DEUXIÈME PARTIE ZAZIWE

1

— Qu’as-tu, grand frère ?

— Je brûle.

— Et tes genoux ?

— Ils cognent.

— Ton short rouge ?

— Tu vois bien, il ruisselle.

— Et tes joues, grand frère, tes joues ?!

— Deux sillons de pétrole.

Andy avait brûlé sous ses yeux : les larmes noires s’évaporaient comme du caoutchouc sur ses joues, des bulles crasseuses qui crevaient là, pétrifiées… Les miliciens avaient lâché le supplicié, ce n’était plus la peine, il tenait debout tout seul, ou plutôt il cherchait un endroit où il pourrait se tenir debout. Andy avait voulu se rouler à terre mais la gomme s’était déjà fondue à lui : il pouvait toujours gesticuler, pousser des cris à vriller les tympans de la Terre, ça ne lui donnerait pas un endroit où disparaître.

Le temps s’était compressé dans l’esprit d’Ali. Sans doute trop petit pour vraiment comprendre. Tout était flou, irréel, étrangement dépassé. Il distinguait des silhouettes dans la nuit, les yeux injectés sous les cagoules, l’arbre-potence au milieu du jardin, la lune fissurée, les gyrophares de la SAP au bout de la rue, les vigilantes[25] qui montaient la garde autour de la maison, les flics en civil qui éloignaient les voisins, mais tout était faux, sauf ces larmes noires qui dégringolaient sur les joues de son frère…

Andy était devenu incendie, une torche consumée, un phare renversé. Ali n’entendait ni les voix ni les échos de la rue, il était sourd au chaos et les images continuaient de se superposer, vides de sens : il y avait sa mère derrière la fenêtre, le visage plaqué contre la vitre et qu’on forçait à regarder, les vociférations, les haleines fétides des géants, même l’odeur de caoutchouc lui passait telles des flèches au-dessus de la tête.

Les hommes le tenaient pour qu’il ne rate rien du spectacle « Regarde bien, petit Zoulou ! Regarde ce qui arrive ! », mais la peur de mourir l’avait mis KO. Ali avait honte, une honte de faible, à en oublier Andy qui brûlait : lui vivait encore, cela seul importait.

Il ne vit pas ce qui arriva ensuite : le monde avait basculé côté pile, la lune tombée en morceaux.

Quand il rouvrit les yeux, les hurlements avaient cessé. Le corps ramassé d’Andy gisait à terre, un oiseau mazouté, et toujours cette effroyable odeur de grillé… Ali vit alors son père pendu et la réalité lui revint comme un boomerang.

Pas de doute : il était bien chez lui, en enfer.

Une main l’empoigna par la racine des cheveux et le tira derrière la maison…

Le vent lissait les herbes et l’océan vif-argent qui miroitait au crépuscule. Neuman suivit le chemin de pierres jusqu’au sommet de la falaise. Passant à sa hauteur, une mouette en suspension le dévisagea avant de plonger dans le gouffre.

Le phare de Cape Point rougeoyait, désert. Ali contourna le mur tagué, s’accouda au muret. Tout en bas, des vagues grises se jetaient sur les criques. La peur passait, pas l’odeur de chair brûlée.

On avait transféré Dan à l’hôpital le plus proche, dans un état critique. L’hélicoptère de l’équipe des secours avait mis près de vingt minutes avant d’atterrir sur la plage de Muizenberg : une heure dans leur tête.

Ils eurent beau serrer des garrots, bloquer le flux des artères, colmater les brèches avec leur veste, leur chemise, Dan fuyait comme d’un chinois. Ils lui parlaient, ils lui disaient qu’on allait recoudre ses mains, ils connaissaient un spécialiste, le meilleur, il en aurait des neuves, des plus belles encore, plus habiles, des mains pour ainsi dire chirurgicales, ils disaient n’importe quoi. Claire, les enfants, eux aussi avaient besoin de lui, aujourd’hui, demain, les autres jours de la vie, ils lui parlaient alors que Dan était inconscient, étendu comateux, la gorge tranchée dans un rictus affreux, et tout ce sang que le sable buvait… Neuman revoyait son visage terrifié devant la machette, ses yeux clairs qui le suppliaient, et puis ses pleurs d’enfant quand on avait tranché la première main… C’est lui qui l’avait mené dans ce cauchemar.

L’équipe médicale, les premiers soins sur le brancard, la transfusion d’urgence, l’hélicoptère qui l’avait emporté dans les cieux, l’assurance de faire le maximum pour le sauver, tout ça ne changeait rien. Epkeen n’était pas intervenu trop tard : c’est lui qui avait failli.

Restait la vie, accrochée aux lambeaux, et l’espoir qu’il s’en sorte — son cœur battait faiblement quand on l’avait transféré…

Neuman enjamba le muret qui ceinturait le phare et descendit vers les éboulis, suspendus au précipice. Un bout de lune bâillait dans l’azur mort ; il grimpa sur les rochers jetés là, ferma les yeux et se laissa malmener par les bourrasques. Un pas de plus et le vide l’aspirait. Un repos de haute voltige… Mais il pouvait retourner la peau de la terre comme on dépiaute un lapin, se mêler aux flots argentés pour une étreinte ultime, au bout du vertige il était seul.

Neuman regarda la nuit tomber avant de redescendre le chemin.

La lune le guida sur la lande. Malgré les sutures, son oreille s’était remise à saigner. Un babouin approcha, un vieux mâle, que le Zoulou chassa d’un regard meurtrier. Il pensait à Claire, aux petits, à tout ce qu’il n’avait pas fait pour le sortir de là… Il passait les barrières de la réserve quand Epkeen appela sur son portable. Brian était à l’hôpital, avec eux.

Une chance sur dix, avait dit le médecin.

— Alors ?

Neuman retint son souffle, en vain :

— C’est fini…

2

Joost Terreblanche avait servi durant seize ans comme colonel d’armée au 77e bataillon d’infanterie, l’unité spéciale chargée de maintenir l’ordre dans le bantoustan du KwaZulu.

Le gouvernement de l’apartheid avait délégué le pouvoir à l’intérieur des enclaves à des chefs tribaux, sous tutelle du ministère. Ces chefs « achetés » avaient l’appui de miliciens choisis parmi les va-nu-pieds locaux, les vigilantes, qui faisaient régner la loi à coups de nerf de bœuf. La population noire vivait dans la terreur, d’autant que les militants de l’ANC ou de l’UDF menaient des représailles féroces contre les contrevenants au boycott, et toute personne collaborant avec l’oppresseur. Politiquement isolé, l’apartheid avait survécu en divisant ses ennemis. On avait ainsi laissé l’Inkatha zoulou du chef Buthelezi contester à l’ANC son rôle de chef de l’opposition, puis critiquer sa participation éventuelle à une coalition gouvernementale, provoquant dix ans de guerre civile larvée et la pire violence de son histoire[26]. Les manifestations dégénéraient en bains de sang : quand les émeutes menaçaient de tourner au soulèvement, on envoyait les Casspir du 77e bataillon, les fameux véhicules blindés, qui avaient traumatisé leur génération.

Joost Terreblanche s’était montré d’une remarquable efficacité, un « nettoyeur de bantoustans » qu’on citait dans les écoles militaires. Récompensant ses loyaux services, le gouvernement avait alloué une nouvelle résidence à la famille du militaire.

Ross et François, les deux fils vigoureux que sa femme lui avait donnés en dépit de ses carences, avaient jusqu’alors grandi dans l’atmosphère austère et confinée des casernes : le cadre enchanteur de la nouvelle propriété serait, à respectivement seize et quatorze ans, leur nouveau terrain de liberté. Joost était fier de sa situation, confiant en l’avenir. Ruth, sa femme, lui causait plus de soucis : elle était le maillon faible de la famille.

D’une constitution fragile, Ruth prétendait ne pouvoir s’occuper seule d’une maison si grande — une demeure du plus pur style colonial, que n’auraient pas reniée les ancêtres huguenots de Joost. Cuisinière, jardinier, femme de ménage, boy, Ruth s’était vite entourée d’une ribambelle de serviteurs. L’accès de la maison était bien entendu surveillé : Joost ne savait pas que l’ennemi viendrait de l’intérieur.

Le jardinier noir, un Zoulou dénommé Jake. Sous son sempiternel bob au rouge défraîchi et ses gants râpés armés de sécateurs, se cachait l’âme d’un fourbe : Ruth n’aurait jamais dû laisser François avec ce type, encore moins l’aider à planter ses maudites fleurs. François était plus jeune, plus impulsif, plus fragile que Ross, solide en tout — il fallait le voir scier du bois. Le jardinier avait mis des idées noires dans la tête du cadet. Il savait que François était vulnérable. Il l’avait manipulé avec ses sourires humbles de cafre abruti sous le soleil… Il n’avait pas fallu deux ans à François pour répéter ses sornettes à la face de son père, un soir à table, en plein dîner, avec toute la conviction du jeune imbécile découvrant le monde. Joost s’était montré ferme mais François lui tenait tête. Explications, menaces, punitions, coups, Ruth avait eu beau se répandre en larmes, aucun ne céda. Le jardinier avait été battu et renvoyé, François mis en pension. Joost se disait que ce n’était qu’une crise d’adolescence : il en avait maté d’autrement plus coriaces que cette chiffe molle. Il le remercierait plus tard.

L’année de ses dix-huit ans, François était rentré un jour de la pension, et leur avait annoncé qu’il quittait définitivement le foyer familial. Son père menaça de le renier, sa mère de se suicider, son frère aîné de lui « péter la gueule ». François était parti en douce, rejoindre ses copains beatniks (comme son père les appelait), une bande de drogués au droit-de-l’hommisme et à la marijuana, qui avaient fini de l’endoctriner avec leurs utopies égalitaires — égalitaires mon cul, fulminait le colonel : comme si les Noirs étaient capables d’égalité ! Il suffisait de voir l’Afrique, l’Afrique et ses yeux cernés de mouches : roitelets en képi s’appropriant les richesses du pays pour leur clan, empereurs en stuc, chefs de guerre cupides et sanguinaires, ministres laveurs de vitres, populations affamées et ignares qu’on déplaçait comme du bétail ! Les Noirs au pouvoir étaient immatures, violents, menteurs, incompétents, déculturés : ils n’avaient rien à apprendre aux Blancs, l’esprit de liberté et d’égalité moins que tout. On ne partageait pas deux siècles de labeur avec des adeptes de la machette. Il suffisait de voir leur beau symbole, Mandela, et sa femme Winnie qui assistait aux séances de torture des opposants à l’ANC, ces milliers de crimes commis au nom de la « libération » — Apazo, ANC, Inkatha, UDF, ils s’entretuaient tous pour le pouvoir ! Les Blancs soi-disant libéraux qui militaient pour la cause noire étaient des gauchistes inconséquents, et François bien fou pour ainsi défier son père — qu’il ne remette plus jamais les pieds ici, compris ?!

De fait, ils ne l’avaient plus revu. Trois ans sans nouvelles, jusqu’à cette note de service, que Joost avait reçue de la SAP : François Terreblanche venait d’être arrêté pour le meurtre de sa petite amie, Kithy Brown, retrouvée morte dans un taudis sordide du centre-ville de Jo’burg. Honte, colère, amertume, le colonel n’avait rien fait pour défendre son fils : cinq ans de prison ferme.

Ils avaient rendu visite à François avant le transfert en détention. Folle de douleur, Ruth avait prédit à son fils qu’elle mourrait la veille de sa libération, et qu’il aurait sa mort sur la conscience. Plus sobre de nature, Joost lui avait souhaité bonne chance chez les nègres.

Le temps était passé. Trois années où Ruth avait sombré dans le spiritisme et les cures de repos. La santé n’était pas son fort, et la fatalité son obsession : elle était morte d’une rupture d’anévrisme la veille de sa sortie de prison. François, que son père n’avait pas autorisé à assister aux obsèques, l’avait suivie dans le mois : un suicide, d’après l’enquête interne.

De l’histoire ancienne.

Joost Terreblanche n’avait pas témoigné à la Commission Vérité et Réconciliation[27]. Il avait obéi aux ordres d’un pays qui combattait l’expansion du communisme en Afrique : la chute du mur de Berlin avait précipité celle de l’apartheid mais les pays occidentaux, sous couvert de boycott, les avaient soutenus dans leur lutte contre les Rouges. Voilà la vérité. Pour la réconciliation, ils pouvaient toujours faire des commissions.

Terreblanche avait aujourd’hui soixante-sept ans, une reconversion extrêmement lucrative, et ce qui relevait de cette période tragique de sa vie le laissait aussi froid qu’une pierre dans la tourbe. L’opération dont il avait la charge, une fois menée à terme, lui permettrait de retrouver Ross, son fils aîné qui, après l’expulsion des fermiers blancs du Zimbabwe, s’était réfugié en Australie. Ils prendraient leur revanche, avec un paquet de fric à la clé : ils agrandiraient la ferme. Ils en feraient la plus vaste exploitation de la Nouvelle-Galles du Sud.

Restait à gérer ces satanés cafres… Celui-là — ou plutôt celle-là — n’avait pas l’air en forme.

— Tu l’as trouvée où ? demanda Terreblanche.

— Ici, avec les autres…

Le Chat se tenait dans l’ombre du hangar, une lime à la main, qu’il passait avec soin sur ses ongles taillés en pointe. La manche de sa chemise était rougeâtre, ses yeux troubles sous ses paupières faussement endormies. La proie qu’il avait ramenée à son maître faisait presque peine à voir, suspendue à la poutre, les bras tirés par des chaînes de vélo. Pam, la petite pute de la bande, qui avait élu domicile dans le hangar…

Terreblanche s’approcha de la négresse qui grimaçait sous la lumière blême du néon. Ses orteils touchaient à peine le sol et l’acier crasseux lui sciait les poignets : l’un d’eux, cassé, semblait avoir épuisé ses larmes.

— Maintenant tu vas me raconter ce qui s’est passé sur la plage, dit-il.

Le sang gouttait du scalp à demi arraché de la petite pute. Un souvenir du Chat.

Massif, compact, roué aux sports de combat et aux opérations spéciales, Joost Terreblanche n’était pas de nature patiente :

— Alors ?! cria-t-il dans le vide du hangar.

Pam fit un effort terrible pour relever les yeux. Ils étaient bruns, globuleux, fixés sur la cravache.

— Gulethu… C’est lui qui nous a dit d’éloigner les flics…

Gulethu était le chef de la bande de traîne-savates. Un homme sûr, d’après le Chat. Foutaises toujours : il manquait un véhicule dans le hangar, le Toyota, et les cinq hommes qui le pilotaient.

— Ils voulaient quoi, ces flics ?

— Ils… ils cherchaient des infos sur un gars, pleurnicha la fille.

— Quel gars ?!

— S… Stan.

— Stan quoi ?

— Ramphele, geignit Pamela.

— Un petit dealer local, précisa le Chat depuis son coin d’ombre. Ramphele a repris le business de son frère sur la côte. On l’a retrouvé mort il y a deux jours. Une overdose, il paraît.

Terreblanche serra plus fort sa cravache. Il venait de comprendre.

— Gulethu a refourgué la came à Ramphele : c’est ça ? feula-t-il.

La fille opina, les yeux révulsés. Il enragea en silence : chargé du deal dans les camps de squatteurs, Gulethu était bien placé pour connaître l’effet accrocheur de la dope. Il avait cherché à les doubler en écoulant une partie du stock via un petit revendeur de la côte, sans savoir ce qu’il y avait dedans : l’imbécile.

— Ce petit manège dure depuis combien de temps ?

— Deux… deux mois.

— Combien de dealers ?

— Ramphele… Y avait que lui…

Il brandit sa cravache :

— Qui d’autre ?!

— Personne ! s’étrangla la fille. Gulethu : lui il sait tout !

Elle se mit à pleurer. Terreblanche garda son sang-froid : le chef de la bande avait disparu dans la nature mais il n’était pas trop tard. Gulethu se cachait sûrement dans la zone, on pouvait encore boucler le secteur, localiser le Toyota…

— Combien de types ont touché à la came ? la pressa-t-il.

— Je sais pas… Y avait une trentaine de clients… Que des Blancs. Ils en voulaient toujours plus… Les tarifs augmentaient quand les types étaient accros…

À plein régime, ils pouvaient ramasser des milliers de rands par jour… Une somme dérisoire quand on connaissait l’enjeu. Terreblanche releva la tête pantelante de la petite pute :

— Qu’est-ce qui s’est passé avec les flics ?

— On devait les baratiner… les tenir éloignés de la maison…

— Qu’est-ce qui a merdé ?

— …

— Réponds ?!

— Besoin d’aide ? lança le Chat.

Pam se tortilla au bout de la chaîne. Ses chevilles cédaient. Elle n’avait plus de force. Son poignet cassé lui vrillait le crâne.

— Joey, geignit-elle. Un des flics l’avait déjà croisé… On a essayé de le planquer mais ils se sont doutés d’un truc…

La bande de Gulethu était composée de douze hommes, répartis en deux groupes. Les flics étaient tombés sur l’équipe de jour : trois étaient morts sur la plage, trois autres se trouvaient désormais entre leurs mains — la fille pendue à la poutre, et les deux cafres qui recomptaient leurs dents dans le dortoir d’à côté. Il restait donc six brebis galeuses.

— Où est Gulethu ? demanda Terreblanche.

— Je ne sais pas… Il est parti avec les autres sans nous dire où. Il… il nous a dit de rester ici. Qu’il s’occupait de tout…

Terreblanche empoigna son scalp et, au cri qu’elle poussa, la crut.

Gulethu partagerait le magot en six plutôt qu’en douze. Ils avaient fouillé le hangar sans trouver d’argent, rien que leurs affaires crasseuses dans des sacs de toile et les grigris de Gulethu sous son matelas. L’argent du deal parallèle était planqué quelque part, dans un endroit où personne ne viendrait le chercher. Il fallait retrouver le reste de la bande, avant les flics… Terreblanche se pencha vers les colifichets, les massues courtes et autres parures entassées dans un coin du hangar. Il y avait du sang incrusté sur l’un des casse-tête.

— C’est à Gulethu, n’est-ce pas ? dit-il à la fille. Il faisait quoi avec ces grigris ?

— Il… Il parlait d’une umqolan qui chassait le mauvais sort…

Une sorcière, selon le jargon des townships.

Terreblanche eut un rictus méprisant. Il avait arpenté les bantoustans zoulous assez longtemps pour connaître leurs croyances, leurs rituels, toutes ces salades qu’ils appelaient leur culture. Mais ils avaient une piste.

— Tu sais où on la trouve, cette sorcière ?

— Non ! Non… Je vous jure… Je vous en prie…

Prise de nausées, Pamela se laissa choir au bout de la chaîne. L’ancien colonel souleva une paupière mais la négresse avait perdu connaissance. Elle ne tiendrait pas longtemps dans cet état.

— Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda le Chat. On la balance avec les autres ?

— Non… Non : ils peuvent encore nous servir…

— À quoi ? Passer la serpillière ?

Le sang de Pamela avait fait une flaque noirâtre sur la terre battue. Terreblanche releva la tête. La maison avait été évacuée mais il restait forcément des traces…

3

Are you such a dreamer ?

To put the world to rights ?

La voix de Tom Yorke miaulait depuis l’autoradio de la Mercedes. Du désespoir en barre. Le soleil de midi mijotait sur l’asphalte, Epkeen guettait la sortie de l’école de journalisme. David n’allait pas tarder. Quelques types au look after grunge de son genre sortaient de l’enceinte, aussi des filles, jeunes pimpantes blondes ou métissées qui n’égayaient en rien l’atmosphère. Fletcher était mort, pour ainsi dire dans leurs bras, et ils n’avaient rien pu faire pour le sauver.

Brian pensait à Claire, à la scène de l’hôpital, et son cœur se serra un peu plus. C’était la première fois qu’il voyait quelqu’un tomber de chagrin. Ses jambes avaient cédé. Une douleur d’estropiée, qui attaquait la moelle. La pauvre avait beau crier pour qu’on la laisse, elle s’arrachait les cheveux, écroulée sur le sol plastifié de l’hôpital, elle criait, à demi folle, alors qu’elle n’avait plus qu’une perruque blonde échouée à ses pieds et son crâne chauve pour support. Il l’avait relevée mais elle, si menue, pesait le poids d’une enclume. D’un mort…

Brian aperçut alors la silhouette dégingandée de son fils sur le trottoir, qui lui rappelait un très lointain lui-même. Une blonde sexy l’accompagnait, sans doute sa copine (il avait oublié son prénom — Marjorie, non ?). Il poussa la portière sans vitre et traversa la rue.

Ses semelles collaient au bitume, chauffé à blanc. David vit son père et aussitôt se figea.

— Salut ! lança Brian.

— Salut. Qu’est-ce que tu veux ?

La blonde mâchait son chewing-gum comme s’il était coriace et dévisagea le paternel avec un air effronté.

— Eh bien, dit-il les mains dans les poches, rien de spécial ; je voulais juste discuter un peu…

— Pour quoi faire ?

Sa sincérité crucifiait des montagnes. Brian haussa les épaules :

— Je sais pas : qu’on arrive à se comprendre…

— Il n’y a rien à comprendre, lâcha David d’un air définitif.

Un diamant à la narine, deux clous chromés dans les paupières, la blonde au chewing-gum semblait d’accord.

— C’est bientôt ton examen, non ?

— Demain, répondit David.

— Fêtons ça. Un restaurant, ça vous dit ?

— File-nous plutôt de l’argent : ça nous fera économiser du temps à tous les trois.

— Je connais un cuisinier japonais qui…

— Te fatigue pas, coupa-t-il : maman m’a dit comment tu la harcelais au téléphone… Tu es jaloux de son bonheur, c’est ça ?

— Coucher avec le roi du dentier, merci bien.

David secoua la tête comme s’il n’y avait rien à faire :

— Tu es vraiment taré…

— Oui… J’ai pensé faire du théâtre où on s’ouvre les veines, et puis je me suis dit que je n’allais pas piquer le boulot des jeunes.

— Sale réac.

La fille souriait. C’était bien son seul espoir.

— Vous êtes jolie quand vous cessez de mâcher votre chewing-gum, mademoiselle, fit remarquer Brian. J’espère que David ne vous a pas trop parlé de moi ?

— Bof.

C’est délicat à cet âge-là.

— Je t’avais dit que c’était un obsédé de première, commenta l’apprenti journaliste. Allez, fichons le camp avant qu’il nous montre sa bite.

— Cool, rigola-t-elle.

— Vous avez trouvé un studio ? s’enhardit Brian.

— Wale Street 7, répondit Marjorie.

Tamboerskloof, le vieux quartier malais qui, à force d’être bohème, avait doublé ses loyers.

— Venez un jour, lança la blonde avec une innocence à bouclettes.

— N’y pense même pas, s’interposa David.

— Prenons juste un verre dans le bar d’à côté, proposa Brian.

— Avec un flic ? Non merci ! railla son fils. Maintenant tu es gentil, tu retournes avec tes fachos et tes putes, et tu nous lâches : OK ?

— Les putes ne sont pas des femmes comme les autres ? Un sous-produit de l’humanité, peut-être ? Je croyais que c’était toi, le libéral qui avait le cœur sur la main.

— En attendant, je ne côtoie pas des types qui ont balancé des Noirs du dernier étage des commissariats.

— Mon meilleur ami est zoulou, plaida-t-il.

— Joue pas les mère Teresa, daddy : ça te va comme un arc-en-ciel au milieu de la figure.

À ces mots, David attrapa la main de sa copine et la tira vers d’improbables pluies.

— Allez, cassons-nous…

Marjorie se convulsa brièvement pour lui adresser un signe d’au revoir, avant de trépigner à la suite du fils prodigue. Brian resta planté sur le trottoir, las, meurtri, agacé.

Pas de terrain d’entente.

Aucun devenir ensemble.

Autant courir après le désert.

* * *

La nouvelle Afrique du Sud devait réussir là où l’apartheid avait échoué : la violence n’était pas africaine mais inhérente à la condition humaine. En étirant ses pôles, le monde devenait toujours plus dur pour les faibles, les inadaptés, les parias des métropoles. L’immaturité politique des Noirs et leur tendance à la violence n’étaient qu’une vieille scie de l’apartheid et des forces néo-conservatrices aujourd’hui aux commandes du bolide. Il faudrait des générations pour former la population aux postes stratégiques du marché. Et si la classe moyenne noire qui émergeait aspirait aux mêmes codes occidentaux, il fallait connaître un système de l’intérieur avant de le critiquer et, pourquoi pas, le réformer en profondeur… Neuman vivait avec cet espoir, qui était celui de son père : ils n’étaient pas sortis des bantoustans pour échouer dans les townships.

Seulement la réalité se heurtait aux chiffres : dix-huit mille meurtres par an, vingt-six mille agressions graves, soixante mille viols officiels (probablement dix fois plus), cinq millions d’armes à feu pour quarante-cinq millions d’habitants, les chiffres du pays étaient effrayants.

Le gouvernement et Krugë ne pouvaient pas se réfugier éternellement derrière un manque d’effectifs pour la plupart sous-payés : le massacre du jeune sous-officier laissait supposer que la violence restait le principal moyen d’expression de ce pays, que la police était impuissante et même victime de cet état de fait.

La campagne anti-crime de la FNB battait son plein. Un tour de vis sécuritaire était demandé de manière quasi unanime, la perspective de la Coupe du monde exacerbait les esprits échaudés, le défi devenait national.

