons, avance ! »

La plate-forme a vibré sous mes pas. J’ai eu l’impression que tout bougeait : le phare, le sol, les murs. Je n’aurais pas été surpris si, tout à coup, le balcon s’était décroché, nous précipitant dans l’abîme hurlant que j’entrevoyais entre les losanges du sol. J’ai senti que tout mon sang refluait vers mes jambes et mes pieds, les vibrations à travers mes semelles ne me rassuraient guère.

Les tripes en vrac, je me suis tourné vers Darrell, à temps pour le voir me foncer dessus et me pousser vers la rambarde en m’empoignant par le col. « Sale petit enculé ! » Il m’a précipité contre la balustrade, mes reins l’ont heurtée violemment. Mon torse s’est dangereusement arc-bouté par-dessus, ma nuque dans le vide, et j’ai ressenti une douleur fulgurante dans la colonne.

La pluie glacée me piquait les yeux, que j’écarquillais de terreur ; elle coulait sur mon crâne et dans mes cheveux.

J’ai hurlé : « Putain, non ! Pas ça ! »

Ses poings serrés sur mon col étaient la seule chose qui me retenait d’une chute. Il s’est penché vers moi et j’ai pu sentir son haleine qui, derrière les vapeurs d’alcool, évoquait les remugles fétides d’une remontée d’égout ou d’une cave mal entretenue. « Sale fouteur de merde ! Sale petite raclure de merde ! a-t-il répété.

— J’ai rien fait ! Je le jure ! J’ai rien fait ! »

Les vagues explosaient sur les rochers.

Mon sang est entré en ébullition.

Mon cerveau pulsait comme un énorme cœur à l’intérieur de mon crâne, mes pensées se heurtaient à ses parois comme des chauves-souris prises au piège.

« Pitié ! On n’a rien dit ! Je le jure ! »

Une mouette planait en piaillant juste au-dessus de nos têtes. On aurait dit qu’elle l’encourageait à me pousser. Je voyais son petit bec qui s’ouvrait et se refermait et son ventre d’un blanc neigeux.

Et le faisceau du phare — qui incendiait le ciel.

« Tu veux me faire croire que c’est une coïncidence : toi et tes potes qui déboulez chez nous et, quelques jours après, une descente des keufs ? Tu me prends pour un crétin, c’est ça ? »

Avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, sa main puissante s’est refermée sur mon épaule gauche et ses doigts ont cherché un point névralgique entre la clavicule et l’omoplate, à la tête de l’humérus. Quand il l’a eu trouvé, il a enfoncé les doigts comme un sculpteur dans l’argile et la douleur a littéralement explosé ; j’ai crié en me ratatinant sur moi-même pour essayer d’échapper à cet étau, à ce feu inhumain.

« C’est pas nous ! Je le jure ! Ahhhhhhhh ! Arrêtez ça, je vous en suppliiiie ! »

Mais ses doigts continuaient de fouailler ma chair, s’enfonçant toujours plus, exerçant une pression de plus en plus insupportable sur les nerfs et sur les muscles. Putain, je n’avais jamais connu une douleur pareille ! Ses petits yeux en amande brûlaient d’un éclat dément, une lueur psychotique et fiévreuse, tandis qu’il guettait ma réaction. « Tu mens !

Nonnnnn ! » Je ne pouvais même pas secouer la tête, tant la souffrance était atroce, sa pression me paralysant tout le haut du thorax. Mes yeux sont sortis de leurs orbites, ils se sont emplis de larmes. Je n’avais même plus peur du vide. Plus rien n’existait que ce feu. Je ne voulais qu’une seule chose : qu’il cesse.

« Je t’avais pourtant prévenu de ne pas m’enculer. »

Je grimaçais, la douleur avait élu domicile dans mon épaule et elle circulait tout le long de mes nerfs comme un courant électrique.

« Je t’avais prévenu, petit merdeux : on ne me baise pas…

Va te faire enculer, ai-je soudain expiré d’une voix presque exsangue.

— Quoi ???

— Va te faire… » Un poing s’est enfoncé dans mon foie comme une masse et, cette fois, j’ai bien cru que toute ma bile allait remonter, mais elle s’est arrêtée à mi-hauteur, tel un ascenseur qui ne dessert que les trente premiers étages. Mon ventre n’était plus qu’une grosse bille douloureuse.

Son visage s’est défait, il a secoué la tête.

« Putain…, a-t-il soufflé, écœuré, en me fixant. Tu crois vraiment que j’ai envie de faire ça ? Que ça m’amuse ?

— Ta mère…, ai-je chevroté entre deux inspirations rauques, paraît qu’elle suce des bites à Newhalem… »

J’ai vu son regard se charger d’incompréhension.

« Quoi ? »

J’avais parlé près de son oreille ; il n’était pas certain de ce qu’il avait entendu. Je ne pouvais pas avoir dit un truc pareil. Pas à Darrell Oates, c’était impossible.

« C’est vrai qu’elle adore les anguilles ?

— Hein ?

— Qu’elle se les fourre dans la chatte ?… »

Son regard a flamboyé, je l’ai vu devenir littéralement dingue.

« Qu’est-ce que t’as dit ?

— On dit qu’elle se fait grimper par vos clebs… C’est quoi leur nom, déjà ? Ah ouais, Saddam et Kim Jong… Non : Bashar et Kim Jong… Tu parles de noms à la con… aaaHHHHHH ! (Il venait d’appuyer encore plus fort ; bientôt, ses doigts allaient transpercer mon épaule et se rejoindre, il pourrait alors me soulever par la clavicule comme s’il s’agissait d’un cintre…) Il paraît qu’elle se met à quatre pattes… et qu’ils la…

— QU’EST-CE QUE T’AS DIT ?

— Tu… t’as très bien entendu… Darrell-fils-de-pute… Oates… Aïeeee… Suce ma bite, connard… »

Il m’a fixé, il semblait déstabilisé.

« Tu caches bien ton jeu », a-t-il lâché.

Il m’a scruté.

« Toi et moi, on est pareils, pas vrai, Henry ? » Il a secoué la tête. « Mais ça fait rien. Tu vas crever quand même, vous allez crever tous les deux… »

Il m’a lâché, livide. Mes poumons ont aspiré l’air humide à grandes goulées, en émettant un bruit rauque de soufflet. J’ai mis les mains sur mes genoux. Il semblait désorienté, ça ne se passait pas du tout comme il l’avait prévu.

« Qui tu vas balancer en premier, Darrell ? » j’ai demandé.

Il a froncé les sourcils, perplexe. Puis, l’espace d’une demi-seconde, il a tourné ses pupilles hallucinées vers Charlie.

« C’est lui qui va crever en premier… Tu vas le regarder tomber… »

Je respirais difficilement. J’avais le torse incliné, le menton baissé.

Je l’ai relevé.

« Ensuite, ce sera… »

La grosse pierre dans ma main l’a frappé de plein fouet à la tempe. Je l’avais ramassée en bas et mise dans ma poche, au pied du phare, profitant des deux secondes où, là-haut sur la plate-forme, il avait disparu de mon champ de vision et moi du sien. J’ai mis tout ce qui me restait de forces, tout mon poids, toute mon énergie désespérée dans le mouvement de balancier de mon bras ; il a vacillé, ébranlé par la violence de l’impact. J’ai vu la surprise agrandir ses yeux en amande, ses yeux limpides et fous, à l’instant où je le frappais une nouvelle fois avec la pierre, en plein sur le pif. Qui a explosé — purement et simplement.

En même temps, pareil à un bélier, j’ai foncé sur lui tête la première. Je l’ai attrapé comme un joueur de football et, profitant de mon élan, l’ai propulsé vers la balustrade. Il était lourd, puissant. Mais sa tempe et son nez pissaient le sang et il était momentanément sonné : il a été emporté par mon impulsion.

Ses mains ont essayé de trouver une prise, de m’agripper, et il aurait sans aucun doute pris le dessus avec un peu plus de temps devant lui et l’esprit plus clair.

Mais du temps il n’en avait pas — et ses mains n’ont rencontré que le vide.

Pendant une micro-seconde, il n’y a plus eu que les bruits de la pluie, du vent, de l’océan — et même eux ont cessé, se sont tus. Le silence qui a suivi m’a procuré une sensation de calme et de force inouïe. J’ai perçu la peur de Darrell et elle m’a fouetté les sangs, réconforté, ragaillardi. Puis Darrell est passé par-dessus bord — la tête, le torse, le bassin, les jambes… — et je l’ai vu

34. Drone

« Putain, Henry, qu’est-ce que t’as fait ? » T’aurais préféré que ce soit toi ? Je l’ai pensé mais je n’ai rien dit. J’ai repris mon souffle, plié en deux. J’avais atrocement mal à l’épaule et à l’abdomen.

« Sors-moi de là », a-t-il supplié ensuite.

Tout son corps était agité de tremblements, ses jambes jouaient des castagnettes, et j’ai eu peur qu’il ne perde l’équilibre en le détachant.

« Tiens-toi bien, OK ? »

Il a opiné. J’ai eu du mal à défaire les nœuds gonflés par la pluie. J’ai dû m’acharner dessus avec les ongles un moment.

« Ça y est. Fais gaffe. Je te détache… »

Charlie a empoigné les barreaux, ses jointures blanches. Il s’est lentement retourné vers moi, tournant le dos à la mer rugissante, aux rochers et au cadavre de Darrell en bas. Je le tenais fermement par les bras. Il est passé encore plus lentement par-dessus le garde-fou. Une fois de l’autre côté, il s’est appuyé sur moi.

« Merci », a-t-il expiré.

Puis il s’est laissé glisser sur la plate-forme métallique, assis le dos contre le phare. Il a hoqueté, ses yeux grands ouverts, terrorisés, larmoyants.

A éclaté en sanglots bruyants.

J’ai posé une main sur son épaule.

« Charlie, il faut qu’on se tire d’ici vite fait. »

Il a hoché la tête — mais sans cesser de pleurer.

« Oh, putain, Henry…, a-t-il dit, tremblant de tout son corps. Oh, putain de bordel de merde, Henry !… Quelle saleté de chiottes de putain de film d’horreur, pas vrai ? »

Puis il s’est mis à hurler : « Qu’est-ce qu’on va faaaiiiire ? Il est mort, bordel ! Il est foutrement mooort ! »

J’en étais assez foutrement conscient, je dois dire.

Mais, en somme, l’hystérie de Charlie me faisait du bien. Son spectacle exorcisait celle qui menaçait de me gagner. Elle m’interdisait d’y céder, m’obligeait à garder mon sang-froid. Je l’ai attrapé doucement par le bras. « Allez, viens… »

Il s’est laissé faire, s’est relevé. Il est tombé dans mes bras. « Aïe ! j’ai gueulé, en sentant la douleur dans ma clavicule — et je me suis demandé si elle n’était pas cassée ou déboîtée.

— Henry, on est toujours amis, pas vrai ?

— Aussi sûr que tu les aimes avec de vrais nichons, mon pote », j’ai dit.


Fouetté par l’urgence, Noah conduisait vite. Il avait rappelé Jay et Jay lui avait rapporté le coup de fil reçu par Henry. Et lui avait expliqué qui étaient les Oates…

Merde, un rendez-vous en haut d’un phare ! Qui pouvait avoir envie de se précipiter dans un piège aussi grossier ?

Le rideau de pluie s’entrouvrit devant lui pour laisser voir le phare. Il se gara au pied du grand cylindre blanc et jaillit hors de sa voiture.

La pluie le gifla aussitôt. Noah leva les yeux ; il n’y avait personne là-haut. La plate-forme était vide. Puis il vit la silhouette allongée un peu plus loin sur les rochers, au pied du phare, et il tressaillit. Bon sang ! Il était arrivé trop tard ! Il se rua vers elle. Parvenu à cinq mètres environ, il ressentit un énorme soulagement : ce n’était pas Henry… Ce n’était pas son copain Charlie non plus… Bien que le corps se fût écrasé et disloqué — une jambe décrivant un angle bizarre, le mollet plié à angle droit par rapport à la cuisse mais pas dans le bon sens, l’arrière du crâne explosé, comme la coquille d’une noix prise dans un casse-noix, répandant sur les rochers un sang presque aussi sombre que le résidu d’une marée noire —, il s’agissait très visiblement d’un homme adulte et Noah en déduisit qu’il avait devant lui tout ce qui restait de Darrell Oates. En somme, une fin logique pour quelqu’un dont la vie avait ressemblé à une longue chute dans le vice et le crime.

Il n’y avait aucun véhicule à proximité. Ce qui signifiait qu’Henry et son pote Charlie étaient déjà repartis.

Noah s’avança vers la porte ouverte, son arme à la main, et entra dans le phare.

Il vit tout de suite les traces humides et sablonneuses sur les marches métalliques. Deux pointures différentes… Les services du shérif n’auraient aucun mal à les identifier. Il grimpa jusqu’à la plate-forme. Comme il s’y attendait, il n’y avait personne. Et, à l’extérieur de la guérite vitrée, la pluie effaçait déjà les indices, à part les bouts de corde encore attachés aux barreaux. Noah les défit et les fourra dans sa poche. Il essuya les barreaux avec sa veste. Jeta un bref coup d’œil à l’océan démonté et rentra dans la cabine. Redescendit l’escalier, effaçant marche après marche, du bout de sa chaussure, les empreintes de pas laissées par les deux ados. Cela ne lui prit pas si longtemps que ça, mais les siennes seraient beaucoup plus difficiles à identifier… Après quoi, il mit ses pas dans ceux des deux gamins, faisant à deux reprises le trajet entre le phare et le bord de la route — même si, là aussi, la pluie battante faisait son travail. Enfin, il roula sur les ornières laissées par la voiture d’Henry, avant de s’éloigner.

Henry et Charlie avaient réussi à pousser ce type par-dessus la rambarde.

Sacré exploit…

D’après ce que lui en avait dit Jay, ces Oates étaient de vraies terreurs… Mêmes les membres des gangs latinos évitaient de les chercher. Sauf que Darrell Oates s’était moins méfié de deux ados de bonne famille terrorisés qu’il ne l’aurait fait s’il avait eu en face de lui un enculé de première en possession de tous ses moyens.

Grave erreur.

Létale même. Il avait baissé sa garde et les jeunes en avaient profité.

Sacré nom d’une pipe, ces mômes ne s’en laissaient pas conter ! Qui l’avait poussé ? Henry ? Charlie ? Ou les deux à la fois ?

Noah optait pour Henry.

Ce fils à mamans lui semblait de plus en plus posséder des ressources insoupçonnées. Quant à ses deux mères, il était évident qu’elles trimballaient plus de secrets qu’un magicien n’en compte dans sa malle.

Tout en essuyant son visage de sa main libre et en retournant vers East Harbor, Noah se demanda comment allaient réagir Krueger et ses adjoints quand quelqu’un découvrirait le cadavre au pied du phare. Il savait que le téléphone d’Henry n’était pas encore sur écoute — raison pour laquelle Noah avait effacé les traces : dans le cas contraire, il se serait abstenu.

Il le savait parce que Jay et Augustine écoutaient toutes les communications de l’île, y compris, évidemment, celles de la police et du bureau du procureur : ils étaient comme deux putains de vautours planant au-dessus de cette île.

Cette histoire, Noah la sentait de moins en moins. Sa Crown Victoria roulait dans la nuit. Vus du ciel, ses phares jetaient deux triangles de lumière sur le ruban d’asphalte sinuant tantôt le long de la côte, tantôt au milieu des bois ; à quelques mètres de là, de grandes vagues, ourlées d’écume, arrivaient de l’océan et se brisaient sur les rochers. Noah ignorait à quel point il avait raison, question vautours : pendant qu’il s’éloignait, un drone MQ-9 Reaper, équipé de caméras dans les rayonnements visibles et infrarouges et d’un radar imageur à grande résolution, le même qu’utilisait le Département de la surveillance des frontières, le suivait là-haut, fragile oiseau d’acier, de matériaux composites et d’électronique malmené par la tempête.

35. Fuite

« Comment c’est arrivé ?

— Quoi ?

— Darrell… comment il t’est tombé dessus ? Comment tu t’es retrouvé attaché au phare ? »

Nous étions rentrés à East Harbor en faisant un détour par l’ouest de l’île, afin d’éviter de croiser des véhicules se dirigeant vers le phare. Je m’étais garé en face de l’église St. Francis, le long du terrain de base-ball. Un coin toujours désert à cette heure. Du moins l’hiver. L’été, il y avait les matches en nocturne et les jeunes d’East Harbor aimaient bien traîner par là ; les employés municipaux trouvaient tout le temps des mégots, des canettes, des bouteilles vides et des préservatifs dans les bois juste derrière.

« Il m’attendait au même endroit que toi : le passage à côté de la pharmacie. Quand je suis passé devant, il m’a chopé par le col. Il avait garé sa caisse de l’autre côté… Je crois que je vais éviter de passer par là à l’avenir… »

Son col et tout le devant de sa chemise sous son anorak ouvert étaient trempés, ses cheveux noir corbeau plaqués sur ses joues et de la morve lui coulait du nez, mais il ne semblait pas s’en apercevoir. De l’autre côté du carrefour, les lumières de la station-service Chevron clignotaient à travers les bourrasques.

« J’ai pas vu de caisse près du phare…

— Elle est planquée dans les fourrés, on a fait le reste du chemin à pied… Henry, je regrette ce que j’ai dit tout à l’heure… Tu m’as… sauvé la vie, putain. Ça, je l’oublierai jamais. »

Le clocher de l’église, effilé et terminé par un paratonnerre en forme de croix, était cerné par les rafales sous le ciel noir gonflé de nuages. Une jolie métaphore : le paratonnerre de la foi tentant de dévier tout le mal qui s’abattait sur le monde. Mais il y en avait trop, désormais. J’ai regardé autour de nous à travers les vitres ruisselantes. Les rideaux de pluie balayaient les terrains de sport : personne à l’horizon. Je suis sorti et j’ai ouvert le coffre, puis je suis revenu m’asseoir au volant. Ensuite, j’ai jeté une des enveloppes sur ses genoux.

« Jette un œil. »

Il l’a ouverte. « Nom de Dieu ! s’est-il écrié comme si j’avais balancé un serpent sur ses cuisses. C’est quoi, tout ce fric ? D’où tu sors ça ? »

Je me suis demandé si je pouvais lui faire confiance. Puis je lui ai raconté toute l’histoire : celle de la clé trouvée dans le bureau de Liv et de mon expédition jusqu’au garde-meubles. Il est resté muet un bon moment.

« Alors, ça serait elles les maîtres chanteurs ? »

Son ton disait clairement que cela lui paraissait à peu près aussi crédible que si on lui avait annoncé la résurrection de Michael Jackson et qu’il préparait en grand secret son retour.

« Si tes mères sont les maîtres chanteurs, comment est-ce qu’elles ont obtenu toutes ces informations ?

— France travaille à Redmond, dans l’informatique… (C’était quasiment un pléonasme.) J’ignore en quoi consiste son travail exactement… mais elle bosse à la division du développement. Elle a sûrement des compétences élevées… elle a pu pirater les ordinateurs de l’île…

— Pourquoi elles auraient fait ça ? Pour le fric ? C’est ça ? C’est tout ? Pour le pognon ? »

Charlie paraissait très soucieux de comprendre. Moi aussi. J’ai répondu à sa question par d’autres questions.

« Pourquoi elles ont choisi une île, d’après toi ? Pourquoi j’ai pas le droit de mettre des photos sur Internet ? Pourquoi on a traversé tout le pays pour venir ici ? Qu’est-ce qu’on fuyait, Charlie ? »

J’ai farfouillé entre les deux sièges, trouvé un mouchoir en papier et me suis mouché dedans.

« La vraie question, ai-je dit ensuite, c’est : qui d’autre elles ont fait chanter avant ? »

Meredith, ai-je pensé. Est-ce que Meredith était morte elle aussi ? Est-ce qu’elles l’avaient tuée, comme elles avaient tué Naomi ? Était-ce cela le fin mot de l’histoire ?

Puis j’ai repensé à leur portrait de Meredith telle qu’elles me l’avaient dépeinte, à l’émotion qui étranglait Liv quand elle m’avait raconté comment, un beau matin, elles avaient sonné chez elle et lui avaient dit : « On va le faire. » (« Tu aurais dû voir son bonheur, Henry… Je crois que rien au monde n’aurait pu la rendre plus heureuse. ») Quand elle avait évoqué la séparation (« le jour du départ a été véritablement affreux… affreux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer »), maman Liv était au bord des larmes. Non : elles étaient sincères, l’autre soir. Sincères et bouleversées. Elles n’avaient pas fait chanter ma mère — elles l’avaient aidée, soutenue, et elles m’avaient arraché aux griffes des services sociaux et des familles d’accueil. Elles avaient tenu leur promesse, et moi je les soupçonnais des pires méfaits…

Ma mère

Ces mots m’étaient venus spontanément. En quelques heures, quelques jours, je m’étais découvert un père et une mère.

Nous nous sommes dévisagés, Charlie et moi. J’avais les yeux embués.

« Je suis désolé, Henry, a-t-il soupiré en posant une main sur mon épaule, comme je l’avais fait quelques minutes auparavant, en haut du phare. Terriblement désolé. Mais il y a une autre question… Merde, je sais pas comment te l’dire…

— Quoi ? Que si elles sont les maîtres chanteurs, ce sont peut-être elles aussi qui ont… »

Il m’a lancé un regard qui en disait long : « Tu y as pensé ?

— Charlie, j’ai murmuré. Je n’arrive pas… je n’arrive tout simplement pas à le croire ! Ça peut pas être elles, tu m’entends ? Je les connais ! Ce ne sont pas des assassins… Elles n’ont jamais tué personne !

— Je comprends ce que tu ressens. Mais il faut prévenir la police.

— Pas encore. Si elles ont fait quoi que ce soit, c’est à moi de le découvrir…

— Et comment tu comptes t’y prendre ?

— Il y a peut-être un moyen… »


« Où est-il, Noah ? »

Jay écouta la réponse dans le téléphone en observant Grant. Son patron avait l’air dévoré par l’angoisse.

« Trouve-le, Noah. Passes-y la nuit s’il le faut, mais trouve-le. Et ensuite ne le lâche plus d’une semelle… Les Oates passent en première audience demain matin. Tu sais ce que ça signifie ? »

Cela signifiait qu’une fois leur caution réglée, ils seraient de nouveau dans la nature en attendant leur procès. Or Darrell avait passé un coup de fil à ses frangins peu de temps avant de mourir, dans lequel il leur parlait à mots couverts de son rendez-vous… Blayne et Hunter Oates devaient être fous de rage, et le mot était faible. Le Vieux, lui, devait ruminer sa vengeance. Jay pouvait sentir d’ici l’odeur du sang : il avait passé les dernières heures à étudier le dossier de ces ordures. Il en savait assez désormais pour mesurer l’étendue du danger que couraient Henry et ses amis.

Mais il se contrefichait des autres. C’est Henry qui le préoccupait. Si Grant venait à le perdre maintenant, si près du but, il ne s’en remettrait pas.

« Je compte sur toi, Noah », dit Jay.

Il raccrocha. Augustine était très pâle.

« On doit prévenir ce shérif et la police d’État du danger que court mon fils.

— On ne peut pas sans admettre que c’est lui qui a poussé ce type en bas du phare, objecta Jay.

— Nom de Dieu ! s’exclama Grant. C’est vrai qu’il l’a fait ! »

Jay se demanda s’il n’avait pas discerné une pointe de fierté dans la voix de son patron.

« Il court un grand danger, Jay. »

Le visage de celui-ci s’assombrit.

« Il faut mettre d’autres hommes sur le coup là-bas. Reynolds commence à se faire vieux. Il n’est pas de taille face à ces enragés. Ils sont peut-être attardés et cinglés, mais ils sont aussi foutrement malins d’après ce que j’en ai lu. »

Ils se tenaient dans l’un des bureaux éclairés jour et nuit au néon de leur bunker de Washington.

« On est en train de mouliner toutes les métadonnées dont on dispose. Encore quelques heures et on pourra prévoir les faits et gestes des uns et des autres avec une faible marge d’erreur… »

Jay faisait allusion au logiciel développé par WatchCorp, version améliorée du programme PredPol — predictive policing — utilisé depuis 2011 par les polices de plusieurs villes américaines. Développé par un anthropologue, un mathématicien, un flic et un criminologue, PredPol — qui faisait penser à Minority Report et à ses flics voyants — était utilisé non seulement dans les quartiers chauds, mais aussi dans des banlieues plus calmes de villes comme Los Angeles, Memphis, New York ; grâce à lui, des policiers s’étaient trouvés en planque plusieurs heures avant que le délit annoncé par le logiciel ne soit effectivement commis. Son secret ? Une formule mathématique confidentielle, un algorithme complexe qui intégrait et interprétait des centaines de données : statistiques, probabilités, taux de criminalité, localisation des délinquants, déplacements, structures des réseaux routiers principaux et secondaires, facilités d’accès et de repli, historique des délits… Ce type de logiciels prédictifs avait tendance à se multiplier dans une époque où se développait une nouvelle religion : la foi dans la toute-puissance des ordinateurs. Mais, comme de nombreux vétérans du terrain, Jay était sceptique sur les véritables capacités de PredPol. Il voyait surtout dans son succès le résultat d’une redoutable stratégie marketing et d’un solide lobbying au sein des administrations concernées.

Et puis, il le savait, les gens comme cette bande de péquenots des Cascades, mais aussi les militants écolos, les néo-luddites, les survivalistes, les milices antigouvernementales étaient passés maîtres dans l’art de dissimuler et de falsifier leurs données — et, sans données, le roi était nu… L’éternel combat entre la résistance et les machines.

« Prévoir ce qu’ils vont faire, ça ne servira à rien si on n’est pas sur place, Jay. »

Sur l’un des écrans, ils avaient en visuel la Crown Victoria de Reynolds tournant dans les rues obscures d’East Harbor. En ce moment même, elle roulait sur Warbass Way, une artère qui longeait le front de mer. Soudain, un triangle rouge se mit à clignoter à un kilomètre environ au sud-ouest de sa position.

Jay rappela aussitôt Noah. « On l’a retrouvé : il est près du carrefour de Marguerite et de Spring, près du terrain de base-ball. Fais gaffe qu’il ne te repère pas. »

Ils virent la Crown Victoria filmée par le drone quitter Warbass Way pour virer dans Harrison Street et retourner vers le centre-ville. De son côté, le triangle rouge clignotait mais demeurait immobile. Ce n’était pas la première fois que la balise d’Henry cessait d’émettre : il y avait peut-être un problème technique, ou alors c’était dû aux conditions météo. La technologie n’était jamais aussi performante que les émissions spécialisées la vendaient au grand public ; il y avait toujours des failles. Un autre détail les intriguait : les conversations téléphoniques, les SMS et les mails échangés par les membres de la petite bande étaient étrangement laconiques et dénués d’intérêt. Beaucoup trop laconiques et dénués d’intérêt compte tenu de ce qui se passait. Comme s’ils redoutaient d’être espionnés. Ce qui était logique, somme toute : Henry était le suspect no 1 de la police et les gosses craignaient sans doute d’être sur écoute.

Oui, mais Henry avait fait une recherche sur Grant dans son ordinateur…

Que savait-il au juste ? Que lui avaient dit ses mamans ? Jay regretta que Noah n’ait pas eu accès à leur maisons plus tôt. Ils auraient gagné un temps précieux et se seraient sans doute économisé pas mal de recherches. À présent, ils étaient tous sur leurs gardes.

La voix de Grant le tira brusquement de ses pensées :

« On part là-bas. »

Jay se retourna.

« Hein ? Quoi ? »

Il leva les bras.

« Grant, demain, c’est Halloween ! Tu es censé visiter une clinique pour enfants malades et partager avec eux cette fête, voilà ce que tu es censé faire, et puis rejoindre ta femme et tes filles pour te balader dans les rues de ta ville… Tu as oublié ? L’importance de la famille… Bordel, l’élection est dans six jours ! »

Les derniers sondages donnaient Grant et son adversaire au coude à coude, l’élection allait se jouer dans un mouchoir de poche. C’était tout sauf le bon moment pour partir à l’autre bout du pays. Demain, un journaliste local allait divulguer une info extrêmement compromettante pour leur adversaire — une info que Jay lui-même lui avait fournie. Tous les médias allaient se jeter dessus comme des clebs sur un os et ils voudraient la réaction de Grant Augustine à ces révélations.

« Mon fils est en danger de mort et tu voudrais que je passe Halloween avec d’autres gosses à des milliers de kilomètres de lui ? » rétorqua Grant avec colère. Ses yeux se réduisirent à deux fentes. « Halloween ! Comme si j’étais un putain de clown ! Un de ces zombies à la noix ! Je ne sais pas quel est l’abruti qui a eu cette idée débile ! »

Jay vit les jeunes gens autour d’eux rentrer la tête dans leurs épaules comme des tortues dans leurs carapaces. Contrairement à eux, il était habitué aux colères de Grant tout autant qu’à son langage imagé.

« Qu’est-ce que tu veux faire ? dit-il calmement.

— On prend le jet pour Seattle et ensuite l’hydravion pour Glass Island. On emporte tout le matériel qu’on peut et les techniciens qui vont avec. Trouve-moi aussi deux ou trois types sûrs dans notre service de sécurité. Et un endroit pour loger tout le monde. Réquisitionne un hôtel entier s’il le faut. Sur une île voisine de préférence : inutile de trop se faire remarquer… On répondra aux questions des journaleux par téléphone et on rentrera deux jours avant l’élection. De toute façon, avec cette bombe que tu as lâchée, notre adversaire est kaput, finito. »

Il consulta sa montre, s’approcha de la seule fenêtre qui n’était pas masquée et regarda la rue déserte et mouillée dans la lueur des réverbères. Il revit soudain sa première rencontre avec Meredith. C’était en 1995, pendant une soirée de collecte de fonds au Hay-Adams de Washington à laquelle étaient conviés de nombreux élus du Grand Old Party et des personnalités. Meredith accompagnait l’une d’elles — un vieux salaud plein aux as qui avait ses entrées au Congrès. Elle était assise à la table de Grant, juste à sa gauche. À l’époque, celui-ci venait tout juste de monter sa boîte mais il nourrissait déjà de solides ambitions. Il était marié, avait deux filles en bas âge, mais il avait été ébloui par cette très jeune femme qui paraissait totalement à son aise sous les ors du palace. Elle était vêtue d’une robe du soir toute simple, dos nu, provocant, dégageant ses omoplates et sa nuque. Ses cheveux tirés en un chignon élégant. Grande, de longues jambes, une silhouette athlétique. Surtout, c’était l’une des plus belles femmes qu’il eût croisées et, à Washington, on en croisait beaucoup. Il lui avait demandé ce qu’elle faisait dans la vie et elle lui avait répondu qu’elle suivait l’enseignement des jésuites à l’université de Georgetown où elle étudiait la philosophie, la théologie et les sciences humaines. Plus tard, il s’était aperçu qu’elle disait vrai, que c’était sa façon à elle de financer ses études. Même si, dès la première seconde, il avait su à qui il avait affaire.

Pourtant, il y avait quelque chose d’étonnamment spontané et de naturel chez elle. Rien d’apprêté, ni de sophistiqué. Sa nuque inclinée lui avait fait penser à la tige d’une fleur qui croule sous le poids de sa propre beauté. Il avait engagé la discussion pendant l’un des ennuyeux discours qui se succédaient à la tribune, ponctués d’applaudissements dociles, et, à un moment donné, il se rappelait avoir eu cette phrase étrange :

« Et l’amour ? »

Elle avait alors tourné ses yeux marron vers lui et plongé longuement son regard dans le sien. Des étincelles y dansaient sous les lustres — et il avait pensé à des châtaignes en train de rôtir sur un feu.

« L’amour ? Il n’y a pas d’amour dans cette salle, rien que de la vanité, de l’ambition, de la jalousie et de la haine.

— Alors que faites-vous ici ?

— J’apprends tout ce qu’il n’est pas pour le reconnaître le jour où je le rencontrerai. »

Sur ce, elle avait reporté son attention sur la tribune. C’est à cet instant précis, il s’en souvenait, qu’il avait été ferré. À la fin de la soirée, il s’était surpris à lui glisser son numéro de téléphone. Elle avait pris sa carte entre l’index et le majeur de la main droite avant de ponctuer son geste d’une caresse furtive sur la joue de Grant du bout de l’ongle — terminant presque entre ses lèvres —, et il avait trouvé ce contact plus érotique que n’importe quel attouchement. Elle l’avait rappelé quinze jours plus tard. À ce moment-là, il était persuadé qu’elle ne le ferait pas et il était bien décidé à extorquer au vieux grigou le nom de cette femme qu’il avait à son bras l’autre soir. Il se souvenait encore aujourd’hui des seuls mots qu’elle avait prononcés.

« Willard InterContinental. Ce soir. Vingt-trois heures. Ce sera cinq mille dollars.

— Quel numéro de chambre ? » avait-il répondu.

Il se détourna de la fenêtre et pivota vers Jay.

