PREMIÈRE PARTIE LA MAIN CHAUDE

1

Tu as peur, petit homme ?… Dis : tu as peur ?

Ali ne répondait pas — trop de vipères dans la bouche.

— Tu vois ce qui arrive, petit Zoulou ? Tu vois ?!

Non, il ne voyait rien. Ils l’avaient saisi par la racine des cheveux et tiré devant l’arbre du jardin pour le forcer à regarder. Ali, buté, rentrait la tête dans les épaules. Les mots du géant cagoulé lui mordaient la nuque. Il ne voulait pas relever les yeux. Ni crier. Le bruit des torches crépitait à ses oreilles. L’homme serra son scalp dans sa main calleuse :

— Tu vois, petit Zoulou ?

Le corps se balançait, chiffe molle, à la branche du jacaranda. Le torse luisait faiblement sous la lune mais Ali ne reconnaissait pas le visage : cet homme pendu par les pieds, ce sourire sanglant au-dessus de lui, ce n’était pas celui de son père. Non, ce n’était pas lui.

Pas tout à fait.

Plus vraiment.

Le sjambock[1] claqua de nouveau.

Ils étaient tous là, réunis pour la curée, les « Haricots verts » qu’on avait formés pour maintenir l’ordre dans les townships, ces Noirs à la solde des maires achetés par le pouvoir, les seigneurs de la guerre, les autres aussi, les contrevenants aux boycotts à qui on avait coupé les oreilles : Ali voulut implorer, leur dire que ça ne servait à rien, qu’ils faisaient erreur, mais sa gorge aspirait du vide. Le géant ne l’avait pas lâché :

— Regarde, petit : regarde !

Son haleine puait la bière et la misère du bantoustan[2] : il frappa encore, deux fois, des coups cinglants qui déchiraient la chair de son père, mais l’homme pendu à l’arbre ne réagissait plus. Perdu trop de sang. La peau décollée de tous les bords. Méconnaissable. Le réel fissuré. Ali en apesanteur visait l’autre bout du ciel : ce n’était pas son père, ça… Non.

On lui tordit le crâne comme un écrou, avant de le jeter face contre terre. Ali tomba sur la pelouse desséchée. Il ne reconnaissait pas les hommes autour de lui, les géants portaient des bas, des cagoules, il voyait juste la rage qui transpirait des regards, leurs vaisseaux éclatés comme des fleuves de sang. Il cacha sa tête dans ses mains pour s’y enfouir, se replier, se chiffonner, redevenir liquide amniotique… À deux pas de là, Andy faiblissait à vue d’œil. Il portait encore son short rouge pour la nuit, tout imbibé d’urine, et ses genoux s’entrechoquaient. On lui avait lié les mains dans le dos et enfilé un pneu autour du cou. Les ogres le bousculaient, crachaient sur son visage, s’invectivaient ; c’était à qui trouverait la bonne formule, la meilleure justification pour le massacre. Andy les regardait, les yeux hors de leur orbite.

Ali n’avait jamais vu son frère flancher : Andy avait quinze ans, c’était lui l’aîné. Bien sûr ils se battaient souvent tous les deux, au grand dam de leur mère, mais Ali était décidément trop mioche pour se défendre. Ils préféraient aller à la pêche, jouer avec les petites voitures en fil de fer qu’ils se confectionnaient. Peugeot, Mercedes, Ford, Andy était un expert. Il avait même bricolé une Jaguar, qu’ils avaient vue dans un magazine, une voiture anglaise qui les faisait rêver. Maintenant ses genoux cagneux grelottaient sous les torches, le jardin où on l’avait traîné empestait l’essence et les géants se disputaient autour des bidons. Plus loin des gens criaient dans la rue, les Amagoduka qui venaient de la campagne et qui ne comprenaient pas ce qu’on faisait à leurs voisins — le supplice du collier.

Andy pleurait, des larmes noires sur sa peau d’ébène, avec son short rouge trempé de peur… Ali vit son frère chanceler quand on jeta l’allumette sur le pneu imbibé d’essence.

— Tu vois ce qui arrive, petit homme ! Tu vois !

Un cri, la coulée de pétrole sur ses joues, la silhouette disloquée de son frère qui s’échappe, qui fond comme un soldat de caoutchouc, et cette épouvantable odeur de brûlé…

Les oiseaux tiraient des diagonales impossibles entre les angles de la falaise ; ils piquaient vers l’océan, s’inventaient des suicides, revenaient, à tire-d’aile…

Perché sur le terre-plein qui dominait le site, Ali Neuman regardait passer les cargos à l’horizon. L’aube pointait sur le cap de Bonne-Espérance, orange et bleu dans le spectre indien. Les baleines n’étaient qu’un but de promenade à ses insomnies — des baleines à bosse, qui à partir de septembre venaient s’ébattre à la pointe de l’Afrique… Ali avait vu un couple, une fois, s’envoyer en l’air avant de plonger ensemble pour une longue apnée amoureuse, en ressortir plein d’écume… La présence des baleines lui procurait un peu de paix, comme si leur force remontait jusqu’à lui. Mais la saison des amours était passée — pour toujours. Le jour perçait la brume sur la mer et elles ne viendraient pas, ni ce matin ni demain.

Les baleines se cachaient de lui.

Les baleines avaient disparu dans les eaux glacées : elles aussi avaient peur du Zoulou…

Délaissant le gouffre qui lui tendait les bras, Neuman descendit le chemin. Le cap de Bonne-Espérance était désert à cette heure — ni cars ni touristes chinois posant sagement devant l’écriteau mythique. Il n’y avait que la brise atlantique sur la lande rasée, des fantômes familiers qui se pourchassaient à l’aurore et l’envie d’en découdre avec le monde. Une colère noire. Même les babouins du parc se tenaient à distance.

Neuman marcha à travers la lande jusqu’à l’entrée du Table Mountain National Park. La voiture attendait de l’autre côté de la barrière, anodine, poussiéreuse. Le vent du large l’avait un peu calmé. Ça ne durerait pas. Rien ne durait. Il mit le contact sans plus penser.

L’important était de tenir.

2

— Bass ! Bass[3] !

Les Noirs aux espadrilles ratatinées qui avaient investi les rails de sécurité guettaient un ralentissement pour vendre leur camelote.

La N2 reliait Cape Town à Khayelitsha, son plus gros township. Au-delà de Mitchell’s Plain, construite jadis par les métis expulsés des zones blanches, s’étendait une zone dunaire : c’est sur cette plaine de sable que le gouvernement de l’apartheid avait décidé de bâtir Khayelitsha, « nouvelle maison », modèle de l’urbanisme de contrôle à la sud-africaine : très éloignée du centre-ville.

Malgré la surpopulation chronique, Josephina refusait de s’installer ailleurs, pas même sur les sites viabilisés de Mandela Park, au sud du township, qu’on avait construit pour la classe moyenne noire émergente — sous ses sourires d’aveugle et sa bonté chronique, la mère d’Ali était une redoutable tête de mule. C’est ici qu’ils s’étaient réfugiés tous les deux, vingt ans plus tôt, dans les vieux quartiers qui formaient Khayelitsha stricto sensu.

Josephina habitait une des core-houses[4] de Lindela, l’axe qui traversait le township, et ne s’en plaignait pas : ils étaient souvent cinq ou six à s’entasser dans cet espace, tout au plus une chambre, une cuisine et une salle de bains exiguë qu’elle avait, l’âge aidant, consenti à agrandir. Josephina était heureuse à sa manière. Elle bénéficiait de l’eau courante, de l’électricité et, grâce à son fils, de « tout le confort dont une aveugle de soixante-dix ans pouvait rêver ». Josephina ne bougerait pas de Khayelitsha, et son colossal embonpoint n’y était pour rien.

Ali avait fini par laisser tomber. On avait besoin de son expérience (Josephina avait son diplôme d’infirmière), de ses conseils, de sa foi. L’équipe du dispensaire où elle exerçait comme bénévole faisait ce qu’elle pouvait pour soigner les malades et, quoi qu’elle en dise, Josephina n’était pas tout à fait aveugle : si elle ne voyait plus précisément les visages, elle distinguait encore les silhouettes, qu’elle appelait ses « ombres »… Une façon de dire qu’elle quittait lentement la surface de ce monde ? Ali ne pouvait s’y résigner. Ils étaient les seuls rescapés de la famille et il n’y en aurait pas d’autres. Son tuteur avait explosé en vol. Il ne tenait qu’à sa base — sa mère.

Ali travaillait beaucoup trop mais il venait voir Josephina le dimanche. Il l’aidait à remplir ses papiers et lui faisait des reproches en lui caressant la main, comme quoi on allait la retrouver morte évanouie si elle continuait à sillonner le township du matin au soir. La grosse femme riait. Disait entre deux hoquets qu’elle vieillissait, une vraie chienlit, qu’il faudrait bientôt faire venir une grue pour la déplacer, alors lui aussi finissait par rire. Pour lui faire plaisir.

Un vent chaud soufflait par la vitre ouverte de la voiture ; Neuman passa le terminal de bus de Sanlam Center et s’engagea sur Lansdowne Street. Tôles ondulées, planches, portes renversées, briques, ferraille, on bâtissait avec ce qui poussait de la terre, ce qu’on récupérait, volait, troquait ; les taudis semblaient se monter dessus, et les antennes emmêlées sur les toits s’entre-dévorer sous un soleil de plomb. Neuman suivit la route d’asphalte qui menait au vieux quartier de Khayelitsha.

Il songeait aux femmes qu’il n’avait jamais ramenées chez sa mère, à Maia, qu’il retrouverait après le déjeuner dominical, quand un mouvement dans son angle mort le tira de ses pensées. Il freina devant un vendeur de cigarettes, qui n’eut pas le temps de l’aborder : Neuman recula sur une vingtaine de mètres, à hauteur du terrain vague.

Derrière les rubans bicolores qui délimitaient le chantier du futur gymnase, deux jeunes molestaient un gamin, un petit pouilleux décharné qui tenait à peine debout… Neuman soupira — il était en avance pour la sortie de l’église — et poussa la portière.

Le gosse avait été jeté à terre, les autres le rouaient de coups de pied et cherchaient à le tirer vers les fondations. Neuman avança avec l’espoir de les faire fuir mais les jeunes continuaient de le dérouiller méchamment — deux tatoués en bandana qui avaient tout l’air de tsotsis[5]. Le gosse avait mordu la poussière, du sang coulait de sa bouche et ce n’est pas ses bras faméliques qui allaient le protéger des coups.

Le plus âgé releva la tête en voyant Neuman débarquer sur le terrain vague :

— Qu’est-ce tu veux, toi ?!

— Foutez-moi le camp.

Le Zoulou était plus épais que les deux tsotsis réunis mais l’aîné avait un calibre sous son tee-shirt jaune-Brésil.

— C’est toi qui vas dégager d’là, siffla-t-il : et vite fait encore !

Le jeune Noir braqua le revolver sur son visage, un Beretta M92 semi-automatique semblable à ceux de la police.

— Où tu as trouvé cette arme ?

La main du tsotsi tremblait. Les yeux translucides. Défoncé sans doute.

— Où tu as trouvé cette arme ? répéta Neuman.

— Dégage on te dit, ou je te troue la peau !

— Ouais, renchérit son acolyte : te mêle pas de ça, pigé ?!

À terre, le gamin se tenait la bouche, recomptait ses dents.

— Je suis officier de police : donnez-moi cette arme avant que je vous corrige pour de bon.

Les deux types échangèrent un regard de soufre et quelques mots en dashiki, le dialecte nigérian.

— Je vais te faire sauter la tête, ouais ! menaça l’aîné.

— Et passer le reste de tes jours en prison à faire la femme pour les caïds, poursuivit Neuman : avec ta jolie petite gueule, tu vas en avaler des bites…

Piqués au vif, les jeunes montrèrent les crocs, deux rangées sales qui tenaient plus de la tranchée.

— Connard ! lâcha le leader, avant de déguerpir.

Son acolyte disparut à sa suite, boitant bas… Deux camés visiblement. Neuman se tourna vers leur victime mais il n’y avait plus qu’une bouillie sur le sol. Le gosse en avait profité pour ramper vers les fondations du chantier : il reculait maintenant à toute allure, le nez morveux de sang.

— N’aie pas peur ! Attends !

À ces mots le gamin jeta un regard terrorisé à Neuman, trébucha contre les gravats avec ses sandales en pneu et s’engouffra dans un tuyau de béton, où il disparut. Neuman s’approcha et évalua la circonférence de la conduite d’évacuation — l’ouverture était trop étroite pour qu’un adulte de sa corpulence pût s’y glisser… Menait-elle quelque part ? Son appel dans le noir ne reçut aucun écho.

Il se redressa, chassant les odeurs de pisse froide. Hormis un chien galeux reniflant l’eau croupie des fondations, le chantier était désert. Il ne restait que le soleil et ces gouttes de sang qui couraient dans la poussière…

* * *

Le township de Khayelitsha avait changé depuis l’accession de Mandela au pouvoir : outre l’eau, l’électricité et des routes goudronnées, des petites maisons en brique avaient poussé avec les bâtiments administratifs, et les réseaux de transport permettaient aujourd’hui de se rendre au centre-ville. Beaucoup critiquaient la politique du « petit pas » inaugurée par l’icône nationale, des centaines de milliers de logements étaient toujours plongés dans la misère mais c’était le prix à payer pour le « miracle sud-africain » — l’avènement pacifique de la démocratie dans un pays au bord du chaos…

Neuman gara la voiture devant le bout de terre fissurée qui constituait le jardin de sa mère. Les femmes du quartier revenaient de la messe, coquettes dans leurs robes aux couleurs de leur congrégation : il chercha la trace de Josephina parmi les froufrous, ne trouva que des gamins sous les ombrelles. Il frappa en poussant la porte de la maison et vit tout de suite le chemisier déchiré sur la chaise.

— Entre ! lança-t-elle en devinant son pas dans l’entrée. Entre, mon grand !

Ali trouva sa mère sur le lit défait de la chambre, une infirmière penchée sur elle. De grosses perles de sueur ruisselaient sur son front mais Josephina sourit en voyant sa silhouette à la porte.

— Tu es là…

Il prit la main qu’elle lui tendait et s’assit sur le rebord du lit.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il, inquiet.

Les yeux de sa mère s’agrandirent comme s’il était partout.

— Ne fais pas cette tête, dit-elle doucement : tu es moins beau en colère.

— Je croyais que tu étais aveugle… Alors ?

— Votre mère a fait une syncope, annonça l’infirmière de l’autre côté du lit. La tension est bonne mais ne la brusquez pas, je vous prie : elle est encore sous le choc.

Myriam était une jeune beauté de vingt ans, une Xhosa aux yeux de cèdre. C’est à peine si Neuman la remarqua :

— Tu vas me dire ce qui est arrivé, oui ou non ?

Josephina avait troqué sa robe chic pour une vieille tunique d’intérieur, parfaitement indigne d’un dimanche à l’église.

— Tu as été agressée ?

— Bah !

La mama fit un geste dégoûté, comme si sa main chassait des mouches.

— Votre mère a été attaquée ce matin, reprit Myriam, alors qu’elle se rendait à l’église : l’agresseur l’a fait tomber en arrachant son sac. On l’a trouvée évanouie au milieu de la rue…

— J’ai surtout été surprise, renchérit l’intéressée en tapotant la main de son fils. Mais ne t’en fais pas : plus de peur que de mal ! Myriam s’est occupée de tout…

Ali soupira. Parmi ses multiples activités, Josephina faisait partie d’un comité de rue chargé de régler les problèmes familiaux, d’arbitrer les disputes et de faire le relais avec les autorités locales. Tout le monde savait que son fils était le chef de la police criminelle de Cape Town : s’attaquer à elle, c’était tendre la gorge à son tigre de fils.

En attendant, Josephina reposait sur les draps blancs du lit à baldaquin — vieille lubie de princesse zouloue —, le visage d’un noir fade, et le pauvre sourire échoué sur son tapis de sueur ne le convainquit pas beaucoup.

— Cet imbécile aurait pu te casser les os, dit-il.

— Je suis grosse mais solide.

— Une force de la nature, spécialisée dans la syncope, commenta-t-il. Tu as mal où ?

— Nulle part… Non, c’est vrai !

Elle agitait ses branches comme un vieil arbre dans le vent.

— Votre fils a raison, fit Myriam en rangeant ses ustensiles. Maintenant, vous feriez mieux de vous reposer.

— Bah…

— Il y avait un ou plusieurs agresseurs ? s’enquit-il.

— Oh ! Ah ! Un seul : c’est bien suffisant !

— Il t’a volé quoi ?

— Juste mon sac… Il a aussi arraché mon chemisier, mais ce n’est rien : c’était un vieux !

— Un sacré coup de chance.

Par la fenêtre, les gamins du quartier reluquaient la voiture du policier en riant. Myriam tira les rideaux, plongeant la petite chambre dans la pénombre.

— C’est arrivé à quelle heure ? continua Neuman.

— Vers huit heures, répondit Josephina.

— C’est un peu tôt pour aller à l’église.

— C’est que… j’allais d’abord chez les Sussilu, pour notre réunion mensuelle… C’est moi qui avais la tontine… Soixante-cinq rands[6].

Sa mère collaborait en outre avec plusieurs associations, cercle d’épargne, aides au financement des enterrements, l’association des mères de la paroisse… — tellement qu’il s’y perdait. Neuman fronça les sourcils — il était plus de dix heures du matin :

— Comment se fait-il que personne ne m’ait averti ?

— Votre mère n’a rien voulu savoir, répondit l’infirmière.

— Je ne voulais pas t’alarmer pour rien, se justifia Josephina.

— Jamais rien entendu d’aussi bête… Tu en as parlé aux policiers du township ?

— Non… non : tout s’est passé très vite, tu sais. L’agresseur est arrivé par-derrière, il a tiré sur mon sac et je suis tombée en syncope… C’est un voisin qui m’a trouvée. Mais ça faisait longtemps que l’autre était parti.

— Ça n’explique pas pourquoi aucun policier n’est venu t’interroger.

— Je n’ai pas porté plainte.

— Tiens donc !

— Elle n’écoute rien de ce qu’on lui dit, certifia Myriam. Vous en connaissez un rayon, non ?

De fait, Ali n’écoutait pas :

— On peut savoir pourquoi tu n’as pas porté plainte ?

— Regarde-moi : je vais bien !

Le rire de Josephina secoua le lit, faisant trembler ses énormes seins. L’agression, la chute, la syncope, tout lui paraissait un autre continent.

— Il y a peut-être des témoins, poursuivit Neuman. Et ta déposition à prendre.

— Qu’est-ce qu’une vieille aveugle peut donner comme indice à la police ?! Et puis, soixante-cinq rands, ça ne vaut pas le coup de s’en faire pour si peu !

— Ce n’est plus de la charité chrétienne, c’est de l’inconséquence.

— Mon chéri, s’attendrit la mama. Mon petit…

Ali la coupa :

— Ce n’est pas parce que tu es aveugle que je ne te vois pas venir, insinua-t-il.

Sa mère avait des radars au bout des doigts, des capteurs sensoriels dans les oreilles et des yeux derrière la tête. Elle habitait le quartier depuis plus de vingt ans, elle en connaissait les gens, les rues, les impasses : elle avait forcément une idée de l’identité de son agresseur et sa propension à minimiser l’agression dont elle avait été victime lui disait qu’il y avait une bonne raison à ça…

— Alors ?

— Je ne voudrais pas être insistante, monsieur Neuman, dit l’infirmière, mais votre mère vient de prendre un sédatif et il va commencer à faire effet.

— Je vous retrouve dehors, dit-il pour l’évincer.

Myriam haussa ses sourcils, impeccables arabesques, et empoigna sa sacoche.

— Je repasserai ce soir, dit-elle à l’intention de Josephina. D’ici là, reposez-vous : compris ?

— Merci, ma fille, opina la vieille femme depuis le lit à baldaquin.

C’était la première fois que Myriam rencontrait son fils adoré. Un corps svelte, puissant, des traits fins et réguliers sous un crâne rasé de près, un regard élégant, sombre et perçant, des lèvres à dormir debout : exactement le portrait que sa mère lui en avait fait… Ali attendit que la jeune Xhosa soit sortie pour caresser la main de sa tête de pioche préférée.

— Celui qui t’a agressé, dit-il en suivant la ligne de ses veines : tu le connais, n’est-ce pas ?

Josephina ferma les yeux sans cesser de sourire. Elle voulut mentir mais sa main était si chaude dans la sienne…

— Tu le connais, hein ? insista-t-il.

Elle soupira au fond de son lit, comme si le passé était présent — Ali avait les mêmes mains que son père…

— C’est sa mère que je connaissais, avoua-t-elle enfin. Nora Mceli… Une amie de Mary.

Mary était la cousine qui les avait accueillis à Khayelitsha, quand ils avaient fui le bantoustan du KwaZulu. Quant à son amie Nora Mceli, elle était une sangoma, une guérisseuse, qui lui avait soigné une terrible angine : Ali se souvenait d’une Africaine au regard de bouc furieux qui, après bien des concoctions, avait arraché la boule de feu qui consumait sa gorge…

— On s’est perdues de vue quand Mary est morte, mais Nora avait un fils, poursuivit Josephina. Il était avec elle à l’enterrement : Simon… Tu ne te souviens pas ?

— Non… C’est lui, Simon, qui t’a agressé ?

Josephina acquiesça, presque honteuse.

— Sa mère exerce toujours ?

— Je ne sais pas, fit-elle. Nora et Simon ont quitté le township, il y a quelques mois, d’après ce qu’on m’a dit. La dernière fois que je les ai vus, c’était à l’enterrement de Mary. Simon devait avoir neuf ans à l’époque : un garçon gentil, à la santé fragile. Je l’ai soigné une fois au dispensaire. Le pauvre avait un souffle au cœur, des crises d’asthme… Même Nora était impuissante. C’est peut-être pour ça qu’ils ont quitté le township… Ali, reprit-elle en serrant plus fort sa grande main d’homme : Nora Mceli nous a aidés quand nous en avions besoin. Je ne peux pas porter plainte contre son fils : tu comprends ? Et puis, pour s’attaquer à une vieille comme moi, il faut vraiment être sans ressources, non ?

— Ou le dernier des lâches, fit-il entre ses dents.

Josephina avait toujours de bonnes excuses pour tout le monde. Trop de sermons lui faisaient perdre la raison.

— Je suis sûr que Simon ne se souvient plus de moi, dit-elle crânement.

— Ça m’étonnerait.

Avec ses robes blanches à froufrous, sa corpulence et sa canne, Josephina passait aussi inaperçue qu’une aurore boréale. Il vit ses bibelots de trois sous sur la table de chevet, ses photos de lui qui n’avait qu’elle, le charnier fumant qui enserrait leur monde.

— Simon était seul quand il t’a agressée ?

— Oui.

— Il fait partie d’une bande ?

— C’est ce qu’on m’a dit.

— On t’a dit quoi au juste ?

— Juste qu’il traînait avec d’autres gamins des rues…

— Où ça ?

— Je ne sais pas. Mais s’il erre dans les rues comme on le dit, c’est qu’il a dû arriver malheur à sa mère.

Il opina doucement. Josephina bâilla malgré elle, dévoilant ses rares dents encore valides. Les sédatifs faisaient leur effet…

— Bon, je vais voir ce qu’on peut faire… (Ali l’embrassa sur le front). Maintenant dors. Je repasse en fin de journée, voir si tu tiens le coup.

La vieille femme gloussa, à la fois désolée et ravie de causer toutes ces attentions.

Neuman ajusta les rideaux, pour faire le noir dans la chambre.

— Au fait, chuchota-t-elle dans son dos. Tu la trouves comment, la petite Myriam ?

La jeune infirmière attendait devant la maison, silhouette gracile dans l’azur peint.

— Un vrai boudin, dit-il.

3

Oscar et Josephina eurent leur second enfant le lendemain du combat historique de Kinshasa, en novembre 1973. Cette nuit-là, dans un chaos indescriptible, Mohamed Ali, le boxeur converti à l’islam, affrontait George Foreman, jugé par tous invincible. L’enjeu du combat n’était pas tant la ceinture de champion du monde des poids lourds que l’affirmation de l’identité noire, et la preuve par les poings que la lutte pour la défense de leurs droits n’était pas vaine. Mohamed Ali, qui avait peu boxé depuis sa sortie de prison, avait cette nuit-là vaincu la force brute de Foreman, le champion de l’Amérique blanche, et ainsi démontré que le pouvoir pouvait être foulé aux pieds, pour peu qu’on se batte avec intelligence et pugnacité.

Le message, aux pires heures de l’apartheid, avait galvanisé Oscar. L’enfant aurait le nom du champion. « Ali » : Josephina trouvait ça joli, Oscar prémonitoire.

Lettré, le Zoulou ne croyait pas beaucoup aux balivernes mais les amaDlozi, les ancêtres vénérés, s’étaient penchés sur le berceau de leur nouveau fils. Comme le boxeur défenseur de la cause noire, leur fils serait champion — toutes catégories…

De fait, Ali Neuman n’avait pas bénéficié de la loi de discrimination positive pour diriger le département criminel de la police de Cape Town : il avait surclassé tout le monde. Plus doué. Plus rapide. Même les vieux flics rougeauds, ceux qui avaient obéi aux ordres, les vicieux et les rôtis du matin au soir, le trouvaient plutôt malin — pour un cafre. Les autres, ceux qui le connaissaient de réputation, le prenaient pour un type dur au mal, descendant d’un quelconque chef zoulou, qu’il valait mieux ne pas trop provoquer sur les questions ethniques. Les Noirs surtout avaient souffert d’une éducation au rabais[7] et restaient minoritaires parmi l’élite intellectuelle : Neuman leur avait montré qu’il ne descendait pas du singe mais de l’arbre, comme eux, ce qui ne faisait pas de lui un être inoffensif…

Walter Sanago, le capitaine en charge du commissariat d’Harare, savait qui était Ali Neuman : le chouchou des Blancs. Il suffisait de voir la coupe de son costume — personne ici ne pouvait se payer ce type de vêtements. Sanogo n’éprouvait aucune jalousie particulière, ils vivaient simplement dans un autre monde.

Conçu pour accueillir deux cent cinquante mille personnes, Khayelitsha en comptait aujourd’hui un million, peut-être deux — ou trois : après les squatteurs, les sans-logis des autres townships surpeuplés ou les travailleurs migrants, Khayelitsha n’en finissait plus d’avaler les réfugiés de toute l’Afrique…

— Si votre mère ne porte pas plainte contre son agresseur, dit-il, je ne vois pas comment je pourrais dresser le moindre procès-verbal… Je veux bien croire que vous soyez furieux après ce qui lui est arrivé, mais des bandes de gosses des rues, ça pullule comme des crickets ces temps-ci…

Le ventilateur ronronnait dans le bureau du capitaine. Sanogo avait la cinquantaine, le nez ourlé d’une vilaine cicatrice et des épaules lasses sous son uniforme. La moitié des avis de recherche placardés au-dessus de lui dataient d’un an ou deux.

— La mère de Simon Mceli était une sangoma, dit Neuman : elle semble avoir quitté le township, mais pas son fils. Si Simon appartient aujourd’hui à une bande de gosses des rues, on doit pouvoir le localiser.

Le capitaine soupira tristement. Pas tant de la mauvaise foi que de l’impuissance. Il en arrivait pour ainsi dire tous les jours, par groupes ou isolés, des gens en fuite qui avaient vu leurs champs brûler, leurs maisons pillées, leurs amis tués, leurs femmes violées sous les yeux de la famille, ou alors chassés par le pétrole, les épidémies, les sécheresses, les renouveaux nationaux bâtis à coups de machette, d’ethnocides ou de AK-47, des gens qui avaient le malheur à leurs trousses, des épouvantables épouvantés qui, par instinct de survie, convergeaient jusqu’à la pacifique province du Cap : Khayelitsha servait aujourd’hui de tampon entre Cape Town, « la plus belle ville du monde », et le reste de l’Afrique subsaharienne. Cent ? Mille ? Deux mille ? Walter Sanogo ne savait pas combien il en arrivait chaque jour, mais Khayelitsha allait exploser sous le nombre de réfugiés.

— Je n’ai que deux cents hommes ici, dit-il, pour des centaines de milliers de personnes… Croyez-moi, si votre maman n’a pas de complications médicales, laissez tomber. Je dirai à mes hommes de tirer deux ou trois oreilles dans la rue : les gamins se passeront le mot…

— Si une bande de gosses s’attaque aux vieilles dames, ce n’est pas ça qui va les effrayer, fit remarquer Neuman. Et s’ils traînent dans les environs, des gens ont dû les voir.

— Ne comptez pas trop là-dessus, rétorqua Sanogo. Les gens réclament plus de sécurité, ils organisent des manifestations contre le crime et la drogue, mais la dernière fois qu’on a fait une descente dans le township, on a été reçus à coups de pierres. Les mères protègent leurs fils, que voulez-vous… Les gens se disent que la pauvreté et le chômage sont la cause de tous leurs maux, et les trafics un moyen de survivre comme un autre. Les Casspir[8] ont laissé des traces indélébiles dans l’esprit des gens, dit-il avec fatalité, et la plupart ont peur des représailles. Même pour un cas de meurtre commis en plein jour, personne n’a jamais rien vu.

— Vous pouvez quand même jeter un œil à votre ordinateur ? dit Neuman en désignant le cube planté sur le bureau.

Le policier du township ne bougea pas d’un pouce.

— Vous êtes en train de me demander d’ouvrir une enquête au sujet d’une agression qui, juridiquement, n’existe pas ?

— Non, je vous demande de me dire si Simon Mceli fait partie d’une bande connue, ou d’un gang, répondit Neuman.

— À dix ans ?

— Les petites mains tiennent les murs pendant que les autres ramassent les miettes : ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant.

Le ton jusqu’alors poli de l’entretien s’était soudain rafraîchi. Sanogo secoua la tête comme s’il s’échauffait la mœlle épinière.

— Ça ne vous mènera nulle part, dit-il.

Le Zoulou le fixa avec des yeux de serpent.

— Faites ça pour moi.

Sanogo eut un rictus affligé avant de pivoter vers son ordinateur avec l’inertie d’un cargo.

— Vous n’allez pas mener une enquête ? fit-il en consultant les fichiers. Khayelitsha n’est pas de votre juridiction.

— Je veux juste rassurer ma vieille mère.

L’autre acquiesça, les paupières lourdes. Des listes de noms finirent par s’afficher sur l’écran. Après lecture, aucun ne répondait à celui de Simon Mceli.

— Votre gars n’est pas dans nos fichiers, dit-il en se recalant sur son fauteuil. Mais avec un taux de résolution des affaires autour de vingt pour cent, s’il fait partie d’un gang, vous avez peut-être une chance de le trouver à la fosse commune.

— Je m’intéresse aux vivants : il y a de nouveaux gangs dans le township ?

— Bah… C’est souvent le petit frère qui prend la place de l’aîné. Les brebis galeuses, c’est pas ça qui manque.