Karl Krugë se retrouvait aujourd’hui sous le feu des projecteurs et il venait de s’entretenir avec Marius Jonger, l’attorney général : assassinat en plein jour, actes de barbarie, cette fois-ci ils ne s’en tireraient pas avec une déclaration rassurante du président. Pire, le rapport que venait de lui livrer Neuman alimentait les critiques formulées dans les médias. Les forces de police avaient bouclé le secteur de la plage mais les tueurs s’étaient échappés par les dunes ; on n’avait trouvé qu’une vieille cuve à demi pleine de bière artisanale sous une paillote rudimentaire, des traces sur le sable en direction de la nationale, une paire de jumelles et un talkie-walkie dans un cabanon, et les corps de trois tsotsis près d’un barbecue fumant où agonisait le jeune sergent…

— Vous avez au moins une piste ? lança Krugë depuis son bureau.

L’oreille gauche recouverte d’un pansement, les épaules voûtées sous son costume sombre, Neuman avait le visage d’un naufragé portant le deuil de sa survie. On venait de retrouver Sonny Ramphele dans les latrines de la prison de Poulsmoor, pendu avec son jean. Comme d’habitude, personne n’avait rien vu, ni rien entendu.

— On a identifié un des trois hommes abattus sur la plage, dit-il d’une voix rauque. Charlie Rutanga : un Xhosa de trente-deux ans, qui a déjà séjourné en prison pour car-jacking et violences aggravées… Probablement affilié à un gang du township. J’ai envoyé sa fiche et son signalement aux commissariats concernés. Les deux autres sont inconnus des services. On ne connaît que leurs surnoms, Gatsha et Joey. Sans doute infiltrés de l’étranger : j’ai croisé l’un d’eux à Khayelitsha la semaine dernière, qui parlait le dashiki avec un de ses petits copains…

Krugë croisa les coudes sur son ventre de femme enceinte.

— Vous croyez à un gang mafieux ?

— Les Nigérians contrôlent la drogue dure, et il semble qu’un nouveau produit ait été lancé sur le marché, expliqua Neuman : une drogue aux effets dévastateurs, que Stan Ramphele dealait sur la côte. Lui et Nicole Wiese se sont rendus à Muizenberg le jour du meurtre, son frère Sonny a confirmé la piste, signant par là même son arrêt de mort. Jumelles, talkie-walkie, armes quasi neuves : nous n’avons pas affaire à une bande de tsotsis défoncés mais à un gang organisé. Les sillons relevés à travers les dunes mènent à la nationale : s’ils sont passés à travers les barrages, il y a de fortes chances qu’ils se soient réfugiés dans un township…

Il y en avait une demi-douzaine autour de Cape Town, soit une population de deux à trois millions de personnes, sans parler des camps de squatteurs. Autant demander à Dieu s’il avait du feu.

— Vous comptez faire quoi avec ça ? répliqua le surintendant. Envoyer les Casspir dans les townships en espérant qu’ils vous tombent tout crus dans la bouche ?

— Non. J’ai besoin de votre confiance, c’est tout.

Les deux hommes se jaugèrent sous l’air climatisé. Un duel sans vainqueur.

— L’affaire Wiese n’était pas un simple crime crapuleux, insista Neuman. On a voulu faire porter le chapeau à Stan Ramphele. Ceux qui l’ont fourni en dope sont impliqués, j’en suis sûr…

Krugë massa ses sinus entre ses gros doigts.

— Vous savez ce que je pense de vous, soupira-t-il enfin. Seulement nous n’avons plus beaucoup de temps : la meute est à nos trousses, Neuman, et vous êtes la première cible…

Le Zoulou ne cilla pas : il tirerait le premier.

* * *

Dan Fletcher désarticulé sur le sol, Dan Fletcher et ses moignons pleins de sable, Dan Fletcher et sa jolie gorge ouverte jusqu’à l’os, Dan Fletcher et son sourire en sang, Dan Fletcher et ses mains carbonisées, marquées par la grille du barbecue… Janet Helms avait regardé les clichés du meurtre avec une fascination morbide. On avait tué son amour, celui qu’elle gardait au secret pour quand sa femme crèverait, dans ce lit où il ne viendrait jamais. Deux jours qu’elle pleurait, déboussolée de larmes, la rage au cœur et le cœur sur la braise. Elle le vengerait. Coûte que coûte.

La métisse releva la tête de son ordinateur quand Epkeen passa devant la porte ouverte du bureau. Elle arrangea sa jupe remontée sur ses cuisses et courut à sa suite :

— Lieutenant ! lança-t-elle dans le couloir. Lieutenant Epkeen ! S’il vous plaît !

L’Afrikaner s’arrêta devant la fontaine d’eau minérale. Il avait cherché une trace de la fille croisée sous la paillote, mais aucun des centaines de visages visualisés dans les fichiers du central ne lui revenait. Idem pour le type qu’il avait balafré avec son knout. Trop de javas. Mémoire zéro. Fletcher aurait su. C’était leur disque dur. Mais Fletcher n’était plus là… Sa collaboratrice accourait justement, boudinée dans son uniforme bleu marine.

L’agent de renseignements connaissait Epkeen de réputation (fantasque) ou de commérages (féminins), mais elle préférait se fier à l’appréciation de Dan : un homme désintéressé par le pouvoir, quoique très à cheval sur la façon dont on l’exerçait, un dandy bancal qui s’oubliait dans les bras des jolies femmes. Aucune chance de le substituer à Dan…

— Si vous avez deux minutes, lieutenant, fit-elle, essoufflée par sa course, j’ai trouvé quelque chose qui pourrait vous intéresser…

Il regarda sa montre — ce n’était pas le moment d’être en retard —, lui accorda cinq minutes.

Les affaires de Dan étaient toujours entreposées sur les étagères du bureau, avec la photo de Claire près de l’ordinateur… Janet Helms prit place devant son écran :

— La police de Simon’s Town a ramassé le corps d’un certain De Villiers, dit-elle bientôt, un surfeur de la péninsule… Une patrouille l’a interpellé il y a deux jours alors qu’il cherchait à braquer une pharmacie de nuit. De Villiers était armé et a commencé à tirer pour couvrir sa fuite : il a été abattu dans la rue…

Un visage apparut sur les cristaux liquides : un rasta blanc d’une vingtaine d’années, le menton flanqué d’une longue barbichette nouée par une perle.

— D’après les témoignages des employés, De Villiers était particulièrement agressif lors du braquage, poursuivit l’agent de renseignements. Une vraie boule de nerfs. La police locale l’a déjà serré pour possession de stupéfiants, marijuana, cocaïne, ecstasy, mais jamais pour violences ou attaques à main armée… Simon’s Town n’est pas loin de Muizenberg, ajouta-t-elle : je me suis permis de demander une autopsie.

Janet craignait une réaction — elle avait outrepassé ses prérogatives — mais Epkeen regarda sa montre.

— On a les résultats ?

— Ils viennent de tomber, s’enhardit la métisse : De Villiers était sous l’emprise de la drogue lors du braquage. Un produit à base de tik, qui semble l’avoir rendu fou…

— Méthamphétamine et une molécule non identifiée ?

— Tout juste.

Epkeen alluma une cigarette dans le bureau non-fumeur. De Villiers n’était sans doute pas un cas isolé. Combien de types étaient devenus accros ?

— Il y a autre chose, lieutenant, dit-elle en sentant son impatience à vider les lieux : en quadrillant le périmètre autour de la plage, j’ai noté la présence d’une maison inhabitée en bordure de Pelikan Park. C’est à un kilomètre environ après la paillote. J’ai cherché à joindre les propriétaires mais je n’y arrive pas.

— Ils sont peut-être partis en vacances…

— Non : je n’obtiens aucun nom, précisa la métisse. La vente a été visiblement effectuée sous un prête-nom, ou une société-écran, via une banque étrangère.

— C’est possible, ça ?

— Tout ce qu’il y a de légal, assura Janet. C’est une agence de gestion de biens qui s’est occupée de l’opération ; je leur ai téléphoné mais personne n’a pu m’en dire plus.

Il grimaça — ces connards de l’immobilier…

— Personne n’habite cette maison ?

— Non. Elle n’a jamais été louée… On l’a peut-être acquise comme bien spéculatif, hasarda Janet : s’il y a une extension du parc voisin, le terrain peut se retrouver sur un site protégé et valoir ainsi le double ou le triple de sa valeur. La maison semble laissée à l’abandon, en attendant des jours meilleurs. Je ne sais pas où ça nous mène, ajouta-t-elle, en tout cas c’est la seule habitation entre la paillote et la réserve de Pelikan Park…

— Poursuivez les recherches, dit-il. Vous avez les pleins pouvoirs sur cette affaire.

Janet Helms n’était qu’agent de renseignements.

— Vous voulez dire que j’intègre l’équipe du capitaine ?

Son cerveau bouillait, ambition et étoiles mortes pêle-mêle. Epkeen haussa les épaules :

— Si vous aimez qu’un Zoulou vous appelle à n’importe quelle heure de la nuit pour rendre la justice dans notre beau pays…

— Un bourreau de travail ?

— Non, un insomniaque.

Janet sourit dans le vague, tandis qu’il quittait le bureau : d’un coup de machette, elle venait de prendre le costume de Dan.

* * *

Epkeen trouva une place dans le parking du funérarium. Le corps de leur ami reposait dans un cercueil pour la veillée funèbre, avant l’incinération… Il abandonna la Mercedes sous un palmier décharné et se dirigea vers le bâtiment de brique. Neuman attendait sur les marches, perdu dans ses pensées.

— Salut, Votre Altesse.

— Tu es à l’heure.

— Ça m’arrive…

Ils tentèrent un sourire mais le bleu du ciel, l’ombre paisible sur les marches, leur amitié, tout sonnait faux. Ils s’étaient à peine vus depuis le drame. Neuman n’était pas venu à l’hôpital. Il l’avait laissé seul avec Claire. Il avait disparu jusqu’au lendemain, sans un mot d’explication…

— Qu’est-ce qui s’est passé avec le frangin Ramphele ? demanda Brian.

Il venait d’avoir l’info.

— Une grosse déprime, d’après Kriek.

— Tu y crois ?

— Non.

— Kriek est une merde, assura Epkeen. Si un gang de la prison a fait le coup, il ne bougera pas le petit doigt.

— Sans doute. Une autopsie est en cours mais ça ne nous avancera pas beaucoup.

Mourir en prison semblait naturel en Afrique du Sud.

— Et Krugë, il en dit quoi ?

— Pour le moment il nous couvre, répondit Neuman. Ça ne durera pas.

— On ne pouvait pas savoir ce qui arriverait.

— Des types armés qui nous attendent pour nous faire la peau, je n’appelle pas ça un accident, dit-il entre ses dents. Ils nous ont vus venir de loin et l’un d’eux me connaissait. Ils ont allumé un barbecue un peu plus loin pour nous séparer, avec la perspective de nous liquider en cas de complications… Nous sommes tombés dans un piège, Brian. Tout est de ma faute.

— Tu as dit à Krugë que je dansais le collé-serré avec une négresse pendant qu’ils vous découpaient en rondelles ?

— Ça n’aurait servi à rien. Sonny Ramphele a été tué parce qu’il nous a parlé de la plage de Muizenberg. Le gang a des antennes en prison et un lieu de repli dans les townships. J’ai croisé l’un d’eux à Khayelitsha. Il en voulait à un gosse des rues, Simon Mceli, que connaît ma mère…

Brian s’assit à son tour sur les marches.

— On est dans le coup tous les deux, mon vieux, que tu le veuilles ou non.

— C’est moi qui ai chapeauté l’opération, s’entêta Ali.

— Rien à foutre de tes trucs de chef.

Ils étaient amis, pas subalternes. Un regard suffit pour s’entendre.

— Bon, on a fait le tour des indics ?

— Khayelitsha est hors de notre territoire, répondit Neuman. Quant aux trafics du côté de Muizenberg, apparemment personne n’est au courant. Ou Stan était l’unique revendeur, ou une chose nous échappe…

Un moineau sautillait sur la dalle de marbre : il s’arrêta à leur hauteur, les regarda de travers.

— Il y a une maison isolée au bout de la plage, dit alors Epkeen : un kilomètre environ après la paillote. La baraque semble à l’abandon mais le nom du propriétaire ne figure nulle part. Peut-être une histoire de spéculation immobilière… On a aussi un mort à Simon’s Town, un surfeur de la côte. Le type a été tué par la patrouille d’intervention mais d’après l’autopsie, le type était défoncé au cocktail à base de tik. Le même que nos deux jeunes.

— Nicole n’était donc pas la seule cible des dealers. Le réseau s’est étendu.

— On dirait. J’ai mis Janet Helms sur l’affaire…

Brian laissa sa phrase en suspens : Claire venait d’apparaître sur le perron du crématorium. Elle portait une robe noire qui l’amaigrissait et un petit sac à main en vinyle. Les membres de la famille sortaient à sa suite, des lunettes sombres voilant leur chagrin.

Claire aperçut les deux hommes sur les marches, glissa quelques mots à sa sœur et se dirigea vers eux. Ils se levèrent ensemble, croisèrent son regard abîmé et la prirent dans leurs bras. La jeune femme s’abandonna un court instant avant de retrouver son équilibre. Elle ne dormait plus, qu’importait le médicament, mais elle ne craquerait pas. Pas maintenant.

— J’ai à vous parler, dit-elle en se dégageant de leur étreinte.

Il pleuvait des cordes dans ses yeux bleu-Atlantique. Ils firent quelques pas vers le parking, en silence. Claire s’arrêta à l’ombre d’un palmier et se tourna vers Neuman.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait à ses mains ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

Brian resta de marbre. Se fissurait à vue d’œil.

— Rien, répondit Ali. Tout s’est passé très vite…

Claire se mordit l’intérieur de la bouche. Ses yeux tremblaient derrière ses lunettes noires.

— Dan n’a pas eu le temps de souffrir, si c’est ça qui te pèse, ajouta-t-il. Je suis désolé.

Ali mentait mais il allait lui dire quoi, à cette boule de détresse ? Qu’il avait vu son mari se faire découper vivant, qu’il pleurait au moment de la mise à mort et que lui n’avait pas bougé le petit doigt sous prétexte qu’il avait un couteau planté dans l’oreille et le canon d’un revolver vissé sur les couilles ?

— Tout est de ma faute, dit-il.

Claire le sondait, pâle sous la voilette qui coiffait sa perruque. Elle ne dit d’abord rien, cherchait ses mots. Ali et Brian étaient devenus leurs amis : elle leur en voulait pour ça. Dan avait peur de la violence physique. Son odeur dans le lit n’était pas la même, les veilles d’intervention. Claire avait essayé de lui parler mais Dan feignait l’indifférence. Il n’en avait pas davantage parlé à Neuman, sous prétexte que ce dernier comptait à terme en faire son bras droit, lui plutôt qu’Epkeen, peu concerné. Claire ne leur en voulait pas tant de n’avoir pu le sauver que de leur aveuglement devant sa frousse pour ce genre d’opération. Neuman avait raison : tout était de sa faute.

— Dan n’aurait pas aimé qu’on parle de lui au passé, dit-elle d’une voix monocorde. Alors je vais me taire, et m’occuper des enfants comme si ma vie n’était jamais arrivée… Je vous remercie pour le soutien que vous nous avez apporté quand je suis tombée malade, et pour ce que vous avez pu faire pour lui… Mais je ne veux pas de votre aide. (Elle enfonça ses petites canines dans ses chairs.) D’aucune sorte : vous comprenez ? (On ne devinait que des fragments derrière ses lunettes noires.) Je préfère que vous n’assistiez pas à l’incinération, ajouta-t-elle. Ni vous, ni personne de la police.

Claire baissa le voile noir qui ondulait sous la brise et se tourna vers le crématorium. Brian fit un geste pour la retenir.

— Je sais, le coupa-t-elle : tu es désolé. Adieu.

* * *

— Vous avez l’air fatigué, fit remarquer Tembo.

— Pas autant que ces types-là, répondit Neuman.

Les tsotsis de la plage reposaient sur la table d’aluminium, les entrailles ouvertes exhalant une odeur doucereuse, prégnante. L’un d’eux avait une vilaine blessure à la tempe — la balle d’Epkeen avait emporté la moitié de sa boîte crânienne. Joey, un Noir boiteux d’une vingtaine d’années, qu’il avait croisé sur le chantier de Khayelitsha. Ses traits et sa morphologie n’étaient pas ceux d’un Xhosa, encore moins d’un Zoulou. Parmi ses nombreux tatouages et scarifications, il y avait ce dessin sur le haut du triceps, un scorpion en position d’attaque… Celui qui se faisait appeler Gatsha avait le même : le dessin, qui visiblement datait de plusieurs années, n’avait rien d’original en soi, sauf ce sigle, « T.B »… Neuman fit des clichés des tatouages avant de se tourner vers le légiste.

Tembo menait sa danse macabre autour d’un abdomen ouvert, celui de Charlie Rutanga. Plusieurs cicatrices aux bras et au thorax, vieux souvenirs de combats au couteau, mais pas de scorpion tatoué…

— J’ai prélevé des échantillons de fluides et de tissus, fit Tembo en déposant des humeurs sur ses lamelles de verre. Outre pas mal de carences liées à une hygiène de vie déplorable, j’ai trouvé un peu de bière artisanale, du porridge de maïs, pain, lait, haricots secs… Bref, le régime de base des townships. Il y a aussi des piqûres d’insectes, un humérus mal ressoudé, quelques cors au pied… Les deux plus jeunes sont criblés d’impacts de balles. Une demi-douzaine chacun, sur différentes parties du corps… Des blessures anciennes.

Anciens soldats ? Miliciens ? Déserteurs ? L’Afrique recrachait des tueurs en série comme les rivières des squelettes à la saison sèche.

— Et la dope ? demanda Neuman.

— Ces trois-là ont consommé de la marijuana dernièrement, reprit Tembo ; j’ai aussi retrouvé des traces de cristaux, assez anciennes, mais pas celles du fameux cocktail.

Le business consistait généralement à rendre le client accro à la came, pas à se détruire avec. Les tsotsis n’avaient donc pas agi sous un coup de folie…

— Et l’iboga ?

Tembo secoua sa tête grisonnante :

— Rien du tout.

* * *

Avec la fin de l’isolement dû à l’apartheid, les activités criminelles étaient devenues transnationales (drogue, diamants), le pays un centre de transit où se pressaient les criminels de tous les horizons. Neuman avait poursuivi les recherches au central, dans le bureau impersonnel du dernier étage où il passait la moitié de ses nuits.

Il commença par les tatouages des deux tsotsis abattus sur la plage : un scorpion en position d’attaque, et ce sigle, ou ces initiales, « T.B. », tatoué sur le haut du bras. Il fouilla parmi les gangs répertoriés par la SAP, les archives, les données disponibles, ne trouva rien de ressemblant. Il élargit les recherches et dénicha l’information sur un site de l’armée : « T.B. » comme « ThunderBird », oiseau de tonnerre, le nom donné à une milice d’enfants-soldats qui avait combattu au Tchad, infiltrée depuis le Nigeria… Le dashiki, leur violence, l’absence totale de compassion… Gatsha et Joey avaient sûrement échoué en Afrique du Sud, comme des milliers d’autres recalés de l’Histoire, et ils s’étaient tout naturellement mêlés aux paumés et repris de justice qui les attendaient dans la zone… Quel rapport avec Nicole Wiese ? Travaillaient-ils avec Ramphele ? Un détail continuait de le tarabuster : l’iboga que Nicole et Stan avaient pris, ces petites fioles qu’elle promenait avec elle la nuit du meurtre, et qu’elle avait déjà testé quelques jours avant le drame… Neuman hésita, le regard perdu sur l’écran. L’angoisse monta jusqu’à ses jambes, le clouant un instant au bureau. L’oppression, toujours la même, qui lui mordait le cœur…

La nuit tombait par la vitre teintée du bureau. Beau suicide…

Il tapa deux mots sur le clavier : Zina Dukobe.

Les informations ne tardèrent pas à s’afficher. La danseuse qui se produisait au Sundance ne figurait sur aucun fichier de la SAP mais il trouva ce qu’il cherchait sur Internet : née en 1968 dans le bantoustan du KwaZulu, fille d’un Induna[28] déchu de son statut pour refus de collaboration avec les autorités bantoues, ancienne militante de l’Inkatha, Zina Dukobe défendait la culture zouloue, en recul depuis l’évangélisation et les troubles politiques, à travers sa troupe, « Mkonyoza », fondée six ans plus tôt… Mkonyoza : « se battre », en zoulou, dans le sens d’écraser par la force…

Le groupe était constitué de musiciens et d’amashinga, combattants spécialisés dans l’art martial zoulou, l’izinduku, canne (ou bâton) traditionnelle, dont les noms variaient selon la taille et la forme. Selon ses dires, l’izinduku permettait de sauvegarder l’expression de l’ethnicité zouloue, arguant que la décontextualisation et son exploitation à des fins politiques avaient donné une image négative de cet art. La danseuse faisait référence aux marches protestataires zouloues durant l’apartheid, quand les membres de l’Inkatha et son chef Buthelezi avaient revendiqué et obtenu le droit de porter les cannes traditionnelles, jusqu’alors interdites par le régime, ce qui avait provoqué violences et émeutes avec les membres de l’ANC, à majorité xhosa. Mandela emprisonné, c’était légitimer l’opposition zouloue. Diviser pour mieux régner : une technique qui avait provoqué un bain de sang.

Pour beaucoup, l’izinduku était devenu synonyme de violence, et non plus d’art, fût-il martial. On ne trouvait plus d’umgangela, ces compétitions interethniques jadis si prisées, que dans les régions à faibles tensions politiques, alors que cet art avait pour fonction de sociabiliser les jeunes, transmettre les normes de la communauté, tout en constituant un moyen de maîtriser son corps et son esprit : les performances du groupe visaient à reconsidérer cette part perdue de la culture zouloue tout en la modernisant — vidéos, instruments électriques, sons, la troupe dressait des ponts entre l’art traditionnel et les courants actuels pour une culture vivante…

Neuman commençait à cerner le personnage. « Mkonyoza » se produisait à Cape Town depuis le début du festival, et finissait la tournée par les clubs du centre-ville… Il visionna de nouveau les bandes vidéo ramenées du Sundance. Il cala le moniteur sur la soirée du mercredi, le soir où Nicole avait découché : onze heures, minuit, minuit cinq, six… Minuit douze : on voyait la jeune étudiante sortir du club, seule, comme ils l’avaient vérifié l’autre jour avec Dan… Neuman laissa la bande défiler.

Le portier se dandinait, de dos, des gens entraient, d’autres sortaient, grisâtres… Quatre minutes passèrent, quand une silhouette traversa le champ panoptique.

Neuman recala la bande vidéo, des picotements sous la peau : le passage était furtif mais la silhouette alerte, reconnaissable entre mille… Zina.

4

— Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Pour sortir du bantoustan où le gouvernement de l’apartheid les avait parqués, les Noirs sud-africains devaient se munir d’un pass, qui régulait leur immigration en zone blanche. Tirant parti des rivalités interethniques ou familiales, le pouvoir avait laissé l’autorité des bantoustans à des chefs locaux chargés de collaborer, sous peine d’être déposés. Certains d’entre eux n’avaient pas hésité à recourir à des miliciens, ou vigilantes, armés de gourdins qui, le cas échéant, suppléaient la police à l’intérieur de l’enclave ou du township. L’ANC interdit, le chef Buthelezi avait formé l’Inkatha zoulou, un parti qui, bien que se proclamant anti-apartheid, avait accepté de prendre la tête du bantoustan du KwaZulu. Considérant cette collaboration comme un double jeu, Oscar, le père d’Ali, s’était tourné vers le mouvement de la Conscience Noire mené par Steve Biko, dont les interventions furieusement anti-apartheid avaient réveillé un mouvement de résistance sérieusement ébranlé par quinze ans de répression policière.

Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Biko était issu du milieu étudiant, Oscar professeur d’économie à l’université du Zululand. Le ton du jeune militant était radical, au mépris du Noir répondrait la haine du Blanc, c’en serait fini de la mentalité d’esclave. Biko proposait un syndicat étudiant, des boycotts pour protester contre leur enseignement au rabai[29], un mouvement de résistance actif. Oscar se battait pour faire comprendre à ses élèves que leur destin leur appartenait, que personne ne les aiderait. Il avait organisé une tribune pour le leader de la Conscience Noire à l’université malgré l’hostilité de l’Inkatha. En raison de sa situation géographique à l’intérieur des frontières territoriales du KwaZulu, c’était à l’université que le gouvernement du bantoustan recrutait ses fonctionnaires, ses experts, ses idéologues : l’Inkatha n’avait pas besoin d’un leader étudiant impétueux appelant au meurtre, elle avait au contraire besoin de techniciens du pouvoir pour asseoir leur mouvement de résistance. Le meeting d’Oscar avait été interrompu par des bagarres et la police anti-émeute avait dispersé la foule à coups de purple rain[30].

Trois mois plus tard, Biko mourait entre les mains de cette même police.

Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Ali avait cinq ans quand la radio avait annoncé la nouvelle. Son père avait été tellement choqué que sa peau s’était partiellement dépigmentée : Oscar porterait désormais le masque de la mort, une part du cadavre de Steve Biko, le teint mortel des Blancs…

Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Ali n’avait jamais vu son père pleurer : Oscar était une sorte de demi-dieu bienveillant qui savait tout, en plusieurs langues, un homme à l’aspect tranquille sous ses lunettes d’intellectuel, qui comprenait son ennemi mais ne lui pardonnait rien, quelqu’un qui embrassait sa femme devant tout le monde et qui avait déjà fait de la prison. Ali se souvenait surtout de sa main qui les amenait, lui et son frère, voir les étoiles sur le toit de la maison, ses mains chaudes et douces qui racontaient des histoires de rois zoulous, de vieux singes, de léopard et de lion…

Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Neuman connaissait ce chant zoulou : Biko et ses activistes en avaient fait leur cri de guerre, une façon de dire aux défenseurs de l’apartheid qu’ils n’avaient pas d’armes mais qu’ils resteraient dangereux, même après leur mort. Biko assassiné, l’ANC clandestin avait repris le chant à son compte.

Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Les voix résonnaient sous les voûtes en briques de « l’Armchair ». Neuman se tenait debout au milieu du public, figé devant son totem : de vieux singes grimaçants remontaient à la surface…

Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Sur la scène enfumée, Zina et ses Zoulous dansaient le toi, la danse de guerre des townships : leurs pieds frappaient le sol, soulevant un nuage de poussière comme dans les enclaves où on les avait parqués, les tambours redoublaient sous les gyrophares des spots, des photos de manifestants passaient en flashs sanglants sur une toile en fond de scène, ils piétinaient sur place en serrant dans leurs bras des AK-47 imaginaires, comme jadis, sans cesser de scander :

Quand je tue un Blanc, ma mère est contente ! Drrrrrrr !

Zina, la première, tira une rafale sur la foule agglutinée. La poussière tournoyait sur la scène, répondant au vacarme des tambours. Elle aperçut alors le visage de Neuman dans la foule, qui dépassait tous les autres… Dans un sourire, elle le décapita.

* * *

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Vous m’avez raté tout à l’heure, dit Neuman.

Ses yeux scintillaient dans le couloir de la loge.

— Vous avez bougé, dit-elle : la preuve, vous voilà.

Zina était pieds nus, en sueur, couverte de poussière. Le policier l’attendait en sortie de scène, elle se sentait électrique, confuse, vulnérable.

— Vous ne m’avez pas tout dit l’autre jour, fit-il en substance.

Son air d’en savoir long la mit un peu plus sur la défensive :

— Vous n’avez pas dû poser les bonnes questions…

— Essayons celle-ci : il y a une caméra à l’entrée du club, vous le saviez ?

— Le monde de la télésurveillance ne m’intéresse pas, répondit-elle.

— Moi non plus, mais ça vaut le coup de s’y pencher de temps en temps. On peut en discuter dans un endroit tranquille ?

Les musiciens arrivaient à leur tour, se tapant dans les mains. Zina poussa la porte de sa loge.

— Qu’est-ce qui est arrivé à votre oreille ? demanda-t-elle en entrant.

— Rien.

Neuman la fixait, en proie à des sentiments contradictoires. La danseuse enfila le châle coloré qui traînait sur la coiffeuse et le toisa de son mètre quatre-vingt.

— Vous avez votre tête de serpent, lança-t-elle : qu’est-ce qui se passe ?

— Nicole Wiese a découché trois jours avant le meurtre, dit-il, et d’après les vidéos du club, elle en est ressortie ce soir-là à minuit douze. Vous, quatre minutes plus tard. Nous ne savons pas où, ni avec qui Nicole a passé la nuit… Quatre minutes : ça vous laissait le temps de retourner prendre vos affaires dans la loge, avant de la retrouver. Vous en dites quoi ?

— Je préfère les quadras sans enfants mais je ne crache pas sur une petite friandise de temps en temps… C’est quoi votre cirque ?

La poussière faisait des cratères gris sur sa peau, qui commençait à se craqueler.

— Nicole était une jeune femme trop couvée qui cherchait à s’émanciper, et qui pour ça grillait les étapes : elle collectionnait les sex-toys et les expériences érotiques. Nicole a pris de l’iboga ce mercredi-là, et je crois que vous avez passé la nuit ensemble.

Leurs regards se croisèrent, deux brutes. Il bluffait.

— Amenez-moi un mandat, renvoya-t-elle, et je vous ouvre mon nid.

Neuman attrapa le cheveu collé à la sueur de son épaule :

— Vous parlez maintenant, ou vous préférez qu’on attende l’expertise du labo ?

Un éclair fila dans les yeux noirs de Zina. Il l’avait prise dans ses anneaux.

— Je n’ai pas cassé la tête de Nicole, dit-elle entre ses dents.

— Non : vous êtes beaucoup trop maligne pour ça. Mais vous m’avez menti.

— Ce n’est pas parce que je ne dis pas ce que vous voulez entendre que je mens.

— Dans ce cas je vous conseille de me dire la vérité.

Zina serra le châle sur ses épaules.

— Nicole m’a abordée après le spectacle, dit-elle, au bar, mercredi… Le show lui avait plu : moi aussi, je l’ai vite compris. Puisqu’elle voulait voir la vie en rose, je l’ai initiée à l’iboga.

Neuman opina — c’est aussi ce qu’il craignait…

— Vous étiez seules ?

— Comme des grandes.

— Où avez-vous passé la nuit ?

— Dans la chambre qu’on me loue pour la tournée, à deux pas d’ici.

— Pourquoi me l’avoir caché ?

— Je ne suis pas une impimpi, dit-elle.

Ceux qui donnaient les secrets aux Blancs.

— De quel secret parlez-vous ?

— Ma grand-mère était herboriste, dit-elle avec une pointe d’orgueil : elle m’a légué certains de ses talents… La concoction de l’iboga en fait partie. Nous n’avons pas l’habitude de divulguer nos petites chimies.

— Un simple philtre d’amour, rétorqua-t-il. Ça ne valait pas tous ces mystères.

— Ne me prenez pas pour une idiote : je suis l’une des dernières personnes à avoir vu Nicole vivante et nous avons passé la nuit ensemble trois jours avant le meurtre. Je n’avais aucune envie que la police vienne fouiller dans ma vie privée.

— Vous avez tant de choses que ça à vous reprocher ?

— À part vous avoir rencontré, non.

Un silence passa dans la loge.

— Alors ? insista-t-il.

Zina eut un rictus provocateur :

— Alors Nicole était une jolie poupée blonde qui, figurez-vous, s’est montrée ravie de passer la nuit en ma compagnie. L’expérience lui a plu mais j’ai passé l’âge de jouer les nounous : on en est restées là. C’était mercredi, effectivement. Nicole est repassée samedi soir dans ma loge pour me saluer et récupérer les fioles que je lui avais préparées. Elle me l’avait demandé — et un philtre d’amour, vous connaissez meilleur cadeau d’adieu ?

Ses yeux brillaient sans joie.

— Elle vous a payée ?

— Je ne suis pas bénévole.

— Vous faites ça pour arrondir vos fins de mois ?

— La vulgarité ne vous va pas, monsieur Neuman.

— Nicole ne vous a pas dit avec qui elle comptait partager ses précieuses fioles ?

— On ne s’est pas beaucoup parlé, pour tout vous dire.

— Les meilleures confidences se font sur oreiller, fit-il remarquer.

— Entre filles, on se parle en silence.

— Assourdissant… (Il sortit la main de sa poche.) Stan Ramphele. Ça ne vous dit rien ?

Zina se pencha vers la photo qu’il lui présentait — un Noir d’une vingtaine d’années, plutôt beau gosse…

— Non, dit-elle.

— Nicole et Stan étaient défoncés quand ils sont morts : une substance chimique à base de tik, qui modifie les comportements. Extrêmement toxique.

— Je ne fais que dans le naturel, cher ami, tint à préciser la Zouloue. L’effet de l’iboga est plus subtil… Vous voulez tester ?

— Dans une autre vie peut-être.

— Vous avez tort, mes secrets sont inoffensifs, assura-t-elle.

— Je n’en suis pas sûr.

— Je suis danseuse, dit-elle en le fixant : pas serial killer.

Il remarqua la petite cicatrice au-dessus de ses lèvres.

— Qui vous parle d’autres meurtres ?

— Vos yeux en sont pleins… Je me trompe ?

Zina le dévisageait comme un être familier. Neuman biaisa :

— Pourquoi vous n’avez pas collaboré avec la police ?

— Vous faites chier avec vos questions.

— Vous faites chier avec vos réponses.

Le visage de Zina s’aiguisa, tout proche du sien. Un brusque virement de cap.

— Écoutez ce que je vais vous dire, Ali Neuman, écoutez bien… J’ai vu des policiers piétiner le ventre de ma mère, je l’entends encore crier parce qu’elle était enceinte, et mon père se taire : oui, je l’entends encore se taire ! Tout ça parce qu’ils n’avaient que ce droit, ces pauv’ nègres ! L’enfant qu’elle attendait n’a pas vécu, et ma mère en est morte. Et quand mon père a voulu porter plainte, on lui a ri au nez, lui, l’induna ! Des policiers sont venus un jour lui dire qu’il avait été déchu de son statut de dirigeant, pour insubordination aux autorités bantoues. Ce sont encore des policiers qui sont venus nous chasser, et détruire notre maison à coups de bulldozer. Ce sont les mêmes qui ont tiré dans la foule désarmée pendant le soulèvement de Soweto, tuant des centaines d’entre nous… Maintenant ce n’est pas parce que les temps ont changé et qu’on peut s’envoyer une petite Blanche sans prendre une kaffer-pack[31] que je vais me jeter dans vos bras.

— Il ne s’agit pas de ça.

— C’est pourtant ce que vous me demandez, siffla-t-elle. Si je n’ai pas collaboré avec la police, c’est que je n’ai aucune confiance en elle. Aucune. Ça n’a rien de personnel, vous l’avez sans doute déjà noté, à moins que vous soyez aussi aveugle que buté. Maintenant j’aimerais prendre une douche et qu’on me fiche la paix. Ça n’enlève rien à mon envie de vomir sur ce qui est arrivé à Nicole… Et arrêtez de me regarder avec vos yeux de serpent, j’ai l’impression que vous me prenez pour un putain de cobaye !

On était loin des souris du coroner. C’était pourtant le carnage dans ses pupilles.

— Vous avez adhéré à l’Inkatha, dit-il.

— Il y a longtemps.

— Pour combattre les Blancs ?

— Non, s’irrita-t-elle : pour combattre l’apartheid.

— Il y avait des moyens moins violents.

— Vous êtes venu me parler de mon passé ou du meurtrier de Nicole ?

— Le sujet a l’air sensible.

— Ma mère en est morte. Ça ne vous paraît pas une raison suffisante ?

Son air aristocrate reprit le dessus mais il sentit qu’il l’avait blessée.

— Excusez-moi, se radoucit Neuman, je n’ai pas trop l’habitude d’asticoter les femmes…

— Vous devez vous sentir seul.

— Comme mort.

Zina sourit, le visage plein de poudre. — Mon nom zoulou est Zaziwe, dit-elle. « Espoir »…

Mais dans ses pupilles, un noir sidéral.

* * *

Ukuphanda : le terme signifiait littéralement gratter le sol pour se nourrir, comme les poulets dans une basse-cour.

Dans le contexte des townships, le phanding — néologisme anglais — consistait pour les femmes à chercher un petit ami dans le but d’obtenir de l’argent, de la nourriture ou un logement. Ce type de rapport ne se limitait pas seulement à une relation transactionnelle « sexe contre sécurité matérielle » : il s’agissait aussi de trouver quelqu’un qui se soucie de vous, et permette d’échapper à la brutalité de la vie quotidienne. Une quête partagée par bon nombre de jeunes femmes, qui se traduisait le plus souvent par une exposition à la violence et à la contamination par le sida.

Maia n’avait pas failli à la règle : elle était devenue un objet de compétition entre des hommes qui, au mieux, la considéraient comme leur propriété. Son dernier boy-friend, répondant aux commérages d’une voisine éméchée, avait emmené Maia au bord de la rivière. Il l’avait déshabillée, enduite de liquide vaisselle et lui avait ordonné de se laver dans l’eau saumâtre, pour lui apprendre à se prostituer avec d’autres. Après quoi, il avait pris un martinet de cuir et il l’avait battue pendant des heures : six, huit, dix, Maia ne se souvenait plus… Puis il l’avait prise.

On l’avait récupérée au petit matin au bord de la rivière, comme morte.

C’est en rendant visite à sa mère au dispensaire que Neuman l’avait vue pour la première fois, alitée au milieu d’autres malades. La jeune femme pouvait à peine cligner des yeux tant les lanières de cuir avaient fait gonfler son visage. Étaient-ce les marques affreuses sur son corps qui lui rappelaient le martyre de son père, son sourire quand il avait serré sa main, ses beaux yeux bruns désemparés qui le buvaient comme un faux élixir ? Ali lui avait promis ce jour-là que plus personne ne lui ferait de mal.

Il l’avait installée dans le township de Marenberg, essentiellement peuplé de coloured, une petite maison en dur avec de vraies fenêtres, et une porte solide où il venait frapper, parfois.

Au début, Maia s’était demandé si ce grand flic aux yeux de pierre n’était pas encore un de ces tordus, à la fois fascinés et horrifiés par le sexe des femmes — il pouvait la caresser des heures, aller et revenir sur elle comme une crème à double tranchant — mais après tout, elle avait connu pire pâture. Son nouveau boy-friend pouvait bien la tripoter autant qu’il le désirait, il pouvait lui demander de dresser son cul comme un phare pour y frotter des glaçons (code numéro trois), du bout de doigt lui picorer l’anus (code numéro cinq), il pouvait la fourrer avec tout ce qu’il voulait et même ce qu’elle ne voulait pas, Maia n’était plus très regardante. Elle survivait à Marenberg avec les moyens du bord : le troc, la débrouille, les petits boulots, la peinture, les types de passage… Deux ans étaient passés depuis le début de leur relation, deux ans où tout avait changé. Aujourd’hui Maia guettait son pas sur le perron, ses coups à la porte, son visage, ses mains sur son corps, elle, son animal de compagnie… Avec le temps, la jeune métisse était passée de la corvée obligatoire au plus doux des supplices. On ne l’avait jamais caressée ainsi.

On ne l’avait jamais caressée du tout.

Il était plus de minuit quand Ali frappa ce soir-là à la porte. Maia se réveilla en catastrophe — il ne l’avait pas prévenue de sa visite. Elle enfila la nuisette qu’il lui avait offerte le mois dernier, bouscula le sommeil jusqu’à la porte d’entrée, ôta le loquet et le trouva là, la mine défaite.

Ali avait un pansement à l’oreille et un regard douloureux sous la lune. Il était arrivé quelque chose, elle le sut tout de suite. Maia posa la main sur sa joue pour le réconforter mais il l’intercepta.

— Il faut que je te parle, dit-il.

— Bien sûr… Entre.

Elle ne savait pas quoi dire, comment se comporter. Ils n’avaient jamais parlé d’amour. Il n’en avait jamais été question. C’était déjà un miracle qu’il daigne la toucher. Maia au fond se sentait impure, souillée, sans honneur, lui venait d’une famille cultivée, un clan sûrement de haut rang. Maia s’imaginait mille choses — Ali ne lui faisait pas l’amour de peur de s’abaisser, de se compromettre avec une fille de la campagne, une métisse qui était passée de bras en bras et qu’il avait ramassée dans la boue. Elle ne savait rien de ses sentiments, de ses plaisirs bizarres, mais elle espérait, malgré tout, parce que c’était dans sa nature.

L’homme qu’elle aimait ne prit pas le temps de s’asseoir : son regard la repoussa vers le canapé.

— Je ne reviendrai pas, dit-il soudain.

— Quoi ?

— On avait un accord : je t’en libère.

Sa voix n’était plus la même : elle venait des ténèbres, d’un endroit où Maia n’avait jamais mis les pieds, un endroit où elle n’irait pas.

— Mais… Ali… Je ne veux pas être libérée. Je veux rester avec toi.

Il ne dit rien. Il regardait les peintures fièrement exposées au mur du salon, des dessins naïfs barbouillés sur des bouts de planche, des couleurs vives représentant des scènes de vie du township — c’était courageux, pathétique, mauvais.

— Je continuerai à t’aider, dit-il, si c’est ça qui te tracasse.

Maia serra les dents sur le canapé où il l’avait acculée : ce n’était plus une question d’argent, il le savait très bien. La colère grondait dans sa poitrine. Même lui, si bon, la jetait comme une malpropre : il la renvoyait à son rôle d’animal de compagnie.

— Tu ne veux plus de moi ?

— C’est ça.

Sa méchanceté lui faisait mal. Il s’était passé quelque chose depuis la semaine dernière. Il ne pouvait pas l’abandonner comme ça, sans un mot d’explication.

— Tu as trouvé une autre fille ?… C’est ça ? Tu as trouvé une autre paumée qui croira que tu la sauveras ?! À moins que tu en aies plusieurs ? s’enflamma-t-elle. Un harem, c’est comme ça qu’on dit, non ?

Il y eut comme un coup de feu au loin, dans la nuit, ou une porte qu’on claque.

— Tais-toi, dit-il tout bas.

— Tu la baises ?

— Tais-toi !

— Dis, lui lança-t-elle avec fiel : est-ce que tu la baises, elle ?!

Ali leva la main sur elle qui, d’instinct, se protégea le visage. Le coup partit si vite que Maia sentit le souffle sur ses cheveux défaits : le poing frôla sa tempe avant de s’écraser contre la cloison, qui craqua sous l’impact. Maia lâcha un cri de stupeur. Ali frappa de toutes ses forces, plusieurs fois : il détruisit un à un ses tableaux accrochés au mur, pulvérisa la cloison de contreplaqué, à mains nues. Le petit bois volait à travers la pièce tandis qu’il s’acharnait, les éclats retombaient sur ses cheveux, Maia criait pour qu’il s’arrête mais les coups pleuvaient sans discontinuer : il allait la réduire en miettes, elle, la maison, leur vie, à coups de poing.

L’orage stoppa soudain.

Maia n’osait plus bouger, recroquevillée sur le canapé, geignant tout bas. Elle risqua un œil entre ses mains affolées : Ali se tenait au-dessus d’elle, le poing serré, plein d’écorchures, d’échardes, les yeux étincelants de rage.

Un feulement lui remonta des entrailles, un son qui lui glaça le sang :

— Tais-toi…

5

Une robe rouge passa dans le champ de vision. D’une main, la femme retenait son chapeau de paille qui menaçait de s’envoler au bout de la terre, de l’autre elle se balançait avec grâce sur la plage immaculée… Epkeen croisa l’apparition aérienne quand une rafale lui sabla le visage.

Il avait dépassé les cabanes de bois colorées le long de la promenade, le poste de secours, les parasols épars et les quelques édentés qui vendaient des babioles du township voisin ; la plage de Muizenberg se vidait à mesure qu’il longeait l’océan, le vent brassait la poussière et le sable qui se perdait au loin, dans les vapeurs de midi. Il se retourna mais la fille n’était plus qu’un point rouge dans la brume de chaleur ; on apercevait à peine la station balnéaire… Il poursuivit sa marche, peina dans le sable meuble, crachant tabac et alcools.

Brian était passé hier soir au bar de Long Street, où travaillait Tracy. Il voulait lui parler sérieusement, mais la rouquine n’en finissait plus de s’extasier sur les jongleries de son jeune collègue derrière le comptoir… Si ses yeux brillaient pour trois shakers qui tournent en l’air, autant en rester là, non ? Tracy était tombée des nues. Les mots de Brian avaient fait mouche mais manqué toutes leurs cibles. Il était nul en rupture. Pas le mode d’emploi. L’envie déglinguée. La mort de Dan l’avait rendu paresseux. Déception, amertume, tristesse, ils s’étaient quittés sans espoir de rechute…

Epkeen vit l’emplacement de la paillote, puis le barbecue au creux des dunes, la cabane vermoulue. Il restait les traces de sable noirci, le charbon renversé… Un frisson remonta le long de son échine. La métisse l’avait dragué en se trémoussant sur sa cuisse alors qu’elle comptait déjà lui faire la peau. Elle et le type qu’il avait balafré lui auraient fait ce qu’ils avaient fait à Dan. Peut-être qu’ils l’auraient découpé en morceaux, lui aussi, et mis à griller… Epkeen passa la langue sur ses lèvres, goûta le sel de l’océan tout proche et chassa la peur qui l’empêchait de penser.

La plage s’étendait jusqu’à la réserve de Pelikan Park : la maison qu’il cherchait ne devait plus être très loin… Il ajusta ses lunettes noires, grimpa au sommet d’une dune, vacilla sous les rafales. Pendues au ciel, les mouettes le fixaient de leurs yeux fous. Il aperçut la ligne de chemin de fer au loin, puis l’amorce d’un grillage qui filait derrière les arbustes pliés par le vent du large. La M3 se situait à deux kilomètres à peine, en suivant une piste cahoteuse… Brian dévala la pente jusqu’à l’entrée principale, fermée par un gros cadenas. Un panneau à demi rongé par le sel était rivé à la clôture, interdisant l’accès à la propriété privée, menace qui n’effrayait plus que les papillons : il escalada la clôture, pesta en s’écorchant le poignet contre le grillage et retomba sur le sable de la cour. Les mouettes s’éclipsèrent alors dans un cri : trottant sur le chemin, la silhouette d’une femme à cheval approchait…

Epkeen se tenait encore près du grillage lorsque la cavalière l’aborda, grimpée sur un frison à la robe noire luisante de sueur.

— Bonjour !

C’était une brune d’environ trente-cinq ans, un grand gabarit aux yeux bleus rieurs passablement renversants.

— Vous avez perdu quelque chose ? demanda-t-elle.

— Disons que je cherche.

— Ah oui ? feignit-elle de s’étonner. Vous cherchez quoi ?

— C’est que je cherche…

Elle tira la bride de sa bête qui, visiblement, ne demandait qu’à foncer vers l’océan.

— Vous vous promenez souvent dans le coin ? relança-t-il.

— Ça m’arrive… J’ai mon cheval en pension au club hippique, à côté du parc.

Pelikan Park, la réserve naturelle située à quelques centaines de mètres… Epkeen oublia les perles d’océan qui scintillaient au-dessus de la clôture et se tourna vers la maison :

— Vous savez qui habite là ?

La cavalière secoua la tête d’un signe négatif, curieusement imitée par sa monture :

— Non.

— Vous avez déjà vu des gens ?

Elle secoua de nouveau la tête.

— Un véhicule ? insista-t-il.

Le frison tirait sur la bride. Elle lui fit faire un pas de deux, très élégant, puis son visage s’éclaira lentement, comme si les souvenirs lui revenaient par bouquets d’azur :

— Oui… J’ai vu un 4x4 une fois, très tôt le matin, qui passait la grille… Je coupe parfois par les dunes, mais généralement je suis la plage. Pourquoi vous me demandez ça ?

— Quel genre de 4x4 ?

La femme se pencha sur sa selle pour détendre son fessier.

— Eh bien, je dirais un gros 4x4, sombre, un modèle récent, le genre à massacrer les dunes… À vrai dire, je l’ai à peine vu… Pas comme vous, relança-t-elle : c’est une propriété privée, vous avez remarqué ?

— Vous avez dit tôt le matin : vers quelle heure ?

— Six heures… J’aime bien monter le matin, quand la plage est déserte…

Lui aussi tout à coup.

Il faudrait juste trouver un cheval dépressif porté sur la tournée générale.

— C’était quand ?

— Je ne sais pas… (Elle haussa les épaules sous son tee-shirt moulant.) Une dizaine de jours…

— Et depuis, vous n’avez vu personne ?

— Que vous.

Ses perles bleues le traversaient comme de l’anti-matière.

— Si on vous montre une liste de véhicules similaires, vous croyez que vous pourriez identifier le 4x4 en question ?

— Vous êtes policier ?

— Des fois.

Le frison mastiquait son mors, le sabot fiévreux. Elle fit un tour complet sur elle-même.

— Vous travaillez au club hippique ? dit-il à la fin du ballet.

— Non. Je me contente de monter… Il a trois ans, fit-elle en tapotant l’encolure, il est encore fougueux. Vous aimez les chevaux ?

— Je préfère les poneys, dit-il.

Elle éclata de rire, ce qui énerva un peu plus l’animal.

— Je me disais aussi que vous n’aviez pas une tête à cheval.

— Ah oui ?

— C’est moi que vous regardez et il sent que vous avez peur de lui, acquiesça-t-elle : une tête à cheval aurait fait l’inverse…

— Je peux quand même avoir votre numéro de portable ?

Elle acquiesça tandis qu’il tirait son carnet, donna ses coordonnées. Le frison piétinait, au supplice, l’œil globuleux en direction du large.

— Je m’appelle Tara, conclut-elle avant de tendre sa main par-dessus le grillage. Je vous ramène ?

— Un autre jour, si vous voulez… On ira n’importe où.

Elle sourit comme un démon :

— Tant pis !

La cavalière tourna la bride de l’animal et, du talon, libéra la furie qui bouillait entre ses jambes. Ils disparurent bientôt, entre ciel et embruns… Epkeen resta planté devant son bout de grillage, sceptique, avant de revenir à la réalité.

Le vent tourbillonnait dans la cour. Le soleil était haut, écrasant, les mouettes comme des vigies… L’Afrikaner se tourna vers le bâtiment, isolé sous les pins.

