ALLOCUTION D’HENRI QUATRIEME
ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE

du haut d’un nuage qui le demasque pendant l’espace d’un eclair, puis se referme sur lui


On m’a conjure, on a voulu s’inspirer de ma vie, fame de pouvoir me la rendre. Je ne suis pas tres sur, moi-meme, de desirer son retour, et encore moins, de bien comprendre pourquoi j’ai du accomplir ma destinee. Au fond, notre passage sur la terre est marque par des peines et des joies etrangeres a notre raison, et parfois au-dessous de nous memes. Nous ferions mieux, si nous pouvions nous regarder. Quant aux autres, ils m’ont assurement juge sans me voir. Certain jour, jeune encore, quelqu’un, s’approchant par derriere, me ferma les yeux de ses mains; a quoi je repondis que pour l’oser, il fallait etre ou grand ou fort temeraire.

Regardez moi dans les yeux. Je suis un homme comme vous; la mort n’y fait rien, ni les siecles qui nous separent. Vous vous croyez de grandes personnes, appartenant a une humanite de trois cents ans plus agee que de mon vivant. Mais pour les morts, qu’ils soient morts depuis si longtemps ou seulement d’hier, la difference est minime. Sans compter que les vivants de ce soir sont les morts de demain. Va, mon petit frere d’un moment, tu me ressembles etrangement. N’as-tu pas essuye les revers de la guerre, apres en avoir connu la fortune? Et l’amour donc, ses luttes ahannantes suivies d’un bonheur impatient et d’un desespoir qui perdure. Je n’aurais pas fini poignarde si ma chere maitresse avait vecu.

On dit cela, mais sait-on? J’ai fait un saut perilleux qui valait bien ces coups de poignard. Mon sort se decida au meme instant que j’abjurai la Religion. Cependant, ce fut ma facon de servir la France. Par la, souvent nos reniements equivalent a des actes, et nos faiblesses peuvent nous tenir lieu de fermete. La France m’est bien obligee, car j’ai bien travaille pour elle. J’ai eu mes heures de grandeur. Mais qu’est-ce qu’etre grand? Avoir la modestie de servir ses semblables tout en les depassant. J’ai ete prince du sang et peuple. Ventre saint gris, il faut etre l’un et l’autre, sous peine de rester un mediocre amasseur d’inutiles deniers.

Je me risque bien loin, car enfin, mon Grand Dessein est de l’epoque de ma decheance. Mais la decheance n’est peut-etre qu’un achevement supreme et douloureux. Un roi qu’on a appele grand, et sans doute ne croyait-on pas si bien dire, finit par entrevoir la Paix eternelle et une Societe des Dominations Chretiennes. Par quoi il franchit les limites de sa puissance, et meme de sa vie. La grandeur? Mais elle n’est pas d’ici, il faut avoir vecu et avoir trepasse.

Un homme qui doit cesser de vivre, et qui le sent, met en chemin quand meme une posterite lointaine, abandonnant son oeuvre posthume a la grace de Dieu, qui est certaine, et au genie de siecles qui est hasardeux et qui est incomplet. Mon propre genie l’a bien ete. Je n’ai rien a vous reprocher, mes chers contemporains de trois siecles en retard sur moi. J’ai connu l’un de ces siecles, et qui n’etait plus le mien. Je lui etais superieur, ce qui ne m’empechait pas d’etre meme alors un rescape des temps revolus. Le suis-je encore, revenu parmi vous? Vous me reconnaitriez plutot, et je me mettrais a votre tete: tout serait a recommencer. Peut-etre, pour une fois, ne succomberais-je pas. Ai-je dit que je ne desirais pas revivre? Mais je ne suis pas mort. Je vis, moi, et ce n’est pas d’une maniere surnaturelle. Vous me continuez.

Gardez tout votre courage, au milieu de l’affreuse melee ou tant de formidables ennemis vous menacent. Il est toujours des oppresseurs du peuple, lesquels oncques n’aimai; a peine ont-ils change de costume, mais point de figure. J’ai hai le roi d’Espagne, qui vous est connu sous d’autres noms. Il n’est pas pres de renoncer a sa pretention de suborner l’Europe, et d’abord mon royaume de France. Or, cette France qui fut mienne, en garde le souvenir; elle est toujours le poste avance des libertes humaines, qui sont liberte de conscience et liberte de manger a sa faim. Il n’y a que ce peuple qui, de par sa nature, sache aussi bien parler que combattre. C’est, en somme, le pays ou il у a le plus de bonte. Le monde ne peut etre sauve que par l’amour. A une epoque de faiblesse, on prend violence pour fermete. Seuls les forts peuvent se permettre de vous aimer, puisque aussi bien, vous le leur rendez difficile.

J’ai beaucoup aime. Je me suis battu et j’ai trouve les mots qui saisissent. Le francais est ma langue d’inclination: meme aux etrangers je rappellerai que l’humanite n’est pas faite pour abdiquer ses reves, qui ne sont que des realites mal connues. Le bonheur existe. Satisfaction et abondance sont a portee de bras. Et on ne saurait poignarder les peuples. N’ayez pas peur des couteaux qu’on depeche contre vous. Je les ai vainement redoutes. Faites mieux que moi. J’ai trop attendu. Les revolutions ne viennent jamais a point nomme: c’est pourquoi il faut les poursuivre jusqu’au bout, et a force. J’ai hesite, tant par humaine faiblesse que parce que je vous voyais deja d’en haut, humains, mes amis.

Je ne regrette que mes commencements, quand je bataillais dans l’ignorance de tout ce qui devait, par la suite, m’advenir: grandeur et majeste, puis trahison amere, et la racine de mon coeur morte avant moi, qui ne rejetera plus. Si je m’en croyais, je ne vous parlerais que de cliquetis d’armes, et de cloches faisant un merveilleux bruit, sonnant l’alarme de toutes parts, les voix criant incessamment: Charge! charge! et tue! tue! J’ai failli etre tue trente fois a ce bordel. Dieu est ma garde.

Et voyez le vieil homme qui n’a eu aucune peine a vous apparaitre, quelqu’un m’ayant appele.


En guise de rideau, le nuage d’or se referme sur le roi.

Загрузка...