— Effectivement, répliqua Neuman : j’ai eu quelques mots ce matin avec deux types sur le chantier du gymnase. Des tsotsis d’à peine vingt ans qui parlaient le dashiki…

— La mafia nigériane, peut-être, avança le capitaine. Ils contrôlent les principaux réseaux de drogue.

— L’un d’eux avait un Beretta semblable à ceux de la police.

— Les armes non plus, c’est pas ça qui manque.

Walter Sanogo cliqua sur l’icône de son ordinateur pour la fermer.

— Écoutez, conclut-il en se levant. Je ne peux pas lancer une enquête au sujet d’un vol à l’arraché alors que j’ai douze viols déclarés la nuit dernière, un homicide et des dizaines de plaintes pour violence. Mais dites à votre maman de ne pas s’en faire : généralement, ceux qui s’attaquent aux vieilles dames n’en ont plus pour longtemps à vivre…

* * *

L’annexe du Red Cross Hospital avait été créée dans le cadre d’une vaste politique sanitaire visant à freiner la propagation endémique du sida. Myriam travaillait au dispensaire depuis un an : c’était son premier poste mais elle avait l’impression d’avoir passé sa vie à soulager la détresse des autres.

Sa mère avait contracté le virus de la manière la plus commune qui soit — son amant de l’époque la frappait en la traitant d’infidèle lorsqu’elle lui demandait de mettre un préservatif. Ses sœurs parties, effrayées par la maladie, Myriam s’était occupée de sa mère jusqu’à ses derniers instants. Elle ne voulait pas mourir à l’hôpital : elle disait qu’on y battait les femmes infectées par le sida, qu’on les accusait d’ouvrir trop facilement les cuisses, qu’elles l’avaient bien cherché… Sa mère était morte en pestiférée, dans ses bras, trente-cinq kilos repus de larmes. Dès lors, Myriam pouvait soigner le monde entier : le monde entier était malade. L’Afrique en particulier…

Des enfants jouaient à une partie de morabaraba avec des petits cailloux dans le hall bondé du dispensaire. Neuman aperçut la jeune infirmière parmi la foule de patients, ses cheveux tressés avec soin et sa blouse blanche qui la moulait joliment. Myriam le laissa venir jusqu’à elle. Un rêve éteint sitôt allumé.

— Vous avez disparu tout à l’heure, dit-il pour s’excuser.

— J’en avais marre de vous attendre… J’ai du travail, ajouta-t-elle en désignant les seringues qui roulaient sur le plateau.

Elle boudait. Ou faisait semblant.

— Je voulais vous remercier de vous être occupée de ma mère, dit-il.

— C’est mon métier.

Ses yeux cuivrés envoyaient des paillettes. Un feu d’artifice.

— Je ne vous ai même pas payée pour votre déplacement, fit-il en lui tendant un billet de cinquante rands.

Myriam empocha l’argent sans ciller : c’était trois fois le prix de la course mais ça lui apprendrait à être désagréable quand on est si beau.

— Vous savez que je l’aurais fait pour rien, dit-elle quand même. Votre maman m’a beaucoup aidée quand je suis arrivée au dispensaire.

— Elle aiderait les pierres à se relever…

— Vous me comparez à une pierre ? s’étonna-t-elle d’un air charmant.

— Une pierre précieuse : en tout cas pour elle, s’empressa-t-il d’ajouter. Merci encore.

Elle le dévisagea. Les Zoulous avaient des formules de politesse parfois interminables mais cet étrange spécimen avait une idée derrière la tête et ses beaux yeux n’y changeraient rien.

— Je cherche un enfant, dit-il. Simon Mceli : il a été soigné ici il y a quelque temps. Un gamin qui doit avoir une dizaine d’années. Sa mère était une sangoma du township.

— Je ne sais pas, répondit-elle, les yeux dans le vague. Mais ça doit être noté quelque part…

Myriam semblait beaucoup plus intriguée par la cicatrice sur son front, qu’elle venait de remarquer.

— Vous pouvez me montrer ? insista-t-il.

L’infirmière acquiesça en soufflant bruyamment (heureusement qu’il était venu pour la remercier) et partit consulter les dossiers médicaux dans le bureau voisin. Myriam tira un casier métallique et inspecta les fiches des patients. Une chaleur moite régnait dans le réduit, elle pouvait sentir son souffle sur son épaule et un sentiment plus diffus, comme un malaise de se retrouver tous les deux, ici…

— Oui, dit-elle bientôt en extrayant une fiche du casier coulissant : Simon Mceli. Il est venu en janvier 2006.

— C’était quoi son problème ? De l’asthme ?

— Je n’ai pas le droit de vous le dire, répondit l’infirmière d’un air espiègle : je ne sais même pas si j’ai le droit de faire ce que je fais.

Il la trouvait marrante.

— On peut quand même connaître sa dernière adresse…

— 124 Bico Street, bloc C.

C’était à cinq minutes en voiture.

— Merci, dit-il.

Myriam avait chaud sous sa blouse blanche. Manque de ventilation. Elle chercha un mot d’esprit pour le retenir mais c’était comme si les murs ne voulaient plus d’eux. Il disparut dans un courant d’air.

Le bloc C était un quartier pauvre où se succédaient des maisons de tôles ondulées, souvent prolongées par des backyard shacks, ces cabanes d’arrière-cour construites comme pièces d’appoint. On y regardait la télévision quand le voisin l’avait, le temps qui passait sans vous sur le bord de la route. Le dernier bus de touristes envoyé en résilience post-apartheid ayant été dévalisé par un gang, on n’y voyait plus un Blanc, sinon les membres d’ONG implantées dans le township. Les tour-opérateurs s’étaient rabattus sur des minibus, moins ostentatoires, pour des visites ciblées : écoles, échoppes d’artisanat local, associations caritatives…

Bico Street : Neuman se gara près du compteur électrique, dont les fils arachnéens se dispersaient vers les taudis. Le numéro 124 était peint sur une boîte de conserve fixée devant la porte. Pas de nom, ni de boîte aux lettres — personne ne recevait jamais de courrier dans le township. Il frappa à la porte de contreplaqué qui, en s’ouvrant, faillit lui tomber sur les pieds.

Une femme apparut dans l’embrasure de la cabane, vêtue d’une petite robe d’acrylique satiné qui brillait surtout par son absence. La commissure de ses yeux trahissait des malheurs répétés et pas mal de nuits blanches. Elle se levait, visiblement.

— Qu’est-ce que c’est ? lança une voix d’homme dans son dos.

— Laisse tomber, mon King Kong, t’es pas de taille…

La fille eut un sourire qui allait bien avec sa nuisette.

— Je cherche une femme, fit Neuman : Nora Mceli.

— C’est pas moi… Dommage, hein ?

— Ça dépend de ce qui lui est arrivé. Nora habitait encore ici en 2006, avec son fils, Simon. Il paraît qu’elle a quitté le township il y a quelques mois…

— Possible.

— Nora Mceli, répéta-t-il. Une sangoma du quartier.

La fille roula des hanches sur la terre battue.

— Qui c’est, bordel ?! réitéra la voix dans son dos.

— Ne l’écoutez pas, Seigneur, fit-elle sous un air de confidence : il est de mauvaise humeur quand il a bu la veille.

— Tu vas me répondre au lieu de tordre ton cul ! gueula l’autre. C’est chez moi ici !

Neuman traversa le regard de braise refroidie qui barrait le passage et s’imposa sans force à l’intérieur. Un Noir d’une trentaine d’années vêtu d’un short informe buvait une bière sur une paillasse qui encombrait la moitié de la pièce. Mégots sur le sol, slips, canettes éparpillées, un bout de moteur dans l’évier de la cuisine, la fille n’était que de passage.

— Je cherche Nora Mceli : la sangoma qui habitait ici.

— Elle est plus là, répondit le type. Qu’est-ce que vous faites chez moi ? C’est une propriété privée, ici !

Neuman présenta sa plaque à son visage fripé.

— Dites-moi ce que vous savez avant que je ne jette un œil à votre fourbi.

Le Noir rapetissa dans son short de foot — ça sentait la dagga[9] à plein nez.

— Je la connais pas, je vous dis. J’ai repris la maison à mon cousin, là, Sam, fit-il d’un coup de tête. Faudrait voir avec lui. Je sais rien, moi : à peine ma date de naissance !

La fille gloussa. Du coup, lui aussi.

— C’est vrai ce qu’y dit ! assura-t-elle avec aplomb.

La fille se dandinait toujours contre la porte. Poivre et miel : le parfum de sa peau. Ça lui rappelait qu’il n’avait toujours pas prévenu Maia…

Le cousin Sam fut heureusement plus loquace : Nora et Simon Mceli étaient partis il y a un an environ. La sangoma n’était pas très bien vue dans le quartier. On l’accusait de confectionner des muti, des potions magiques, de jeter des sorts, on disait même que c’est à cause de ça qu’elle était tombée malade, que ses pouvoirs s’étaient retournés contre elle. Quant à son fils, Simon, il se souvenait d’un garçon souffreteux et taciturne dont on se méfiait par atavisme, superstition…

— On les a jamais revus dans le quartier, assura le vieil homme.

— Nora n’avait pas de famille ?

Sam haussa les épaules :

— Elle parlait d’une cousine, des fois, qui habitait de l’autre côté de la ligne de chemin de fer…

Les camps de squatteurs.

Le soleil chassait les ombres à midi. Neuman marchait vers sa voiture quand il reçut l’appel de Fletcher.

— Ali… Ali, ramène-toi…

* * *

Les nuages coulaient, azote liquide, du haut de la Table Mountain, dévalaient les pics jusqu’au Jardin botanique de Kirstenbosch, adossé à ses flancs. Neuman remonta l’allée sans un regard pour les fleurs jaunes et blanches qui égayaient les parterres. Fletcher attendait sous les arbres, les mains dans les poches, seul signe de sérénité du jeune homme. Ils échangèrent un signe amical.

La brise était plus fraîche à l’ombre du Fragrance Garden : « Wilde iris (Dictes grandiflora) », disait l’affichette. Neuman s’agenouilla. Ça sentait le pin, l’herbe mouillée, d’autres plantes aux noms savants… La fille reposait au milieu des fleurs : une femme blanche, qu’on devinait à peine derrière le bosquet d’acacias. Une femme très jeune, à en croire la morphologie et le grain de peau.

— C’est un employé municipal qui l’a trouvée, annonça Fletcher au-dessus de lui. Vers dix heures et demie. Les portes ouvrent à neuf heures mais cette partie du parc est assez isolée. On a évacué les visiteurs…

Sa robe d’été était relevée jusqu’à la taille, dévoilant des jambes mouchetées de sang. Un petit nuage d’insectes s’affairait autour de son visage. La pauvre avait reçu tant de coups qu’on n’y distinguait plus l’arête du nez, ni les arcades sourcilières. Les pommettes et les yeux aussi avaient disparu sous une mélasse de chair, d’os et de cartilages ; la bouche était pulvérisée, les dents enfoncées dans la gorge, le front éclaté à plusieurs endroits. On l’avait massacrée comme pour effacer ses traits, supprimer son identité.

Dan Fletcher détournait les yeux du cadavre. Il avait à peine trente ans mais déjà une solide expérience auprès de Neuman, quatre années sous ses ordres qui, selon lui, comptaient double. Fletcher avait vu des noyés, des brûlés vifs, des tués à la chevrotine. Cette gamine n’arrangerait pas ses nuits.

— On sait qui c’est ? demanda Neuman.

— On a retrouvé une carte de retrait à un club vidéo au nom de Judith Botha dans la poche de son gilet, répondit-il, avec une adresse à Observatory.

Le quartier étudiant de la ville.

— Pas de sac à main ?

— On cherche toujours dans les fourrés.

Sourd à l’agitation des grillons, Neuman semblait hypnotisé par le pétale rouge vif emmêlé aux cheveux de la victime. Le spectacle de ces doigts rétractés comme des araignées fraîchement écrasées le faisait respirer à petites goulées. Il songea aux derniers moments de sa vie, à la terreur qu’elle avait ressentie, au sort qui l’avait menée là, à mourir au milieu des iris de Wilde… Une fille qui n’avait pas vingt ans.

Dan Fletcher restait silencieux à l’ombre des acacias. Il voulait ranger un peu la maison avant le retour de Claire, c’était raté, quatre jours sans elle lui paraissaient des siècles, maintenant le service était en ébullition et tous ces effluves lui donnaient le tournis — il n’aimait que le parfum de sa femme.

Neuman se redressa enfin.

— Tu en penses quoi ? demanda Fletcher.

— Où est Brian ?

— J’ai appelé plusieurs fois sur son portable mais ça ne répond pas.

Les parfums montaient, capiteux. Neuman grimaça devant le corps désarticulé de la fille :

— Rappelle-le.

4

Le monde chavira d’un bloc dans l’océan nocturne. Brian Epkeen tomba au fond d’un abysse et se réveilla en sursaut : le glissement de la porte coulissante avait fait comme un déclic dans sa tête… Le bruit venait d’en bas, un bruit léger mais parfaitement audible, qui bientôt cessa.

Brian roula sur le lit, évita de peu la tête qui reposait sur l’oreiller voisin, recula pour faire le point. Les oiseaux pépiaient par la fenêtre de la chambre, des cheveux roux bouclés dépassaient des draps et quelqu’un venait de s’introduire dans la maison.

Epkeen chercha son revolver, il n’était pas sur le secrétaire. Il vit la tête échevelée qui lui tournait le dos mais aucun vêtement sur le parquet… Il quitta les draps sans un bruit, attrapa le calibre.38 sous le lit et marcha nu sur le tapis de la chambre : doucement, il repoussa la porte.

Il était dans le cirage, ses habits toujours hors de vue, mais il y avait bien une présence en bas : des pas furtifs venaient de quitter le salon. On entendait fouiller dans le vestibule… Il descendit l’escalier à pas de velours, frotta ses yeux qui tardaient à se mettre à niveau, atteignit le couloir du rez-de-chaussée et se plaqua contre le mur. L’intrus n’avait pas eu à escalader la grille pour pénétrer chez lui : la porte était restée ouverte.

Epkeen serra la crosse de son arme, maintenant complètement réveillé. Il ne savait pas pourquoi il avait tout laissé ouvert, ou plutôt il s’en doutait — les boucles rousses à l’étage. De toute façon la maison était trop grande pour lui, ce n’était plus une question de système de sécurité… Il avança vers le vestibule, en proie à des sentiments contradictoires. Le silence semblait fondu aux murs de la maison, le chant des oiseaux en suspens. Epkeen, qui venait de contourner la cloison, eut un bref moment de stupeur : le voleur était là, de dos, en train de fouiller les poches de sa veste, miraculeusement accrochée au portemanteau.

L’intrus venait de trouver deux billets de cent rands dans le portefeuille quand il sentit sa présence dans son dos.

— Laisse ce pognon, fit Epkeen d’une voix rauque.

Quoique surpris en flagrant délit, l’autre ne broncha pas : un jeune Blanc d’une vingtaine d’années habillé à la dernière mode, chaussures lunaires, jean doggy bag, tee-shirt XXL à l’effigie d’un groupe de hardcore, et de longs cheveux châtain clair qui rappelaient sa mère.

— Qu’est-ce que tu fais là ? rétorqua David.

Il n’avait pas lâché les billets et dévisageait son père.

— Ce serait plutôt à moi de te poser la question : c’est quand même ma maison, précisa-t-il.

David ne répondit pas. Il remit le portefeuille dans la veste, pas les billets. Nulle trace de remords ou de honte sur son visage de Brad Pitt élevé au blé complet. Le fils prodigue avait l’air pressé.

— C’est tout ce que tu as ? observa-t-il en désignant les billets.

— J’ai planqué le reste aux Bahamas.

Brian ne bougeait pas dans l’espoir que le revolver cacherait sa nudité mais David regardait sa grosse queue qui pendait d’un air dégoûté…

David était étudiant en journalisme, fumeur d’herbe, fauché, un vrai branleur. Le fils chéri de sa mère, leur unique fils, leur vedette, insolent comme une mouette et assez malin pour vivre chez les parents de sa petite amie, un Blanc nouvelle génération se proclamant gauchiste libéral qui, quand il ne parlait pas de la SAP[10] en termes injurieux, le traitait de fasciste, de réac, à lui flanquer des migraines aux genoux et des torgnoles compensatoires. Brian l’aimait bien — il était pareil à son âge.

Ce n’était pas la première fois que son fils venait le dévaliser au pied du lit : la dernière fois, David lui avait non seulement fait les poches mais aussi celles de la copine qui dormait à l’étage.

— File-moi de l’argent, lança-t-il à son père.

— Tu as vingt ans, démerde-toi.

Epkeen voulut attraper les billets mais David les fourra dans la poche extra-large de son jean et regarda alentour ce qu’il pourrait bien faucher.

— C’est ta mère qui t’envoie ? demanda Brian.

— Tu n’as pas versé de pension ce mois-ci.

— On est le 2, putain…

— Le 10 c’est pareil. Comment tu crois qu’elle vit ?

Le jeune provocateur avait plus d’une vieille scie dans son sac. Brian lui adressa un rictus amer. Il avait emprunté pour garder la maison en espérant que David viendrait y habiter, avec sa copine s’il voulait, ou même son mec, pour ça non plus il n’était pas regardant ; non seulement son fils n’était jamais venu mais Ruby continuait de lui raconter des salades.

— Si ta mère se balade en coupé BM avec son dentiste, dit-il, elle doit pouvoir survivre jusqu’à la fin de la semaine, non ?

— Et moi ?

— L’école de journalisme, les deux mille rands que je te vire tous les mois, ça ne suffit pas ?

David faisait la gueule derrière ses mèches grunge rebel.

— On s’est fait jeter de chez les parents de Marjorie, expliqua-t-il.

Marjorie était sa petite amie, une « gothique » piercinguée jusqu’à l’os qu’il avait croisée une fois ou deux à la sortie de l’école de journalisme.

— Je croyais que ses parents te trouvaient super…

— C’est plus le cas.

— Vous n’avez qu’à venir vous installer ici.

— Trop drôle, singea l’autre.

— Pourquoi vous n’allez pas chez ta mère ?

— Elle a sa nouvelle vie maintenant, j’ai pas envie de la faire chier… Non, poursuivit David, il nous faudrait un appart en ville, pas trop loin de la fac. On a un plan pour une location dans le quartier malais mais les deux premiers mois sont payables d’avance, sans parler de la bouffe, les charges…

— Tu as oublié le taxi : pour aller à la fac, c’est mieux non ?

— Bon, il s’impatienta : alors ?

Brian soupira de nouveau, ému par tant de tendresse. David aperçut alors la veste de femme qui traînait sur la chaise du vestibule.

— C’est vrai que tu as du monde à entretenir, insinua le jeune homme. Tu sais au moins comment elle s’appelle, celle-là ?

— Pas eu le temps de demander. Maintenant débarrasse le plancher.

— Et toi, va te laver la bite.

David passa devant lui en coup de vent, traversa le salon sans un mot et claqua la porte, laissant à sa suite un silence assourdissant.

Brian se demanda comment le petit garçon qui courait après les pingouins sur la plage pouvait être devenu cet étranger filiforme aux airs de mère supérieure, cynique à foutre le feu à son tonneau, alors qu’il sentait si bon… Ce n’était pas tant de le trouver en train de lui faire les poches durant son sommeil qui le rendait triste, que cette façon qu’il avait de le quitter sans un mot, juste ce regard détestable, toujours le même, mépris et amertume superposés, comme s’il le voyait pour la dernière fois… Brian reposa le revolver qui pendait à son bras — il n’était de toute façon pas chargé —, aperçut ses vêtements tirebouchonnés sur la table de la cuisine, le chemisier violet à terre, le soutien-gorge assorti, et grimpa l’escalier, maussade.

Il faisait chaud dans la chambre ; la femme aux boucles rousses était couchée sur le lit, les draps maintenant refoulés sur ses fesses. Elles étaient d’un blanc diaphane, toutes courbes dehors, fines et douces comme de la cire. Tracy, la barmaid du Vera Cruz. Une rousse aux couettes décolorées d’environ trente-cinq ans qu’il fréquentait depuis peu, un petit gabarit qui donnait le maximum… Sentant sa présence, Tracy ouvrit ses yeux vert pomme et sourit en le voyant.

— Bonjour…

Son visage froissé avait encore les marques de l’oreiller. Il eut envie de l’embrasser, pour effacer ce qu’il venait de vivre.

— Il est quelle heure ? demanda-t-elle sans se couvrir.

— Je ne sais pas. Vers les onze heures.

— Oh ! non, minauda-t-elle comme s’ils venaient à peine de s’endormir.

Brian s’assit près d’elle, entre deux eaux. La confrontation avec son fils l’avait mis sur le flanc, il se sentait dans la peau d’une bestiole échouée, en proie aux mouettes, aux corbeaux…

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle en caressant sa cuisse. Tu as l’air préoccupé…

— Non, ça va.

— Dans ce cas, reviens te coucher. On a bien le temps, avant de partir chez ton ami Jim…

— Qui ça ?

Tracy fronça ses sourcils en une rousse arabesque :

— Eh bien, ton ami, là… Jim… Tu m’as dit qu’on allait passer le dimanche à la mer… qu’il t’avait donné les clés de sa villa.

Epkeen fit celui qui se rappelait deux ans après — bon Dieu, il fallait qu’il arrête avec ce Jim : la dernière fois qu’il avait déliré au sujet de ce soi-disant ami, c’était pour inviter une jeune avocate à venir jouer au golf dans son club privé de Betty’s Bay. Qu’est-ce qui lui prenait de parler de ce type ? Il avait vraiment l’imaginaire d’un malade…

Tracy ouvrit les draps, découvrant deux seins onctueux, dans ses souvenirs très sensibles.

— Viens là, toi, sourit la barmaid.

Brian se laissa entraîner par le jeu de ses doigts. Ils s’aiguisèrent un moment les sens, puis s’activèrent avec une frénésie compulsive, jouirent à distance, échangèrent quelques caresses épuisées, s’embrassèrent pour finir.

Il disparut bientôt dans la salle de bains, prit une douche en se demandant ce qu’il allait raconter comme bourre à Tracy, croisa son visage dans le miroir, laissa tomber aussi.

Brian Epkeen avait été beau mais c’était du passé. Il avait vu trop de sabotages, salopé trop de rendez-vous. Pas assez aimé, trop, mal, ou de travers. Quarante-trois ans qu’il allait en crabe, de dérives lointaines en diagonales quantiques, une fuite à ciel ouvert.

Il attrapa une chemise pas repassée qui lui rappelait un vague lui-même dans la glace, enfila un pantalon noir et déambula à travers la chambre. Tracy, allongée sur le lit, demandait des précisions sur leur dimanche à la mer quand Brian alluma son portable.

Il avait douze messages.

* * *

Cape Town s’étendait au pied de la Table Mountain, le massif somptueux qui, du haut de son kilomètre, dominait l’Atlantique Sud. La « Mother City », comme on l’appelait. Epkeen habitait Somerset, le quartier gay où bars et boîtes branchés se succédaient, certains ouverts à tous et sans restrictions. Colons européens, tribus xhosas, coolies indiens ou malais, Cape Town était métissée depuis des siècles : la ville phare du pays, petit New York à la plage, où résidait le Parlement et qui, de ce fait, avait été la première à appliquer les mesures de l’apartheid. Epkeen connaissait la ville par cœur. Il en avait tiré autant de nausées que d’émotions vives.

Son arrière-arrière-grand-père était arrivé ici illettré, en haillons, un de ces fermiers parlant l’espèce de hollandais dégénéré qui deviendrait l’afrikaans, appliquait la loi du talion et maniait aussi bien le fusil que l’Ancien Testament. Lui et les pionniers boers qui l’accompagnaient n’avaient trouvé que des terres arides et des bushmen aux mœurs préhistoriques sur leur route, des nomades incapables de faire la différence entre un gibier et un animal domestique, des types qui arrachaient les pattes des vaches et les mangeaient crues pendant qu’elles mugissaient à mort, des bushmen qu’ils avaient chassés comme des loups. Le vieux n’en graciait aucun, car dans le cas contraire, il avait toutes les chances de retrouver sa famille massacrée. Il refusait de payer les impôts au gouverneur de la colonie anglaise qui les laissait au contact des populations hostiles, défrichant le pays et se battant pour survivre. Les Afrikaners n’avaient jamais compté sur rien ni personne. C’est ce sang-là que Brian avait dans les veines, du sang de poussière et de mort : du sang de brousse.

Atavisme anthropologique ou syndrome d’une fin de race annoncée, les Boers étaient les éternels perdants de l’Histoire — suite à la guerre éponyme qui avait vu leur vainqueur britannique brûler leurs maisons et leurs terres, vingt mille d’entre eux parmi lesquels femmes et enfants étaient morts de faim et de maladie dans les camps de concentration anglais où on les avait parqués — et l’instauration de l’apartheid leur plus vaine défaite[11].

Brian considérait que ses ancêtres, en instaurant ce système, avaient chié dans leur froc : la peur du Noir avait envahi les consciences et les corps avec une charge animale qui rappelait les vieilles peurs reptiliennes — peur du loup, du lion, du mangeur d’homme blanc. On ne pouvait rien bâtir là-dessus : la phobie de l’autre avait dévoré la raison, ses mécaniques, et si la fin du régime honni avait rendu aux Afrikaners un peu de leur dignité, quinze années ne suffisaient pas à effacer leur part d’Histoire…

Epkeen longea les buildings vieillots du centre-ville, puis les façades colorées des maisons à colonnades de Long Street. Les avenues étaient dégagées, les gens pour la plupart partis à la plage. Il remonta vers Lions Head et attrapa un peu de fraîcheur en passant la main par la vitre ouverte — le système de climatisation de sa Mercedes avait rendu l’âme il y a mille ans. Un modèle de collection, comme lui — une formule de Tracy, qu’il avait prise pour un compliment. Il roula sans plus penser à elle, ni à cette histoire de week-end chez ce « Jim ».

L’intrusion de David lui laissait un goût amer. Six ans qu’ils ne se parlaient plus, ou si mal qu’il aurait mieux valu se taire. Brian espérait que les choses s’arrangeraient mais David et sa mère lui en voulaient toujours. Il l’avait trompée — c’est vrai — avec des Noires — surtout. Brian n’était fidèle qu’à ses convictions, mais au fond, tout était de sa faute. Ruby avait toujours été une furie tragique blessée jusqu’aux os, et lui un demeuré de première : ça crevait les yeux que cette fille était un avis de tempête force dix. Ils s’étaient rencontrés à un concert de Nine Inch Nails lors d’un festival de soutien pour la libération de Mandela, et sa façon de s’autotorpiller au milieu du fracas électrique l’avait rendu capteur d’orages féminins : une fille qui rebondissait sous les riffs de Nine Inch Nails était forcément de la pure dynamite… Brian était tombé amoureux, une rencontre comme une collision de lignes de fuite et un faisceau brûlant d’amour qui filait droit jusqu’à ses yeux de cinglée…

Kloof nek : Epkeen évita de peu le métis qui zigzaguait au milieu de la rue, un bandage sur la tête, et s’arrêta au feu rouge. La chemise trouée et parsemée de taches de sang, la loque s’écroula un peu plus loin, les bras en croix sous le soleil. D’autres rebuts cuvaient sur les trottoirs, trop abrutis d’alcool pour tendre la main aux rares passants.

La Mercedes bifurqua à l’angle de l’avenue et prit la M3 en direction de Kirstenbosch.

Deux véhicules de police gardaient l’accès du Jardin botanique. Epkeen vit le van de l’équipe du coroner sur le parking, la voiture de Neuman près des boutiques de souvenirs, des groupes de touristes déroutés par la nervosité qu’on mettait à les refouler. Les nuages tombaient des sommets de la montagne, moutons affolés. Brian montra sa plaque d’officier au constable[12] qui filtrait les portillons, passa sous la voûte du grand bananier à l’entrée et, une horde d’insectes à ses trousses, suivit le chant des oiseaux vers l’allée principale.

Kirstenbosch, musée vivant, plantes alambiquées, arbres et fleurs multicolores étendus en marée végétale au pied de la montagne ; Brian croisa un faisan sur la pelouse à l’anglaise, qui déguerpit en se gaussant, et marcha jusqu’au bosquet d’acacias.

Sa Majesté se tenait un peu plus loin, son mètre quatre-vingt-dix voûté sous les branches, s’entretenant à voix basse avec Tembo, le légiste. Un vieux Noir en salopette verte faisait le pied de grue dans leur dos, réduit de moitié sous le soleil et sa casquette trop grande. Une équipe du labo relevait les empreintes sur le sol, une autre achevait de prendre les photos. Epkeen salua Tembo, qui s’en allait sous son chapeau de feutre jazzy, puis le vieux Noir dans sa salopette municipale. Neuman l’attendait avant de vider les lieux.

— Tu as une sale gueule, fit-il en le voyant.

— Tu verras dans dix ans, mon joli…

Epkeen aperçut alors le corps au milieu des fleurs : sa façade, passablement mitraillée depuis le réveil, s’effondra un peu plus.

— C’est monsieur qui l’a trouvée ce matin, dit Neuman en se tournant vers le jardinier.

Le vieux Noir ne disait rien. On voyait qu’il n’avait pas envie d’être là. Epkeen se pencha vers les iris en faisant le plein de bêta-bloquants. Le corps de la fille gisait sur le dos, les genoux repliés, mais c’est la vision de la tête qui le fit reculer : on ne voyait pas ses yeux, ni ses traits. On l’avait rayée de la carte, et ses mains crispées vers un agresseur à la fois invisible et omniprésent la laissaient comme pétrifiée dans la peur…

— Le crime a eu lieu vers deux heures, cette nuit, dit Neuman d’une voix mécanique. Le terrain est sec mais on a des fleurs piétinées tachées de sang. Probablement celui de la victime. Pas d’impact de balle. Tous les coups sont concentrés sur le visage et le sommet du crâne. Tembo pencherait pour un marteau, ou un objet similaire.

Epkeen observait ses cuisses blanches mouchetées de sang, des jambes encore un peu potelées, une fille qui avait l’âge de David. Il chassa ses visions d’horreur, vit qu’elle était nue sous sa robe.

— Viol ?

— Difficile à déterminer, répondit Neuman. On a retrouvé un string à ses côtés, l’élastique intact. En tout cas, il y a eu un rapport sexuel. Consentant ou non, ça reste à déterminer.

Epkeen passa le doigt sur l’épaule dénudée de la fille et le porta à ses lèvres : la peau avait un léger goût de sel… Il enfila les gants de latex que lui tendait Neuman, examina les mains de la victime, ses doigts bizarrement rétractés (il y avait un peu de terre sous les ongles), puis les marques qui filaient sur ses bras : des petites écorchures, presque rectilignes. La robe était déchirée par endroits, des trous comme des accrocs.

— Elle a deux doigts cassés ?

— Oui : à la main droite. Elle a dû chercher à se protéger.

Deux infirmiers attendaient dans l’allée, brancard à terre. La station prolongée sous le soleil commençait à leur taper sur les nerfs. Epkeen se redressa, les jambes comme du mercure.

— Je voulais que tu voies ça avant qu’on l’emporte, fit Neuman.

— Merci, Seigneur. On sait qui c’est ?