« Il est 1 heure du matin, 22 heures là-bas. Je veux que tout le monde soit prêt dans deux heures. On décolle avant l’aube. »


Le shérif Bernd Krueger Jr. était en train de nourrir les aigles quand il reçut l’appel : 21 h 53 précises — comme il le consignerait plus tard dans son rapport. Son vieux GMC garé sur le bas-côté herbeux de Miller Road, le coffre ouvert, dans lequel se trouvaient des morceaux de poulet emballés sous vide, Bernd Krueger les balançait dans le pré détrempé, par-dessus la clôture, et les aigles qui s’étaient rassemblés dans les grands arbres alentour fondaient sur eux en piqué dans la lueur des phares — whishhhh —, se saisissaient des morceaux de poulet en vol rasant, les serres en avant comme s’ils appuyaient sur la pédale de frein — et hop ! ils remontaient fissa dans les plus hautes branches.

Majestueux. Impériaux. Magnifiques. Malgré la pluie.

Des aigles chauves et des aigles royaux.

L’île possédait la plus grande population d’aigles résidents de l’archipel et, par conséquent, de l’État. Les aigles résidents vivaient en couple ; ils s’unissaient pour la vie — en somme, comme beaucoup d’êtres humains jusqu’à une date récente, estima Krueger, avant que le divorce ne devienne aussi routinier qu’un simple déménagement ou l’achat d’une nouvelle bagnole. Il était lui-même divorcé. Sa femme s’ennuyait à mourir sur l’île ; elle était retournée à Sacramento, où elle avait grandi. Krueger secoua sa tête et son chapeau dont la visière dégoulinait. Les aigles, eux, se moquaient de la pluie.

Mais pas sa femme. C’était à cause d’elle qu’elle était retournée en Californie. De tous les paramètres qui avaient concouru — comploté même — à son départ, c’était cette eau tombant du ciel sans discontinuer qui avait eu finalement raison de leur mariage : ces nuages accrochés aux monts de l’île, troués par une froide lumière couleur de plomb, cette eau les enveloppant, les assiégeant, gouttant des toits moussus, dégoulinant des arbres, criblant les routes, grondant dans les caniveaux et grossissant les rivières au fond des bois. Combien de fois lui avait-elle dit — d’un ton de reproche, comme s’il était coupable de cela aussi — qu’elle avait « l’impression qu’il lui pleuvait directement dans la tête ». Ses yeux alors soulignés de cernes sombres, ses cheveux sales, son haleine fleurant le bourbon en même temps que le café du petit déjeuner.

La radio grésilla alors que le chef n’avait balancé que la moitié de son chargement.

À contrecœur, il retourna à l’avant du GMC. Le deputy Angel Flores — autrement dit « Ange Fleurs » — avait la voix de quelqu’un qui a avalé un chili trop pimenté à son goût.

« La procureure adjoint veut te voir, Bernd.

— Elle est là ? À cette heure-ci ?

— Ouais.

— OK. J’arrive. »

Il finit de distribuer la barbaque, referma le coffre et se remit au volant. Il effectua un demi-tour serré sur Miller Road. Son pouls s’emballa. Ils allaient devoir arrêter Henry. Ils n’avaient pas d’autres pistes et le procureur ne voulait plus attendre. Cette affaire, songea-t-il, quel crève-cœur. Le premier meurtre dans les îles depuis 2009 et il fallait que ça tombe sur ce gosse.

Les actes de malveillance, de vandalisme et de crapulerie pure et simple, il pouvait s’en accommoder : au fil des ans, ils s’étaient multipliés dans l’archipel. Rien que l’année dernière, ils avaient relevé une bonne vingtaine de cambriolages sur quatre îles différentes ; on volait même les écoles, les gymnases et les banques alimentaires de nos jours. Il y avait aussi les violences conjugales, les querelles entre voisins et les bagarres dans les bars, le harcèlement téléphonique, les feux interdits sur les plages et les mineurs alcoolisés, les mêmes abrutis qui faisaient parler d’eux année après année… L’ouvrage ne manquait pas.

Il se chargeait lui-même des rapports avec la population locale — qui exigeaient doigté et autorité. Les moins expérimentés étaient affectés à la circulation. Les nuits d’été cependant, entre le crépuscule et 2 heures du matin, quand le flot des touristes avait débarqué, c’était une autre histoire. C’était là qu’éclataient les bagarres, que des jeunes prenaient la route ivres ou sous l’emprise de la drogue, que la meth et la coke faisaient leur apparition dans les soirées.

Mais les hivers étaient plus calmes, en général.

Douze véhicules et trois bateaux : sa juridiction comptait plus d’eau salée que de terres.

Dix minutes plus tard, Krueger entrait dans East Harbor par le nord. Les bureaux du shérif, sur Maple Street, étaient en dur, un beau bâtiment neuf en brique, attenant au palais de justice — neuf également —, avec un sas à l’entrée, un guichet sur la gauche donnant sur une pièce obscure où brillaient les écrans des moniteurs Motorola : la salle du 911, une porte blindée en face et au-delà un open space : cinq bureaux en turn-over pour les cinq adjoints, plus une kitchenette, le parloir et les cellules dans le fond, les bureaux des deux enquêteurs, ceux des sergents et du chef Krueger sur la gauche. Ils avaient emménagé en 2010 parce que les anciens locaux étaient devenus trop vétustes et trop petits, mais ils manquaient déjà de place. Un étage supplémentaire était prévu. Faute de budget, il n’avait jamais vu le jour.

Liza Wasserman, première adjointe au procureur en charge des affaires criminelles, l’attendait dans son bureau. C’était une jolie femme, un peu forte, au caractère bien trempé. Moins politique que son patron. Krueger l’appréciait.

Mais pas ce soir.

« Salut, Liza.

— Salut, Bernd. »

Elle se tenait debout, appuyée à la table de réunion. Serrée dans son jean et sa veste de tailleur.

« Vous avez du nouveau ?

— Du nouveau comme quoi ? dit-il.

— Ne joue pas au plus fin avec moi, Bernd. D’autres pistes que celle d’Henry ?

— Pas encore mais…

— Floyd ne veut plus attendre. On a suffisamment d’éléments à charge contre ce garçon.

— Merde, c’est un môme, Liza ! Tu imagines ce qu’il va traverser ?

— Il a seize ans, Bernd !

— C’est un p’tit gars de la communauté. Je le connais, lui et ses mères, depuis qu’il a neuf ans. Il a jamais fait d’histoires. »

Liza Wasserman soupira.

« Bernd, regarde les choses en face : tout l’accuse. (Elle énuméra au bout de ses doigts.) Il était le petit ami de la victime, elle était enceinte, ils ont eu une violente dispute le soir même : bon sang, il a failli la balancer à la flotte et c’est peut-être ce qu’il aurait fait si cet employé n’était pas arrivé ! »

C’est pour ça que le bureau du procureur était prêt à y aller : il n’y avait pas assez de preuves et ils n’auraient jamais pris le risque de perdre un procès aussi médiatisé sans cette vidéo sur le ferry : ils savaient pertinemment quel effet dévastateur elle aurait sur un jury.

« Il n’a pas d’alibi pour la nuit du meurtre… Elle avait annoncé à plusieurs personnes qu’elle allait le quitter… Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

— Et la mère ? Qu’est-ce que tu fais de la mère ? Il l’aurait tuée, elle aussi ? Pour quelle raison ?

— Peut-être qu’elle a été témoin de quelque chose, est-ce que je sais, moi ? C’est votre boulot de le cuisiner ! (Elle reprit son énumération.) Il a travaillé sur un bateau de pêche l’été d’avant… »

Le bateau de pêche, songea Krueger. Oui ! Ils avaient toujours pensé qu’elle avait été balancée d’un bateau de pêche. Mais elle avait très bien pu être balancée d’un bateau beaucoup plus petit. Ce filet n’était peut-être là que pour orienter leurs recherches dans la mauvaise direction… La voix de Wasserman le tira de ses pensées : « On l’arrête, Bernd. Tout ça a assez duré. Tu entends ? »

Il acquiesça.


Le téléphone de Charlie a vibré dans sa poche. Il l’a sorti et a examiné l’écran.

« Merde, c’est Nick ! »

Charlie a porté le téléphone à son oreille.

« Allô… Hein… ? (Il a écouté pendant quelques secondes.) Non, je sais pas où il est… Mais, bordel, oui, je te le dirais !… Je t’emmerde, ducon… Arrête de me soûler : je te dis que je ne sais pas où il est… C’est ça, ouais, va te faire mettre. »

Il a raccroché, m’a regardé.

« C’était mon frère. Ils te cherchent.

— Qui ça ?

— Le bureau du shérif.

— Tu crois qu’ils ont trouvé Darrell ? ai-je demandé.

— On aurait entendu les sirènes.

— Alors, pourquoi ils me cherchent ? »

J’ai lu la réponse dans ses yeux et ça m’a fichu le trouillomètre à zéro. Mon téléphone a vibré à cet instant.

« Henry ? a dit maman Liv quand j’ai répondu. Tu es où ?

— Dans ma voiture, maman. Pourquoi ?

— Le shérif te cherche… Il veut te parler… Henry ?

— Oui, m’man ?

— Ne fais pas de bêtise, s’il te plaît… »

J’ai pris une profonde inspiration.

« Quel genre de bêtise ? » j’ai demandé comme si je ne le savais pas.

Elle a hésité un quart de seconde.

« Te cacher… t’enfuir… ce genre de choses… Je suis sûre que ce n’est rien, d’accord ? Ça va s’arranger. Va voir le shérif. Tout de suite, d’accord ?

— D’accord, maman. »

Charlie avait l’air d’avoir drôlement les jetons quand j’ai raccroché.

« Ils vont t’arrêter », a-t-il dit.

Comme il aurait dit : tu as un cancer. Ou bien : on vient de marcher sur une mine. Ou : c’est normal qu’il manque l’arrière de l’avion ? La peur, le vertige, la sensation de me tenir au bord d’un abîme m’ont envahi. Une sensation affreuse. Celle que doit éprouver le dernier marin vivant à bord d’un navire qui coule rapidement.

« Qu’est-ce que tu vas faire ? » a voulu savoir Charlie de la même voix de croque-mort.

Une sirène de police a brusquement hululé dans la nuit. Beaucoup trop près… J’ai attrapé mon sac sur la banquette arrière, j’ai ouvert la portière.

« Rentre chez toi, Charlie. »

Et j’ai disparu dans la nuit.


Merde !

Noah leva la tête de son téléphone à temps pour voir la portière de la vieille Ford s’ouvrir côté conducteur. Il vit Henry prendre la tangente. À travers son pare-brise, il le suivit des yeux qui longeait en courant les grillages du terrain de base-ball, puis franchissait la rue vers la droite au carrefour, en face de la station-service. Son pote Charlie sortit à son tour du véhicule. Il s’appuya sur le toit crépitant, le visage enfoui dans les bras, tandis que des ululements de sirènes se rapprochaient.

Nom de Dieu, songea Noah, Henry était en train de se tirer !

Il jaillit de la Crown Victoria : Henry avait traversé le carrefour et disparu dans un passage entre deux hauts hangars en brique. Noah se rua dans la même direction en rasant les murs. Des montagnes de pneus et de palettes encombraient le passage. Noah aperçut l’espace d’une seconde la silhouette d’Henry à l’autre bout, sous le halo zébré d’un lampadaire, avant qu’elle ne disparaisse sur la gauche.

Il remonta le passage aussi vite qu’il put et déboucha dans Malcolm Street tout essoufflé. Il ne le vit d’abord pas. Il le chercha des yeux et finit par le repérer : Henry détalait comme un lapin à travers le square, dissimulé par l’obscurité qui régnait sous les arbres. Il contourna le kiosque à musique et émergea sur Blair Avenue, de l’autre côté, courut ensuite sur le large trottoir désert, longeant la façade éteinte du Woods Coffee puis passant sous la marquise du cinéma avant de disparaître à nouveau dans une ruelle obscure, entre le Palace Theatre et Lighthouse Vintage & Costume, un magasin de fringues et d’accessoires à prix cassés. Noah lui emboîta le pas, mais son allure avait déjà considérablement ralenti et il sentait poindre un point de côté à son flanc droit. Il avait passé l’âge de ce genre de conneries. Henry ne tarderait pas à le semer. Il remonta néanmoins la ruelle en un laps de temps assez court et déboucha sur un chemin de terre qui s’enfonçait parmi les pins. La sente dévalait une pente assez raide jusqu’à la baie. Noah s’y engagea. À temps pour entrevoir Henry cent mètres plus bas, sa petite silhouette illuminée par un éclair.

Sur ce sol inégal rendu glissant par les feuilles mortes, Noah craignait de se bousiller une cheville. Il ne voyait pas grand-chose au milieu des ténèbres, de la pluie qui redoublait et des buissons qui se débattaient sous les assauts du vent. Autour de lui, les rafales soulevaient les feuilles et elles le frôlaient comme des vols de chauves-souris. Noah plissa les yeux à cause des gouttes dures et froides qui frappaient son visage. Sur sa gauche, entre les arbres, il apercevait les bateaux dans la marina : la houle commençait à les chahuter. À l’extérieur de la baie, c’était encore pire — la mer était blanche, les vagues se ruaient contre les rochers et le grain tordait les arbres du bord de mer comme s’il voulait les déraciner.

Que comptait faire Henry ?

S’aventurer en mer par un temps pareil était suicidaire aux yeux de Noah qui n’avait pas le pied marin.

Il parvint à un virage, cent mètres environ au-dessus de la baie, et ce qu’il vit le paralysa.

Henry était en train de tirer un kayak vers les flots noirs. Il l’avait extrait d’un coin sombre, sous le remblai, où il y en avait plusieurs, comme des haricots dans une boîte.

C’était de la folie !

Noah essuya son visage trempé et héla Henry, les mains en porte-voix. Mais la voix du vent couvrit la sienne. Il chercha son souffle, respira un bon coup et recommença. Cette fois, le gamin parut l’entendre, car il leva la tête dans sa direction.

Un instant, il se tint immobile, sur la minuscule grève pleine de caillasse, à contempler Noah.

Puis il reprit sa progression vers le rivage, courbé en avant, tirant le kayak derrière lui. Noah le vit jeter son sac à l’intérieur et entrer dans l’eau, sans même se déchausser. Même ici, dans cette partie abritée de la baie, les vagues secouaient méchamment l’embarcation.

Arrête, tu vas te tuer !

Noah fit un pas de plus et le sol boueux se déroba sous ses pieds. Il jura en s’étalant de tout son long et ressentit une fulgurante douleur à la cheville gauche. Il se reçut sur la paume droite, sur un rocher qui affleurait au bord de la sente, et une nouvelle douleur le transperça du poignet jusqu’au coude — mais du diable s’il allait rester là à ne rien faire ! Il se releva et continua de descendre la pente, en boitillant et en sautillant, agitant les bras tel un sémaphore.

« Henry ! Ne fais pas ça ! Reviens ! »

Mais déjà le kayak s’éloignait, sèchement balancé par la houle — en direction de la bouche avide d’une mer affamée.

36. Dans la tempête

J’ai compris que je me dirigeais vers les emmerdes en m’approchant de l’entrée de la baie — quand le vent s’est brusquement intensifié.

Il avait beaucoup forci au cours des dernières heures. Je m’en rendais compte ici bien plus qu’à terre. Il se ruait vers moi en hurlant à travers la passe et la forte houle de la baie s’est transformée en vagues moutonnantes qui se sont mises à ballotter le kayak dès que j’ai eu dépassé les derniers rochers.

J’ai cru qu’on m’avait jeté dans le tambour d’une machine à laver.

Ça secouait dans tous les sens et je me cramponnais à ma pagaie.

Les vagues passaient par-dessus bord, me rinçant copieusement ; elles remplissaient peu à peu l’embarcation, car il n’y avait pas de jupe.

Le ciel noir déversait des torrents d’eau glacée qui pilonnaient la coque et mon crâne.

Je pagayais la bouche ouverte à présent, les yeux plissés, à la recherche d’oxygène.

J’ai porté le regard au loin et j’ai frémi : la mer n’était plus qu’une vaste étendue blanche et verte, écumante et ondulée, et des nuages se déplaçaient rapidement dans ma direction, changeant sans cesse de forme, tantôt chevaux cabrés, tantôt trains lancés à toute allure, cathédrales, champignons atomiques, fumées, dans les profondeurs de la nuit. J’ai pagayé plus fort. Je scrutais le dessin flou des îles en face, à une distance qui, d’ordinaire, se parcourt assez rapidement. Mais, cette nuit-là, j’avais l’impression de faire du surplace.

T’es un peu mal barré là, mec, tu le sais ?

La petite voix cherchait à m’intimider mais je me refusais à l’écouter.

Putain, ça remue vachement…

T’as pas l’impression que ce courant t’entraîne du mauvais côté, mon pote ?

J’ai gueulé, au milieu de toute cette eau, loin des côtes maintenant.

Mais la voix poursuivait : Tu sens cette odeur… tu la sens ? C’est celle du Pacifique…

Va te faire foutre, ai-je pensé en ramant.

Frissonnant.

Rincé par les rafales.

Ballotté par les vagues.

Puis le vent a paru mollir un peu, la pluie a semblé se calmer. J’ai respiré, fermé les yeux. C’est à ce moment qu’une énorme vague déferlante a soulevé le kayak et m’a fait chavirer. J’ai senti la coque s’incliner brutalement et, avant même d’avoir compris ce qui m’arrivait, j’avais dessalé.

J’ai tenté d’esquimauter — de donner un coup de pagaie sur l’eau pour remettre le kayak à l’endroit —, mais une deuxième vague m’est passée par-dessus.

Bon sang ! D’habitude, je suis rodé à l’exercice mais là, dans cette nuit infernale, pleine de tumulte, j’ai perdu tous mes repères et j’ai paniqué.

J’ai bu la tasse, toussé, recraché ; je me suis débattu.

Je suis parvenu à me libérer d’autant plus facilement que je n’avais pas besoin de tirer sur la sangle d’arrachage pour enlever la jupe — j’ai simplement poussé mes fesses hors de l’ouverture — et, l’instant d’après, je nageais à la surface des vagues qui m’emportaient.

J’ai aperçu mon kayak qui filait rapidement vers le large, son ventre pâle tourné vers le ciel, dans la direction opposée, et j’ai décidé de fuir ce merdier à la nage.

Le vent du large rugissait autour de moi, les nuages s’accumulaient, les embruns me cinglaient tandis que je…

Petit à petit, à mon insu, mon cerveau s’est déconnecté de toute réalité trop dérangeante et je me suis mis à flotter dans une…


bienveillante étrangeté


Quelque chose me poussait en avant… Je ressentais de nouveau la douleur très vive à l’épaule que Darrell avait martyrisée, mais mon corps aurait pu être fendu en deux que j’aurais continué de nager. Je gardais les yeux rivés sur l’horizon des îles comme la mire d’un fusil.

Et, tout à coup, dans cette longue et venteuse nuit, j’ai eu la sensation de n’être plus seul.

J’ai tourné la tête et je l’ai vue — tout près.

À moins de dix mètres

Son grand aileron noir fendait les eaux. Dans ma direction.

Nom de Dieu de bordel de merde

J’ai aussitôt arrêté de nager. Je suis resté aussi inerte que possible et, quand l’orque est passée tout près de moi, j’ai senti son onde de choc. Son grand corps noir et blanc m’a dépassé comme la coque d’un navire et j’ai deviné son œil minuscule à l’avant de la tache blanche. Puis elle s’est éloignée et j’ai suivi longtemps des yeux son aileron sans oser me remettre à nager, de peur d’attirer son attention par mes vibrations.

Ce n’est qu’au bout de longues minutes que j’ai repris ma progression. La panique ne m’avait pas quitté. Ma nage est devenue frénétique, chaotique. Soulevé, emporté par les vagues, les creux de trois mètres, les crêtes écumantes, toussant, hoquetant, grelottant, à demi noyé, j’ai nagé, nagé…

À un moment donné, j’ai eu une hallucination : une main spectrale jaillissant de l’abîme, tendue vers le ciel, pâle, doigts écartés. Je savais que c’était celle de Naomi… Et que c’était impossible. J’ai paniqué. Puis la main s’est enfoncée définitivement dans les flots.

Il n’y avait pas de courant de surface pour me faire dériver, mais mes forces n’en diminuaient pas moins rapidement quand j’ai enfin aperçu la ligne du ressac devant moi. Vision qui m’a flanqué un sacré coup de fouet. J’ai fait les dernières dizaines de mètres dans un état second et mes semelles ont rencontré des rochers sous l’eau ; je me suis écorché les mains et les genoux en voulant prendre pied sur cette putain de côte rocailleuse et traîtresse, pleine d’arêtes coupantes, de pentes glissantes et de reliefs piégeux entre lesquels la mer bouillonnait.

Quand j’ai enfin pris pied sur une plage obscure et sablonneuse, je claquais des dents et je grelottais.

J’étais loin d’être au sec, vu que la pluie s’était remise à balayer la plage et le vent à harceler le rivage, mais j’avais bon espoir de trouver un refuge. Je connaissais cette île comme ma poche.

Cedar Island…

Un petit bout de terre boisée et presque plate d’un kilomètre et demi de long avec une vingtaine de résidences secondaires sur son pourtour — toutes fermées en cette saison — et seulement deux résidents permanents à l’autre extrémité.

À genoux dans le sable, j’ai lentement repris mes esprits. Les mains sur les cuisses, penché en avant, j’ai vomi un mélange d’eau de mer et de bile. Quand je me suis relevé, plusieurs minutes s’étaient écoulées et tous mes muscles étaient raides et douloureux. J’ai traversé la plage en direction du petit sentier qui sinue dans les bois et longe la côte d’une résidence à l’autre. Ici, les arbres retenaient en partie la pluie, mais j’étais transi de froid, je serrais les bras autour de mon corps et je tremblais si fort que mes dents s’entrechoquaient ; mes baskets pleines d’eau et de sable glougloutaient et mon jean collait à mes cuisses.

Résistant à la tentation de me réfugier dans la première maison qui s’est présentée (si la police fouillait l’île, c’est par là qu’elle commencerait), j’en ai croisé une bonne demi-douzaine avant de jeter mon dévolu sur une villa moderne sur pilotis, avec un toit en aluminium et une charpente en chêne, à un kilomètre environ de l’endroit où je m’étais échoué. Trois marches conduisaient à la grande terrasse qui courait tout autour, surplombant la mer toujours rugissante, mais tenue suffisamment à distance pour voir les fantomatiques gerbes d’écume s’élever dans l’obscurité et s’abattre sur le ponton loin du corps d’habitation.

En passant les fenêtres en revue, j’ai fini par en trouver une dont le volet était mal fixé. J’ai cassé la vitre avec mon poing enfoncé dans ma manche. Deux minutes plus tard, j’étais à l’intérieur.

J’ai tâtonné jusqu’à la porte et trouvé un interrupteur. Par chance, l’électricité n’était pas coupée. Une petite chambre sommaire avec un lit à une place. En remontant le couloir, j’ai débouché sur une salle obscure qui s’est avérée être un grand séjour-cuisine quand j’ai tourné le commutateur.

Sans plus attendre, je me suis mis en quête d’une salle de bains. Dès que je l’eus trouvée, je me suis déshabillé et glissé sous le jet. Je grelottais encore — de froid ou de soulagement —, j’avais la chair de poule tandis que le nuage de vapeur chaude s’élevait, mais la caresse émolliente de l’eau brûlante sur ma peau a peu à peu détendu mes muscles, et mon cerveau rempli de pensées sombres s’est relâché, lui aussi.

Je ne pensais pas que les flics fouilleraient l’île avant plusieurs heures, ou même plusieurs jours. Ils attendraient que la tempête se calme.

J’ai repensé à l’homme en noir, sur le chemin, me criant de revenir…

Qui était-il ?

Cela faisait des jours qu’il me suivait, m’épiait — et voilà qu’il avait peur pour moi… D’où sortait-il ? Qui l’envoyait ? Augustine ?

J’ai pensé à Charlie, à mes mamans, à Darrell gisant au pied du phare…

En ressortant de la douche, je me suis séché et frictionné jusqu’à ce que ma peau soit rouge homard. Puis j’ai fouillé l’armoire à pharmacie à la recherche d’un désinfectant ; il se trouvait entre des sparadraps et des Tampax. J’ai nettoyé mes égratignures aux genoux et aux mains — l’une de mes rotules, couverte de petits cratères noirs et de plaies brunâtres, ressemblait à un de ces rochers déchiquetés sur la côte —, je les ai ensuite recouvertes avec les sparadraps.

Une pensée m’est venue : il fallait que je dorme.

Que je fasse taire la douleur qui revenait à mesure que mes muscles se refroidissaient.

Que j’oublie l’orque surgissant des flots, la chute interminable de Darrell, le corps de Naomi sur Agate Beach, le regard éteint de Charlie dans la voiture, la main émergeant de l’océan…

… l’argent de mes deux mères dans le coffre…

J’ai rempli un des verres à dents et cherché un antidouleur dans l’armoire à pharmacie. Il y en avait un choix étonnamment vaste — à croire que les occupants étaient affligés de toutes sortes d’inflammations et de névralgies. J’ai finalement jeté mon dévolu sur du Demerol — à quoi j’ai ajouté, pour faire bonne mesure, de l’Oxycodone, sans me soucier de savoir si les deux pouvaient être associés ou non : j’avais mal dans toutes sortes d’endroits.

Un peignoir moelleux m’attendait derrière la porte, bouclé comme ceux des hôtels, et je me suis enveloppé dedans.

De retour dans la pièce principale, j’ai senti les premières vagues d’une bienheureuse fatigue me gagner — ou était-ce déjà l’effet des antalgiques ? J’ai examiné les livres sur la poutre qui servait de manteau à la cheminée : Chuck Palahniuk, Jim Lynch, Sherman Alexie, J.A. Jance… rien que des auteurs du coin ; j’ai envisagé un moment de faire un feu, mais la fumée risquait d’attirer l’attention. J’ai poussé les radiateurs à fond, marché jusqu’à la baie vitrée, fait glisser la porte de verre sur son rail, puis j’ai ouvert les volets sur le spectacle de la mer en furie — le vent a mugi dans la pièce — et j’ai promptement refermé la vitre avant d’éteindre toutes les lumières.

Il faisait hyper-sombre, aussi ai-je déniché une bougie et une boîte d’allumettes dans un des tiroirs de la cuisine.

J’ai porté la bougie allumée jusqu’à la table basse.

Après quoi, je me suis laissé tomber dans le canapé. Je ne sais si c’était dû à l’épuisement ou à l’effet des drogues — mais c’était le canapé le plus profond, le plus confortable, le plus douillet dans lequel je me fusse jamais assis.

J’ai tourné le regard vers le rectangle grisâtre de la baie, j’ai fixé la mer sombre hérissée de crêtes pâles et le ciel noir plein de nuages à travers les vitres, les rouleaux blancs explosant sur les rochers le long de la petite anse, l’horizon invisible. J’entendais l’orage rugir autour de la maison, les grands pins à la pointe qui sifflaient dans le vent, le bruit d’une chaîne cognant contre le ponton. J’entendais la maison craquer et se plaindre. Paradoxalement, je trouvais cette atmosphère des plus apaisante. Je crois bien que l’action des médocs n’était pas étrangère à ce bien-être.

Au moment de m’endormir, une pensée a fusé, comme un coup d’aiguille dans mon cerveau engourdi :

Agate Beach

Mes paupières ont papilloté.

Un truc en rapport avec Agate Beach…

Et, soudain, pendant un instant qui a illuminé ma conscience tel un éclair, j’ai entrevu la vérité.

Mais trop tard : le sommeil a balayé cette pensée comme la pluie avait depuis longtemps balayé mes traces sur la plage et je me suis endormi.

37. La blonde en coupe-vent après minuit

« Où est Henry ? »

Assis à la table de réunion, au centre de l’effervescence, Charlie secoua la tête, au bord des larmes. Quelqu’un apporta deux gobelets fumants.

« Charlie, dit Krueger en avalant une gorgée de café, tu veux aller en prison ? »

Le mot le cingla. Son ventre se contracta douloureusement. Un type qui ressemblait à Philip Seymour Hoffman l’observai en silence, en mâchouillant un cure-dents.

Toute cette agitation avait débuté quand l’une des voitures de patrouille qui cherchaient Henry était tombée sur le cadavre de Darrell au pied du phare. En à peine une heure, les types de la Washington State Patrol avaient débarqué en nombre, ainsi qu’un tas d’autres gugusses venus du continent, et les bureaux du shérif s’étaient transformés en un véritable cirque. Ça entrait et ça sortait, les portes claquaient, les voitures arrivaient et repartaient en faisant hurler leur gomme ; ça s’excitait et ça aboyait comme des chiens dans un chenil et, parfois même, ça rigolait — en même temps, ils n’allaient quand même pas pleurer sur la mort de Darrell Oates…

À présent, c’était Charlie qui était sur le gril. Son frère Nick était venu le chercher chez eux en compagnie d’un autre adjoint. « T’as intérêt à coopérer », lui avait-il glissé à l’oreille, en lui tordant méchamment le bras dans un geste de pure brutalité policière — ou bien fraternelle — pour le faire entrer à l’arrière grillagé de la caisse : là où on fourre les délinquants.

« Charlie, glissa doucement Krueger, on a retrouvé sa voiture garée près du terrain de base-ball… Où étais-tu, cette nuit ? Aucun de tes copains ne t’a vu… Tes parents disent que t’étais sorti. Les mères d’Henry ne l’ont pas vu de la soirée. Tu te rends compte du guêpier dans lequel tu t’es fourré ? »

Charlie se rendait compte — mais se taire lui apparaissait encore comme la meilleure option.

« Je vous l’ai dit : je ne sais pas où il est… »

Cette phrase pour la énième fois.

Ces regards qui disaient clairement bien sûr que si pour la énième fois.

Cet échange muet entre eux pour la énième fois.

Quelqu’un entra. Il se pencha et murmura quelque chose à l’oreille de Krueger, dont le visage s’assombrit aussitôt.

Il regarda Charlie à la dérobée et, cette fois, celui-ci lut une expression nouvelle sur les traits du shérif : une inquiétude sincère. Qui le contamina.

Il était arrivé quelque chose

L’homme au cure-dents avait cessé de mâchonner ; lui aussi attendait.

« Charlie, commença Krueger d’une voix très douce, on a retrouvé un kayak échoué à l’entrée de la baie… Vide… »

Charlie perçut le bourdonnement du sang dans ses oreilles.

« Les secours sont en train de fouiller toute la côte est de l’île… »

La voix du shérif lui parvenait comme assourdie, lointaine.

« Tu es sûr que tu ne veux rien nous dire ? »

Le poing de Krueger s’abattit sur la table, le faisant sursauter.

« CHARLIE, BON DIEU !

— C’est nous… », lâcha-t-il.

Philip Seymour Hoffman 2 se pencha par-dessus la table.

« C’est vous quoi… ?

— Darrell Oates… c’est nous…

— Nom de Dieu ! s’exclama le pseudo-Hoffman.

— C’est vous qui l’avez poussé ? » voulut savoir Krueger, incrédule.

Charlie acquiesça. Et raconta.

Tout.

Depuis le début : leur enquête.

Comment ils avaient fouillé la bicoque de Jack Taggart, comment ils avaient découvert la vidéo, comment ils avaient espionné Taggart et Darrell en train de cramer et d’enterrer l’ordinateur (« Putain de merde ! » s’exclama cette fois Philip Seymour Hoffman 2), comment ils s’étaient rendus chez les Oates pour les interroger (« Vous avez fait quoi ? » — Krueger), comment ils avaient questionné Nate Harding et découvert l’existence d’un maître chanteur sur l’île (« Ce gosse se fout de nous, Bernd ! »), comment Henry avait découvert l’argent dans le box au nom de sa mère, comment, après la descente de police, Darrell avait attendu Charlie à East Harbor et l’avait traîné jusqu’au phare avant de l’obliger à appeler Henry.

Une femme un peu forte en tailleur était entrée et écoutait. Charlie la reconnut : elle venait souvent à l’épicerie.

« Qui l’a poussé ? » demanda-t-elle.

Krueger se retourna : il ne l’avait pas entendue entrer.

« C’est Henry, mais c’était de la légitime défense… Sans ça, c’est lui qui serait mort sur ces rochers… »

Il leur raconta la violente bagarre entre Henry et Darrell, là-haut, et comment celui-ci était passé par-dessus bord.

« J’ai vu Henry essayer de le retenir, mentit-il.

— Ça s’est passé dans ton dos. Donc tu n’as pas vu grand-chose.

— Pas au début, c’est vrai… Mais j’ai bien vu Darrell pousser Henry vers la balustrade et essayer de le balancer en bas. Henry s’est débattu.

— Darrell est drôlement costaud, fit observer la femme dont les yeux étaient durs et brillants comme des cailloux, et il a l’habitude de se battre… Comment Henry a-t-il fait pour avoir le dessus ?

— Ça, j’en sais rien, mais quand Darrell est passé par-dessus bord, j’ai bien vu Henry essayer de l’en empêcher. »

En vérité, il avait vu tout le contraire.

Il espérait qu’Henry confirmerait sa version le jour où il serait interrogé — s’il l’était un jour, s’il était encore… vivant. Charlie pensa au kayak vide, et la peur et le désespoir lui retournèrent le ventre.

Un silence suivit son témoignage.

« Putain, quelle histoire, dit finalement le shérif.

— Si ce qu’il dit est vrai, modéra la femme en jetant à Charlie un regard soupçonneux.