La maison repérée par Janet Helms ressemblait à une ancienne station météo, avec ses volets clos et son antenne rouillée. Il marcha jusqu’à la porte blindée, évalua la façade. Pas d’étage ni d’affiliation à une entreprise de sécurité, juste un toit incliné et un soupirail à barreaux dont l’ouverture était bouchée par du carton. Tout semblait cadenassé, à l’abandon… Cette histoire de 4x4 lui laissait une impression bizarre. Il contourna l’habitation.

Epkeen n’avait pas de mandat mais un petit pied-de-biche qu’il tenait dans sa poche revolver : il comptait forcer la porte à l’arrière de la maison mais elle n’était pas fermée. Un squat ? Il saisit son.38 et se colla contre le mur. Il chargea son arme, poussa doucement la porte et risqua un œil à l’intérieur. Les courants d’air s’invitaient par la porte ouverte, croisant quelques mouches. Il pointa le canon vers la semi-obscurité. Ça sentait le renfermé dans la maison, et une odeur bizarre, brassée par le vent du dehors. Il se dirigea vers la pièce voisine, vide ; il trouva le compteur — l’électricité fonctionnait — et une troisième pièce qui donnait sur la cour, aux fenêtres condamnées. Il y avait une table en bois sur le sol en ciment, barbouillée de peinture, des pinceaux au crin durci, de vieux bouts de tapisserie décollés du mur et des mouches affolées qui zigzaguaient autour de lui. L’odeur flottait toujours, désagréable.

Une porte menait au sous-sol ; Epkeen se pencha sur les marches et porta aussitôt la main à son visage. L’odeur venait de là : une odeur de merde. Une odeur de merde humaine, épouvantable… Il poussa l’interrupteur et retint son souffle. Un essaim de mouches bourdonnait dans la cave, des milliers de mouches. Il descendit les marches, le doigt crispé sur la détente. Le sous-sol couvrait l’étendue du bâtiment, une pièce aux ouvertures calfeutrées où régnait une atmosphère de fin du monde. Il frémit, les yeux glacés, compta trois cadavres sous la nuée : deux mâles et une femelle. Leur état affreux rappelait les cobayes de Tembo. Scalpés, les membres arrachés, ils baignaient dans une mare de sang coagulé, noyés de mouches. Des corps difformes, éventrés, sans dents, le visage lacéré, méconnaissable. Un champ de bataille en vase clos. Une cage… Il releva la tête des cadavres et vit les murs, couverts d’excréments. On avait barbouillé de la merde aux quatre coins de la pièce, à hauteur d’homme…

Epkeen respira par la bouche mais ça n’allait pas mieux. Il traversa le nuage d’insectes en se protégeant de ses mains. Il y avait un lavabo au fond du réduit, et une paillasse carrelée où l’on s’était vidé les tripes. Deux couteaux gisaient à terre, le manche encore poisseux. Le bourdonnement entêtant, l’odeur de merde et de sang lui soulevaient le cœur. Il se pencha sur les cadavres, du plat de la main repoussa les mouches grouillant sur leurs visages. L’un des Noirs avait une plaie énorme à la joue gauche, et des tatouages sur les bras : même défiguré, il reconnut le type de la paillote, celui qui l’avait suivi derrière les dunes, et qu’il avait fouetté de son knout… La fille désarticulée à ses côtés devait être Pam. Il lui manquait la moitié du cuir chevelu… À bout de souffle, Epkeen remonta de la cave. Il claqua la porte derrière lui et resta là un moment, adossé au mur.

Il avait déterré des corps de militants abattus par les services spéciaux, des zombis croupissant dans des cachots, des corps calcinés par les vigilantes de l’Inkatha ou les comrades[32] de l’ANC, des gens sans peau et la gueule grimaçante en guise de remerciement ; il n’avait jamais ressenti de pitié — ce n’était pas son boulot. Aujourd’hui il n’éprouvait que du dégoût… Il courut vers la porte et vomit dans l’entrée tout ce qu’il avait sur le cœur.

* * *

Le commissariat d’Harare était un bâtiment de brique rouge cerné de barbelés avec vue sur le nouveau palais de justice. Un constable écrasé de chaleur sous son béret stationnait à la grille. Neuman le laissa à ses mouches, évita les quelques soûlards qu’on poussait vers les cellules et se fit annoncer à la fille de l’accueil.

Walter Sanogo l’attendait dans son bureau, s’épongeant sous le ventilateur paresseux. Il croulait sous les dossiers en cours et la requête de Neuman ne l’avait mené nulle part ; les trois Noirs abattus sur la plage de Muizenberg ne figuraient pas parmi leurs suspects, les photos avaient fait le tour de Khayelitsha mais on n’avait rien trouvé, aucun lien avec un gang, nouveau ou ancien. La plupart des homicides qu’il traitait étaient le fait de bandes rivales, beaucoup n’avaient pas de papiers, les clandestins se comptaient par milliers : pour sa vie et celle de ses hommes, Sanogo les laissait s’entre-dévorer gentiment, pour ainsi dire en famille…

— J’ai croisé un de ces types il y a une dizaine de jours, fit Neuman en désignant la photo du plus jeune, près du gymnase en construction. Il se faisait appeler Joey.

Sanogo allongea une moue d’iguane sur le cliché :

— Généralement les types s’inventent des surnoms à la con : Machine Gun, Devil Man…

— Il y avait un autre jeune avec lui, un boiteux…

— Qui vous dit qu’il traîne encore dans le coin ?

— Ces tatouages, biaisa Neuman en montrant ses clichés, ça vous dit quelque chose ?

Des scorpions en position d’attaque, et deux lettres, « T.B. », à l’encre défraîchie… Sanogo fit un signe négatif.

— ThunderBird, expliqua Neuman : une ancienne milice tchadienne, infiltrée du Nigeria. Ils ont tué un de mes hommes et trafiquent de la came sur la péninsule. Une nouvelle merde à base de tik.

— Écoutez, souffla le capitaine d’un air paternaliste. Je suis désolé pour votre gars, mais nous ne sommes que deux cents policiers ici, pour plusieurs dizaines de milliers de personnes. J’ai à peine assez d’hommes pour gérer les affrontements entre les compagnies de taxis collectifs, quand celles-ci ne se retournent pas contre nous… Moi aussi j’ai perdu un agent le mois dernier : abattu comme un lapin, dans la rue, pour lui voler son arme de service.

— La meilleure sécurité pour vos hommes serait de neutraliser les gangs.

— Nous ne sommes pas à la ville, répliqua Sanogo : ici c’est la jungle.

— Tentons donc d’en sortir.

— Ah oui ? Et qu’est-ce que vous comptez faire : trouver chaque chef de gang pour lui demander s’il n’aurait pas un tuyau sur l’assassin de votre gars ?

— Oh ! je ne vais pas y aller seul, répliqua Neuman d’un air glacé : vous allez venir avec moi.

Sanogo s’agita sur son siège de plastique.

— N’y comptez pas, lança-t-il comme une chose entendue : j’ai bien assez de travail avec les affaires en cours.

Son regard vagabonda sur les piles de dossiers.

— Joey avait un Beretta M92 quasi neuf, dit Neuman. Les numéros de série ont été rayés mais ils proviennent à coup sûr d’un lot de la police : vous préférez une enquête approfondie sur vos stocks ?

Le nombre d’armes déclarées perdues dépassait tous les seuils tolérés, Neuman l’avait vérifié. Des armes pour ainsi dire volatiles.

Sanogo se tint un instant silencieux — il savait lesquels de ses constables alimentaient le trafic, lui-même touchait régulièrement ses « étrennes ». Neuman le toisa, méprisant :

— Réunissez vos hommes.

* * *

La proclamation de zones blanches avait entraîné des déplacements massifs de population, éparpillé les communautés et détruit le tissu social. Les Cape Flats où on avait parqué les Noirs et les métis étaient divisés en territoires, tenus par des bandes aux activités variées. Ils avaient ici une tradition ancienne, et s’étaient même transformés en syndicats — considérant que le gangstérisme était issu de l’apartheid, mille cinq cents tsotsis avaient ainsi manifesté devant le Parlement pour bénéficier de la même amnistie que les policiers. Certains gangs étaient employés par les propriétaires de débits de boissons illégaux, les shebeens, ou par les barons de la drogue, afin de protéger leur territoire. D’autres formaient des organisations pirates, pillant d’autres gangs pour se fournir en drogue, alcool et argent. Il y avait les bandes de pickpockets qui agissaient dans les bus, les taxis collectifs ou les trains, les mafias spécialisées dans le racket, et enfin les gangs des prisons qui géraient la vie en détention (contrebande, viols, exécutions, évasions), et auxquels tout prisonnier adhérait, de gré ou de force.

Khayelitsha était contrôlé depuis des années par le gang des Americans. Leur chef, Mzala, était craint et respecté. Mzala avait volé durant son enfance, tué à l’adolescence, et purgé trois ans de prison avant de se tailler une place parmi les tsotsis du township. Ils étaient sa seule famille, à lui comme aux autres — une famille qui au premier signe de faiblesse n’hésiterait pas à lui trouer la peau. Les Americans géraient le trafic, la prostitution, les jeux. Ils possédaient également le Marabi[33], le shebeen le plus lucratif du township, où Mzala et sa garde rapprochée avaient établi leur QG.

Les trois quarts de la population se trouvant exclus du marché du travail, c’est ici que se concentrait l’économie secondaire : lieux par excellence de la culture populaire, les shebeens avaient été créés par les femmes des campagnes qui avaient utilisé leurs compétences traditionnelles de brasseuses de bière. On tolérait les shebeens malgré la faune qui gravitait autour et les bandes armées qui trouvaient là un moyen d’écouler drogues et alcools.

Le Marabi était un endroit sale et bondé où une population noire et pauvre se soûlait avec l’application des sans-remède ; brandy, gin, bière, skokiaan, hops, hoenene, barberton ou des mixtures plus puissantes encore, on y vendait de tout sans autorisation ni scrupules. La shebeen queen qui tenait l’établissement se nommait Dina, sorte de sorcière gélatineuse à voix de cataclysme qui faisait régner la loi. Neuman la trouva derrière le comptoir, robe rose, balconnet pigeonnant, harcelant un vieil ivrogne pour qu’il boive plus vite.

— Où est Mzala ? demanda-t-il.

Dina vit la plaque d’officier, le visage peu amène derrière. Les semi-délirants sur les paillasses se turent. Les constables du township avaient neutralisé les deux mollassons censés surveiller l’entrée du bar. Sanogo suivait, à l’ombre du grand flic.

— C’est qui, lui ?! lança-t-elle au chef du commissariat. On a pas…

Dina fit une brève contorsion au-dessus du comptoir. Neuman lui avait saisi le poignet comme un piège à loup :

— La ferme.

— Lâchez-moi !

— Écoutez-moi ou je vous casse le bras.

Prise dans l’étau, la shebeen queen se vit plaquer sur le comptoir humide.

— Je veux parler à Mzala, fit Neuman d’une voix blanche. Une discussion amicale pour le moment.

— Il est pas là ! couina-t-elle.

Il colla la bouche à son oreille pleine de breloques :

— Ne me prends pas pour un négro… Allez, dépêche-toi.

La douleur irradiait dans son épaule. Dina acquiesça d’un signe de tête qui fit trembler ses chairs. Neuman la lâcha comme un ressort. La tenancière pesta en se massant le poignet — cette brute avait failli lui démettre le bras —, remit de l’ordre dans sa robe qui venait d’éponger le comptoir et donna un coup de pied dans un des types avachis à terre. Le Zoulou la toisait, menaçant. Elle fila derrière la cloison métallique.

Les voix des clients commencèrent à chuchoter. Sanogo fit signe à ses hommes de les tenir en respect.

Mzala cuvait dans une des chambres du fond, en compagnie d’une fille défoncée à la dagga qui l’avait sucé sans passion et ronflait maintenant sur sa couche. L’irruption de Dina le sortit de sa torpeur. Le chef du gang renvoya la shebeen queen, repoussa la sangsue qui l’avait pompé et enfila les fringues qui traînaient là. Les deux tsotsis qui gardaient l’accès du salon privé l’escortèrent derrière la cloison qui délimitait leur territoire.

Sanogo était là, avec son armada. Il y avait un type avec lui, un grand Noir musculeux qui l’observait depuis les pompes à bière, crâne rasé, le regard comme un pavé. Son costume devait valoir dans les cinq mille rands. Rien à voir avec les autres policiers…

— Qu’est-ce que vous foutez là, Sanogo ? lança Mzala.

— Monsieur dirige le département criminel de Cape Town, répondit-il en se tournant vers l’intéressé : il voudrait vous poser quelques questions.

Neuman voyait Mzala pour la première fois : un Noir anguleux aux yeux déteints avec un tee-shirt à l’effigie d’une marque de whisky bon marché et de longs ongles taillés en pointe, épais comme de la corne…

— Ah oui ?

Deux Noirs encadraient le chef de gang. D’un coup de pied entre les cuisses, Neuman transforma le premier en statue. Le type resta une seconde interloqué, avant d’agrandir sa face d’une grimace. Son acolyte eut le malheur de bouger : Neuman visa sa jambe d’appui et, du talon, lui déboîta le genou. Le type poussa un cri de douleur en refluant contre la cloison métallique.

— Je ne suis pas d’humeur pacifique, gronda Neuman en s’approchant du chef de gang. À partir de maintenant c’est moi qui pose les questions et tu réponds sans faire d’histoires. OK ?

Mzala sentait la sueur rance et le coup de couteau dans le dos. Dina se cala contre ses flancs comme un poisson pilote au requin.

— Y a rien à trouver ici, répondit-il sans un regard pour ses hommes, évincés à coups de pied. Feriez mieux de retourner d’où vous venez.

— Et toi de changer de registre : je viens aujourd’hui en repérage, je peux revenir demain avec les Casspir.

— C’est quoi le problème ? tempéra Mzala.

— Un nouveau gang, qui écoule de la came sur la côte, dit Neuman. Un de mes hommes a été tué.

— J’ai aucune raison de m’en prendre à des flics. On a nos petits arrangements, comme partout : demandez au chef, dit-il en prenant Sanogo à témoin. Nous, les Americans, on se contente de dealer de la dagga. On est corrects, plaida-t-il : putain, je paie même ma licence !

C’était rare.

— C’est qui, la concurrence ?

— La mafia nigériane, dit-il. Des fils de pute, mon frère, des vrais fils de pute…

Son rictus dédaigneux s’échoua dans le décolleté de la tenancière.

— On les trouve où, ces fils de pute ?

— Deux à la fosse commune, répondit Mzala, un autre sous la chaux : les autres ont dû foutre le camp. En tout cas, on les a pas revus dans le coin depuis un paquet de temps. Et ça m’étonnerait qu’ils reviennent, les empaffés !

On gloussa. Neuman se tourna vers Sanogo, qui inclina la tête en guise d’assentiment : règlements de comptes entre gangs, il les laissait faire son boulot sans trop se mêler de leurs affaires. Le Zoulou tendit les photos numériques des tueurs de la plage :

— Vous avez déjà vu ces hommes ?

Déjà peu expressif, le visage de Mzala se gela.

— Non… Tant mieux, il ajouta, parce qu’ils sont pas jolis à voir.

Son ironie tomba à plat.

— Curieux, ironisa Neuman, parce que j’ai vu un de ces types près du gymnase en construction il y a une dizaine de jours : c’est-à-dire en plein milieu de votre territoire.

Mzala haussa les épaules.

— On peut pas être partout.

— Ils dealent une nouvelle drogue à base de tik.

— Je suis pas au courant. Mais si c’est vrai, je devrais pas tarder à le savoir.

— La mafia nigériane contrôle le tik, poursuivit Neuman.

— Peut-être bien, mais pas chez nous. Je vous ai dit qu’on les a pas revus depuis des mois, ces fils de…

— Putes, oui je sais. Et ces tatouages ?

— Un scorpion, non ?

— Tu t’y connais en bestioles, dis donc.

— Les reportages à la télé, ça remplit la cervelle, singea Mzala.

— Une balle dans la tête aussi. Alors ?

Les dents du tsotsi étaient partiellement pourries, tribut payé à la malnutrition infantile, ses bras couverts de cicatrices.

— Je peux rien vous dire, grommela-t-il : jamais vu ces gars. Mais si je les vois traîner, comptez sur moi pour leur botter le cul.

— Ils en voulaient à ce gamin, insista Neuman en montrant la photo d’écolier : Simon Mceli.

Mzala eut un sourire torve.

— Il a pourtant pas l’air méchant.

— Tu connais ?

— Non. Je m’en fous des gamins.

Mzala n’avait eu qu’un petit frère, encore plus voleur que lui, qui était mort comme un con, en faisant le zouave avec sa pétoire.

— Stan Ramphele, ça te dit rien non plus ? Et son frangin Sonny, qui avait un business sur la plage de Muizenberg ?

Le Xhosa secoua la tête, comme s’il faisait fausse route.

— Notre business, c’est la dagga et la défense du territoire, répéta-t-il : vos frangins, leur trafic sur la côte, c’est pas nos affaires.

Neuman dominait le chef du gang d’une tête.

— C’est bizarre, souffla le Zoulou, les types que je cherche ont tout à fait des sales gueules dans ton genre.

Un léger vent de panique souffla dans le shebeen. Sanogo faisait la girouette près du pilier, les policiers serraient les crosses de leurs armes, sur le qui-vive. Ils n’étaient pas chez eux ici…

— On est au courant de rien, assura Mzala. Ici on fait du business tranquille. Pas de poudre. C’est trop cher pour la clientèle et ça attire que des emmerdes… (Il cracha par terre.) C’est la vérité, mon frère : tranquille…

Ses pupilles jaunies plaidaient pourtant le contraire. Neuman hésita. Ou ce type disait la vérité, ou ils devraient l’embarquer au commissariat pour un interrogatoire plus poussé, sachant que le reste du gang devait déjà avoir encerclé le shebeen et attendait, fusil au poing, de voir comment les choses allaient évoluer… Les rangs semblaient s’être resserrés autour d’eux. À neuf et mal armés, ils avaient peu de chances de vider les lieux sans grabuge.

— On devrait y aller, souffla Sanogo dans son dos.

Le brouhaha des clients entassés dans le shebeen grandissait ; certains commençaient à reluquer les fenêtres ouvertes. Une bousculade et l’intervention virait à l’émeute…

— J’espère pour toi que tu m’as dit la vérité, fit Neuman en guise d’adieu.

— Moi aussi, rétorqua Mzala.

Mais ça ne voulait rien dire.

* * *

Un tourbillon de poussière traversa le chantier. Neuman marcha parmi les détritus. Les ouvriers étaient rentrés chez eux, il ne restait plus que les gamins attirés par les véhicules de police et le bruit du vent dans les structures du gymnase. Quelques canettes vides jonchaient le sol, parmi les papiers gras et les bouts de ferraille. Neuman reconnut le tuyau de béton par où Simon s’était enfui quelques jours plus tôt. Une évacuation d’eau, d’après les plans qu’il s’était procurés…

Sanogo et ses hommes se tenaient en retrait, à l’ombre. Neuman s’accroupit et glissa la tête par l’ouverture du tuyau : la conduite était à peine assez large pour passer les épaules. Le faisceau de sa torche dansa un moment sur les parois de béton, avant de se perdre dans l’obscurité… Au prix d’une belle contorsion, Neuman se faufila à l’intérieur du conduit.

Ça sentait la pisse, il pouvait à peine lever les coudes ; enfin, il commença à ramper, la torche serrée entre ses dents. Le tuyau semblait courir dans le noir. Il redressa la tête, qui ripa contre le béton. Il faisait plus frais à mesure qu’il s’enfonçait dans la conduite. Neuman rampa encore sur une dizaine de mètres, avant de stopper. Ça ne sentait plus l’urine mais une odeur désagréable, forte : l’odeur de décomposition.

Simon était là, sous le feu de sa torche, enroulé dans une couverture sale qui s’en allait en lambeaux. Il lui fallut un peu de temps avant de le reconnaître : son visage était nécrosé, livide, son ventre sous la couverture en partie dévoré par les bêtes… Neuman dirigea le faisceau sur les objets qui traînaient là, reconnut le sac à main de Josephina. Il y avait aussi une bouteille d’eau à côté du cadavre, des bougies consumées, un paquet de gâteaux vide et une photo, épargnée par les rats et l’humidité, que l’enfant serrait encore entre ses doigts. La photo de sa mère.

6

Mzala était surnommé « le Chat » — il aimait, paraît-il, jouer avec ses victimes, avant de les laisser pour mortes. Mzala savait que sa situation de chef de gang était éphémère, et la peur sa meilleure alliée. Gulethu et le reste de la bande dans la nature, il pouvait s’asseoir sur ses dollars. Chat ou pas, les autres allaient le lyncher.

Heureusement, ils avaient fini par localiser l’umqolan, la vieille sorcière qui soignait ce taré de Gulethu. Une cabane dans le camp de squatteurs, ou plutôt un amas de planches avec des peaux de bêtes mortes depuis mille ans clouées à la porte. Mzala était venu en personne secouer les breloques de la vieille folle et, selon son habitude, l’avait longuement tourmentée. Les autres, pourtant peu portés sur l’apitoiement, avaient détourné les yeux. Entre deux sanglots, l’umqolan avait dit ce qu’elle savait : Gulethu était passé deux jours plus tôt dans sa boutique puante, il avait pris l’argent qu’elle planquait pour lui, avant de repartir, visiblement pressé, avec le Toyota et la poignée d’hommes qui l’accompagnaient… Sept heures du soir, le jour du carnage sur la plage de Muizenberg… Les Americans surveillaient les accès au camp de squatteurs bien avant le crépuscule : à moins de s’enfuir à pied, Gulethu et sa bande étaient toujours dans la zone — on n’avait pas retrouvé le Toyota, ni sa carcasse calcinée… Mzala avait martyrisé l’umqolan pour savoir où se cachaient les fugitifs mais elle avait tourné de l’œil et ne le rouvrirait pas. Pas dans cet état. Il en frissonnait encore — vieille sorcière…

Les Americans avaient arpenté le camp de squatteurs les poches pleines de rands, et les langues s’étaient déliées. Le Toyota était caché sous une bâche dans la cour arrière d’un backyard shack — peinture, enjoliveurs, ils avaient commencé à maquiller le 4x4 en vue de prendre la fuite. Gulethu et ses sbires se terraient dans un trou voisin, creusé à même le sol, une toile de jute en guise d’abri…

— Tu espérais quoi, Saddam Hussein ? railla Mzala à la face livide qui pendait à la poutre du hangar. Un signe des esprits pour tenter ta chance, avec ta bagnole barbouillée et tes trois tarés ? Tss…

Pauvre type.

Gulethu avait les intestins en feu. Le Chat avait soigné leurs retrouvailles mais Terreblanche le voulait intact… Le boss venait d’arriver, la chemise kaki roulée sur les biceps, accompagné de deux sbires au crâne rasé, des Blancs pur jus, qu’il détestait cordialement…

— C’est lui ? lança Terreblanche.

— Oui.

Les pieds de Gulethu ne touchaient pas le sol. Il pendait là depuis deux heures, se tordait en grimaçant. Un Zoulou aux traits grossiers, plus près du primate : menton en galoche, front bas, arcades d’arriéré congénital, et ces yeux marronnasses, tremblant de fièvre… Terreblanche fit claquer sa cravache dans la paume de sa main.

— Maintenant tu vas tout me raconter, dit-il : depuis le début… Tu m’entends, face de singe ?!

Gulethu se tordait toujours au bout de sa chaîne. Mzala lui avait fourré du piment rouge dans le rectum, qui lentement lui brûlait l’intérieur des intestins… Terreblanche n’eut pas à utiliser sa cravache : Gulethu raconta ce qu’il savait. Sa voix haut perchée collait mal avec son récit, hallucinant. Terreblanche écouta les inepties du Zoulou, stoïque — voilà le genre de spécimens que son fils cadet voulait sauver, un cafre à face de chimpanzé, pervers et psychopathe… Il sortit deux sachets de sa poche, qu’on avait trouvés sur lui.

— C’est quoi ça ?

Une poudre verdâtre était compressée sous le plastique.

— Des plantes, grimaça Gulethu. Des plantes mixées… L’umqolan me l’a donné…

— Tu comptais en faire quoi ?

— Un rituel… L’intelezi… Pour me soigner.

Un rituel zoulou avant le combat… Terreblanche gambergea sous les tôles surchauffées du hangar. Mzala venait de lui apprendre qu’un flic de la ville était venu ce matin au Marabi, le chef du département criminel, Neuman en personne. Ali Neuman… Terreblanche avait connu son père, Luyinda, un agitateur politique, qu’on avait battu à mort : sa femme et son fils cadet avaient changé d’enclaves et de noms — Neuman, « nouvel homme », une contraction de l’afrikaans et de l’anglais. Lui aussi cherchait la bande…

7

— Papa brûle ?

— Oui, ma chérie.

— Il va où ?