— On a retrouvé une carte de vidéoclub au nom de Judith Botha dans la poche de son gilet. Une étudiante. Dan est parti vérifier.

Dan Fletcher, leur protégé.

Les insectes bourdonnaient sous les acacias du Jardin botanique. Epkeen oscilla un instant au hasard de leurs trajectoires mais deux soleils noirs croisaient dans les yeux de Neuman : le pressentiment qu’il traînait depuis l’aube ne l’avait pas quitté.

* * *

Une ambulance hurlante avait créé un attroupement devant le Seven Eleven de Woodstock : un corps sur le trottoir, des gens affolés qui se tenaient la tête, les hommes de l’Explosive Unit qui déboulaient en gilet pare-balles… Dan Fletcher longea l’avenue sale du quartier populaire avant de bifurquer vers la M3. Si jusqu’alors Cape Town échappait aux brinks, ces actes de terreur quotidiens dont Johannesburg était l’épicentre, ce genre de scène devenait de plus en plus fréquent, même en ville. Une évolution inquiétante, dont les journaux faisaient leurs choux gras.

Fletcher avait fouillé le studio de Judith Botha sans trouver d’indices définitifs quant à sa disparition : les voisins n’avaient pas vu la jeune femme du week-end et le studio semblait mariner dans son jus d’étudiant — bouquins, paperasse de la fac, cartes postales débiles, DVD, bouts de pizza, et la photo d’une blonde souriant à l’objectif qui répondait au signalement de la victime… Dan avait obtenu le numéro des parents, Nils et Flora Botha : l’employée de maison qui avait fini par répondre au téléphone n’avait pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait madame Botha, mais son mari, Nils, devait être « au rugby »…

Fletcher ne connaissait pas Nils Botha, ni rien au rugby, mais Janet Helms, qui pilotait l’enquête depuis le central, le mit au parfum. Ancien sélectionneur des Springboks, l’équipe nationale, lui-même joueur durant la période de l’embargo et du boycott sportif, Nils Botha était depuis vingt ans le coach emblématique des Stormers du Western Cape. Lui et sa femme Flora avaient un fils aîné, Pretorius, résidant à Port Elizabeth, et Judith, qui venait d’intégrer la fac d’Observatory…

Fletcher revoyait le visage défiguré au milieu des fleurs, les lianes poisseuses de ses cheveux blonds, les grumeaux de cervelle qui s’échappaient du crâne… Il avait caché ses répulsions à Neuman mais ça ne trompait personne, surtout pas les vieux flics du central, qui en avaient vu d’autres. « Bouche à foutre » était le surnom que lui avait donné Van Vlit, le sergent instructeur des tirs sur cibles mouvantes, la terreur des jeunes recrues. « Bouche à foutre » avait fait le tour du service, Dan avait même trouvé des magazines gay dans le tiroir de son bureau, les pages collées, ah ah ah, et puis ça s’était calmé… Fletcher s’imaginait que la période de bizutage était terminée : il se trompait. Neuman l’avait choisi pour ses talents de sociologue, pas pour essuyer les remarques homophobes des rougeauds du commissariat central. Le Zoulou avait assommé le sergent instructeur d’un coup de poing derrière la nuque et lui avait baissé son froc devant les autres : il avait empoigné son fameux Colt chromé, dont Van Vlit était si fier, le lui avait enfoncé jusqu’au barillet et il l’avait laissé là, avec son gros cul boutonneux, ceint d’une rage froide qui valait tous les avertissements. Fin des sobriquets. Début de leur collaboration.

Dan Fletcher s’extirpa de la M3 qui surplombait la ville et, basculant de l’autre côté de la montagne, atteignit le complexe sportif.

Les Stormers préparaient le Super 14, le championnat des provinces de l’hémisphère Sud. On en était encore au travail foncier mais les Sud-Africains mettaient les bouchées doubles pour combler leur retard sur les Néo-Zélandais ; Fletcher trouva Botha sur le bord de touche, invectivant les gros bébés suants qui répétaient leur maul pénétrant avec opposition. Chaque ballon tombé le mettait hors de lui : il fallut l’insigne de police pour que le technicien daigne prêter attention au gringalet aux yeux de femme qui venait de débarquer. Il laissa son adjoint poursuivre l’entraînement des avants — séance de joug jusqu’à épuisement…

Les trapèzes saillant du tee-shirt malgré sa soixantaine grisonnante, trapu, Botha arborait une casquette aux couleurs du club et la pilosité des grands singes sur ses avant-bras.

— Qu’est-ce qui se passe ? fit-il, alerté par la mine du policier.

— Nous cherchons votre fille, Judith… Vous savez où elle est ?

Le regard du coach vira au sanguin :

— Eh bien… chez elle ! Pourquoi ?

— Je suis passé au studio d’Observatory, il n’y a personne, répondit calmement le flic. Son portable non plus ne répond pas.

Quelque chose de grave était arrivé, Botha le sentit tout de suite.

— Comment ça, son portable ne répond pas ?

Il tâta les poches de son short beige en quête de son téléphone, comme une solution au problème.

— Vous pouvez me décrire Judith ? demanda Fletcher. Je veux dire, physiquement…

— Eh bien, blonde, les yeux bleus, un mètre soixante-huit… Pourquoi vous cherchez ma fille ? Elle a fait quelque chose de grave ?!

Botha le regardait, incrédule. Le pouls de Fletcher s’accéléra.

— On a retrouvé le cadavre d’une jeune femme ce matin, annonça-t-il, dans le Jardin botanique de Kirstenbosch. Le corps n’est pas encore identifié mais il y avait une carte d’abonnement vidéo au nom de Judith dans son gilet. Le signalement de la victime correspond à votre fille mais rien n’est sûr… Vous connaissez l’emploi du temps de Judith, ce qu’elle avait prévu de faire, par exemple hier soir ?

Le visage rosi de l’entraîneur se décomposa lentement. Botha était connu pour ses coups de gueule à la mi-temps et son amour du rugby rugueux. Ce petit flic efféminé l’avait mis KO.

— Judith… Judith devait réviser ses partiels, avec sa copine Nicole. Au studio… C’est ce qui était convenu.

— Nicole comment ?

— Wiese… Nicole Wiese. Elles sont à la fac ensemble…

Les avants tombaient comme des mouches sous le soleil.

— Vous avez son numéro de portable ? demanda Fletcher.

— Nicole ? Non… Mais j’ai celui de son père, se reprit-il. Les filles se connaissent depuis toutes gamines.

— Une idée de l’endroit où elles sont sorties ?

— Non…

— Judith a un copain ?

— Deblink… Peter Deblink. Il habite Camps Bay, ajouta Botha comme un gage de moralité. Ses parents ont un restaurant où nous allons souvent avec ma femme…

— Ils étaient ensemble hier soir ?

— Je vous ai dit que Judith révisait ses partiels avec sa copine de fac.

— Votre fille vous a menti, renvoya Fletcher.

Les rugbymen ahanaient sous le joug mais Botha ne les voyait plus : si le cadavre était celui de sa fille… Il sentit ses cuisses se durcir, ses poils se hérisser. Le portable de Fletcher vibra alors dans la poche de sa veste. Il s’excusa auprès du coach, blême, et prit la communication. C’était Janet Helms, son équipière.

— Je viens d’avoir Judith Botha au téléphone, dit-elle bientôt : elle est à Strand avec son copain et n’a rallumé son portable que tout à l’heure…

Les entrailles du policier se dénouèrent.

— Tu l’as mise au parfum ?

— Non, répondit Janet. J’ai pensé que tu préférerais l’interroger toi-même.

— Tu as bien fait… Dis-lui que je l’attends chez ses parents.

Botha avait dressé l’oreille sur le bord de touche. Accroché à ses lèvres, il cherchait un indice, n’importe lequel, pour qu’elle vive.

— Votre fille est à la plage, lâcha Fletcher.

Les épaules du sportif s’affaissèrent. Un soulagement de courte durée : Dan composa le numéro de Neuman, qui décrocha aussitôt.

— Ali, c’est moi… Je crois avoir le nom de la victime : Nicole Wiese.

5

— C’est elle…

Les doigts de Stewart Wiese s’enlaçaient comme des boas devant le marbre gris. La pièce sentait l’antiseptique et ce n’était pas les efforts du coroner pour rendre sa fille présentable qui allaient tempérer sa colère : la tristesse, il verrait ça avec sa femme.

Stewart Wiese était un ancien deuxième ligne Springbok : champion du monde en 95, une cinquantaine de sélections en équipe nationale, des cuisses taillées dans le buffle et un crâne à fendre les pierres. Les terrains de rugby l’avaient rôdé aux coups, l’Afrikaner en était roué et avait maltraité plus de corps qu’à son tour, mais il était bien placé pour savoir que les chocs qu’on ne voit pas venir étaient les plus violents. Maintenant la perle de ses yeux n’en avait plus, ni rien qui pût lui rappeler les traits de sa fille aînée…

— Vous voulez vous asseoir ?

— Non.

Wiese avait dû prendre une quinzaine de kilos depuis l’époque où il hachait du pilier, mais son envie d’en découdre était la même. Il renvoya le verre d’eau fraîche que l’assistante du coroner lui proposait, puis décocha un regard cuirassé à Neuman. Il songea à sa femme, folle de douleur avant même la confirmation du meurtre, au gouffre qui grandissait sous ses pieds.

— Vous avez une idée du fils de pute qui a fait ça ?

C’était moins une question qu’une menace.

Neuman observa la photo de la jeune femme, une blonde qui venait d’avoir dix-huit ans, résidant au 114 Victoria, la banlieue chic de Camps Bay. Nicole Wiese : une poupée pomponnée à qui on avait envie de payer une glace à la vanille, pas de massacrer le visage à coups de marteau.

— J’imagine que votre fille n’avait pas d’ennemis, avança-t-il.

— Aucun de ce genre.

— Un permis voiture ?

— Non.

— Nicole n’est pourtant pas venue à pied à Kirstenbosch : une idée de la personne qui l’accompagnait ?

Wiese pétrissait ses grosses mains pour ne pas trembler.

— Jamais Nicole n’aurait traîné la nuit avec des inconnus, dit-il.

Il regardait le visage mâché de sa fille comme celui d’une autre. Il ne voulait pas croire que le monde n’était qu’une illusion banale. Un château de cartes.

— Vous croyez à la mauvaise personne au mauvais endroit ? demanda Neuman.

La rage qu’il contenait éclata d’un coup :

— Non, je crois à un sauvage : un sauvage qui a massacré ma fille ! (Sa voix tonna dans l’air glacé.) Qui d’autre peut avoir fait une chose pareille ?! Qui d’autre ?! Vous pouvez me le dire !

— Je suis désolé.

— Pas tant que moi, rétorqua Wiese sans desserrer ses mâchoires. Mais ça ne se passera pas comme ça. Non : pas comme ça…

Le teint rubicond de l’Afrikaner avait disparu, une fureur sourde battait contre ses tempes. Il croyait sa fille chez Judith Botha, où les étudiantes devaient passer la soirée à revoir leurs partiels devant une pizza, et on l’avait retrouvée morte à plusieurs kilomètres de là, assassinée dans le Jardin botanique de Kirstenbosch, en pleine nuit.

— Nicole… Nicole a été violée ?

— On ne sait pas encore. L’autopsie le dira.

L’ancien rugbyman redressa le buste, coiffant Neuman d’une courte mèche.

— Vous devriez le savoir, éructa-t-il. Qu’est-ce qu’il fout, votre coroner ?!

— Son métier, répondit Neuman. Votre fille a eu un rapport sexuel la nuit dernière mais rien n’assure qu’elle ait été violentée.

Wiese s’empourpra, comme frappé de stupeur.

— Je veux voir le chef de la police, dit-il d’une voix blanche. Je veux qu’il s’en occupe personnellement.

— Je dirige le département criminel, précisa Neuman : c’est exactement ce que je vais faire.

L’Afrikaner hésita, dérouté. L’assistante du coroner avait replié le drap sur le cadavre qu’il fixait toujours, les yeux vagues.

— Pouvez-vous me dire quand vous avez vu Nicole pour la dernière fois ?

— Vers quatre heures de l’après-midi… Samedi… Nicole devait faire les boutiques avec cette petite garce de Judith Botha, avant de réviser ses cours.

— Vous lui connaissez un petit ami ?

— Nicole a rompu avant l’été avec le dernier en date, dit-il. Ben Durandt. Aucun depuis.

— À dix-neuf ans, on ne raconte pas forcément tout à son père, avança Neuman.

— Ma femme me l’aurait dit. Vous insinuez quoi ? Que je ne sais pas tenir ma fille ?

La fureur voilait ses yeux métalliques : il trouverait le type qui avait massacré sa fille, il en ferait du pilier, un champ d’os, de la boue.

— Ma fille a été violée et assassinée par une bête, dit-il, péremptoire, un monstre de la pire espèce qui se promène aujourd’hui dans la nature, en toute impunité : je ne peux pas l’accepter. Impossible. Si vous ne savez pas qui je suis, vous allez apprendre à me connaître… Je ne suis pas le genre à renoncer, capitaine. Je remuerai ciel et terre jusqu’à ce qu’on ait attrapé cette ordure. Je veux que tous les services de votre foutue police soient concernés, que vos putains d’inspecteurs bougent leur cul et surtout qu’ils obtiennent des résultats : vite. C’est clair ?

— La justice est la même pour tous, assura le flic noir avec un appoint que Wiese prit pour de l’arrogance. Je retrouverai le meurtrier de votre fille.

— Je vous le souhaite, lâcha-t-il entre ses dents.

La nuque rasée de l’Afrikaner ruisselait de sueur. Stewart Wiese jeta un dernier regard sur le drap qui recouvrait sa fille.

Neuman commençait à comprendre ce qui l’irritait dans cet entretien.

— Un officier passera chez vous demain matin, dit-il avant de le laisser filer.

Un Blanc.

* * *

Les collines et la végétation touffue qui coiffaient les criques paradisiaques de Clifton avaient fait place à des résidences de luxe, des villas avec parking sur le toit, vigile et accès direct à la plage. Pris dans la toile immobilière, on construisait encore à flanc de colline, de plus en plus haut — c’était de toute façon trop tard pour le paysage.

25, West Point. Dorures, laques, miroirs à gogo, sauf à aimer le clinquant des années 80, l’appartement de la famille Botha était fardé comme une drag-queen à Sydney. Flora, la mine tirée par le soleil et le fond de teint, attendait le retour de Judith sur le canapé du salon panoramique. Son mari, qui s’agitait autour de la table basse, parlait pour deux. En mentant à tout le monde, la jeune sotte avait créé un lourd antagonisme entre les deux familles : Stewart Wiese avait appelé un peu plus tôt, une discussion houleuse qui n’avait rien résolu. Le Springbok avait fini sa carrière aux Stormers de Nils Botha, et les deux hommes étaient restés amis : leurs filles fréquentaient les mêmes bancs d’école, le même cercle de connaissances, les mêmes lieux de sortie, elles n’avaient jamais manqué de rien ni causé le moindre souci. Elles étaient censées travailler leurs cours, pas traîner la nuit dans les rues ou partir en week-end sur la côte. Trahison. Incompréhension. Botha fulminait. Fletcher le laissa mariner pendant que sa femme triait ses doigts sur le canapé à fleurs.

Dan pensait à Claire, sa femme, qu’il allait chercher tout à l’heure à l’hôpital, quand on sonna à l’interphone. Flora sursauta sur son coussin, se dressa comme un ressort et fit trépigner ses talons hauts sur le marbre. Nils décrocha le premier l’interphone. Le gardien annonça l’arrivée de leur fille.

Judith apparut bientôt au pied de l’ascenseur privatif, affublé de son copain Peter, un minet du coin qui avait tombé les Ray Ban pour une mèche blonde.

— Qu’est-ce qui se passe ?! lança Judith en voyant la mine défaite de sa mère. Il est arrivé quelque chose ?

Botha bouscula sa femme, fondit sur sa fille et lui assena une claque en pleine face. Flora eut un cri de stupéfaction. Judith couina en s’écroulant sur le sol.

— Nils ! tenta Flora. Tu…

— Toi, tais-toi ! Et toi, écoute-moi bien, rugit-il à l’attention de sa fille. Oui, il est arrivé quelque chose : Nicole a été assassinée ! Tu entends ?! On l’a tuée !

La bonne, terrée au fond du couloir, fila vers la cuisine. Judith éclata en sanglots. Le jeune branché qui l’accompagnait reflua vers l’ascenseur. Botha le fusilla du regard avant de se pencher vers la gamine en pleurs, qu’il tira par le bras comme on arrache une mauvaise herbe.

— Je ne pense pas que le traitement soit très approprié à la situation, s’interposa Fletcher.

— Je traite ma fille comme je l’entends !

— Vous voyez bien qu’elle tient à peine debout…

Botha s’en fichait. Il avait déjà frappé des hommes à terre. C’était valable au rugby comme dans la vie. Il ne voyait que le mensonge, la tromperie, la perte définitive du lien avec Stewart Wiese, les réseaux, les affaires, la cascade d’ennuis qui se profilait. À cause de cette jeune imbécile qui était sa fille.

Judith sanglotait sur le marbre, les mains plaquées sur le visage. Flora vint à ses côtés, empruntée, ne sachant par quel bout la prendre.

— J’aimerais m’entretenir seul avec Judith, dit Fletcher.

— J’ai le droit de savoir pourquoi ma fille nous a menti !

— Je vous en prie, monsieur Botha : laissez-moi faire mon travail…

Le père eut un rictus aigre. Le petit flic parlait à mi-voix et regardait Judith avec une compassion qui lui mettait les nerfs en pelote. Elle se tenait repliée contre la porte de l’ascenseur, pitoyable, son empotée de mère tentant de la consoler, inaudible.

Fletcher s’agenouilla à son tour, aperçut des taches de rousseur sous ses cheveux défaits, prit la main de Judith et l’aida à se relever. Le rimmel avait coulé jusque sur ses doigts. Adossé à l’ascenseur, Peter Deblink recomptait les plaques de marbre.

— Toi aussi tu viens, lui lança Fletcher.

Évitant le tir de barrage paternel, le jeune couple suivit le policier jusqu’à la terrasse du salon panoramique.

Un vent frais grimpait avec les oiseaux, des vagues turquoise tonnaient sur la plage immaculée en contrebas, un coin de paradis qui se serait trompé d’étage ; Judith, encore sous le choc, s’affala sur une chaise pliante, où elle put pleurer plus librement.

Il y eut un moment de silence, ponctué par le fracas des rouleaux. Fletcher avait la silhouette fragile de Monty Clift et le regard qui brillait pour celui de sa femme : il se pencha vers la jeune étudiante, la trouva jolie, sans plus.

— Il faut que tu m’aides, dit-il. D’accord ?

Judith ne répondit pas. Elle ramassait ses larmes.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? renifla-t-elle.

— On ne sait pas encore, répondit Fletcher. On a retrouvé le corps de Nicole dans le Jardin de Kirstenbosch, ce matin…

Judith releva la tête, incrédule. Les doigts de son père avaient fait une œuvre paléolithique sur sa joue.

— Tu étais la meilleure amie de Nicole, d’après ce qu’on m’a dit…

— On se connaît depuis qu’on est petites, confirma Judith, la gorge nouée. Nicole habite à Camps Bay, de l’autre côté de la colline…

Mais son mouvement de tête allait à peine jusqu’aux plantes vertes.

— Tu lui servais souvent de couverture ?

— Non… Non…

Fletcher fouilla dans ses yeux mouillés, n’y vit que honte et tristesse.

— Dis-moi la vérité.

— J’ai… j’ai un studio à Obs’, près de la fac… Nicole disait à ses parents qu’elle venait y dormir pour travailler ses cours.

— C’était faux ?

— C’était juste un prétexte pour sortir… Je n’aime pas mentir mais je le faisais pour elle, par amitié… J’ai essayé de lui dire que nos parents finiraient par le savoir mais Nicole me suppliait et… Enfin, je n’ai pas eu le courage de refuser… Je m’en veux. C’est horrible.

Elle se réfugia dans ses mains.

— Vous n’étiez pas avec elle hier soir ? demanda Fletcher en se tournant vers Deblink.

— Non, relaya le blondinet : on était à Strand pour plonger en cage avec les requins blancs. Le départ pour l’excursion était prévu à sept heures du matin. On a dormi dans la guest-house qui organisait la sortie en mer.

C’était facile à vérifier.

— Et Nicole ?

— Elle avait un double des clés, répondit Judith. Comme ça on était libres.

— Elle t’a dit où elle sortait, avec qui ?

— Non…

— Je croyais que vous étiez copines ?

L’expression de son visage changea :

— À vrai dire, on se voyait peu ces derniers temps…

— Vous êtes dans la même fac.

— Nicole n’y allait presque plus, expliqua Judith.

— Ah oui ?

— Ça ne la passionnait pas beaucoup, l’Histoire…

— Elle préférait les garçons, poursuivit Fletcher.

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

— Mais elle couchait avec des garçons…

— Nicole était tout sauf une salope ! protesta la copine.

— Je ne vois pas le mal à aimer les garçons, tempéra Fletcher. Nicole avait rencontré quelqu’un ?

Judith haussa les épaules, désarmée.

— Je crois.

— Tu crois ?

— Elle ne m’en a pas parlé directement, mais… je ne sais pas… Nicole avait changé. Elle était devenue fuyante.

— C’est-à-dire ?

— Je ne sais pas, souffla-t-elle. C’est une intuition… On se connaît depuis longtemps mais quelque chose avait changé chez elle. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais Nicole n’était plus la même, surtout ces derniers temps. C’est pour ça que je crois qu’elle avait rencontré quelqu’un.

— Bizarre qu’elle ne t’en ait pas parlé : tu étais sa meilleure amie.

— J’étais, oui…

Un vent de tristesse balaya la terrasse.

— Nicole changeait souvent de petit copain ?

— Non… non : ce n’était pas une collectionneuse, je vous ai dit. Elle aimait bien les garçons mais comme tout le monde quoi : modérément.

Deblink ne tiqua même pas.

— Ben Durandt, relança Fletcher : tu connais ?

— Un copain de Camps Bay, dit-elle, morose. Ils sont restés six mois ensemble.

— Durandt, il était comment avec Nicole ?

— Très bien pour conduire une décapotable, estima Judith.

— Le genre jaloux ?

— Non… (Elle secoua la tête.) Durandt est trop fasciné par sa petite personne pour s’intéresser aux autres. De toute façon, ce n’était qu’un flirt. Nicole se faisait chier avec lui.

La jeune femme se déridait un peu.

— Tu sais s’ils ont déjà couché ensemble ?

— Non. Pourquoi vous me demandez ça ?!

— J’essaie de savoir si Nicole couchait avec des garçons, si le rapport sexuel qu’elle a eu la nuit du meurtre était consentant ou pas.

Judith baissa les yeux.

— Et toi, lança-t-il à Deblink : tu en penses quoi ?

— On se connaissait à peine, répondit-il avec une moue ingrate.

— Je croyais que vous étiez des assidus de Camps Bay ?

La jeunesse dorée y paradait le week-end, le long des plages.

— Oui, confirma le play-boy, c’est là qu’on s’est rencontrés, avec Judith. Mais Nicole, je l’ai vue qu’une fois, et encore, en coup de vent…

— Tu veux dire que Nicole ne traînait plus à Camps Bay ?

— Ouais.

— Elle avait changé, je vous dis, renchérit Judith.

Une mouette en suspension brailla à hauteur de la terrasse. Fletcher se tourna vers l’étudiante :

— Vous étiez convenues de quoi toutes les deux, pour hier soir ?

— Nicole m’a avertie par téléphone qu’elle comptait sortir. J’avais prévu de voir les requins avec Peter, ça lui laissait le studio libre pour la soirée…

— Quel intérêt de mentir à vos parents ?

— Mon père, encore, ça va, répondit Judith en se mordillant les lèvres, il m’a laissée prendre un studio près de la fac… Mais le père de Nicole est très… disons, conservateur. Il n’aimait pas qu’elle sorte. Ou alors avec des garçons qu’il connaissait. Il avait peur des agressions, des viols…

Un toutes les cinq minutes, selon les statistiques nationales.

— C’est pour ça que tu couvrais ses sorties ?

— Oui.

— Nicole sortait dans les bars du quartier ?

— C’est ce qu’elle me disait.

— Elle avait de nouveaux amis ?

— Sans doute…

Fletcher acquiesça dans la brise du soir.

— On a retrouvé une carte de vidéoclub à ton nom dans son gilet, dit-il.

— Oui : je lui prêtais, si elle voulait voir des films.

— C’était le cas hier soir ?

— Je ne sais pas. Nicole avait les clés et rentrait quand elle voulait. Je ne lui posais pas de questions. On se croisait à peine le matin, quand elle ne découchait pas…

— C’est arrivé ?

— Oui, une fois, cette semaine… Mercredi. Oui : mercredi, répéta-t-elle. Je me suis réveillée le matin mais il n’y avait personne dans le canapé.

— Nicole ne t’a pas dit où elle avait dormi ?

— Non… Je lui ai juste dit que ça ne pouvait plus continuer comme ça. Qu’on finirait par se faire pincer par les parents… J’ai quand même cédé, pour samedi. Comme une conne…

Des souvenirs d’enfance lui remontaient dans la gorge ; poupées relookées, fous rires, confidences… Judith réprima ses sanglots mais la vague la submergea. Elle plaqua ses mains sur son visage.

Le soir tombait doucement sur l’océan. Fletcher regarda sa montre : Claire sortait dans moins d’une heure.

À deux pas de là, la mèche malmenée par le vent, le play-boy en bois n’avait toujours pas eu un geste de réconfort pour sa copine. Dan serra l’épaule de la jeune femme en pleurs, avant de filer vers l’hôpital.

* * *

À partir de demain (tout à l’heure), c’est la course vers toi. Une course lente, comme on les aime en calèche… Quel goût a ton sexe ? Sais-tu qu’il change selon les saisons, l’inclinaison du soleil, l’humeur de la lune ? Ta bouche est-elle toujours ce virtuose de l’« orgasme agonique » ? Serai-je toujours le poisson pilote qui court en tête ? J’y pense, donc j’y suis déjà — imaginant, de loin, le délice de l’immersion… Vivement toi, mon amour !

Claire relut pour la douzième fois le mot que Dan avait glissé avec les fleurs. Elle garda le billet et donna les roses à l’infirmière xhosa qui, depuis trois nuits, la chouchoutait.

À trente ans, on se méfie de ses choix, pour la plupart définitifs, du mariage, des accidents de voiture, pas du cancer — un cancer du sein, qui s’était déclaré trois mois plus tôt, et des métastases par kilos. Le sol s’effondrait, Dan n’y voyait qu’un abîme mais Claire semblait supporter la chimiothérapie et la perte de ses cheveux. La dernière série d’examens s’avérait globalement positive : restait à voir l’évolution… Les enfants bien sûr n’en savaient rien : Tom, quatre ans et demi, croyait dur comme fer que sa mère avait « attrapé l’automne », ses cheveux finiraient bien par repousser, Eve n’avait carrément rien remarqué…

Dan cueillit sa femme dans le hall du Sommerset Hospital. Claire portait un béret noir sur son crâne chauve et une jupe courte qui dévoilait ses genoux amaigris : elle sourit en le voyant traverser la foule, le prit par les épaules et lui roula une pelle devant l’accueil. Un baiser long et langoureux, comme à leurs premiers rendez-vous… Baiser le malheur, c’était ses mots d’ange déboulonné : la maladie n’aurait pas sa peau — c’était sa chasse gardée, à lui.

Les gens passaient devant eux, qui n’en finissaient plus de se retrouver.

— Ça fait longtemps que tu attends ? chuchota-t-il à son oreille.

— Vingt-six ans dans deux mois, répondit Claire.

Dan se dégagea de son étreinte amoureuse :

— Alors foutons le camp…

Il prit sa main frêle, son sac de voyage, et l’entraîna vers la sortie. L’air du parking était nouveau tout à coup, le ciel presque aussi lumineux que ses yeux bleus d’hirondelle.

— Les enfants t’attendent pour une petite fête, annonça Dan. C’est un peu le bordel à la maison, je n’ai pas eu le temps de ranger mais la nounou s’occupe des gâteaux.

— Cool !

— Je leur ai dit qu’on n’arriverait pas avant huit heures, ajouta-t-il, avec son air de rien.

Il était à peine six heures et quart…

— Tu m’emmènes où, Casanova ?

— À Llandudno.

Claire sourit. Ils connaissaient une petite crique le long de la péninsule, un endroit tranquille où l’on pouvait se baigner nu sans risquer de mauvaises rencontres. Elle se blottit contre lui, vit sa voiture banalisée sur le parking.

— Tu es en service ?

— Oui… Ça tombe mal, je sais… Une jeune femme qu’on a retrouvée ce matin, à Kirstenbosch.

— La fille du rugbyman ?

— Tu es au courant ?

— Ils en parlaient à la radio, tout à l’heure… Les gars viennent dîner ?

Elle parlait d’Ali et Brian, leurs précieux amis, et du petit rituel consistant à s’inviter à la maison pour s’excuser des horaires flexibles, du stress et du boulot de chien qui les attendait.

— On avait pensé à demain soir. Si tu te sens bien, évidemment, s’empressa-t-il d’ajouter.

— On en a déjà parlé, fit Claire comme une chose entendue. Ne changeons rien, OK ?

Elle voulait être traitée comme une convalescente, pas comme une malade. Ali et Brian étaient à la même enseigne. Dan l’embrassa encore.

— Tu as trouvé ce que je t’ai demandé ? fit-elle en grimpant dans la voiture.

— Oui : c’est sur le siège arrière.

Claire se déhancha vers la banquette avant de poser la boîte à chapeau sur ses genoux.

— Ferme les yeux, dit-elle.

— Ça y est.

Claire lui jeta un regard en biais, ôta très vite son béret, saisit la perruque à l’intérieur de la boîte à chapeau et l’ajusta dans le miroir du rétroviseur : un carré court, blond platine, avec deux mèches Sixties qui lui tombaient au-dessous des oreilles… Hum, pas trop mal… Elle tapota le bras de son mari :

— Tu me trouves comment en acrylique ?

Dan frémit malgré lui ; un sourire avide et cruel flottait sur ses lèvres, un sourire de poupée maltraitée, et ces yeux bleus où brillait sa propre mort…

— Superbe, dit-il en mettant le contact.

Ils avaient deux heures devant eux : autant dire toute la vie.

* * *

Les journaux du soir ouvraient leur édition sur le meurtre de Nicole Wiese. Son père avait été champion du monde au lendemain des premières élections démocratiques, Mandela avait revêtu le maillot des Springboks et écouté le nouvel hymne sud-africain en serrant la main du capitaine, Pienaar, un Afrikaner. Ce jour-là, le deuxième ligne Stewart Wiese était devenu l’un des ambassadeurs de la nouvelle Afrique du Sud — et qu’importe si les invincibles All Blacks avaient attrapé une gastro-entérite la veille de la finale.