— La visite chez les Oates… Nate Harding… la visite au garde-meubles… l’existence d’un maître chanteur… tout ça, ça doit pouvoir se vérifier assez facilement, fit remarquer Seymour Hoffman. Et on va aussi interroger les copains. Il ne peut pas avoir inventé tout ça, Liza. Ça laisse forcément des traces, ce genre de choses… D’ailleurs, on a déjà trouvé une preuve que le môme dit vrai. »

L’étonnement se peignit sur le visage de la femme, tandis que Charlie relevait la tête, les sourcils froncés.

« Laquelle ?

— Le fric dont il parle : on l’a retrouvé dans la voiture d’Henry, près du terrain de base-ball… Des liasses de billets dans des enveloppes. Dans le coffre. Il y avait aussi une liasse qui traînait sur le siège passager. C’est bien de ce fric-là qu’on parle, n’est-ce pas, Charlie ? »

Charlie acquiesça d’un signe de tête.

« Ça ne le dédouane pas pour autant, objecta la femme, mais son ton manquait de plus en plus de conviction. L’assassin qui aide la police et qui fait semblant de chercher lui-même le coupable, on a déjà vu ça.

— N’empêche qu’on doit se poser la question : et si l’assassin de Naomi et le maître chanteur étaient une seule et même personne ? Et, bon Dieu, où est passée la mère de la petite ?

— Revenons à cette histoire de maître chanteur, dit Krueger, tu dis qu’Henry soupçonnait ses mamans ?

— Oui. À cause de l’argent, et aussi de ce que ma mère avait vu… »

Il sentit soudain tous les regards converger sur lui.

« Comment ça ?

— Ma mère… elle a vu une nuit celle d’Henry récupérer quelque chose dans une poubelle… un paquet… ou une enveloppe… en pleine nuit ! Sur le moment, elle n’a pas compris, mais quand Henry a découvert ce pognon et qu’on en a parlé…

— Laquelle, Charlie ?

— Hein ?

— Quelle mère d’Henry c’était ?

France… »

Il vit Krueger interroger la femme d’un haussement de sourcils. Celle-ci acquiesça.

Krueger se leva, ouvrit la porte et la mère de Charlie apparut.

Charlie eut un choc. Sa mère avait l’air si fatiguée, si inquiète. Pour la première fois, il nota le nombre de fins cheveux gris apparus ces derniers temps au milieu des autres, les profonds cernes bruns qui soulignaient ses yeux tristes. Et une vague d’affection l’inonda.

« Tu peux y aller, Charlie, dit Krueger. Merci pour ton aide. Ton frère va te raccompagner.

— Pas la peine, je peux rentrer seul. »

En passant, dans un élan spontané, il prit sa mère dans ses bras. Ils se serrèrent l’un contre l’autre. Cela leur fit du bien à tous les deux. Elle déposa un baiser sur sa joue. Elle sentait bon et il se dit qu’il l’aimait, oh oui : il l’aimait plus que n’importe qui au monde.

Puis il sortit. Avant que la porte ne se referme, il entendit la voix de Krueger : « Asseyez-vous, madame Scolnick. »


Elle se sentait devenir toute petite sous le feu de leurs regards. « Oui, confirma-t-elle, je l’ai vue qui descendait de sa voiture et qui traversait la rue vers les poubelles.

— Que faisiez-vous à votre fenêtre à une heure pareille ? »

Elle rougit comme si elle venait de confesser un acte interdit ou inavouable.

« J’ai des insomnies… Je n’ai pas envie d’allumer la télé ou mon ordinateur si tard… je n’ai pas non plus le courage de lire, alors je regarde par la fenêtre… On est en haut de Main Street… De l’étage, on voit une bonne partie de la ville et du port. Ce… ce n’est pas de l’espionnage… c’est juste que… j’aime cette vue… elle m’apaise… Toutes ces petites lumières, la nuit… et les bateaux dans la marina, le silence… les rues désertes… j’ai l’impression d’avoir l’île pour moi toute seule quand tout le monde dort… À Seattle, il y avait toujours du bruit. Le silence n’était jamais complet. »

Elle se sentit encore plus coupable de s’être justifiée de la sorte. Les petites rides autour de ses beaux yeux s’accentuèrent.

« Et vous êtes sûre que c’était elle ? »

Elle lança un coup d’œil étonné en direction du petit bonhomme blond et rondouillard.

« Qui d’autre ? C’était sa voiture, elle venait d’Eureka Street…

— Mais vous n’avez pas vu son visage ?

— Si… en partie… j’ai vu ses cheveux blonds qui dépassaient de sa capuche : il pleuvait à verse. C’était elle, évidemment. »

Le blondinet hocha la tête en mâchant son cure-dents. Il remonta les lunettes sur son nez.

« Madame Scolnick, dit Krueger, est-ce que vous avez parlé de cet incident avec les mères d’Henry ? »

Elle opina brièvement, de sorte qu’il était difficile de déterminer s’il s’agissait d’un oui ou d’un non.

« J’en ai parlé à Liv un jour où elle est venue chercher Henry.

— Et… ?

— Elle avait vraiment l’air de tomber des nues. Pendant une seconde, j’ai cru qu’elle allait m’accuser d’avoir tout inventé et j’ai regretté d’en avoir parlé. Elle m’a dit que je devais me tromper. Que c’était forcément une erreur. Mais elle paraissait complètement bouleversée. Elle ne faisait pas semblant… »

Krueger considéra Platt qui demeurait aussi impénétrable qu’un sphinx derrière ses lunettes, à part le cure-dents qui voyageait d’un côté à l’autre de sa bouche.

« Madame Scolnick, prononça le shérif tout doucement en se penchant vers elle, est-ce que quelqu’un vous fait chanter ?

— Quoi ?

— On vous fait chanter, madame Scolnick ? Êtes-vous victime d’un maître chanteur, comme plusieurs des habitants de cette île ? »

Ils lurent une profonde perplexité dans son regard.

« Vous êtes sérieux ? Non, bien sûr que non ! De toute façon, je n’ai rien à cacher. »

Krueger lorgna discrètement Liza Wasserman. Tout le monde a quelque chose à cacher, avait-il l’air de penser.

« Vous voyez passer beaucoup de monde dans votre magasin, vous n’avez pas idée de qui ça pourrait être ? »

Le dessin de la bouche se réduisit à un fil.

« Vous avez raison : je vois passer toutes sortes de gens. Et pas que des gens recommandables, croyez-moi… Mais si on doit commencer à parler de ça, on va y passer la nuit…

— Réfléchissez.

— Désolée : je n’ai pas pour habitude de me livrer à des spéculations sans preuves. »

Le ton était sans appel. Krueger soupira. Liza Wasserman se rejeta contre son siège. Platt vérifia l’œil de la caméra qui filmait.


Noah observa la lueur des torches qui clignotaient le long de la côte, fragiles et impuissantes au milieu de la tempête. L’océan affichait toujours le même visage menaçant. Il faisait trop sombre pour distinguer les silhouettes des sauveteurs, de là où il était. Il sortit son téléphone.

« Noah ? dit Jay à l’autre bout. C’est quoi, ce bruit ? Du vent ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Reynolds le lui dit. Il lui parla de la fuite d’Henry en kayak à travers la tempête.

« Je suis au courant, dit Jay. On le suivait avec un drone Reaper. Mais à cause de la tempête, on l’a perdu… Tu as du nouveau ?

— Ils ont trouvé son kayak sur les rochers, répondit Noah. Vide… Ils pensent qu’il s’est noyé… »

Il y eut un long silence.

« Il l’a peut-être fait exprès pour qu’ils le croient, suggéra Jay. Ce gamin a de la ressource.

— Oui, admit Noah, tout en sachant que la première hypothèse était de loin la plus vraisemblable.

— On sera là dans quelques heures, annonça Jay prudemment. Dès que la tempête se calme un peu, on va envoyer des drones plus légers scruter toutes les îles… Il faut le retrouver, Noah. Coûte que coûte. Tu sais ce qui est en jeu… »

Oui, il le savait : un père qui cherche son fils. Un père qui disposait d’un avantage considérable sur tous les autres pères : il était l’un des hommes les plus puissants du pays. Et surtout, il faisait partie de cette poignée d’individus qui en tiennent des milliards d’autres dans le creux de leur main et peuvent à tout moment obtenir sur chacun plus d’informations qu’un dieu en posséderait.

Mais même un tel père, se dit Noah, n’était pas assez puissant pour arrêter la mort. La mort d’un fils… En un sens, Noah trouvait ça rassurant.


Bernd Krueger raccompagna la mère de Charlie à la porte et la regarda s’éloigner au milieu des rafales.

« Tu la crois ? » dit Platt dans son dos.

Krueger consulta sa montre. Il était presque 2 h 30 du matin.

« Quoi ? Quand elle dit qu’elle n’a pas de secrets ? Bien sûr que non ! Tout le monde en a au moins un.

— C’est quoi, son secret, d’après toi ? Une liaison ? Une fraude fiscale ? Un passé inavouable ? Une maladie ? Une déviation sexuelle ?

— C’que j’en sais… Tu n’en as pas, toi, de secret ? Un truc que tu n’aimerais pas que je sache… »

Il vit Platt sourire, comme s’il pensait à un secret véritablement amusant, un secret qui aurait laissé Krueger sur les fesses, et le cure-dents remonta encore plus haut vers son oreille gauche.

Krueger était déjà ailleurs. Trop de zones d’ombre. Mais ils se rapprochaient… Incontestablement… Il songea à l’enquête menée par Henry et ses copains. Ces gamins avaient abattu un boulot incroyable ! Il allait falloir les cuisiner.

Il songea aussi à Taggart et à Nate Harding…

Puis il pensa au kayak vide…

Demain matin, il irait interroger France et Liv. Il pria pour ne pas avoir à leur annoncer en même temps la mort d’un fils. Une silhouette émergea lentement du rideau de pluie.

« Alors, demanda Noah Reynolds. Charlie sait où se trouve Henry ? »

Krueger jeta à l’ancien flic un regard prudent.

« Non, répondit-il. Mais il sait en revanche qui a poussé Oates du haut du phare… »

Noah sursauta.

« Qui ?

— Selon Charlie, c’est eux qui se trouvaient là-haut, cette nuit. Ils ont eu une dispute. Darrell est passé par-dessus bord. Et Henry a tout fait pour l’empêcher de tomber… C’est ce qu’il dit.

— Tu le crois ? »

Bernd Krueger se mordit la lèvre inférieure.

« Non. »

38. Vols et survols

Cette nuit-là, j’ai rêvé de Naomi. Un rêve confus, énigmatique, plein d’images inintelligibles. Dans mon rêve, nous faisions l’amour. À même le sol de la chapelle-atelier de théâtre de Nate Harding. Il y avait du monde autour. Beaucoup de monde. Toute la population de Glass Island était là. Tous portaient des masques blancs et tous, qu’ils fussent grands, petits, gros ou maigres, étaient vêtus de tee-shirts noirs à manches courtes, de pantalons noirs et pieds nus. J’étais couché entre les jambes de Naomi, elle gémissait, je la contemplais en la pénétrant. Tout était chaud et moite et lourd — comme enveloppé dans l’atmosphère flottante et inquiétante d’une tiède nuit d’été : c’était le rêve à la fois le plus érotique, le plus excitant et le plus morbide que j’aie jamais fait. L’instant d’après, par un de ces caprices spatio-temporels qui sont le propre des rêves, nous étions sur Agate Beach. Sur l’un des rochers bordant la plage où on l’avait trouvée morte, un autel avait été improvisé avec des bougies de couleur, des bouquets de fleurs et des fougères, de petits mots maintenus par de grosses pierres. Des dizaines, des centaines de bougies dont les petites flammes vacillaient dans le vent et dont la cire pâle ressemblait à du goémon en coulant sur les rochers. Je disais un truc du genre : « Est-ce que tu m’aimeras toujours ? — Oui, Henry ! » répondait-elle. Mais j’ignorais si ce oui était destiné à m’encourager dans mes va-et-vient ou une réponse à ma question et j’allais la reposer quand je découvrais Charlie penché sur nous.

« Qu’est-ce que tu fous là, Charlie ?

— Bon Dieu, dit Charlie, c’est un mannequin, Henry ! Elle n’a pas de chatte !

— Mais non. C’est Naomi. Enfin, regarde, c’est elle !

— C’est des conneries, mec : Naomi, elle est morte. »

Je tournai le regard vers elle, mais elle était bien vivante et incroyablement sexuée. Ses grands yeux améthyste reflétaient la lueur palpitante des bougies, son ventre était rond, sa peau tendue comme celle d’un tambour ; sa bouche s’entrouvrait et se refermait comme celle d’un poisson et elle m’embrassait d’une langue pointue, mais son baiser avait un goût minéral d’algues et d’eau de mer.

Tout en l’embrassant, j’essayais de la ramener à la vie en poussant mon souffle au fond de ses poumons — qui produisaient un son caverneux.

Elle est morte, pensais-je. Je suis en train de baiser une morte.

« Non, je suis vivante », dit la voix de Naomi.

L’instant d’après encore, nous étions dans une mer dont l’eau était tiède, dense et poisseuse. Je la baisais furieusement ; elle gémissait. J’ai levé la tête et j’ai vu un satellite juste au-dessus de nous comme un gros insecte, sa coque métallisée et hérissée d’antennes. Une caméra fixée en dessous nous filmait et, soudain, une voix puissante a retenti :

« Qu’est-ce que tu fais, Henry ? Elle est morte ! » J’ai deviné que c’était la voix de Grant Augustine. J’ai continué à faire ce que je faisais. « C’est bon », a dit Naomi. Et, tout à coup, chacun de mes muscles est devenu aussi sensible qu’une corde de harpe…

chaque corpuscule de Krause en éveil…

chaque nerf à vif…

et, dans un éclair de plaisir aveuglant, j’ai lâché la purée ; ma semence jaillie comme l’encre d’un poulpe avant de se répandre en un nuage blanchâtre et de se diluer dans…

tout ce sang…

rouge…

J’ai compris en cet instant que ce n’était pas de l’eau mais du sang, que je la baisais dans une mer remplie de sang, un sang d’un rouge aussi éclatant, incarnat que de la pulpe de coquelicot, un sang chaud, poisseux et velouté.

Je n’en finissais plus de jouir.

C’est alors que je me suis réveillé.


J’ai regardé mon ventre mouillé et collant entre les pans du peignoir et j’ai eu honte. J’ai revu l’imagerie incohérente de mon rêve, cette chaîne d’associations absurdes. Le matériel du rêve — cette puissante excitation sensorielle, ce contenu à forte charge érotique — m’apparaissait à présent comme un mirage morbide et dégoûtant. J’avais toujours le sentiment — peut-être dû à l’éducation rigide de Liv qui voulait faire de moi un homme droit et sans tache — que mes rêves m’entraînaient vers le bas, vers la fange, et je n’aimais pas ce visage veule et rampant qu’ils me révélaient. Contrairement à l’opinion de Freud, la sagesse médicale attribue ce genre d’illusion à une vessie trop pleine ou à un autre stimulus physique — et c’était peut-être le cas, car j’ai dû me lever pour aller soulager une envie pressante.

Quand je suis revenu dans le séjour, j’ai fixé la tache sur le canapé avec dégoût. Ce n’était pas la première fois que ce genre de choses m’arrivait. Mais c’était la première fois qu’apparaissait l’image d’une morte et que cela survenait dans une maison étrangère.

Oh, Naomi, pardonne-moi

Une bouffée de tristesse m’a fait suffoquer. J’ai eu envie de pleurer, mais je m’étais suffisamment apitoyé sur mon sort. J’ai filé sous la douche tandis que le vent de la tempête sifflait sur les bardeaux et contre les vitres — moins fort, m’a-t-il semblé.


Les douleurs revenaient. Comme de multiples coups d’aiguille dans mes bras et mes jambes, et aussi des brûlures plus profondes, plus amples, autour du torse et de l’épaule.

J’ai repris un antidouleur mais, cette fois, je me suis limité à une pilule. Je me sentais encore vanné et vasouillard, et il était difficile de faire la part des choses entre mes mésaventures de la nuit et les effets secondaires des comprimés. J’ai eu envie d’un café (il y avait une machine derrière le comptoir de la cuisine), de manger (mon estomac se plaignait) et de me repieuter illico sous une couverture, face à la mer. Sauf que je n’étais pas en villégiature, et je ne pouvais traîner ici très longtemps.

Le premier truc à faire était de trouver un bateau, ou au moins une embarcation.

J’ai attrapé mes vêtements de la veille. Ils étaient encore humides et pleins de sable. Une buanderie. Il y avait peut-être une buanderie…

De fait, j’en ai trouvé une en poussant une porte puis une autre derrière la cuisine et — merci au Dieu prodigue de la consommation et du confort américain — il y avait bien une machine à laver et un sèche-linge. Et aussi des berlingots de lessive dans une boîte et un flacon d’assouplissant.

J’ai choisi le programme court, balancé mes fringues dans la machine et je suis retourné dans la cuisine me restaurer. Pas de quoi, hélas, se préparer des pancakes ou des gaufres (Et quoi encore ? T’es pas en vacances dans un Best Western, mec), juste quelques biscuits et un pot de miel qui traînait, mais j’étais affamé et j’ai dévoré tout ce que j’ai trouvé.

Le programme de lavage terminé, j’ai mis mes vêtements dans le sèche-linge. Quarante-cinq minutes plus tard, j’émergeais dans un matin lavé qui sentait bon les aiguilles de pin et l’océan.

C’était plus qu’une accalmie : le vent se réduisait à une légère brise qui faisait frissonner les feuillages et il ne pleuvait plus. Les dégâts laissés par la tempête étaient partout visibles : des branches cassées et des montagnes de feuilles jonchaient le sol, ainsi que de gros paquets d’algues échoués bien au-delà de l’étiage habituel de la marée ; une poubelle de trois cent soixante litres était couchée à vingt mètres de la maison et j’ai vu un grand arbre qui s’était abattu dans la forêt, en entraînant plusieurs autres dans sa chute.

L’estomac agréablement plein — avec encore le goût du café dans la bouche — et l’antidouleur ayant commencé à agir (je me demandais si ce truc n’avait pas aussi un effet antidépresseur ou psychotrope, tant j’étais gagné par une forme de confiance et d’exaltation suspectes), je me suis senti léger, fort et plein d’entrain, et je suis parti en reconnaissance dans l’île.

Ma bonne humeur n’a cependant pas tardé à s’évaporer en découvrant qu’il n’y avait aucun bateau sur l’île.

Rien. Nada.

Sans doute par crainte des vols, personne ne les laissait dans les garages. La plupart des résidents secondaires devaient amarrer leurs bateaux dans la marina d’East Harbor pour l’hiver ou bien les hisser sur les remorques de leurs 4 × 4 à Anacortes ou à Bellingham une fois la fin des vacances venue…

Je marchais sur le sentier en direction de la maison suivante quand j’ai perçu un bruit venant de l’ouest. Un vague bourdonnement qui n’a pas tardé à s’amplifier et à se muer en vrombissement saccadé, et j’ai compris… J’ai eu à peine le temps de me jeter dans un fourré qu’un hélico apparaissait au-dessus des arbres, le vent déplacé par ses rotors ployant et agitant les branches autour de moi. J’entendais le tap-tap-tap de ses pales, le rugissement de sa turbine et je n’avais qu’une seule peur : que les types là-haut repèrent la tache de couleur de mes vêtements au milieu de la végétation.

Je l’ai vu passer, s’éloigner vers l’intérieur, puis je l’ai entendu qui décrivait un grand cercle et revenait vers moi.

Merde !

J’avais laissé les volets du séjour ouverts ! S’ils étaient au courant que toutes les villas étaient inhabitées, ils allaient appeler la cavalerie… L’appareil est revenu à ma hauteur. Il est resté en vol stationnaire, et je sentais son souffle jusque sous mes pieds, les petits ruisseaux d’air courant au ras du sol entre les buissons, et les millions de gouttes soulevées par toute cette agitation — puis il a viré vers le nord et mis le cap sur une autre île.

Bon Dieu !

J’ai repris ma respiration, mon cœur battait la chamade, mais je me suis fait la réflexion que, maintenant qu’ils avaient vérifié l’île, j’étais tranquille pour un moment. J’allais toutefois fermer les volets et éviter de laisser la moindre trace de mon passage.

Il faut croire que la roue était en train de tourner car, dans le hangar de la dernière maison qu’il me restait à visiter, j’ai trouvé un petit canot pneumatique de marque Zodiac équipé d’un moteur Yamaha.

Je suis sûr qu’un archéologue découvrant le sarcophage d’un nouveau pharaon n’aurait pas été plus heureux. C’est à ce moment-là, tandis que je contemplais ma trouvaille, que la pensée de la veille m’est revenue.

Agate Beach.


À 7 h 30 du matin, ce jeudi 31 octobre, Bernd Krueger pressa le bouton de la sonnette au 1600 Ecclestone Road. Il entendit un carillon à l’intérieur, puis une voix lui lança : « Un instant ! »

Krueger attendit, les mains autour de sa ceinture, dans l’attitude de l’homme qui incarne l’autorité, mais quand la porte s’ouvrit et qu’il vit Liv Myers — ce petit bout de femme aussi coriace qu’un pitt-bull — s’encadrer sur le seuil, son aplomb fondit d’un coup.

« Bonjour, Liv.

— Bernd… où est mon fils ? Où est Henry ? Vous l’avez trouvé ? »

Elle avait posé sur lui un regard agrandi par l’inquiétude, mais elle n’en perdait pas pour autant son naturel autoritaire.

« Pas encore, Liv… on a trouvé un kayak…

— Quoi ? Où ça ?

— Sur les rochers, à l’entrée de la baie. Je peux entrer ? »

Il vit le visage de Liv se décomposer. Elle demeura sur le seuil, sonnée, titubant comme un boxeur qui va s’écrouler, mais ça ne dura pas. Dans la seconde suivante, elle se secoua et s’effaça pour le laisser entrer. Krueger pénétra dans un séjour qui semblait sortir d’un magazine ou d’un catalogue, confort et raffinement, avec une touche d’invitation au voyage dans les malles-cabines et les livres de photographies en noir et blanc.

« Tu veux un café ?

— Oui, merci. »

Il perçut le frôlement de pantoufles sur le plancher et tourna la tête. Vêtue d’un peignoir molletonné et d’une chemise de nuit, les cheveux en bataille, France le regardait. Bernd vit qu’elle était littéralement dévorée par l’angoisse. Dès hier soir, elles l’avaient appelé pour lui demander s’ils avaient trouvé Henry et lui signaler qu’il n’était pas rentré. Et elles avaient rappelé le bureau avant l’aube. Elles n’avaient probablement pas dormi de la nuit. Bernd savait que France lisait sur les lèvres. « Bonjour, France, dit-il. Non, on ne l’a pas encore retrouvé… Mais on a bon espoir. Il doit se planquer quelque part… »

France continua de le fixer après qu’il eut terminé, comme si elle en attendait plus de sa part, et il se sentit mal à l’aise. Heureusement, Liv choisit ce moment pour revenir avec sa tasse de café.

« Qu’est-ce qui vous fait penser que c’était Henry qui se trouvait à bord de ce kayak ? lui lança-t-elle. Le sien est ici, j’ai vérifié.

— La déposition de Charlie… Il était avec Henry hier soir. Selon lui, quand Henry a appris qu’on le cherchait, il a pris la fuite… Et aussi le témoignage d’un autre homme, qui l’a suivi et qui l’a vu partir à bord d’un kayak en direction du détroit. »

L’étincelle dans l’œil de Liv ne lui échappa pas.

« Un autre homme ? Qui suivait Henry ? C’est quoi cette histoire ?

— Il s’agit d’un privé.

— Pourquoi est-ce qu’un privé suivrait Henry ? » demanda Liv sur un ton mi-suspicieux, mi-accusateur.

France agita alors les mains et Liv lui répondit en lui parlant du kayak échoué. Il vit la blonde devenir livide et elle tourna vers Krueger un regard affreusement inquiet.

« Henry est un très bon nageur, dit-il pour la rassurer. Il s’est sans doute échoué sur une autre île, on est en train de les survoler avec un hélico et j’ai envoyé mes hommes les fouiller une par une, maintenant que la tempête est calmée… Ils sont aidés par la patrouille d’État et les gardes-côtes. »

Il se tourna vers la brune.

« Liv, enchaîna-t-il, on a trouvé de l’argent liquide dans le coffre de la voiture d’Henry… beaucoup d’argent. »

Les deux femmes l’examinaient. Krueger se serait senti plus à l’aise s’il avait eu des hommes en face de lui, même des durs à cuire, plutôt que deux femmes comme celles-là.

« Selon son ami Charlie, Henry a trouvé cet argent dans un garde-meubles d’Everett, dans un box à ton nom, Liv… D’autre part, il affirme qu’Henry, lui et le reste de la bande avaient découvert l’existence d’un maître chanteur sur l’île. »

Il secoua la tête et leva une main.

« Je sais que ça a l’air incroyable mais… ça n’est pas tout… Nate Harding a confirmé qu’il était bien victime d’un chantage… »

Il leva les yeux vers Liv. Elle semblait sidérée. Il surveilla brièvement France, puis son regard revint se fixer sur la brune.

« Par ailleurs, la mère de Charlie affirme avoir vu France débarquer en pleine nuit à East Harbor et récupérer quelque chose dans une poubelle : une enveloppe ou un paquet — qui aurait pu contenir de l’argent. »

France donnait l’impression d’avoir reçu un coup de poing en pleine figure. Il reporta son attention sur Liv. Celle-ci se tourna vers France et les deux femmes se regardèrent sans rien dire.

« Donc, ma question est la suivante : est-ce que l’une d’entre vous est la personne qui fait chanter les autres ? »

Il y eut un silence.

« Bernd, tu ne parles pas sérieusement », dit Liv d’une voix tranchante. Ses yeux brillaient de fureur rentrée.

« Liv, si vous savez quoi que ce soit, c’est le moment de parler. Comment se fait-il qu’Henry ait trouvé ces liasses de billets, vingt mille dollars en tout, dans un box de garde-meubles à ton nom ?

— J’en sais rien, bon Dieu !

— Et comment se fait-il (il jeta un coup d’œil à France, qui avait l’air d’attendre la suite) que la mère de Charlie ait vu France à East Harbor en train de récupérer une enveloppe dans une poubelle à 2 heures du matin ? »

France secoua la tête avec vigueur en signe de dénégation, et des larmes apparurent au bord des paupières. Elle pivota vers sa compagne et ses mains voletèrent frénétiquement pour former des mots et des phrases.

« France dit qu’elle ne comprend rien, qu’elle ne sait pas de quoi tu parles. Elle dit qu’elle n’a jamais été à East Harbor à 2 heures du matin, qu’elle n’a jamais récupéré quoi que ce soit dans une poubelle, que c’est absurde, que la maman de Charlie se goure de personne…

— Elle est formelle, rétorqua Krueger. Elle a reconnu la voiture et elle a reconnu France. »

Les mains continuaient leur danse silencieuse.

« C’est impossible. France jure qu’elle n’est pour rien dans cette histoire, elle ne comprend rien à tout ça, mais elle a… très peur. »

Des larmes brillaient à présent sur les joues de France, elle fixait le shérif d’un air suppliant. Le visage de Liv demeurait fermé. France poursuivait son monologue gestuel.

« Elle dit : Trouve mon fils, je t’en supplie, trouve-le… Voilà ce qu’elle dit, Bernd… Tu entends ? Trouve Henry ! Nous réglerons cette histoire plus tard… J’attends que la mère de Charlie vienne me dire ça en face. (Son ton s’était durci.) Je ne sais pas ce que c’est que cette histoire, mais, bon sang, je compte bien le découvrir… En attendant, FAIS TON PUTAIN DE BOULOT DE SHÉRIF ET TROUVE MON FILS ! »

Krueger tressaillit. Liv avait élevé la voix et son cri avait résonné dans l’acoustique du séjour. Il hocha la tête.

« C’est ce qu’on fait, Liv », dit-il.

Il se leva.

« On a mis tout le monde sur le coup. Il y a même des bénévoles qui nous aident à fouiller la côte. On va le trouver… et j’espère de tout mon cœur qu’on va le trouver vivant. (Il se dirigea vers la porte, se retourna.) Je suis sincèrement désolé. Et… même si je ne comprends pas ce qui se passe… j’espère que ce n’est pas à cause de vous si on se trouve dans cette situation aujourd’hui. Mais si c’est le cas, crois-moi, je le découvrirai. »

Il les salua et sortit.


L’employé de la West Sound Marina sur Orcas Island immobilisa son tracteur et tendit l’oreille quand il perçut le bruit familier. Ce n’était pourtant pas l’horaire habituel des appareils de la Kenmore Air. Sur son siège, il se tordit le cou pour voir le point blanc se rapprocher dans le ciel, au-dessus des sapins.

Il ne pleuvait pas, mais l’esplanade en béton et les quais en bois étaient balayés par une bise glaciale et le ciel tourmenté de nuages allant du gris fer au rose saumon vers le large. La saison était depuis longtemps terminée, les visiteurs se faisaient rares et un chaos de madriers, de planches et d’engins de levage encombrait les docks.

L’employé remonta la visière de sa vieille casquette des Sonics sur son front et regarda l’hydravion descendre lentement vers la baie puis toucher les flots tout en douceur. L’appareil continua sa course sur deux cents mètres environ avant de décrire un quart de cercle et de se laisser glisser vers le ponton. Au dernier moment, le pilote coupa les gaz et l’hydravion poursuivit sur son aire tandis que ses flotteurs s’enfonçaient dans l’eau comme un skieur nautique en fin de trajectoire. Un De Havilland DHC-3 « Otter » : un monoplan qui pouvait emporter jusqu’à dix passagers et neuf cents kilos de fret.

Cinq minutes plus tard, il vit une dizaine de types en émerger. Il fronça les sourcils. Ceux-là n’avaient pas des tronches de touristes. Bien qu’en civil, leur maintien lui rappelait des souvenirs : avant de servir d’homme à tout faire ici, il avait passé plus de vingt ans dans l’armée. Il y avait aussi deux gamins chevelus et un grand type au visage fermé.

Pas des rigolos, se dit-il en les voyant remonter la passerelle au pas de charge. Tous ces types suintaient les emmerdes. Au même moment, deux vans dévalèrent la route de la petite marina bien trop vite et vinrent se garer sur l’esplanade. L’employé vit les hommes décharger de grandes caisses noires de l’hydravion et les embarquer rapidement dans les vans sans qu’un mot soit échangé. Il nota l’inscription sur le flanc des véhicules : DEER BEACH RESORT. Un hôtel de luxe ultramoderne qui avait ouvert l’été dernier sur la côte sud-ouest de l’île, juste en face de Glass Island.

Sans les lâcher des yeux, l’homme se demanda que venait faire ici une compagnie pareille en cette saison. Est-ce que ça avait un rapport avec ce qui se passait sur Glass Island ? L’histoire du type tombé du phare était dans tous les canards locaux, tout comme celle de la jeune fille trouvée morte sur une plage. L’homme ne put s’empêcher de se réjouir. De quoi alimenter les conversations du soir au pub et se livrer à toutes sortes d’hypothèses extravagantes. C’était un peu comme les catastrophes naturelles, les séismes, les coulées de boue, les attentats terroristes, les guerres — tout le monde trouvait ça déplaisant et sinistre mais, en même temps, tout le monde éprouvait une curiosité malsaine et une secrète excitation quand ça arrivait, de préférence aux autres. Surtout les guerres — parce que ça durait plus longtemps et que les chaînes d’infos en faisaient des tonnes.

En attendant, ces lascars-là n’avaient pas l’air net et l’employé de la marina avait déjà son téléphone portable qui le démangeait au fond de sa poche. L’un des gaillards aux allures de Marines le repéra et s’interrompit un instant pour le toiser en silence. Puis il pointa un doigt vers lui et fit mine de tirer :

bang bang

Nom de Dieu ! songea l’employé.

Il enfonça sa casquette des Sonics sur ses yeux, attrapa le volant et se retourna pour reprendre sa manœuvre, guidant sa remorque vers un bateau sorti de l’eau et suspendu à un grand portique roulant.


Le Deer Beach Resort se dressait au-dessus des rochers. Verre et aluminium, lignes droites, surfaces planes, transparence.

Au-dessous, la mer léchait la plage et se retirait, léchait et se retirait, inlassablement, sifflant et infusant, tandis que les goélands piaillaient et que le vent miaulait.

Debout sur le grand balcon de la suite, Grant Augustine fixait les minuscules maisons d’East Harbor de l’autre côté du détroit, à environ deux kilomètres. Derrière lui, au-delà de la porte vitrée ouverte, des employés de l’hôtel et les deux jeunes geeks s’activaient pour installer les ordinateurs, dérouler les câbles et les rallonges électriques, orienter les antennes, paramétrer les appareils… En bas, près de la piscine fermée pour l’hiver, une flottille de trois modèles réduits, longs et fuselés comme de petits planeurs, avec sous le ventre le bulbe d’une caméra HD, attendaient leur heure. Des drones légers. Versions améliorées du monoplan RQ-7B Shadow, ils embarquaient des caméras optiques et à infrarouge, un GPS et un fish eye pour une vision à cent quatre-vingts degrés, disposaient d’une autonomie de neuf heures et cent cinquante kilomètres et transmettraient leurs images directement aux appareils de monitoring présents dans la suite.