— Papa s’en va faire un joli petit nuage dans le ciel…

Tom soupira, visiblement circonspect. Eve aussi trouvait le temps long. Leur deuil passant par l’épreuve du feu, Claire les tenait serrés contre elle, devant le four qui avait englouti le cercueil de Dan. Le malheur est contagieux, Claire le savait, mais elle avait besoin de leur force pour effacer ses visions de cauchemar. Les enfants ne savaient pas ce qui était arrivé à leur père, juste qu’il avait été tué par des bandits… La jeune femme tremblait devant le crématoire. Elle se demandait pourquoi ils lui avaient coupé les mains, elle aurait aimé entendre leurs explications, les raisons qui les avaient poussés à faire tout ce mal, s’il y en avait…

What Will You Say passait dans la sono pourrie, un morceau de Jeff Buckley qu’elle reprenait avec Chris, son guitariste black. Dan l’adorait : une voix comme une onde en suspens virant au tragique, Jeff et son sourire éthéré qui, comme son père Tim, s’était noyé, une nuit d’ivresse, dans le Mississippi… Claire ne se sentait pas épuisée malgré les calmants : juste violente. Le cancer, les rayons, ses cheveux partis par poignées, elle avait fait face avec un courage qu’elle ne se connaissait pas mais on ne l’avait pas préparée à ça.

Déjà petite, il suffisait d’un sourire et l’auréole lui poussait : dans l’esprit des gens, Claire était celle sur qui tout glissait, celle à qui il n’arriverait jamais rien de mal — elle était si jolie… Balivernes. Fausseté partout. Pas besoin de baignade nocturne dans le Mississippi. Le petit ange blond qui souriait aux photos n’avait plus d’auréole, il n’avait même plus de cheveux. Son mari était mort : crevé.

Sa sœur Margot n’avait pas attendu la fin de la crémation pour ramener les enfants à la maison : réunir les cendres et régler les dernières formalités prendraient des heures et Claire avait besoin d’être seule avec lui, une dernière fois.

Elle avait attendu que la famille s’en aille, puis elle avait pris l’urne et roulé jusqu’à leur crique, près de Llandudno. C’était leur pèlerinage d’amoureux, une façon de se retrouver, et aujourd’hui de se quitter. Les vagues défilaient sur la plage déserte, un horizon crépusculaire où elle répandrait sa poudre d’homme. Claire avait serré l’urne contre son cœur et marché dans l’écume, aussi loin que ses jambes pouvaient la porter. Elle lui avait parlé sur le chemin, des mots d’amour, les derniers, avant de jeter ce qui restait de lui dans les flots. Les cendres flottèrent un moment à la surface, avant que les tourbillons ne les emportent. L’urne aussi avait coulé, Titanic affolé parmi les remous…

— Tu as faim ? demanda Margot. J’ai fait un poulet aux pruneaux.

Leur plat préféré, quand elles étaient petites. Claire venait de rentrer à la maison.

— Non, merci.

Leurs regards se croisèrent. Compassion, détresse. Elles discuteraient plus tard, quand les enfants seraient couchés.

— Qu’est-ce qui est arrivé à ta robe ? reprit sa sœur aînée pour faire la conversation. Tu as vu ?

Le sel, en séchant, avait fait des auréoles sur sa robe noire. Claire ne répondit pas. Les enfants, attablés dans la cuisine, repoussaient des bouts de pruneaux déchiquetés sur le rebord de l’assiette. Margot serra l’épaule de sa petite sœur, même si ça ne servait à rien.

— Maman, bouda Zoé. J’aime plus les pruneaux…

Claire vit la boîte posée sur le bar de la cuisine.

— Ah, oui ! fit Margot. Un ami à toi est venu déposer ce paquet pour toi tout à l’heure : un grand brun, l’air pas bien réveillé… (Puis elle se tourna vers la table des enfants.) Mais si, enfin, c’est très bon les pruneaux !

Il s’agissait d’une boîte en fer-blanc, qui valait dix fois son prix dans les boutiques de Long Street. Claire trouva des photos d’elle à l’intérieur — elle et les enfants, elle et Dan, elle seule, parmi les oiseaux du parc Kruger… Il y avait aussi un dépliant de voyage à destination de l’Europe, ses carnets d’enquête, que Dan gardait par phobie des bugs informatiques, deux ou trois bricolages ramenés de l’école par les enfants, et les mots d’un autre, sur une feuille blanche pliée en deux :

Dan ne gardait presque rien dans ses tiroirs — tout dans sa tête. J’ai pensé que ça te ferait plaisir d’avoir ces affaires. Je ne sais pas quoi dire, Claire : amitié ? Tendresse ? Appelle dès que tu peux. Ali aussi t’embrasse.

Brian

Des mots comme lui, beaux et maladroits.

* * *

Tara débarqua dans le bureau d’Epkeen et le monde, le temps d’un mirage, devint bleu Klein. L’amazone avait troqué son habit de cavalière pour un jean moulant et un tee-shirt tout aussi sexy. Tara déambula dans la pièce en foutoir comme s’ils visitaient leur premier appartement, se pencha sur la baie vitrée qui donnait sur les puces de Greenmarket Square avant de se retourner vers Epkeen, qui suivait son manège en rêvassant :

— Sympa la vue !

— Comme vous dites.

Tara était aussi belle de dos que de face.

— Merci d’être venue, dit-il en préambule.

— Si on peut rendre service à la police, fit-elle sans en croire un traître mot. Je m’assois où ?

— Où vous voulez.

Tara poussa les dossiers qui encombraient le passage et posa son généreux fessier sur le rebord du bureau. Elle le surplombait, tanguant au-dessus de lui d’un air enjoué, visiblement très au courant de ses charmes, au point qu’il en avait mal au cœur… Brian ouvrit les icônes.

— Ce sera long ?

— Ça dépend de vos souvenirs.

— Je sais à peine la date d’aujourd’hui, plaisanta Tara.

On était le 8. Le jour de la crémation de Dan.

— Mais je vais faire un effort, ajouta-t-elle, promis.

— Bon, j’ai préparé une sélection de véhicules correspondant au signalement que vous m’avez donné. Dites-moi oui, non ou peut-être.

— OK !

Brian se demanda d’où sortait ce trublion anatomique, réduisit la tension du courant électrique qui le tirait vers elle et retomba bientôt sur terre : des 4x4 commencèrent à défiler sur l’écran de l’ordinateur. Tara secoua ses longs cheveux bruns, négative. Son attention était totale, ses yeux cobalt envoyaient des éclairs luminescents aux cristaux liquéfiés, les véhicules tout-terrains passaient par dizaines, avec ou sans boue, des 4x4, des 6x6, pare-buffles, pare-kangourous, des modèles de toutes les marques, non, non, non, non, non, non, non…

— Vous avez remarqué, dit-elle au bout d’un moment : il n’y a que des hommes qui conduisent sur les photos…

— Les femmes s’en foutent des 4x4, non ?

— Passionnément.

— Vous êtes super… (Il se tourna vers l’écran.) Rien de ressemblant ?

Tara fit la moue devant le modèle proposé :

— Non, répondit-elle. Le mien était un gros truc, haut sur pattes…

— Moche ?

— Très.

Elle fit une grimace dégoûtée.

Epkeen alla directement à la marque Pinzgauer.

Ça ne traîna pas.

— Celui-là ! s’écria Tara. Le Steyr Puch 712K !

L’amazone avait soudain cinq ans et demi, lui la cervelle qui se détachait par petits blocs bleus.

— Vous êtes sûre que c’est ce modèle ?

— Si ce n’est pas lui, c’est un de ses cousins.

— Vous étiez quand même à une centaine de mètres, fit-il remarquer.

— J’ai de bons yeux, mon lieutenant.

Il l’impressionnait, ça faisait peur…

— Un Pinzgauer Steyr Puch de couleur sombre, écrivit-il à voix haute sur son carnet. Pas d’autres précisions ?

— Vous voulez savoir quoi, ironisa-t-elle : la couleur des pneus ?

— Je pensais à un éventuel conducteur, ou des gens que vous auriez vus autour de la maison…

— Désolée. Je n’ai vu personne. Je passe tôt le matin, dit-elle, peut-être qu’ils dormaient…

Epkeen fit la moue. Isolée au bout de la plage, la maison était une planque sûre, avec un accès par la piste à la route qui menait aux townships. Il ne devait pas y avoir cent mille modèles de ce Pinzgauer dans la province…

— Bien… Je vous remercie pour ces renseignements.

— De rien !

D’un bond, Tara avait atteint la terre ferme. Ça semblait lui plaire, les rebonds.

— Bon, sourit-elle, il faut que j’y aille…

— Où ça ?

— Ça ne vous regarde pas, mon lieutenant !

Elle empoigna son sac de toile posé sur le bureau, croisa son regard fondant et réfléchit une poignée de secondes.

— J’ai deux ou trois choses à faire avant ce soir, dit-elle alors comme un mystère sous cloche. J’imagine que vous êtes libre ?

— L’air est nul à côté de moi, répondit-il.

L’adrénaline cognait dans ses veines. Tara sourit, puis jeta un œil à sa montre.

— Hum, estima-t-elle, ça devrait coller… Sept heures au bar à l’angle de Greenmarket, ça vous va ?

* * *

Les cadavres retrouvés dans la maison de Muizenberg venaient d’être identifiés. Pamela Parker, vingt-huit ans, une toxicomane connue des services pour traîner dans le sillage de différents gangs du township. Embarquée plusieurs fois pour racolage dans les bus et les gares routières. Pas de domicile fixe mais une condamnation pour violences, avec mise à l’épreuve. Aucune nouvelle depuis presque un an. Une sœur, Sonia, elle aussi dans la nature. Francis Mulunba, vingt-six ans, ancien policier rwandais recherché par le TPI pour viols et assassinats. Mujahid Dokuku, ex-membre du Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (MEND), un groupe rebelle nigérian spécialisé dans le bunkering, le détournement de pétrole exploité par les multinationales. Évadé deux ans plus tôt de sa geôle où il purgeait une peine de douze ans pour ses activités de guérilla. Soupçonné d’être entré clandestinement en Afrique du Sud, comme des milliers d’autres réfugiés, pour grossir les rangs des gangs…

La police scientifique n’avait trouvé que de la merde sur les murs de la cave, du sang appartenant aux victimes, et deux couteaux de cuisine qui avaient servi à la boucherie, avec leurs empreintes sur les manches. Pas d’armes à feu, ni de came : ils étaient pourtant bourrés à mort du même cocktail à base de tik, des doses avoisinant le stade de la folie furieuse, d’après le protocole du légiste… S’étaient-ils réfugiés dans la maison pour échapper aux barrages de police ? S’étaient-ils entre-tués sous l’emprise de la défonce, ou les avait-on aidés comme on l’avait fait avec Stan Ramphele ? Était-ce leur squat, une planque depuis laquelle ils écoulaient la drogue ? Neuman avait croisé Joey, le plus jeune de la bande, l’autre jour sur le chantier de Khayelitsha : pourquoi en voulait-il à Simon ? Où était son acolyte, le boiteux ?

Neuman avait arpenté le quartier autour du gymnase en construction sans apprendre grand-chose : des gosses des rues comme Simon Mceli, il en traînait des masses dans le township. On l’avait baladé de terrains vagues en terrains de foot. Certains lui avaient conseillé d’aller se faire foutre chez les Blancs. Surpopulation, dénuement, sida, violence : le sort des gamins des rues venus d’un camp qui ne cessait de déborder n’intéressait personne.

Le rapport d’autopsie de Simon Mceli tomba en milieu d’après-midi. Les bêtes qui logeaient dans les conduites du chantier avaient sérieusement abîmé le corps de l’enfant, mais les lésions sur la partie proximale du troisième métacarpe correspondaient à des morsures d’insectes qui dataient d’une semaine, date approximative du décès. Il n’y avait aucun impact de balle, ni de blessure visible sur les parties du corps épargnées. Les quelques objets trouvés près de lui, bougies, allumettes, eau, nourriture, couverture, laissaient penser que Simon avait emporté avec lui un kit de survie minimum. Pas trace de piqûres autres que celles des insectes. Le gamin souffrait de graves carences alimentaires, calcium, fer, vitamines, protéines, il manquait de tout, sauf de produits toxiques : marijuana, méthamphétamine, et cette même molécule que le labo n’arrivait pas à identifier.

Simon aussi était intoxiqué. Il était même complètement accro. Cela pouvait expliquer son état famélique, l’agression contre sa mère, mais pas les causes du décès. Simon était mort d’un empoisonnement du sang mais ce n’est pas une surdose qui l’avait tué : il était mort du sida.

Un virus foudroyant.

* * *

À l’instar de la violence, l’Afrique du Sud était ravagée par le HIV. Vingt pour cent de la population porteuse du virus, une femme sur trois dans les townships, et des perspectives effrayantes : deux millions d’enfants perdraient leur mère dans les années à venir et l’espérance de vie, qui avait déjà baissé de cinq ans, allait perdre quinze ans de plus, et tomber à quarante ans à l’horizon 2020. Quarante ans…

Le gouvernement avait engagé un bras de fer juridique avec l’industrie pharmaceutique, qui refusait la distribution de médicaments génériques pour les personnes infectées ; l’accès aux antiviraux avait finalement été entériné avec le concours de la communauté internationale et d’une campagne de presse virulente, mais le sujet restait brûlant. Pour le gouvernement sud-africain, une nation était comme une famille unie, stable et nourricière, s’épanouissant dans un corps sain, et disciplinée : le président invalidait les statistiques de séroprévalence, le taux de décès et les violences sexuelles qui, selon lui, relevaient de la sphère privée. Il mettait en accusation l’opposition politique, les activistes du sida, les multinationales et les Blancs, toujours prompts à stigmatiser les pratiques sexuelles des Noirs, alors en position d’accusés — le « péril noir », résurgence de l’apartheid : ainsi le sida était considéré comme une maladie banale liée à la pauvreté, la malnutrition et l’hygiène, excluant explicitement le sexe, aux conséquences intolérables, notamment en matière de mœurs masculines. Selon ce point de vue et pour contenir le fléau, la politique sanitaire du gouvernement avait d’abord préconisé l’ail et le jus de citron après les rapports sexuels, et de prendre une douche ou d’utiliser des pommades lubrifiantes. Le rejet des préservatifs, considérés comme non virils et l’instrument des Blancs, malgré les distributions gratuites, finissait de noircir un tableau déjà passablement désespérant.

Jacques Raymond, le médecin belge qui travaillait au dispensaire de Khayelitsha pour le compte de MSF, était sérieusement remonté : vaccins, dépistage, consultations à domicile, forum d’informations, Raymond arpentait le township depuis trois ans et ne comptait plus les morts. Neuman avait demandé à consulter la fiche de Simon Mceli et le médecin n’avait pas fait d’histoires — violence, maladie, drogue, la vie des enfants des rues ne valait rien sur le marché, pas même un serment d’Hippocrate…

Raymond avait une moustache rousse impressionnante, de fines mains jaunies par le tabac et un fort accent français. Il ouvrit le casier métallique de son cabinet et tira la fiche correspondante.

— Oui, dit-il bientôt, j’ai bien soigné ce gamin, il y a vingt mois… On en a profité pour faire un bilan, mais Simon n’était pas porteur du virus : le test de dépistage était négatif.

— D’après l’autopsie du légiste, reprit Neuman, le virus qu’il a contracté a muté à une vitesse peu commune.

— Ça peut arriver, surtout sur des constitutions faibles.

— Simon était en forme quand vous l’avez examiné, non ?

— Vingt mois, c’est long quand on vit dehors, répondit le Belge. Seringues infectées, prostitution, viols : les gosses des rues se droguent de plus en plus tôt, et avec les milliers de types qui s’imaginent guérir du sida en déflorant des vierges, ils sont souvent les premières victimes.

Neuman connaissait les chiffres des meurtres sur enfants — statistiques en flèche.

— Croyances encouragées par les sangomas du township, insinua-t-il.

— Bah, fit le médecin sans grande conviction : tous ne sont pas des arriérés… Il s’agit aussi de médecine traditionnelle… Le problème, c’est que n’importe qui peut se déclarer guérisseur : après, c’est une question de persuasion, de crédulité et d’ignorance. Les malades du sida sont considérés ici comme des parias ; la plupart sont prêts à croire n’importe quoi pour se soigner. Les microbicides n’ont pas tenu leurs promesses, ajouta-t-il avec amertume : avec nos campagnes pour le port des préservatifs, on prêche dans le désert…

Mais Neuman pensait à autre chose :

— C’est quoi, la période d’incubation : quinze jours ?

— Le sida ? Oui, à peu près… Pourquoi ?

Simon avait contracté le virus ces derniers mois : il était accro à la came qui circulait sur la côte. Nicole Wiese, Stan Ramphele, les tsotsis dans la cave, tous avaient succombé au cocktail dès les premières prises. Tous sauf De Villiers, le surfeur abattu par la police… Un doute le saisit. Neuman remercia le médecin belge sans répondre à sa question, croisa la file de malades qui attendait dans le couloir et quitta le dispensaire.

Myriam fumait sur les marches, les mains croisées sur ses genoux, faisant semblant de ne pas l’attendre.

— Bonjour ! lui lança-t-elle, des paillettes dans les yeux.

— Bonjour…

Mais le Zoulou passa devant elle sans presque la voir. Il rappela Tembo.

* * *

Epkeen avait laissé son portable allumé dans son pantalon, abandonné comme le reste sur le parquet de la chambre. Il vibra trois fois, avant de déclencher la sonnerie. Le réveil fêlé au pied du lit affichait sept heures trente du matin : Brian tâtonna dans la pénombre, trouva la cause de ses désagréments, vit le nom affiché et prit l’appel en chuchotant pour ne pas déranger la licorne qui dormait à ses côtés.

— Je vous réveille ? dit Janet Helms.

— Faites comme si je vous écoutais…

— J’ai poursuivi mes recherches au sujet de la maison sur la plage, annonça l’agent de renseignements. Le propriétaire est toujours injoignable mais j’ai obtenu quelques infos. D’abord le terrain : un hectare et demi en bordure de Pelikan Park, acheté il y a un peu plus d’un an. Aucuns travaux n’ont été envisagés pour rénover la maison mais des négociations sont en cours pour l’extension de la réserve voisine : le terrain pourrait donc se retrouver sous peu sur un site protégé, ce qui triplerait le prix du lot. Délit d’initié ou simple spéculation, ça reste difficile à déterminer. En tout cas, l’opération immobilière a eu lieu avec le maximum d’opacité : impossible d’obtenir le nom du propriétaire ou de la société acquéreuse, mais en remontant la filière, j’ai trouvé un numéro sur un compte aux Bahamas. Strictement confidentiel, comme vous le savez. Vous pouvez en toucher deux mots à l’attorney mais ça a peu de chances d’aboutir…

Epkeen essuya la tornade matinale et remit un peu d’ordre dans ses idées. Engager une procédure sur aussi peu d’arguments ne mènerait effectivement à rien, sinon à des mois de paperasserie aussi compliquée qu’inutile puisqu’un simple clic suffisait à transférer le compte dans un autre paradis fiscal.

— Le monde de la banque est vraiment à dégueuler, commenta-t-il.

— Si ça peut vous consoler, celui du renseignement aussi.

— Bof.

L’animal ailé bougea sous les draps.

— J’ai dressé une liste des 4x4 Pinzgauer Steyr Puch recensés dans la province, poursuivit-elle. Un parc privé d’une trentaine de véhicules, dont un quart seulement est de couleur sombre, soit huit véhicules. J’ai aussi dressé une liste de personnes ayant loué un modèle semblable ces dernières semaines. Si vous voulez y jeter un œil…

— OK, soupira-t-il.

Epkeen balança le portable sur la pile de livres en vrac qui constituait sa table de nuit, et reposa la tête sur l’oreiller.

— Dis donc, fit la voix à ses côtés, tu as de ces discussions le matin…

Tara devait avoir chaud sous les draps mais, le bras enroulé comme un serpentin autour de la couette, la jolie bête ne semblait pas décidée à bouger.

Brian l’avait retrouvée au bar de Greenmarket où elle lui avait donné rendez-vous. L’amazone l’avait ensorcelé avec son franc-parler, son esprit rieur et sa croupe cambrée comme à l’assaut du vide. Tara avait trente-six ans, un cheval en pension qu’elle montait aussi souvent qu’elle le pouvait, et travaillait en free-lance pour un gros cabinet d’architecte. Elle ne dit rien de sa vie privée, de ses goûts, de ses amours, sinon qu’elle aimait Radiohead et les types aux yeux vert d’eau dans son genre.

La fin du rêve s’était déroulée chez lui, dans la chambre à l’étage où ils avaient fait l’amour avec un sans-gêne qui, ce matin encore, les rendait tout familiers.

— Epkeen, dit-elle en émergeant des draps : ce n’est pas un nom afrikaner.

— Mon père était procureur sous l’apartheid, dit-il : à la majorité, j’ai pris le nom de ma mère.

Tara était issue d’une famille britannique libérale qui avait combattu les Boers lors de la guerre éponyme. Elle lui attrapa le bout du nez :

— Tu es un petit malin, toi…

Il était surtout complètement foutu d’elle.

— Tu as faim ? demanda-t-il.

— Hum hum…

Son sourire à angles aigus le poussa hors du lit. Il se leva, se demandant comment faisaient les femmes pour être si belles au réveil. Tara mata ses fesses tandis qu’il déambulait dans la chambre, à la recherche de ses vêtements éparpillés.

— Dis donc, estima-t-elle, pour un cheval au bout du rouleau, tu tiens le choc…

— En fait, c’est pas mon vrai corps.

— Il m’avait pourtant semblé, cette nuit…

Brian fila vers la cuisine, en proie au vertige après lequel il courait depuis l’adolescence. Il ne savait pas s’il avait été à la hauteur hier soir, s’il le serait un jour, s’il rêvait encore. Il prépara le petit déjeuner, copieux, divers, qu’il remonta fumant. Tara était dans la salle de bains. Il posa le plateau surchargé sur le lit, inonda de thé les œufs brouillés et passa un tee-shirt. Son parfum flottait dans la chambre, petite brise dans les rideaux… Tara sortit bientôt de la salle d’eau, habillée et aussi pimpante que la veille.

C’est à peine si elle jeta un œil au petit déjeuner.

— Je suis en retard, dit-elle : il faut que je file.

Son sourire isocèle semblait soudain figé.

— Là ? fit-il benoîtement.

Tara regarda sa montre :

— Oui, je sais, c’est un peu précipité comme adieux, mais j’ai complètement oublié que c’est à moi d’emmener les enfants chez la nourrice ce matin.

Adieux.

Nourrice.

Train fantôme.

— Je croyais que tu n’avais pas d’enfants ?

— Moi non, répondit-elle, mais mon mec si.

Tara attrapa une petite bouteille de parfum français, s’aspergea de deux traits discrets et le rangea aussi sec dans son baise-en-ville.

— Je sens bon ?

Elle lui tendait le cou, gracile, blanc — envie de mordre dedans.

— Du vrai picotin, dit-il.

Tara eut un petit rire qui ne cacha pas sa gêne.

— Bon, j’y vais.

— Tu devrais déjà être à demain, fit-il en masquant mal son amertume.

— Hum, acquiesça-t-elle comme si elle comprenait. En tout cas, hier c’était super.

Super.

Brian voulut lui dire que la moitié du plaisir était pour lui mais Tara déposa un baiser mélancolique sur ses lèvres, avant de disparaître comme une ville sous les bombes.

Une porte qui claque, et puis plus rien.

C’était fini les galopades, les courses contre l’écume. Ne restaient que la brise molle dans les rideaux, le café fumant sur les draps et l’impression d’être comme eux, complètement défaits…

Le portable vibra alors depuis la pile de livres : Epkeen voulut l’expédier à l’autre bout de l’Atlantique mais c’était Neuman.

— Ramène-toi, dit-il.

* * *

Epkeen traversa la haie de journalistes et de curieux agglutinés derrière les cordons bicolores de la police. Les vagues s’affalaient sur la plage de Llandudno, repartaient par paquets, couvrant l’horizon d’embruns affolés… L’art de la chute, c’était toute sa vie.

Neuman le vit arriver de loin, débraillé, maussade.

— Désolé pour le réveil, dit-il en le voyant.

Brian pensait toujours à Tara, aux stratégies fatales, et tout cet amour qui foutait le camp… Il se pencha sur le sable.

La jeune femme était étendue à deux mètres de là, les bras en croix, comme si elle venait de tomber du ciel. Un vol macabre : Epkeen détourna le regard du visage de la fille. Il n’avait pas déjeuné et la fuite de Tara lui retournait encore l’estomac.

— Un joggeur l’a trouvée ce matin, dit Neuman. Vers sept heures.

Une fille défigurée, qui reposait sur le dos. Les mains aussi étaient dans un sale état. Epkeen alluma une cigarette, une chape de cafard sur ses épaules.

— Tu n’aurais pas une fille vivante à me présenter ? dit-il pour se donner une contenance.

Ali ne répondit pas. Le vent soulevait les pans de la jupe, recrachait du sable ; Tembo s’affairait autour du cadavre, visiblement soucieux. L’équipe scientifique ratissait la plage. Une femme blanche, pas plus de trente ans, des cheveux blonds oxygénés, poisseux, un visage sans bouche, sans nez, sans rien… Des nuages noirs s’amoncelaient dans le ciel. Neuman fixait le bouillon de la mer toute proche. Une mouette sautilla à quelques encablures, inclina le bec vers le cadavre. Epkeen la chassa d’un regard mauvais.

— On sait qui c’est ? dit-il enfin.

— Kate Montgomery… Elle habite une des maisons au-dessus, avec son père, Tony.

— Le chanteur ?

— Hum.

Tony Montgomery avait eu son heure de gloire au milieu des années 90, un symbole de la réconciliation nationale : voilà pourquoi les journalistes affluaient…

— On n’a pas encore réussi à le joindre, fit Neuman, mais Kate travaillait comme styliste sur un clip. On vient d’avoir l’équipe de tournage, qui l’attend toujours… On a retrouvé sa voiture à deux kilomètres, un peu plus haut sur la corniche, mais pas son sac à main.