Au cœur de la tourmente, Stewart Wiese avait annoncé qu’il donnerait une conférence de presse, ce qui, dans un pays en proie à la violence et au crime, n’augurait rien de bon ; on rappellerait les chiffres, plus de cinquante meurtres par jour, les manquements de la police, incapable de protéger ses concitoyens, avant de gloser sur la pertinence du rétablissement de la peine de mort…

La nuit tombait sur le township. Ali coupa la radio et servit le repas dans la cuisine. Il avait préparé un plat de lentilles à la coriandre et un cocktail de jus de fruits. Soûlée de médicaments, sa mère avait dormi une partie de l’après-midi mais semblait reprendre du poil de la bête : l’agression de ce matin ? Quelle agression ? Josephina prétendait se porter comme un charme, tout juste si elle ne s’était jamais sentie aussi bien de sa vie. Lui en revanche, s’il était toujours aussi beau, fort, etc., avait une mine fatiguée… Le cirque habituel.

Neuman ne dit rien de sa journée, de ce qu’il avait vu : il déposa ses chocolats préférés sur la table de la cuisine, c’était son seul plaisir, et un baiser sur son front avant de la quitter, en lui jurant que oui, oui, un jour il lui présenterait sa « petite amie »…

Des simulacres.

Sans éclairage public, fragmentés en une multitude de micro-territoires, les townships étaient particulièrement dangereux le soir. Marenberg n’échappait pas à la règle ; les Rastafari[13] avaient organisé des marches contre le crime et la drogue mais les bandes organisées continuaient de faire la loi : on avait même vu les écoles de Bonteheuwel fermer par décret des gangs, et les autorités rester impuissantes pour assurer la sécurité des élèves. À Marenberg, les trois quarts d’entre eux consommaient de la drogue et gravitaient autour des tsotsis…

Neuman gara la voiture devant la maison de Maia, une des rares constructions en dur du quartier. Les long-courriers clignotaient dans le ciel mauve. Il jeta un regard sur les rues de terre battue qui s’évanouissaient dans le noir et ferma la portière. Un rai de lumière filtrait par la lucarne de sa chambre ; il frappa doucement à la porte, pour ne pas l’effrayer — quatre fois, c’était un des codes. Des pas feutrés approchèrent.

Maia sourit en le voyant, son demi-dieu taillé dans la nuit.

— Je t’ai attendu toute la journée, dit-elle sans reproche.

La métisse ne portait qu’une nuisette aux reflets argentés et la paire de pantoufles qu’il lui avait achetée. Elle embrassa la main du Zoulou et le tira à l’intérieur. La décoration du coin-salon avait changé depuis la semaine dernière : Maia avait arraché les morceaux de tapisserie disparates et exposé des tableaux aux murs, les siens, qu’elle peignait sur des planches, ou du bois de récupération. Maia était heureuse de le voir mais elle se tut — code numéro quatre. Ali avait établi une liste pour eux. Il fallait juste s’en souvenir.

Elle l’entraîna vers la chambre sans prononcer un mot, alluma la bougie près du matelas et s’allongea sur le ventre. Ses cuisses dorées miroitaient dans le clair-obscur de la chambre, ces jambes dont il connaissait chaque muscle, chaque repli pour l’avoir mille fois parcouru. Maia ferma les yeux et se laissa contempler, les bras détachés du corps, comme si elle allait s’envoler. Un chien aboya dehors.

Un autre avion passa. La cire finit par couler sur le bout de moquette. Sculptée dans l’attente, Maia se tenait immobile, les yeux clos, comme morte. Enfin, il passa la main dans ses cheveux savamment tressés et, doucement, caressa la courbe de sa nuque. Elle eut un sourire qui n’avait pas besoin d’ouvrir les yeux :

— Je reconnaîtrais ta main à trois mètres…

Elle était chaude et douce comme ses lèvres. Il caressa ses épaules, son dos, légèrement rugueux… Une, deux, trois… il compta cinq cicatrices. Maia se tortillait en minaudant. Peut-être qu’elle simulait… Qu’importe. Il remonta sa nuisette, découvrit ses reins, l’arrondi de ses fesses, qu’elle lui tendit bientôt, en offrande. Ali ne pensait pas : le bout de ses doigts faisait des traînées de poudre sur son corps saccagé, un fil invisible qui lui tirait mille petits miaulements ravis…

Il releva la tête et, à la lueur de la bougie, vit les photos accrochées aux murs ; des photos de magazines que Maia avait mis là pour égayer la chambre, ou lui faire plaisir, des femmes en tailleur chic ou en maillot, des femmes publicitaires dans des décors paradisiaques de plages et d’atolls isolés, de pauvres photos à demi froissées dont certaines, ramassées dans la rue, avaient pris l’humidité, la souillure des déchets… Côté pitié, une forte envie de dégueuler.

Neuman repartit sans même jeter un œil à ses tableaux, en laissant une poignée de billets sur le frigo.

* * *

Le Jardin botanique était vide à cette heure, l’aube encore un souvenir. Neuman marcha sur la pelouse taillée à l’anglaise, ses chaussures à la main. L’herbe était tendre et fraîche sous ses pieds. Les feuillages des acacias frémissaient dans l’obscurité. Neuman rabattit les pans de sa veste et s’agenouilla près des fleurs.

« Wilde iris (Dictes grandiflora) », disait l’affichette. Il y avait encore les rubans de la police, qui battaient dans la brise…

On n’avait pas retrouvé le sac de Nicole sur les lieux du crime. Le tueur l’avait emporté. Pourquoi ? L’argent ? Qu’est-ce qu’une étudiante pouvait avoir dans son sac à main ? Il leva les yeux vers les nuages affolés qui filaient sous la lune. Le pressentiment était toujours là, omniprésent, qui lui comprimait la poitrine.

Ali ne dormirait pas. Ni ce soir ni demain. Les cachets étaient sans effet, sinon à traîner ce goût de pâte molle dans la bouche ; insomnies chroniques, désespoir, phénomènes compensatoires, désespoir, son cerveau tournait en boucle. Pas seulement depuis ce matin. Les promenades le long du cap de Bonne-Espérance non plus n’y changeraient rien. Il y avait ce monstre froid au fond de lui, cette bête impossible à recracher ; il pouvait lutter, nier, faire que chaque matin soit le premier plutôt que le dernier, il menait une guerre perdue d’avance. Maia : piètre façade… Des larmes montèrent à ses yeux. Il pouvait s’inventer des lieux de vie, des codes érotiques, des listes d’attractions passionnelles comme autant d’amours fantômes, le ciment ne prenait pas. Ses masques tomberaient en une pluie de plâtre, bientôt, des cloisons d’empire qui emporteraient tout dans leur chute, des décors trop vieux envoyés à la casse. La réalité éclaterait un jour : elle l’attraperait par le cou et lui ferait mordre la poussière, comme dans le jardin de son enfance. Sa peau de Zoulou ne tenait qu’à un fil : il pouvait remodeler la réalité autant qu’il le voulait, tracer des plans, des prénoms aux lignes féminines, il retombait, moteur en flammes, sur le même no man’s land. Une terre sans homme — sans homme digne de ce nom.

Neuman n’en était plus un. Il ne l’avait jamais été.

Maia pouvait se tortiller sur le matelas, fissurer les atomes du désir qui les séparait, le sexe d’Ali était mort : il était mort avec lui.

6

Ruby avait une confiance limitée en l’homme : aucune dans le mâle. Son père était parti du jour au lendemain, sans laisser d’adresse, abandonnant femme et enfants.

Ruby, la benjamine, avait treize ans à l’époque. Aucune explication. Son père n’avait laissé que du vide. Il avait simplement refait sa vie ailleurs, avec d’autres gens.

Les années étaient passées mais Ruby n’avait pas cherché à retrouver sa trace. Sa sœur était devenue anorexique, son frère un divorcé endurci après deux mariages aussi pathétiques que précipités, et leur mère était restée comme veuve : ce salaud avait bousillé leur existence, il pouvait crever incognito.

Le manque affectif qui les rongeait s’était transformé en rage. Ruby adorait son père. Elle avait tout cru. Ce qu’il lui avait dit, laissé espérer, quand il la prenait sur ses genoux et lui faisait des tours de cartes, ou tirait les tarots pour elle — « Plus tard tu seras grand reporter ! ». Il semblait si fier d’elle, si sûr de lui, du temps qui jouait pour eux… Ruby ne s’était pas méfiée : son père, tous les hommes du monde étaient des traîtres. Brian en particulier. Brian Epkeen, l’amour dont elle n’avait jamais osé rêver, son prince cabossé qu’elle ramassait dans les fossés, le visage tuméfié, Brian qu’elle avait épongé, pansé, remis sur pied, le salaud avait tout saboté. Ruby lui avait tout donné, son amour, son cul, son temps : il n’avait rien pris.

Six ans qu’ils s’étaient séparés. Elle avait depuis collectionné les pétards mouillés mais Ruby ne se résolvait pas à vieillir sans amour. Impossible. L’amour était sa dope, sa dépendance chérie, le deuil de son père qu’elle ne ferait jamais. Heureusement, aujourd’hui il y avait Rick.

Cinquante-trois ans, un physique encore agréable, Rick Van der Verskuizen avait le cabinet dentaire le plus chic de la ville, une propriété au milieu des vignes où elle venait de s’installer, et des enfants suffisamment grands pour leur ficher la paix. Un homme attentionné qui offrait des perspectives, un réseau de connaissances, un avenir, quelqu’un qui ne rentrait pas n’importe quand à la maison dans des états de choc assommants, shooté à l’adrénaline ou au speed, et qui sous ses beaux discours égalitaires se faisait payer en nature…

To bring you my love

to bring you my love

to bring you my love !

Ruby déambulait au milieu de la chambre, la musique à plein tube. Elle ne s’était pas encore maquillée, à peine habillée, elle allait du lit à la salle de bains, chantant à tue-tête.

Son label de musique n’avait pas résisté à l’ère du téléchargement ; douze ans de passion, de travail acharné, de prises de risques et autant de dingueries nocturnes partis en fumée. Elle avait mis la clé sous la porte, la mort dans l’âme. Elle aurait pu changer de métier, comme la plupart des artistes qu’elle produisait, mais Ruby ne connaissait rien aux autres métiers, et surtout elle n’en avait rien à foutre.

Cette façon de penser ne l’avait pas aidée à trouver un job : aucune major ne voulait travailler avec cette excitée, les autres l’avaient trop souvent vue bourrée backstage, pendue au cou de n’importe qui, à prendre n’importe quoi. Trois ans de galères, à croire qu’elle n’en sortirait pas, mais une nouvelle vie s’annonçait depuis qu’elle avait décroché ce job d’assistante de production ; finis les castings pour les reality-shows ou les shoots de magazines branchés qui te payaient en fringues, la valse dégradante des sourires au banquier pour les chèques impayés, les contrats intérimaires et le chômage. Elle aurait de nouveau une activité sociale reconnue, un peu d’argent, d’autonomie… Bien sûr, ce n’était pas le job de ses rêves. Rick avait fait jouer ses relations. Elle qui n’avait jamais compté sur personne avait dû sourire à des gens. Écraser sa grande gueule de suffragette en vinyle. Ravaler ses quarante-deux ans et faire comme si elle vivait pour la première fois. Qu’importe : ce job la sortait de l’ornière et Ruby n’avait plus beaucoup le choix. Quarante-deux ans : elle passerait bientôt le cap de la fécondité. Encore quelques années, songeait-elle, et ce serait fini la croupe éblouissante roulée dans l’hypnose, les promesses de lointains ailleurs, les baisers implacables à l’autel des blablas. Qu’allait-elle devenir si Rick la jetait, lui aussi ?

Son portable sonna sur la commode de la chambre. Ruby baissa le volume du CD, cala le portable sur son oreille tout en tirant le zip de sa robe.

— Salut.

— Putain, maugréa-t-elle.

— Oui, c’est moi.

Brian. Bref silence dans le chaos des ondes.

— Tu me déranges, lâcha Ruby. Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est toi qui as envoyé David me faire les poches ?

— J’ai rien à te dire, répliqua-t-elle.

— Avoue.

— Je t’ai dit que tu pouvais aller te faire foutre.

— David aussi visiblement, insinua-t-il : qu’est-ce qui s’est passé avec les parents de Marjorie ? Il paraît qu’il s’est fait virer, qu’il cherche un studio…

— Je ne suis pas au courant.

— Tel que je le connais, il a dû fumer des pétards dans le salon des vieux…

— Tu ne connais pas ton fils, Brian. Tu ne t’es jamais intéressé qu’à ta bite. Ne t’étonne pas s’il ne peut pas te saquer.

— Tu exagères.

— Je t’assure que non.

Il ricana pour se donner une contenance mais la voix de Ruby était du bois d’ébène.

— David m’a dit que tu t’installais chez ton nouveau copain…

— Ce n’est pas tes affaires.

— On peut peut-être s’arranger pour la caution du studio, poursuivit Brian. Cinquante-cinquante : ça te va ?

— Non.

— Ton dentiste est plein aux as, fais un effort.

— Ce n’est pas à lui de payer pour ton fils.

— C’est quand même un peu le tien.

— Rick n’a rien à voir avec nos histoires. Fous-nous la paix.

— Depuis quand ça t’intéresse, les dents ?

— Depuis que je ne vois plus les tiennes.

— Ha ha !

Il se forçait, que c’en devenait poignant.

— Tu ne m’as jamais fait rire, Brian, dit-elle, glaciale : jamais. Maintenant lâche-moi : OK ?!

Ruby jeta son portable sur le lit, tourna le bouton du volume et partit se maquiller dans la salle de bains, la musique au maximum. Mascara léger, fard à paupières… Sa main tremblait légèrement devant le miroir. Brian. Elle se maudit dans la glace… Brian l’avait trompée, comme son père. Ruby lui en voulait pour ça : à mort. Elle croyait que ça passerait, mais ça ne passait pas.

Les guitares qui hurlaient depuis la chambre s’arrêtèrent net.

— C’est quoi cette musique de sauvage ?!

P.J. Harvey : un mètre cinquante-cinq d’explosif, une voix au silex et des riffs à casser la Terre… Rick apparut par l’embrasure de la porte, les cheveux encore trempés après ses longueurs dans la piscine. Il portait une sortie de bain en tissu-éponge et une montre en forme de téléviseur. Ruby finissait de se maquiller. Il passa la main sur ses fesses rebondies.

— Tu t’en vas ?

— Oui, répondit-elle, je suis déjà en retard.

— Dommage…

Ruby sentit son érection dans son dos, plus dure à mesure qu’il se lovait contre elle. Rick souriait de ses trente-deux dents impeccables dans le miroir de la salle de bains ; il glissa la main sous sa robe, contourna le string et plongea le long de son pubis.

— On va être obligés de se presser, souffla-t-il à son oreille.

Ruby se cambra tandis qu’il commençait à la masturber.

— Je n’ai pas le temps, minauda-t-elle.

— Deux minutes, dit-il, respirant plus fort.

— Je vais être en retard…

— Oui… Ça va être bon…

— Rick…

Elle se tortillait pour s’échapper en douceur mais il la tenait fermement. Rick malaxait son clitoris ; il releva sa robe et pressa son sexe entre ses fesses.

— Rick… Non, Rick…

Mais il avait baissé son string.

C’était une belle journée d’été, les insectes virevoltaient dans le jardin ombragé, poursuivis par des oiseaux de course. Ruby sortit par la terrasse, son sac à bout de bras — elle allait finir par être en retard… Rick réajusta son peignoir de bain et empoigna le journal qui traînait sur la chaise longue.

— À ce soir, ma chérie ! lança-t-il.

— Je t’appelle après le briefing !

— OK !

Elle sourit pour masquer sa gêne. Il lui avait fait mal tout à l’heure…

Le bullmastiff qui gardait la propriété vint quémander une caresse mais reflua vite. Ruby grimpa à bord du coupé BM garé dans la cour, évita son regard trouble dans le rétroviseur, manqua de peu le chien qui aboyait sous ses roues et fila sur le chemin des vignes, Polly Jean à fond, pour écraser ses larmes.

* * *

Aussi huppée que sa sœur Clifton, Camps Bay avait vu sur l’Atlantique et les contreforts de la Table Mountain, qui la protégeait des vents polaires. Quelques nuages vaporeux sur les sommets, des cargos pointant à l’horizon bleu ciel, les palmiers indolents le long de Victoria Road, la banlieue dégageait un parfum d’eldorado en croisière.

— Vous en faites une tête, fit remarquer le barman.

Epkeen buvait un café en regardant la mer. Il venait d’avoir Ruby, hésitait entre rire ou pleurer…

— Sers-moi donc un autre espresso au lieu de faire l’andouille, dit-il.

La terrasse du Café Caprice était presque vide à cette heure. Tatoués bodybuildés, bolides décapotés, bimbos et cocottes à la chaîne, lunettes à écran plat, les jeunes branchés de Camps Bay ne défileraient pas avant onze heures.

— Une viennoiserie ? proposa le barman en passant l’éponge sur la table voisine.

— Non.

— Si vous voulez, j’ai d’excellentes sauciss…

— Nan je te dis !

Brian détestait les boerewors, ces saucisses au goût de pied sale qu’on lui refilait le matin, gamin, sous prétexte qu’il était afrikaner. Il referma le Cape Times et soupira dans l’azur ; Stewart Wiese avait lancé un communiqué de presse particulièrement salé quant à la politique sécuritaire du pays, notamment sa police, jugée incapable de prévenir les meurtres et les viols dont sa fille venait d’être la énième victime, celle de trop — déclaration aussitôt reprise par les médias nationaux… Brian avait fait le tour des barmen qui travaillaient le long de Victoria avec la photo de l’étudiante, mais aucun ne se souvenait de l’avoir vue ces temps-ci, ce qui corroborait le témoignage de Judith Botha. Prenant le relais de Fletcher, il avait interrogé Ben Durandt. « Très bien pour conduire une décapotable » : le seul amant (connu) de Nicole collait au tableau dépeint par sa copine Judith… Il paya l’addition et, l’esprit vaguement apaisé par le bruit de la mer, grimpa la petite corniche qui menait chez les Wiese.

Malgré les problèmes d’insécurité et la curée immobilière, Camps Bay restait la banlieue phare de Cape Town, une station balnéaire résidentielle préservée par Chapman’s Speak, l’une des plus belles routes au monde, dont l’accès était aujourd’hui payant. Ici les Noirs garaient les voitures ou aidaient en cuisine. Il fallait redescendre vers Hout Bay pour voir les premiers townships, tout au plus des îlots de baraquements qui venaient se greffer autour des villages de la côte.

La peur du criminel avait remplacé la peur du Noir chez la plupart des Blancs aisés, repliés sur leur laager[14] : réponse armée, accès sécurisé par vidéo, muraille surmontée de fils barbelés puis de lignes électrifiées, la maison où avait grandi Nicole bénéficiait de l’équipement minimal pour une habitation de ce standing.

La terrasse en teck surplombait la villa d’un cinéaste absent la moitié de l’année ; Epkeen fuma une cigarette contre la rambarde, appréciant la vue sur la baie. L’employée de maison, une Xhosa d’un autre âge qui parlait le pidgin[15], l’avait prié d’attendre près de la piscine : Stewart Wiese s’entretenait dans le salon voisin avec le responsable des pompes funèbres.

L’ancien Springbok s’était reconverti dans le commerce du vin et possédait des parts dans plusieurs sociétés locales, parmi les meilleures exploitations de la région. Epkeen se pencha vers la baie vitrée qui donnait sur le bureau du rez-de-chaussée : il aperçut des trophées sur les étagères, des fanions de match, le drapeau du Parti national, il y a peu encore majoritaire dans la province du Western Cape[16].

Un pas lourd fit alors plier les planches de la terrasse.

Brian avait oublié son visage mais il le reconnut aussitôt : Stewart Wiese était un bloc de deux mètres zéro un à la tête cabossée, les oreilles froissées par des milliers de mêlées et les yeux gris acier encore rouges de larmes.

— C’est vous qui êtes chargé de l’enquête ? lança-t-il au flic en treillis noir qui venait d’arriver.

— Lieutenant Epkeen, dit-il en perdant sa main dans celle du colosse.

Malmené par la nuit de samedi, il avait déposé son costume au pressing. Wiese eut un rictus dubitatif devant son tee-shirt. Ses deux petites filles, âgées de quatre et six ans, étaient parties chez leurs grands-parents jusqu’aux obsèques de leur sœur, sa femme dormait dans la chambre, sous sédatif, incapable de supporter le moindre entretien. Il expédia le reste comme une formalité : Nicole était en première année d’Histoire à la fac d’Observatory, l’Histoire il fallait bosser, pas passer son temps dehors, les rues n’étaient pas sûres, les clients du restaurant le plus branché de la ville s’étaient fait dévaliser par une bande armée pas plus tard que la semaine dernière, en plein samedi soir, les jeunes Blanches étaient une population à risque, raison pour laquelle il surveillait les sorties de Nicole et ses relations. Jamais il n’avait douté de Judith Botha, de sa loyauté. Lui et sa femme ne comprenaient pas ce qui avait pu se passer : c’était au-dessus de leurs forces.

Epkeen comprenait l’humeur belliqueuse du père de famille — la mort d’un branleur comme David l’anéantirait — mais quelque chose le dérangeait dans l’agencement de ses arguments…

— On ne voyait plus votre fille dans les bars de Camps Bay, commença-t-il. Nicole vous a parlé d’un nouvel endroit où elle aimait sortir ?

— Ma fille n’a pas l’habitude de traîner dans les bars, dit-il en le fixant.

— Justement : on a pu l’entraîner, la faire boire…

— Nous sommes de stricts adventistes, certifia Wiese.

— Vous êtes aussi un ancien sportif de haut niveau : entre les tournées et les mises au vert, j’imagine que vous n’avez pas beaucoup vu grandir votre aînée.

— Je l’ai eue jeune, c’est vrai, concéda-t-il, j’étais très pris par la compétition mais depuis ma retraite sportive, on a eu le temps de se connaître.

— Votre fille avait donc des rapports privilégiés avec sa mère, poursuivit Epkeen.

— Elle lui parlait plus qu’à moi.

Ça n’avait pas l’air très compliqué.

— Nicole est sortie plusieurs fois la semaine dernière…

— Je vous répète qu’elle était censée réviser ses cours avec Judith.

— Si Nicole avait besoin d’un alibi pour sortir, c’est qu’elle connaissait d’avance votre réaction, non ?

— Quelle réaction ?

— Imaginez par exemple qu’elle ait rencontré des jeunes d’un autre milieu social, des coloured[17], voire des Noirs…

Stewart Wiese retrouva son air de deuxième ligne avant l’entrée dans la mêlée :

— Vous êtes venu ici pour me traiter de raciste ou trouver le salaud qui a tué ma fille ?

— Nicole a eu un rapport sexuel la nuit du meurtre, fit Epkeen : je cherche à savoir avec qui.

— Ma fille a été violée et assassinée.

— Nous n’en savons rien pour le moment… (Epkeen ralluma une cigarette.) Désolé d’entrer dans les détails, monsieur Wiese, mais il arrive que le vagin d’une femme se lubrifie pour se protéger des violences sexuelles subies. Ça ne fait pas d’elle une victime consentante.

— Impossible.

— On peut savoir pourquoi ?

— Ma fille était vierge, dit-il.

— J’ai eu vent d’un certain Durandt…

— Ce n’était qu’un flirt. J’en ai parlé avec ma femme cette nuit : Nicole ne l’aimait pas. Du moins pas assez pour prendre la pilule.

Il y avait d’autres moyens contraceptifs, surtout avec le sida qui ravageait le pays, mais la pente semblait savonneuse et Durandt avait confirmé qu’ils n’avaient jamais couché ensemble.

— Nicole ne s’est donc jamais confiée à votre femme ? reprit Epkeen.

— Pas sur ce sujet-là.

— Sur un autre en particulier ?

— Nous sommes une famille unie, lieutenant. Vous voulez en venir où ?

Ses yeux envoyaient des billes chromées sous le soleil.

— On a retrouvé une carte d’abonnement à un vidéoclub dans le gilet de Nicole, dit Epkeen. D’après les retraits, plusieurs films à caractère pornographique ont été loués ces dernières semaines.

— Cette carte était au nom de Judith Botha, à ce que je sache ! s’agaça l’Afrikaner.

— Nicole l’utilisait.

— C’est ce que Judith vous a dit ?!

— Ce n’est pas elle qui a mis cette carte dans le gilet de Nicole.

Le colosse était décontenancé : il n’aimait pas le ton que prenait la conversation, ni l’air du flic venu l’interroger.

— Ce n’est pas pour ça que ma fille louait ce genre de films, affirma-t-il. Ce que vous insinuez est tout simplement odieux !

— J’ai eu Judith au téléphone tout à l’heure : elle prétend n’avoir jamais loué de films X.

— Elle ment ! aboya Wiese. Elle ment comme elle nous a toujours menti, à Nils Botha et à moi !

Epkeen opina — il vérifierait auprès des vendeurs du vidéoclub…

— Votre fille tenait-elle un journal intime, ou quelque chose du genre ? demanda-t-il.

— Pas à ma connaissance.

— Je peux voir sa chambre ?

Wiese avait croisé les bras, deux troncs, comme s’il montait la garde.

— Par ici, dit-il en poussant la baie vitrée.

Les pièces de la maison étaient vastes, lumineuses. Ils grimpèrent à l’étage. Wiese passa sans bruit devant la chambre où sa femme cuvait leur malheur et désigna la porte au bout du couloir. La chambre de Nicole était celle d’une post-adolescente studieuse : quelques photos de stars de cinéma au-dessus du bureau, ordinateur, matériel de musique, une série de photomatons avec sa copine Judith qui datait du collège, rires et singeries à l’appui, un lit avec couette tirée à quatre épingles, des étagères remplies de livres, A Long Way to Freedom, l’autobiographie de Mandela, quelques polars sud-africains et américains, des boîtes, des bougeoirs, des babioles… Epkeen ouvrit la table de nuit, trouva des lettres en vrac, les parcourut. Des lettres d’ados, qui parlaient de rêve et d’amour pour demain. Pas de nom cité sinon celui d’un certain Ben (Durandt), décrit comme superficiel et plus intéressé par les grands prix de Formule 1 que les ressorts d’une âme sœur. La jeune femme avait rencontré quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’elle avait caché à tout le monde…

Le père de Nicole se tenait dans l’embrasure de la porte, vigie silencieuse. Hormis le chemisier sur le dossier d’une chaise en rotin, tout était soigneusement rangé. La salle de bains aussi était en ordre, avec du maquillage et des produits de beauté empilés devant le miroir. Epkeen fouilla l’armoire à pharmacie : coton, antiseptique, médicaments divers. Il ouvrit les petites boîtes d’artisanat africain sur l’étagère, les tiroirs de la commode, le placard à chaussures, ne découvrit que des vêtements de luxe aux poches vides ou des accessoires de fille à l’utilité énigmatique. Rien non plus sous le matelas, l’oreiller, les coussins. Nicole ne tenait aucun journal écrit. Il alluma l’ordinateur du bureau, ouvrit les icônes…

— Vous cherchez quoi ? demanda le père dans son dos.

— Une piste, figurez-vous.

Epkeen explora la messagerie Internet, les mails envoyés, reçus, nota les noms, les adresses, mais ne trouva rien de précis. La vie de Nicole se résumait à un brouillard. Il vida ses poumons, ferma les yeux pour balayer ce qu’il avait vu, et les rouvrit bientôt, comme neufs. Il réfléchit un moment avant de se pencher sur la tour de l’ordinateur : il y avait des traces de doigts, qu’on devinait à travers une épaisse couche de poussière.

Il s’agenouilla, sortit son couteau suisse, dévissa le flanc gauche de la tour et ôta le bloc de ferraille… Il y avait un petit sac plastique près des barres de mémoire, et de curieux objets roulés à l’intérieur : boules de geisha, mini-vibromasseur avec oreilles de lapin à brancher sur iPod, préservatifs, neige de corps comestible, anneau vibrant avec stimulateur de clitoris, gélules « woman power caps », spray anal lubrifiant et anesthésiant, toute une gamme de sex-toys dernier cri, soigneusement empaquetés…

Penché sur lui comme un arbre mort, l’ancien rugbyman ne réagit pas tout de suite. Il détourna le visage et se tourna vers la piscine qui miroitait par la fenêtre. Pudeur inutile : les épaules du géant se mirent à tressauter, de plus en plus vite…

7

Cape Town était la vitrine de l’Afrique du Sud. Échaudée par le meurtre d’un historien réputé l’année passée, scandalisée par la mort du chanteur de reggae Lucky Duke, légende vivante engagée dans la lutte contre l’apartheid, abattu par des malfrats devant ses enfants alors qu’il les menait chez leur oncle, la First National Bank lançait une vaste campagne de communication contre le crime, regroupant le secteur privé et les principales instances de l’opposition.

La passivité du gouvernement face à l’insécurité chronique était clairement mise en cause : l’argument « crime = pauvreté + chômage » ne tenait plus. Contrairement à ce qu’avait annoncé le président, le crime n’était pas « sous contrôle ». Il suffisait d’allumer la télévision ou d’ouvrir le journal pour constater l’ampleur du fléau. Le nombre d’homicides avait peut-être baissé de trente pour cent depuis l’arrivée au pouvoir de l’ANC, mais les statistiques comptabilisaient les crimes interethniques qui avaient précédé la prise du pouvoir, soit des milliers de victimes appartenant à une époque révolue. L’enjeu aujourd’hui était tout autre : comment la première démocratie d’Afrique pouvait être le pays le plus dangereux au monde ?

Économiquement, le manque à gagner était énorme — on parlait de cent vingt-cinq mille emplois créés avec une réduction de cinquante pour cent des homicides — et le pays, qui à l’heure de la mondialisation connaissait la plus forte croissance de son histoire, avait besoin d’investisseurs étrangers. D’autant que l’Afrique du Sud se préparait à organiser l’événement le plus médiatisé de la planète, la Coupe du monde de football, qui aurait lieu en 2010 : quatre milliards de téléspectateurs pour les matchs de finales, un million de supporters à qui il faudrait assurer sécurité, reportages, rencontres, interviews… Le monde entier aurait les yeux braqués sur le pays, et l’Afrique du Sud ne pouvait pas donner une image aussi effroyable. Qui avait envie d’investir dans un pays estampillé comme le plus dangereux ? Il fallait rassurer les financiers coûte que coûte. La FNB avait ainsi engagé vingt-cinq millions de rands sous forme de pétition afin de protester contre l’inaction du gouvernement et de mobiliser l’opinion devant le sort qui frappait les symboles mêmes du pays.

Ce n’était pas les pauvres qui attaquaient les convoyeurs au bazooka, ni les chômeurs qui avaient assassiné le directeur du « Business Against Crime » l’année dernière : on avait affaire à une vague de crimes organisés, de gangs, petits ou grands, liés aux mafias, des bandes aux méthodes sophistiquées comparables aux USA des années 30 : corruption de la police, voire collaboration, inefficacité de la justice, passivité du gouvernement… À travers la campagne anti-crime, le secteur privé n’attaquait pas la démocratie mais les hommes qui géraient la poudrière : l’ANC en particulier…

Karl Krugë transpirait depuis son rond de cuir. Trop de kilos pris ces dernières années. Krugë dirigeait la SAP de Cape Town depuis les élections de 1994 : rester comme l’homme de la transition démocratique était son ambition et son devoir. Le superintendant prenait sa retraite dans deux ans et pilotait en coulisse pour que Neuman lui succède : un jeune officier zoulou chef de la police dans une province xhosa où les Noirs étaient minoritaires témoignerait d’une petite révolution de palais et d’un signe fort dans un pays qui peinait à tenir ses promesses. Krugë connaissait Neuman, son histoire, son dégoût presque aristocratique pour la corruption qui régnait à tous les étages des administrations : son successeur à la tête de la SAP serait un Noir ultra-compétent, pas un Zoulou incapable… La médiatisation du meurtre n’arrangeait pas ses affaires.