Le temps était suffisamment clair pour que la vue portât loin et Grant braqua ses jumelles au nord d’East Harbor, le long de la côte est de l’île, jusqu’à un chalet typique du Nord-Ouest Pacifique, au milieu des arbres, avec son escalier en bois dévalant vers la mer, son ponton et son hangar à bateaux. Ainsi, c’était là qu’avait vécu son fils pendant sept ans. L’émotion lui étreignit la gorge. Il n’arrivait tout simplement pas à croire qu’Henry ait pu périr la veille du jour où il allait enfin le rencontrer.

Il se sentait frustré, fébrile, terrifié.

Henry…

Même le prénom lui plaisait.

Ce n’était sans doute pas celui qu’il aurait choisi, mais Henry-Henry-Henry… Il en aimait la sonorité… Henry Augustine… Henry Grant Augustine… Car il lui donnerait également son prénom et son nom. Tu es vivant, Henry, je le sais. Il ne peut en être autrement. Nous allons faire de grandes choses ensemble. Je ne laisserai personne se mettre entre toi et moi, désormais. Je t’ai retrouvé et nous allons bâtir ensemble une vie dans laquelle nous partagerons tout. Tout. Je t’apprendrai tout ce que je sais et, en retour, tu m’apprendras ce que toi, tu sais et que je ne sais pas ou plus, ce que j’ai su sans doute mais que j’ai oublié. Car ces événements m’ont changé, Henry. Plus rien, tu m’entends, ne sera comme avant. Tu as ma parole.

« Grant, dit Jay derrière lui, Reynolds est là. »

Il se retourna et un grand type vêtu de noir, au visage de pierre, aussi massif qu’une statue, s’avança sur la terrasse, aussitôt dépeigné par le vent.

« Où est mon fils ? »

La question avait fusé et la réponse de Noah fut tout aussi directe.

« Je ne sais pas.

— Qu’est-ce que vous savez alors ?

— Il a très bien pu se noyer… c’était violent, cette nuit… »

Grant le regarda droit dans les yeux.

« Il est vivant, trancha-t-il. Je le sais, je le sens. Il est vivant et vous allez me le retrouver.

— Je ne vous serai plus d’aucune utilité ici, monsieur. Vous avez tout le matériel et tous les hommes qu’il vous faut. Je préférerais suivre une autre piste… »

Grant fronça les sourcils.

« Quelle piste ? »

Noah avait passé la soirée de la veille sur son ordinateur ; il avait fini par lier la société de Los Angeles figurant sur le contrat trouvé chez Henry avec un certain Dr Jeremy M. Hollyfield. Et le moteur de recherche lui avait appris pas mal de choses sur ce « docteur » Hollyfield. Un type qui avait un diplôme de médecine mais qui, au fil des ans, s’était quelque peu éloigné de son domaine de compétences initial pour s’essayer à des domaines aussi variés que le yoga et les médecines parallèles (il avait ouvert un centre de méditation et de médecine ayurvédique), la médecine sportive et même le coaching mental (le site s’appelait l’« Académie des winners » !). Un homme inventif mais peu doué visiblement pour les affaires, car tout ce qu’il entreprenait finissait par se casser la figure. Un type à la réputation douteuse. Et surtout, Noah avait réussi à trouver l’adresse privée du bonhomme à L.A.

« Quelle piste ? répéta Grant.

— Une piste qui nous mène à Los Angeles, à l’époque où les mères d’Henry vivaient là-bas… »

Grant devint soudain attentif.

« Je vais avoir besoin d’argent pour obtenir certaines informations. Le genre de personne que je dois voir ne comprend qu’un seul langage…

— Quelle personne ? Quelles informations ?

— Je vous en dirai plus quand je les aurai obtenues. »

Grant se tourna vers Jay — qui hocha la tête.

« Combien ?

— Disons, trente mille dollars ?

— On sait que mon fils est ici, quelque part. Pas loin. Alors à quoi bon ? »

L’ex-flic de Seattle haussa les épaules.

« Il va peut-être chercher à fuir, à se réfugier ailleurs, à retourner là-bas. Et puis, il y a Meredith… Je suppose que vous avez envie de savoir ce qu’elle est devenue et où elle se cache. »

Meredith… Grant fixa l’homme. Qui sait à quoi elle ressemblait aujourd’hui ? Mais oui, c’était vrai, Reynolds avait raison : il voulait savoir.

« Vous pensez vraiment que ces papiers vont vous mener à elle ?

— Peut-être, peut-être pas… Mais, de toute façon, ici, je le répète, je ne vous suis d’aucune utilité. (Il désigna la flottille en bas.) Le pilotage de drones, très peu pour moi… Et la bagarre non plus, ajouta-t-il avec un coup de menton en direction des balèzes à l’intérieur.

« Très bien, filez là-bas et tenez-moi au courant. Je peux mettre le jet à votre disposition, si vous voulez.

— Inutile, répondit Noah. Il y a un vol Alaska qui part de Sea-Tac à 14 h 20, j’ai déjà mon billet, je serai à LAX avant 17 heures. »

Dès hier soir, il avait réservé son billet : il ne restait plus que deux places. Grant le regarda d’un air surpris ; il connaissait peu de personnes qui auraient manqué une occasion de voyager à l’œil dans un jet privé.

Le vent leur mordait les flancs. Grant remonta le col de sa veste matelassée sur sa nuque. Il tapota le bras de Noah.

« Jay m’avait dit que vous étiez l’homme de la situation. Il avait raison. Vous avez fait du bon boulot, monsieur Reynolds. Merci. »

Noah resta de marbre.


Dix heures du matin. Blayne et Hunter Oates émergèrent au pied du totem indien multicolore qui se dresse à l’angle de Lottie Street et de Grand Street, à Bellingham, devant l’entrée du tribunal du comté. Une rotonde qui semblait tout droit sortie d’un péplum avec, à l’arrière, un grand bâtiment de brique et de verre. Ils hésitèrent un instant sur l’attitude à adopter, humèrent le bon air de la liberté, puis allumèrent une cigarette en s’abritant mutuellement du vent et s’apprêtèrent à faire le pied de grue en attendant le Vieux. Ce dernier réglait les détails de la caution avec leur enfoiré d’avocat.

Un mince rai de soleil surgi entre deux nuages éclaira leurs visages hâves et méfiants. Avec leurs fringues de chasseurs et leurs manières sauvages, les deux frangins avaient l’air aussi déplacés dans ce décor urbain qu’un soldat romain en jupette dans un western — mais c’était après tout le cas de la plupart des individus qui passaient par ici. La cour supérieure du comté de Whatcom étendait sa compétence jusqu’au lac Diablo à l’est, jusqu’à Lummi Island à l’ouest et la frontière canadienne au nord. Cette dernière apportait pas mal de problèmes : plus de mille représentants des Bandidos, de Nuestra Familia, de Los Amigos évoluaient en liberté à travers le comté et ils se battaient avec des gangs affiliés aux Hells Angels canadiens pour le contrôle de la dope… Dans les vallées retirées des North Cascades, c’était également le trafic entre la Colombie-Britannique et l’État de Washington — mais aussi le braconnage, les violences domestiques, les bagarres d’ivrognes, les chapardages et les querelles entre voisins qui fournissaient le gros des contingents d’abrutis débarquant périodiquement devant la cour supérieure du comté.

Blayne et Hunter auraient pu être embauchés comme guides touristiques : ils connaissaient ce bâtiment presque aussi bien que leur propre maison. Blayne tira sur sa cigarette et planta son regard dans les lunettes opaques de son frère. Quelque part dans les rues de Bellingham, une sirène de police s’éleva. Les yeux de Blayne ressemblaient à deux éclats de mica au fond de leurs orbites sombres.

« Qu’est-ce que tu comptes faire pour Darrell ? »

Hunter le fixa, son regard étrangement vide par-dessus ses luxueuses lunettes Prada.

« Tuer le fils de pute qui l’a poussé. »

Blayne tira une autre taffe et hocha la tête en guise d’assentiment. Il se lécha le bout des doigts et lissa son bouc noir.

« C’est ce petit enculé de Shane qui nous a donnés. C’est lui qui est derrière tout ça…

— T’inquiète pas pour ce fils de pute. On va l’choper. Et il va morfler… Mais c’est pas avec lui que Darrell avait rencard au phare. Non, c’t’avec l’autre enculé bien propre sur lui… »

Sa voix insistait sur les sifflantes, ses mots s’entrechoquaient et la rage coulait hors de sa bouche comme une bave vénéneuse. Son visage était tourné vers le large.

Vers l’océan, vers les îles…

« Merde, tu sais, mec, grinça Blayne, quand je pense à ce qu’il a fait à Darrell, j’ai la haine, j’te jure… Ce morveux, il va salement déguster…

— Comment qu’on a pu laisser ces petits enculés repartir aussi facilement, hein ? s’enquit Hunter en s’échauffant la bile. Comment Darrell a pu s’faire baiser comme ça ?… Tu veux que j’te dise ? On s’ramollit, frérot… On se relâche, on n’est plus dans le coup. Et tu veux savoir pourquoi ? À cause du Vieux… Merde, il est p’us comme avant. Il devient mou d’partout… »

Mais l’homme de soixante-dix ans qui émergea du tribunal à ce moment précis avait l’air tout sauf mou. Il irradiait littéralement. De fureur, de folie, de haine. Ses petits yeux lustrés naviguaient d’un côté à l’autre de sa face massive, scrutant la rue, et sa bouche était pincée et livide.

« Qu’est-ce que vous attendez ? leur lança-t-il. Restez pas plantés là, allez chercher la tire ! Putain, qui m’a fichu des fils pareils ! Blayne, bouge ton cul, bon Dieu ! »

La colère enflamma le regard de Blayne mais, comme toujours, il rentra la tête dans les épaules et fila vers le parking sans demander son reste.

Dans le cou du Vieux, les muscles saillaient comme ceux d’un trompettiste de jazz, comme s’il allait exploser d’un instant à l’autre. Hunter devina qu’il était en train de décoller pour Dingoland et, dans ces cas-là, mieux valait éviter de le chatouiller.

« T’as une clope ? »

Hunter sortit son paquet de son gilet matelassé, ficha une cigarette entre les lèvres du Vieux et l’alluma avec son Zippo.

« Merci. Et enlève ces lunettes. On dirait un putain de débile mental. »

L’aîné tressaillit, mais ôta docilement les carreaux dont il était si fier et qui lui avaient coûté plus de trois cents billets dans une boutique de Bellevue.

Le Vieux planta son regard de crotale électrocuté dans le sien.

« C’est ce Henry que j’veux… C’est ce petit rat d’égout de merde qui a buté mon fils. Je viens d’avoir notre contact au bureau du shérif. Il est formel. C’est lui qui l’a poussé du haut de ce putain d’phare. Il faut qu’il paye, t’entends ? J’ai promis à maman… Seigneur Jésus, je jure sur ce que j’ai de plus sacré que la mort de ton frère restera pas impunie, fiston. »


Noah avait retiré sa ceinture et son manteau, déposé portefeuille, téléphone portable, ordinateur et produit à lentilles dans le panier en plastique et il s’apprêtait à franchir le portique de l’aéroport de Seattle-Tacoma au signal de l’agent de sécurité lorsqu’un souvenir le frôla comme l’aile furtive d’un oiseau. Il s’immobilisa, fouillant dans sa mémoire. Mais le souvenir s’était déjà enfui. « Monsieur, avancez s’il vous plaît… » Pourtant, il avait le sentiment que ce qu’il avait été sur le point de penser était important… C’était en rapport avec la toute première fois où il avait eu Jay au téléphone au sujet de cette enquête, en rapport avec ce que Jay lui avait dit alors. « Avancez, monsieur ! Avancez ! » Plus de s’il vous plaît, l’homme de la sécurité s’impatientait. Noah fronça les sourcils. Qu’est-ce que c’était, bon Dieu ? Qu’est-ce que c’était ? « Hé, vous ! Vous êtes sourd ou quoi ? Avancez ! »

Il se ressaisit et franchit le portique. « Excusez-moi, dit-il.

— Veuillez vous mettre là et lever les bras. »

Noah haussa un sourcil.

« Pourquoi ? Le portique n’a pas sonné.

— Vous refusez d’obtempérer ?

— Je ne refuse pas, je demande pourquoi on me fouille alors que le portique n’a pas sonné. »

Il vit l’homme se rembrunir.

« Écoutez, vous voulez prendre cet avion, oui ou non ?

— Bien sûr que je veux le prendre… Non seulement je veux, mais je vais. Vous n’avez pas le droit de me fouiller arbitrairement juste parce que je vous ai un peu énervé.

— Monsieur…

— Vous me faites perdre mon temps et vous perdez le vôtre. Vous feriez mieux de vous intéresser au type là-bas, il n’a pas l’air net. »

Il vit la colère flamber dans le regard de l’homme.

« Monsieur, je vous déconseille de…

— De quoi ? Jette un coup d’œil à mon portefeuille : dix ans à la D.C. Police, cinq dans celle du comté de King et dix-huit au SPD… Tu veux m’apprendre le métier, mon gars ? Tu as quel âge ? Continue à jouer au con avec moi et tu vas te retrouver à vider les soutes à bagages.

— Foutez-moi le camp, dit l’homme.

— Merci. »

Il s’avança jusqu’au tapis roulant pour récupérer ses affaires. La femme préposée au scanner lui jeta un regard torve. En glissant sa ceinture dans les passants de son pantalon, Noah se souvint : la carte postale, celle qu’avait reçue cette femme : Martha Allen… C’était à la suite de ça que Jay et Grant avaient tourné leur attention vers ces îles — et puis, il y avait eu ce meurtre…

Dans la salle d’embarquement, il chercha un siège libre, posa son sac de voyage à ses pieds et sortit de sa veste les clichés qu’il avait faits de la chambre d’Henry. Il regarda fixement une des photographies. À côté de lui, une fillette gazouillait en parlant à sa poupée. Sa mère voilée lui caressait les cheveux et quelques passagers lui lançaient des coups d’œil inquiets. Il attrapa son téléphone et appela Jay.

« Est-ce que vous avez fait analyser l’encre de la carte postale ? » demanda-t-il.

Quand Jay eut répondu, il lui expliqua ce qu’il voulait. « D’accord, dit Jay, je vais voir ce que je peux faire. Je te rappelle dès que j’ai du nouveau. À quoi est-ce que tu penses, Noah ?

— Pas maintenant. D’abord, les résultats.

— Très bien, comme tu voudras. »

Noah raccrocha. Il était gagné par le doute. Ils avaient tous loupé quelque chose. C’était là, mais ils ne le voyaient pas. Comme dans ces tests pour daltoniens faits de points de couleur, il y avait une forme, un dessin dissimulé au milieu des points.

Et ils étaient tous daltoniens.

39. Seul

J’approche de la fin de cette histoire, maintenant. Et c’en est sans nul doute la partie la plus triste et la plus dramatique.


Agate Beach.

Ces deux mots clignotaient dans mon esprit comme le néon d’un motel miteux au nord d’Aurora Avenue, à Seattle.

Je contemplais le Zodiac sur sa remorque dans ce garage anonyme quand ça m’est venu. Un détail — mais un détail affreux, qui m’a fait flipper à mort. Non, ce n’était pas possible ! Je refusais de l’admettre, il y avait forcément une explication.

Je suis retourné fissa vers mon refuge — il y avait un PC dans l’une des pièces, une sorte de petit bureau — et j’ai allumé l’ordinateur. J’ai aussi mis la cafetière en route en attendant qu’il soit opérationnel.

Le propriétaire des lieux n’avait pas jugé bon de mettre un mot de passe. Les gens sont naïfs… La plupart évoluent dans le cyberespace comme des touristes américains qui, dans un rade mexicain, poseraient leurs portefeuilles, leurs clés de voiture et leurs cartes bancaires sur la table.

Dès que l’appareil a été prêt, j’ai pianoté « Agate Beach » dans le moteur de recherche.

Il m’a craché un paquet d’entrées — toutes récentes, toutes en rapport avec le meurtre de Naomi et la découverte de son corps sur la plage.

Je les ai passées en revue. Tous les articles étaient postérieurs au 23 octobre, le plus ancien figurait toutefois dans une édition du 23 — mais il s’agissait d’un journal du soir. J’ai alors tapé « meurtre, Glass Island, plage » et je me suis crevé les yeux à déchiffrer les articles suivants à la lueur de l’écran, dans la petite pièce dont j’avais gardé les volets clos.

Pas un de ceux qui étaient parus le matin du 23 — il y avait la date et l’heure sur les éditions en ligne — ne mentionnait les mots « Agate Beach ». Tous parlaient d’une « plage de Glass Island », sans plus de précisions. J’ai retrouvé celui que nous avions lu sur la tablette de Charlie, au lycée.


Ce matin, les services du shérif de Glass Island ont trouvé un corps sans vie sur l’une des plages de l’île. Selon certaines sources, il s’agirait de celui d’une jeune fille de dix-sept ans, mais l’identité de celle-ci ne nous a pas été communiquée…


Lui non plus ne mentionnait pas Agate Beach… Manifestement, la police avait conservé l’info par-devers elle pour ne pas être assaillie trop rapidement par la presse. Pourtant, quand j’étais arrivé sur le parking, il y avait déjà beaucoup de monde. Probable que, sur l’île, l’information selon laquelle les services du shérif avaient trouvé un corps sur Agate Beach avait circulé, et les premiers journalistes arrivés sur place n’avaient eu qu’à poser quelques questions ou bien à suivre le flot des curieux pour la trouver.

Oui, ça semblait logique.

Ce qui l’était moins, en revanche, c’est que j’eusse moi-même foncé sans la moindre hésitation.

Et sans rien demander à quiconque.

Est-ce que j’avais suivi d’autres voitures ? Pas du tout. Il tombait des cordes et on n’avait croisé personne sur Miller Road.

Alors, comment est-ce que je savais ?

J’avais la réponse à cette question depuis le début — coincée dans mon cerveau comme un bout de viande entre deux dents… depuis que les mots Agate Beach avaient surgi. Mon cœur s’est mis à jouer du tam-tam, en sourdine d’abord, puis de plus en plus fort. Je n’en voulais pas, de cette réponse, mais je la connaissais : dans le ferry, j’avais appelé maman Liv pour lui demander de joindre la mère de Naomi et je lui avais raconté ce qu’on venait de lire sur la tablette de Charlie. Qu’on avait trouvé le corps d’une jeune fille sur une plage de l’île. Elle était tombée des nues ; elle avait tenté de me rassurer : « Allons, Henry, il s’agit d’une simple coïncidence. » Et puis, elle avait dit ceci, je m’en souviens : « Un corps découvert sur Agate Beach, vraiment ? Quelle horreur ! » Oui. C’était ça : c’était grâce à elle que j’avais foncé sans hésiter vers Agate Beach…

D’où tenait-elle l’information puisqu’elle était censée n’être au courant de rien ? Une chose est sûre : elle ne pouvait pas l’avoir trouvée dans les journaux.

J’ai avalé ma salive. En admettant qu’un voisin, un habitant de l’île l’ait informée sur ce qui se passait — pourquoi, dans ce cas, aurait-elle feint de ne rien savoir au téléphone ? Je suis retourné dans la pièce principale, plongée dans l’obscurité hormis la clarté d’une petite lampe. J’ai fait les cent pas, les tripes rongées par l’acide du doute, le cerveau en ébullition.

Ça ne prouvait rien, évidemment… Mais il y avait l’argent.

L’argent du chantage

Petit à petit, les pièces du puzzle s’emboîtaient. Et, tout à coup, j’ai pensé à un autre truc et mon sang s’est glacé.


Krueger paraissait préoccupé en raccrochant le téléphone.

« Les Oates, ils viennent d’être libérés. »

Chris Platt reposa son gobelet rempli de café, son front se plissa.

« Aïe », dit-il sobrement.

Krueger lui jeta un regard en coin.

« Tu crois qu’ils vont vouloir venger la mort de Darrell ?

— S’ils savent que c’est Henry qui l’a poussé, ils vont certainement vouloir lui donner une leçon. »

Le shérif serra les lèvres.

« Sauf qu’on ne sait pas si Henry est mort ou vivant…

— Vivant, dit Platt. Tous ceux que j’ai interrogés sont unanimes : Henry est un très bon nageur. Il est sûrement planqué quelque part.

— Dans ce cas, il faut à tout prix le trouver avant les Oates… Je viens de joindre le shérif du comté de Whatcom : ils les ont suivis à leur sortie du tribunal. Les Oates ne sont pas rentrés chez eux. Ils ont pris la 5 vers le sud. La police de Whatcom les a lâchés quand ils ont quitté les limites du comté pour entrer dans celui de Skagit.

— Ils vont prendre le ferry à Anacortes.

— Ça m’en a tout l’air. »

Ils se turent. C’était tout sauf une bonne nouvelle.

« Bon sang. Henry dans la nature, les Oates qui débarquent ici le couteau entre les dents et Seth qui vient de me prévenir que de drôles de types sont descendus de l’hydravion à Orcas Island ce matin et se sont installés au Deer Beach Resort… Selon lui, ça pue la mafia ou les renseignements… Tu peux me dire ce qui se passe ? Et en plus, ce soir, c’est Halloween. Il y aura un paquet de mômes dans les rues. Je ne voudrais pas que l’un d’eux ramasse une balle perdue si ça vient à tourner au vinaigre…

— Et aussi un paquet d’adultes masqués, fit remarquer Platt. Pratique quand on veut passer incognito… »

Ils observèrent un nouveau moment de silence. Ça ne sentait pas bon. Pas bon du tout. Krueger se tourna vers les horaires des ferries épinglés au mur.

« Ils sont sortis à 10 heures ce matin… Ils peuvent prendre le ferry de 12 h 35 et être ici à 14 heures… ou alors celui de 14 h 40 et débarquer à 15 h 45… Après, on a 17 h 10, 17 h 50, 19 h 20, 20 h 45 et 21 h 45 comme arrivées…

— Je dirais 17 h 50 ou 19 h 20. Ils vont attendre qu’il fasse nuit et que tout le monde soit dans les rues pour profiter de la confusion.

— Je vais dire à Nick de surveiller la maison d’Henry, et Angel va s’occuper des ferries.

— Et ces types sur Orcas Island, tu crois que c’est un hasard s’ils sont là aujourd’hui ?

— Je ne crois pas aux coïncidences, Chris, mais je crois aux emmerdes. Et j’en vois tout un tas se pointer à l’horizon.

— Je la sens pas, cette histoire, renchérit Platt d’un air sombre. On devrait peut-être demander des renforts.

— Parce qu’on a trois abrutis qui débarquent le soir d’Halloween ? La Washington State Patrol et les gardes-côtes sont déjà occupés à chercher Henry. On va devoir se débrouiller seuls.

— Les Oates sont dangereux, Bernd. Combien de nos hommes sont capables de faire face si les choses partent en vrille ?

— C’est simple. Il y a toi et il y a moi. »


Les billets…

Voilà la pensée qui m’avait glacé.

Ils empestaient le tabac.

Dès que j’avais ouvert les enveloppes, là-bas dans le couloir mal éclairé du garde-meubles, j’avais senti l’odeur.

Ce relent de tabac froid qui les imprégnait avait jailli des enveloppes. La même odeur qui flottait en permanence dans le mobil-home de Naomi, ramenée par sa mère du casino, quoi qu’elle fît pour la chasser.

Et soudain, j’ai compris. Tout… Et mon sang n’a fait qu’un tour : ce n’était pas dans le garde-meubles qu’ils avaient pris cette odeur-là.

Ils avaient séjourné chez Naomi, dans son mobil-home. Ils y avaient séjourné suffisamment longtemps pour s’imprégner de cette puanteur que Naomi portait sur elle au lycée et partout, comme si c’était elle qui fumait et non les clients du casino où sa mère travaillait.

Et, tout à coup, j’ai su où j’avais senti cette odeur juste après la mort de Naomi. Dans la voiture de Liv… Après mon interrogatoire dans les bureaux du shérif. Quand elle m’avait ramené au parking d’Agate Beach pour que j’y récupère ma caisse.

Oui, me suis-je dit avec un goût de bile dans la bouche.

Liv ne fumant pas, je n’avais pas fait le lien avec la cigarette — ou alors inconsciemment, sans y prêter attention… J’étais trop anesthésié, trop hébété, pour penser à autre chose qu’à la mort de Naomi à ce moment-là. J’avais juste noté, en passant, ce fumet âcre qui flottait dans la bagnole.

Et il n’y avait qu’une seule explication : après avoir séjourné chez Naomi, les billets avaient aussi séjourné dans la voiture de Liv. Peu de temps avant que j’y monte. Sans quoi l’odeur aurait disparu.

J’ai repensé à France extirpant une enveloppe ou un paquet la nuit d’une poubelle d’East Harbor… Et si ce n’était pas du pognon qu’elle ramassait, mais une preuve fournie par le maître chanteur ?

J’avais l’impression que mon cerveau allait imploser tant j’avais mal à la tête.

J’ai enfoncé les doigts dans mes cheveux, je me suis courbé en deux en grinçant des dents.

L’odeur de tabac froid dans la voiture de Liv juste après le meurtre…

L’odeur sur les billets…

L’odeur du mobil-home de Naomi…

La vérité m’est apparue dans toute sa laideur désespérante.

C’était la mère de Naomi, le maître chanteur — et peut-être Naomi elle-même.

Liv avait voulu reprendre l’argent et, d’une manière ou d’une autre, les choses avaient mal tourné.

Le filet de pêche, la plage, le corps nu de Naomi n’étaient probablement qu’une mise en scène pour aiguiller les services de police dans une mauvaise direction…

Est-ce que maman France savait ? C’était elle, après tout, qui avait récupéré la preuve dans une poubelle. Mais le box du garde-meubles était au nom de Liv, pas de France — alors que maman France passait à moins de deux kilomètres de là chaque fois qu’elle se rendait à son travail, à Redmond, et que, par conséquent, il eût été plus pratique, plus logique de mettre le box à son nom.

S’il ne l’était pas, c’est qu’il y avait une bonne raison : France n’était pas au courant.

Pour l’argent, en tout cas. Et pour le meurtre ?

Avait-elle des soupçons ?

Qu’est-ce que Liv cachait d’autre ?

Maman France était-elle en danger, sans le savoir ? Avec son handicap, elle n’entendrait pas les coups venir… Cette pensée m’a baigné d’une sueur froide.

J’ai envoyé valser une lampe, les livres sur la cheminée et mon bol de café qui s’est brisé dans le séjour silencieux et sombre ; je suis allé dans la salle de bains me passer la tête sous l’eau, cherchant désespérément une issue, puis j’ai considéré le garçon hagard et hirsute qui me regardait dans le miroir et je lui ai hurlé dessus de toutes mes forces.

Après quoi, j’ai repris ma respiration, le cœur battant.

C’est alors que j’ai entendu un bruit.


Blayne souffla sur la soupe de palourdes puis il la porta à ses lèvres. Il en avait mis dans son bouc et il l’essuya d’un revers de manche avant d’aspirer une nouvelle cuillerée à soupe. Ses petits yeux fureteurs ne quittaient pas le pont fermé du ferry.

Ils recherchaient un éventuel représentant des forces de l’ordre, mais c’était l’heure creuse, le ferry était presque vide, et aucun des passagers n’avait l’allure d’un connard de keuf en civil. Avec un QI de 63 lors des tests qu’on l’avait obligé à passer la première fois où il avait été incarcéré, Blayne ne brillait pas par son intelligence, mais il n’en était pas moins doté d’un vrai radar à poulets. Il aspira de nouveau la soupe avec un bruit de succion et une femme d’un certain âge assise sur la banquette devant lui se retourna pour le foudroyer du regard.

Blayne la fixa et sa langue voleta dans sa bouche tandis qu’il émettait un son qui ressemblait, selon lui, à un broute-minou.

La femme se détourna, horrifiée.

Satisfait, Blayne reporta son attention sur la salle.

Il avait toujours la rage.

Chaque fois qu’il pensait à Darrell, il lui venait des envies de meurtre — et pas une mort rapide, non…

Il consulta sa montre.

Quinze heures trois.

Il serait à East Harbor dans moins d’une heure. Il regrettait presque qu’aucun enfoiré de keuf ne soit présent dans la salle ; après tout, son rôle était de distraire les forces de police — pas de passer inaperçu ni de les éviter. Il regrettait encore plus de ne pas participer à l’action, d’être mis au rancart une fois de plus par son frère aîné et par son père.

Il avait toujours été la cinquième roue du carrosse.

Mais ce temps-là était révolu. Maintenant que Darrell était mort, il allait leur montrer de quel bois il était fait.


Le petit bateau — un Mako 238 de 1989 équipé de deux moteurs jumeaux Mercury — bondissait sur les vagues à une allure assez rapide mais sans excès : inutile d’attirer l’attention des gardes-côtes et, de toute façon, il y avait un fort clapot.

Comme souvent l’hiver, les eaux du détroit de Rosario secouaient méchamment, des moutons blancs hérissaient la mer grise à perte de vue, mais le Vieux savait que ça se calmerait dès qu’ils auraient dépassé Spindle Rock pour se glisser dans la Peavine Pass.

Un œil sur le compas, l’autre tourné vers le ciel nuageux, il craignait l’apparition d’un hélico, mais la capote imperméabilisée qui recouvrait le cockpit les protégeait des regards indiscrets.

En quittant le tribunal de Bellingham, ils avaient ostensiblement pris la Highway 5 vers le sud et, comme ils s’y attendaient, ces connards de flics les avaient escortés jusqu’aux limites du comté. Ensuite, ils avaient roulé jusqu’au terminal des ferries sans repérer d’autre filature et laissé Blayne monter à bord avec la caisse. Une deuxième voiture les attendait sur le parking. Le Vieux et Hunter avaient rejoint leur bateau mouillé dans la marina d’Anacortes, mis les gaz et remonté le chenal Guemes jusqu’au détroit, avant de virer vers le nord.

Le Vieux aurait parié que le shérif de Glass Island les attendait au terminal des ferries, à East Harbor.

À la barre, il fixait l’horizon de ses petits yeux durs, une main sur la manette des gaz. L’accalmie avait été de courte durée. Le vent soufflait de nouveau avec violence ; le ciel et la mer se mêlaient en une masse indistincte de pluie, de vagues et de nuages. La tempête sifflait à ses oreilles, lui fouettant les sangs. Près de lui, Hunter était vert ; ses abrutis de fils avaient le mal de mer. Le Vieux soupira. Darrell était le meilleur d’entre eux et Darrell était mort.

Un puissant désir de vengeance enfla dans sa poitrine et il renifla l’air chargé d’embruns, tous naseaux dehors, comme un fauve qui sent sa proie.


Derrière les grandes baies vitrées antitempête de l’hôtel, Grant Augustine regardait le temps se gâter d’un air inquiet. Le vent soufflait en rafales sur la grande terrasse désertée, si fort qu’il faisait vibrer la rampe d’aluminium. En bas, un prélart avait été tiré sur les drones, près de la piscine, et arrimé avec des amarres de bateau. Ils avaient déjà perdu un appareil à plusieurs millions de dollars la nuit dernière lors de la fuite de son fils : les techniciens se refusaient à les mettre en l’air par un temps pareil et même lui ne pouvait les y forcer.

Le nez collé à la vitre, Augustine soupira. Le ciel virait au noir bien qu’il fût à peine 4 heures de l’après-midi et les nuages s’amoncelaient au-dessus de Glass Island.

Dans son dos, un scanner épiait les fréquences de la police et les deux geeks avaient une mosaïque d’images sur leurs écrans : les caméras de surveillance des bureaux du shérif, celles des rues d’East Harbor, du ferry et de la maison d’Henry…

« Il y a un truc qui cloche », dit l’un des geeks derrière lui.

Grant se retourna, Jay se rapprocha du gamin.

« Regardez : ça, c’est les caméras du ferry qui va arriver à East Harbor dans exactement… quinze minutes. »

Jay se pencha par-dessus l’épaule du jeune technicien.

« Et… ?

— Là. Vous le reconnaissez ? C’est ce type. (Il désigna l’une des photos épinglées sur le mur, l’image n’était pas très nette et l’individu était assis à l’autre bout de la salle par rapport à la caméra, mais le doute n’était pas permis.) Blayne Oates…

— Il est seul, commenta Jay.

— Exactement. Et, sauf s’ils sont restés dans leur véhicule, je ne vois pas les deux autres à bord.

— Merde. »


Le bruit…

J’ai tendu l’oreille. Mais tout était à nouveau silencieux. Debout au milieu du séjour, je percevais le grondement de mon sang — et la profondeur du silence qui régnait dans la maison. J’avais une envie folle d’ouvrir tous les volets, de laisser entrer la lumière.

Puis je l’ai entendu de nouveau.

Un petit bruit. Lointain. Mais qui se rapprochait. Une sorte de bzzzz-bzzzz… Comme celui d’un gros bourdon. Un moteur de bateau… Il venait tout droit par ici.

J’ai éteint toutes les lumières et je me suis précipité vers la baie. J’ai fait glisser la porte vitrée sur son rail et entrouvert le volet. Jeté un œil dehors. De fait, il y avait un point blanc sur la mer. Il traçait sa route au milieu des vagues — et il venait bien par ici. Merde ! J’ai refermé le volet, rallumé et regardé autour de moi. À la hâte, j’ai ramassé les livres, les morceaux du bol cassé par terre, mais un éclat plus coupant que les autres m’a entaillé l’index et mon doigt s’est mis à pisser le sang, envoyant des gouttelettes partout. J’ai juré. À l’extérieur, le bruit de moteur a grandi — puis il a changé de régime et j’ai compris que le bateau ralentissait en pénétrant dans l’anse.

