Zina était née sans frères. Fille aînée, elle avait appris l’izinduku. L’art martial zoulou était d’ordinaire réservé aux garçons mais Zina avait montré une dextérité et une hargne peu communes pour une si jolie jeune fille. Son père était parti en forêt, pour lui tailler une canne à sa mesure. Elle s’était battue avec les garçons, rendant coup pour coup, sans se soucier des ricanements.
Son père avait été déchu de son statut pour insubordination aux autorités bantoues qui, sous réserve d’obéir aux lois de l’apartheid, avaient laissé une relative autonomie aux chefs de tribu : il ne serait pas un de ces roitelets achetés par le pouvoir blanc dont les milices s’empresseraient de faire régner l’ordre à coups de bâton à l’intérieur des homelands. On avait détruit leur maison au bulldozer, tué les animaux, chassé le clan et éparpillé ses membres dans les taudis voisins.
Zina avait décidé de rendre les coups. L’ANC interdit, ses leaders emprisonnés depuis vingt ans, elle avait adhéré à l’Inkatha zoulou du chef Buthelezi.
Il y avait peu de femmes combattantes à l’Inkatha : parfois, sous couvert de club de tricot, elles aidaient à organiser des réunions politiques ou à cacher les sympathisants blancs pour éviter qu’ils soient arrêtés par l’armée ou lynchés par les comrades. Zina avait manifesté avec les cannes zouloues qu’on les autorisait à porter, elle avait menacé le pouvoir blanc en défilant avec des armes imaginaires, elle avait imprimé des tracts, attaqué et fui les militants de l’ANC-UDF, qui jusqu’alors représentaient l’opposition. À force de ruminer sa féminité sur les champs masculins, sa part muselée avait resurgi, volcanique : violences vaines, amours et désillusions telluriques, Zina avait jeté son cœur du haut d’un pont il y a longtemps et attendait qu’une petite fille vienne le ramasser — elle, toujours.
Les années d’apartheid étaient passées, des années d’adulte : le combat politique l’avait rendue comme le bois des cannes que son père sculptait pour elle. En saluant ses ennemis politiques, le président Mandela avait mis fin aux massacres mais le monde, au fond, n’avait fait que se déplacer : l’apartheid aujourd’hui n’était plus politique mais social — et elle toujours en haut du pont, penchée sur son grand cœur tombé.
Mais Zina ne désespérait pas — pas complètement. C’était une femme intelligente : elle travaillait sa souplesse…
Ali Neuman reposait sur le lit d’hôpital, un sourire pâle en signe de bienvenue. Elle releva un sourcil ironique :
— Je croyais que c’était increvable, un roi zoulou…
— Je ne suis pas mort, dit-il. Pas encore.
La balle de Gulethu avait traversé son flanc gauche et glissé le long d’une côte, manquant de peu le cœur. L’os, fêlé, lui tirait des soupirs compliqués. Repos complet, avait préconisé le médecin de l’hôpital : une à deux semaines, le temps que le cartilage se reconsolide.
— Comment tu as su que j’étais là ?
— J’ai lu tes exploits dans le journal, railla-t-elle. Félicitations.
— Douze morts, je n’appelle pas vraiment ça un exploit.
Les oiseaux piaffaient par la fenêtre de la chambre. Zina portait une robe bleu nuit et un lacet tressé autour de la gorge, où pendait une pierre bleu cobalt. Elle visa le bouquet d’iris qui trônait sur la table de chevet :
— Une admiratrice ?
— Pire : ma mère.
Elle attrapa le livre posé près des fleurs.
— Et ça ?
— Un cadeau de Brian.
— Un ami ?
— Le dernier.
Zina lut le titre à haute voix :
— Jean-Paul II : textes essentiels…
Elle eut une mimique interrogative assez charmante.
— Je suis un peu insomniaque, dit-il, maniant l’euphémisme : Brian espère m’endormir avec ça…
— Ça marche ?
— Généralement je m’écroule après avoir lu la couverture.
Zina sourit alors qu’une goutte de sueur coulait au creux de ses seins. Le temps d’un rêve, la rosée de sa peau avait disparu sous sa robe.
— Tu sors quand ? demanda-t-elle.
— Tout à l’heure, pour la conférence de presse.
— C’est le médecin qui va être content.
— Je peux marcher.
— Jusqu’où ? La porte ?
Le ton était badin mais Ali manqua son sourire. Il vit ses pieds nus sur le sol plastifié, le reflet de ses jambes au grand jour et le désir qui leur serrait la gorge.
— Je joue samedi au Rhodes House, dit-elle alors. C’est la dernière date de la tournée.
— Ah oui ?
Ali jouait mal un rôle qu’il connaissait pourtant sur le bout des doigts. Ils ne s’étaient rien dit l’autre soir dans la loge : il avait fui ses lèvres pour répondre au portable de Janet Helms et il était parti sans un mot. Zina ne savait pas ce qu’il pensait, s’il la soupçonnait toujours de tuer des gens comme au temps de l’Inkatha, si elle était toujours en haut du pont, à attendre ce jour qui ne venait pas.