— Vous avez lu les journaux ?

— Certains, répondit Neuman.

— Tous disent la même chose.

— Tous sont aux mains des mêmes groupes d’intérêts.

— Nous ne sommes pas là pour faire le procès de la concentration des médias, répliqua Krugë. Tout ce joli monde va nous tomber dessus…

Le bureau donnait sur l’artère de Long Street et le marché africain. Neuman haussa les épaules :

— Je ne crains pas la tempête.

— Moi si : je viens d’avoir l’attorney général au téléphone, dit Krugë. Il leur faut un os à ronger : vite. Stewart Wiese a le bras long et remue ciel et terre pour rallier l’opinion à sa cause. Ses réseaux fonctionnent à plein, le public est sous le choc et vous connaissez la puissance des symboles…

Neuman acquiesça dans son costume noir. La FNB était aussi l’un des principaux sponsors de l’équipe des Springboks, ce qui expliquait la rapidité et la virulence de la campagne médiatique. Ce n’était pas le moindre des paradoxes que de voir les banques partir en guerre contre le crime alors que ces mêmes banques alimentaient les paradis fiscaux et le blanchiment d’argent sale, mais Neuman savait l’argument sans poids à l’heure de la mondialisation.

— J’ai rendez-vous tout à l’heure avec le légiste pour les premiers résultats de l’autopsie, dit-il. Contrairement à ce qu’a affirmé Wiese lors de sa conférence de presse, nous ne sommes pas sûrs que sa fille ait été violée. Il semblerait plutôt qu’elle ait cherché à s’émanciper et fuir l’éducation, disons tatillonne, de son milieu social. Nicole sortait à l’insu de ses parents et découchait à l’occasion. On cherche le suspect : un garçon qu’elle fréquentait depuis peu… J’ai mis Epkeen et Fletcher sur l’affaire.

— Fletcher est brillant, concéda son supérieur, mais Epkeen, je ne vous suis pas.

— C’est mon meilleur détective.

— On le voit rarement avant onze heures, fit remarquer Krugë.

— Rarement après aussi, ironisa Neuman.

— Je n’aime pas ce genre d’électrons libres.

— Je conçois chez lui une certaine forme de débandade, mais j’ai une totale confiance en lui.

— Pas moi.

Epkeen était « de l’autre côté » durant l’apartheid, il avait eu maille à partir avec la police et n’avait pas intégré le service criminel pour obéir aux procédures : il était venu parce que Neuman était allé le chercher. Un jour, il leur claquerait dans les mains.

Krugë soupira en massant la bûche qui lui servait de nuque :

— Vous assumerez vos choix, capitaine, conclut-il. Mais je ne tiens pas à finir ma carrière sur un échec. Trouvez-moi ce suspect : et surtout le coupable.

Neuman prit congé.

Tembo l’attendait à la morgue de Durham Road.

* * *

Epkeen n’avait jamais songé à s’engager dans la police, même après l’élection de Mandela. La rencontre avec Neuman avait changé la donne.

Comme le leader de l’ANC, Ali était devenu avocat — défendre les droits de ceux qui alors n’en avaient pas — avant d’intégrer la SAP de Cape Town. La nouvelle Afrique du Sud avait soif de justice et Neuman connaissait Epkeen de réputation — peu de Blancs se chargeaient de retrouver la trace de militants disparus. L’un avait changé de nom pour échapper aux milices des bantoustans, l’autre à un postulat historique qui puisait ses racines dans le colonialisme. Neuman avait foi en sa destinée, il sut se montrer convaincant. Ils étaient faits du même bois. Voulaient le même pays. Car pour le reste, Epkeen était à peu près le contraire de Neuman : ambition zéro, noceur en diable, divorcé mille fois avec lui-même et le monde qui l’avait vu grandir. Ali aimait sa vitalité, cette façon si naïve de désespérer, et surtout l’élan qui le poussait vers les femmes, comme s’il n’avait qu’à exister pour être aimé… Sous ses airs détachés, Brian était le filin au-dessus de son vide, sa dernière balle, le seul homme à qui il aurait pu parler.

Ali ne l’avait jamais fait.

Ils débarquèrent chez Dan avec des fleurs pour Claire.

Le jeune couple habitait Kloof Nek, une petite maison sur les hauteurs de la ville. Dan Fletcher partageait leur point de vue sur la société sud-africaine, les moyens mis en œuvre pour l’améliorer, et la nature du lien qui les unissait. Le malheur qui frappait sa femme avait fini de sceller le pacte.

Claire les accueillit à la grille avec une accolade et un sourire courageux.

— Ça va ? sourit Ali.

— Mieux que vous, les gars : vous avez de ces têtes d’enterrement !

Sa silhouette s’était affinée, son teint de pêche avait pâli sous les rayons mais Claire restait toujours aussi jolie. Sa perruque blonde lui allait bien. Ils s’accrochèrent à son bras, prirent des nouvelles de sa santé sans cesser de plaisanter — ils s’aimaient en vie — et la suivirent dans l’allée. Dan attendait sous les roses trémières de la tonnelle, sacrifiant au rituel du barbecue dans le jardin ; les enfants, très énervés, leur firent un triomphe.

Ils dînèrent tous ensemble sur la terrasse de la maison, en oubliant qu’une rechute pulvériserait leur existence.

Le verre de pinot que Claire s’était autorisé la rendait joyeuse. Brian ouvrit une deuxième bouteille.

— Je suis avec une barmaid en ce moment, fit-il en guise d’explication.

— C’est original… Elle est comment ?

— Aucune idée.

— Allez ! pouffa Claire. Tu connais quand même son prénom ?!

— Écoute, s’emporta-t-il, j’ai déjà du mal à retenir le mien !

Elle rit pour de bon, c’était le but.

— En attendant, reprit la jeune femme, entre toi et Ali qui nous cache sa dulcinée, je suis toujours la seule fille à table.

— Oui, acquiesça Brian, c’est aussi ce que me reprochait Ruby quand on allait au restaurant.

Ali sourit avec eux, pour faire bonne figure, mais les fissures de son blockhaus se lézardaient. Il n’avait jamais présenté Maia à ses amis. Aucun Blanc ne venait jamais dans les townships : Ali l’avait choisie pour ça. Il leur aurait dit quoi, de toute façon ? Qu’il avait ramassé cette pauvre fille dans la rue, comme un sac-poubelle éventré par les chiens, qu’elle ne savait ni lire ni écrire, à peine peindre sur des bouts de bois, qu’il entretenait une femme pour la caresser à loisir, pour assouvir ses pulsions d’homme ou ce qu’il en restait, que Maia lui servait de façade, de couverture sociale, de carte postale ?! Il ne la leur présenterait jamais : jamais.

Une ombre passa dans le crépuscule. Neuman se leva pour débarrasser et resta un moment sous les arbres, le temps que ça passe.

Brian l’observait de loin, blaguant pour donner le change, mais il n’était pas dupe — Ali était bizarre ces derniers temps…

Dans le jardin, c’était l’heure du chat — deux bâtards tigrés qui faisaient semblant de s’entre-dévorer. Les enfants avaient mis leurs pyjamas et les regardaient faire en piaffant de joie ; on finit de desservir la table, marquant l’heure du coucher, mais les petits voulaient du rab.

— Tonton Brian ! On fait la bagarre ?! Allez ! Tonton Brian !

— Je ne me bats pas avec des gargouilles.

— Je suis Darth Vador ! singea Tom en faisant des moulinets avec son bout de plastoc.

Eve, extatique, s’y connaissait aussi en gesticulations.

— Vous devriez arrêter le trichlo, leur conseilla-t-il.

Les petits ne comprenaient pas la moitié de ce qu’il racontait, le ton suffisait. Ils passèrent bientôt de bras en bras avant de suivre leur mère à l’étage. Le jardin était soudain calme à la nuit tombée. Dan alluma les bougies des lampes tempête tandis que Neuman ouvrait le dossier en cours. On oublia vite la douceur du soir.

Nicole Wiese avait pris la tangente et on pouvait la comprendre — à dix-neuf ans, elle voulait voir la vie, pas son carton d’emballage, si doré soit-il. Judith Botha lui servait de couverture et, à l’occasion, lui laissait son appartement. L’équipe scientifique avait passé le studio au peigne fin sans relever d’autres empreintes que celles des filles et du jeune Deblink. L’enquête de voisinage n’avait rien donné, pas plus que les recherches à l’université d’Observatory : Nicole n’y passait que pour remplir les formulaires, ce qui confirmait les dires de son amie Judith.

Epkeen avait suivi la piste des sex-toys : ne trouvant pas la trace de la vente via Internet de sa chambre (Nicole n’aurait de toute façon pas pris le risque de se faire livrer chez elle), il avait arpenté les sex-shops de la ville et dégoté la boutique qui les lui avait vendus — plusieurs achats, échelonnés sur les trois dernières semaines. La vendeuse interrogée avait le latex collant et la mémoire des visages : aucun garçon ne l’accompagnait alors. Epkeen était passé au vidéoclub : Dans ton cul, Rendez-vous dans ma chatte, Fist-Fucking in the rain, Nicole n’avait pas loué de film samedi soir mais plusieurs ces dernières semaines. L’employé interrogé se souvenait de la jeune étudiante (il lui avait demandé sa carte d’identité) mais elle était seule…

Fletcher avait heureusement obtenu plus de résultats.

— J’ai épluché les appels et les comptes de Nicole, dit-il en consultant son carnet d’enquête : on a une liste de numéros qui, pour le moment, n’ont rien donné. Côté argent, Nicole avait des dépenses régulières qui couvraient largement son train de vie, assez modeste compte tenu du standing familial. Les achats en carte bancaire concernent, pêle-mêle, des vêtements dans les magasins du centre-ville, quelques fournitures scolaires, des verres dans divers bars d’Observatory. La dernière carte utilisée date de mercredi soir, au Sundance : soixante rands.

— Un club d’étudiants, précisa Epkeen.

— Mercredi, poursuivit Fletcher : soit la nuit où Nicole a découché… J’ai cherché dans les hôtels de la ville mais son nom ne figure sur aucun registre. On ne sait donc pas où elle a dormi cette nuit-là, ni avec qui, mais on a la trace d’un retrait d’argent liquide le jour du meurtre, à huit heures du soir : mille rands, au guichet automatique de Muizenberg, sur la côte sud de la péninsule… Mille rands, continua-t-il : ça représente pas mal d’argent pour une gamine de son âge, d’autant qu’elle retirait toujours des petites sommes.

— Il y a du trafic au Sundance ? demanda Neuman.

— Même pas de la coke, répondit Dan.

— Bizarre…

— Pourquoi ?

— Nicole était complètement défoncée quand on l’a tuée, dit-il.

Tembo venait de lui livrer le premier rapport d’autopsie. Nicole Wiese était morte vers une heure du matin, dans le Jardin botanique, on l’avait assassinée à coups de marteau ou avec un objet similaire — massue, barre de fer : trente-deux points d’impact, concentrés essentiellement sur le visage et le crâne. Lésions, hématomes et fractures multiples, dont l’humérus droit et trois doigts. Enfoncement de la boîte crânienne. Pas de fragments de peau sous les ongles, ni de sperme dans le vagin. Contrairement aux déclarations hâtives de son père, le viol n’était pas avéré — pas de rapport anal non plus. Seule certitude, la jeune femme n’était pas vierge au moment du crime. On avait par ailleurs trouvé du sel de mer sur sa peau, des grains de sable dans ses cheveux, et d’étranges écorchures sur ses bras et son thorax, provoquées par du fil de fer rouillé. Les marques étaient récentes.

— Elle a pu s’écorcher en passant par-dessus une clôture, avança Epkeen.

— L’accès au Jardin botanique est libre, répondit Neuman.

Mais le plus surprenant provenait des analyses toxicologiques : le labo avait relevé la présence d’un mélange de plantes dont l’absorption remontait à plusieurs jours (analyses en cours), et surtout d’un cocktail constitué de marijuana, d’une base de méthamphétamine et d’une autre substance chimique, encore non identifiée…

— Méthamphétamine, répéta Epkeen.

— La base du tik, confirma Neuman.

La nouvelle drogue qui ravageait la jeunesse de Cape Town.

— D’après Tembo, le produit a été inhalé peu de temps avant le meurtre, poursuivit Neuman. Nicole était probablement dans les vapes quand on l’a agressée. Le tueur a pu se servir de la dope pour abuser d’elle, ou la mener au Jardin botanique sans qu’elle oppose de résistance…

La nouvelle les laissa un moment perplexes. Fabriquée à partir d’éphédrine, la méthamphétamine pouvait être fumée, inhalée ou injectée en intraveineuse. Sous forme de cristaux (crystal meth), le tik coûtait le sixième du prix de la cocaïne pour un effet dix fois plus puissant. Fumer ou injecter de la méthamphétamine produisait un flash rapide : stimulant physique, illusion d’invincibilité, sentiment de puissance, maîtrise de soi, énergie, volubilité excessive, euphorie sexuelle… À moyen terme, les effets s’inversaient : fatigue intense, décoordination des mouvements, nervosité incontrôlable, paranoïa, troubles hallucinatoires visuels et auditifs, plaies et irritation de l’épiderme, délire (fourmillement d’insectes sur la peau), sommeil incoercible, nausée, vomissements, diarrhée, vision brouillée, étourdissements, douleurs à la poitrine… Hautement addictif, le tik menait à la dépression ou à des psychoses proches de la schizophrénie, avec des dommages irréversibles au niveau des cellules du cerveau. La paranoïa pouvait en outre entraîner des pensées meurtrières ou suicidaires et les symptômes psychotiques persister pendant des mois après le sevrage…

Ou la jeune femme était totalement inconsciente, ou on l’avait trompée sur la marchandise.

— L’amant de Nicole ne s’est toujours pas manifesté, fit Neuman : il y a donc des chances qu’il soit lié à la drogue. Le tik s’est répandu dans les townships, beaucoup moins sur la côte ou dans les milieux blancs… Quelque chose ne colle pas dans cette histoire.

— Tu crois qu’elle comptait acheter de la came avec l’argent retiré à Muizenberg ?

— Hum.

— Les indics, ils en disent quoi ?

— On les secoue, sans résultat pour le moment. S’il y a un trafic sur la côte ou une nouvelle drogue sur le marché, personne ne semble au courant.

— Bizarre.

— C’est peut-être en rapport avec la substance non identifiée, avança Epkeen.

— Possible.

La méthamphétamine formait la base du tik mais on y trouvait de tout, éphédrine, ammoniac, solvant industriel, Drano ou lithium de batterie, acide chlorhydrique…

Claire apparut alors sur le bout de pelouse. Il faisait plus frais à la nuit tombée, elle avait couché les enfants et serrait ses bras dénudés comme s’ils allaient s’écrouler.

Les trois hommes se turent, suspendus à ses lèvres.

— Je peux venir ?

Claire flottait un peu dans son jean mais sa grâce n’avait pas perdu une plume. Un oiseau de paradis, dégommé en plein vol.

* * *

Le quartier d’Observatory abritait une partie de la population estudiantine mais pouvait se résumer à un bout de rue, Lower Main Street, qui concentrait bars et restaurants alternatifs. Neuman se gara devant un tex-mex à l’enseigne clignotante, et louvoya entre les groupes de jeunes qui déambulaient sur les trottoirs.

Une clientèle métissée se pressait devant le Sundance. Un Xhosa gras comme un morse filtrait l’entrée d’un air paresseux. Neuman repéra la caméra de surveillance au-dessus de la grille, planta sa plaque et la photo de la jeune femme sous le nez du gros type :

— Vous avez déjà vu cette fille ?

— Hum… (Il recula pour faire le point.) J’crois bien.

— Vous êtes physionomiste ou astrologue ?

— Ben…

— Nicole Wiese, la fille dont on parle dans les journaux. Elle est venue cette semaine.

— Oui… Oui.

Le morse chercha parmi ses souvenirs mais ça semblait être le foutoir là-dedans.

— Mercredi ?

— P’t’être bien, oui…

— Samedi aussi ?

— Huuuum…

Il ruminait.

— Seule ou accompagnée ? s’impatienta Neuman.

— Ça, je saurais pas dire, fit-il en avouant son impuissance : y a le festival en ce moment, et à partir de minuit c’est entrée libre. Difficile de savoir qui est avec qui…

Il aurait dit la même chose des conflits au Moyen-Orient. Neuman se tourna vers les paillotes qui dépassaient du mur d’enceinte.

— Quel barman a travaillé ici samedi soir ?

— Cissy, répondit le portier. Une métisse, avec des gros seins.

Pour ça, il était physionomiste… Neuman traversa le jardin de sable où des jeunes buvaient leur bière en braillant comme à la plage. Le chevelu qui envoyait valser les capsules derrière le comptoir du bar extérieur avait l’air aussi bourré que ses clients.

— On la trouve où, Cissy ?

— À l’intérieur ! cria-t-il.

Suivant le regard injecté du boutonneux, Neuman poussa la porte de bois qui donnait dans la boîte. Le dernier Red Hot crachait dans les enceintes, la salle était bondée, la lumière basse sous les spots : ça sentait l’herbe en dépit des interdictions affichées aux murs, mais aussi une curieuse odeur de feu… Neuman se fraya un passage jusqu’au comptoir. Une clientèle excédant rarement plus de trente ans s’enfilait en grimaçant des petits verres de cocktail à la couleur suspecte, qui finiraient généralement dans les toilettes ou dans le caniveau, s’ils l’atteignaient. Cissy, la barmaid, avait la peau brune et la poitrine compressée sous un body particulièrement élastique que reluquaient une bande de blancs-becs éméchés. Neuman se pencha par-dessus les parapluies des cocktails verdâtres qu’elle préparait :

— Vous avez déjà vu cette fille ?

À la grimace en chewing-gum qu’elle jeta à la photo, Cissy semblait plus préoccupée par l’échancrure de son body que par la fonte des glaciers.

— J’sais pas.

— Regardez mieux.

La barmaid eut une moue qui allait bien avec le banc de poissons collé au comptoir.

— Peut-être que oui… Oui, ça me dit quelque chose.

— Nicole Wiese, une étudiante, précisa Neuman. Vous n’avez pas vu son visage dans les journaux ?

— Bah… Non.

Cissy n’écoutait pas ce qu’elle disait, elle pensait à ses cocktails et aux piranhas qui les attendaient.

— Ils ne vont pas refroidir, fit Neuman en écartant les verres sur le comptoir. Une jolie blonde comme ça, insista-t-il, ça ne s’oublie pas si vite : essayez de vous rappeler. Il lui avait pris le poignet délicatement mais il ne la lâcherait pas. Nicole était là mercredi soir, dit-il, et peut-être aussi samedi…

La lumière baissa d’intensité.

— Samedi, je sais pas, fit enfin la barmaid, mais je l’ai vue mercredi soir. Oui : mercredi. Elle a discuté un moment avec la fille qui fait la performance…

Les éclairages tombèrent brusquement, plongeant la salle dans l’obscurité. Neuman lâcha le poignet de la barmaid. Les regards s’étaient concentrés sur la scène. Il abandonna le comptoir et se rapprocha. Il faisait chaud et l’odeur se précisait : celle du charbon. Des braises fumaient au milieu de la scène, un tapis rougeoyant qu’il devinait entre les têtes anonymes… Des tambours firent alors trembler le sol. Dum dum dum… Une mince fumée s’échappait le long du proscenium, chaque frappe était ponctuée d’un flash éblouissant vers le public, mais Neuman était ailleurs : ces tambours, ces coups, ce rythme hypnotique sorti du fond des âges, c’était l’indlamu, la danse de guerre zouloue. Ali, un instant, revit son père, quand il dansait, sans arme, dans la poussière du KwaZulu… Le rythme devint de plus en plus soutenu ; les quatre Noirs qui frappaient les peaux se mirent à chanter, et la scène se souleva pour ne plus redescendre. La violence des tambours, ces voix graves et tristes qui sortaient de terre à l’approche du combat, la main de son père sur sa tête d’enfant quand il partait manifester avec ses étudiants, sa voix lui répétant qu’il était encore trop jeune pour l’accompagner mais un jour, oui, un jour, ils iraient ensemble : sa main chaude et rassurante, son sourire de père déjà si fier de son fils, tout lui revenait comme un boomerang parti au bout de l’univers.

Une femme apparut, vêtue d’un kaross[18] qui lui descendait à mi-cuisse. Vaisseau fumant, parfumé d’huiles et du piment des fleurs, elle commença à danser sous les battements sourds. Sa peau luisait comme des yeux de chat à la nuit tombée, dum dum dum, elle dansait dans le cœur même de la bête, elle était la brousse, la poussière zouloue et les herbes hautes où rôdaient les tokoloshe, les esprits des ancêtres : Ali pouvait les voir surgir des ténèbres où l’Histoire les avait consignés, les membres de la tribu, ceux qu’il aimait et dont il avait perdu le lien, ceux qu’il n’avait pas pu connaître et qu’on avait tués à sa place, tous les rafistolés d’un peuple mort au fond de lui. Le bruit des tambours fissura son écorce, l’air en était saturé et lui restait planté devant la scène, comme un arbre attendant la foudre.

Les premiers rangs retinrent leur souffle quand la danseuse se jeta sur les braises. Ses pieds nus martelèrent le tapis de feu qui rougissait là, sautaient, revenaient chercher la brûlure au rythme des tambours et des chœurs déchirant l’espace-temps. Elle dansait les yeux mi-clos, envoyait ses genoux au-dessus de sa tête, piétinait le sol tandis que les braises éjectées faisaient reculer les premiers rangs. Esthétique de la colère. Au bout de la transe, il n’y avait plus qu’elle, un mètre quatre-vingts de muscles campés sur le gril, une foule magnétique devant la scène et sa beauté fumante au-dessus du chaos.

Neuman frissonna quand les autres applaudirent — bon Dieu, d’où sortait cet animal ?

* * *

Zina portait une petite robe rouge carmin et visiblement rien d’autre. Ce qu’elle montrait se suffisait à lui-même. Ali l’avait trouvée dans sa loge, entre un sachet de coton et ses costumes de scène qui traînaient sur le canapé de moleskine.

Une odeur de feu flottait dans la pièce. De fines tresses tombaient sur sa nuque, et deux mèches teintes savamment ondulées le long de ses pommettes. Les commissures de ses yeux trahissaient la quarantaine, mais son corps affûté était celui d’une athlète. Ses traits aussi semblaient taillés dans l’argile, un visage dur et beau où sourdaient une colère diffuse et une noblesse presque hautaine : Zina regarda à peine la photo que le policier lui présentait, occupée à passer de l’Intizi sur la corne de ses pieds, une pommade traditionnelle à base de graisse animale qui calmerait les brûlures…

— Vous savez ce qui est arrivé à cette jeune femme, n’est-ce pas ?

— Difficile de passer à côté de l’info, répondit-elle.

Masques, tubes de peinture, pigments, instruments de musique, la loge de la danseuse était un joyeux bordel. Il vit ses peaux de léopard, les casse-tête zoulous contre le mur et les boucliers traditionnels avec lesquels l’Inkatha défilait…

— Vous connaissiez Nicole Wiese ?

— Si vous êtes là, j’imagine que vous avez une petite idée sur la question, rétorqua-t-elle.

— On vous a vues ensemble mercredi soir.

— Ah oui ?

Assise sur le tabouret de la coiffeuse, Zina continuait de masser ses pieds — marcher sur le feu n’était pas bien sorcier, danser un peu plus.

— C’est tout ce que vous pouvez me dire ? poursuivit Neuman.

— Nous jouons ici pour la durée du festival. Nicole est venue me parler au bar, après le show. On a bu un verre. C’est à peu près tout.

— Nicole était seule quand elle vous a abordée ?

— Je crois. Je n’ai pas fait attention.

— Elle vous a dit quoi ?

— Que j’étais formidable.

— Ça vous arrive souvent ?

Elle releva la tête et sourit méchamment :

— Vous êtes flic : vous n’imaginez pas l’aura qu’on a sur scène.

Ironie ou venin, elle s’y entendait très bien. Lui la jaugeait, perplexe.

— Pourquoi vous me regardez comme ça ? lui lança-t-elle.

— Nicole a découché ce soir-là.

— Je ne suis pas sa maman.

— Personne ne sait où Nicole a dormi cette nuit-là. Vous avez parlé de quoi, avec Nicole ?

— Du spectacle évidemment.

— Et après ?

— On a bu un verre, et je suis rentrée me coucher.

— Nicole ne vous a pas dit où elle allait ? Qui elle rejoignait ?

— Non.

— Ça n’a pas l’air de vous laisser un souvenir impérissable…

— Nous n’avions pas grand-chose à nous dire, monsieur Neuman. Nicole était une fille gentille mais elle me regardait comme si j’étais de l’or… J’ai l’habitude de ce genre de groupie. Ça fait partie du métier, ajouta-t-elle d’un ton neutre.

— Vous avez quand même pris le temps de boire un verre.

— Je n’allais pas lui jeter à la figure… Vous êtes toujours comme ça, chez les flics ?

— Il y a des cadavres qu’on a du mal à oublier, mademoiselle. Celui de Nicole par exemple. Vous vous êtes vues samedi soir ?

— On s’est croisées brièvement, après le show…

— C’est-à-dire ?

— Vers onze heures et demie.

C’est ce que lui avait dit le régisseur, qui filtrait l’accès aux coulisses.

— Nicole était seule ?

— Quand je l’ai vue, oui… Mais le club était bondé.

Zina croisa les jambes pour gratter les restes de charbon incrustés.

— Elle paraissait dans son état normal ?

— Si vous voulez dire les yeux pleins d’étoiles, oui.

On était loin du compte.

— On a découvert une drogue à base de tik dans son corps, fit Neuman : une drogue dure qu’on trouve plutôt dans les townships…

— J’ai passé l’âge de ces conneries, si c’est ça qui vous tracasse, répondit-elle tout de go.

— Nicole a menti à tout le monde : elle ne côtoyait plus les jeunes de son milieu, elle n’allait pas plus à la fac, sortait en catimini, ses parents la croyaient vierge alors qu’elle collectionnait les sex-toys et elle avait des relations sexuelles avec un ou plusieurs inconnus.

Zina n’était pas le genre à baisser les yeux :

— Elle était majeure, non ?

On frappa alors à la porte de la loge : un des musiciens entra — Joey, un Zoulou râblé avec un tee-shirt à l’effigie de Che Guevara et un joint à la bouche.

— Je ne t’ai pas dit d’entrer, lui lança Zina.

— Je deviens complètement sourdingue avec tes histoires ! Tu nous rejoins ? On mange au resto à côté.

— J’arrive…

Le musicien jeta un œil circonspect au grand Noir adossé au mur, et disparut dans un nuage de fumée âcre.

— Vous avez d’autres questions à la noix à me poser ? abrégea la danseuse. J’ai une faim de louve.

Il secoua la tête :

— Non… Pas pour l’instant.

— Parce que vous comptez revenir à la charge ?

Sinjalo thina maZulu[19].

Elle sourit d’un air entendu :

— Je me disais bien que vous n’aviez pas une tête de flic…

Sur ces mots, Zina empoigna le sac de lin près de la coiffeuse et se leva. Son corps était souple, ses muscles, mille petits animaux qui grondaient sous l’étoffe… Neuman se pencha vers ses pieds nus :

— Vous sortez comme ça ?

— Vous croyez quoi : que je danse sur le feu grâce à mes pouvoirs surnaturels ?

Une pluie tropicale battait le trottoir de Lower Main Street. Les couche-tard avaient déserté les terrasses comme une volée de moineaux et s’entassaient maintenant dans les bars. Zina évalua la distance qui la séparait du restaurant où l’attendaient les musiciens, croisa une dernière fois le regard de Neuman, indifférent à la pluie.

— Vous jouez jusqu’à quand ? demanda-t-il.

— C’était le dernier show au Sundance, dit-elle. On reprend ce week-end à l’Armchair, un peu plus loin dans la rue…

Avec la pluie, sa robe était pleine de nouveaux motifs. Ils allaient se quitter.

— Excusez-moi si je vous ai un peu brusquée, dit-il.

— Ce n’est pas vous, c’est ce qui vous amène.

— Je cherche le meurtrier de cette gamine, c’est tout…

— Dois-je vous souhaiter bonne chance ?

La pluie collait à ses hanches. Ou l’inverse. Neuman baissa les yeux vers ses chevilles, ruisselantes sur l’asphalte. Ils étaient maintenant trempés tous les deux.

— Bon, je vous laisse, dit-elle, ou mes pieds vont finir par se noyer…

Zina s’extirpa du caniveau où s’écoulait l’orage, et partit rejoindre le reste de la troupe. Neuman regarda la danseuse s’éloigner dans la rue déserte, plus sombre que jamais — une robe de pluie était tombée sur sa vie…

8

Les services de police et de renseignements ne manquant pas de se tirer dans les pattes, l’ANC avait dû créer le Presidential Intelligence Unit, une unité spéciale chargée de surveiller leurs différends en sus de la collecte d’informations à l’étranger et à l’intérieur du pays. Janet Helms travaillait pour le service en question quand Fletcher l’avait débauchée — cette jeune métisse était un petit génie de l’informatique, une hackeuse hors pair qui, sous ses airs de gentil phoque, cachait bien son jeu. Fletcher insistant, Neuman avait obtenu sa mutation grâce à l’intervention du superintendant.

L’équipe Fletcher/Helms avait vite dépassé le cap de l’efficacité : son regard tourmenté, son élégance fragile, ses manières presque féminines… Janet était tombée instantanément amoureuse du jeune sergent. Un amour cul-de-sac, un de plus, et sans avenir : Dan Fletcher avait des enfants, et une épouse qu’il semblait aimer à la folie. Janet avait vu sa photo sur son bureau, une jolie fille, on ne pouvait pas lui enlever ça, qui lui bouchait un horizon déjà encombré par ses rondeurs impossibles.

Janet Helms s’était toujours vue grosse. Rien à faire dans ces cas-là. Elle avait essayé les compléments nutritionnels, les psychiatres, les magazines féminins, les émissions de télé, les conseils des gourous, son enveloppe restait désespérément trop grande pour elle. Janet avait tiré le mauvais costume. Un problème de taille. Elle serait à jamais une métisse au visage plutôt quelconque, ses hanches héritées de sa mère dévoilant un fessier conséquent qu’aucun stratagème ne remodèlerait : il lui faudrait faire avec ce modèle, dépit taille XXL.