Étourdi, j’ai tracé vers la fenêtre que j’avais forcée pour entrer. Je l’ai ouverte et l’air s’est engouffré dans la chambre ; j’ai sauté par-dessus le rebord de la fenêtre, à l’abri des regards. Une fois de l’autre côté, sur la terrasse, j’ai repoussé le volet derrière moi.

J’ai détalé en direction de la forêt.

Le vent soufflait à nouveau très fort dans les branches.

J’ai couru à perdre haleine, à travers bois, jusqu’à ce qu’un point de côté me transperce le flanc. Stoppé net, les mains sur les genoux, la bouche grande ouverte, j’ai repris ma respiration, avant de repartir un peu moins vite vers l’endroit où se trouvait le Zodiac.

40. Halloween

Le deputy Angel Flores reposa sa canette de Brisk à la pomme dans l’anneau du tableau de bord en voyant surgir du ferry une Chevy El Camino hors d’âge. Avec son grand capot de berline, le petit habitacle à deux places et l’immense plate-forme de pick-up à l’arrière, cette merveille ressemblait à un bateau sur roues — une merveille comme on n’en fabriquait plus, hélas, soupira Flores.

Il se redressa : Blayne Oates était au volant.

Flores le reconnut immédiatement.

Seul…

Où diable étaient passés les deux autres ? Une vingtaine de véhicules seulement jaillirent du navire dans la lumière déclinante, leurs pare-brise balayés par la pluie, et Flores ne vit Hunter et le Vieux nulle part. Bordel. Où étaient-ils passés ? Il était à peine 4 heures de l’après-midi, mais les lumières commençaient déjà à s’allumer à East Harbor. Le ciel était noir au-dessus de la baie et le vent faisait claquer les drapeaux et même vibrer leurs hampes.

Un sacré temps d’Halloween, se dit Flores.

Il décrocha sa radio et appela directement le chef Krueger.

« Blayne Oates vient de sortir du ferry. Seul.

— Tu peux répéter ?

— Blayne est seul. Son frère et son père n’étaient pas à bord. Je fais quoi ?

— Tu le suis, bon Dieu ! »

L’adjoint démarra et fila en direction de Main Street dans laquelle la Chevrolet avait viré. Il n’eut aucun mal à la repérer : elle était garée à quelques mètres de là, devant la Waterfront Tavern. Blayne était en train de la verrouiller, et Flores le vit traverser le trottoir et entrer dans le pub d’un pas rapide, sans un regard autour de lui.

Flores attrapa la radio. « Il est entré au Waterfront. (Il hésita.) Si tu veux mon avis, je le trouve un peu trop tranquille. Ça m’a tout l’air d’une diversion, Bernd.

— Merci, Angel. »

Krueger raccrocha.

« Hunter et le Vieux ont trouvé un autre moyen d’arriver sur l’île sans se faire repérer », annonça-t-il d’un ton sinistre.

Platt était déjà au téléphone. « J’appelle le comté de Whatcom. Ils doivent savoir s’ils ont un bateau quelque part…

— Il y a plus de deux cent mille bateaux immatriculés dans l’État de Washington, Chris, et ils ont très bien pu le faire sous une fausse identité.

— On ne sait jamais.

— De toute façon, il est trop tard : si Blayne est là, ça veut dire qu’ils ont déjà accosté. »


Sur Cedar Island, le deputy Ron Winslette sauta sur le ponton branlant battu par la pluie, tandis que son coéquipier manœuvrait prudemment le bateau.

L’océan rageur se lançait à l’assaut des rochers et de la petite plage et il ne tenait pas à s’échouer dessus avec un des trois bateaux que possédait la police de Glass Island. Winslette courut jusqu’à l’escalier qui menait à la terrasse cernant la maison et il en fit rapidement le tour en contrôlant les ouvertures, comme il l’avait déjà fait avec une douzaine de maisons depuis ce matin. Côté terre, il se figea brusquement. Un des volets était entrouvert. Ron Winslette sortit son arme de service et écarta lentement le volet. La vitre derrière était brisée, la fenêtre grande ouverte…

Il retourna vers le ponton.

« Envoie les amarres ! Faut qu’on fouille cette baraque. »


Seymour Bay, sur la côte ouest de Glass Island, surmontée par la masse boisée et embrumée de Mount Gardner, sa petite plage enchâssée entre deux caps rocheux, continuellement fouettée par les vents ou noyée dans les brouillards, évoque pour les gamins de l’île l’aventure et le mystère. Car, contrairement à la côte est, le littoral occidental est resté presque inviolé, hormis la petite marina de Crescent Harbor tout au nord. Aussi, à l’âge où ils ne sont pas encore totalement accaparés par leurs ordinateurs et leurs consoles, les garçons (les filles également, mais moins) aiment-ils s’y ébattre avec en tête des histoires de pirates, de naufrages, de monstres marins et d’îles au trésor.

S’il y avait bien deux personnes peu réceptives aux charmes adolescents de l’endroit, c’étaient le vieux Oates et son fils.

Le Vieux, qui connaissait ces eaux comme sa poche, savait qu’il y avait un anneau protégé où il pouvait amarrer le Mako, à droite juste après la jetée, même si plus personne ne l’utilisait de nos jours.

Jack Taggart les attendait, debout sous la pluie, sa mèche blonde trempée sur ses lunettes ruisselantes.

« Salut Jack, dit le Vieux en mettant pied à terre. Ça secoue drôlement ce soir.

— Bonjour, monsieur », dit Taggart, qui ne donnait du « monsieur » à personne, en serrant la grande paluche du Vieux. Elle était froide et moite après avoir tenu la barre si longtemps, mais le Vieux avait encore plus de poigne que lui. « Salut, Hunter.

— Salut. »

Taggart était le pote de Darrell, pas celui de son frère. Hunter ne l’aimait pas. Il lui trouvait un air malsain d’ado attardé avec ses cheveux blonds, ses joues roses et ses lunettes.

« T’as la caisse ? demanda le Vieux.

— Ouais, elle vous attend sur le parking. Remettez-la à la même place au retour et laissez les clés dans le pot d’échappement.

— Rentre chez toi. Tu ne nous as pas vus.

— Bien sûr. »

Taggart les salua d’un signe de tête et s’éloigna dans la nuit qui commençait à tomber.

« Connard, lâcha Hunter. Jamais compris ce que Darrell lui trouvait. »

Le Vieux ne fit aucun commentaire.


« Le gamin, il s’est peut-être réfugié sur Cedar Island, expliqua le deputy Ron Winslette dans le haut-parleur. En tout cas, quelqu’un a séjourné dans une des maisons de l’île récemment. On a aussi trouvé des traces de sang dans le séjour et du coton imbibé dans une poubelle de la salle de bains. Du sang même pas sec. Il est peut-être blessé.

— Continuez de fouiller les maisons de l’île, ordonna Krueger. Et soyez prudents… Je ne crois pas qu’il soit armé, mais on ne sait jamais. Je ne peux pas vous envoyer de renforts pour le moment, pas avec ce qui se passe ici… Tous les effectifs sont à leurs postes, je n’ai personne, Ron. Mais je vais prévenir la Washington State Patrol.

— Bien reçu. Terminé. »

Krueger coupa la communication et regarda Platt, qui lui fit un clin d’œil à la Philip Seymour Hoffman.

« Vivant. »


J’avais traîné le Zodiac à travers les flaques d’eau, jusqu’à l’endroit où les vagues s’écroulaient bruyamment sur le sable. Au large, la mer était couverte de crêtes blanches et je savais que ça allait secouer. Avant de tirer la remorque hors du garage, j’avais vérifié qu’il y avait suffisamment de carburant dans le réservoir. À présent, trempé jusqu’aux os, je grelottais.

Je suis revenu dans la maison et j’ai attrapé le téléphone fixe dans l’entrée.

Je crois que je tremblais de froid mais aussi de peur. J’avais peur de ce que j’allais entendre — peur de la vérité. Mon cerveau envoyait des signaux de panique dans tout mon corps et ma main n’en finissait plus de trembler sur le téléphone.

Je me suis souvenu comment Liv et France m’avaient toujours affirmé qu’elles avaient coupé les ponts avec leurs familles respectives à cause de leur mode de vie « non conventionnel », mais je commençais à me demander si ça aussi, ce n’était pas un bobard. Pour la première fois, je les voyais d’une manière différente. J’essayais de deviner derrière chacun de leurs gestes, de leurs regards des intentions cachées, des mensonges, des secrets…

Est-ce que notre cellule familiale allait éclater elle aussi ?

Est-ce qu’à la fin il ne resterait plus rien ?

Mais avait-elle seulement existé ? Ou bien était-ce des craques depuis le début ? Une illusion ? Une fiction à laquelle chacun d’entre nous avait contribué à sa manière, sans jamais être totalement dupe ?

J’avais presque envie de vomir en composant le numéro et, en écoutant la sonnerie, abattu et vidé, j’ai pris une profonde inspiration pour ne pas me trouver mal. J’étais si fatigué.

Puis la sonnerie s’est arrêtée.

« Allô ? » a répondu maman Liv.


Vers 5 heures du soir, les gamins commencèrent à apparaître dans les rues. Assis derrière son volant, le deputy Angel Flores vit deux petits groupes descendre Main Street, accompagnés de parents hilares. Les déguisements des parents étaient assez prévisibles : un Jack Sparrow, un Dark Vador, deux sorcières… Ceux des gosses en revanche posaient plus de problèmes au deputy Flores, qui avait presque quarante ans et pas d’enfants.

L’éclair zébrant le front et les fausses lunettes sans carreaux : un Harry Potter, pas de doute — mais les autres ?

Il reporta son attention sur la Waterfront Tavern lorsque la porte de celle-ci s’ouvrit. Il y avait une citrouille découpée et éclairée sur le perron, mais c’était sans doute une fausse citrouille en plastique assortie d’une lampe, car, avec ce vent, une bougie se serait éteinte.

Un adulte apparut en veste d’hiver noire. Il portait un grand masque de Chewbacca qui lui recouvrait toute la tête et Flores l’entendit parler au Dark Vador qui passait juste à sa hauteur sans comprendre ce qu’ils se disaient. Les parents éclatèrent de rire et le faux Chewbacca s’éloigna après les avoir salués.

Flores regarda sa montre. Dix-sept heures vingt. Cela faisait plus d’une heure que Blayne Oates était là-dedans. Il était peut-être temps d’aller jeter un œil. Il descendit et courut jusqu’au pub au milieu des bourrasques. Lorsqu’il franchit la porte, la chaleur douillette qui régnait à l’intérieur le frappa en même temps que le niveau sonore des conversations. Flores parcourut la salle des yeux et son pouls s’accéléra. Oates n’était ni au bar ni dans la salle.

« Salut Angel », lui lança le barman.

Il ne répondit pas. Se rua dans l’escalier vers la petite mezzanine, elle aussi bondée ; mais Oates n’y était pas non plus.

Flores sentit la panique le gagner.

Il redescendit et se dirigea vers les toilettes. Personne devant les lavabos, mais un des cabinets était fermé. Il tambourina dessus.

« Blayne !

— C’est pas Blayne ! claironna une voix qui ne pouvait appartenir à un homme aussi jeune. C’est le comte Dracula ! »

Un rire à mi-chemin entre l’étouffement et le borborygme s’éleva derrière la porte, parachevé par une quinte de toux ponctuée du bruit d’une chasse d’eau. Angel Flores pensa à l’homme au masque de Chewbacca et à la veste noire. Blayne était entré dans le pub avec une veste verte. De même taille et de même coupe… Une veste réversible ! Quel imbécile il faisait ! Il ressortit, traversa la salle à toute vitesse et émergea sur le perron.

Dans la rue, les gamins et leurs parents s’éloignaient mais Blayne Oates avait disparu.


À l’aéroport de Los Angeles, Noah donna l’adresse au taxi : Nichols Canyon, un canyon au nord de L.A., qui part d’Hollywood Boulevard et serpente dans les collines en contrebas de Mulholland Drive. Un trajet moyen dans une mégalopole tentaculaire dont l’artère la plus longue mesure plus de quarante kilomètres, mais le chauffeur mexicain préféra éviter les embouteillages du soir sur la 405 Nord en coupant par La Cienega. Mal lui en prit : ils se retrouvèrent bloqués dans les Baldwin Hills par un accident.

Palmiers, bitume, bouchons, néon et smog — bienvenue à L.A., se dit Noah, tandis que le chauffeur pestait et jurait contre le monde entier.


« Sors dans le jardin, ai-je dit d’une voix ferme, la maison est probablement sur écoute, et appelle-moi avec un téléphone sûr au numéro qui s’affiche.

— Henry ? s’est écriée maman Liv. Oh, mon Dieu, tu es vivant ! Pourquoi tu n’as pas appelé plus tôt ? On était mortes d’inquiétude ! »

J’ai perçu son immense soulagement, mais je me sentais froid et indifférent, comme détaché, quand j’ai continué : « Sors dans le jardin et rappelle au numéro qui s’affiche avec ton téléphone sûr, maman, j’ai seriné.

— De quoi est-ce que tu parles ? Quel téléphone ? Je ne comprends rien !

— Fais-le. Je sais que tu en as un… Je t’ai entendue le dire l’autre fois, quand tu l’as utilisé… Un téléphone à carte prépayée… J’attends. »

J’ai coupé la communication.


« Je l’ai perdu ! annonça Flores.

— Quoi ?

— J’ai perdu Blayne ! Il est ressorti du pub avec un masque et il a parlé avec des parents dans la rue, je ne me suis pas méfié !

— C’est pas vrai ! » jura Krueger avant de raccrocher au nez de Flores.

Il appela Nick Scolnick, qu’il avait envoyé en faction devant la maison d’Henry, toutes affaires cessantes.

« Nick ? Comment ça se passe de ton côté ? Tout va bien ?

— Rien à signaler », répondit le frère de Charlie.


Nick écouta les instructions et coupa la communication. Le chef Krueger avait l’air drôlement nerveux. Il lança un regard machinal vers la maison, dont les lumières brillaient à travers les averses, et remit 92.9 KISM, la radio rock de Bellingham — un filet de bon rock classique noyé dans un déluge de publicités et de bavardages.

Il aurait préféré rejoindre Trish, qui devait en ce moment même être au pub avec ses amies et porter un costume d’Halloween supra sexy. Il n’avait pas encore eu le temps de découvrir son déguisement, mais il l’imagina en short moulant, bustier laissant voir la moitié de ses nichons et maquillage de vampire ou de commando et, rien qu’à cette pensée, son pénis durcit quelque peu dans son pantalon de serge bleue. Malheureusement, Krueger avait réquisitionné tous les effectifs pour cette putain de nuit d’Halloween.

Et pas seulement à cause des zombies et des sorcières en liberté dans les rues, non… Les Oates avaient été libérés ce matin, et ils en avaient après Henry. Nick éprouva un malaise à cette idée. Il n’était pas étranger à la venue des Oates sur l’île. Mais le Vieux ne lui avait pas laissé le choix. Où était Henry ? Il ne l’avait jamais apprécié mais, bon Dieu, ce petit con était peut-être en danger de mort… Et son connard de frère avec. Même si Nick avait insisté au téléphone : ce n’était pas Charlie qui avait poussé Darrell.


« Nom de Dieu ! » s’écria Augustine en entendant la voix de son fils dans les haut-parleurs.


Fais-le. Je sais que tu en as un…


« C’est lui, Jay ! Il est vivant ! »

Adossé aux vitres, Jay se taisait, le front plissé, les yeux cernés. Il n’avait pas fermé l’œil depuis vingt-quatre heures et il commençait à accuser la fatigue.

Il essaya de se mettre dans la peau de son patron, de comprendre ce qu’il ressentait en cet instant précis en entendant pour la première fois la voix de son fils. Mais Jay n’avait pas d’enfant et n’en aurait jamais, il avait un peu de mal.


Je t’ai entendue le dire l’autre fois, quand tu l’as utilisé… un téléphone à carte prépayée…


La voix était triste mais déterminée. On devinait une immense lassitude en elle — mais elle demeurait ferme. Et passablement froide, estima Jay.

Puis la communication fut coupée.

Dans la suite transformée en poste de commandement, Grant leva vers Jay un regard désemparé ; il semblait profondément atteint.

« Où est-il ? demanda Grant. Où est-il, bon sang ? »

Jay l’observa. Il commençait à s’agiter, l’inaction lui pesait. Il avait fait ce long voyage jusqu’ici pour porter secours à son fils et il n’était pas fichu de le protéger. Si ces ploucs mettaient la main sur lui avant eux, Henry était un garçon mort et ils iraient assister à ses obsèques. La situation s’envenimait. Ils étaient en train d’en perdre le contrôle.

« Jay, dit Grant. On ne peut pas rester les bras ballants. Il faut agir. »

Sourcils froncés, Jay réfléchit, tout aussi préoccupé et désemparé que son patron.

Seul un silence troublé par quelques salves de parasites sortait à présent des haut-parleurs. Dans l’objectif de la caméra du séjour, ils virent Liv franchir la porte d’entrée.

« Merde, dit l’un des jeunes geeks, dépité, il n’y a pas de micro à l’extérieur. Et pas de drone non plus pour filmer, à cause de la tempête. »

Jay se tourna vers les balèzes en pull noir, gilet en kevlar et pantalon sombre. Des chargeurs et des flingues tout aussi noirs attendaient, sagement alignés sur la table basse.

« L’hélico est prêt ? » demanda-t-il.

L’un des hommes hocha la tête en signe d’assentiment.

« On y va ! Une fois sur l’île, on se sépare en deux groupes : un pour patrouiller dans les rues d’East Harbor, l’autre pour surveiller la maison d’Henry et les environs. On bouge ! Et si ces tarés se pointent, on les change en gruyère. »


« ¡ Coño, que mariconada ! » s’écria le chauffeur mexicain en considérant le fleuve d’acier immobilisé sur La Cienega, alors même que les véhicules descendant de West Hollywood filaient tranquillement vers le sud, leurs phares allumés, de l’autre côté de la route.

Il se retourna vers Noah. « Lo siento, pas de chance, señor. Vous étiez pressé ? Parce qu’on n’est pas près de sortir de ce merdier.

— Pas vraiment, répondit Noah en contemplant le chromo de la Vierge de Guadalupe sur le tableau de bord. Ça a attendu pendant seize ans, ça peut bien attendre deux heures de plus. »

Il sortit de son sac de voyage l’enveloppe qu’il avait subtilisée chez Henry. Relut les termes du contrat qui se trouvait à l’intérieur :

« Je n’ai aucune intention ou désir d’être considéré comme le parent légal de tout enfant conçu à partir de mon don et, dans toute la mesure du possible, je renonce à toute réclamation que je pourrais faire quant à ma parentalité sur tout enfant conçu à partir de mon don. Ma renonciation s’applique indépendamment du fait que mes échantillons de sperme puissent être utilisés par une femme mariée ou non et/ou à des fins éthiques de recherche, indépendamment aussi de l’État ou du pays dans lequel mes échantillons seront utilisés. »

Plus loin, le contrat stipulait : « Le donneur de sperme en contrat avec un médecin agréé ou une banque du sperme agréée pour une utilisation dans la reproduction assistée d’une femme autre que le conjoint du donneur sera traité en droit comme s’il n’était pas le parent naturel de l’enfant ainsi conçu. »

Noah sortit un autre feuillet — une fiche qui précisait, entre autres, que le donneur était de race caucasienne, qu’il n’était pas atteint de drépanocytose, ni de la maladie de Tay-Sachs, ni de mucoviscidose, qu’il était intelligent, sportif et qu’il aimait toutes les formes de musique à l’exception de la country et du heavy metal. Il était identifié par un numéro : 5025 EX.

Noah réfléchissait quand le téléphone vibra dans sa poche. C’était Jay.

« Tu avais raison de poser la question, dit-il.

— C’est-à-dire ?

— Le stylo dans le pot, celui dont tu m’as envoyé la photo…

— Eh bien ?

— Tu as vu juste : j’ai contacté l’ATF… »

Le Bureau des alcools, tabacs, armes à feu et explosifs : Noah savait qu’il possédait une base de données de plus de trois mille encres. Or les stylos à bille utilisaient des encres à base de couleurs synthétiques diluées dans des solvants et des additifs, et leurs compositions pouvaient être isolées par spectrométrie ou par chromatographie.

« Selon eux, le modèle du stylo et la composition de l’encre correspondent. Mais attention : c’est une encre assez courante, utilisée également dans d’autres stylos.

— Qu’a dit ton type exactement ?

— Que, compte tenu des circonstances, il y a 80 % de chances que cette encre provienne de ce stylo.

— Ça ne tiendrait pas devant un tribunal.

— Et devant le nôtre, est-ce que ça tient, Noah ? rétorqua Jay. Beau boulot, ajouta-t-il.

— Tu vas en parler à ton patron ?

— Pas tout de suite… J’attends de voir ce que tu vas trouver à L.A. »

Un sentiment étrange envahit Noah en remettant son téléphone dans sa poche. La carte postale : il savait désormais qui l’avait écrite.


Au bord de la crise de nerfs, France se demanda où était passée Liv. Puis une autre pensée la frappa : Henry était vivant ! Henry était sain et sauf ! Cette pensée aurait dû la réconforter, mais elle ne comprenait pas pourquoi Liv s’était précipitée dehors après l’appel de leur fils.

Qu’est-ce qui se passait, bon Dieu ? Et surtout pourquoi ne revenait-elle pas ?

Elle était morte d’inquiétude…

La pluie débordait des gouttières de l’autre côté de la baie vitrée et le vent devait hurler autour de la maison. Tout à coup — et pour la première fois avec une telle netteté —, celle-ci lui parut être devenue un endroit… hostile.

Depuis combien de temps avait-elle ce sentiment ? La sensation que, de nouveau, le sol se dérobait sous leurs pieds. Que leur petit univers n’allait pas tarder à tomber en morceaux. Ce sentiment, elle l’avait déjà éprouvé par le passé. À Los Angeles… Elle comprit que, ces derniers temps, avec l’horrible mort de Naomi, les accusations contre Henry, la suspicion, les regards des habitants de East Harbor lorsqu’elle faisait ses achats et les questions malveillantes de la police, cet endroit qu’elle avait tant chéri, tant aimé, lui était petit à petit devenu insupportable. Elle n’avait qu’une envie désormais : repartir — comme elles l’avaient déjà fait.

Fuir

Comme elles avaient fui Los Angeles avant qu’il ne soit trop tard. Elles avaient pourtant cru pouvoir trouver la paix ici, enfin : un endroit où personne ne viendrait les chercher. Mais, une fois de plus, elles étaient au bord de l’abîme…

Soudain, une lumière clignota dans le vestibule et elle tressaillit. Le cœur palpitant aussi fort que celui d’un oiseau, elle se précipita vers la porte. Elle s’attendait à voir Liv mais, à sa place, elle trouva des gamins déguisés et réclamant leur butin. Halloween. Elle voyait leurs bouches s’ouvrir et pousser des cris qu’elle n’entendait pas et, pendant un instant, elle fut prise de vertige.

Elle aperçut deux parents souriants à quelques mètres dans l’allée, en vêtements de pluie, qui la saluèrent discrètement, et la voiture de police garée un peu plus loin sur la route, dans la nuit. Elle était là depuis le début de l’après-midi, les torrents déversés par le ciel rebondissaient sur sa carrosserie comme sur l’asphalte tout autour, et cette présence la rassura.

Toute la rue était inondée. Des rubans en papier crépon et des lanternes chinoises emportés par la tempête dansaient dans les branches elles-mêmes secouées par les rafales, des feuilles mortes volaient partout, le vent soufflait si fort qu’il soulevait ses cheveux blonds et les rabattait sur sa figure. Elle retourna au bar récupérer les confiseries, en distribua une poignée à chacun.

Les enfants la remercièrent et repartirent en courant vers la maison suivante, à cent mètres de là, suivis des deux parents qui la saluèrent une dernière fois sous leurs capuches. Elle jeta un nouveau coup d’œil à la voiture de police, referma la porte.

Où était Liv ?

Des silhouettes de branches glissaient sur les fenêtres à la moindre rafale de vent, théâtre d’ombres.


Sur La Cienega, ils franchirent l’obstacle des voitures de police et des secours à la hauteur de l’accident. Ils redescendirent sur Rodeo Drive et s’élancèrent vers Beverly Hills et West Hollywood. S’élancer étant un bien grand mot, estima Noah, le compteur restait bloqué à quinze miles à l’heure.


Soudain, assis au volant de sa voiture de patrouille, Nick vit toutes les lumières de la maison de l’autre côté de la route s’éteindre d’un coup. Il se redressa sur son siège. C’était quoi, ça ? Il activa les essuie-glaces pour chasser les rigoles qui noyaient le pare-brise. À moins de dix mètres, toutes les fenêtres éteintes, la bâtisse n’était plus qu’une masse noire. Qu’est-ce qui se passait, bordel ? Une panne due à la tempête ? Ça arrivait souvent que les lignes soient coupées par le mauvais temps. Mais il jeta un regard au rétroviseur et éprouva un frisson désagréable en constatant que toutes les villas en amont étaient restées éclairées.

Pas bon ça…

Il s’apprêtait à ouvrir la portière lorsqu’il vit deux ombres bouger dans le rétroviseur. Elles avaient émergé des fourrés. Elles se rapprochèrent en courant vers sa voiture, longeant le bord de la route.

Avant qu’il ait pu se décider sur la conduite à tenir, un visage massif s’encadra de l’autre côté de la vitre, penché vers lui. Un visage aux lèvres minces et pincées, aux yeux de crotale. Un doigt cogna doucement contre la vitre, et l’estomac de Nick se retourna.

Il ouvrit sa portière.

« Qu’est-ce que vous foutez là ? lança-t-il, la gorge nouée.

— Et bonsoir, Nick, ça boume ? » lui dit le Vieux.


L’espace d’une demi-seconde, lorsque les lumières s’éteignirent, France crut devenir aveugle.

Puis, en voyant la clarté grise qui traversait la baie vitrée du séjour, elle comprit : plus d’électricité. Ça n’était pas la première fois. La tempête, bien sûr ; le vent avait dû faire tomber un arbre sur les lignes, ou coucher un pylône… Elle sentit une angoisse irraisonnée la gagner : l’absence de Liv et maintenant cette panne… Quel chaos ! Elle n’avait pas dormi la nuit dernière et ses mains tremblaient sous l’effet de la fatigue. Elle marcha d’un pas mal assuré jusqu’au comptoir de l’accueil, à droite de la porte d’entrée.

Ses doigts tâtonnèrent derrière, parmi les papiers, les stylos, les crayons et les tampons, à la recherche de la torche et des bougies qui devaient s’y trouver, mais ils ne rencontrèrent ni l’une ni les autres. Elle sursauta. Elle était pourtant sûre qu’elles étaient là. Elle était quasiment sûre — France était quelqu’un qui doutait facilement…

Elle ressortit sur le perron et son regard traversa le rideau liquide vomi par l’avant-toit. Il tombait verticalement devant elle et éclaboussait le sol comme si elle se tenait derrière une cascade : le chêneau devait être bouché par les feuilles, là-haut. Elle porta le regard en direction de la voiture de police. Le véhicule était toujours là. Elle devina que l’homme au volant l’observait. En plissant les paupières, elle reconnut Nick, le frère de Charlie.

Une fois de plus, elle voulut sortir à la recherche de Liv, mais ses pantoufles s’enfoncèrent aussitôt dans le ruisseau boueux qui recouvrait l’allée gravillonnée, et elle y renonça pour se réfugier à l’intérieur.

La maison plongée dans le noir lui procurait une impression désagréable, à présent — rien de très précis : juste ce sentiment vague d’hostilité qu’elle avait déjà éprouvé tout à l’heure —, et une onde courut sur sa peau. Elle s’aperçut que ses aisselles étaient moites, sa gorge sèche. Où était Liv ? Tandis qu’elle tournait sur elle-même, le faisceau lumineux du phare, d’une blancheur aveuglante, caressa sa nuque et projeta son ombre devant elle sur le mur, tout en illuminant brièvement le reste de la pièce, avant de disparaître.

Elle tressaillit violemment.

Durant une demi-seconde, il y avait eu une deuxième ombre à côté de la sienne.

Son cœur bondit si haut dans sa gorge qu’elle eut l’impression de pouvoir le cracher dans sa main. France s’immobilisa, le corps parcouru de frissons glacés, la peau couverte de chair de poule.

Quand elle se retourna, elle ne vit personne derrière la baie vitrée. Mais elle n’avait pas rêvé : il y avait bien quelqu’un. Elle voulut croire qu’il s’agissait de Liv, mais bien sûr elle savait que ce n’était pas vrai : c’était une silhouette plus haute…

Un des policiers ?

Mais il aurait utilisé sa torche et aurait d’abord frappé pour signaler sa présence.

Henry ?

Mais Henry lui aussi serait passé par-devant…

Elle aurait voulu pouvoir écouter les bruits de la maison mais, pour elle, le silence était total, le monde désespérément silencieux. Elle aurait voulu crier, mais elle savait ne pouvoir émettre qu’un couinement ridicule… Et maintenant, dans cette obscurité dense, pleine de recoins sombres, elle n’y voyait même plus — ou si peu. Tous ses sens abolis, elle se sentit vulnérable.

Elle fonça vers la porte d’entrée pour sortir rejoindre la voiture de Nick. Saisit la poignée. Tourna… Rien ! La porte était verrouillée ! La peur explosa en elle, sans commune mesure avec celle qu’elle avait éprouvée précédemment. Ses doigts tâtonnants cherchèrent la clé au-dessous, mais elle n’y était plus ! Elle tambourina furieusement sur les vitraux épais autour de la porte, la bouche ouverte sur un cri silencieux — mais, avec le tapage qui devait régner dehors, personne ne l’entendrait…

Un souffle d’air humide caressa sa nuque.

France fit volte-face.

La baie vitrée… elle était grande ouverte ! Poussées par le vent qui s’engouffrait dans la pièce dans un envol de voilages évoquant le ballet de deux fantômes, les portes-fenêtres battaient contre le mur.

Paniquée, étourdie, elle se précipita dans le couloir : vers le bureau de Liv. Liv avait une arme dans un tiroir. Liv avait une licence de port d’arme et s’exerçait au tir une fois par semaine, contrairement à elle, sur des cibles qui devaient ressembler à l’ombre menaçante qu’elle avait aperçue sur le mur. Le corridor était un tunnel sombre et elle fonça, tous les nerfs à vif, s’attendant à chaque instant à ce que l’ombre surgisse et se jette sur elle. Elle fit irruption dans la pièce mais recula brusquement, comme si elle avait heurté un mur invisible.

Liv était là — non dans son fauteuil, derrière le bureau, mais debout à l’extérieur, le visage collé à la fenêtre.

Debout n’était peut-être pas le terme qui convenait.

Elle avait les bras levés en forme de V très ouvert, le corps pris dans les branches basses du sorbier, et, lorsque celles-ci bougeaient, elle bougeait aussi. France eut un haut-le-cœur. Son cerveau lutta contre ce qu’elle voyait. Liv. Sa tête était renversée en arrière, comme si elle essayait de voir la lune ou la cime de l’arbre, et la pluie qui dégoulinait des branches coulait dans ses yeux grands ouverts et dans sa bouche noire, d’où un bout de langue dépassait. Son ombre horrible se confondait avec celle de l’arbuste et elles se projetaient toutes deux sur le fauteuil et le bureau, à travers la pièce. À la place de son cou pâle, il n’y avait plus qu’une plaie béante, incurvée comme le sourire dément d’un smiley géant.

Égorgée

France crut qu’elle allait vomir. Elle se recula dans le couloir en titubant. Eut la sensation de basculer dans un puits sans fond, un puits rempli de ténèbres. En même temps, elle sentit ses entrailles se révolter et éprouva une envie tout à fait inopportune de se précipiter dans les toilettes pour soulager ses intestins.

Elle trébucha en reculant et perdit une de ses pantoufles.

Se ruant vers l’escalier, elle buta sur un obstacle, plongea en avant et son crâne alla heurter violemment le pommeau en chêne de la rampe. Étourdie, recroquevillée sur les premières marches, elle porta une main à son front et sentit quelque chose de mouillé dans ses cheveux. Elle avait horriblement mal aux orteils de son pied droit, celui-là même qui avait perdu sa pantoufle et heurté l’obstacle. Le pinceau du phare balaya de nouveau le séjour entre les barreaux de l’escalier, et elle vit ce qui l’avait fait trébucher dans le noir : un tabouret, au milieu du couloir.

Il n’était pas là auparavant

En hoquetant, les yeux emplis de larmes, elle se mit à grimper frénétiquement les marches sur les mains et sur les genoux. Son poignet droit était douloureux. Elle se l’était tordu en tombant. Il y avait aussi une douleur dans sa poitrine, comme si son cœur allait lâcher.