Tembo se dirigea vers eux, retenant son chapeau de feutre qui menaçait de s’envoler. Lui aussi faisait grise mine. Il livra ses premières conclusions d’une voix mécanique. Tous les coups avaient été portés au visage et à la tête : marteau, barre de fer, gourdin… L’arme du crime restait introuvable mais les similitudes avec Nicole Wiese semblaient évidentes. Même sauvagerie dans l’exécution, même type d’arme blanche. La mort se situait vers dix heures, la veille au soir. L’absence de traces de sang sur le sable laissait penser que le corps avait été transporté jusqu’à la plage. Le viol, cette fois-ci, était avéré.

Epkeen éteignit sa cigarette dans le sable, garda le mégot.

— Des traces de lutte ? demanda Neuman.

— Non, répondit le légiste, mais il y a des coupures à la taille, des marques anciennes… Quelques jours pour les entailles les plus récentes, des semaines pour les autres.

— Des traces rectilignes ?

Ali songeait aux marques étranges trouvées sur le corps de la première victime. Tembo secoua doucement la tête :

— Non. Les coupures sont peu profondes, probablement faites au cutter… Les ongles en revanche ont été tailladés. Par un couteau visiblement… Venez voir.

Ils s’agenouillèrent près du cadavre. Le bout des doigts était grossièrement mutilé. Tembo désigna le haut du crâne.

— Une mèche de cheveux aussi a été coupée, dit-il.

Neuman maugréa. Mèche de cheveux, rognures d’ongle : n’importe quel sangoma pouvait se procurer ce type d’ingrédients à moindres frais… Il vit le chemisier déchiré de la jeune femme, où le sang avait séché. Les bretelles du soutien-gorge étaient sectionnées, le torse lacéré.

— Scarifications ?

— On dirait plutôt des lettres, fit Tembo. (Il souleva le chemisier à l’aide d’un crayon.) Ou des chiffres taillés dans la peau… Vous voyez les trois « o » ?

Le sang avait coagulé sur son poitrail mais les entailles, plus sombres, étaient visibles.

Ololo, déchiffra Neuman.

— C’est quoi, réagit Epkeen : du xhosa ?

— Non… Du zoulou.

Nous vous tuons : le cri de guerre des ancêtres, repris par la frange dure de l’Inkatha.

8

Un orage tropical s’abattit sur Kloof Nek. Epkeen actionna les essuie-glaces de la Mercedes. Tara qui lui claquait comme une bulle entre les doigts, la fille massacrée sur la plage, la presse people sur la piste du tueur, les conneries qu’ils allaient raconter, il vivait une matinée de merde. La situation avait tendance à se répéter ces temps-ci. Contrecoup de la mort de Dan ? Il avait soudain envie de prendre des vacances, des grandes, de se tirer loin de ce pays qui pissait le sang, du monde assiégé par la finance et les élites (ré) actionnaires, et crever d’amour avec la dernière venue en se soûlant dans un de leurs palaces à la con, comme dans les bouquins de Fitzgerald… Au lieu de quoi, il remonta les lacets de Tafelberg qui menaient au téléférique et trouva une place parmi l’enfilade de voitures garées le long de la route.

La pluie martelait l’asphalte au pied de la Table Mountain, dont on devinait à peine le sommet dans les brumes ouatées. Il coupa les Girls Against Boys qui maltraitaient les enceintes de l’autoradio, donna une pièce au gamin au dossard criard qui gérait les stationnements et courut jusqu’aux boutiques de souvenirs où les touristes trempés attendaient le téléférique.

On pouvait grimper jusqu’en haut par les sentiers escarpés, mais la pluie et les attaques qui s’étaient multipliées ces derniers mois avaient fini par dissuader les plus téméraires. Ceux qui se pressaient là étaient globalement gras, rougeauds, attifés comme des farmers à une noce ; Epkeen voyait tout en noir, alors qu’un bout de ciel bleu pointait sous l’anthracite. Enfin le téléférique se mit en marche. La cabine rasa les flancs à pic, un kilomètre de dénivelé sous le cliquetis des appareils numériques. Poussés par le vent, les nuages enfumaient les sommets, qu’ils atteignirent bientôt. Epkeen laissa les touristes à leur point de vue imprenable sur la ville et, sans un regard pour l’océan dégringolé, prit le sentier qui menait à Gorge Views.

Tony Montgomery avait chanté la réconciliation nationale et plusieurs de ses tubes avaient fait le tour de la planète. Loving Together, A New World, Rainbow of Tears, chantés en plusieurs langues — comme le nouvel hymne sud-africain — avaient fait de lui une star. Epkeen trouvait les paroles de ses chansons sirupeuses à souhait, sa musique carrément à chier, mais ses intentions louables l’avaient rendu populaire. Montgomery avait une fille unique, Kate, qu’il tenait loin des flashs.

Kate Montgomery avait vingt-deux ans. Elle résidait à Llandudno, sur la côte est de la péninsule, et travaillait comme styliste sur un clip — Motherfucker, un groupe local de Death Metal — tourné au sommet de la Table Mountain…

Une lande plate et verdoyante s’étendait parmi les joncs ; Epkeen croisa un écureuil gris et suivit la flopée de papillons qui l’escortaient sur le sentier. Le lieu du tournage se situait deux kilomètres après les rochers, délimité par des barrières métalliques ; deux cerbères noirs croisaient les mains devant leur sexe, lunettes profilées et moues blasées, qui se déridèrent à peine en voyant sa plaque.

Contrairement à ce qu’il avait imaginé, ni l’orage ni le meurtre de la styliste n’avaient arrêté le tournage : une dizaine de personnes s’affairaient autour des tentes dévastées, des décors balayés — notamment un zébu baroque aux cornes de diable en papier mâché qui gisait, cul par-dessus tête. On sortait le matériel des bâches, les gamelles, dans la plus grande agitation. Il slaloma entre les flaques. Plus loin, une bande de chevelus au look gothico-metal pointait leur barbiche, maquillés comme des Batgirls mal dégrossies. Le premier gueulait que sa guitare était pleine de flotte, qu’elle allait l’électrocuter : les autres trouvaient ça carrément tordant.

— Qui est le responsable ici ? demanda Epkeen à la première venue, une petite boulotte au coupe-vent jaune fluo.

— Monsieur Hains ? Il doit être à la production, mais vous trouverez son assistante quelque part… Tenez, la voilà, fit-elle en désignant une blonde auburn qui discutait avec le chef machiniste.

Ruby.

Ruby en robe moulante barbotant dans la boue… Elle se retourna en sentant sa présence, eut une seconde de stupéfaction et le foudroya de ses yeux verts.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Et toi ?

— Je travaille, figure-toi !

Dix mois qu’ils ne s’étaient pas vus. Elle avait le teint cuivré et laissé pousser ses cheveux, mais ce n’est pas sa robe de communicante, son maquillage et ses escarpins crottés qui allaient changer son allure de garçonne en guerre contre le monde.

— J’ai déjà quatre abrutis qui puent la bière sur le dos, s’impatienta Ruby, qu’est-ce que tu veux ?

— Te parler de Kate Montgomery, dit-il : c’est moi qui suis chargé de l’enquête.

— Merde.

— Ouais, acquiesça-t-il. Personne ne m’a prévenu que tu faisais partie de l’histoire, mais à partir de maintenant tu oublies l’homme de ta vie et tu réponds au détective : OK ?

Le soleil revenu illuminait sa peau de sable.

— OK ?! insista-t-il en la tirant à l’écart.

— Oh ! Pas la peine de gueuler !

— Tu le fais exprès, on dirait… Bon, plus vite on commencera, plus vite on aura fini.

Ruby était d’accord.

— Dans ce cas, j’exige d’être vouvoyée, dit-elle.

Epkeen ne soupira même pas.

— C’est vous la responsable du tournage ?

— Oui.

— Régisseuse ?

— Assistante de production, précisa-t-elle.

— C’est pareil, non ?

— Vous êtes là pour ergoter sur mon métier ou pour enquêter ?

— Kate, vous la connaissiez bien ?

— Un peu.

— Vous avez déjà travaillé ensemble ?

— Non, c’était la première fois.

— Vous la connaissiez donc de manière privée.

— Kate venait de temps en temps dîner à la maison, parmi d’autres amis. C’est tout.

— Des amis de quel genre ?

— À mi-chemin entre l’opposé et l’inverse de vous.

— Des gens du show-biz, j’imagine.

— Des gens bien, insinua-t-elle.

— Quand s’est terminé le tournage hier soir ?

— Vers sept heures… Le soleil déclinait.

— Kate, vous l’avez vue quand pour la dernière fois ?

— Justement vers sept heures. Nous sommes descendues ensemble par le téléférique.

— Elle allait rejoindre quelqu’un ?

Ruby repoussa ses mèches chahutées par le vent des hauteurs.

— Je n’en sais rien. Kate ne m’a rien dit. Ou plutôt si, se ravisa-t-elle : qu’elle allait se coucher tôt. On avait une grosse journée de tournage le lendemain.

— C’est votre boîte qui a embauché la styliste ?

— Oui. Kate a commencé le tournage hier, comme les autres.

Ruby ne fumait plus : elle broyait méthodiquement une allumette tirée de sa boîte.

— Elle avait un rapport particulier avec des membres de l’équipe ? demanda Epkeen.

— Vous voulez dire anal ?

— Très marrant. Je crois d’ailleurs me souvenir que vous étiez une fervente pratiquante.

— Mufle.

— Vous êtes excusée pour ce débordement mais ce sera le seul. Alors : Kate avait-elle des rapports privilégiés avec un ou des membres de l’équipe ?

— Non !

— Elle prenait de la drogue ?

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— Le milieu du show-biz est un aspirateur à coke, ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant.

— Je ne travaille pas dans le show-biz, grinça Ruby.

— Vous vivez pourtant avec le dentiste des stars ; vous devez avoir des dîners passionnants avec des présentateurs de télé, des mannequins, voire des publicitaires…

Ruby prétendait détester la vulgarité du fric et la plupart des gens qui allaient avec.

— Vous voulez en venir où, inspecteur Gadget ?

Les yeux de Ruby brillaient méchamment.

— Kate ne vous a pas paru différente ces derniers temps ? continua-t-il.

— Non.

— Irritable ? Impatiente ?

— Non.

— Vous lui connaissez un amant ?

— Pas spécialement.

— Ça veut dire quoi, qu’elle en changeait souvent ?

— Comme toutes les filles de vingt-deux ans qui ne font pas la connerie de tomber amoureuses du premier venu.

Vingt-deux ans : l’âge de Ruby quand il l’avait rencontrée au concert de Nine Inch Nails. Une autre vie.

— Kate avait des préférences ? Un type d’homme particulier ?

— Je ne sais pas.

— Des hommes noirs ?

— Je vous ai dit que je n’en savais rien.

— Vous dînez souvent avec des gens que vous ne connaissez pas ?

Ruby haussa un sourcil, finement dessiné au crayon. Pas d’autre réaction.

— Alors ?

— Kate avait vingt ans de moins que moi, s’échauffa-t-elle, et c’était une fille angoissée qui ne se livrait pas. Il faut vous répéter les choses dix fois avant que vous compreniez ?

— Dix-huit fois, répondit-il : c’est la théorie de John Cage.

— Vous vous intéressez à l’art conceptuel maintenant ?

Ils échangèrent un sourire caustique.

— Personne n’a cherché à joindre Kate hier ? reprit Epkeen.

— Pas à ma connaissance.

— Elle vous avait déjà parlé d’un ancien petit copain ?

— Non.

— Un rendez-vous quelconque ?

— Non, souffla Ruby. Je vous répète que nous avions une grosse journée de tournage. On s’est séparées sur le parking, je suis partie chercher les licols au club hippique et je ne l’ai plus revue…

Epkeen eut un frisson malgré le soleil revenu.

— Des licols ?

— Vous savez, ces sortes de grandes laisses qu’on met aux chevaux pour qu’ils arrêtent de s’exciter, ironisa-t-elle.

— Et alors ?

— C’est dans le script du clip, expliqua l’assistante de production : « des furies s’abattent sur les quatre démons de la nuit, leur passent un licol au cou et les fouettent pour qu’ils traînent leur reine… ». Vous n’aimez pas l’imaginaire du Death Metal, lieutenant ?… Vous aimez pourtant ça, faire le cheval, non ?

Un doute l’envahit. Énorme.

Tara.

Leur rencontre inopinée sur la plage.

Leur nuit d’amazone.

Brian connaissait son démon par cœur : le sourire à deux têtes qu’arborait Ruby était trop beau pour être honnête. Elle avait engagé Tara pour le séduire, elle avait loué une call-girl pour lui faire tourner la tête et l’abandonner, comme une trace de foutre dans les draps…

— Quelque chose ne va pas, lieutenant ?

Ruby souriait toujours, avec l’indifférence criminelle de la chatte devant la souris.

— Quel club hippique ? demanda-t-il.

— Noordhoek.

Epkeen chassa ses sueurs chaudes — Noordhoek : rien à voir avec la plage de Muizenberg, où il avait rencontré la cavalière… Bon Dieu, il commençait à devenir complètement paranoïaque avec ces histoires.

— Quel véhicule avait Kate lorsque vous l’avez quittée ? se reprit-il.

— Un coupé Porsche.

On avait retrouvé la voiture sur la corniche, à deux kilomètres de sa maison… Plantée dans la brise, Ruby le regardait d’un air laconique.

— C’est tout ce que vous pouvez me dire ?

— Je fais le maximum, rétorqua-t-elle.

— Ça ne fait pas lourd, mademoiselle.

— Madame, rectifia-t-elle.

— Ah oui ? Depuis quand ?

— Vous ne croyiez quand même pas que j’allais vous inviter à mon mariage ! railla-t-elle avec gourmandise.

— J’aurais amené des fleurs en fer, dit-il, les yeux papillonnants.

— Vous connaissez si bien la sensibilité des femmes… Maintenant, si vous avez une question intelligente à poser, trouvez-la vite, parce que j’ai quatre spécimens de votre genre à manager, la pluie a mis en l’air le décor et nous sommes en retard sur le planning.

The show must go on.

— Quoi the show must go on ?! l’imita-t-elle très mal.

— La mort de Kate ne semble pas beaucoup vous émouvoir.

— J’ai malheureusement déjà fait le deuil de pas mal de choses…

Une perle de tendresse s’échoua au milieu des brisants.

— Je reviendrai sans doute vous poser quelques questions, dit-il.

L’équipe technique se mettait en place. Ruby haussa les épaules :

— Si ça vous amuse…

Une rafale les fit vaciller. Brian secoua la tête.

— Ça s’arrange pas, toi, hein ?

* * *

Soixante mille sangomas exerçaient en Afrique du Sud, dont plusieurs milliers dans la seule province du Cap : sacrifices, émasculations, enlèvements et torture d’enfants, les meurtres les plus abominables étaient régulièrement commis sous prétexte de guérison miraculeuse, la plupart du temps du fait de brûleurs d’encens ignorants et barbares.

La mèche de cheveux et les ongles rognés laissaient penser que le tueur cherchait à confectionner un muti, un remède, ou une potion magique quelconque. Un muti… Pour soigner quoi ? Après les déclarations malheureuses de la ministre de la Santé au sujet du sida, c’est l’Afrique entière qui était discréditée avec ce genre d’histoires…

Neuman avait fouillé dans le CRC (Criminal Record Center, l’organe de police répertoriant les criminels des dernières décennies), notamment concernant des données spécifiques aux crimes rituels : plusieurs centaines officiellement, lors des dix dernières années. Des milliers en réalité : enfants mutilés, bras, sexe, cœur, organes arrachés, parfois à vif pour un surplus d’« efficacité », testicules, vertèbres vendus à prix d’or sur le marché des superstitions, le musée des horreurs battait son plein, avec une foule d’incrédules anonymes pour tueurs par procuration et des statistiques en hausse constante. Il n’avait rien trouvé.

L’équipe scientifique avait investi la villa de Montgomery sans relever de traces d’effraction. Le système de sécurité fonctionnait et rien n’avait été volé. Kate n’avait donc pas eu le temps de passer chez elle après le tournage, ou alors elle était entrée en compagnie du tueur, ce qui paraissait peu probable : on aurait pu les voir ensemble, à commencer par la caméra à l’entrée, dont les bandes s’avéraient être vierges. Le coupé Porsche qu’elle conduisait avait été retrouvé sur le bord de la route, à deux kilomètres à peine de la maison. Comme pour Nicole, le tueur avait choisi un endroit isolé, sans témoin potentiel : la route de la corniche quittait Chapman’s Peak et serpentait parmi la végétation avant d’atteindre le village très chic de Llandudno. Pas d’autres empreintes que celles de la victime à bord du véhicule. Le tueur l’avait interceptée sur la corniche. Ou Kate s’était arrêtée de son plein gré et ne s’était pas méfiée, comme Nicole Wiese. D’après les infos récoltées par Epkeen, la styliste aurait dû arriver à Llandudno aux alentours de sept heures et demie du soir. Sa mort remontait à dix heures : qu’avait-elle fait durant ce temps ? Le tueur l’avait-il droguée, de sorte qu’elle n’offre aucune résistance ? Deux heures où il l’avait séquestrée, afin de préparer son sacrifice, ololo, « nous vous tuons », sous-entendu les Zoulous…

Zaziwe : « espoir »…

Association d’idées, hasard, coïncidence ? Neuman sentit le piège. Il était là, sous ses yeux. Une tentation divine, un appel, dont l’écho semblait résonner depuis toujours. Un piège où il tombait…

Zina Dukobe avait été un membre actif de l’Inkatha et sillonnait depuis dix ans le continent avec son groupe de performeurs : elle n’apparaissait dans aucune organisation politique depuis les élections démocratiques mais tous ses musiciens étaient, ou avaient été, en contact avec le parti zoulou. Neuman dressa la liste des tournées du groupe en Afrique du Sud, les dates de résidence, et les compara aux multiples crimes non élucidés durant ces périodes. Après recoupements des fichiers de la CID (la police judiciaire) et des différentes forces de sécurité, il constata que six homicides avaient eu lieu à Jo’burg durant leur séjour (2003). L’une des victimes, Karl Woos, était le directeur d’une prison de haute sécurité durant l’apartheid : on l’avait trouvé chez lui, mort, empoisonné au curare, probablement victime d’une prostituée.

Neuman approfondit les recherches et tomba bientôt sur une autre affaire non élucidée : Karl Müller, ancien commissaire de police à Durban, retrouvé dans sa voiture au bord d’une route secondaire, une balle dans la tête — son revolver avait été retrouvé près de lui, sans lettre expliquant un éventuel suicide (14 janvier 2005). La troupe s’y était rendue à la même époque : ils avaient joué une semaine dans les clubs de la ville avant de repartir, le lendemain du meurtre…

Bamako, Yaoundé, Kinshasa, Harare, Luanda, Windhoek : Neuman élargit les recherches dans toutes les villes où le groupe zoulou s’était produit. Les données étaient inexistantes ou difficiles d’accès. Enfin, il releva la trace d’une mort suspecte à Maputo, au Mozambique : Neil Francis, un officier des services secrets de l’apartheid reconverti dans le commerce de diamants, le crâne fracassé au pied d’une falaise.

Août 2007 : la troupe de Zina était restée dix jours sur place…

Neuman recollait les petits morceaux perdus au fond de lui quand il reçut le mail de Tembo. Le légiste avait fait une analyse complémentaire concernant De Villiers, le surfeur accro à la came tué lors du braquage : d’après les échantillons de sang gardés en stock, De Villiers avait contracté le HIV.

Le virus s’était développé depuis peu mais, comme pour Simon, de manière spectaculaire : espérance de vie inférieure à six mois.

L’intuition de Neuman était la bonne, ce qui ne le rassura pas. Il y avait quoi dans cette dope : la mort ? Quoi d’autre ?

* * *

Le township, à force de grossir, avait fini par atteindre la mer.

Les gamins venaient ainsi jouer au foot sur la plage, pour la plus grande joie des touristes en minibus qui, via un tour-opérateur et une visite éclair du township, se rachetaient une bonne conscience à moindre frais. On n’en voyait aucun dans les boîtes noires des quartiers populaires de Cape Town — les seules où vous étiez fouillé à l’entrée —, ni d’ailleurs le moindre Blanc, au grand dam de la jeunesse locale.

C’est là, en bordure des dunes qui séparaient la plage des camps de squatteurs, que Winnie Got avait vu Simon pour la dernière fois, avec les traîne-savates qui constituaient sa bande : Simon mort, ces gosses étaient les derniers témoins de l’affaire… Neuman gara sa voiture au bout de la piste et marcha vers l’océan bouillonnant. Les cris des gamins, portés par le vent, s’entendaient de loin. Le sable de la plage était d’un blanc aveuglant sous le soleil. Une meute en short courait après une boule de mousse en partie dévorée. On n’avait pas le temps de se faire des passes, c’était mêlée générale aux quatre coins du terrain et clameurs spectaculaires à chaque dégagement ; les goals se dandinaient entre deux pulls jetés sur le sable, en attendant.

L’ombre du Zoulou passa sur le poids plume qui gardait ses buts invisibles.

— Je cherche deux enfants, fit Neuman en montrant la photo de Simon : des gamins de la zone, qui doivent avoir dans les dix-douze ans.

Le petit goal recula d’un pas.

— L’un d’eux est plus grand, avec un short vert. Ils traînaient avec ce gars-là, Simon… On m’a dit qu’ils venaient jouer au foot avec vous.

Le gamin regardait Neuman comme s’il allait le tacler à la gorge.

— Je… je sais pas, m’sieur… Faut demander aux autres, fit-il en désignant la cohue.

Ils étaient une trentaine à s’étriller joyeusement sous le soleil.

— Il est à qui le ballon ?

— Nelson, répondit le poids plume. Celui qui a le maillot des Bafana Bafana…

L’équipe nationale, pas très en forme à ce qu’il paraît, malgré la Coupe du monde qui se profilait.

La confusion la plus totale régnait autour de la sphère de mousse : Neuman dut confisquer l’objet convoité pour se faire entendre. Enfin il prit le dénommé Nelson à part, aussitôt entouré de ses joueurs, et leur expliqua le but de sa recherche. Les gosses se pressaient autour de lui comme s’il avait des bonbons. On fit d’abord des mines d’ignorants mais la photo raviva les souvenirs. La bande avait traîné quelque temps sur la plage, ils avaient même essayé de jouer au foot ensemble mais les gars de la zone faisaient les durs, le genre à piquer le ballon…

— Ils sont venus quand, la dernière fois ? demanda Neuman.

— J’sais pas, m’sieur… Quinze jours, trois semaines…

Nelson reluquait le ballon que le géant tenait sous son bras — c’était le sien et ils n’en avaient pas d’autre.

— Combien d’enfants avec Simon ?

— Trois ou quatre…

— Tu peux me les décrire ?

— Je me souviens d’un grand avec un short vert… Il se faisait appeler Teddy… Y en avait un autre, plus petit, avec une chemise de l’armée.

— Une chemise kaki ?

— Oui.

— Quoi d’autre ?

— Bah…

Les gamins chahutaient dans son dos, s’envoyaient des vannes en argot.

— Ils n’avaient pas un signe particulier ? insista Neuman. Un détail sur le visage, des tatouages…

Nelson se concentra.

— Le plus petit, dit-il enfin, celui qu’avait la chemise militaire : il avait une cicatrice dans le cou. Là, fit-il en désignant l’amorce maigrichonne de ses trapèzes. Le genre cicatrice recousue soi-même !

Les autres s’esclaffèrent en se tapant sur les cuisses, se bousculant de plus belle.

— Rien d’autre ? demanda Neuman.

— Ho, m’sieur ! s’esclaffa Neslon. J’suis pas une camera Divix !

Les gosses n’avaient plus d’yeux que pour le bout de mousse. Neuman le balança loin, par-dessus les têtes. Les petits déguerpirent illico en hurlant, comme si chacun venait de marquer un but.

* * *

Neuman arpenta les public open spaces, ces zones d’étendue sablonneuse envahies de broussailles où se réfugiaient les criminels. Il croisa quelques fantômes, des rejetés des townships ou des camps de squatteurs, sans obtenir de renseignements au sujet des gamins. Le vent qui balayait la zone effaçait tout, jusqu’au souvenir des morts.

Neuman marcha vers les dunes pelées, ne vit plus que des canettes de Coca vides, des emballages en plastique, des goulots de bouteille servant de pipe pour se défoncer au tik ou au Mandrax. L’endroit était vide, inquiétant, un paysage lunaire où n’erraient pas même les chiens, de peur de se faire bouffer… Le reste de la bande traînait pourtant quelque part… Ils avaient fui le camp de squatteurs et la plage trois semaines plus tôt, et personne ne les avait revus. Simon s’était réfugié dans le township voisin, où il avait grandi, seul. La bande s’était donc scindée. Ils avaient fui pour échapper aux dealers : Neuman avait croisé deux d’entre eux sur le chantier. Epkeen avait abattu Joey mais son compère ne figurait pas parmi les cadavres retrouvés dans la cave : le boiteux…

Neuman retourna vers la piste qui longeait le no man’s land. Sa voiture attendait sur la caillasse chauffée à blanc, des mirages éthyliques sur le capot ; il déclencha l’ouverture à distance.