La rumeur au sujet du cancer de sa femme l’avait frappée au cœur : commisération, espoir, honte, Janet détestait ses pensées — qu’elle meure ! — mais son imagination la projetait loin. Vingt-cinq ans sans garçon, elle pouvait attendre encore un peu. Elle seule, un jour, saurait le consoler. Janet prendrait tout : la part de deuil, les enfants, ses mains sur son corps, le reste. Elle éprouvait un amour au-delà de la honte. Dan sentait si bon, penché là, au-dessus d’elle…

— On dirait qu’on a attrapé un poisson, dit-il, les yeux rivés sur l’écran.

— Oui…

Ils visionnaient les bandes rapportées du Sundance. On y voyait Nicole en compagnie d’un homme, quelques heures avant le meurtre, un jeune Noir qui n’avait pas répondu à l’appel à témoins.

— Je lance des recherches dans les fichiers du central, annonça Janet en faisant glisser son siège jusqu’à l’ordinateur voisin.

Elle avait dressé le portrait-robot du suspect et lancé son moteur de recherche quand Neuman débarqua dans le bureau. Janet Helms salua le capitaine, qu’elle connaissait à peine, et se concentra sur sa tâche. Neuman l’impressionnait. Il se pencha bientôt sur l’écran. L’image vidéo était mâchée par des bandes grisâtres mais il reconnut Nicole Wiese à l’entrée du Sundance, en compagnie d’un jeune Noir, grand, costaud, portant des bijoux et des sapes à la mode gangster… Il grommela dans sa barbe — c’est le papa qui allait être content.

— La vidéo a été prise samedi soir, fit Fletcher, à neuf heures cinquante, lors de leur arrivée. On retrouve le couple deux heures plus tard, c’est-à-dire peu avant minuit, à la sortie du club… On ne sait pas encore qui est ce type mais il accompagnait Nicole mardi soir.

— Mardi ?

— Oui, je sais, c’est mercredi que Nicole a découché. En tout cas, ces deux-là étaient ensemble une heure avant le meurtre.

Neuman observa l’arrêt sur image, la silhouette élancée du jeune Noir.

— S’il est dans nos fichiers, Janet ne devrait pas tarder à le trouver, dit Fletcher en se tournant vers la métisse qui pianotait dans un coin du bureau.

L’agent de renseignements ne broncha pas, absorbée par le jeu de ses doigts sur le clavier. Neuman laissa filer la bande. Nicole ne semblait sujette à aucun trouble du comportement, ils avaient juste l’air de deux jeunes qui sortaient d’un bar…

— Tu as visionné les bandes de la soirée de mercredi ?

— Oui, répondit Dan. Nicole est arrivée à neuf heures trente, avant de repartir vers minuit. Mais elle était seule ce soir-là. Ni copain ni copine…

Dans l’expectative, les deux hommes élaborèrent un premier scénario avec les informations dont ils disposaient : Nicole quitte le domicile familial samedi après-midi, prétextant faire les boutiques avec sa copine Judith, et se rend sur une plage de la péninsule, probablement Muizenberg, pour retrouver son amant noir. Nicole retire mille rands au distributeur automatique à huit heures, ils mangent sur la route et rentrent à Cape Town sans même se rincer au studio de Judith. Ils passent la soirée au Sundance, assistent à la performance du groupe zoulou que Nicole a vu trois jours plus tôt, et ressortent du club peu avant minuit. Nicole meurt une heure plus tard, à Kirstenbosch…

Le parc se situait à une demi-heure de voiture d’Observatory : ça leur laissait environ quarante minutes de battement. Qu’avaient-ils fait pendant ce temps ? L’amour sous les étoiles, après avoir initié Nicole aux joies de la méthamphétamine ? L’avait-on au contraire droguée à mort pour mieux abuser d’elle ? Quel intérêt, si la jeune femme était consentante ? Le tik amenait les consommateurs à omettre les règles de sécurité sexuelle élémentaires mais le GHB était facile à obtenir et un moyen plus sûr de violer des filles sans qu’elles le sachent… Une troisième personne avait pu les suivre, ou les surprendre dans le Jardin botanique. Si c’était le cas, qu’était devenu le jeune Noir ?

L’agent Helms, qui maltraitait son clavier à deux pas de là, stoppa net.

— Je l’ai, dit-elle. Stanley Ramphele : un petit revendeur de marijuana actuellement en sursis avec mise à l’épreuve. On a l’adresse d’un mobil-home, à Noordhoek.

Un village sur la côte de la péninsule.

Epkeen arriva quand ils partaient. Neuman l’embarqua avec eux : lui aussi avait besoin de prendre l’air.

* * *

— Toujours autant le dépotoir ta bagnole, fit remarquer Fletcher en ouvrant le vide-poches de la Mercedes.

Des fourmis se partageaient de vieux bouts de gâteaux.

— C’est le dernier goûter de mon fils, mentit Epkeen.

Il y avait de tout dans le vide-poches : cassettes au boîtier fissuré, crayons, enveloppes prétimbrées, lampe torche, brosse à dents, capotes, un livre aux pages ruinées par le sable, et aussi un knout — une tige de cuir d’hippopotame prolongée d’une boucle de cuivre, avec laquelle ses aïeux fouettaient le bétail… Dan extirpa le Colt 45 du fourbi, essuya les miettes de gâteaux collées au canon, nota que le barillet était vide. Brian ne le chargeait jamais. Il serait capable de tuer des gens. Ça lui était déjà arrivé. Il ne regrettait rien : le souvenir était assez lourd comme ça.

Sur la banquette arrière, aveugle au panorama grandiose de Chapman’s Peak, Neuman recoupait les informations du central ; Stanley Ramphele, vingt et un ans, était le frère cadet de Sonny, un dealer multirécidiviste qui purgeait actuellement une peine de deux ans à la prison de Poulsmoor, Western Cape. Stanley aussi revendait de la came, job qui lui avait valu une peine de sursis avec mise à l’épreuve. Il n’avait ni diplômes ni activités recensées par les services sociaux mais le cadet semblait se tenir tranquille depuis son arrestation, six mois plus tôt. Une allocation du gouvernement payait le loyer du mobil-home qu’il partageait avec son frère, à Noordhoek, un village isolé dans la baie la plus sauvage de la péninsule. D’après les flics locaux, les frères Ramphele se contentaient de dealer l’herbe locale.

— Ils ont pu passer aux cristaux, commenta Fletcher.

— Les surfeurs de la côte sont plus branchés ecstasy ou coke.

— Sauf si on leur vend du tik sous un autre nom…

La Mercedes lambinait derrière un car de touristes ; ils dépassèrent la statue de bronze du dernier léopard de la région abattu un siècle plus tôt et atteignirent la corniche. Des falaises de grès plongeaient dans la mer démontée, qu’on entendait gronder depuis les hauteurs. Une route poussiéreuse bordait l’océan en contrebas, coupant à travers les dunes, d’un blanc immaculé.

Fletcher se pencha sur la carte.

— Ça doit être par là, dit-il : après le haras…

La baie de Noordhoek était dangereuse et peu fréquentée : les rouleaux et les requins qui croisaient au large interdisaient toute baignade, et plusieurs crimes ayant été commis sur la plage, un panneau avertissait les promeneurs de ne pas trop s’éloigner du parking… La Mercedes passa le village et rebondit sur la piste fatiguée qui longeait la mer. Quelques maisons se nichaient au creux des dunes, des cahutes souvent délabrées ; Epkeen stoppa enfin devant un vieux pick-up, garé à quelques mètres d’un mobil-home à l’aspect vétuste, à demi rongé par le sel. Celui de Ramphele, d’après leurs infos. Les rideaux, jaunes de nicotine, étaient tirés. Ils sortirent de voiture. Neuman fit un signe à Epkeen, qui contourna le logement de fortune.

Une moto était parquée à l’abri du vent, sous une bâche. Neuman et Fletcher s’avancèrent jusqu’à la porte déglinguée. En quelques enjambées, Epkeen avait atteint l’arrière du mobil-home : il jeta un œil par la fenêtre et distingua une forme à travers le voile crasseux des rideaux. Il plaqua ses mains contre la vitre : il y avait quelqu’un de l’autre côté, à quelques centimètres… Un Noir, la tête inclinée contre la banquette, qui ne dormait pas — des mouches galopaient sur son crâne…

Neuman n’eut pas à forcer la serrure, la porte était ouverte. Un essaim d’insectes bourdonnait à l’intérieur de la caravane. Le jeune Noir se tenait devant la table plastifiée du coin-salon, les yeux mi-clos fixant un point définitif au plafond. Stanley Ramphele, d’après la photo anthropométrique. Une seringue usagée traînait sur le coussin, et un peu de poudre blanchâtre dans un sachet plastique… Fletcher vint prendre son pouls, la respiration bloquée — l’odeur de merde était assez épouvantable —, fit signe qu’il était mort.

— J’appelle le service, souffla-t-il en refluant vers la porte.

Neuman oublia l’odeur de merde et les mouches. Les yeux du jeune Xhosa étaient vides, comme passés au crayon à papier, le corps froid comme la pierre. Mort depuis plusieurs jours — les sphincters s’étaient relâchés et les excréments qui souillaient son pantalon avaient séché sur la banquette. Il inspecta le cadavre. Aucune trace de lutte, d’ecchymoses, ni de blessures apparentes. Une marque de piqûre, au bras gauche. Le garrot reposait à ses côtés, sur la banquette. Neuman enfila des gants de plastique et évalua la poudre sur la table. Méthamphétamine sans doute… Il fouilla le mobil-home.

Un ordinateur portable, des sapes de marque sur le lit défait, une paire de lunettes de soleil italiennes, quelques bijoux — du toc massif —, un casque de moto : Neuman trouva un peu de marijuana sous le matelas mais pas de poudre. Il se pencha sous le lit et tira bientôt un objet de la poussière amoncelée là : un sac à main. Il y avait un portable à l’intérieur, des kleenex, trois préservatifs dans leur emballage, plusieurs petites fioles et des papiers au nom de Nicole Wiese.

Il ouvrit le porte-monnaie, compta à peine cent rands, déboucha une des fioles. Le liquide était verdâtre, l’odeur difficile à identifier. Il n’y avait pas d’inscription sur les mignonnettes, mais l’une d’elles avait été vidée…

La mer tonnait par la porte ouverte du mobil-home. Neuman se redressa, aperçut Epkeen qui inspectait le sol poussiéreux, se dirigea vers le cabinet de toilettes et eut un brusque mouvement de recul en pénétrant à l’intérieur : une mygale à poils sombres l’observait depuis le tuyau de la chasse d’eau. L’araignée avait la taille de sa main, l’opercule ouvert comme pour battre en retraite, prête à mordre. Huit petits yeux bruns qui le fixaient, en agitant les pattes… Le battant de la cuvette était rabattu, la lucarne fermée par un loquet… Comment s’était-elle introduite ici ? Neuman tira la porte des toilettes, des sueurs glacées le long de l’échine.

Epkeen se tenait dans l’entrée du mobil-home, silhouette surexposée au soleil de midi.

— La moto dehors a quatre cents kilomètres au compteur, dit-il : une Yamaha avec des éclairs qui doit valoir dans les trente mille rands… Pas mal pour un rebelle sans profession, non ?

Neuman faisait une drôle de tête.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai trouvé le sac de Nicole sous le lit et un peu de dope, dit-il. Il y a aussi une mygale dans les chiottes.

— Une mygale ? grimaça Epkeen.

— Velue.

Fletcher arriva à son tour, son portable à la main.

— L’équipe scientifique sera là dans vingt minutes, dit-il.

Dehors, un vent tiède faisait voler le sable. Neuman fouilla le pick-up garé devant la caravane. Les papiers dans le vide-poches étaient encore au nom de Sonny Ramphele. Des emballages de barres chocolatées traînaient sur les sièges, des bâtons de glace, des canettes de soda. Le sable sur le tapis de sol était plus sombre qu’à Noordhoek, où l’eau glacée interdisait toute baignade. Stanley n’avait pas de casque samedi soir en arrivant au club, ils avaient dû prendre cette voiture et se rendre à l’est de la péninsule, où la côte était plus hospitalière…

Son portable vibra alors dans sa poche. C’était Myriam, l’infirmière du dispensaire. Il décrocha.

* * *

Des minibus en surcharge tentaient de slalomer en klaxonnant mais la N2 était passablement encombrée à l’heure de midi. Neuman rongeait son frein derrière un camion-citerne flambant neuf — sa mère ayant encore fait des siennes, il avait laissé Epkeen au mobil-home expédier les affaires courantes — quand il reçut l’appel de Tembo. Le légiste avait fini les analyses complémentaires de l’autopsie de Nicole Wiese.

— J’ai trouvé le nom de la plante ingérée quelques jours avant le meurtre, dit-il bientôt : de l’iboga, une plante d’Afrique occidentale utilisée lors des cérémonies chamaniques. Par contre, le nom de la substance inhalée avec le tik nous est inconnu.

— Comment ça, inconnu ?

— Il y a bien une molécule chimique, fit le biologiste, mais sa composition ne figure nulle part.

— Une saloperie quelconque qu’on aura rajoutée pour couper la dope ? avança Neuman.

— C’est possible, répondit Tembo. Ou bien il s’agit d’une nouvelle combinaison de produits, qui formeraient une nouvelle drogue.

Neuman gambergea, pris dans un nouveau ralentissement. L’extrême droite de l’AWB ou les groupuscules sectaires qui sous l’apartheid trafiquaient des pilules pour abrutir la jeunesse blanche progressiste n’avaient plus pignon sur rue. Nicole Wiese était issue de l’élite afrikaner et son père un important soutien financier du Parti national : les loups n’avaient aucun intérêt à s’entre-dévorer.

— L’idéal serait d’avoir un échantillon du produit, reprit le légiste depuis le portable. On pourrait faire des tests, approfondir nos recherches…

Une flèche annonça la bifurcation pour Khayelitsha. Neuman songea au sachet de poudre trouvé près de Ramphele.

— Ne vous en faites pas pour ça, dit-il en prenant la sortie : je crois avoir trouvé de quoi vous occuper…

L’annexe du Red Cross Hospital se situait à l’angle du Community Center, séparé en quatre « villages ». Des gamins en short jouaient devant le bâtiment en bois peint, d’autres sortaient agrippés aux bras encombrés de leurs mères. Myriam fumait une cigarette, assise sur les marches, et du bout du pied faisait des ronds dans la poussière — elle était partie pour dessiner des rêves aborigènes, ça ressemblait vaguement à Ali Neuman… Sa voiture arrivait justement dans la cour du dispensaire. Le temps que la jeune infirmière efface ses dessins, il était là, au-dessus d’elle, avec son auréole noire et son regard plein d’épines.

— Merci de m’avoir appelé, dit-il en guise de préambule.

— C’est ce que vous m’avez demandé, non ?

— Tout le monde n’agit pas comme vous.

La main en l’air pour se protéger du soleil, Myriam laissa le Zoulou mariner dans ses traditionnelles formules de politesse — au moins il la regardait.

— Comment elle va ?

— Il a fallu la réhydrater, répondit l’infirmière. Votre mère déconne complètement, si je puis me permettre.

— Oui.

Josephina avait quitté Khayelitsha vers neuf heures du matin, et on l’avait retrouvée trois heures plus tard perdue dans un camp de squatteurs près de Mitchells Plain, une zone tampon entre le township et la N2. Prendre le bus, s’arrêter le long de la nationale, marcher sur les terrains accidentés qui mènent aux camps de squatteurs, son comportement frisait l’inconscience.

— Qu’est-ce qu’elle faisait là-bas ? grogna-t-il.

— Ça, vous lui demanderez, fit-elle sans cacher son exaspération. Des gens bien intentionnés ont appelé le dispensaire mais la prochaine fois, les choses risquent de mal tourner… Il serait temps de lui tirer les oreilles, monsieur le capitaine : votre maman n’est plus une jeunesse et elle s’est beaucoup fatiguée à marcher pendant des heures sous le soleil. Je ne sais pas en quoi vous êtes faits, mais après la syncope du week-end, ça devient suicidaire.

Ses yeux bruns luisaient d’une saine révolte. Neuman lui tendit la main pour l’aider à se lever :

— Elle est où ?

— Dans la petite salle, répondit Myriam en serrant sa paume, sur la droite…

Mais elle ne pensait plus qu’à ses pattes d’ours qui la hissaient si facilement vers le ciel… Elle aussi déconnait complètement : elle l’entraîna à l’intérieur.

Une petite foule colorée tâchait de ne pas trop s’agiter sous les pales d’un ventilateur. Il n’y avait pas de climatisation mais des bouteilles d’eau qu’on distribuait aux malades résignés. Josephina reposait sur un brancard qui, vu sa corpulence, tenait plus de la poussette. Elle tourna ses yeux troubles et sourit au son de ses pas.

— Oh ! Tu es là, mon grand ! J’ai dit cent fois à Myriam que tu avais autre chose à faire mais la petite a son caractère !

— Jolie mentalité de débiner les copines, dit-il en l’embrassant.

— Hi hi hi !

Sa position de mammifère échoué sur la grève ne la dérangeait plus, elle avait Dieu en cinéma noir et blanc.

— Dis donc, maman, tu ne crois pas que tu as passé l’âge de fuguer ?

Elle attrapa sa main et ne semblait pas prête à la rendre à qui que ce soit.

— Je ne pensais pas me perdre, mais forcément, comme je ne vais pas souvent par là-bas…

— Qu’est-ce que tu allais faire dans la zone ?

— Oh…

— Réponds-moi.

Josephina soupira, manquant de chavirer du brancard.

— On m’a dit que Nora Mceli était morte, dit-elle. Tu sais, la maman de Simon… Je ne sais pas si c’est vrai, mais quelqu’un m’a donné le nom d’une cousine, qui se serait occupée du petit pendant sa maladie. Winnie Got, une cousine de Nora. On m’a dit qu’elle vivait dans un camp de squatteurs entre Mandalay et Mitchells Plain… Je voulais savoir si elle avait des nouvelles de Simon.

— Tête de pioche.

— Il est perdu cet enfant, Ali… Si on ne fait rien pour lui, il va mourir : je le sais.

Accident, maladie, balle perdue, l’espérance de vie des gamins des rues était limitée.

— Je voudrais bien, dit-il, mais on ne peut pas tous les sauver.

Josephina prit un air grave.

— J’ai fait de mauvais rêves, dit-elle de ses yeux vides. Les ancêtres ne seraient pas contents si on abandonnait Simon à son sort. Non, ils ne seraient pas fiers de nous…

Des liens immémoriaux les unissaient les uns aux autres — défendre l’idéal de l’ubuntu, accueillir plusieurs générations sous le même toit, le sens de la famille élargie, essentielle à la culture sud-africaine et revendiquée comme telle malgré des décennies de politique séparatiste… Sans cette solidarité, eux aussi auraient été perdus. Simon faisait partie du sérail.

— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ? lui reprocha-t-il. On y serait allés tous les deux.

— J’ai vu ton nom dans le journal, répondit sa mère : au sujet de cette pauvre jeune fille assassinée. Je ne voulais pas te…

— Déranger. Bon… (Il changea de ton.) Tu peux te lever ou tu préfères qu’on te porte jusqu’à la voiture ? Je suis à deux pas…

— Oh ! Si tu m’aides, je peux essayer de me lever ! Ça fait deux heures que je n’ose plus bouger de ce brancard : j’ai l’impression d’être un océan sur une coque de noix, hi hi hi !

Elle avait l’air de s’en foutre complètement.

* * *

L’axe principal qui traversait le township de Khayelitsha partait de Mandalay Station et traversait les Cape Flats, plaine sableuse balayée par les vents violents où cohabitaient des immeubles dégradés, des « boîtes d’allumettes[20] » et des cabanes bricolées, à peine visibles depuis l’autoroute. C’est sur cette zone grise que les squatteurs s’étaient établis, un camp qui ne cessait de grossir et où la police mettait rarement les pieds : panneaux de bois, fils de fer, piquets, tôle ondulée, panneaux publicitaires, vieux journaux, on échafaudait des cabanes avec les moyens du bord, fétus qui s’envolaient aux premiers avis de tempête. Les mieux lotis habitaient des conteneurs. Tous se lavaient dehors, par manque d’espace ou d’eau courante. Rare signe de « durcification » du camp, quelques plaques de béton ouvragé venaient remplacer les barrières qui délimitaient les parcelles, et même quelques haies, véritable exploit dans le sable des Cape Flats.

D’après les informations de Josephina, Winnie Got habitait un spaza shop, une petite épicerie sans patente où l’on vendait des produits de première nécessité — allumettes, bougies, alcool à brûler, farine, piles, lait, et quelques boissons fraîches… Neuman roula un moment sous les mines hostiles ou curieuses des passants. Une ligne électrique traversait la zone, avec des branchements sauvages comme des lianes létales raccordées à des bouts de rien. Le camp se transformait si vite et de manière si anarchique qu’il était difficile de se repérer : enfin, après un fastidieux jeu de piste, il trouva la tutrice de Simon dans sa boutique.

Winnie portait un kikoi, une robe de tissu d’Afrique orientale, et des escarpins en peluche d’un rose à vous décoller la rétine. Neuman se présenta comme le fils de Josephina. Il faisait une chaleur étouffante dans le réduit. Une étagère de verres Duralex était fièrement exposée près d’un frigo déglingué. Neuman lui acheta deux sodas acidulés. Ils s’installèrent sur la banquette pour parler, un matelas à fleurs qui avaient trop vu le soleil.

Winnie Got parlait un mélange d’anglais et d’argot des townships : elle avait trente-huit ans et trois enfants issus de pères différents, qui n’avaient jamais connu leur grand-mère — sans quoi, selon la tradition, cette dernière se serait occupée des gamins. Sa cousine Nora avait débarqué chez elle un an plus tôt, avec son gosse et sa maladie. Winnie ne savait pas de quoi retournait cette maladie, les rumeurs parlaient de mauvais œil, de sorts jetés qui lui seraient revenus en boomerang ; en tout cas, la pauvre était déjà très faible en arrivant chez elle. Nora était morte deux mois plus tard. Winnie avait gardé Simon qui, faute de père, se retrouvait à la rue. Le gosse était resté chez elle quelque temps, et puis il avait disparu un beau jour, sans laisser d’adresse…

— Je l’ai pas revu, conclut Winnie.

Aucune tendresse sur le visage de la Xhosa : sa cousine était morte et n’avait laissé derrière elle que des rumeurs et un orphelin dont elle n’avait que faire.

— Qu’est-ce qui s’est passé avec Simon ? demanda Neuman. Pourquoi il a fugué ?

— Je sais pas, dit-elle avec un haussement d’épaules. J’ai bien essayé de lui parler mais il jouait au dur avec sa bande de va-nu-pieds.

— Quelle bande ?

— Des gamins des rues, répondit Winnie. C’est pas ça qui manque dans la zone. Simon allait jouer au foot avec eux sur la plage : un jour, il est plus revenu…

— C’était quand ?

Winnie s’éventa à l’aide d’un magazine féminin qui datait de l’année précédente :

— Je dirais trois mois.

— Vous ne l’avez pas vu depuis ?

— Si, je l’ai vu rôder un moment en bordure de la zone, mais c’était quasiment impossible de les approcher.

— Pourquoi ?

— Il était devenu sauvage… Il était devenu comme les autres.

Winnie eut un rictus amer.

— Vous pouvez me décrire ces gamins ?

— Ils étaient une demi-douzaine… Simon, d’autres petits, et un plus grand, avec un short vert.

Il devait y en avoir des milliers dans le township, des gosses en short vert.

— Une idée de l’endroit où on peut les trouver ?

— Pourquoi vous me demandez tout ça ?

— Simon a été vu à Khayelitsha la semaine dernière, dit Neuman.

— Faut bien traîner quelque part…

— Il a agressé une vieille aveugle qui se trouve être ma mère, précisa-t-il. C’est une emmerdeuse mais j’y tiens. Alors ? On la trouve où, cette bande ?

— Je sais pas, répondit Winnie. On les a pas revus depuis un paquet de temps, je vous dis…

Neuman acheva son soda. D’après Josephina, Simon était seul quand il l’avait agressée : leur force résidait pourtant dans le groupe. Seuls, ils n’étaient rien…

— Simon a laissé des affaires ? demanda-t-il.

— Pas grand-chose.

— Je peux les voir ?

Tout ce qu’elle possédait était stocké dans des valises ; Winnie revint bientôt de la chambre voisine, avec une boîte en fer-blanc au couvercle enfoncé.

— C’est tout ce que j’ai gardé…

Il y avait des papiers de naissance à l’intérieur (Simon avait eu onze ans le mois dernier), une fiche de vaccins faits au dispensaire de Khayelitsha, un livret scolaire et une photo, agrafée sur un bord. Le garçon avait du mal à sourire malgré ses joues rondes.

— Voyez, y a pas grand-chose…

Neuman observait le cliché : ce visage…

— Vous voulez une bière ? demanda Winnie. C’est moi qui offre…

— Non, dit-il, ailleurs. Non, merci…

La photo datait d’un an à peine mais Ali mit du temps avant de le reconnaître : l’autre jour, sur le chantier, le gamin chétif au visage nécrosé qu’il avait sauvé des tsotsis, et qui s’était enfui par la tuyauterie… Simon.

9

Ruby n’était pas au courant. À peine Ali, un soir où ils avaient baissé la garde… Brian avait dix-sept ans à l’époque, Maria vingt.

Maria n’avait pas lu Ada ou l’ardeur, ou ne l’aurait pas compris ; chez elle, on ne batifolait pas dans les herbes qui bordaient le château avec son cousin ou sa cousine, les murs de sa maison n’avaient pas été bâtis par les premiers fermiers blancs d’Afrique australe, son père n’était pas haut fonctionnaire ni amateur de chevaux de course, sa mère ne préparait pas des boerewors le matin en se demandant quel temps il ferait aujourd’hui, la fenêtre de sa cuisine ne donnait pas sur un pré, ni celle de sa chambre sur un petit bois qui faisait oublier les grilles électrifiées autour de la propriété ; Maria n’avait pas d’écuries, de chevaux, de chaîne hi-fi, de disques trente-trois tours, Clash, Led Zeppelin, Plimsouls, elle n’y connaissait rien aux groupes de rock qui nourrissaient sa révolte, aux cœurs fissurés qu’on rencontrait dans les livres, aux désirs subtils, à la transgression, elle n’avait jamais entendu parler de Nabokov, de l’ardeur à aimer : Maria ne savait pas lire.

Elle aurait voulu devenir assistante sociale mais on ne le lui avait pas permis. Maria était noire. Elle avait deux robes, une rouge et une bleu ciel, la plus belle : Brian lui avait dit, un jour où elle revenait des écuries, avec ses seaux pleins de merde, ses bottes de caoutchouc et son tablier sale. Maria avait d’abord eu peur — ce jeune Blanc qui souriait était le fils du bass — mais ses yeux vert d’eau luisaient si fort qu’elle avait oublié les mises en garde de sa mère. Aucun Blanc ne lui avait dit qu’elle était jolie… Deux mois avaient suffi pour s’apprivoiser. Maria se substituant à l’Ada de ses songes, Brian fit l’amour pour la première fois dans le petit bois derrière la maison familiale, à la dérobée, sous les grésillements des fils électriques qui ceinturaient le domaine. Brian jubilait — si son connard de père savait…

— Je t’apprendrai à lire, avait-il décrété, allongé avec elle dans les fougères.

— Ha ha !

Il ne savait pas qu’on pouvait rire si bien. Si merveilleusement. Comme si, dans ses bras, l’apartheid n’existait pas. Fin de l’enfance, début du romanesque. Brian fit très vite n’importe quoi pour croquer son fruit défendu, il inventait les stratagèmes les plus scabreux, séchait les cours, les copains, le sport, pour l’entraîner dans les bois. Maria riait : il prit ça pour de l’amour.

Deux ans passèrent sans anicroches ni modifier leur appétit charnel. Maria déchiffrait les mots des livres qu’il apportait dans les fougères, Brian le mode d’emploi du corps féminin qu’elle lui offrait en partage. Maria sentait le musc, l’épice, les fruits des bois.

— Tu ne me quitteras jamais ?

— Tu es fou !

Elle riait.

Bien sûr qu’il prenait ça pour de l’amour…

Brian était rentré un jour où Maria travaillait, un midi, pour lui faire la surprise. La maison était vide, sa mère partie en ville faire du shopping avec d’autres poupées laiteuses qui étaient ses amies. Il avait contourné le garage, vérifié qu’aucun employé ne coupait la haie du jardin et filé jusqu’aux écuries. Le pur-sang paissait dans l’enclos voisin, quand il entendit du bruit depuis la grange. Maria… Il s’approcha doucement, imagina ses reins fléchis sur le balai-brosse, son odeur si particulière, et reçut le choc de plein fouet : Maria se tenait penchée contre la balustrade d’un box, la robe relevée, pendant qu’un gros type la besognait. Son père. Il ahanait en soufflant comme un bœuf, les pieds dans le crottin. Brian ne voyait que son cul énorme qui se contractait sous les coups de boutoir, son pantalon tirebouchonné sur ses bottes, et Maria qui se cramponnait pour ne pas tomber…

— Je le tuerai… Je le tuerai, répétait-il, les yeux embués de larmes.

Mais c’était trop tard. Brian n’avait pas osé prendre la fourche qui trônait à l’entrée de l’écurie, il n’avait pas eu le cran de clouer son père comme un papillon de nuit à la porte de la grange, de lui enfoncer la fourche dans le dos jusqu’à ce qu’elle ressorte par la gorge.

Il avait peur de lui.

— Je le tuerai…

Maria ne répondait rien. Elle pleurait dans le bois où ils s’aimaient. Elle avait honte. Elle se terrait dans ses mains misérables, en pure perte. Brian ne demanda pas depuis combien de temps cela durait, s’il l’avait forcée la première fois, si elle avait eu le choix. Son rire ne se cacherait plus avec eux sous les fougères, ses épaules, ses jambes, son sexe ne sentiraient plus que l’odeur infâme de son père…

Maria était revenue travailler les mois suivants mais Brian l’avait soigneusement évitée. Il se sentait trahi, humilié, confusément amoureux. Et puis un jour, Maria n’était plus réapparue. Il l’avait guettée tout le week-end, puis le week-end suivant, en vain… Il avait questionné sa mère, un matin, dans la cuisine, de la manière la plus anodine qui soit.

— Maria ? Ton père l’a congédiée la semaine dernière, expliqua-t-elle, les mains dans la pâte à tarte.

— Ah oui ?

— Les écuries étaient dans un état abominable ! certifia sa mère, qui n’y mettait jamais les pieds.

Brian avait gambergé quelques jours avant de fouiller le bureau de son père. Il avait trouvé l’adresse de l’employée dans un classeur, avec ses fiches de paye et les papiers administratifs lui permettant de venir travailler en ville. Maria habitait le township. Dix kilomètres — le bout du monde.