Parvenue sur le palier, elle continua d’avancer à quatre pattes sur la moquette, n’osant se redresser — se sentant moins exposée ainsi. C’était parfaitement idiot, mais une force invisible la poussait à ramper, à s’aplatir, à vouloir disparaître. Le faisceau du phare balaya une nouvelle fois les lucarnes de l’escalier et elle aperçut les moulures au plafond, l’alignement des portes, les murs décorés de photos anciennes… Parmi le flot de pensées chaotiques qui fusaient dans son cerveau, elle se dit qu’elle ressentait ce que devait ressentir un petit animal traqué par un prédateur.

La minuscule salle de bains privative tout au fond de la suite Belvédère : tel était son objectif.

La porte de la suite était ouverte. Une pénombre grise à l’intérieur.

Elle se traîna presque au jugé à travers le salon puis la chambre, longeant le grand lit où s’entassaient les oreillers, se faufila entre la cheminée et le meuble télé vers la salle de bains, se redressa enfin.

Verrouilla la porte.

Tremblant et frissonnant de la tête aux pieds, elle reprit peu à peu sa respiration.

Elle se sentait aussi étrangère et en danger dans cette maison que Thésée dans le labyrinthe du Minotaure, mais, à présent, enfermée dans la minuscule salle de bains, elle avait l’impression d’être un peu plus en sécurité. Si celui qui était dans la maison voulait s’en prendre à elle (oh oui, il le voulait !), il lui faudrait défoncer la porte et, cette fois, la police qui était là pour les protéger (et qui n’avait rien fait pour éviter cette mort affreuse à Liv, ajouta une petite voix perverse en elle) entendrait forcément le vacarme et accourrait.

Elle saisit son téléphone portable, se demanda si ce cauchemar — car c’en était un — ne prenait pas racine dans ce qui s’était passé à Los Angeles, si elles ne payaient pas le prix de ce qu’elles avaient fait en fuyant plutôt que d’affronter la police et les services sociaux.

La peur n’avait pas diminué — à l’abri derrière cette porte, elle parvenait juste à la maintenir à distance, comme un dompteur armé d’un fouet — lorsqu’elle comprit son erreur.

Avec un hoquet de terreur, elle devina la présence derrière elle, devina qu’elle n’était pas seule, devina qu’il y avait quelqu’un dans son dos… Non pas qu’elle pût entendre quoi que ce soit, mais la présence bougea imperceptiblement et, l’espace d’un instant, elle distingua une ombre différente parmi celles qui dansaient sur la porte.

Sa bouche s’ouvrit et elle se retourna, horrifiée, au moment où la lueur aveuglante du phare transperçait le verre dépoli de la lucarne et où le visage sortait de l’obscurité. Tout près. Trop près. La lueur du phare frappa ses traits, l’éclaira comme en plein jour. Le choc la fit vaciller. France poussa un cri muet… Elle eut l’impression que sa raison se brisait.

Elle eut un sursaut en arrière et son crâne cogna douloureusement contre la porte verrouillée mais, à ce stade, la douleur ne fut qu’un éclair dans un orage plus vaste et elle ouvrit des yeux ronds et protubérants. En une fraction de seconde, sa compréhension fut totale, absolue. Et elle consentit à ce qui allait suivre comme elle avait consenti à chacun des épisodes de sa vie — bons et mauvais.


Le Vieux tourna la poignée de la porte d’entrée.

« Verrouillée, dit-il. Faites le tour. »

Hunter disparut à l’angle en compagnie de Blayne. Le Vieux tenta de voir à travers les épais vitraux qui encadraient la porte, mais l’obscurité régnait à l’intérieur. Pourtant, les fenêtres des autres maisons étaient illuminées. Bizarre

Une minute plus tard, Hunter réapparut.

« Il s’est passé un truc, la porte-fenêtre est grande ouverte et personne ne répond… »

Ils firent le tour par le jardin, contournant les saillies et les renfoncements de la bâtisse, passant près d’un appentis couvert de mousse et sous une tonnelle dont les feuilles sèches bruissaient sous la pluie, se faufilant dans la grande ombre menaçante que projetait la baraque autour d’elle, grimpant sur la terrasse de cèdre qui surplombait la pente jusqu’au ponton. Ils pénétrèrent dans le séjour silencieux et sombre où Blayne les attendait.

Le silence qui régnait à l’intérieur ne dit rien qui vaille au vieux Oates. Il posa une main sur le bras de son fils.

« Tu sens ça ?

— Essence », chuchota Hunter en guise de réponse.

Essence, en effet… Le relent flottait dans l’air et piquait les narines, malgré le vent qui aérait la pièce. Et soudain, ils aperçurent la lueur dansante qui illuminait les murs du couloir — jaune avec des nuances orangées — et l’épaisse fumée noire vomie au ras du plafond.

« Nom de Dieu !

— C’est quoi, ce bordel ? glapit Blayne.

— On se tire », décida le Vieux.

Ils ressortirent par où ils étaient entrés, dévalèrent les marches. Ils contournaient la maison lorsque deux détonations retentirent, aussitôt suivies de miaulements que le Vieux aurait reconnus entre mille. Sans même réfléchir, il plongea dans l’herbe en voyant la bouche d’un pistolet automatique cracher des langues de feu à une dizaine de mètres.

« Ahhh ! » gueula Blayne en se tenant la jambe et en s’écroulant par terre.

Le Vieux roula à l’abri d’un rocher couvert de mousse et riposta. Aussitôt, plusieurs détonations brèves et assourdissantes de pistolets-mitrailleurs secouèrent le soir et le sommet du rocher explosa, faisant pleuvoir sur lui des éclats de granit. Il entendit de nouveaux tirs d’armes automatiques réglées au coup par coup et les innombrables impacts de balles s’enfonçant dans la terre meuble tout autour de lui, ainsi que les troncs et les branches hachés menu par la grêle de plomb. Putain, c’était quoi, ça ? Pas les services du shérif, en tout cas. Ces types avaient la puissance de feu d’un commando ! Du diable s’il savait d’où ils sortaient !

« Blayne, ça va ?

— Chuis touché à la jambeee… »

Le Vieux secoua la tête. Blayne geignait comme un chiot malade. Qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter une progéniture pareille ? Plusieurs déflagrations montèrent brusquement de la maison quand les vitres des fenêtres explosèrent sous l’effet de la chaleur et les flammes de l’incendie jaillirent dans la nuit pluvieuse, accompagnées d’une fumée noire et huileuse et de gerbes d’escarbilles emportées par le vent. Il allait profiter de la distraction offerte par ce spectacle pyrotechnique pour risquer un œil vers leurs assaillants quand il perçut une sorte de bourdonnement. Le Vieux leva les yeux et tout ce qu’il vit fut une espèce d’énorme libellule en vol stationnaire. À peine eut-il le temps de comprendre que ce gros insecte était en réalité une sorte de mini-engin volant qu’une nouvelle fusillade éclatait, un déluge cauchemardesque d’impacts de balles, une vacherie de miaulements et de détonations à la chaîne, ponctué de petits cliquetis métalliques, qui lui parut durer une éternité.

« Arrêtez de tirer, putain ! gueula-t-il, les tympans sifflant encore, quand cette saloperie de grêle s’interrompit enfin. C’est bon ! On se rend !

— Jetez vos armes et sortez les mains au-dessus de la tête, bien en évidence ! lança une voix. Pas d’entourloupes !

— Ça va, on a compris, on sort ! Mais baissez vos flingues, merde, c’est pas l’Irak, ici ! »

Ce n’étaient pas des membres de gangs latinos non plus, se dit-il en sortant de sa cachette, les mains aussi visibles que possible. Ces connards étaient des professionnels aguerris. Ils n’en rajoutaient pas. Ils n’insultaient pas. Ils ne frimaient pas. Ils étaient aussi froids et dépourvus d’affect que leurs armes. Le Vieux fronça les sourcils en voyant les silhouettes noires s’avancer vers eux.

Ils étaient vraiment dans le pétrin.

41. Los Angeles

Je fixais les lumières d’East Harbor sur l’horizon. L’océan — avec ses creux d’un mètre cinquante — se liguait contre moi. Le vent se liguait contre moi. Les trombes d’eau déversées par le ciel se liguaient contre moi. La nuit tumultueuse se liguait contre moi. Ma colère, ma rancœur, ma tristesse immense se liguaient contre moi. L’univers entier conspirait contre moi tandis que je fonçais, l’esprit en vrac, à bord du Zodiac, vers East Harbor.

Liv : elle m’avait tout avoué…

D’une voix sans timbre, sépulcrale — presque absente à elle-même —, que je ne lui connaissais pas. Elle avait répété comme une vieille personne prise de radotage : « Pardonne-moi… pardonne-moi… pardonne-moi… pardonne-moi… », cela un nombre incalculable de fois. Et soulagé son cœur. C’était elle — et personne d’autre — qui avait tué Naomi. Les circonstances dans lesquelles cela s’était passé restaient assez obscures, même à travers ses explications hachées de sanglots et de supplications pour que je lui pardonne (c’était la première fois de ma vie que je l’entendais supplier quelqu’un). Le soir même où je m’étais disputé avec Naomi sur le ferry, elle avait donné rendez-vous à sa mère au sud de l’île, derrière Apodaca Mountain, dans un endroit de la côte totalement désert en hiver. Elle avait compris que c’était elle qui les faisait chanter. Et cela s’était mal passé…

« Comment tu l’as découvert ? avais-je demandé au téléphone, en proie à des sentiments violents et contradictoires : colère, stupéfaction, haine, incrédulité, dévastation, révolte, horreur…

— Cette personne que tu as vue avec moi dans ce bar…

— Le détective ?

— Oui. Il a mené son enquête… Il avait des contacts dans le casino où la mère de Naomi travaillait. Il s’est aperçu qu’une bonne partie des victimes étaient des clients du casino, avec des dettes de jeu…

— C’était ton cas ?

— Oui… »

J’ai compris à sa voix qu’elle ne tenait pas à en parler. Je l’ai laissée se soulager du reste.

« Les autres appartenaient pour la plupart à ce… hum… “club” de Nate Harding, tu sais de quoi je parle… Or, de leur mobil-home à l’ancienne église, en passant par les bois, il y a moins d’un kilomètre, Henry. Elle avait dû en entendre parler… Ensuite, il lui suffisait de noter les immatriculations des voitures les soirs où ça se passait… Ou peut-être les a-t-elle surpris par une fenêtre… Frank (je me suis souvenu que c’était le nom du détective) a suivi la mère de Naomi à plusieurs reprises. »

J’ai repensé à la vidéo que possédait Darrell. J’ai hésité à lui poser la question suivante.

« Et Naomi ? »

La réponse fut très longue à venir.

« Je suis désolée, Henry, mais certaines informations te concernant ont sûrement été fournies à sa mère par Naomi elle-même. Je ne vois pas d’autre explication. Peut-être l’a-t-elle fait sans savoir ce que sa mère ferait de ces informations, je ne sais pas… J’ignore comment elle s’y est prise, mais c’est comme ça en tout cas qu’elle a fini par retrouver la trace de ton père… et qu’elle nous a fait chanter… »

J’ai repensé à France dans les rues d’East Harbor à 2 heures du matin, plongeant le bras dans une poubelle. Je me sentais si abattu, si misérable que j’ai failli raccrocher sans plus attendre.

« Que s’est-il passé ce soir-là ? »

Les deux femmes s’étaient affrontées… D’abord verbalement. Puis, le ton montant, elles s’étaient battues… Et, à un moment donné (« Une seconde que je n’oublierai jamais, Henry »), la mère de Naomi était tombée en arrière au milieu des rochers. Un accident, à en croire ma mère. Liv avait paniqué en voyant le corps inerte et le sang et elle avait couru jusqu’à sa voiture.

C’est à ce moment-là que Naomi avait surgi de leur véhicule — à l’instant où Liv démarrait. (Lorsqu’elle m’a dit ça, j’ai songé que la mère de Naomi l’avait sans doute ramassée à la sortie du ferry : ainsi, toutes nos supputations sur ce qui s’était passé à bord étaient vaines…) Et que Naomi s’était jetée en travers de sa route… Liv avait perdu les pédales, elle lui avait foncé dessus (bordel de merde, ai-je pensé), persuadée — selon elle — que Naomi allait s’écarter, et le choc avait été très violent. Était-ce la vérité ? Ce serait à la justice d’en décider, ai-je pensé froidement. Quoi qu’il en soit, elle avait dû cacher le corps dans les rochers ; elle s’était emparée des clés du mobil-home et de leur voiture. Elle avait garé cette dernière dans les bois, derrière le mobil-home, s’était glissée à l’intérieur et avait trouvé l’argent, consciente que la police pourrait remonter jusqu’à elles grâce aux billets. Elle était ensuite repartie à pied — près d’une heure de marche — récupérer sa propre voiture et elle avait mis l’argent dans le coffre. Elle n’avait pas encore décidé ce qu’elle en ferait, le brûler ou l’utiliser.

Elle était retournée à la maison et elle avait attendu que maman France dorme — maman France prend un somnifère tous les soirs. Elle avait ensuite pris le bateau pour rejoindre les corps, c’est alors que lui était venue l’idée d’abandonner celui de Naomi sur la plage d’Agate Beach avec un vieux filet de pêche qui traînait depuis longtemps dans le hangar à bateaux, et de la tirer d’abord sur les rochers pour effacer les traces du choc avec la voiture. (« Une idée qui avait l’air bonne sur le moment, mais qui a bien failli tourner mal quand le filet s’est pris dans les rochers. ») Quant à la mère de Naomi, elle avait l’intention de la balancer dans la flotte, tout simplement. Mais, à sa grande stupéfaction, la marée avait déjà emporté le corps ! Pendant des jours, elle avait attendu avec angoisse qu’il réapparaisse, mais la mer l’avait semble-t-il avalé. Sans doute finirait-il par s’échouer quelque part.

Ou peut-être pas…

La mer, par ici, a de ces mystères. Entre la baie Désolation au nord et Olympia au sud, il existe des milliers d’îles, de bras de mer, de détroits, de criques, de canaux, imbriqués les uns dans les autres, formant un système d’une complexité inouïe. Et, au large, le Pacifique… Si vous voulez faire disparaître un corps, un conseil : venez chez nous.

J’ai éclaté d’un rire grinçant et dément, les yeux débordants de larmes à cette idée, ma main droite pilotant le moteur vibrant du Zodiac.

J’allais tout raconter au shérif. Je l’avais dit à maman Liv. « De toute façon, c’est moi qui l’aurais fait si jamais ils avaient décidé de te mettre en prison », m’avait-elle répondu d’une voix éteinte. Je ne sais pas si je la croyais. Auparavant, j’aurais pensé qu’elle avait fait tout ça pour nous protéger. France et moi. Comme une louve défend ses petits. À présent, je me rendais compte à quel point je l’avais haïe autant qu’aimée — et cela valait aussi pour France, dont l’indulgence n’avait d’égale que sa faiblesse, sa soumission à la tyrannie de Liv. Pourquoi avait-il fallu que je tombe entre leurs mains ? De tous les foyers qui auraient pu m’accueillir, il avait fallu que m’échussent ces deux névrosées. Je vous déteste ! ai-je hurlé. Seul le vent m’a répondu. Je me rapprochais en bondissant de Glass Island quand j’ai aperçu la grande lueur dans la nuit, le long de la côte, au nord d’East Harbor…

Une lueur orangée et palpitante, surmontée d’une dense colonne de fumée qui aurait sans doute été noire en plein jour mais qui était légèrement plus claire que la nuit. La lumière de l’incendie se reflétait sur le ventre des nuages auxquels, en grimpant, la fumée épaisse finissait par s’incorporer.

J’ai cru devenir fou : c’est ma maison qui brûlait !


J’ai brusquement changé de cap. Orienté le nez du Zodiac vers notre ponton. Foncé au-dessus des vagues. D’autres lueurs, rouges et bleues, sont venues s’ajouter à celle de l’incendie, tandis que je gagnais la côte avec une lenteur exaspérante, par bonds successifs.

Je voyais la maison grandir et les hautes flammes qui dévoraient sa toiture. Des colonnes de fumée et d’escarbilles s’échappaient des fenêtres. Les pompiers étaient déjà sur place, car, de là où j’étais, je distinguais l’arceau clair des lances à incendie. Une partie de l’eau se transformait aussitôt en vapeur. La maison était en bois. Avant l’aube, elle ne serait plus qu’un tas de ruines.

J’ai bondi sur le ponton sans plus me préoccuper du Zodiac et je me suis étalé sur les planches glissantes avant de me relever et de grimper les escaliers quatre à quatre, trébuchant à plusieurs reprises.

J’ai hurlé quelque chose comme « maman ! maman ! » — je ne m’en souviens plus très bien, à vrai dire ; c’était une drôle de nuit, et tout le monde semblait un peu à l’ouest, en dehors du coup, comme une équipe de football qui se prend une branlée. Les flics, les pompiers, les badauds : tous s’agitaient, mais l’impression générale était celle d’une défaite annoncée…

J’ai fait en courant le tour de la maison, ou de ce qu’il en restait, au milieu des pompiers casqués qui allaient et venaient sans me voir — le foyer, énorme, aveuglant, nous transformait tous en ombres gesticulantes — ; j’ai enjambé de gros tuyaux qui serpentaient dans l’herbe comme des pythons, pataugé dans la boue qui chlinguait la cendre humide.

Les poutres calcinées et encore chaudes sifflaient sous la pluie. Ailleurs, le feu se renforçait, il ronflait, craquait, respirait ; il semblait vivant, il cherchait son propre chemin ; on eût dit qu’il luttait pied à pied contre les efforts des pompiers et les colonnes d’eau déversées sur lui par les lances à incendie. Deux armées face à face…

L’autre sensation était le boucan — ou plutôt le dense tissu sonore qui m’entourait, fait de sons plus aigus que graves : cris, appels, bruit des dévidoirs et des roulettes couinant dans la boue, mugissements lancinants des sirènes, crépitement des flammes, sifflements de la vapeur, cataractes déversées par les lances… Au milieu de tout ce charivari, je me sentais étrangement seul, comme si j’avais crevé l’écran d’un cinéma pour entrer dans le film.

J’ai regardé partout si je voyais mes mamans. Je me suis précipité en tous sens à la recherche d’une ambulance, d’une civière, de la tache dorée d’une couverture de survie.

J’ai fait irruption à l’avant et un autre incendie, bleu et rouge — celui des gyrophares —, a explosé sur ma face et m’a cisaillé les nerfs optiques. J’ai cligné des yeux comme un hibou, la bouche ouverte, et des mains m’ont saisi, tiré en arrière, puis mes bras ont été tordus.

« À genoux ! a gueulé quelqu’un derrière moi. À genoux ! » Et j’ai senti qu’on me forçait à m’agenouiller dans l’herbe détrempée, entendu qu’on me lisait mes droits Miranda, tandis que des bracelets métalliques se refermaient autour de mes poignets — et puis la voix du chef Krueger est intervenue :

« Mais qu’est-ce que vous foutez ? Vous êtes malades ou quoi ? Otez-lui ces putains de menottes ! »

Il m’a attrapé par le bras et m’a relevé doucement.

« Henry ! D’où est-ce que tu sors, bon Dieu ?

— De… de la mer, ai-je dit stupidement, comme si j’étais une putain de nymphe marine.

— Quoi ?

— J’étais planqué sur Cedar Island, chef… J’ai… piqué un Zodiac… J’ai… j’ai vu l’incendie… »

Il m’a considéré d’un air hagard ; il essayait de comprendre, ou alors il cherchait ce qu’il allait me dire. Je l’ai devancé.

« Mes mamans… elles sont où ? »

À son regard, j’ai pigé.

« Henry… tu ne peux pas savoir à quel point je suis désolé…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? » j’ai crié.

Je sentais d’ici, à une bonne dizaine de mètres, l’haleine chaude du brasier. Bientôt, il ne resterait plus rien. Il a fait un geste en direction du feu. Des cendres noires voletaient partout, ainsi que des braises. L’air était souillé par une puanteur âcre.

Alors, c’est de moi-même que je suis tombé à genoux.

J’ai levé les yeux au ciel — vers le plafond des nuages sous lequel dansaient des nuées d’étincelles portées par le vent, pareilles à des milliers de lucioles.

J’aspirais au repos,

au sommeil,

à la mort…

Mes pensées étaient un chaos sans nom.

Mon cerveau, un incendie.

J’ai hurlé : « JE N’AI PLUS RIEN ! PLUS PERSONNE ! J’AI TOUT PERDU ! ELLES SONT TOUTES MORTES, VOUS ENTENDEZ ? »

Et je crois bien qu’à ce moment-là tout le monde s’est retourné.

Puis je me suis évanoui.


À Los Angeles, lorsque le taxi l’eut enfin déposé, Noah regarda la maison blanche au toit rouge qui se dressait là où Nichols Canyon Road décrivait un virage en épingle à cheveux. Il vit un miroir circulaire au bord de la chaussée, pour les véhicules qui descendaient des hauteurs de Mulholland Drive ; la maison surplombait la route, planquée derrière les arbres, en haut d’une rampe pour voitures — dans un paysage de collines escarpées, de ravines et de broussailles sans doute fréquentées par les coyotes, les lézards et les serpents.

Le portail était ouvert. Comme il n’y avait pas de sonnette, Noah grimpa la rampe abrupte jusqu’aux trois marches du perron, à droite du garage.

Le type qui vint lui ouvrir était en blue-jean et chemise longue sortie du pantalon. Noah reconnut l’homme des photos sur Internet, avec son petit bouc poivre et sel et ses épais sourcils noirs.

« Jeremy Hollyfield ?

— Qui le demande ? » dit l’homme avec un coup d’œil prudent en direction du sac de voyage.

Noah exhiba sa carte de détective privé.

« Je m’appelle Noah Reynolds. Je vous ai laissé un message sur votre répondeur. J’aimerais vous poser quelques questions concernant le Centre de la fertilité de Santa Monica, monsieur Hollyfield. »

Les yeux de l’homme se plissèrent.

« L’ex-centre, rectifia-t-il. Il a fait faillite en 2003… Pourquoi je devrais répondre à vos questions ?

— Parce que je viens de Seattle pour vous les poser…

— T’es à Los Angeles, ici, cousin ; on n’ouvre pas sa porte au premier venu…, répliqua Hollyfield.

— Alors, parce que mon client est riche, que vous êtes un homme couvert de dettes et qu’il y a une très belle prime à la clé si les informations nous intéressent… », répondit Noah.


Jeremy M. Hollyfield regarda la fiche tendue par Noah. Il était assis dans un fauteuil rouge à pieds dorés qui aurait pu appartenir à Barbra Streisand — ou à un rappeur. Dans le salon, nota Noah, prédominaient l’or, le léopard, les glands, le baroque et les tableaux de nus masculins.

« Le Centre de la fertilité de Santa Monica, dit Hollyfield, songeur, mon plus beau projet… »

Il balançait une pantoufle au bout de ses orteils nus. Quinze ans plus tôt, selon les informations que Noah avait dégotées sur Internet, Hollyfield avait créé une banque du sperme, dans le but évident de s’enrichir, pas de rendre service à la communauté, à en croire les tentatives successives — et invariablement infructueuses — de Jeremy M. Hollyfield pour faire fortune.

« Qu’est-ce qui n’a pas marché ? » demanda Noah.

La réponse lui importait peu, mais il voulait amener l’homme aux confidences. Il vit les traits de Hollyfield se durcir.

« Nous avons été attaqués à cause d’un… euh… problème médical sur un bébé… Disons que ce… euh… problème venait d’un de nos donneurs, vous voyez ? Pourtant, il avait été soumis à tous les tests possibles… »

Il manipula une grosse chevalière, puis la bague à son pouce droit.

« Sauf que le problème est apparu, hum-hum, ensuite… Et que le donneur s’est bien gardé d’en parler.

— Comment ça ?

— Eh bien, entre le moment où il s’est inscrit chez nous et le moment où il a fait ce don qui a permis de concevoir un enfant, il a contracté une maladie.

— Vous voulez dire qu’il n’était pas… testé à chaque don ? » demanda Noah, pantois.

Il vit Hollyfield se crisper.

« Nous avons perdu le procès… Ça a été le début de la fin… La clinique ne s’en est jamais relevée… Donc c’est l’identité du donneur 5025 EX qui vous intéresse, c’est bien ça ? » demanda-t-il pour changer de sujet.

Noah jeta un coup d’œil à la moquette élimée, aux taches d’humidité au plafond. Elles confirmaient ce qu’il avait trouvé en naviguant sur Internet : Jeremy M. Hollyfield était financièrement aux abois.

« Oui, vous avez conservé des archives ? »

Hollyfield hocha la tête. Ses yeux soudain réduits à deux fentes le firent ressembler à un gros crapaud. Noah devina qu’il soupesait ce qu’il allait bien pouvoir tirer de son visiteur.

« Je n’en crois pas mes oreilles, dit-il soudain. Je suis assis là, avec vous, mais je ne peux pas croire ce que je viens d’entendre. Vous me demandez de divulguer l’identité du donneur 5025 EX, c’est bien ça ? Vous savez que ce que vous me demandez est illégal ? »

Ah, ah, songea Noah. Elle est bien bonne, celle-là ! Il sourit aussi aimablement qu’il lui était possible, compte tenu de l’aversion que lui inspirait le personnage.

« J’en ai parfaitement conscience.

— Donc, je ne peux pas accéder à votre demande, vous le comprenez bien ?

— Personne n’en saura rien, à part mon client et moi.

— Même dans ces conditions… Que se passerait-il si tout le monde venait me demander… »

Jeremy M. Hollyfield paraissait profondément offusqué.

« Dix mille dollars… »

Les traits de Hollyfield s’adoucirent.

« Cinquante…

— Vingt, dit Noah.

— Quarante…

— Trente et le marché est conclu, fit Noah qui savait que c’était là le montant que sa banque réclamait à Hollyfield. Ces archives, vous les conservez où ?

— Ici même, répondit le petit homme en soupirant et en se levant. Je ne peux pas croire que je fais ça… Je ne peux tout simplement pas le croire. Vous savez, si je vous donne cette identité, c’est parce que j’imagine qu’il y a derrière tout ça un enfant malheureux qui cherche désespérément à savoir qui est son père. »

Noah n’en crut pas un mot. Une tentative pathétique pour déguiser sa rapacité en bonne action ; peut-être y croyait-il lui-même. Noah lui jeta un regard sévère. Hollyfield le précéda le long d’un couloir.

« Je vais culpabiliser pendant des semaines. Est-ce que je peux savoir ce que vous comptez faire de cette information, au moins ? demanda Hollyfield d’un ton geignard.

— N’en faites pas trop, Jeremy », le tança Noah.

Le couloir déboucha sur un garage spacieux. Une vieille Ford Mustang était garée au milieu, une Honda Goldwing à côté, reposant sur sa béquille. Il y avait des taches d’huile sur le sol, des outils Craftsman accrochés au mur et un classeur métallique dans un coin. Jeremy Hollyfield s’en approcha et l’ouvrit. C’est pas vrai, se dit Noah. Le meuble n’était même pas verrouillé !

Hollyfield fourragea quelques secondes dans les lettres D-E-F puis extirpa triomphalement un dossier suspendu du tiroir.

« Ah, voilà ! Doug Clancey… À l’époque, il habitait La Jolla Nord. Mais je ne peux pas vous garantir que l’adresse et le numéro de téléphone sont encore valables. »


J’ai levé la tête quand la porte s’est ouverte. J’ai perçu la voix de Hunter Oates bramant à l’autre bout du bâtiment : « Je veux parler à mon avocat, bande d’enculés ! Vous m’entendez ? » On m’avait collé dans le bureau des sergents, à l’opposé des cellules où étaient enfermés le Vieux et ses fils.

« Viens avec moi », m’a gentiment dit Platt en maintenant la porte ouverte.

J’ai pensé à France et à Liv et, pendant une fraction de seconde, j’ai rêvé d’attraper le flingue de Platt et de descendre le Vieux avec.

Je l’ai suivi. Nous avons longé les bureaux en open space et il a poussé une porte sur sa droite. La salle de réunion dans le bureau du shérif… C’était là que j’avais subi mon premier interrogatoire — et le souvenir de Naomi sur la plage et des questions des enquêteurs ensuite est remonté à la surface.

J’ai dû m’appuyer au chambranle quand tout s’est mis à tourner. Krueger s’est levé de son siège.

« Henry, ça ne va pas ?

— Si, si, ça va… »

Je me suis avancé vers la chaise qu’il me présentait.

« Tu es sûr ? Tu veux qu’on rappelle le médecin ? » J’avais repris connaissance dans une ambulance après mon évanouissement, et une femme médecin que je ne connaissais pas m’avait longuement examiné avant de m’abandonner aux autorités. J’ignore combien de temps j’étais resté dans les vapes.

J’ai fait signe que non.

La toubib m’avait fait une injection et, depuis, j’avais la tête pleine de brouillard et les jambes un peu trop cotonneuses à mon goût.

« Si tu veux, on peut remettre ça à plus tard », a insisté le chef Krueger.

J’ai jeté un coup d’œil à la pendule. Bientôt 20 heures.

« Non, non, c’est bon. »

Il a hoché la tête.

« Hunter, Blayne et Gaylord Oates vont être inculpés pour le meurtre de tes mamans, a-t-il dit, l’incendie de ta maison et l’agression de Nick Scolnick. »

Je l’ai fixé, l’esprit vide, mais les mots ont quand même fini par atteindre mon cerveau. « Quoi ?

— Nick a reçu un coup de couteau : il semble qu’il ait voulu s’interposer quand les Oates sont arrivés… Ses jours ne sont pas en danger… Mais… nous avons des questions à lui poser concernant ses relations avec les Oates… »

La voix de Krueger était presque inaudible, il avait l’air épuisé.

Gaylord, ai-je seulement pensé. Putain, le Vieux s’appelait Gay-lord ! J’ai pensé à ses parents — probablement aussi racistes et homophobes que lui — qui avaient affublé leur fils d’un prénom pareil sans soupçonner les conséquences que cela aurait soixante-dix ans plus tard !

« Qu’est-ce qui s’est passé, Henry ? a demandé doucement Krueger. Après que tu as fui avec le kayak. »

Je lui ai alors brièvement résumé mon séjour sur l’île et surtout ma conversation avec Liv, ses aveux au téléphone. J’ai vu Krueger et Platt échanger un regard puis opiner vigoureusement en se tournant vers moi, comme s’ils étaient un jury d’examen et moi le candidat qui leur fournissait les bonnes réponses.

« Comment elles sont mortes ? » j’ai dit.

J’avais parlé d’une voix détachée, froide, et Krueger m’a jeté un regard étonné.

« Hum… (Il s’est éclairci la gorge.) Liv a été… hum… égorgée. (Sa voix réduite à un murmure quand il a prononcé le mot, mais je n’ai pas bronché.) Pour France, c’est difficile à dire vu que… elle a sûrement péri dans l’incendie… Tu sais, on meurt asphyxié avant même d’être brûlé, on ne sent rien… (Il a baissé les yeux, les a relevés.) Nous avons trouvé quelque chose qui corrobore tes déclarations au sujet de ce qui s’est passé entre ta mère et celle de Naomi… et entre ta mère et Naomi elle-même… »

Je l’ai scruté en silence.

« Dans le hangar à bateaux, on a trouvé un filet exactement identique à celui qui entourait le corps de Naomi. Bon, il est vrai que c’est un filet de pêche qui n’a rien de particulier. Mais, en tout cas, cela va dans le sens de ton témoignage… Toutefois, ça ne t’innocente pas complètement puisque ce hangar est aussi le tien… »

Il a pris un instant pour rassembler ses idées.

« Mais nous avons la preuve que tu as bien appelé ta mère aujourd’hui… La durée de votre conversation correspond… Et il y a le type du garde-meubles, qui a confirmé que ce box a bien été loué par elle. Il y a aussi un témoin qui t’a vu fouiller le box, il dit que tu avais l’air dans tous tes états et qu’il a cru voir des billets… Et puis, il y a Charlie et tes copains, qui nous ont raconté vos expéditions chez Taggart et chez les Oates. Nate Harding, de son côté, a confirmé votre visite et l’existence d’un maître chanteur… Enfin, on a trouvé de minuscules traces de sang dans votre bateau… Le poste de pilotage a été nettoyé, mais pas suffisamment. Du sang s’est incrusté dans les tissus. D’ores et déjà, nous savons que c’est le même groupe sanguin que celui de Naomi, le labo va très certainement nous confirmer que c’est bien le sien. Si l’on tient compte de tous ces éléments, eh bien… on peut d’ores et déjà établir que tu nous as dit la vérité. »

Il m’a souri — et j’ai deviné son soulagement.

« Il y a quelqu’un qui t’attend dehors », a-t-il ajouté.

J’ai levé les yeux.

« Il s’appelle Grant Augustine, il affirme que tu le connais, c’est vrai ? »

Cette fois, la brume s’est entrouverte. Un éclair de conscience m’a parcouru de la tête aux pieds.

« Oui. »

Il a plongé son regard dans le mien. Un regard aussi aiguisé qu’un couteau.

« Je ne sais pas d’où sort ce type, mais il a une véritable armée avec lui… J’ai appelé le FBI. Et ils m’ont dit que je devais lui faciliter la tâche ! Bon Dieu, on dirait que l’attorney général en personne vient de débarquer ! Qui est-ce, Henry ?

— C’est mon père, j’ai dit froidement.

— Quoi ? »

Je me suis soudain redressé sur ma chaise et j’ai regardé autour de moi.