Un gamin sortit alors du fossé voisin. Un petit Noir d’une douzaine d’années, avec un tee-shirt crasseux et des semelles en pneu. Il provoqua un petit éboulis en remontant du fossé, fit un pas vers Neuman mais resta à distance. Ses cheveux crépus étaient gris de poussière. Il tordait un bout de fil de fer entre ses mains sales, chassa les mouches qui couraient autour de ses yeux.

— Bonjour…

Des yeux malades qui, en coulant, avaient formé des croûtes jaunâtres.

— Bonjour.

Le gamin, bizarrement, ne demandait pas de pièces : il le jaugea de loin, près du fossé où il attendait, triturant son bout de fil de fer. Neuman eut un sentiment de malaise, encore diffus. Il lui faisait penser aux lapins atteints de myxomatose, qui restaient là sans bouger, en attendant la mort…

— Tu vis ici ? demanda Ali.

Le gamin fit signe que oui. Son pantalon de jogging était déchiqueté aux mollets et il n’avait pas de casquette. Neuman sortit la photo de Simon.

— Tu as déjà vu ce garçon ?

Le gosse éloigna les mouches de ses orbites, fit signe que non.

— Il fait partie d’une bande de gamins des rues : un grand avec un short vert et un plus petit, avec une chemise de l’armée et une cicatrice dans le cou…

— Non, dit-il. Jamais vu…

Sa voix n’avait pas mué mais le regard qu’il lui lança n’était plus celui d’un enfant.

— Vingt rands, sir… (Le petit loqueteux posa la main sur son pantalon.) Vingt rands pour une pipe, ça vous dit, sir ?

* * *

Josephina était l’une des « mères » du Bantu Congregational Church, une congrégation des Églises de Sion implantée dans le township : méprisant les prières toutes faites des Européens, les sionistes chantaient ensemble, le plus fort possible, sans jamais cesser de danser.

Neuman se fraya un chemin parmi la foule et trouva sa mère devant l’estrade, parmi d’autres chanteuses transies d’amour. Josephina secouait son prodigieux embonpoint, louant le Seigneur avec une ferveur à la mesure du prêcheur qui, ce soir, donnait son show ; le public reprenait en chœur, extatique… Ali resta un moment à observer sa mère, le front inondé de sueur, souriant au vide bleu. Elle paraissait heureuse… Une bouffée de tendresse lui serra le cœur. Il se souvenait du 27 avril, le jour des premières élections démocratiques, quand ils étaient allés ensemble au bureau de vote de Khayelitsha… Il revoyait la file de gens apprêtés comme pour un mariage, des Noirs et des métis qui faisaient la queue en demandant à ceux qui revenaient de l’isoloir s’ils n’avaient pas eu de problèmes — on avait peur de se tromper de candidat (ils étaient dix sur la liste), de ne pas faire la croix au bon endroit, ou qu’elle dépasse du cadre, ce qui annulerait le vote, on se méfiait de l’encre sur les doigts[34], des empreintes digitales qu’on pouvait laisser sur la feuille de vote, dont on disait qu’elles pouvaient les trahir — si l’on votait pour l’ANC, qui dit que les autorités ne jetteraient pas les sympathisants en prison ?! Il revoyait Josephina entrer dans l’isoloir avec sa liste de candidats, toute tremblante, et du cri d’horreur qu’elle avait poussé : la pauvre s’était trompée, elle avait coché la case de Makwethu, premier sur la liste des candidats, dont les cheveux gris ressemblaient à ceux de Madiba[35]. On avait calmé ses cris de désespoir en lui donnant un autre bulletin, que Josephina s’était appliquée à remplir comme il convenait, sans déborder du cadre, mais elle avait repassé tant de fois sur sa croix qu’elle avait troué le papier… Il se souvenait des visages, des cartes d’identité qu’on serrait, les doigts exsangues, des gens qui votaient en pleurant, ceux qui paraissaient ivres en sortant de l’isoloir, et de la fête indescriptible qui avait suivi le résultat des élections, quand même les grand-mères étaient sorties dans la rue avec leurs couvertures pour se mêler aux danses et au tonnerre de klaxons…

Cette tête de mule de Josephina avait raison. Simon était mort avec les bêtes en serrant la photo de sa mère : leur destin était une part du sien, cette part d’Afrique pour laquelle son père et lui s’étaient battus.

Il attendit la fin du prêche pour l’entraîner dehors.

Des gens endimanchés les saluèrent avec un respect un peu comique tandis qu’ils sortaient de l’église de Gxalaba Street, bras dessus bras dessous.

— J’ai entendu les nouvelles à la radio tout à l’heure, lâcha Josephina sur le ton de la confidence : au sujet du nouveau meurtre, et des marques laissées sur le cadavre… C’est vrai ce qu’on dit à propos de ce Zoulou ?

— Oui : comme pour la mort de Kennedy.

— Hi hi !

Ali grommela — l’info avait filtré dans les médias : comment avaient-ils su ?

Pendue à son bras comme une croche, Josephina éventa sa longue robe blanche. Ils parlèrent de Simon et la rue devint beaucoup moins gaie. Ali expliqua les circonstances de sa mort, le sida, la poudre qui l’avait intoxiqué, le reste de la bande disparu dans la nature, et qu’il fallait retrouver : sa mère écoutait son grand fils en opinant, mais elle pensait à autre chose…

— Oui, dit-elle bientôt : Simon devait se sentir bien faible pour s’attaquer à une personne comme moi… Il savait que je m’occupe des plus défavorisés : c’était aussi un appel au secours.

— Drôle de façon de demander de l’aide.

— Il allait mourir, Ali…

Deux grosses rides lézardaient son front.

— Les gosses qui traînaient avec lui ont été vus en bordure du camp de squatteurs il y a une quinzaine de jours, dit-il : probablement des immigrés. Le plus grand a un short vert, Teddy, l’autre une chemise kaki et une vilaine cicatrice dans le cou. Ils se sont volatilisés et je pense qu’ils se cachent quelque part dans le township : une de tes copines les a peut-être vus.

La congrégation s’occupait des malades du sida, qu’on cachait par crainte des rumeurs, des malédictions jetées sur la famille, et qu’on laissait pourrir là. Les ramifications des femmes bénévoles pouvaient rayonner sur tous les Cape Flats, les langues se délier plus sûrement qu’avec la police.

— Je vais en parler autour de moi, assura Josephina. Oui : je vais m’occuper de ça dès maintenant…

— Je te demande de passer le mot à tes copines, tempéra son fils, pas de courir à travers le township. Tu intègres l’information ?

— Dis tout de suite que je suis malade ! s’offusqua Josephina.

— Tu es malade, maman. Et vieille.

— Hi hi !

— Je suis sérieux : Simon se défonçait et ces gosses aussi. Ils sont sans doute malades, mais ils ne doivent pas être approchés, c’est bien compris ? Je veux juste les localiser.

Josephina sourit en caressant son visage, comme elle le faisait quand il était petit, pour l’apaiser.

— Ne t’en fais pas pour ta vieille mère, je suis en pleine forme ! fit-elle en le parcourant de ses mains craquelées. Toi, par contre, tu devrais dormir plus : tu as de la fièvre et on ne voit plus que des cernes sous tes beaux yeux…

— Je te rappelle que tu es à moitié aveugle.

— On ne trompe pas une mère si facilement !

La mama se hissa sur ses escarpins dorés pour embrasser son roi zoulou.

Il partit à la nuit tombée, le cœur au fond d’un puits.

* * *

Les tentures étaient tirées sur les backrooms. Une odeur d’encens un peu écœurante flottait dans la pièce exiguë. La lumière était réduite à un spot rouge. Il se tenait allongé sur la table capitonnée, les bras repliés ; des bras durs comme du tank, que la jeune femme massait à grand renfort d’onguents parfumés.

— Détendez-vous, dit-elle.

La masseuse avait beau huiler sa belle mécanique, défragmenter les orages bloqués sous sa peau, l’homme lui renvoyait des blocs d’influx qu’elle continua d’encaisser sans broncher — au moins il avait fini par fermer les yeux… Elle malaxa les muscles de ses épaules, fit des cercles savants, descendit le long de ses reins, ses fesses, remonta lentement, écartant ses parties charnues, qu’elle attendrit bientôt en longues caresses lubrifiées. La fille stoppa enfin son manège érotique, contempla son chef-d’œuvre et, fourbue, disparut derrière les tentures.

Il entendit à peine les pas qui se rapprochaient de la table — des pas légers… une fille qui ne devait pas peser cinquante kilos : l’avait-elle déjà vu ici ?

Elle posa ses objets métalliques sur la tablette et prit place au-dessus de lui.

— Vous vous sentez bien ?

Non.

— Oui.

— Bien…

La fille fit le tri entre ses ustensiles. Les images se succédaient toujours sous ses paupières closes, des images de mort, de feu, de coups qui pleuvaient sur lui, écartelé, mais les larmes ce soir encore tombaient du mauvais côté ; elles lui coulaient en dedans.

Il ne dormirait pas. Ou peut-être. Ou tout à l’heure. Ou jamais. Avec Maia étaient parties ses dernières illusions. Il n’en voulait plus… Il n’en voulait plus qu’à Zina. Elle l’avait enchanté : ses yeux de nuit étoilée, sa grâce d’animal libre, la poudre et la braise sous ses pas, il aimait tout, et au-delà… Il étouffait dans son armure. Sa peau ne valait rien. Il se sentait comme une bête au zoo : il tournait en rond, dans sa cage, comme les souris de Tembo…

La fille avait saisi un objet sur la tablette, qu’elle maniait avec une habilité presque clinique ; au bout de l’insomnie, il se laissa pénétrer.

9

Bois précieux, béton teinté, baies en aluminium, murs de verre, les maisons bâties sur la colline verdoyante de Llandudno étaient toutes l’œuvre d’architectes. Tony Montgomery était rentré d’Osaka via Tokyo et Dubaï. Le chanteur avait annulé la tournée de galas qui, après l’Asie, devait le mener en Europe et aux États-Unis, coupant court à la campagne de promotion de son dernier album (A Love Forever, la maison de disques ne s’était pas foulée).

Montgomery avait le genre de cinquantaine vanté par les magazines masculins, une vie de VIP parcourant le village global et des mains manucurées qui, ce matin, ne savaient plus s’occuper. Stevens, son garde du corps et chauffeur, l’avait prévenu de la visite d’un officier de police, un grand type aux cheveux chiffonnés que la star écouta à peine. Epkeen l’avait trouvé au bord de sa piscine, drapé dans un kimono de soie qui descendait sur ses cuisses bronzées, en proie à la plus grande confusion. Montgomery revenait de la morgue où il avait identifié sa fille et une torpeur macabre le clouait à l’océan, qu’il fixait sans but depuis la terrasse de la villa. Le fait qu’il n’ait pas vu Kate depuis quatre mois finissait de l’anéantir. Tony Montgomery était rarement en Afrique du Sud, les tournées mondiales s’enchaînaient, si bien qu’ils n’avaient pour ainsi dire aucune connaissance en commun…

Epkeen plongea la main dans la piscine pour se rafraîchir un peu, en mit la moitié sur son calepin. Il avait interrogé les proches de Kate, sa tante, une foldingue en Prada complètement à côté de ses pompes, Sylvia, une ancienne copine toxico, l’équipe de tournage, qui ne savait rien, des voisins qui n’avaient rien vu, d’autres gens qui s’en foutaient…

— Comment se fait-il que la mère de Kate ne se soit pas manifestée ? demanda-t-il.

— Elle s’est toujours désintéressée de sa fille…

— À ce point-là ?

— Helen vit à Londres depuis des années, expliqua Montgomery. Nous nous sommes séparés à sa naissance.

— C’est vous qui en avez eu la garde ?

— Oui.

— Avec vos tournées ? feignit de s’étonner Epkeen.

— Je n’étais pas connu à l’époque.

— Vous voulez dire que Kate a été abandonnée par sa mère ?

— En quelque sorte.

L’Afrikaner acquiesça : voilà qui expliquait bien des choses…

— Vous savez si votre fille se droguait ?

— Bah… J’imagine que Kate prenait parfois un peu de cocaïne pour faire la fête, comme tous les jeunes de son milieu… Je suis malheureusement mal placé pour vous renseigner.

— Vous parliez de quoi ?

— Surtout de son travail… Ça marchait bien, le stylisme.

Il aurait dit la même chose du marché de la banane.

— Vous lui présentiez des gens ?

— Non. Kate savait se débrouiller toute seule.

— Des amies, ou des compagnes, à qui elle aurait pu se confier ?

— Il est de notoriété publique que je suis homosexuel.

— Vous en avez de la chance… Vous ne connaissez donc personne qui puisse me renseigner sur votre fille ?

— Malheureusement, non.

— Et ses petits copains, elle vous en parlait ?

— Kate était pudique avec moi, répondit son père. Je crois que ça ne l’intéressait pas beaucoup, les garçons…

Epkeen alluma une cigarette.

— On pense que votre fille a été victime d’un tueur en série, dit-il, un Zoulou qui appartiendrait à un gang du township. Il y a une histoire de trafic de drogue là-dessous. Une personne a dû servir d’intermédiaire, ou de complice…

— Ma fille n’est pas une délinquante, affirma Montgomery, si c’est ça que vous insinuez.

— C’est aussi ce que disait Stewart Wiese à propos de sa fille… Vous le connaissez ?

— Stewart Wiese ? Oui, je l’ai croisé une fois, il y a des années, après la victoire en Coupe du monde…

Les deux jeunes femmes ne se connaissaient pas, il avait vérifié.

— Aucune raison pour qu’on vous en veuille, à vous ou à Wiese ?

— Hormis le fait que nous soyons connus ?

— Je veux votre avis, pas celui des tabloïds.

— Non… (Montgomery secoua son brushing.) On peut en vouloir à mon argent, mais pas à Kate. Kate est innocente. C’était une jeune femme tout ce qu’il y a de plus normale.

— Votre fille a séjourné dans une maison de repos, fit remarquer Epkeen : trois mois d’après la fiche de l’établissement. Une première fois à l’âge de seize ans, la deuxième fois à dix-huit.

Montgomery reprit des couleurs.

— De l’histoire ancienne, répondit-il.

— Cure de désintoxication ?

— Non, une cure de repos.

— On est si fatigué que ça à seize ans ?

— Les crises d’adolescence, ça ne vous dit rien ? C’est vieux de toute façon, s’agaça-t-il. Et je ne vois pas le rapport avec le meurtre de ma fille.

Le chanteur n’avait pas l’habitude qu’on lui parle sur ce ton. Il était entouré de gens qui toute la journée lui rappelaient à quel point il était formidable.

— Arrêtez de me prendre pour une majorette, Montgomery, dit-il. Votre fille a fait deux cures dans un établissement spécialisé et, à cet âge, il n’y a pas trente-six possibilités : ou elle se droguait, ou elle a attenté à ses jours. Voire les deux. Kate n’allait pas bien, désolé de vous l’apprendre : on a retrouvé des dizaines de coupures sur son corps, des blessures qu’elle s’infligeait régulièrement. Cutting, dans le jargon : tentative de retour à la réalité afin d’éviter l’effondrement psychique total… (Epkeen lui cracha la fumée de sa cigarette au visage.) Parlez ou je vous noie dans votre piscine en or.

— Un problème, monsieur Montgomery ? s’enquit Stevens.

— Non, non…

Le glouglou de la piscine dissipa le soupir de la star.

— La mère de Kate était une actrice talentueuse mais quelque peu… spéciale. Je croyais qu’elle avait compris que fonder une famille n’était pas mon truc, mais Helen est tombée enceinte et a voulu garder l’enfant en croyant me garder… Comme ma carrière commençait à décoller, Helen est repartie en Angleterre en me laissant le bébé sur les bras… C’était sa vengeance… Kate a voulu revoir sa mère à l’adolescence mais ça s’est mal passé.

— Elle a commencé alors à se droguer, l’aida Epkeen. Elle a pu replonger.

— Je ne sais pas…

— Vous l’avez internée après une tentative de suicide, c’est ça ?

— C’est arrivé une fois, répliqua Montgomery, je ne voulais pas que ça se reproduise.

— Pourquoi le cacher ?

— Quoi ?

— Que votre fille est une ancienne toxico dépressive.

— Une cure de repos et un suivi psychologique ont permis à Kate de s’en sortir, dit-il : je ne vois pas matière à faire de la publicité autour de cette affaire !

— Je cherche à savoir quel genre de proie était votre fille, répliqua Epkeen. Quelqu’un l’a attirée dans un piège. Kate était vulnérable et la drogue semble la piste la plus évidente.

Montgomery tripotait nerveusement sa chevalière de diamant.

— Écoutez, lieutenant, dit-il enfin. Si je n’ai pas toujours été là, je sais deux ou trois choses sur ma fille : Kate a eu une enfance et une adolescence difficiles, j’ai essayé de lui offrir les meilleures écoles, ça n’a pas été joyeux tous les jours, mais Kate s’est battue, et elle s’est reconstruite toute seule. La drogue ne l’intéressait plus. Elle voulait vivre sa vie, c’est tout. Elle voulait vivre, vous comprenez ?

— Oui : à coups de cutter.

* * *

Brian ne croyait pas beaucoup au hasard, plutôt à la conjonction des trajectoires. Il rentrait au central après son entretien avec Montgomery quand, sortie comme un obus de son bureau, Janet Helms lui tomba littéralement dans les bras.

— Vous avez eu mon message ?!

Il recula pour faire le point :

— Non.

— J’ai repéré un véhicule qui pourrait correspondre à ce que vous cherchez, annonça l’agent de renseignements : un 4x4 de marque Pinzgauer Steyr Puch, modèle 712K, filmé par la caméra d’une station-service la nuit du drame.

La mort de Fletcher. Les yeux ronds de Janet étaient rouges de mauvais sommeil mais la tristesse avait fait place à une forme d’excitation. Il la suivit jusqu’au bureau voisin.

— La station-service en question se situe sur Baden Powell, la route qui longe False Bay jusqu’à Pelikan Park, expliqua-t-elle en tapant sur le clavier de son ordinateur. À trois heures douze du matin… On ne distingue pas le visage du conducteur derrière les vitres fumées et la plaque est illisible.

Epkeen se pencha vers les bandes grisâtres de l’écran. La carrosserie était sombre. On ne voyait que les mains du conducteur, un Blanc visiblement, ou un métis…

— J’ai mené des recherches, poursuivit Janet : aucun Pinzgauer de ce modèle n’a été déclaré volé ces derniers temps. J’ai bien trouvé un 4x4 de ce type volé dans la province du Natal il y a deux mois, et un autre à Jo’burg en fin d’année, mais tous les deux ont été brûlés après des braquages de transport de fonds. J’ai donc recensé les Pinzgauer en circulation…

Baden Powell était à deux kilomètres à peine de la maison, accessible par la piste.

— Le 4x4 se dirigeait dans quelle direction quand on l’a filmé ? demanda Epkeen.

— L’ouest. C’est-à-dire vers Cape Town.

Soit le chemin opposé à celui des townships.

— L’un de ces propriétaires est d’origine zouloue ?

— Non, j’ai vérifié. Si l’on en croit la couleur, enchaîna-t-elle, seuls trois véhicules correspondent au signalement. J’ai appelé les agences de location concernées mais aucune n’a loué ce modèle le jour du meurtre de Dan. Quant aux entreprises privées, elles ne sont que trois à en utiliser : une agence de tourisme spécialisée dans les safaris, mais le véhicule était indisponible toute la semaine concernée. Il reste un vignoble dans la vallée près de Franschoek, que je n’arrive pas à joindre, et ATD, une entreprise de sécurité et de police privée. Ça vaudrait peut-être le coup d’aller y jeter un œil…

Epkeen acquiesça — Janet Helms sentait le lilas.

* * *

Neuman ne savait pas qui avait vendu la mèche aux médias (d’après le coroner, la moitié du service vendrait la date de sa mort au premier venu, et l’autre moitié à celui qui mettait un zéro de plus sur le chèque) mais les révélations autour du meurtre de Kate Montgomery eurent, en pleine campagne anti-crime, un effet désastreux. La sauvagerie de l’exécution, le viol, la mèche et les ongles fétiches, la revendication tribale gravée en lettres de sang sur le corps d’une jeune Blanche : le mythe du « Zoulou » pouvait germer dans les rédactions.

Première ethnie du sous-continent africain, les Zoulous avaient traumatisé leur époque en massacrant un régiment anglais[36] — avant d’être passés par les armes. Chargés de défricher les territoires hostiles, les pionniers boers avaient combattu les Zoulous avec la même âpreté, avant de les parquer dans les bantoustans de l’apartheid.

Ololo, « nous vous tuons », était interprété comme un avertissement et une menace à l’encontre de la population blanche, la réminiscence d’une forme d’ethnocide sortie d’un esprit malade, celui du tueur.

Les meurtres ravivaient un passé trouble, volontairement occulté au nom de la réconciliation nationale. La chute du Mur, l’inéluctabilité de la mondialisation et la personnalité hors norme de Mandela avaient eu raison de l’apartheid et des guerres intestines — tout le monde se souvenait de l’accession au pouvoir du leader de l’ANC, quand le Xhosa avait levé les bras de ses pires adversaires, De Klerk l’Afrikaner et Buthelezi le Zoulou, en signe de victoire. Nicole Wiese et Kate Montgomery étaient les enfants de deux symboles, le champion du monde de la première équipe multiraciale et la voix de la nation arc-en-ciel : s’y attaquer était simplement inacceptable. Entre les lignes des rédactions les plus conservatrices, il y avait en filigrane la salissure historique du viol d’une Blanche par un Noir, cette vieille idée de promiscuité où biologie et politique se mêlaient. Les soupçons de viol et de corruption qui pesaient sur Zuma, le leader le plus populiste de l’ANC, n’arrangeaient pas les choses…

Neuman sortait d’une entrevue houleuse avec le chef de la police quand il reçut le rapport détaillé de Tembo : l’arme qui avait tué Kate Montgomery était un manche de pioche, un bâton ou une sorte de casse-tête (des éclats de bois étaient incrustés dans le crâne de la victime). On n’avait pas trouvé de traces de sperme mais celles de la came en circulation, qui avait mis la jeune femme dans un état d’hébétude avancée. On l’avait attachée et bâillonnée à l’aide de ruban adhésif. Le crime était similaire à celui de Nicole Wiese, si ce n’est l’étrange mixture collée aux cheveux de Kate : un mélange d’herbes.

Il ne s’agissait pas d’une concoction d’iboga, comme le légiste l’avait d’abord cru, mais de deux plantes et d’une racine, l’uphindamshaye, l’uphind’umuva et le mazwende. Mixées sous forme de poudre, elles formaient la base de l’intelezi, un rituel zoulou d’avant combat.

L’intelezi pouvait être inséré sous la peau sous forme de poudre, ou gardé à macérer dans la bouche, avant d’être craché au visage de l’adversaire. C’est ce qui était arrivé à Kate…

Le regard de Neuman brûla d’une lueur mauvaise : en crachant sur sa victime, ce cinglé venait de leur livrer son ADN.

* * *

La salle électrique, le mur de son grondant sur la scène enfumée, un larsen comme une sirène hurlante, des images de massacre projetées sur des plaques de métal, Soweto 76, les émeutes de 85, 86, des visages de pendus, des suppliciés, Zina en transe sous le battement des tambours, son grand corps fumant, et ses yeux de folle qui le poursuivaient depuis toutes ses nuits…

— Faites attention, lança-t-elle en le voyant devant sa loge, ou vous allez devenir comme cette pauvre Nicole…

Le 366 était le club de Long Street où le groupe se produisait ce soir-là. Zina savait qu’Ali reviendrait — ils revenaient tous.

— Il ne s’agit plus de Nicole mais de Kate, dit-il : Kate Montgomery… Vous êtes au courant ?

Elle souffla, exaspérée, poussa la porte de la loge et la referma derrière lui.

— Pourquoi vous venez me parler de cette fille ?

Zina attrapa la serviette sur la coiffeuse et essuya ses bras trempés de sueur. Neuman sortit un papier plié de sa poche.

— J’aimerais que vous jetiez un œil à ça, dit-il.

— C’est quoi, une déclaration d’amour ?

— Non. Le résumé du rapport d’autopsie.

— Vous savez toujours aussi bien parler aux femmes.

— Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur quelqu’un comme vous.

— Comment dois-je le prendre ?

— Ça dépend pas mal de votre appréciation, dit-il en lui tendant la feuille.

La danseuse parcourut le document d’un air désinvolte.

— Rognures d’ongles, mèches de cheveux, commenta-t-elle, c’est le kit minimum pour un remède de charlatan. Un muti, qu’il cherche à se confectionner… Oh ! Je vois aussi qu’il y a des plantes savantes, uphindamshaye, uphind’umuva, mazwende… Vous manquez de botanistes chez les flics ?

— Je manque surtout de coupables.

— Ce n’est pas ça qui manque en Afrique du Sud.

— Vous êtes une inyanga, n’est-ce pas : une herboriste…

— Je croyais que je fabriquais des potions pour midinette ?

— Je me suis trompé sur votre compte.

— Moi aussi, si ça peut vous rassurer.

Non.

— Ces plantes savantes forment la base d’un intelezi ? demanda-t-il.

— Pourquoi posez-vous des questions dont vous connaissez les réponses ?

— C’est mon métier, figurez-vous. Alors ?