Aucun Blanc ne s’aventurait dans les townships. Brian avait demandé au chauffeur de taxi noir de l’attendre devant la maison, une cabane de contreplaqué barbouillée de jaune, un luxe dans le quartier. La mère de Maria eut un geste de peur en voyant l’adolescent à sa porte. Trois petits s’accrochaient à son tablier, curieux, craintifs. La Xhosa ne voulut d’abord pas parler mais Brian insista tant qu’elle finit par céder : Maria était partie un jour au travail, et n’était plus jamais revenue. Des rumeurs disaient qu’une voiture de policiers l’avait enlevée à la sortie du township, mais sa mère n’y croyait pas. Maria était enceinte de quatre mois : elle avait dû filer avec le père du bébé, sans doute un de ces vauriens qui promettaient la lune et ne décrochaient que des emmerdes…

Brian était rentré chez lui et avait comparé la date de la disparition avec le planning des employés : Maria devait travailler aux écuries ce jour-là.

Il raconta des bobards aux flics du coin, porta plainte pour vol en donnant le nom de la jeune femme et son signalement, insista pour avoir une réponse, évoqua son père procureur et obtint ce qu’il voulait. Un inspecteur mena des recherches, qui s’avérèrent négatives : Maria ne figurait sur aucun fichier de la police. Pas de délit, ni d’arrestation. Le flic voulait bien prendre sa plainte mais elle avait peu de chances d’aboutir…

La mère de Maria, que Brian avait tenue au courant de ses recherches, finit par l’aiguiller vers un militant de l’ANC. La clandestinité, la torture, les disparitions, les procédures arbitraires des services spéciaux, les meurtres d’opposants : Brian découvrit une réalité qu’il ne connaissait pas. Mais il fit le rapprochement : son père était procureur, un maillon inflexible du pouvoir…

Un mois était passé depuis la disparition de la jeune Noire. Brian avait attendu que son père soit seul dans la cuisine pour lui parler.

— Tiens, au fait, lâcha-t-il : tu sais que Maria est enceinte ?

Son père l’avait fusillé du regard, l’espace d’une seconde, avant de corriger son erreur.

— Enceinte ?

Mais ses yeux le trahissaient. Il le savait, bien sûr…

— C’est toi qui l’as fait disparaître, hein ? lui lança Brian d’un air de défi. C’est toi qui as envoyé les flics à la sortie du township ?

L’Afrikaner dressa son corps massif au-dessus de son fils :

— Qu’est-ce que tu racontes, toi ?!

La colère gonflait ses veines mais Brian n’avait plus peur de lui. Il le haïssait.

— L’enfant qu’elle attendait n’était pas de toi, dit-il, mais de moi… Pauvre con.

Apartheid : « développement séparé »…

Brian avait changé de toit, de vie, de nom, d’amis. Il s’était aguerri loin de sa famille abhorrée avant d’ouvrir un bureau d’investigation. Rechercher les Noirs que son père faisait disparaître était devenu sa spécialité, une corvée obligatoire et salutaire qui l’avait mis en contact avec l’ANC clandestin et les policiers lancés à leurs trousses. Ruby l’avait ramassé plus d’une fois dans les fossés en bordure d’autoroute, salement dérouillé. On l’épargnait eu égard au statut de son père mais la haine restait la même. Brian avait déterré des cadavres, certains ensevelis à même la terre depuis des mois, des squelettes aux dents cassés, les vertèbres disloquées pour ceux qu’on avait précipités des toits du commissariat, des opposants ou de simples sympathisants, mais il n’avait jamais retrouvé le corps de Maria.

Son besoin d’amour était inconsolable. Il gardait le souvenir de la jeune Noire au chaud, comme un secret honteux. Il ne savait pas pourquoi il n’en parlait jamais. Pourquoi il mettait la tête où d’autres ne mettraient pas les pieds. De quoi il se punissait. Si les bras des femmes où il se réfugiait procédaient d’un même désir de sabotage… Ruby finalement avait raison. Son cœur était en glace : il fondait à volonté…

Tracy par exemple, tour de magie numéro cinquante-quatre, peignoir blanc, tunique rousse au milieu de la cuisine, un crayon savamment perché sur sa tête, préparant des œufs brouillés pour le petit déjeuner avec la dextérité d’un nouveau-né :

— Dis donc, s’esclaffa la barmaid, c’est le bazar chez toi !

Ils venaient de se réveiller. Les Young Gods hurlaient depuis les enceintes du salon — des Suisses, d’après le livret du CD — tandis qu’elle s’affairait aux fourneaux.

— Tu n’aimes pas la musique ? lança-t-il d’un air qui lui allait comme une cravate.

— J’en ai plein les oreilles tous les soirs ! plaida Tracy.

— Tu n’as qu’à les fermer, darling.

— T’es marrant le matin, dis donc.

— Je suis dans le cirage, expliqua-t-il : j’ai l’impression que c’est le soir.

Elle massacra la poêle avec sa fourchette.

— Tu parles ! Tu roupillais déjà quand je suis rentrée…

— Désolé, darling.

Tracy l’avait rejoint chez lui après le service mais Brian s’était écroulé au troisième joint de Durban Poison. C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis la folle nuit de samedi et leur dimanche avorté chez l’ami « Jim ». Tracy avait trente-cinq ans : elle savait que derrière le comptoir elle pouvait s’envoyer autant de mecs qu’elle voulait, le problème c’était toujours la deuxième fois. D’autres alcools les menaient à d’autres filles, et la rousse rigolote à couettes qui servait derrière le bar ne vivait plus qu’au passé. « T’as qu’à te trouver un job normal, ma vieille, se disait-elle les soirs de déprime, pas un truc où tout le monde reluque tes fesses. » Mais Tracy n’y croyait pas trop, aux autres boulots — ni aux mecs en général.

Elle remua la bouillie dans la poêle, circonspecte.

— J’espère que je suis meilleure au lit, fit-elle.

— Un caviar d’aubergine.

— C’est bon, ça ?

— Faut aimer l’ail.

Tracy poussa les restes d’œufs dans les assiettes et jeta la casserole dans l’évier, à s’en fracturer les acouphènes.

Brian grimaça — cette fille ne lui rappelait pas du tout la lavande.

— Je peux te demander quelque chose de personnel ? dit-elle en s’asseyant face à lui.

— Je chausse du quarante-trois, si tu veux tout savoir.

— Je suis sérieuse…

— Je t’écoute, darling.

Tracy baissa les yeux. Une mèche s’était détachée de son crayon, tombant en tortillons roux le long de sa nuque.

— Faut que tu me dises si je suis chiante… J’ai tellement plus l’habitude que j’ai toujours l’impression d’en faire trop… C’est con ce que je dis, hein ?

— Un peu, darling.

Malgré son stoïcisme de façade, le tour de magie n’en finissait plus de s’éventer, tellement qu’on le voyait filer par le jardin, escamoté… Brian regarda sa montre. Ce n’est pas lui qui était en retard, c’est le monde qui fuyait.

* * *

L’ANC refusant de cautionner le système des bantoustans, le gouvernement de l’apartheid avait enfermé Mandela et ses compagnons à Robben Island, une petite île verdoyante au large de Cape Town qui avait l’avantage de mettre l’opposition politique à l’isolement total — Mandela dut patienter vingt et un ans avant de retoucher la main de sa femme.

Sonny Ramphele n’eut pas à subir cette cruelle double peine : le frère de Stanley purgeait une condamnation de deux ans à la prison de Poulsmoor, un bâtiment bétonné, insalubre et surpeuplé où les mouches aussi crevaient en enfer.

— Vous trouvez votre bonheur ? lança le chef des surveillants.

Penché au-dessus du registre, Dan Fletcher se faisait une idée des visites et de ses fréquences. Kriek, le rougeaud que tout le monde appelait Chef, jouait avec son trousseau de clés, en attendant. Fletcher ne répondit pas. Epkeen fumait, l’œil torve en direction du maton. Lui non plus n’aimait pas les prisons, navré qu’on n’ait pas trouvé mieux en huit mille ans d’humanité, encore moins ce genre de petit chef, bénéficiaire de la clause du « coucher de soleil[21] » et qui avait rempilé parce que la population carcérale, au fond, n’avait pas changé — coloured et cafres à gogo.

Sonny Ramphele était en sursis quand on l’avait arrêté au volant d’une voiture volée avec trois kilos de marijuana compressée sous le siège. L’aîné n’avait rien balancé, si bien qu’il en avait pris pour deux ans ferme. Sonny avait un parcours classique : des parents métayers morts trop tôt, l’exode vers la ville avec le petit frère, surpeuplement, désœuvrement, misère, délinquance, prison. Sonny venait d’y fêter ses vingt-six ans et, s’il ne faisait pas de grabuge, sortirait dans quelques mois.

La police scientifique avait fouillé le mobil-home mais si le cadet en charge de son business avait une planque pour un éventuel stock de drogue, elle risquait d’avoir disparu avec lui. On avait relevé peu d’empreintes, toutes appartenaient à Stanley, et l’enquête de voisinage n’avait pas donné grand-chose. La cabane la plus proche était inhabitée et les marginaux qui vivaient sur la côte ne se mêlaient pas des affaires des autres — pour preuve, le cadavre du jeune Xhosa pourrissait depuis quatre jours. Certains avaient connu Sonny, « un grand gars pas bien méchant, qui s’occupait de son petit frère », et Stan, très porté sur la mode et les motos. Personne ne l’avait jamais vu avec Nicole Wiese — une petite blonde comme ça, ils s’en souviendraient. Seul indice confirmant leur piste, on avait plusieurs empreintes de la jeune Afrikaner dans le pick-up, utilisé le jour du meurtre…

Fletcher releva la tête du registre.

— Stanley Ramphele est venu régulièrement en visite depuis l’incarcération de son frère, dit-il, mais plus du tout depuis un mois…

Kriek se curait les ongles avec les dents.

— J’savais même pas qu’il avait un frangin, dit-il.

Un surveillant gloussa dans son dos. Epkeen oublia un instant la porcitude du chef des surveillants et cette odeur rance d’homme enfermé qui empestait l’air ambiant :

— On peut avoir une pièce tranquille pour interroger Sonny ?

— Pourquoi ? Z’avez l’intention d’y regarder le trou de balle ?

— Z’êtes un marrant, Chef.

— Le Ramphele, c’est un coriace du rectum, s’embourba Kriek. C’est pas moi qui le dis, c’est les autres détenus !

On approuva dans son dos.

— Ça veut dire quoi, s’agaça Fletcher : que Ramphele est protégé ?

— On dirait.

— Ce n’est pas mentionné dans son dossier.

— Les fauves se dévorent entre eux, faut pas croire.

— Les balances, elles en disent quoi ?

— Qu’il a la fesse dure.

— Ça vous passionne, on dirait.

— Moi non : eux si !

Kriek rigola le premier, bientôt imité par sa clique. Epkeen fit signe à Dan de changer d’air. Kriek était tout à fait le genre de types qui le dérouillaient jadis, et le laissaient pour mort dans les fossés…

Deux cents pour cent de surpopulation, quatre-vingt-dix de récidive, tuberculose, sida, absence de soins médicaux, canalisations bouchées, dortoirs à même le sol, viol, agressions, humiliations, Poulsmoor synthétisait l’état des prisons d’Afrique du Sud. La population carcérale ne cessant d’augmenter, on avait chargé le secteur privé de construire les nouveaux centres de détention, dont la plupart dataient de l’apartheid. Les travailleurs sociaux y étaient rares, la réinsertion une utopie, la corruption endémique. Les taux d’évasion battaient tous les records, avec la complicité d’un personnel mal formé, sous-payé, voire criminel. Certains détenus devaient payer des droits de péage pour assister aux cours ou participer aux activités, quand d’autres, condamnés à perpétuité, passaient le week-end dehors. Les nouveaux détenus étant à l’occasion vendus par les gardiens à ceux qui en faisaient la demande, leur premier réflexe consistait à se mettre sous la protection d’un des caïds, qui monopolisaient les wifye, les « femmes », et distribuaient les blancseing.

Putes, drogue, alcool, huit syndicats du crime se partageaient le territoire carcéral. Dans cette jungle, Sonny Ramphele s’en était plutôt bien sorti. Il avait passé un deal pour ça, comme les autres. Il avait attrapé la gale, ou alors les poux cherchaient à lui coller des palmes (Sonny n’avait jamais été très fortiche en soins de beauté, pas comme son minet de frère), mais il avait réussi à préserver son intégrité : il attendait la fin de sa peine, écoutant ses codétenus s’engueuler au sujet du prochain tour aux latrines, quand un surveillant le sortit de sa longue apathie.

Sonny ronchonna — qu’est-ce que c’était que cette visite médicale à la con… — avant d’obtempérer sous les sarcasmes.

Ça sentait le chou et le jus d’humain dans les couloirs de la prison. Tirant un invisible boulet, Ramphele passa deux grilles à déclenchement magnétique avant d’être introduit dans une pièce à l’écart, sans ouverture. Rien à voir avec une infirmerie : il y avait une table, deux chaises en plastique, un petit brun aux yeux perçants, assis devant des photos, et un type plus grand adossé au mur, qui à une époque avait dû être en forme.

— Asseyez-vous, dit Fletcher en présentant la chaise vide devant lui.

Comme son frère, Sonny était un solide Xhosa avoisinant le mètre quatre-vingts, au regard oblique qui chassait sur les ailes : il avança avec le métabolisme du paresseux et s’assit sur la chaise comme s’il y avait des clous.

— Tu sais pourquoi on est là ?

Sonny secoua à peine la tête, les paupières lourdes du dur à cuire virant gros fumeur.

— Tu n’as pas vu ton frère depuis un moment, continua Fletcher : un mois, d’après le registre… Tu as des nouvelles ?

Bref signe de dédain, comme quoi tout lui coulait dessus. Des centaines de policiers étaient mis en examen pour violence, meurtre, viol ; Sonny n’avait pas envie de leur parler, encore moins de Stan.

— C’est lui qui a repris ton business, n’est-ce pas ? fit Dan. Trop occupé, sans doute, pour rendre visite à son grand frère…

Sonny gardait un œil sur l’autre flic, qui rôdait dans son dos.

— Stan revendait quoi ? De la dagga ? Quoi d’autre ?

Le détenu ne réagissait pas. Epkeen se pencha sur sa nuque :

— Tu as eu tort de donner les clés du camion à ton petit frère, Sonny… Tu ne lui as pas dit qu’il n’allait nulle part ?

Le Xhosa ne réagit pas tout de suite. Fletcher tourna les photos éparpillées sur la table.

— Stan a été retrouvé mort dans votre mobil-home, dit-il en présentant les clichés. Hier, à Noordhoek… Le décès date déjà de plusieurs jours.

Sa moue de gangster blasé changea à mesure qu’il découvrait les photos : Stan livide sur la banquette du mobil-home, son visage en gros plan, les yeux ouverts, fixant un objectif à jamais indéfini…

— Ton frère est mort d’overdose, enchaîna Fletcher : un mélange à base de tik… Tu savais que ton frère se défonçait ?

Sonny rapetissait sur sa chaise, la tête penchée sur ses baskets sans lacets. Stan et son rire de gosse, les beignes qu’il lui collait derrière la tête, leurs bagarres dans la poussière, leur vie défilait, fondue au noir…

— Stan n’avait pas d’autres traces de piqûre sur les bras, fit Fletcher. Tu en penses quoi ?

— Rien.

Sonny était devenu causant.

— Ton frère était impliqué dans une grosse affaire : on le soupçonne notamment de dealer une nouvelle dope aux petits Blancs de la ville… Tu le savais ?

L’aîné secoua la tête, encore sous le choc.

— Ton frère sortait avec une fille, Nicole Wiese, la gamine dont parlent les journaux. Stan ne t’en a jamais touché un mot ?

— C’est pas mes oignons.

Ses yeux ne pouvaient se décoller des photos.

— Nicole Wiese a été massacrée et tout accuse Stan : on a retrouvé de la drogue chez vous, le sac à main de la fille, et la preuve qu’ils étaient ensemble au moment du meurtre. C’est quoi cette dope ?

— Je sais pas.

Sonny s’emmêlait les doigts.

— Je ne te crois pas, Sonny. Fais un effort.

— Stan m’a rien dit.

— À part le Chef, personne n’est au courant de notre visite, assura Fletcher. Personne ne saura que tu nous as parlé, ton nom n’apparaîtra nulle part. Le juge d’application des peines est clément pour les repentis : aide-nous et on s’arrangera.

Ramphele rumina sur sa chaise, et ça avait l’air très mauvais.

— Stan a repris ta tournée des plages, relança Epkeen. On cherche son fournisseur : tu le connais forcément.

— Je connais personne qui vend du tik. Stan non plus.

— Ton fournisseur a pu se recycler.

— Non… Trop dangereux.

Epkeen s’assit sur le rebord de la table :

— D’après toi, pourquoi ton frère n’est pas venu te voir ces temps-ci ? Pourquoi il faisait le mort depuis un mois ? Il s’est mis à dealer de la dure, à gagner de l’argent et mener la belle vie avec les petites Blanches du bord de mer : il s’est même acheté de chouettes fringues et une moto avec des éclairs… Stan n’est plus venu au parloir parce qu’il savait que tu n’apprécierais pas la façon dont il avait repris ton territoire : sauf qu’il est tombé sur un os… Ils se sont servis de ton frère, Sonny. N’attends aucun respect de ces gens-là : ils vous traitent comme des bêtes d’abattoir.

Le détenu haussa les épaules : ici c’était pareil.

— On t’offre un moyen de t’en sortir, s’adoucit Fletcher : dis-nous qui fournissait ton frère et on révise ta peine.

Sonny ne bougeait plus, le menton échoué sur son tee-shirt miteux, comme si la mort du cadet lui avait cassé la nuque. Il n’y avait plus que lui maintenant : autant dire rien.

— La dagga, man, dit-il enfin. Juste la dagga…

Un silence pesant enveloppa la salle d’interrogatoire. Fletcher adressa un signe à Epkeen, qui éteignait sa cigarette : ou le frangin ne savait rien, ou il avait une bonne raison de mentir… Il allait renvoyer le détenu à sa cellule quand Brian lui lança à brûle-pourpoint :

— Stan avait peur des araignées, hein…

L’expression morne de Sonny changea du tout au tout : il leva des yeux interrogateurs vers le flic au treillis noir.

La faille était là, béante.

— Une peur bleue, insista Epkeen. Une phobie, comme on dit…

Le Xhosa était décontenancé : Stan était tombé dans un puits quand il était petit, un trou à sec qui ne servait plus depuis longtemps. On l’avait cherché des heures avant de le retrouver, tremblant de peur, au fond du trou : il n’y avait plus d’eau mais des araignées, par centaines. Quinze ans plus tard, Stan supportait à peine de voir une photo de ces saloperies d’araignées, encore moins de les approcher…

— Ils ont pompé ton frère le temps d’écouler la came, continua Epkeen, et quand Stan est devenu trop voyant, ils ont bourré l’aiguille pour faire croire à une overdose. Ou plutôt, on lui a laissé le choix entre se shooter à mort ou passer un quart d’heure avec une de ces charmantes bestioles… On a retrouvé une mygale dans les toilettes du mobil-home, ajouta-t-il : une grosse.

Ramphele frotta son visage entre ses mains. Les photos sur la table faisaient des kaléidoscopes sinistres dans son esprit ; les derniers pans de son monde partaient à la dérive et il n’avait aucun endroit où s’accrocher, que les yeux mouillés du petit flic face à lui.

— Muizenberg, lâcha-t-il enfin. On dealait sur la plage de Muizenberg…

* * *

Utilisée depuis cinq mille ans par les Pygmées pour ses vertus médicinales, les racines de l’iboga contenaient une douzaine d’alcaloïdes, dont l’ibogaïne, une substance proche de celles présentes dans différentes espèces de champignons hallucinogènes. Agissant sur la sérotonine, l’ibogaïne renforcerait la confiance en soi et le bien-être général. Si la plante et plusieurs de ses dérivés présentaient des propriétés psycho-stimulantes, ils pouvaient, à doses plus élevées, être responsables d’hallucinations auditives et visuelles, parfois très anxiogènes, pouvant mener au suicide. Étymologiquement dérivée d’un verbe signifiant « soigner », l’iboga était une plante initiatique dont les propriétés thérapeutiques et le pouvoir hallucinogène permettaient de faire le lien avec le sacré et la connaissance. L’iboga était utilisée au cours de séances appelées bwiti, des cérémonies introspectives conduites sous la houlette d’un guide spirituel, un chaman appelé inyanga, qui faisait figure d’herboriste. En dehors de ces rituels secrets, la racine d’iboga était employée comme aphrodisiaque ou filtre d’amour.

Les plus convaincus assuraient que l’ibogaïne provoquait des érections pouvant durer six heures, dans des délices indescriptibles. Selon la médecine occidentale, l’ibogaïne avait pris place dans les psychothérapies et le traitement de l’héroïnomanie mais les connaissances relatives à ses vertus aphrodisiaques demeuraient maigres, faute de tests scientifiques.

Un filtre d’amour africain…

Neuman ruminait comme un vieux lion penché sur son reflet. Nicole Wiese avait pris de l’iboga quelques jours avant le meurtre, une forte dose d’après les analyses du coroner, probablement sous forme d’essence. Les fioles retrouvées dans le sac à main de Nicole ? Son copain Stan dealait-il aussi de l’iboga ?

Neuman fila à l’institut médico-légal.

Tembo était le premier Noir à diriger la morgue de Durham Road. Sa courte barbe grise rappelait un ancien secrétaire des Nations unies, ses lunettes de vue qu’il était myope comme une taupe. Célibataire endurci, Tembo n’aimait que les vieilleries, la musique baroque, les chapeaux passés de mode, et vivait une passion exclusive pour les hiéroglyphes égyptiens. Les cadavres étaient pour lui des parchemins qu’il s’agissait de déchiffrer, des marionnettes dont il serait le ventriloque assermenté. Il ne les lâchait qu’une fois vidés de leur sens. Un acharné, qui collait au tempérament de Neuman.

Les deux hommes s’installèrent dans le labo du coroner en chef.

L’autopsie de Stan Ramphele concluait à une overdose suite à une injection à base de méthamphétamine. L’heure de la mort était incertaine mais elle remontait à quatre jours, soit peu après le meurtre de Nicole. Le sable sur le tapis de sol du pick-up correspondait aux grains retrouvés dans les cheveux de la jeune Afrikaner. On avait également relevé des traces de sel sur la peau du Xhosa et du pollen de Dictes grandiflora, fleur plus connue sous le nom d’iris de Wilde, confirmant ce qu’ils savaient déjà : Stan et Nicole étaient ensemble dans le Jardin botanique…

— Mais le plus intéressant vient des analyses toxicologiques, fit le légiste. D’abord l’iboga. Ramphele en a lui aussi consommé, mais la prise est plus récente : quelques heures seulement avant de mourir. C’est-à-dire aux alentours du meurtre de Nicole Wiese. On retrouve la même essence dans les fioles de son sac à main. Une formule très concentrée, comme je n’en avais jamais vu jusqu’alors…

— Une concoction artisanale ?

— Oui. Je me suis d’abord demandé si cette essence pouvait modifier le comportement des usagers mais les cobayes qui ont testé le produit se sont très vite endormis… (Tembo tripota son collier de barbe.) Je me suis donc penché sur la poudre qui a provoqué l’overdose de Ramphele et j’ai constaté que la même molécule figurait dans le cocktail pris par Nicole… L’échantillon ramené du mobil-home m’a permis d’affiner mes recherches. Comme toutes les drogues synthétiques, la méthamphétamine a des composants intermédiaires toxiques pour le cerveau, mais on a eu beau chercher parmi les substituts usuels, impossible de savoir de quoi il retourne. Le nom de cette molécule nous échappe.

— Comment vous expliquez ça ? demanda Neuman.

Tembo haussa les épaules :

— Les mafias ont souvent un temps d’avance sur la recherche publique, et leurs moyens sont autrement plus importants que les nôtres…

Tembo connaissait le sujet : depuis le LSD et le gaz BZ, les innovations apportées par les neurosciences et la recherche pharmacologique avaient ouvert le champ de tous les possibles. On savait aujourd’hui reprogrammer les molécules pour qu’elles ciblent certains mécanismes régulant le fonctionnement neuronal ou le rythme cardiaque. Ce qui relevait de l’expérience lourde était de plus en plus informatisé, les composés bioactifs les plus prometteurs pouvaient être identifiés et testés à une vitesse prodigieuse. Après avoir expérimenté en Irak des drogues accentuant la vigilance des soldats, les militaires espéraient voir, dans un avenir proche, des troupes partir au combat chargées de médicaments accroissant l’agressivité, la résistance à la peur, la douleur et la fatigue, tout en agissant, via un effacement sélectif de la mémoire, sur la suppression des souvenirs traumatiques. Tembo, qui suivait ces affaires de près, n’était pas très optimiste. Le 11 Septembre avait engendré une période de violation des normes internationales, en particuliers aux USA : on continuait l’expérimentation a priori interdite d’armes chimiques, sous prétexte de préserver la peine de mort par injection et le maintien de l’ordre par recours aux gaz lacrymogènes, mais l’« antiterrorisme » s’était engouffré dans une faille où le droit n’avait plus de place. Les Russes n’avaient pas révélé le nom de l’agent chimique utilisé lors de l’assaut du théâtre de Moscou en 2005, et les projets de recherche continuaient d’être menés tous azimuts. L’armée de l’air américaine envisageait, dès la première guerre du Golfe, la mise au point et l’épandage d’aphrodisiaques ultra-puissants capables de provoquer des comportements homosexuels dans les rangs ennemis, un labo tchèque travaillait sur la transformation d’anesthésiants combinés à une série d’antidotes ultra-rapides, des commandos spéciaux se chargeant alors de procéder à des exécutions ciblées au milieu d’une foule en état de choc, ou anesthésiée.

Écartées pour cause d’effets secondaires indésirables, des milliers de molécules dormaient sur les étagères des laboratoires : certaines avaient pu être recyclées par des organisations peu scrupuleuses…

Neuman l’écoutait sans mot dire. Les mafias ne manquaient pas dans le pays — cartels colombiens, russes, mafias africaines. L’une d’elles avait pu mettre au point un nouveau produit. Le regard de Tembo s’illumina enfin, comme s’il venait de découvrir le secret des pyramides.

— J’ai testé vos échantillons sur des rats, dit-il avec un sourire clinique. Intéressant… Venez voir.

Neuman le suivit dans la salle voisine.

Des spécimens en bocaux s’enlaçaient sur les étagères. Deux laborantines s’affairaient autour des paillasses.

— Le protocole est prêt ? demanda le médecin-chef.

— Oui, oui, répondit une silhouette, énigmatique sous son masque. Commencez par le numéro trois…

Ils se dirigèrent vers les cages à souris au fond de la pièce. Il y en avait une dizaine, hermétiques, avec une fiche correspondant aux expérimentations.

— Voici la cage dont je vous parlais tout à l’heure, dit le légiste : celle où nous avons testé l’iboga…

Neuman se pencha sur les petites bêtes : elles étaient une demi-douzaine qui dormaient, paisibles, les unes sur les autres.

— Mignon, n’est-ce pas… (Tembo désigna la cage voisine.) Nous avons enfumé celle-ci avec la poudre retrouvée dans le mobil-home. Les rats que vous voyez sont actuellement en phase numéro un : c’est-à-dire qu’ils ont inhalé le produit depuis peu.

Neuman fronça les sourcils. Une agitation anarchique régnait dans la cage ; la moitié des spécimens tournaient en rond à toute vitesse, les autres copulaient, le tout dans la plus grande confusion.

— Viol, comportements déviants, érotomanie… Après un flash de deux à trois minutes, les couples et les hiérarchies ont volé en éclats, comme vous pouvez le remarquer, avec le plus grand naturel… La phase numéro deux est un petit peu moins folklorique.

Une dizaine de rats erraient, hagards, dans la cage suivante.

— Apathie, perte de repères sensoriels, répétitions d’actes a priori sans logique, désolidarisation du groupe, comportements asociaux, voire paranoïaques… Cette phase peut durer plusieurs heures avant que les spécimens ne sombrent dans un profond sommeil. Les premiers cobayes ne se sont pas encore réveillés… Par contre, fit-il avec des yeux de glace, regardez ce que ça donne quand on augmente la dose…

Neuman se pencha sur la cage et retint son souffle. Il y avait des dizaines de cadavres derrière les vitres, dans un état affreux : pattes rognées, museau arraché, pelage écorché, tête à moitié emportée ; les survivants, qui déambulaient au milieu du charnier, ne valaient guère mieux…

— Après une brève euphorie, la totalité des spécimens ont perdu le contrôle, pas seulement de leurs inhibitions, expliqua Tembo. Certains ont commencé à s’entre-dévorer. Les dominants ont agressé les plus faibles, n’hésitant pas à les tuer, avant de les déchiqueter. Puis ils sont passés au reste des cobayes… Le carnage a duré des heures, jusqu’à épuisement.

Il ne restait que les dominants : deux rats de laboratoire qui avaient dû être blancs, sans queue, avec chacun un bout de tête scalpée et qui se regardaient de loin.

— Ils sont en état de choc, commenta le légiste. Nous avons autopsié plusieurs cadavres et décelé de graves séquelles au niveau du cortex… La drogue semble provoquer une accélération des réactions chimiques, certaines générant alors une substance qui agit comme un catalyseur, si bien que la vitesse de réaction part de zéro puis s’emballe, déclenchant la catalyse et accélérant encore le processus… Comme une bombe atomique, et la fission de noyaux d’uranium.

— En clair ?

— Euphorie, hébétude, manque, fureur, état de choc : le comportement du consommateur varie selon la dose administrée.

— Une idée de la réaction chimique sur les humains ?

Le légiste lissa la pointe de sa barbe.

— Les résultats peuvent varier selon les antécédents, le système nerveux et le poids de la personne, dit-il, mais d’après nos tests comparatifs, on peut avancer sans trop se tromper qu’avec une dose d’un centimètre cube, la personne intoxiquée décolle. À deux centimètres cubes, passé le moment d’excitation, on flotte dans une forme de torpeur paranoïaque : c’était l’état de Nicole quand on l’a assassinée… Avec une dose de trois centimètres cubes, on entre dans une phase d’agressivité incontrôlée. À quatre, on détruit tout sur son passage, en finissant généralement par soi… Bref, on devient dingue.

— Stan était dans quel état au moment de sa mort ? s’enquit Neuman.

— Totalement hors cadre, répondit Tembo. Il s’est injecté plus de dix doses.

Le soir tombait quand Neuman quitta la morgue de Durham Road.

Il avait vu Dan et Brian un peu plus tôt, de retour du pénitencier de Poulsmoor : Sonny Ramphele dealait de l’herbe aux surfeurs de Muizenberg et le petit frère avait visiblement pris la suite, avec un produit beaucoup plus toxique. Stan jouait de son physique pour piéger sa clientèle féminine blanche et étendre son réseau parmi la jeunesse dorée de Cape Town. Avait-il profité de la virée à la plage de Muizenberg avec sa copine Nicole pour se fournir en drogue ? L’iboga pouvait expliquer l’intrusion nocturne dans le Jardin botanique — planer sous les étoiles et faire l’amour dans les fleurs — mais le reste ne collait pas : si les amants avaient échangé leur trip en vue d’une partie de jambes en l’air, Stan avait trompé Nicole sur la marchandise. Il lui avait fait prendre un produit sophistiqué et ultra-dangereux, noyé dans des cristaux de tik…

La rumeur qui grondait dans le corps de Neuman remontait de loin. Qu’on ait massacré une jeune femme alors qu’elle faisait l’amour parmi les plus belles fleurs du monde, l’idée qu’on doive payer pour son plaisir l’écœurait.