« Je pourrais avoir un café ? Un grand… avec plein de caféine dedans. »

Il a lorgné la pendule. « Tu es sûr ? Tu ne préfères pas plutôt quelque chose pour dormir ?

— Un café. Et une barre chocolatée, si vous avez. »

J’avais parlé d’une voix forte et ferme, tout à coup.

Il s’est levé. Sans faire mystère de sa surprise.

« Bien sûr. Je t’apporte ça tout de suite. »


Quand le deuxième taxi l’eut déposé devant le numéro indiqué, Noah s’attarda un instant dans la soirée bien plus douce qu’à Seattle et contempla les maisons illuminées entre les arbres alignés le long de la rue. Elles semblaient tout droit sorties d’un film de Billy Wilder.

North La Jolla Avenue, à West Hollywood. La plupart étaient des bâtisses minuscules aux toits de tuiles rouges construites dans le plus pur style californien entre les deux guerres mondiales. Leurs propriétaires les avaient rénovées et agrandies sur l’arrière d’énormes extensions jusqu’à en tripler ou en quadrupler la surface habitable.

Un 4 × 4 Mercedes ML350 était garé au bord du trottoir, que Noah traversa pour aller sonner au pilier, près des poubelles. Deux gamins passèrent autour de lui en trottinette. Noah les suivit un instant des yeux. Cette rue rectiligne était très différente de l’étroit canyon serpentant au fond des collines de Hollywood. Ici, la nuit de Los Angeles avait un parfum de goudron et d’essence.

Quand il reporta son attention sur la maison, la porte d’entrée était ouverte. Un type dans la quarantaine se tenait sur le seuil.

« Doug ? dit-il.

— Oui ? »

Noah sentit son pouls s’accélérer un peu. Enfin, peut-être, de la chance… Il s’avança lentement sur la petite allée, entre deux palmiers nains éclairés par des spots. Doug était plus petit que lui, comme la plupart des gens. Ses cheveux bouclaient sur ses oreilles, sa peau était bronzée sous une barbe de six jours — et il avait des singes sur sa chemise. On est à L.A., se dit Noah. Ses yeux d’un brun chaud se plissèrent derrière ses lunettes carrées à monture noire tandis qu’il examinait Noah avec son sac de voyage, debout près d’une jarre en terre cuite où flottaient des lis d’eau.

« Je m’appelle Noah Reynolds, je suis détective privé, annonça Noah de cette voix raisonnable qu’il employait toujours pour rassurer ceux qui recevaient sa visite. J’aimerais vous poser quelques questions…

— À quel sujet ?

— Henry, ça vous dit quelque chose ? »

Le regard derrière les lunettes lui fournit la réponse.

« Peut-être…

— Il a seize ans aujourd’hui. Ses mamans s’appellent Liv et France…

— Qui vous envoie, monsieur Reynolds ?

— Quelqu’un qui pense qu’il n’est pas coupable de ce dont on l’accuse.

— Et de quoi est-ce qu’on l’accuse ?

— De meurtre. »

Il vit une lueur s’allumer dans les yeux de Doug.

« Que savez-vous d’autre au sujet de ses mamans et de moi ? »

Noah soutint le regard attentif et décontracté. « Que vous êtes le donneur du sperme qu’elles ont utilisé quand elles ont voulu concevoir un enfant par insémination artificielle. »


Doug Clancey eut un mouvement du menton et le précéda sous le porche de sa maison. L’intérieur était moderne, épuré. Il ne restait rien de celle des années 20, à part les murs extérieurs. « Scotch, bourbon ?

— Rien, merci. »

Noah attendit que Doug se fût servi une large rasade. Un coup d’œil lui suffit pour deviner que le bonhomme vivait seul. Il y avait de la vaisselle dans l’évier, l’ordinateur était allumé sur le comptoir de la cuisine, devant le seul tabouret, et Noah vit qu’il était connecté à un site de discussion en ligne.

« Alors, monsieur Reynolds, dit Doug en se retournant, un verre à la main, qu’est-ce que vous voulez savoir ? »

Noah lui tendit la fiche du donneur 5025 EX extraite des archives de Jeremy Hollyfield. Doug la prit.

« C’est vous, n’est-ce pas ?

— Je croyais que cette information était confidentielle… Comment vous l’êtes-vous procurée ?

— Vous avez donné votre sperme aux mamans d’Henry, vous le saviez apparemment : quand j’ai évoqué son nom tout à l’heure, vous avez réagi. Pourtant, en tant que donneur anonyme, vous n’étiez pas censé connaître la destination de votre sperme, je me trompe ?

— C’est un peu plus compliqué que ça.

— C’est vous le père ?

— C’est un peu plus compliqué que ça… »


J’ai avalé le café et la barre de Kit Kat, puis j’ai dit à Krueger :

« Est-ce que quelqu’un peut le prévenir que j’arrive ?

— Tu as bien réfléchi ? a dit Platt. Tu es en train de traverser la pire épreuve de ta vie, Henry. Tu es extrêmement fragile. Vulnérable. Et tu ne sais rien de cet homme, de ce qu’il te veut. Pourquoi il apparaît maintenant, après tout ce temps ? Tu en as une idée ? Pourquoi il ne s’est pas manifesté avant ? Tu devrais peut-être attendre…

— Attendre quoi ? j’ai rétorqué. Je n’ai plus de famille, plus de toit, plus rien. Il est tout ce qu’il me reste.

— Tu peux venir chez nous, si tu veux, a dit Platt, qui était marié et qui avait deux filles. Le temps de te remettre sur les rails et de réfléchir à ton avenir… Prends le temps qu’il faudra. »

J’ai été surpris par sa proposition et, durant une seconde, elle m’a touché au point que j’ai eu du mal à garder mon sang-froid. Mais j’ai secoué la tête.

« Merci… C’est très généreux de votre part… mais je crois que c’est le moment ou jamais, qu’il faut que je le fasse, que j’aille à la rencontre de mon… père. Laissez-moi seulement quelques minutes.

— Bien sûr. »

Je suis allé me réfugier dans les toilettes, je me suis assis sur les W-C et là, les coudes sur les genoux et les mains derrière la nuque, j’ai chialé. Secoué par des sanglots hystériques. Emporté par une vague de chagrin immense. J’ai versé des larmes de gosse sur mes mamans, sur Naomi, sur tout ce que j’allais laisser derrière moi : Charlie, Johnny, Kayla, l’île… Cette vie qui avait été la mienne pendant sept ans. Je pleurais si fort que je m’en étouffais presque ; mes larmes trempaient le devant de mon tee-shirt.

Je voulais me soulager maintenant pour ne pas craquer devant lui. Je voulais qu’il voie combien son fils était fort. Quand mes larmes se sont enfin taries, j’ai séché mes joues avec le rouleau de papier hygiénique et j’ai tiré la chasse. En ressortant, j’ai rincé mon visage à l’eau froide ; je l’ai ensuite essuyé avec un pan de ma chemise. Je me suis regardé dans la glace, j’ai attendu que mes yeux gonflés soient secs, j’ai respiré un bon coup, et puis je les ai rejoints.


« Je peux vous demander ce que vous faites dans la vie, Doug ? »

Assis dans un fauteuil de cuir noir, Noah vit Doug sourire.

« Je sais que ça ne se voit pas, mais je suis chercheur. Je dirige le CNSI, le California NanoSystems Institute, un département de recherche intégré sur les nanotechnologies, dans lequel collaborent des chimistes, des biochimistes, des physiciens, des mathématiciens, des biologistes… mais je ne voudrais pas devenir ennuyeux.

— Donc, vous étiez leur voisin et leur ami ?

— Oui. (Pendant une seconde, Doug parut loin.) Nous étions vraiment très complices, vous savez… très proches… Elles étaient bien plus que des amies, en fait… Mes sœurs, ma famille… Nous étions tous les jours les uns chez les autres, on vivait quasiment ensemble. Il n’y a que la chambre à coucher qu’on ne partageait pas. J’aurais fait n’importe quoi pour elles et inversement — on s’adorait… Vous savez : comme dans Friends. Ou dans cette autre série : The L World. »

Noah ne savait pas ; il ne regardait jamais les séries télé.

« Et elles ont décidé d’avoir un enfant ?

— Oui… Elles ne voulaient pas faire appel à une banque du sperme, à une de ces entreprises qui font ça uniquement pour le fric, ni même à une société d’utilité publique. Non, elles voulaient connaître intimement le donneur. Alors, elles ont passé en revue les hommes de leur entourage et… d’après elles, j’étais… eh bien, le meilleur choix… »

Il avait conclu par un sourire modeste à la fin, mais Noah devina que ce n’était pas de la vanité travestie en humilité ; plutôt un embarras sincère à se mettre en avant.

« Mais bien sûr, en ce temps-là, je n’étais qu’un jeune chercheur fauché. Je me souviens qu’elles prenaient l’affaire très au sérieux : elles notaient scrupuleusement les périodes d’ovulation ; elles avaient installé un grand tableau dans leur salon ; dans la colonne “plus”, les qualités qu’elles voulaient pour leur donneur. Dans la colonne “moins”, les défauts rédhibitoires : faible, suiveur, hypocrite, velléitaire, borné, radin, snob, arrogant, stupide, chauve, conservateur, etc. Un jour, je me suis approché du tableau, j’ai passé en revue les deux colonnes et j’ai dit : “C’est tout moi.” Et là, elles se sont regardées et elles ont dit : “Mince, c’est vrai ! tu ne veux pas être notre donneur ?” Et là, je leur ai avoué que je donnais déjà mon sperme ; je leur ai parlé du Centre de la fertilité de Santa Monica…

— Jeremy Hollyfield…

— Oui. Un bel escroc, si vous voulez mon avis… Il se présentait comme s’il était la Mère Teresa des couples de lesbiennes alors qu’il ne pensait qu’à faire du pognon. »

Noah commençait à comprendre le choix des mamans d’Henry : en plus d’un physique avantageux et d’une tête bien faite, Doug était un type sympathique, faisant preuve d’une assurance à toute épreuve mais sans aucune arrogance.

« Voilà pourquoi vous connaissez le nom d’Henry… Votre fils… »

Doug secoua la tête, une ride barrant son front.

« Non, non, attendez, vous n’y êtes pas du tout : l’histoire n’est pas finie… Bref, tout s’est mis en place. C’était France qui devait porter l’enfant. Après plusieurs tentatives ratées, elle a fini par tomber enceinte. (Noah vit Doug redevenir songeur.) Je me souviens comment elle préparait la maison pour la venue de l’enfant… lui achetait des vêtements, des jouets… Mais elle a fait une fausse couche… Elles ont un temps envisagé que ce serait Liv qui le porterait, puis elles ont finalement opté pour l’adoption.

— L’adoption… », répéta doucement Noah.

Son changement d’attitude n’échappa pas à Doug.

« On en arrive au point crucial, je me trompe ? »

Noah acquiesça.

« Là aussi, ça a été long et compliqué. Je vous passe les détails. C’est loin, mais c’est une période de ma vie que je n’oublierai jamais. Je m’en souviens parfaitement — bien plus nettement, en vérité, que les années qui ont suivi leur départ. Enfin, bref : un soir, je suis rentré du boulot et elles étaient là, dans mon salon — avec Henry. »


« C’est bon, ai-je dit à Krueger. Je suis prêt… »

Le shérif m’a lancé un regard quasi paternel. Lui et Platt m’ont encadré comme deux gardes du corps — étrange trio : l’un plus petit, l’autre plus grand que moi — et ils m’ont accompagné vers la porte blindée et le sas. Puis nous avons franchi la dernière porte, et j’ai senti la pluie sur mon visage. Les flashes des photographes ont crépité et un type s’est approché, caméra sur l’épaule. Des micros se sont tendus, mais le shérif les a repoussés.

« Nous ferons une déclaration plus tard. Laissez passer s’il vous plaît ! »

On a franchi tant bien que mal la petite foule.

Et c’est là que je vous ai vu.

42. Réunis

« Oui », dit Grant Augustine.

Il revit cet instant où Henry était apparu en haut des marches, sortant des bureaux du shérif. Ce… miracle. Grant se tenait de l’autre côté de la rue, Jay à côté de lui.

Et il l’avait vu.

Pour la première fois en chair et en os.

Son fils.

Henry.

Il l’avait vu fendre la petite foule pour venir jusqu’à lui. Il avait l’air atrocement fatigué, les traits tirés, les yeux cernés d’ombres profondes — mais Grant avait perçu cette force intérieure qu’ils partageaient, cette volonté farouche de faire face à tout, quoi qu’il en coûte, de se relever toujours, et il avait éprouvé une fierté irrationnelle.

Son fils s’était arrêté à moins d’un mètre de lui. Il fixait Grant, guettant la moindre de ses réactions. Le silence avait duré plusieurs secondes.

« Tu sais qui je suis ? » avait finalement dit Grant.

Henry avait hoché la tête. Grant avait alors fait un pas de plus et il l’avait pris dans ses bras. Ils s’étaient étreints — père et fils — comme s’ils s’étaient quittés une semaine plus tôt. Appuyés l’un contre l’autre, sous la pluie, sans un mot. Après quoi, Grant l’avait écarté pour essuyer le sang qui coulait de sa narine.

« Je suis tellement navré qu’on se retrouve dans des circonstances pareilles. Tellement désolé… Mes plus sincères condoléances, Henry. »

Henry n’avait rien dit — pas un mot, pas un geste. Il fixait Grant.

« J’ai un endroit où tu pourras te reposer, loin de la presse et de la foule, si tu veux. C’est tout près d’ici… »

Nouveau hochement de tête.

Grant avait fait signe à Jay — qui avait ouvert un grand parapluie — et ils s’étaient mis en marche sous la corolle crépitante. Ils avaient remonté la rue vers le terrain de base-ball, transformé pour l’occasion en héliport. Grant avait posé une main sur l’épaule de son fils. Ils n’étaient que deux inconnus l’un pour l’autre. Ils n’étaient pas encore une famille. Mais une possibilité venait d’apparaître : les circonstances — si tragiques fussent-elles — leur avaient dégagé le chemin. Grant n’avait pas le souvenir de s’être déjà senti aussi ému. Un nouvel horizon, un tournant dans l’existence, une vie différente — tout homme qui atteignait son âge en rêvait.


« Je me souviens quand vous m’avez pris dans vos bras, dit Henry en face de lui. Ce que j’ai ressenti, c’était… indescriptible.

— Tu peux me tutoyer, tu sais », dit Augustine, la gorge nouée.

Ils étaient assis dans la suite ultramoderne du Deer Beach Resort et, tandis que la tempête gémissait dehors, ici tout était étonnamment silencieux. Les petites lampes dispensaient une clarté douce, apaisante, et laissaient les coins dans l’ombre. L’atmosphère était intime, tranquille, propice aux confidences.

« Ensuite, nous sommes montés dans cet hélico et nous avons quitté Glass Island, poursuivit Henry. Je ne sais pas… j’avais l’impression que nous étions les seuls survivants d’une guerre, d’une apocalypse nucléaire, qu’on ne laissait que des ruines derrière nous, tandis que nous survolions East Harbor… Et, comme dans ces films de genre, vous voyez, à la fin tout semble de nouveau possible, tous les futurs ouverts. C’est bizarre, ce sentiment d’exaltation que j’ai éprouvé en même temps que la douleur. Je me souviens que je vous regardais — que je te regardais —, que tu fixais un point droit devant toi et que tu avais ce petit sourire aux lèvres. Et je me demandais : qui est cet homme ? c’est lui, mon père ? Tout ça est si neuf pour moi… si… embrouillé.

— Oui, dit Grant en souriant. Je comprends. Quand je pense que c’était il y a quelques heures à peine… Tu dois être épuisé, Henry. Mais je suis heureux que tu m’aies raconté cette histoire. Même si elle est terrible, je comprends mieux, à présent, ce qui s’est passé. Et j’en suis désolé, mon fils… »

Grant vida son verre avant de déplacer son regard d’Henry vers Jay. Ce dernier dévisageait le gamin sans un mot, mais la curiosité perçait derrière son masque d’impassibilité. Grant consulta sa montre : 23 h 15. Cela faisait près de trois heures qu’Henry parlait et leur racontait son histoire. Trois heures qu’ils étaient suspendus à ses lèvres. Trois heures qu’ils buvaient ses paroles.

Le téléphone de Jay vibra sur la petite console en verre, dans le halo de la lampe. Jay se pencha sur l’écran. C’était Noah. Il avait déjà appelé deux fois dans la soirée.

« Je reviens, dit-il en se levant.

— Prends tout ton temps, dit Grant. En attendant, on va bavarder, Henry et moi, et puis on ira se coucher. Ç’a été une dure journée pour tout le monde. »

Il souriait avec tendresse, son regard illuminé de l’intérieur.


Vingt-deux heures, le même soir, à Los Angeles.

« Quel âge avait-il ? »

Les yeux de Doug couvaient Noah à travers ses lunettes, mais ils regardaient une page de sa vie qui avait été tournée il y a longtemps de ça et qui, néanmoins — Noah le devinait —, en demeurerait à jamais l’un des chapitres les plus mémorables.

« Sept ans quand je l’ai vu pour la première fois.

— Sept ans, vous êtes sûr ?

— Oui.

— Parlez-moi de lui.

— C’était un enfant génial… Intelligent, charmeur, inventif… très attachant… Ce gamin, il était doué pour tout, c’était incroyable ! À neuf ans, il savait se servir d’un ordinateur mieux que certains adultes.

— Vraiment ?

— Oui. (De nouveau, Doug sentit un surcroît d’intérêt chez Noah.) C’est important ?

— Peut-être… »

Ils échangèrent un regard. Doug avait l’air trop désinvolte alors que Noah le sentait plus tendu que tout à l’heure.

« Est-ce que ses mères lui interdisaient d’aller sur Internet ? demanda le détective du ton le plus anodin qu’il put. De mettre des photos sur Facebook ? Ce genre de choses… »

Doug fronça un peu les sourcils.

« Parce que c’est ce qu’elles font ? Vraiment ? Ça voudrait dire qu’elles ont beaucoup changé, dans ce cas… Ce n’était pas du tout leur genre… Elles lui passaient tout, je leur disais que ce n’était pas lui rendre service. D’ailleurs, il y a eu des problèmes…

— Quel genre de problèmes ?

— Comme je vous l’ai dit, c’était un gamin très attachant, joueur… et très intelligent. Mais ce n’était pas seulement ça… »

Une voiture passa dans la rue ; la lueur de ses phares fit glisser des ombres contrastées sur les murs, qui se déplacèrent d’un bord à l’autre de la pièce. Les vitres devaient être épaisses, car Noah n’entendit pas le moindre bruit. Doug se leva pour fermer les stores.

« Est-ce que vous vous êtes déjà demandé à quoi rimait votre vie ? Ce qu’on en fait ? Quelle trace on laissera ? Un matin, on se réveille et on se rend compte que tous nos rêves ont foutu le camp et qu’on ne laissera rien derrière nous sur cette planète qui part en couille. Mais pas lui, pas ce gosse… Ce gamin : c’était le genre à laisser une trace. Il n’était pas sur cette planète pour rien, ça se sentait… Vous voyez ce que je veux dire ? »

Noah se demanda où Doug voulait en venir ; le scientifique lui adressa un regard indécis.

« J’ai… j’ai rarement vu un gosse piger aussi vite tout ce que je lui disais. J’adorais lui expliquer tout un tas de concepts : la création de l’univers, les galaxies, l’évolution, les tremblements de terre, l’hérédité, l’apparition de la vie, la couche d’ozone… Tout l’intéressait ! Je me rappelle avoir pensé assez lâchement qu’heureusement que je n’étais pas le donneur — sans quoi j’aurais sûrement été jaloux de ne pas pouvoir garder un tel fils pour moi, vous voyez ? »

Noah ne quittait pas Doug des yeux. Pour la première fois de la soirée, une nuance de tristesse était passée dans sa voix.

« C’était comme ces gosses qu’on voit dans les journaux : comme ce gamin de quinze ans, Jack Andraka, qui a inventé une méthode rapide et bon marché pour détecter les cancers du pancréas : avant de le faire, ce gamin ne savait même pas ce qu’était un pancréas ! Cette année, à quinze ans, Nick D’Aloisio a vendu une application à Yahoo ! pour trente millions de dollars : il est la plus jeune personne à avoir jamais investi en capital-risque… Mark Zuckerberg dit que les jeunes d’aujourd’hui sont plus intelligents. Ben voyons… Blaise Pascal a inventé une calculatrice à dix-neuf ans — et c’était en 1642 ! Et Mozart a composé ses premières œuvres à six ans. Enfin, vous voyez ce que je veux dire : il y a toujours eu des gamins comme ça, à toutes les époques… Sauf que ceux d’aujourd’hui sont différents — vous voyez ? Différents… Henry aurait pu être l’un d’entre eux — mais il avait aussi sa part d’ombre. »

Doug parlait d’un ton vif, le même qu’il devait employer avec ses collègues — des esprits aussi alertes que le sien —, mais son débit se ralentit subitement.

« Henry pouvait se montrer violent avec ses camarades… Quand il se mettait en colère, il ne se contrôlait plus… Une fois, Liv et France ont été convoquées parce qu’il avait frappé un élève avec un compas. Il le lui avait quasiment planté au milieu du front ! Il avait huit ans, bon Dieu ! »

Son regard se voila et il avala une autre gorgée. Il attrapa le bout de sa cravate et s’en servit pour essuyer les verres de ses lunettes. Sans elles, il avait l’air nu et vulnérable.

« Il y a eu d’autres incidents du même genre. Il était aussi incroyablement casse-cou, presque suicidaire… On aurait dit qu’il aimait le danger… Un jour, il a été renversé par une voiture. Il avait voulu traverser un carrefour entre les bagnoles sur sa bicyclette ! Il a eu une hémorragie, il a perdu beaucoup de sang. C’était la panique quand il est parti à l’hôpital en ambulance… Il a fallu lui faire une transfusion, mais Henry était O négatif ; vous savez qu’un O négatif ne peut recevoir du sang que d’un autre O négatif… Il se trouve que je suis moi-même O négatif… Cette histoire nous a encore plus rapprochés, Henry et moi… D’une certaine manière, je le considérais un peu comme mon fils… »

Doug frotta ses mains l’une contre l’autre. Noah voyait son propre reflet dans ses lunettes.

« Et puis, les choses se sont aggravées… France a découvert de l’argent dans sa chambre… Henry a fini par avouer que cet argent venait de l’école : il… rackettait certains des élèves de sa classe. À huit ans et demi ! »

Noah songea à ce sentiment qu’il avait éprouvé à l’aéroport — cette impression qu’ils avaient tous loupé un truc, qu’il y avait un dessin au milieu du tapis qu’il était seul à voir.

« Et ce n’est pas tout. D’autres élèves se sont plaints… (Noah devina l’incrédulité persistante de Doug, même après toutes ces années.) Ils avaient subi des… sévices… Dans les toilettes ou derrière le gymnase… Henry les obligeait à… (Il avala une gorgée.) Seigneur… à relever leurs tee-shirts et il les… scarifiait en quelque sorte, même s’il ignorait sans nul doute le sens de ce mot… avec un compas ou la pointe d’un crayon… Oh, Seigneur ! ces gosses… ils étaient couverts de cicatrices et leurs parents n’ont pas tardé à appeler l’école… »

Nom de Dieu ! songea Noah.

« France et Liv étaient effondrées, dévastées… J’ai essayé de discuter avec lui. Il m’écoutait, en général, et, pendant un temps, les histoires ont cessé. Mais cet épisode me hantait… J’ai commencé à le regarder différemment, à l’observer comme on observe un… animal… Et j’ai commencé à voir des choses… ou peut-être que c’est mon imagination qui parlait… Mais il me semblait anormalement froid et distant avec ses mères… Et avec moi, aussi… Il avait un côté calculateur, avide, intéressé… Je sais que ça paraît contradictoire ! Il pouvait être charmant, amusant et rieur, je vous assure… mais on avait toujours l’impression que c’était comme un… masque. Qu’il jouait juste son rôle d’enfant attachant, déjà, à cet âge-là… »

Doug battit des mains.

« Je sais ce que vous pensez : c’est probablement dû à mon imagination excessive, je suis d’accord… Sauf que… ça a recommencé. France et Liv lui ont fait consulter un pédopsychiatre, mais ça n’a pas cessé d’empirer. Chaque jour, elles redoutaient d’apprendre quelque chose de pire que le précédent. Ce gamin, c’était Dr Jekyll et Mr Hyde… D’un côté, il était adorable, de l’autre, il avait besoin d’un vrai psy, si vous voulez mon avis… »

Un téléphone sonna dans la poche de Doug. Il le sortit et répondit par monosyllabes avant de dire : « Je te rappelle. » Noah plissa les paupières. Doug éteignit l’appareil et se tourna vers lui.

« Quand un gosse a fini à l’hôpital, j’ai compris que nous courions à la catastrophe. Les services sociaux ont commencé à se pencher sur l’éducation d’Henry, la justice sur certains faits qui avaient eu lieu dans le voisinage, des voix se sont élevées à l’école pour mettre en question les aptitudes parentales de Liv et de France… Elles étaient désespérées… Elles ont commencé à couper les ponts avec tout le monde… France a quitté son travail pour s’occuper d’Henry à plein temps. À l’école, il a commencé à être de plus en plus souvent absent… »

Une idée frappa soudain Noah : il fallait qu’il appelle Jay le plus vite possible. Il regarda Doug qui continuait de parler et éprouva un fourmillement dans la nuque.

« Et puis, un beau jour, elles ont disparu. (Doug claqua dans ses doigts.) Comme ça ! Envolées ! J’ai trouvé un mot dans ma boîte aux lettres. Elles expliquaient qu’elles étaient parties parce qu’elles ne voulaient pas qu’on leur enlève Henry, qu’elles ne le supporteraient pas. Elles étaient convaincues que cela finirait par s’arranger avec le temps. »

Il jeta à Noah un regard dans lequel brillait une lueur étrange.

« Mais si vous êtes là, c’est que ça ne s’est pas arrangé… Il a refait des siennes, c’est ça ? Vous savez où elles sont ? »


« Grant Augustine, ce nom vous dit quelque chose ? » demanda Noah.

Doug fronça les sourcils, puis il secoua la tête.

« Vous en êtes sûr ?

— Oui… Qui est-ce ?

— Vous n’avez jamais entendu ce nom-là auparavant dans la bouche de ses mères ? » insista Noah.

De nouveau, Doug eut un geste de dénégation.

« Et Meredith ?

— Qui ça ? »

Noah se pencha en avant. « Est-ce qu’une certaine Meredith, une très belle femme, ça vous évoque quelque chose ? »

Doug fixa sur Noah un regard perplexe.

« Une très belle femme, vous dites ? Meredith ?

— Oui. Elle a peut-être changé de prénom. (Noah sortit un cliché de sa poche, le tendit à Doug.) Une femme dans leurs âges… »

Doug examina la photo. Une fois de plus, il secoua la tête avec vigueur.

« C’est impossible. Je connaissais tous leurs amis. Je vous l’ai dit, nous étions presque une famille : cette femme n’a jamais fait partie de leur entourage.

— Vous en êtes sûr ?

— Bien entendu ! Ce Grant Augustine, qui est-ce ?

— Son père… »

Doug n’avait pas fini son verre. Il le repoussa.

« Comment ça ? Le père de qui ?

— D’Henry.

— Je ne crois pas », dit-il. Une seule petite lampe était allumée et la plus grande partie de la pièce était plongée dans l’obscurité. Doug se leva pour en allumer une autre — peut-être pour chasser les ténèbres qui commençaient à les cerner.

« France et Liv ont toujours refusé de me dire qui étaient les parents d’Henry. C’est la seule chose qu’elles m’aient jamais cachée, je crois bien. Ça m’intriguait, je dois avouer. Alors, à leur insu, j’ai mené ma petite enquête… J’ai épluché les articles de presse, les archives des journaux en ligne, convaincu que ses parents étaient morts dans des circonstances dramatiques… Vous savez, le truc romantique : quarante ans à téter le lait des séries télé et du cinéma, ça laisse des traces… Sauf que j’avais raison. J’ai découvert un fait divers qui avait eu lieu quelques mois plus tôt… Ça aussi, c’était une drôle d’histoire. Carrément flippante, même. Je comprends qu’elles n’aient pas eu envie d’en parler… Laissez-moi vous raconter… Selon moi, Henry était orphelin quand France et Liv l’ont adopté et ses parents s’appelaient Georgianna et Tim Mercer. Vous savez comment ils sont morts ? Noyés non loin de leur bateau, au large de San Pedro… La seule personne qu’on a retrouvé à bord, c’est leur fils. Il avait sept ans à l’époque, vous vous rendez compte ? Il semble qu’il ait remonté l’échelle par inadvertance — et qu’il ait ensuite eu le plus grand mal à la remettre en place. Il n’y avait aucun autre accès au pont. C’était un voilier moderne, avec une coque très lisse et tout et tout. On a même trouvé des traces d’ongles sur la coque… »

Il se passa une main sur la figure, Noah vit une micro-sueur perler sur son front.

« On pense que le père a essayé de se hisser par la chaîne d’ancre mais, à ce moment-là, ils avaient sans doute beaucoup nagé et plongé et il était déjà trop épuisé. Il est peut-être retombé dans l’eau, qui sait ? Il a peut-être refait une tentative… mais ses muscles étaient pleins d’acide lactique, vous voyez ? Ils ont dû se tétaniser : il a été le premier à couler, la mère a tenu quelques heures de plus d’après leur autopsie. Rendez-vous compte : ses parents se sont noyés sous ses yeux !… Et, pendant tout ce temps, l’enfant est resté là : assis sur le pont, à les regarder mourir. Quand les secours l’ont trouvé, il est resté très calme. Il ne pleurait pas. Il était juste… apathique. Les sauveteurs ont mis ça sur le compte du choc qu’il avait subi. Toutes ces heures en mer avec ses parents en train de hurler et d’agoniser… Aucune photo de l’enfant n’a été communiquée à la presse. Mais je suis presque sûr qu’il s’agissait d’Henry. Dans un article du Los Angeles Times, il y avait un cliché en encadré plus ancien : le gosse sur cette photo ressemblait vraiment beaucoup à Henry… »

Doug avait le regard brillant derrière ses lunettes.

« Bonté divine, quel enfer ! conclut-il, et sa voix s’étrangla. Il y a une mauvaise étoile pour certains, comme il y en a une bonne pour d’autres.

— Vous permettez que je passe un coup de fil ? » demanda Noah.

Doug acquiesça. Noah se leva. Il attrapa son téléphone, sortit sous le porche et appela Jay.

« Quel est le groupe sanguin de ton patron ? » demanda-t-il.

Jay n’hésita qu’une demi-seconde : « AB positif… Pourquoi cette question ? »

Noah le lui dit et il attendit les instructions. Au-dessus de sa tête, des palmiers longilignes s’élançaient dans la nuit. En baissant les yeux, il aperçut la lueur des télévisions derrière les fenêtres.

« Non… c’est inutile… Jay, ce type ne présente aucun danger… Il te suffit de le mettre sous surveillance… »

Il raccrocha et rentra dans la maison.

« Merci beaucoup, Doug. Vous avez été très aimable. Vraim… »

La pièce était vide. Et silencieuse. Noah sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Il tourna sur lui-même. Doug surgit d’un coin d’ombre.

« Bon Dieu ! dit Noah. Vous m’avez fichu la trouille ! »

Doug se contenta de sourire. Noah se baissa pour se saisir de son sac de voyage.

« Doug, une dernière chose : vous ne parlerez de cette histoire à personne, vous m’entendez ? Les gens qui m’emploient ne plaisantent pas, en général… »

Doug hocha la tête.

« Quelle histoire ? » répondit-il.

Noah sourit.

« Merci, Doug. Je ne vais pas vous embêter plus longtemps. »


Downtown Los Angeles. Noah se glissa dans l’ascenseur de verre du Westin Bonaventure Hotel en compagnie de deux congressistes qui portaient un badge sur leur veste. Ils se mirent à grimper. Les bassins et les jets d’eau du hall s’éloignèrent et ils se retrouvèrent suspendus en plein ciel — à l’extérieur.

« Putain, dit le plus jeune. C’est dans cet ascenseur qu’ils ont tourné cette scène de True Lies. Tu sais, celle où Arnold Schwarzenegger entre à cheval dans une cabine d’ascenseur. »

De fait, une plaque indiquait qu’une scène du film avait été tournée ici, mais Noah s’en fichait pas mal. Tout comme du spectacle des gratte-ciel illuminés grimpant à l’assaut de la nuit et de l’immense conurbation scintillante étalée à leurs pieds sur des centaines de kilomètres carrés — tapisserie de lumière, artères de feu, galaxies tentaculaires, noces du néon et du désert…

Jusqu’à l’horizon.

« C’est une ville faite pour baiser, dit le second, plus âgé. J’ai envie de baiser. J’ai envie d’une chatte. »

Voix avinées. Ils portaient des alliances. Encore un de ces types qui prenaient de la testostérone pour rajeunir. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et ils sortirent au vingt-septième en gloussant. Le plus jeune avait du mal à marcher droit. Noah les suivit des yeux pendant que les portes se refermaient, puis il continua de grimper.

Trente-deuxième.

Il alluma toutes les lampes de la suite, balança le sac de voyage sur le lit, défit le col de sa chemise et, ignorant la vue, ouvrit le minibar et attrapa un jus de fruits.

Il consulta sa montre.