— Oui, répondit Zina : un rituel zoulou d’avant combat.

— Vous pouvez m’en dire plus ?

La danseuse chercha dans ses yeux mais ils ne réfléchissaient plus rien.

— La composition de l’intelezi varie selon qu’on cherche à affaiblir l’adversaire ou à renforcer son arme, dit-elle. D’après la composition de celui-ci, je dirais qu’il a servi à réduire la force de son adversaire.

— Massacrer des gamines à coups de massue, on ne peut pas appeler ça un combat.

— Ce n’est peut-être pas avec des gamines qu’il cherche à se mesurer, fit-elle remarquer.

— Avec qui : la police ?

— Vous, le gouvernement, les Blancs aux commandes de la machine. Si votre type se prend pour un guerrier zoulou, c’est qu’il se sent de taille à défier le monde entier.

Neuman ne savait pas si c’était la dope qui donnait au tueur ce sentiment d’invincibilité, s’il comptait ramener son muti à un des sangomas du township, s’il s’attaquait à ces filles par racisme, lâcheté ou folie pure : son regard se perdait sur les motifs orange de la moquette.

— Vous avez peur de quoi ? lui lança-t-elle.

Il redressa la tête.

— Pas de lui en tout cas.

— Vos mains tremblent, fit-elle.

— Peut-être. Vous voulez savoir pourquoi ?

— Oui.

Les jambes de Neuman se dérobaient, pourtant immobiles.

— J’ai une liste de crimes commis dans les villes où vous avez tourné, lâcha-t-il tout de go, vous et votre groupe : au moins trois meurtres non élucidés, tous concernant d’anciens hauts fonctionnaires ayant exercé sous le régime de l’apartheid.

La danseuse serra sa serviette autour de son cou. Elle ne s’attendait pas à ça. Ses yeux lui avaient menti. Il ne l’aimait pas. Il lui tendait des pièges. Il la traquait, depuis le début.

— C’est avec un de vos philtres d’amour que vous avez empoisonné Karl Woos ? relança-t-il.

— Je ne suis pas une mante religieuse.

— Woos, Müller et Francis n’ont pas témoigné à la Commission Vérité et Réconciliation, dit-il : vous les avez liquidés à cause de l’impunité dont ils ont bénéficié ? Vous continuez à régler vos comptes avec le passé ?

Zina reprit sa posture d’ancienne militante.

— Vous parlez à un fantôme, monsieur Neuman.

— Vous avez tué au nom de l’Inkatha ?

— Non.

— Vous pourriez tuer au nom de l’Inkatha ?

— Je suis zouloue.

— Moi aussi : je n’ai jamais tué en tant que tel.

— Vous l’auriez fait pour l’ANC, siffla-t-elle. Vous l’auriez fait pour venger votre père.

Elle savait ça.

— Vous militez toujours pour l’Inkatha, dit-il doucement. Du moins officieusement…

— Non : je danse.

— Un sucre pour attirer les guêpes.

— Je déteste le sucre.

— Vous mentez toujours.

— Et vous, vous délirez : je danse, que ça vous plaise ou non.

— Oui, vous dansez… (Neuman fit un pas vers la coiffeuse, où il l’avait acculée.) Votre prochaine cible est ici, à Cape Town ? Vous l’avez déjà approchée ?

— Vous délirez, répéta-t-elle.

— Ah oui ?

Un bref silence satura l’air de la loge. Zina attrapa ses mains brûlantes de fièvre et, sans fléchir, posa ses lèvres sur les siennes. Neuman ne bougea pas quand elle introduisit sa langue dans sa bouche : il était la cible…

Zina l’embrassait, les yeux grands ouverts, quand la sonnerie du portable retentit dans sa poche.

C’était Janet Helms.

— J’ai trouvé l’ADN du suspect dans les fichiers, dit-elle.

* * *

Sam Gulethu, né le 10/12/1966 dans le bantoustan du KwaZulu. Une mère sans profession, décédée en 1981, un père mort deux ans plus tôt dans les mines. Quitte son village natal à l’adolescence avant d’errer en quête d’un pass pour travailler en ville. Accusé du meurtre d’une adolescente en 1984, purge une première peine de six ans à la prison de Durban. Intègre les rangs des vigilantes de l’Inkatha en 1986, lors de l’état d’urgence[37], jusqu’à la fin du régime séparatiste. Soupçonné de plusieurs meurtres d’opposants lors de la période trouble précédant les élections démocratiques, Gulethu est amnistié en 1994. On retrouve sa trace en 1997, condamné à six mois de prison ferme pour trafic de stupéfiants, puis à deux ans pour vols avec violence — peines purgées à la prison de Durban. Migre dans la province du Cap, où il se lie à divers gangs du township de Marenberg. Trafic de marijuana, racket dans les bus, les trains. De nouveau condamné, en 2002, cette fois-ci à six ans de détention pour agressions avec violence aggravée, séquestration et actes de torture — peine purgée à la prison de Poulsmoor. En ressort le 14/ 09/2006. Ne se rend à aucun des rendez-vous fixés par les services sociaux de Marenberg, où il était censé élire domicile. Activités de sangoma inconnues. A probablement réintégré un des gangs du township. Signes distinctifs : peau du visage grêlée, une incisive manquante à la mâchoire inférieure, tatouage d’araignée sur l’avant-bras droit…

Neuman fixait l’écran de l’ordinateur de Janet Helms, qu’il avait aussitôt rejointe au commissariat central. Marenberg : le township où vivait Maia, le tatouage, Pouslmoor… Les informations se télescopaient. Malgré des zones d’ombre, la piste Gulethu semblait la bonne. Les vigilantes qui avaient maintenu l’ordre dans les bantoustans à coups de bâton étaient le plus souvent restés dans les townships : mal vus, désœuvrés, ils finissaient par tomber dans les bras des bandes armées et des mafias qui s’y étaient implantées. Gulethu avait pu monter un nouveau gang à sa sortie de prison, avec ce qui traînait dans la rue — anciens miliciens, enfants-soldats, putes, junkies… Gulethu et Sonny Ramphele avaient séjourné dans la même prison de Poulsmoor, le Zoulou devait être au courant du trafic sur la côte ; il avait monté un business avec le petit frère en vue d’écouler sa came auprès de la clientèle blanche, plus lucrative que ces éclopés du township. Stan avait dû lui faire une réflexion au sujet de son tatouage, et de sa phobie des araignées… Le jeune Xhosa avait pu lui servir de rabatteur pour Nicole Wiese, moyennant argent, sans savoir qu’il allait la tuer. Stan « suicidé », qui avait livré Kate Montgomery aux mains du Zoulou ?

Les yeux de Neuman ne pouvaient se détacher de la photo anthropométrique sur l’écran. Gulethu n’était pas laid : il était effrayant.

10

Hout Bay était le port de pêche le plus important de la péninsule. Les premiers bateaux revenaient du large, une nuée de mouettes dans leur sillage. Epkeen salua la colonie d’otaries qui nichait dans la baie, longea le pittoresque Mariner’s Wharf et les restaurants de fruits de mer qui bordaient la plage, et gara la Mercedes devant les stands du marché.

Des femmes aux robes chamarrées installaient leurs jouets en bois avant l’arrivée des touristes. L’agence ATD se situait un peu plus loin, au bout des quais. Une agence de sécurité parmi les plus importantes du pays. Nom du responsable de Hout Bay : Frank Debeer.

Epkeen passa les entrepôts de réfrigération où des ouvriers noirs attendaient le butin du jour et se dirigea vers l’agence, un bâtiment à colonnades isolé de l’activité du port. Il n’y avait personne devant l’enseigne, rien qu’une Ford aux couleurs de l’entreprise qui rôtissait dans la cour. Il marcha jusqu’au hangar voisin et poussa la lourde porte coulissante : une autre Ford bariolée guettait dans la pénombre, cachant à peine la ligne sombre d’un 4x4 Pinzgauer.

Des hirondelles avaient niché sous les poutres métalliques. Epkeen approcha du véhicule, actionna la portière : fermée. Il se pencha sur les vitres teintées : impossible de voir l’intérieur. La carrosserie était comme neuve, sans traces de peinture fraîche… Il inspectait les rares marques de terre sur les pneus quand une voix retentit dans son dos :

— Vous cherchez quelque chose ?

Un gros Blanc en treillis bleu arrivait de la cour : Debeer, un Afrikaner entre deux âges avec des lunettes de soleil réfléchissantes et une panse à vider des caisses de Castel à la chaîne. Epkeen présenta sa plaque aux hirondelles.

— C’est vous Debeer ?

— Oui, pourquoi ?

— Ce joujou est à vous ? fit-il en désignant la bagnole.

L’autre cala ses pouces sous son ventre bedonnant.

— À l’agence, dit-il. Pourquoi ?

— Il sert souvent ?

— Pour les patrouilles. Je vous ai demandé pourquoi.

— Et moi je vous demande de changer tout de suite de ton : c’est quoi, ces patrouilles ?

Le regard qu’ils échangèrent valait la pax americana en ce début de millénaire.

— Le boulot, grogna Debeer. On est une agence de sécurité, pas une agence de renseignements.

— La police privée est censée collaborer avec la SAP, rétorqua Epkeen, pas lui chier dans les bottes. J’enquête au sujet d’un homicide : c’est vous le boss, alors vous allez me répondre avant que je foute le feu à votre agence. Elles consistent en quoi, vos patrouilles ?

L’Afrikaner remonta sa bedaine comme un bébé fuyant.

— On rayonne sur toute la péninsule, dit-il. Ça dépend des appels qu’on reçoit. Les cambriolages, c’est pas ça qui manque.

— Vous patrouillez la nuit ?

— Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, rétorqua Debeer : c’est marqué sur toutes les enseignes.

Les hirondelles se mirent à piailler sous les poutres du hangar.

— Qui a utilisé ce véhicule, le jeudi de la semaine dernière ? demanda Epkeen.

— Personne.

— Comment vous pouvez le savoir sans consulter vos fiches ?

— Parce que c’est moi qui l’utilise, dit-il.

— Ce véhicule a été filmé sur Baden Powell à deux heures du matin, annonça Epkeen, jeudi dernier.

Du bluff.

Debeer fit une moue qui n’arrangea pas son double menton.

— Possible… C’est moi qui étais de nuit la semaine dernière.

— Je croyais que personne n’avait utilisé le Pinzgauer ?

— Personne d’autre que moi.

Ce type jouait au con.

— Vous avez reçu un appel pour une urgence ? demanda Epkeen.

— On n’attend pas que les gens se fassent dévaliser pour patrouiller, rétorqua le responsable.

— Vous avez donc patrouillé ce soir-là le long de Baden Powell.

— Si vous le dites.

Debeer, les testicules en avant, prenait sa vessie pour une lanterne. Epkeen croisa son reflet dans ses lunettes m’as-tu-vu : pas brillant.

— Vous patrouillez seul ?

— J’ai besoin de personne pour faire mon boulot, assura le gros Afrikaner.

— Vous ne fonctionnez pas en binôme ?

— On passe plus de temps à constater les effractions : des fois, un ça suffit.

Moins de main-d’œuvre égale plus de profits, quitte à saloper le travail : un classique de l’époque qui ne le convainquait pas beaucoup. Epkeen tira une photo de sa veste en toile.

— Vous reconnaissez cette maison ?

Debeer aurait lu cinq lignes de chinois avec la même inspiration :

— Connais pas.

— Une maison dans les dunes, en bordure de Pelikan Park. Elle n’est protégée par aucune entreprise de sécurité : bizarre pour une maison isolée, non ?

Il haussa les épaules :

— Si les gens aiment se faire cambrioler, c’est leur choix.

— Cette maison est dans votre secteur : personne n’a cherché à démarcher les propriétaires ?

— Je suis chef d’agence, pas commercial, renifla Debeer.

— Vous avez pourtant la gueule du type qui ment comme il respire.

— Je respire pas : c’est pour ça qu’on m’a donné ce poste.

Une matraque, un portable et son arme de service pendaient contre ses hanches larges.

— Vous êtes un ancien flic, n’est-ce pas ? lança Epkeen.

— C’est pas vos oignons.

— On peut jeter un œil au véhicule ?

— Z’avez un mandat ?

— Z’avez une raison de ne pas me montrer ce qu’il y a à l’intérieur ?

Debeer hésita un instant, émit un son désagréable avec sa bouche et sortit une clé de sa poche. Les feux du Pinzgauer clignotèrent.

Ça sentait le produit à chiottes dans le 4x4. L’arrière avait été aménagé de manière à transporter des marchandises. Epkeen inspecta l’habitacle ; tout était propre, pas le moindre résidu dans le cendrier, ni même un brin de poussière sur le tableau de bord…

— Vous trimbalez quoi dans cette bagnole ?

— Ça dépend de l’intervention, répondit Debeer dans son dos.

On tenait à huit à l’intérieur. Epkeen s’extirpa du véhicule.

— Vous l’avez nettoyé dernièrement ?

— C’est pas interdit, que je sache.

— C’est marrant, dit-il en se tournant vers la Ford, l’autre véhicule est hyper-cradingue.

— Et alors ?

La sueur formait des auréoles sous son uniforme. Epkeen sentit son portable vibrer dans la poche de son treillis. Il sortit du hangar pour prendre la communication — c’était Neuman — en jetant un œil noir sur le chef d’agence.

— Tu es où ? lança le Zoulou, à l’autre bout des ondes.

— À Hout Bay, avec un con.

— Laisse tomber. On a reçu un cadeau. Rejoins-moi au commissariat d’Harare, abrégea-t-il.

Epkeen bougonna en rangeant son portable. Debeer le toisait derrière ses lunettes réfléchissantes, à l’ombre du hangar, les pouces coincés dans sa ceinture.

* * *

Une odeur désagréable flottait dans le bureau de Walter Sanogo, à peine dissipée par les pales du ventilateur. Neuman et Epkeen se tenaient devant lui, silencieux pour le compte. Le chef du commissariat sortit le sac plastique de la glacière à ses pieds, et le posa avec précaution sur le bureau. Il y avait une sphère à l’intérieur, une tête humaine, dont on devinait les traits négroïdes sous le sinistre barbouillage du plastique…

— Trouvée ce matin dans une poubelle du commissariat, dit Sanogo d’une voix neutre.

Il dénoua les anses du sac plastique et découvrit la tête décapitée d’un jeune Noir, les lèvres et les pommettes tuméfiées, qui les fixaient avec un rictus monstrueux. Ses paupières closes avaient été coupées dans le sens de la longueur, ne laissant qu’une fente sanguinolente en guise de regard. Un regard au rasoir… Le Chat s’était un peu amusé, avant d’offrir la dépouille à son maître.

— Un cadeau de Mzala ? fit Neuman.

— Ça en porte la griffe.

Walter Sanogo pensait peut-être faire de l’esprit.

Neuman s’agenouilla à hauteur de la tête : il avait croisé ce gamin sur le chantier dix jours plus tôt, avec Joey… Le boiteux.

— Vous connaissez cet homme ?

— Non, répondit le flic du township. Il doit venir de l’étranger, ou des camps de squatteurs…

— Je l’ai croisé à Khayelitsha il y a une dizaine de jours, dit Neuman. Il en voulait au gamin qui a agressé ma mère…

Sanogo haussa les épaules.

— J’ai envoyé une patrouille vers les dunes des Cape Flats pour retrouver le reste du corps, dit-il : c’est souvent là que les loups abandonnent leurs charognes.

Neuman regarda la tête décapitée sur le bureau, ses paupières découpées…

— Dans ce cas, allons dire deux mots au chef de meute…

* * *

Mzala jouait aux fléchettes dans le salon privé du Marabi. Le shebeen déjà plein de gueules jetées mille fois contre les murs, sourds aux insultes que Dina leur balançait comme des os à des oiseaux de proie.

— Vous allez picoler un peu, tas de vermine ! C’est pas un hammam ici !

La shebeen queen vit alors le grand flic noir dans l’entrée, les constables de Sanogo qui suivaient au grand complet, et relâcha la pression sur les buveurs. Neuman traversa la foule hébétée, Epkeen balayant ses arrières.

— Vous…

— La ferme, je t’ai déjà dit.

D’un regard, Neuman tassa la tenancière derrière son comptoir. Il dépassa le pilier et tira la cloison métallique qui menait au salon privé des Americans. Un ventilateur bruyant brassait l’air enfumé. Trois types affalés sur des paillasses attendaient leur tour pour jouer : concentré devant la cible, Mzala semblait en phase de repos.

— Mon cadeau vous a plu ? lança-t-il en même temps que sa fléchette sur la cible.

On était loin du mille.

Deux tsotsis aux yeux rubiconds sortirent du couloir et encadrèrent le chef du gang. Epkeen les garda en ligne de mire — ils avaient une arme sous leur chemise. Les trois autres semblaient roupiller sous leurs paupières. Sanogo se tint contre la cloison métallique, près de la shebeen queen venue à la rescousse.

— D’où sort cette tête ? demanda Neuman.

— Pas loin d’ici : du côté de Crossroad, à la bordure du township, où il cherchait à écouler sa came… Mauvaise idée, ajouta Mzala avec un sourire en bois.

Il allait lancer une nouvelle fléchette mais Neuman se posta devant la cible :

— Alors vous lui avez coupé la tête.

Le tsotsi prit un air contrit qui lui allait comme un nez de clown.

— J’ai rien contre les flics, dit-il, mais j’aime pas trop apprendre ce qui se passe chez moi par le trou du cul de la voisine. Votre histoire, ça m’a presque empêché de dormir : comme quoi le territoire des Americans serait pas étanche… (Il fit claquer sa langue.) Vous êtes évolué, vous, vous comprenez ce que c’est la propriété privée… Il fallait leur envoyer un signal fort à ces bâtards d’étrangers.

— La mafia nigériane ?

— Faut croire. Ces chiens-là, vous en chassez dix, il en revient cent.

Le Chat souriait, énigmatique.

— Comment tu sais qu’ils sont nigérians ?

— Ils parlaient le dashiki entre eux, et ça pousse comme le chiendent ces gangs-là : z’avez qu’à demander au Captain, fit-il en désignant du nez le flic près de la cloison.

Sanogo ne broncha pas. Deux constables se tenaient à l’entrée du shebeen, les autres surveillaient les buveurs de la salle.

— Qui est leur chef ? demanda Neuman.

— Un de ces putains de négros, j’imagine.

— Tu lui as découpé les paupières au rasoir, ce n’était pas simplement pour le plaisir. Alors ?

Le tsotsi essuya la paume de sa main sur son tee-shirt blanc défraîchi.

— J’ai pas demandé leurs noms, mon frère : c’était rien que des chiens de Nigérians… Un territoire, ça se partage pas : encore moins celui des Americans.

Aucun mouvement hostile pour le moment. Epkeen passa un œil par la fenêtre à barreaux qui donnait sur un coin de la rue : dehors les gosses en short chahutaient à distance, tenus par les bras des aînés.

— Où est le reste du corps ? demanda Neuman.

— On l’a renvoyé d’où il venait, ce fils de pute ! fit Mzala, bombant le torse devant sa cour : de l’autre côté de la voie ferrée…

La ligne séparait Khayelitsha des camps de squatteurs.

— Le gang vient de la zone ?

— Faut croire, mon frère.

— Qu’est-ce qu’ils foutent sur votre territoire ?

— Je vous ai dit : ils cherchent à écouler leur came.

— Quelle came ?

— Du tik. En tout cas c’est ce que le gars nous a dit… Il avait plus de raisons de mentir, ajouta-t-il avec un sourire sournois. Ces hyènes prospectaient par chez nous, depuis un petit moment apparemment… Ça se fait pas, z’êtes d’accord. On est des Americans, nous, pas le genre à partager.

— Tu sais que tu fais de l’humour ? (Neuman lui tendit la photo de Gulethu.) Ce type-là, tu connais ?

— Bah…

— Gulethu, un tsotsi d’origine zouloue. Il a écumé les gangs des townships avant de faire un séjour à l’ombre. Il a plusieurs meurtres sur les bras, notamment deux filles blanches.

— C’est lui, le Zoulou dont parlent les journaux ?

— Ne me dis pas que tu sais lire.

— J’ai des filles qu’ont appris pour moi, dit-il en se tournant vers la métisse qui mollissait sur le sofa. Pas vrai, ma grosse, que tu en connais un rayon en lecture ?!

— Ouais, répondit la courtisane, la poitrine débordant de son body rouge : j’ai même la Bible écrit sur mon cul !

On rit grassement. Les seins de la fille trépidaient en cadence.

— Alors ? s’impatienta Neuman.

— Non, répondit Mzala : jamais vu ce type-là.

— Le reste du gang, il se cache où ?

— Dans les Cape Flats, un ancien plaza shop d’après le gars, près de la voie ferrée… Je suis pas allé voir. Ça pue la merde par là-bas.

Mzala souriait de ses dents jaunes quand soudain les vitres volèrent en éclats. Les deux policiers postés à l’entrée furent criblés de balles avant de pouvoir brandir leur arme, l’enseigne et la porte pulvérisées. Un pick-up débâché pila à hauteur du shebeen : les trois hommes grimpés à l’arrière l’arrosèrent d’une pluie de feu. Les clients reculèrent sous l’impact des projectiles qui fusaient à l’intérieur ; un homme tomba face contre terre, un autre s’écroula devant le comptoir, la nuque brisée. Les plus vigoureux refluaient en bousculant les poivrots éberlués, se frayant un passage à coups de poing : une rafale arracha la mâchoire d’un policier pris dans la bousculade, qui poussa un cri sauvage. Neuman s’était jeté à terre. Les corps tombaient autour de lui, tandis qu’on se réfugiait vers la salle de jeu. Des tirs de AK-47. Pris de panique, d’autres cherchaient à s’enfuir par les fenêtres où les tueurs les cueillaient, renvoyant des pantins sanguinolents à l’intérieur. Neuman chercha Epkeen, le trouva au ras du sol, le.38 à la main. Terré contre le mur, Mzala braillait des ordres dans son téléphone portable. Les clients se précipitaient près de la cloison métallique, mitraillés à bout portant : les balles pleuvaient toujours dans une explosion de plâtre, verres, bouteilles, panneaux publicitaires… Mzala et ses hommes se postèrent à la fenêtre du salon privé et firent feu à leur tour.

Sanogo et ses hommes s’étaient repliés dans la confusion la plus totale, sept agents en uniforme, dont un blessé au menton déchiqueté que soutenait une jeune recrue terrorisée. Les balles fusaient au-dessus du comptoir où Dina se tenait cachée, les mains sur la tête. Neuman rampa au milieu du tumulte et suivit Epkeen par la porte de service. D’autres tirs claquèrent alors dans la rue, faisant écho aux râles des blessés.

Sur le qui-vive, les Americans avaient aussitôt rappliqué pour une contre-attaque éclair : ils pilonnèrent le pick-up à l’arrêt devant leur QG, stoppant net le déluge de feu.

Epkeen et Neuman surgirent dans la cour du shebeen, une impasse où s’amoncelaient des cagettes et des bassines de maïs concassé. Ils avisèrent les toits de tôle ondulée et grimpèrent à la gouttière. Les passants effrayés s’étaient enfuis, on entendait des cris depuis les ruelles voisines. Les trois Noirs à l’arrière du Toyota avaient fait volte-face et répondaient maintenant aux tirs des Americans venus à la rescousse. Une brève fusillade s’engagea : un des Noirs s’écroula contre la bâche du pick-up, qui démarra en trombe. Un quatrième tireur couvrit leur fuite depuis la portière. Epkeen et Neuman firent feu depuis les toits, vidant leurs chargeurs sur les tsotsis à l’arrière.

Ils sautèrent du toit dans un nuage de poudre.

Le Toyota mitraillé zigzagua dans la rue avant de percuter une petite maison de briques, où il s’encastra dans un bruit mat. Le passager jaillit par la portière et s’enfuit en hurlant. Epkeen et Neuman accoururent en rechargeant leur arme. Les types à l’arrière du pick-up ne bougeaient plus, le corps troué de part en part. L’ombre d’Ali fila dans le dos d’Epkeen, qui braqua son revolver sur le moteur fumant : le visage du conducteur reposait sur le volant, les yeux ouverts — la balle lui était ressortie par la bouche… L’Afrikaner releva la tête, vit des gens détaler en tous sens, et aperçut Neuman au bout de la ruelle, qui lui rendait déjà cent mètres.

Le fuyard tenait un AK-47 à bout de bras : il tira une rafale en aveugle avant de tourner à l’angle de la rue. Il réapparut aussitôt, à reculons, mitraillant tous azimuts. Les Americans avaient bouclé le secteur, interdisant toute retraite. Une voiture défoncée déboula dans un nuage de poussière et stoppa net.

Pris au piège, le tueur se retourna vers Neuman et, les yeux exorbités, braqua le AK-47. Un Noir au visage hideux, qui semblait le défier dans sa folie : Gulethu.

Neuman tira au moment où il pressait la détente.

Les hommes de Mzala giclèrent des portières, arme au poing. Gulethu gisait sur la terre battue, une balle dans la hanche. Le tueur cligna des yeux sous le soleil : il vit les Americans au bout de la rue, tenta d’attraper le AK-47, hors de portée. Il sourit comme un dément, serrant l’amulette pendue à son cou ; les tsotsis l’achevèrent d’une rafale à bout portant.

Neuman voulut crier mais il ressentit une vive douleur. D’instinct, il porta la main à son ventre : il la ressortit rouge, un sang chaud qui coulait le long de sa chemise…

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