* * *

Dan raconta l’histoire du zèbre mal aimé et de la pie, qui lui avait volé ses rayures. Il finissait par les récupérer mais toutes mélangées, si bien que plus personne ne le reconnaissait dans le troupeau ; ça l’arrangeait, le zèbre.

— Et la pie ? s’enquit Tom.

— Elle a attendu la saison des pluies et l’arrivée d’un arc-en-ciel pour lui voler ses couleurs, répondit son père.

Franc succès dans les travées des lits superposés. Il fallut encore dire bonsoir à Baggera, la panthère étonnamment noire, parlementer avec la clique de Tom disposée sur son lit, après quoi seulement c’était le tour d’Eve, qui alors consentait à la boucler, attraper son doudou par la peau du cou et se coller le pouce jusque-là.

— Bonne nuit, mon girafon, dit-il en l’embrassant sur les yeux.

Dan ferma la porte de la chambre avec une lame dans le ventre. La peur toujours : peur de perdre Claire, de ne pas être à la hauteur… Les petits anges dormaient dans des draps de fakir.

Il se calma un peu avant de rejoindre sa femme, qui lisait en bas.

Ils ne regardaient plus la télé depuis sa maladie ; au début ils trouvaient ça bizarre — ça ne leur traversait même plus l’esprit de l’allumer — et puis ils s’étaient rendu compte que leur temps ensemble valait mieux que des émissions de cuisine.

Dan et Claire s’étaient rencontrés cinq ans plus tôt dans un bar de Long Street, un soir anodin qui avait changé leur vie. Fletcher avait grandi dans une famille de la petite bourgeoisie anglophone de Durban où son homosexualité latente s’était résumée à quelques masturbations semi-honteuses dans les toilettes du club de sport où de jeunes gaillards entreprenants l’avaient soulagé sans qu’il osât passer à l’acte — la pénétration, grand tabou masculin. Claire chantait ce soir-là des standards des années 1970, accompagnée par un guitariste noir accrocheur — I Wanna Be Your Dog ; même unplugged, ça l’avait mené en laisse jusqu’à ses hanches souples qui, dans sa robe cintrée, ondoyaient sous les spots… Sa grâce, les dreadlocks blondes qui tombaient sur ses épaules dénudées, sa voix grave et triste, presque masculine : Dan grésillait. Il l’avait abordée au bar avec ses yeux cassés et Claire avait dit oui à tout, tout de suite : des enfants, la vie.

Cinq ans.

Aujourd’hui Claire ne chantait plus, ses cheveux étaient tombés par poignées, même le dessin miraculeux de ses hanches avait fondu sous les rayons. La beauté bombardée, et l’effroi qui gisait sous les fleurs : Dan ne supporterait pas sa disparition. La menace qui pesait sur eux les avait taillés dans le cristal et sous ses airs mâles et rassurants, c’était lui le plus fragile…

— Ça va ? fit Claire en le voyant revenir de la chambre.

— Oui, oui…

Sa femme lisait, les pieds repliés sur le canapé du salon. Elle portait un chemisier blanc qui descendait sur ses cuisses, un short moulant en coton et des lunettes à monture d’argent qui, avec son livre, lui donnaient un air studieux assez appétissant… Il se pencha sur la couverture :

— C’est quoi ?

— Rian Malan.

Le Sud-Africain qui avait écrit My Traitor’s Heart, ce terrifiant chef-d’œuvre.

— C’est son dernier, précisa Claire.

Mais Dan ne semblait pas très concentré sur l’œuvre du journaliste-écrivain. Il la regarda recaler une mèche blonde derrière son oreille — elle n’avait pas encore l’habitude de sa perruque — et s’agenouilla sur le parquet. Elle avait les chevilles fines, douces, émouvantes… Claire oublia son livre et dans un sourire ferma les yeux : il embrassait ses pieds, une foule de petits baisers comme une poudre d’amour répandue là, il les léchait et sa langue en se lovant entre ses orteils l’excitait… terriblement. Elle adora ses mains à fleur de peau, ses doigts furetant sous le coton de son short… Elle sentit qu’elle mouillait et, ravie, se laissa basculer en arrière…

Ils avaient à peine fini de faire l’amour que le téléphone sonnait au pied du canapé. Craignant qu’il ne réveille les enfants, Dan fit un mouvement pour attraper l’appareil. Claire s’agrippa dans le même mouvement, encore tout encastrée en lui : il décrocha à la cinquième sonnerie.

— Je te dérange ?

C’était Neuman.

— Non… Non…

Dan avait des étoiles dans la tête et un archipel de comètes en guise d’oreiller.

— Je passe te prendre demain matin pour une petite balade en bord de mer, annonça Neuman. Brian aussi est dans le coup…

Le ventre de sa femme le tenait au chaud, fermement :

— OK.

— N’oublie pas ton arme, cette fois…

— Non, promis.

Dan sourit en raccrochant. Pur camouflage. Il n’en avait jamais fait part à Neuman, encore moins à Claire, en réalité une trouille bleue lui mordait la tripaille : sa fée malade, les enfants, il n’était qu’une mauviette qui tremblait pour les siens… Claire le rappela à elle par une subtile contraction du périnée. L’amour avait rosi ses joues pâles : elle souriait pour de vrai, courageuse, amaigrie, confiante.

Dan ravala une gorgée de pitié devant sa perruque légèrement désaxée, mais son bassin ondulait doucement le long de son sexe. Elle murmura :

— Encore.

10

Gulethu ne savait plus quand les choses avaient commencé à se détraquer. Dix ? Douze ans ? La puberté perturbée, des actes sauvages, incandescents — était-ce sa sœur, sa cousine ? Gulethu ne se souvenait plus. De rien. Un refoulement qui avait englouti jusqu’à sa propre surface. L’iceberg flottait aujourd’hui au gré du courant, sans destination ni pilote.

La tradition zouloue voulait que les gens coupables d’inceste pourrissent vivants. Sonamuzi : le péché de famille, dont il s’était rendu coupable. « Pas ma faute », criait-il dans le noir : c’était la malédiction qui pesait sur lui et ces sales petites garces qui l’avaient mené en bateau. C’était l’ufufuyane qui les rendait folles. Sexuellement hors de contrôle. L’ufufuyane, la maladie qui touchait les jeunes filles et s’abattait sur lui. Le danger était partout, il suffisait de voir leurs déhanchements en revenant de la corvée d’eau, leurs seins lourds décolletés au soleil, et leurs sourires qui vous accrochaient sur le chemin comme à une toile d’araignée… Gulethu avait été leur victime, leur proie, et non l’inverse, comme l’avait décrété le chef du village : l’ufufuyane était la cause de tout, l’ufufuyane avait été envoyé par les esprits pour le tromper. Mais personne ne l’avait écouté. On l’avait banni du village : « Qu’il pourrisse vivant ! »

On aurait pu l’égorger comme un zébu sacrifié, l’écorcher pour lui rappeler la puissance du tabou ancestral, les villageois avaient préféré le laisser se décomposer lentement, selon la tradition. Gulethu avait rejoint la ville, du moins ses townships, où d’autres avant lui s’étaient mêlés aux ordures.

Le pouvoir du sonamuzi était puissant : l’umqolan, la sorcière qu’il avait consultée, le savait bien. Quelqu’un lui avait parlé d’elle, Tonkia, une vieille édentée qui concoctait des remèdes, à qui on prêtait des accointances avec les esprits contraires. L’umqolan connaissait sa malédiction. Elle en avait déjà soigné. Elle repousserait le péché de famille qui pesait sur ses nuits. Elle confectionnerait un muti pour lui, une potion magique qui l’éloignerait de sa destinée. Il ne pourrirait pas. Pas maintenant. Une jeune Blanche le sauverait. N’importe laquelle, pourvu qu’elle soit vierge. Il suffisait de lui ramener le sperme qui l’avait déflorée.

Gulethu avait soigneusement préparé son coup. Il avait promis beaucoup au jeune Ramphele, sans tout lui dire. Les choses s’étaient déroulées comme il l’avait espéré jusqu’à ce que cette maudite garce se mette à crier : des cris de chienne en rut. L’ufufuyane l’avait rattrapée, elle aussi : zouloues, métisses ou blanches, les chiennes étaient toutes possédées. Jamais une jeune vierge n’aurait écarté les cuisses de la sorte, ni proféré toutes ces insanités : les esprits contraires étaient intervenus, avant qu’il eût la moindre chance de confectionner son muti.

Il avait essayé de la contenir, mais la garce hurlait de plus belle…

Les cris le réveillèrent en sursaut. Gulethu se dressa sur son séant, les yeux grands ouverts. Des sueurs froides inondaient son visage, il haletait, entre deux mondes, distinguant à peine les murs miteux du hangar. Il vit bientôt les paillasses éparpillées sur le sol, les autres qui ronflaient, et revint à la réalité… Non, ce n’était pas les hurlements de la fille qui l’avaient réveillé : c’était l’umqolan qui l’avertissait d’un danger.

Stan était mort mais les flics pouvaient interroger son frère en prison. Ils pouvaient venir fouiner sur la plage… Le Chat ne devait pas être mis au courant : jamais.

11

Le malaise le prit dès le réveil. Un poids sur le cœur, comme s’il avait couru sous l’eau pendant des heures, la tête à l’envers. Une mort en apnée. Epkeen s’assit sur le bord du lit, chercha dans le fatras de ses souvenirs, ne trouva pas la queue d’un rêve. Une impression de corvée flottait dans l’air de la chambre, comme quoi le petit matin aurait mieux fait de fermer sa grande gueule. Ce con de réveil n’avait pas sonné. Ou il avait oublié. Sa tête le grattait. Mal dormi. La station debout n’arrangea rien.

Brian avait rendez-vous avec les autres, au train où allaient les choses il n’aurait pas le temps de déjeuner, il faisait déjà chaud et cette virée à la plage, avec ou sans son copain « Jim », ne lui disait rien.

— Hum… minauda Tracy, enfoncée sous les draps. Tu t’en vas ?

— Oui. Je suis en retard…

Brian releva la mèche rousse qui courait sur sa joue. Maladroite en tendresse, Tracy attrapa sa main et la tira vers elle.

— Viens, dit-elle sans ouvrir les yeux : reste avec moi.

C’était stupide, il venait de lui dire qu’il était en retard.

— Allez ! insista Tracy.

— Lâche-moi, darling.

Il n’avait pas envie de jouer. Sa ténacité l’agaçait. Il n’était pas amoureux : il aurait dû lui dire hier soir que ça ne servait à rien, une histoire sans espoir, il n’était que le sel d’un océan de larmes, mais Tracy avait roulé sur lui ses gros seins pleins d’amour et son cœur s’était fendu comme une bûche, à la première incartade, vaincu volontaire… Une défaite de plus.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lança la barmaid en risquant un œil au-dessus des draps.

Brian sortait de la douche :

— Rien… Rien du tout.

Il s’habilla avec ce qui lui tombait sous la main.

— Les clés sont sur la table de la cuisine, dit-il. Tu n’auras qu’à les balancer dans les pots de fleurs.

Tracy le regardait sans comprendre. Il prit son arme et sortit de chez lui.

* * *

Un vent violent soufflait sur la plage de Muizenberg. Neuman ferma le bouton de sa veste qui couvrait son Colt 45. Epkeen et Fletcher suivaient en se protégeant le visage des nuages de sable que soulevaient les bourrasques. Passé les cabines pittoresques et désuètes, la plage s’étendait sur des kilomètres, jusqu’au township.

Ils avaient interrogé les parqueurs de voitures aux dossards criards qui dealaient aussi un peu de dagga : l’un d’eux avait reconnu Stan Ramphele sur la photo (il avait un pick-up) et la fille (une jolie petite blonde). Pas d’autres infos, ni des flics locaux, ni des indics cuisinés depuis des jours.

Ils quittèrent la jetée de bois qui longeait les premières dunes et commencèrent à marcher sur le sable meuble. Contrairement aux week-ends où les citadins affluaient, la plage de Muizenberg était presque vide ; les rares baigneurs se concentraient devant la promenade et la cabine de secouristes, où deux blondinets aux colliers africains surveillaient de près leur musculature. Neuman leur avait montré la photo de Ramphele, mais des jeunes Noirs en Gap et Ray Ban en plastique, ils en voyaient passer des dizaines tous les jours. Idem pour la petite blonde censée l’accompagner…

Les vagues s’abattaient avec fracas, gobant quelques surfeurs au passage : ils interrogèrent les chevelus en combinaison qui en ressortaient vivants, n’obtinrent que des moues salées. Ils marchèrent. Encore. Les habitations se firent rares. Il ne resta bientôt plus qu’un planchiste au large et des paquets de vagues mal léchées qui déboulaient en trombe. Epkeen était en sueur sous son blouson de toile, il commençait à en avoir marre de cette balade, vingt minutes qu’ils marchaient dans la glu. Fletcher à ses côtés ne disait rien, silhouette indolente sous le soleil et les tourbillons qui venaient fouetter leur visage. Neuman marchait devant, insensible aux éléments. Un, deux kilomètres… Ils aperçurent alors un groupe d’hommes, à l’abri d’une dune. Des Noirs, une demi-douzaine, qui buvaient de la tshwala[22] sous une paillote dépenaillée. Une fille dansait à l’ombre ; la musique, contre le vent, ne leur parvint que plus tard — une sorte de reggae, que crachait un ghettoblaster…

Neuman fit signe à Epkeen d’aller y jeter un œil : eux poursuivraient jusqu’aux dunes — une mince fumée grise s’échappait un peu plus loin, emportée par le vent. Brian fila droit sur le bar improvisé, des cuisses dorées en ligne de mire…

Les rafales soulevaient des nuées. Fletcher se cala dans le sillage de Neuman et le suivit jusqu’aux dunes blanches.

Une odeur de poulet grillé flottait dans l’air, et une chose encore indicible. Ils virent une cabine de plage vermoulue, un braai[23] installé à l’abri du vent, et deux hommes avec une casquette en toile qui s’occupaient des grillades. Neuman évalua le terrain, ne vit que la crête des dunes et les types tournés vers eux. Porté par les bourrasques, le reggae de la paillote leur parvenait par bribes. Neuman approcha. La porte de la cabine, entrouverte, ne tenait debout que par pure fantaisie. Les deux Noirs en revanche étaient raides.

— Nous cherchons cet homme, dit-il : Stan Ramphele.

Les types tentaient de sourire, les yeux rouges : un Noir tout en nerfs, la trentaine, les dents partiellement pourries par la malnutrition et la dope, l’autre plus jeune, qui s’enfilait une bière en regardant sa canette comme si le goût changeait à chaque gorgée.

— On connaît pas ce gars-là, dit-il, l’haleine chargée.

— Vous avez pourtant la tête d’un de ses clients, répliqua Neuman. Stan, insista-t-il : un dealer de dagga qui s’est mis à la dure…

— Je sais pas, man… Nous on profite de la plage, c’est tout !

Le vent fit voler les cendres dans le barbecue. Ils avaient des cicatrices sur les bras, le cou…

— Vous venez d’où ? demanda Neuman.

— Du township. Pourquoi, man ?

Fletcher se tenait en retrait, la main sur la crosse de son arme.

— On a retrouvé Stan dans son mobil-home avec une dose de poudre à s’en casser les veines, répondit Neuman. Un mélange à base de tik. Vous en pensez quoi, les gars ?

— Faudrait avoir envie d’en parler, répondit Tout-en-nerfs.

Neuman poussa la porte de la cabine de plage, vit une paire de jumelles sur le sol miteux. Un modèle haut de gamme, qui ne collait pas avec ces minables. Ils les avaient vus venir. Ils les attendaient.

Le sourire de Tout-en-nerfs se figea, comme s’il devinait ses pensées. Son compère fit un pas pour contourner le barbecue.

— Toi tu bouges pas, lâcha Fletcher en sortant son arme du holster.

Il sentit au même instant une présence dans son dos :

— Toi non plus !

Un revolver se planta contre sa moelle épinière. Caché derrière la cabane, un troisième homme venait de surgir. Neuman avait dégainé son arme mais il ne tira pas : le chien était relevé sur les cervicales de Fletcher et le type au Beretta avait les yeux vides, d’un noir éteint. Un tsotsi d’à peine vingt ans qu’il avait déjà croisé quelque part : l’autre jour, sur le terrain vague, les jeunes qui savataient Simon… Fletcher balaya les environs du coin de l’œil mais c’était trop tard : les autres avaient tiré deux revolvers du sac de charbon sous le barbecue.

— On lève les mains, les poulets ! siffla Tout-en-nerfs, le canon braqué sur Neuman. Gatsha, tu prends son flingue : doucement !

— Un geste, et ton copain a une balle dans la tête ! aboya le plus jeune.

Gatsha avança vers Neuman comme s’il mordait, et arracha le Colt de ses mains.

— Calmez-vous…

— Ta gueule, négro !

Le calibre dans la nuque, le chef édenté avait forcé Fletcher à s’agenouiller, les mains sur la tête. Les autres sifflèrent quelques insultes en dashiki, avec des rictus de victoire. Le Zoulou ne bougea pas : Fletcher suait à grosses gouttes devant le barbecue, exsangue, et ses jambes tremblaient de concert. Neuman jura entre ses dents : Dan était en train de flancher. On pouvait le sentir à la dilatation de ses pores, au vent de peur qui l’étreignait et à ses mains perdues sur sa tête…

— Colle-toi là, toi ! lança Tout-en-nerfs à l’attention de Neuman. Les mains plaquées !… T’entends, connard !

Neuman recula contre la cabine de plage, plaqua le dos et les mains sur le bois fissuré. Gatsha l’avait suivi. Il retint son souffle quand le tsotsi pressa le revolver contre ses testicules.

— Tu bouges d’un pouce, je te fais sauter les couilles et toute la merde qui va avec…

Joey, le jeune Noir croisé sur le chantier, tira alors un couteau de sa ceinture, qu’il passa devant ses yeux :

— On s’est déjà vus, hein poulet ?

Il ricana et, d’un coup sec, planta la lame dans le bois vermoulu. Neuman tressaillit : le tsotsi venait de lui clouer l’oreille contre la porte.

— On bouge pas, j’ai dit ! prévint le gosse, les vaisseaux des yeux éclatés.

Le canon compressait ses testicules. Son oreille le brûlait, un sang tiède coulait le long de son cou, lobe et cartilages avaient été transpercés par la lame qui le tenait rivé contre la porte. À quelques pas de là, Fletcher tremblait sous les bourrasques, à genoux, le calibre planté dans la nuque.

— Alors poulet, on a peur ? Tout-en-nerfs pressa le policier face contre terre. Tu sais que tu as une gueule de petit pédé… On t’a déjà dit ça ? Sale petit pédé de flic…

Le plus jeune gloussa. Gatsha gardait le doigt sur la queue de détente.

— Qu’est-ce que vous diriez d’un poulet grillé, les gars ? relança le chef sous sa casquette. Celui-là a l’air à point !

— Hey, man ! Du poulet grillé ! Oh oh !

— On pourrait lui donner une chance, non ?

— Ouais !

— Non !

Les deux tsotsis se disputaient pour le plaisir, mais Gatsha ne relâchait pas la pression sur les testicules de Neuman, la gorge serrée.

— Allez Joey ! Apporte de quoi découper le poulet !

Fletcher, maintenant allongé sur le sable, ne cessait plus de trembler. Joey tendit un panga[24] à son aîné.

— Laissez-le, souffla Neuman, cloué au bois de la cabane.

— Va te faire foutre, négro.

Ali eut un regard furtif vers la paillote, comme si Epkeen pouvait le voir.

— Inutile de compter sur ton petit copain blanc : on s’occupe de lui…

Il crut distinguer la silhouette de Brian à travers la brume de chaleur, se trémoussant sur la piste improvisée de la paillote… Qu’est-ce qu’il foutait, ce con ?

Tout-en-nerfs se pencha vers le jeune flic à terre, passa la machette sur son dos comme pour en nettoyer la lame :

— Maintenant tu vas faire le poulet… Tu entends ? (Il susurra à son oreille :) Tu vas faire le poulet, ou je te saigne, petit pédé… Tu entends ?!… FAIS LE POULET !

Fletcher adressa un regard paniqué à Neuman.

— Laissez…

La pression du canon lui vrilla le bas du ventre. Le temps se figea. Il n’y avait plus que le vent scalpant les dunes et les yeux cruels du tsotsi suintant de mépris au-dessus de Dan. Même la musique ne lui parvenait plus. Le chef allait frapper : Fletcher pouvait le sentir dans ses os, ce n’était plus qu’une question de secondes. Il chercha Neuman du regard, ne le trouva pas.

Il émit un pauvre hoquet qui ne couvrait pas le bruit de ses sanglots.

— La moitié d’un geste et t’es mort, souffla Gatsha à l’oreille sanguinolente de Neuman.

— Mieux que ça ! éructa l’autre, le panga à la main. Mieux que ça !

Fletcher éructa un pauvre keut keut, qui alla se perdre dans le fracas des rouleaux.

— Ah ! Ah ! s’esclaffa l’autre, les yeux fous. Regardez-moi ce poulet ! Oh ! Le joli petit poulet !

Le flic tremblait près du barbecue, le visage enfoui contre le sable. Le tsotsi se dressa :

— Regarde ce que j’en fais, moi, des pédés dans ton genre !

D’un coup de machette, il lui trancha la main droite.

* * *

Epkeen jaugea la petite foule assemblée devant la glacière. Ils étaient une demi-douzaine à danser sous la paillote, notamment une métisse à la robe franchement décolletée. Elle se pavanait en buvant sa bière, le regardait d’un air insistant, les lèvres jouant sur le goulot. Le ghettoblaster crachouillait du reggae, des musiciens de Marley… La fille se tortillait sur le sable, les types butinaient autour comme des abeilles : seul le grand Noir qui servait la tshwala avait plus de trente ans. Des tatouages aux bras, de mauvaise qualité — probablement faits en détention…

— Salut ! lança la fille en abordant Epkeen.

— Salut.

— Tu danses ?

La métisse prit sa main sans attendre de réponse et, l’enroulant de ses bras, l’entraîna sur la piste improvisée. Il respira son parfum de réglisse et l’ajout malheureux du houblon. Sa bouche, malgré une dent manquante, restait jolie.

— Je m’appelle Pamela ! cria-t-elle par-dessus la musique. Mais tu peux m’appeler Pam ! ajouta-t-elle sans cesser de danser.

Il se pencha vers son décolleté pour répondre à son oreille :

— Comme une pam pam girl !

La fille sourit d’un air goulu. Les autres leur adressaient des signes amicaux, suivant le rythme des Wailers. Emporté par l’élan de la fille, Epkeen se trémoussa un peu : Pamela se lovait contre lui, joueuse, provocante… Il sortit la photo de Ramphele.

— Tu connais ?

La liane se dandina autour du cliché, secoua la tête pour dire non, et se colla en un long frisson contre son échine — sa peau poivrée crachait le feu.

— Tu me paies une bière ?

Pam le regardait avec une expression de supplication enfantine, comme si le monde était suspendu à ses lèvres. Les autres les observaient. Epkeen fit signe au tatoué qui brassait la bière. Ils attrapèrent leur verre en plastique avec une sensualité d’acrobate et, dansant toujours, trinquèrent au vide. La musique empêchant de soutenir une conversation, l’Afrikaner tira la fille vers les herbes qui bordaient les dunes.

Pam lui souriait comme s’il était très beau.

— Stan Ramphele, insista-t-il en lui plantant de nouveau la photo sous les yeux : un jeune qui passait ses journées sur la plage… Un beau mec. Tu l’as forcément croisé.

— Ah oui ?

— Stan dealait de la dagga et depuis peu une sorte de tik… Ici, sur la plage.

La fille se trémoussait toujours.

— Tu es flic ? lança-t-elle.

— Stan est mort : je cherche à savoir ce qui lui est arrivé, pas à t’embarquer, toi ou tes copains.

Le vent faisait tinter les breloques dans ses cheveux. Pam haussa les épaules :

— Tu sais, moi, je suis qu’une fille de plage…

Son sourire troué s’échoua à ses pieds. Le reste continuait de tanguer dans l’azur : elle but sa bière d’un trait, se rattrapa à lui et se mit à rire.

— Ne me dis pas que tu m’as attirée jusqu’ici pour me parler de ce gars !

— Tu avais la tête d’une fille honnête, mentit-il.

— Et là, dit-elle en posant sa main sur ses fesses : je suis honnête ou malhonnête ?

Les herbes pliaient sous la brise, le bruit des vagues se mêlait au reggae et Pam tâtait la marchandise, en connaisseuse : elle poussa son bas-ventre contre le sien, s’alanguit sur son sexe, s’abaissa pour le frôler de ses seins, s’agenouilla enfin. Epkeen sentit la main de la métisse filer dans son dos : en une seconde, Pam avait tiré l’arme du holster.

Elle se redressa à une vitesse stupéfiante compte tenu de sa position, ôta la sécurité et braqua le calibre.38 sur l’Afrikaner, qui avait à peine esquissé un geste.

— Tu bouges plus, fit-elle en armant le chien. Les mains sur la tête !… Allez !

Epkeen ne cilla pas. Un homme apparut, terré derrière la dune. Le tatoué qui servait la bière…

— C’est bon, lui lança-t-elle sans cesser de menacer le flic. Mais ce con refuse de lever les bras.

— Ah oui ? fit le tatoué en approchant.

Il avait une arme sous sa chemise rasta.

— Tu vas mettre ta sale gueule face contre terre ! siffla Pam.

Au lieu d’obéir, Epkeen tira un curieux objet de sa veste en toile : le knout des aïeux, et sa boucle de cuivre.

— Tans pis pour ta gueule ! éructa Pam en visant la tête.

La fille pressa la détente, deux fois, tandis qu’Epkeen se ruait sur le type. Pam continua de tirer, à vide, comprit que le.38 n’était pas chargé. Le tatoué dégaina mais la tige de cuir, en s’abattant sur sa joue, lui arracha un morceau grand comme un steak. L’homme eut un cri étouffé et, chancelant sous un rideau de larmes, ne vit pas venir le second coup : le.32 qu’il tenait sous sa chemise lui gicla littéralement de la main.

Pam avait vidé le chargeur entre les omoplates d’Epkeen, qui fit volte-face. Le knout brisa le poignet de la fille, qui lâcha le.38 en couinant. Dans son dos, le tatoué voulut ramasser le calibre à terre : le cuir d’hippopotame lui ouvrit les phalanges jusqu’à l’os. Le cœur d’Epkeen battait à tout rompre : ils n’avaient pas affaire à des petits dealers de plage mais à des tsotsis tueurs de flics. Une rafale de vent fit cligner ses yeux. Abandonnant son arme, le tatoué déguerpit vers la paillote en se tenant la joue. La fille n’avait pas encore pensé à s’enfuir : elle regardait son poignet cassé comme s’il allait tomber. Epkeen la crocheta à la pointe du menton. Il releva la tête, vit le tatoué remonter la dune en courant.

Il entendit alors un cri au loin, par-dessus les rouleaux. Le hurlement d’un homme, qui venait de l’autre côté des dunes…

Dan.

* * *

— Vas-y, souffla Gatsha à l’oreille fendue de Neuman. Fais-moi le plaisir d’ouvrir ta sale gueule de négro. Vas-y, que je te fasse sauter les couilles…

Il pressait si fort que Neuman avait envie de vomir. Un geste et il était mort. L’autre n’attendait que ça. Fletcher pleurait en regardant sa main tranchée, effaré, comme s’il ne voulait pas croire à ce qui lui arrivait. Le sang arrosait les pieds du barbecue, le vent tourbillonnait, il sanglotait comme un enfant terrorisé que personne ne viendrait sauver. Il était seul avec son moignon et sa main sur le sable, détachée du corps. Il vivait un cauchemar.

Neuman ferma les yeux quand le tsotsi lui coupa l’autre main.

Fletcher eut un cri affreux avant de s’évanouir.

— Du poulet rôti ! éructa Tout-en-nerfs, la machette brandie.

Joey souriait, extatique. Le tsotsi ramassa les mains coupées et les jeta sur la grille du barbecue. Neuman rouvrit les yeux mais c’était pire : le flot de sang qui giclait des moignons, son ami à terre, évanoui, les braises attisées par le vent, l’odeur de viande, le grésillement des mains sur la grille incandescente, la lame du couteau qui le clouait comme une chouette au cabanon, le revolver dans ses tripes et les yeux défoncés de Gatsha qui riaient, insensés.

— Ah ah ! Du poulet rôti !

Les bourrasques volaient, furieuses, dans les braises ; Tout-en-nerfs planta son genou dans le dos de Fletcher, qui ne réagissait plus. Il le tira par la racine des cheveux et, d’un coup de machette, l’égorgea.

Le cœur de Neuman cognait à tout rompre. Le fantôme de son frère passa dans son dos ruisselant. Ils allaient découper Dan en morceaux, ils allaient le faire griller sur la plage, après quoi ils passeraient à lui. Il serra les dents pour chasser la peur qui ramollissait ses cuisses. Un liquide tiède continuait de couler sur sa chemise et Fletcher agonisait sous ses yeux épouvantés.

Le tsotsi à la machette se tourna vers le plus jeune :

— Joey ! Va donc voir où en sont les autres pendant qu’on s’occupe du négro…

Tout-en-nerfs songeait à des morts spectaculaires quand la tête de Gatsha explosa : projeté par l’impact, le gamin n’eut pas le temps de presser la détente. Les autres se tournèrent aussitôt vers la paillote d’où provenait le coup de feu : une silhouette longiligne dévalait la dune — un Blanc, qui tenait un revolver à la main. Ils brandirent leurs armes et le prirent dans leur mire.

Des bouts de chair et d’os avaient giclé sur son visage mais Neuman réagit en un éclair : il tira la lame qui le rivait au cabanon et se rua sur eux. Tout-en-nerfs sentit le danger. Il retourna son arme vers l’homme au couteau, trop tard : cent kilos de haine se plantèrent dans son abdomen. Le tsotsi recula d’un mètre, avant de tomber à genoux.

Epkeen essuya un premier coup de feu, qui souleva un peu de sable à ses pieds, le second se perdit dans l’azur : il stoppa sa course au pied de la dune, et visa. Face au soleil, le type n’avait pas une chance : il l’abattit d’une balle dans le plexus.

Près du barbecue, le chef du gang regardait son ventre, incrédule, la lame enfoncée jusqu’à la garde. Neuman ne prit pas le temps de retirer le couteau : il attrapa les mains qui grésillaient sur la grille et les jeta sur le sable.

Epkeen regardait le monde comme un ennemi, à la recherche d’une autre cible. Il vit alors le corps mutilé de Fletcher au pied de la dune. Neuman s’était précipité à son chevet. Il ôta sa veste, prit son pouls. Dan respirait encore.

Epkeen accourut enfin, pâle comme un linge.

— Appelle les secours, lui lança Neuman en pressant la jugulaire. Vite !

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