Vingt-trois heures quinze. Il lui restait une dernière chose à vérifier.

Une minute plus tard, assis au bord du lit, il était au téléphone avec le directeur indien du casino.


Il regarda à travers la baie, finalement. Apparemment, le monde continuait de tourner sur son axe, les voitures et les taxis de tracer leur route sur les échangeurs géants de L.A., l’espèce humaine de se précipiter vers son extinction.

Mais ici, dans cette suite, le temps s’était arrêté.

43. Réveil

Jay réveilla Henry à 3 heures du matin.

« Lève-toi.

— Quoi ?

— Lève-toi et habille-toi. »

Il lança les vêtements du gamin sur le lit.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda celui-ci.

— Dépêche-toi, dit Jay sans répondre. Je t’attends dans la pièce d’à côté. Et évite de faire du bruit. »

44. « Monte »

Henry rejoignit Jay dans les salons une minute plus tard ; presque toutes les lumières étaient éteintes, à part deux petites lampes près des fauteuils.

« Qu’est-ce qu’il y a ? »

Jay l’attrapa par le bras et l’entraîna vers la porte de la suite.

« Une minute ! dit Henry en renâclant. Où est-ce qu’on va ?

— Tu verras… »

Henry essaya de se libérer.

« Pourquoi mon père n’est pas là ? Il est au courant ? »

Jay se retourna face à lui ; il approcha sa bouche de l’oreille d’Henry.

« Je sais tout. Alors, si tu tiens à rester le fils de ton père, t’as intérêt à me suivre…

— Je ne comprends rien.

— Suis-moi, et tu comprendras. »

Cette fois, Henry obéit. Jay y vit la preuve que Noah et lui ne s’étaient pas trompés.

Ils prirent l’ascenseur. Henry jeta un coup d’œil discret à Jay. Absorbé par ses pensées, celui-ci gardait le silence.

Lorsqu’ils émergèrent du hall de l’hôtel, la nuit était noire et humide, hostile, et la pluie les doucha. De l’autre côté de la route, dans la lueur des lampes, la mer était grosse et les vagues se balançaient bruyamment contre les rochers. Ils marchèrent jusqu’à la petite marina, descendirent les degrés de pierre et atteignirent un ponton éclairé et luisant.

« Où est-ce que vous m’emmenez ? gueula Henry pour couvrir le vacarme de la tempête.

— Tu as peur de quoi ? Que je te jette à la baille ? Tu es le fils de Grant Augustine », ironisa Jay.

Il franchit la coupée arrière d’un petit canot à moteur de six mètres, avec un cockpit en partie vitré et une minuscule cabine. Le bateau tanguait et roulait dans tous les sens.

« Monte, dit-il.

— Non. »

Une arme apparut dans le poing de Jay.

« Largue les amarres et monte. »

45. Au large

Henry était trempé. Il avait le vent dans le nez et il grelottait. À la barre, Jay semblait insensible au froid. La mer secouait et Henry devait se cramponner au milieu des embruns.

Finalement, Jay coupa les gaz et le canot s’enfonça dans les flots, aussitôt chahuté par les vagues. Les averses les enveloppaient ; même Glass Island était invisible. La seule chose qu’il voyait à travers ces rideaux de pluie, en dehors de la surface de la mer dans les parages immédiats du bateau, c’était la lueur du phare, comme une flèche de lumière d’un blanc aveuglant dans un tableau impressionniste composé de traits et de points.

Henry considéra Jay, son visage maigre, son regard fiévreux, et il eut l’impression d’avoir face à lui un animal — un loup, un coyote —, pas un homme.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Henry ? demanda Jay. (Et ses yeux brillèrent d’un éclat dangereux.) Tu as l’air tout pâle. »

Henry regarda de nouveau Jay sans rien dire ; il tremblait de froid, de peur.

« J’ai beaucoup aimé ton histoire, ce soir », dit Jay.

Il attrapa un thermos dans un compartiment, dévissa le bouchon et se servit dans le gobelet avant de le porter à ses lèvres. Henry sentit l’odeur du café arriver jusqu’à lui, mêlée à celle de la pluie. À travers l’orage, la flèche de lumière du phare dut pivoter vers eux, derrière lui, car, pendant un instant, elle illumina le visage de Jay qui cligna des yeux, ébloui, avant que tout ne retombe dans la pénombre.

« Une longue nuit nous attend. Tu en veux ? »

Ils étaient seuls à bord tous les deux, mais Jay était plus fort et plus aguerri — et il était sur ses gardes. Henry fit signe que non.

« Quel talent de conteur ! Tu devrais envisager une carrière d’écrivain… »

Jay avala une nouvelle gorgée en le regardant. Henry entendait le clapot des vagues contre la coque et ses cheveux trempés dansaient autour de ses joues. Il vit que l’arme était réapparue dans la main libre de Jay. Il s’efforça de soutenir le feu de ce regard brillant, cerné d’ombres, et, tout à coup, il eut une révélation qui l’emplit d’horreur : il allait mourir — cette nuit.

« Quel roman ! Passionnant, édifiant, émouvant… Une putain d’histoire, oui… Mais tu n’as pas pu t’empêcher de nous laisser quelques petits indices par-ci par-là : ta fascination pour les orques, par exemple, ces prédateurs tout en haut de la chaîne alimentaire… Et tous ces films d’horreur dans ta chambre… Tes préférés ? Tu l’as dit toi-même : La Malédiction, L’Exorciste, Ring… Rien que des histoires de gamins maléfiques ! Tous ces indices que tu nous as laissés ! Tu t’es bien amusé ce soir, Henry ? Tu te crois plus malin que tout le monde, hein ? »

Henry l’observait, bouche bée, d’un air interrogateur. Sa lèvre inférieure tressautait. Il songea à cette nuit sur le ferry, là où tout avait commencé — une nuit pareille à celle-ci.

« Je ne comprends pas…

— Grant qui retrouve son fils après toutes ces années, un fils innocenté du crime dont on l’accusait — quel conte de fées… »

La lumière du phare incendia de nouveau le bateau ; le pinceau lumineux frappa Jay pour la deuxième fois, et celui-ci leva devant lui la main qui tenait l’arme. Henry avait toujours la lumière dans le dos.

« Sauf que Grant et Meredith n’ont jamais eu un fils mais une fille, n’est-ce pas, Henry ? dit Jay à voix très basse quand la lumière eut disparu.

— Quoi ? »

À cause du bruit des vagues, Henry se demanda s’il avait bien entendu.

« Ton groupe sanguin est O négatif. Or celui de Grant Augustine est AB+. En aucun cas, un père AB+ ne peut avoir un fils O négatif… En revanche, celui de Naomi était AB+.

— Foutaises ! rétorqua Henry. Il existe des cas… très rares, mais ils existent…

— Ah ouais ? Une chance sur combien de millions ? Et même : admettons… Sauf que ce bon vieux Doug — tu te souviens de Doug ? votre voisin et le meilleur ami de tes mamans — n’a jamais entendu parler de Meredith… Et que, selon lui, tu n’avais pas deux ou trois ans quand tes mères t’ont adopté — mais sept. Tu paries combien que, si on fait une comparaison ADN entre Grant et toi, directe celle-là, elle sera négative ? Tes parents s’appelaient Georgianna et Tim Mercer. Ils sont morts noyés quand tu avais sept ans. Et puisque tu n’es pas le fils de Grant, mais que cet enfant dont tu es le père et que Naomi portait est bien son petit-fils, j’en conclus que le fragment de l’ADN de Grant que ce fœtus a en lui ne vient pas de toi mais d’elle… Naomi s’était confiée à toi, c’est ça ? Elle t’avait dit qu’elle était la fille de Grant Augustine et elle t’avait raconté toute l’histoire de Meredith, sa mère, pas vrai ? Mais, dans ce cas, si nous envisageons cette hypothèse, pour quelle raison Meredith a-t-elle fait croire à Grant qu’elle avait eu un fils et non une fille ? »

Henry se taisait, muré dans son silence ; il claquait des dents.

« Peut-être pour la même raison qu’elle n’a cessé de le fuir, de se cacher et qu’elle a changé de nom, poursuivit Jay. Pour protéger l’enfant, pour empêcher Grant de le… de la retrouver le jour où il se mettrait en tête de le faire… Meredith savait les moyens dont il dispose. Évidemment, cela changeait beaucoup de choses si, dès le départ, Grant Augustine cherchait un garçon au lieu d’une fille… En langage militaire, on appelle ça un leurre, une contre-mesure… Et puis, elle savait qu’il avait déjà trois filles et qu’il rêvait d’un héritier mâle : alors, peut-être qu’un beau matin elle a acheté des vêtements pour un garçon de trois mois et qu’elle lui a envoyé la photo de Naomi à trois mois avec ce stupide commentaire au dos — difficile de reconnaître une fille d’un garçon à cet âge, pas vrai ? — rien que pour exercer une sorte de… vengeance. »

Ce fut le moment qu’Henry choisit pour agir : le moment où Jay s’y attendait le moins — précisément parce qu’il ne quittait pas Henry des yeux —, le moment où la flèche de lumière dans le dos d’Henry rendit Jay provisoirement aveugle, l’obligeant à lever la main qui tenait l’arme pour ne pas être ébloui.

Henry savait qu’il disposait d’une demi-seconde d’avance : celle pendant laquelle Jay ne saurait pas si Henry avait vraiment bougé ou si c’était une illusion d’optique due au passage sur eux du pinceau lumineux et à toute cette pluie. Il frappa Jay. En pleine face. Puis il se jeta sur l’arme. Mais Jay avait déjà compris la manœuvre et, malgré la douleur qui lui fit pousser un cri de rage, il tint bon. L’adulte et l’adolescent s’agrippèrent, chacun tirant l’arme à lui, leurs doigts glissants crispés dessus. La main libre de Jay chercha les yeux d’Henry, labourant sa figure ruisselante comme une patte de fauve, pendant que celui-ci bourrait les côtes de Jay de coups de poing et lui expédiait des coups de genou dans les jambes. Puis ils glissèrent et tombèrent dans le fond du bateau, rebondissant contre l’arcasse. Henry sentit sa nuque heurter violemment le bord. Allongé sur le pont rempli d’eau, il reçut ensuite autant de coups qu’il en donna ; les coups de Jay étaient plus précis, plus destructeurs, mais, heureusement pour Henry, il manquait d’espace et ils étaient trop étroitement emmêlés. Finalement, Henry mordit Jay au poignet de toutes ses forces, cherchant les veines, et celui-ci hurla de douleur. Il lâcha l’arme qui roula sur le pont et Henry se jeta dessus. Il fit volte-face, la braquant sur Jay à l’instant où celui-ci allait bondir sur lui.

« Espèce de sale petit fumier ! Tu m’as arraché le poignet ! dit Jay.

— Ta gueule ! s’écria Henry, le cœur battant très vite. Recule ! Recule ! »

Jay obéit, reculant sur ses fesses vers le poste de pilotage. Il se tenait la cheville.

« Merde ! Je me suis tordu la jambe !

— Ne bouge plus ! »

Les yeux d’Henry brillaient d’un éclat neuf. Il entrevoyait une lueur d’espoir. L’espoir de sortir vivant de cette nuit, l’espoir de sauver ce qui pouvait l’être. La tête lui tournait, ses pulsations étaient trop rapides, son torse le brûlait là où Jay l’avait frappé — Jay qui regardait fixement le canon de l’arme. Du sang s’écoulait de son nez et trempait son chandail.

« C’est Naomi qui t’avait raconté toute l’histoire, hein ? poursuivit Jay comme si rien ne s’était passé, juste un poil essoufflé. Je suppose qu’elle la tenait de sa mère… Naomi et Meredith ont vécu sur la réserve indienne Lummi avant de vivre sur Glass Island : deux communautés fermées, deux endroits difficiles à infiltrer, où un intrus ne passe pas inaperçu. On s’est renseignés : quand son père est revenu avec sa mère sur le territoire de la réserve, après trois ans passés à Decatur, Naomi avait deux ans. Il l’a présentée comme sa fille… C’est au moment où elle t’a raconté son histoire ou un peu plus tard que la petite graine a germé dans ton esprit ? La graine de l’avidité et du crime… Devenir cet héritier mâle qui n’a jamais existé… Mais, pour cela, il fallait que la vraie héritière et toutes les personnes qui connaissaient la vérité quittent la scène : Naomi, sa mère, tes mères adoptives… Le voilà, ton mobile… »

Henry ne dit rien. Il réfléchissait. Évaluait chaque option. Plus le droit à l’erreur. Il allait falloir jouer serré, mais il y avait un espoir. Un espoir authentique. Jay parlait toujours.

« Tu devais bien savoir, pourtant, que Grant demanderait tôt ou tard un test ADN entre lui et toi — un test forcément négatif. Tu as dû réfléchir longtemps à cette pierre d’achoppement de ton plan… Et puis, Naomi t’a annoncé qu’elle était enceinte… Et là, bingo ! (Jay se massa la cheville en grimaçant.) Je dois dire que tu es un garçon étonnamment plein de ressources ; tu as immédiatement compris les implications de cette grossesse. Tu as compris qu’elle était une occasion qui ne se présenterait jamais plus. Tout à coup, tu as entrevu la solution : si tu pouvais faire en sorte que le test ne soit pas effectué sur toi mais sur… votre enfant ! C’est toi qui as envoyé cette carte postale à Martha Allen, pas vrai ? Naomi t’avait aussi raconté l’histoire de Martha — cette brave Martha, l’assistante de Grant, qui avait aidé sa mère à disparaître : l’histoire de l’amitié qui liait Martha à Meredith… Tu savais déjà, à ce moment-là, qui était ton soi-disant père et de quels moyens il disposait : ceux de la plus puissante et de la plus redoutable agence gouvernementale du monde. Tu t’es dit que Martha était forcément surveillée. Alors, tu as d’abord attiré notre attention sur l’île grâce à cette carte postale, puis — quand tu as été à peu près sûr que tout ce qui s’y passait était sous surveillance — tu as tué Naomi. Un meurtre sur l’île, à ce moment-là : l’intérêt se focaliserait du même coup sur le principal suspect, toi, le petit ami de la victime. Surtout, tu étais sûr que — plus encore que le meurtre — c’était ton profil qui attirerait immanquablement notre attention : après tout, tu es toi-même un enfant adopté, dont les mamans lui interdisaient soi-disant de mettre des photos sur Facebook, tu as exactement l’âge souhaité, et personne sur l’île ne savait d’où tes mamans et toi veniez vraiment. Tu avais le profil idéal pour être le fils de Grant Augustine. Tu savais que le légiste découvrirait la grossesse de Naomi, et que cette information remonterait jusqu’à mon patron. À partir de là, comme tu l’avais prévu, il n’a pu résister à la tentation de demander une comparaison de son ADN avec celui du fœtus. Et c’est là que tu t’es montré véritablement diabolique, je dois dire. Car Grant n’allait pas demander une comparaison avec celui de la mère, non ! Pour quoi faire ? C’était un fils qu’il cherchait, pas une fille. Il avait juste besoin de savoir qu’il était le grand-père du fœtus pour confirmer ce qu’il soupçonnait déjà. Quelle astuce brillante !

— Merci », dit tranquillement Henry en esquissant un sourire.

Au-dessus de leurs têtes, le pinceau du phare revenait à intervalles réguliers. Ils étaient assis face à face, dans le fond du bateau que le roulis balançait, trempés jusqu’aux os. Jay massait tantôt sa cheville, tantôt son poignet sanguinolent, qui portait l’empreinte des dents d’Henry. Ou bien il essuyait le sang qui coulait toujours sur son visage et se mélangeait à la pluie.

« Ça a presque fonctionné. Comme toute comparaison ADN, celle-ci consistait en un test standard sur un certain nombre de marqueurs génétiques. Ces marqueurs utilisés en biologie légale, comme tu le sais, ne disent absolument rien des caractéristiques de la personne — pas plus qu’une empreinte digitale ne dit si la personne est blonde ou brune, si elle a les yeux bleus ou marron… Bref, le brillant Grant Augustine, avec toutes ses interceptions et ses systèmes de surveillance, est tombé dans le panneau que lui tendait un gamin de seize ans ! Je te tire mon chapeau. »

Jay inclina la tête en fixant le canon de l’arme et Henry la releva aussitôt de quelques centimètres. « N’y pense même pas, dit-il.

— Là où tu t’es montré très habile, c’est en faisant en sorte que toutes les scènes de ton histoire qui pouvaient être corroborées par d’autres témoins soient rigoureusement exactes — et en réécrivant à ta convenance celles dont les témoins sont morts et celles où tu étais seul… Comme, par exemple, cette scène très émouvante où tes mères t’ont soi-disant parlé de Meredith et de Grant. Comme ce coup de fil que tu as passé à ta mère hier. Celui où elle t’aurait tout avoué. La police en a confirmé l’existence… Sauf que, comme par hasard, tu lui as demandé de sortir dans le jardin et d’utiliser son téléphone secret pour que personne ne puisse entendre la conversation. Qu’est-ce que vous vous êtes dit ? C’est là que tu lui as sauté dessus, à l’abri des regards ? Je parie aussi que ce n’est pas Shane qui a dénoncé les Oates à la police par un coup de fil anonyme — mais toi, Henry… Tu comptais leur faire porter le chapeau pour la mort de tes mères, d’une manière ou d’une autre… et tu as réussi. Ça a été moins une, cela dit, en haut du phare. En t’attaquant à ces dégénérés, tu as quand même pris de sacrés risques… Et quand le Vieux et son autre fils se sont pointés, tu as fait semblant d’arriver de la mer après la bataille alors que tu étais déjà là depuis un petit moment : c’est toi qui as mis le feu à la baraque, c’est toi qui les as tuées…

— Il faudrait être un monstre… », dit Henry en souriant. (Sa voix avait tout à coup pris des accents grivois, et Jay sursauta.) Elles se croyaient mes mamans… Pour qui se prenaient-elles ? (Jay vit les traits du garçon se durcir.) Elles n’ont jamais été mes parents ! se récria-t-il avec une véhémence inattendue. Jamais ! Je les détestais. Elles me gardaient en cage sur cette putain d’île comme si j’étais un monstre… Elles croyaient m’aimer, mais je voyais bien dans leurs regards qu’elles avaient peur de moi… À Los Angeles déjà, elles avaient honte de moi. Liv a même dit une fois qu’elle regrettait de m’avoir adopté. Elle ne savait pas que j’écoutais, à ce moment-là.

— Elles ont tout sacrifié, tout quitté pour toi.

— Vous essayez quoi… de me culpabiliser ?

— Et cette idée de planquer l’argent que tu avais extorqué à tous ces gens dans le box de ta mère, et de faire semblant de le retrouver ensuite ! Un de nos hommes vient de rafraîchir la mémoire du gérant du garde-meubles : il affirme à présent que tu es venu deux fois… Ou celle de pister Taggart et puis Darrell Oates grâce à une pièce de puzzle que tu avais toi-même mise sur cette plage ! Bien entendu, tu savais déjà ce que Charlie et toi vous alliez trouver dans l’ordinateur de Taggart… On a un peu fouillé par-ci par-là. Même si tu sais effacer tes traces, Henry, tu n’es pas tout à fait aussi bon que tu le crois, mais tu es quand même un hacker fichtrement doué. Apparemment, cela fait des années que tu t’amuses à entrer dans les ordinateurs de tes voisins, et même de toute cette fichue île. Tu savais tout ou presque sur les habitants de Glass Island bien avant nous. C’était toi, le maître chanteur… Tu as bien dû te marrer, pendant tout ce temps…

— Vous êtes assez mal placé pour me jeter la pierre », répliqua Henry.

Ses yeux flamboyaient d’un éclat nouveau. Il n’avait plus du tout l’air apeuré, à présent. Ses traits s’étaient subtilement modifiés et c’était maintenant lui qui ressemblait à un prédateur.

« Un point pour toi…, dit Jay. Et Naomi : c’est toi qui la scarifiais, n’est-ce pas ? »

Il vit les lèvres d’Henry se retrousser.

« Naomi… elle prenait tout tellement au sérieux… et elle avait tellement peur de moi… Je n’en reviens toujours pas qu’elle ait eu le courage de rompre, ce soir-là, sur le ferry ! C’est ça qui m’a décidé, au fait, vous savez… J’avais tout prévu, comme vous l’avez dit, mais ça restait un scénario très virtuel, vous voyez ? Un truc dans ma tête. Même quand j’ai eu envoyé cette carte, je n’étais pas sûr d’aller plus loin, je voulais juste… voir ce qui allait se passer ensuite, où ça allait nous mener. Mais lorsqu’elle m’a dit qu’elle voulait rompre, je me suis dit qu’elle avait elle-même décidé de la suite des événements… »

Jay lut l’arrogance sur ses traits et il entendit la jubilation dans sa voix.

« Je ne sais pas exactement à partir de quand elle a compris le danger… Peut-être quand j’ai montré un peu trop d’intérêt pour son histoire… ou quand sa mère et elle ont reçu à leur tour un mail du maître chanteur… Elle enquêtait sur moi… elle fouinait partout… Elle a même participé à une soirée de ce connard de Harding pour voir si j’en faisais partie ! Alors, pour la punir, j’ai commencé à la scarifier. Au début, une petite entaille par-ci par-là, puis de plus en plus… Après, je la consolais, je lui jurais que je serais toujours là pour elle, qu’il n’y avait que nous et, à ce moment-là, je le pensais… En même temps, cette histoire avec ton patron m’obsédait. Je voyais bien qu’il y avait là une… possibilité. Et puis, elle est tombée enceinte et les choses ont commencé à se mettre en place, petit à petit…

— Sur le ferry, ce soir-là, qu’est-ce que tu lui as dit ? »

Le sourire sardonique n’avait pas quitté les lèvres d’Henry. Il s’accentua, même.

« Que j’allais la passer par-dessus bord, que j’allais la tuer…

— C’est pour ça qu’elle s’est planquée dans les toilettes ensuite, commenta Jay d’une voix neutre.

— Donc, vous aviez l’intention de me tuer cette nuit ? ricana Henry. Vous êtes un type vraiment dangereux, Jay, vous savez !

— Ce n’est pas pour te tuer que je t’ai amené ici, Henry…

— Ah non ? Pourquoi, alors ?

Où est-elle ?

— Qui ça ?

— Meredith, la mère de Naomi… Où est-ce que tu l’as balancée ? Tu n’as pas eu beaucoup de temps pour le faire, cette nuit-là, vu qu’il fallait aussi s’occuper de Naomi. Alors, tu n’as pas dû aller bien loin…

— Vous n’avez aucune preuve, répéta Henry. Et vous allez mourir.

— Ah oui ? Et que va penser ton… père quand il ne me verra pas demain ? Quelqu’un d’autre est au parfum, Henry. Tu ne t’en tireras pas comme ça… »

L’espoir était comme la marée : il venait et refluait.

« Tu veux être ce fils ou pas ? » dit soudain Jay.

Un objet était apparu dans son poing droit — un petit objet noir et compact qui ressemblait à un revolver de petit calibre. Assez gros cependant, à cette distance, pour griller la cervelle d’Henry. Jay le braquait sur lui : il était attaché depuis le début à sa cheville.

« Ton arme est vide », ajouta-t-il.

Les vagues clapotaient contre la coque, la pluie les douchait.

« Vous mentez !

— Appuie sur la détente, tu verras. »

Les deux bouches noires se faisaient face. Jay vit Henry presser la détente. Il y eut un déclic. Rien ne se passa.

« Tu vois… Alors ? Tu veux être ce fils ou pas ?

— Hein ?

— Le fils de Grant Augustine : tu es si près du but… »

Malgré le manque d’éclairage, Jay lut la perplexité dans les prunelles d’Henry. « Pourquoi m’aideriez-vous ?

— Parce que tu crois que c’est ce que je fais ? »

Jay était toujours assis au fond du bateau, le dos contre l’un des deux sièges pivotants du poste de pilotage, sur lesquels ricochait la pluie, son petit revolver braqué sur Henry. Dans ses yeux passa quelque chose qui ressemblait à de la ferveur, à de la dévotion — à de l’amour…

« La loyauté, la fraternité : des mots qui te sont étrangers, pas vrai, Henry ? »

Jay avait parlé d’une voix étrangement tendre et émue.

« J’ai grandi avec cet homme, comme tu as grandi avec Charlie. À l’âge de dix ans, nous étions déjà les meilleurs amis du monde… Il n’y a que quand je suis entré dans les Marines et ton père à l’université que nous avons été séparés… J’ai la prétention de penser qu’il est mon meilleur ami autant que mon patron… Ton père est ce genre de personnes : celles qu’on ne peut s’empêcher d’admirer… ou de jalouser, selon son tempérament. Je ne l’admire pas, précisa Jay, mais je lui suis loyal. Je sais que ton père ne me laissera jamais tomber, tout comme je ne le trahirai jamais… Parce que la vie nous a mis sur le chemin l’un de l’autre, tu comprends ? »

À l’évidence, Henry ne comprenait pas. Il devait se demander pourquoi Jay répétait sans arrêt le mot père, si c’était un nouveau piège — comme quand Jay avait fait semblant de se laisser désarmer pour mieux l’amener à dévoiler son jeu.

« J’ai passé ma vie à servir cet homme, expliqua Jay. Chaque fois qu’il a eu besoin de moi, j’ai été là. Ça doit paraître insensé à quelqu’un comme toi, mais réfléchis : lequel des deux est le maître de l’autre, en réalité ? J’ai tout sacrifié pour lui, j’ai fait les pires choses pour lui. Si je lui révèle la vérité, il sera brisé, il ne s’en relèvera pas. Tant qu’il avait un doute, un espoir, même minuscule, il pouvait vivre avec… Mais découvrir ça : qu’il n’a jamais eu de fils, qu’il a été berné depuis le début, que sa fille a été assassinée… Dans quelques jours vont avoir lieu des élections très importantes pour nous. Pas question jusque-là qu’on soit mêlés à ce qui s’est passé ici. Alors, tu vas venir avec nous, tu vas jouer ton rôle et, une fois les élections passées, tu seras présenté officiellement comme le fils retrouvé de Grant Augustine. Ne t’inquiète pas : je t’aiderai… Tu as de telles dispositions…

— Comme ça, c’est vous qui tirerez les ficelles… », dit Henry.

Jay sourit. « N’est-ce pas ce que j’ai toujours fait ? »


Il fixait la brume.

« Mais il y a une condition… »

Jay vit Henry redevenir méfiant.

« Tu dois me dire où elle est… Je veux m’assurer par moi-même que le cadavre de Meredith ne ressurgira pas… »

Il vit qu’Henry réfléchissait.

« Dépêche-toi. On n’a pas toute la nuit…

— Elle est tout près d’ici, je vais vous montrer. »

Jay fit signe à Henry de se mettre à la barre. Celui-ci poussa la manette à fond et le museau du canot sortit de l’eau. L’embarcation vira. L’étrave fendit la houle, les vibrations du moteur se communiquant à la coque. Ils n’eurent pas à aller loin.

« Là », dit Henry en montrant des rochers à une dizaine de mètres.

Il désignait un petit cap qui se terminait par une colonne de gros rochers luisants s’enfonçant dans la mer, difficiles d’accès autrement que par l’eau. Ils stoppèrent à dix mètres de l’endroit. Des arbres pétrifiés aux formes tourmentées, un bouquet d’épinettes et des pins surgissaient de la pluie au-dessus des blocs.

« Elle est là… au fond… J’ai mis des poids dans ses poches… »

Jay montra la cabine du canon de son arme.

« Il y a une tenue de plongée. Prépare-toi. Tu vas la remonter… »


Henry avait perdu toute arrogance. Il avait peur. Il s’enfonçait dans la nuit, la torche étanche à la main, avec pour seuls bruits celui de sa respiration quand il inspirait et le crépitement des bulles quand il expirait.

Il descendait à lents coups de palmes et s’efforçait de déglutir régulièrement, comme Jay lui avait conseillé de le faire. Là-haut, le projecteur d’au moins trente centimètres de diamètre avait d’abord été braqué sur les profondeurs et Henry avait vu du plancton et des petits poissons dans l’eau illuminée. Puis, à la surface, Jay avait fini par l’éteindre — sans doute parce qu’il les rendait trop repérables — et Henry évoluait depuis dans un étroit tunnel de lumière. Il commençait à sentir la pression de toute cette eau sur ses tympans. Il était un excellent nageur, mais il n’avait pas plongé avec une bouteille plus de trois fois dans sa vie — la dernière lorsqu’il avait accompagné Meredith dans son dernier voyage. Et le cadavre de Meredith se trouvait par vingt mètres de fond. Il devrait remonter prudemment, et ne pas céder à la panique qui menaçait de le gagner.

Il n’osait pas penser aux créatures qui devaient l’observer, tapies dans le noir, à la limite de son champ de vision. Et une autre pensée le frappa : est-ce que Jay allait le tuer une fois qu’il aurait récupéré le corps ? Et si sa promesse n’était qu’un bluff ? Pendant un instant, Henry envisagea de s’enfuir. De se livrer à la police… Mais est-ce que Jay n’avait pas prévu ça aussi ? Il y avait sans doute un type planqué quelque part sur la terre ferme, avec un flingue, ou bien un drone en train de surveiller le secteur — ou les deux…

Des millions de particules flottaient dans le rayon de sa torche, tourbillonnant sur elles-mêmes, dans un sens puis dans l’autre, au gré des courants, comme mues par un mouvement collectif de balancier. Le faisceau toucha enfin le fond. Ce fond était une scène blafarde, violemment réveillée par la lumière blanche mais cernée de ténèbres. Tout avait l’air pâle et décoloré, comme dans une photo surexposée, mais dès que la torche se déplaçait, la portion éclairée retombait dans la nuit la plus impénétrable. Henry vit un poisson qui ressemblait à un simple bâton avec deux yeux sur les côtés et une sorte de mille-pattes au milieu des algues et des rochers — puis il la vit elle.

L’apparition spectrale fit s’accélérer sa respiration. Elle était ainsi qu’il l’avait laissée : dissimulée aux regards par plusieurs planches. Il s’approcha en ondulant et les souleva une par une. Il vida ses poches des petits haltères qu’il y avait glissés. Pendant toute l’opération, il évita de regarder ses yeux vides, son visage fantomatique et ses cheveux ondulants. Il dut néanmoins la prendre dans ses bras et la sensation de ce poids mort fit passer un frisson tout le long de sa colonne vertébrale, sous le néoprène. Sa respiration commençait à être un peu trop oppressée dans le détendeur quand il se propulsa vers la surface, mais il prit quand même garde à caler sa vitesse de remontée sur celle des bulles qu’il produisait. Il faisait tout pour ignorer la mère de Naomi ; il braquait la torche dans la direction opposée. Mais elle n’était qu’à quelques centimètres de lui — son visage bouffi et difforme, sa peau d’une blancheur cireuse, son abdomen et sa poitrine démesurément enflés. Ses cheveux dansaient dans l’eau comme des algues et frôlaient son masque. Une théorie de petits poissons nécrophages l’accompagnait en frétillant, comme une cohorte de fans avides. Ses chevilles et ses poignets étaient toujours attachés avec de la ficelle.

Au cours de cette lente remontée, dans cette intimité forcée avec la morte, Henry passa par plusieurs stades : effroi, désespoir, répulsion, résignation, impatience…

Quand enfin il creva la surface hérissée de pluie, Jay avait rallumé le projecteur et Henry fut momentanément aveuglé après son bref séjour dans les ténèbres. Il poussa le corps vers le haut en clignant des yeux, ébloui, et Jay le tira à lui, le délivrant de ce fardeau. En cet instant précis, Henry eut la vision de ce que serait sa vie, désormais : elle dépendrait en tout du bon vouloir de Jay — Jay qui l’empoignait et le hissait à bord du bateau, Jay qui l’aidait à se débarrasser de son masque, du détendeur et de la bouteille. Ils se regardèrent. Henry éprouva une sensation bizarre quand Jay lui fit un clin d’œil, puis l’adulte alla chercher une grande housse en nylon noir pourvue d’une fermeture Éclair, assez grande pour contenir un corps humain, et ils firent disparaître celui de Meredith à l’intérieur, avant de transporter le tout dans la cabine.

Quand il émergea de nouveau à l’air libre, Henry se précipita vers le bord et vomit dans l’océan, la moitié du corps versé hors du bateau. Il entendit le floc flasque et humide de ses régurgitations quand elles heurtèrent la surface de l’eau et il frissonna. Il essuyait sa bouche avec de l’eau de mer, en reprenant sa respiration, lorsque Jay se planta devant lui.

« À partir de cet instant, tu es le fils de Grant Augustine. Et tu le seras jusqu’à ta mort… Ce qui s’est passé cette nuit n’apparaîtra jamais nulle part. Bien sûr, s’il te venait un jour à l’idée de me faire disparaître de manière à ce qu’il n’y ait plus personne pour connaître la vérité à part toi, sache que j’ai déjà pris une police d’assurance. »

Henry était parcouru de tremblements. Jay fixait le brouillard au-dessus de lui, sans le regarder.

« Te voilà en une seule nuit devenu riche, le fils d’un homme puissant, avec un avenir radieux devant toi… Alors, pourquoi cette tête d’enterrement ?

— Vous ne me lâcherez jamais, pas vrai ? dit-il en levant les yeux vers Jay.

— Tu ne crois quand même pas que tu vas t’en tirer à si bon compte ? »

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