Elle se pencha sur la rivière qui coulait là, un élan irrésistible ; un bout de son âme se noya quand elle posa la bouche sur ses lèvres. Tant pis pour la petite fille pendue sous la pluie. Ali esquissa un geste vers elle, le premier, quand on frappa à la porte.
La masse du monde les repoussa aussitôt.
Une grosse dame noire tout encombrée de victuailles fit irruption dans la chambre, tâtant l’air de sa canne. Josephina devina une silhouette féminine près de son fils et s’esclaffa :
— Oh ! je vous dérange ! Oh ! Excusez-moi, excusez-moi !
— J’allais partir, mentit Zina.
— Hi hi hi !
Josephina déposa ses reconstituants au pied du lit avant de déplacer son quintal jusqu’à Zina. Ali la présenta mais elle la dévisageait déjà, du bout des doigts.
— Hi hi hi !
— Oui, bon, ça va…
Mais Josephina était aux anges : le visage de la femme était noble, ses formes généreuses, un doux peuplier penché sur le lit de son fils…
— Vous êtes zouloue, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Oui… Un peu trop au goût de votre fils d’ailleurs…
Zina lança un clin d’œil à l’homme qui gisait sur le lit, et partit dans un courant d’air.
Ali blêmit un peu plus.
Appuyée sur sa canne, sa mère le regardait comme s’il chassait des nuages sur Vénus :
— Tu as l’air en forme, mon grand !
Il avait le goût de ses lèvres sur sa bouche et un trou noir dans le cœur.
Brian avait acheté un lion jaune et rouge aux vendeurs ambulants, et un zèbre pour Eve : des figurines en fil de fer, qu’ils bricolaient dans les townships… Il sonna à l’interphone, la gorge un peu sèche.
— Oui ? fit une voix de femme.
— Claire ? C’est Brian…
— Qui ça ?
Calme blanc sous le soleil écrasé.
Sensation de sable mouvant sur le trottoir.
Les soirées arrosées passées ensemble avaient fait d’eux des amis à part entière : Dan n’aurait pas aimé qu’on laisse tomber sa femme sous prétexte qu’il n’était plus là.
— Laisse-moi entrer, Claire, insista-t-il : deux minutes.
Il y eut d’abord une forte densité de silence, un soupir à peine perceptible dans l’interphone, puis un déclic électronique qui ouvrit la grille.
Le soleil inondait le petit jardin de la maison. Eve et Tom s’aspergeaient dans une piscine en plastique sous le regard de leur tante Margot, qui le salua d’un sourire occupé.
— Tonton Brian ! Tonton Brian !
Les gamins se jetèrent à son cou comme s’il était un poney, adorèrent ses cadeaux.
— Il est où Ali ? demanda Tom.
— En train de se mettre du vernis à ongles : il viendra vous voir quand ce sera sec.
— C’est vrai ? s’émerveilla Eve.
Claire était sur la terrasse, arrondissant les angles des pâtes à sel que les gamins venaient de malaxer. Prétextant un nouveau jeu, Margot attira les enfants vers la piscine. Brian approcha de la table où la jeune femme s’appliquait en silence.
— Je t’ai dit que je préférais être seule, fit-elle sans relever la tête.
Il mit les mains dans ses poches pour ne pas fumer.
— Je voulais juste avoir de vos nouvelles.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Les enfants, ça va ?
— Tu as déjà vu des orphelins péter le feu ?
— Tu es vivante, Claire, dit-il d’un ton amical.
— Je ne suis pas morte : nuance.
La jeune veuve leva les yeux mais le chagrin l’avait engloutie à l’intérieur d’elle-même. Même le bleu de ses iris avait déteint.
— La situation est assez compliquée comme ça, tu ne crois pas…
— C’est vrai que ça pourrait être pire, renvoya-t-elle avec un sourire féroce : il y a aussi le crabe qui pourrait m’arracher le sein. Heureusement j’ai de la chance, mes cheveux repoussent ! Formidable, non ?
Ses mains tremblaient sur la pâte à sel.
— Tu as reçu mon paquet ? demanda-t-il.
— Les affaires de Dan ? Oui… Tu aurais dû mettre ses mains avec, dans la boîte : pour le souvenir.
Sa méchanceté allait la faire pleurer. De grosses larmes affluaient déjà à ses paupières gonflées. Il ne la reconnaissait plus. Elle non plus sans doute…
— Va-t’en, Brian, dit-elle. Je t’en prie.
Les cris des enfants perçaient depuis la piscine. Il embrassa ses cheveux synthétiques, désemparé, tandis qu’elle massacrait les figurines.
Les zones tampons de Nyanga, Crossroads et Philippi concentraient la majorité des camps de squatteurs. Ces zones tampons avaient leurs propres lois, avec shebeens et bordels, musique et courses de chevaux. Quelques shacklords, les seigneurs des bas-fonds, y faisaient une courte carrière. Sam Gulethu figurait parmi ceux-là.
On avait fini par trouver le hangar, un ancien plaza shop, qui leur servait de planque, à la limite de Khayelitsha. Les empreintes et traces d’ADN laissées sur les mégots confirmaient que le gang avait séjourné là. Le hangar était aménagé — dortoir, cuisine —, les ouvertures protégées par des plaques d’acier : un QG facile à défendre en cas d’attaque d’un gang rival, avec un garage fermé et une ruelle qui filait vers les dunes du public open space voisin. Un 4x4 pouvait rejoindre la nationale en quelques minutes, Muizenberg en moins d’une demi-heure. La police n’avait pas mis la main sur le stock de poudre mais on avait découvert des seringues non usagées et des résidus de marijuana un peu partout dans les chambres. Deux tsotsis abattus lors de l’attaque du Marabi étaient connus des services : Etho Mumgembe, un ancien witdoeke, ces miliciens tolérés par l’apartheid qui affrontaient la jeunesse progressiste des bantoustans, et Patrice « Tyson » Sango, ancien sergent recruteur dans une milice rebelle du Congo, recherché pour crimes de guerre. On ne savait pas ce qui avait poussé les tsotsis à s’entre-tuer dans la cave, si Gulethu les avait éliminés à cause des flics à leurs trousses : on avait trouvé soixante-cinq mille rands dans les poches du « Zoulou ». L’argent du deal sans doute. Ça ne disait pas où était le stock de dope, s’il existait encore, si une mafia fournissait le gang, mais les analyses toxicologiques expliquaient l’attaque-suicide contre le QG des Americans : Gulethu et ses tueurs étaient défoncés lors de la fusillade, toujours cette fameuse came à base de tik, avec le même taux de toxicité que pour les tsotsis éventrés dans la cave. Étaient-ils devenus accrocs, eux aussi ? Gulethu les manipulait-il pour accomplir ses rites criminels ? Le hangar était bourré d’armes : revolvers de la police aux numéros rayés, grenades offensives, deux fusils d’assaut et des bâtons de combat zoulous, dont un umsila, plus court, encore taché du sang de Kate Montgomery, avec les empreintes de Gulethu. Les cheveux de la jeune femme et les rognures d’ongles étaient cachés dans une boîte en fer sous un matelas de fortune, avec des grigris, des amulettes…
Gulethu n’avait pas eu le temps de confectionner son muti et son « combat » contre les Americans avait tourné court : délire guerrier, ethnocide ou suicidaire, quelle qu’ait pu être la pensée archaïque du « Zoulou », ses secrets étaient morts avec lui.
L’heure n’était de toute façon plus aux supputations de psychologue : la salle du palais de justice de Cape Town était bondée pour la conférence de presse du chef de la police, l’ambiance électrique dans les travées. Photographes et journalistes se pressaient devant l’estrade où le superintendant, dans son uniforme d’apparat, livrait les premières conclusions de l’enquête.
Douze morts, dont deux policiers, six personnes à l’hôpital dans un état critique, l’intervention dans le township de Khayelitsha s’était soldée par un carnage. Avec la campagne anti-crime de la FNB, les élections présidentielles qui se profilaient et les enjeux économico-médiatiques de cette foutue Coupe du monde, Karl Krugë jouait sa retraite anticipée dans cette affaire.
Il fit un rapport élogieux du département criminel, qui avait anéanti le gang mafieux et l’assassin des deux jeunes femmes, avant de noyer le poisson avec éloquence : il n’y avait pas de résurgence identitaire zouloue, pas de membres déçus de l’Inkatha prêts à en découdre avec le reste du pays pour réclamer la sécession ou l’indépendance. Il n’y avait pas de groupes politiques extrémistes, pas d’ethnie bafouée, il n’y avait qu’un gang de mercenaires lié aux mafias qui écoulait une nouvelle drogue sur la péninsule, et leur chef, Sam Gulethu, un tsotsi abruti par des années d’ultra-violence qui se prenait pour un ange exterminateur, illuminé par une quelconque vision indigéniste, fatras de croyances confuses, de sorcellerie en kit, de vengeance et de dégénérescence chronique, un être lâche qui profitait de la naïveté de la jeunesse blanche pour régler ses comptes avec ses vieux démons.
L’affaire Wiese/Montgomery était bouclée. Le pays n’était pas en proie au chaos mais à des problèmes conjoncturels…
À l’abri des flashs, Ali Neuman observait la scène avec une gêne confuse.
Il venait d’avoir Maia au téléphone. Ils avaient rendez-vous à Marenberg, où Gulethu avait vécu. Chaque pas lui clouait le cœur mais il pouvait avancer. Les journalistes se bousculaient devant l’estrade, où Krugë suait dans son uniforme impeccable… Neuman n’attendit pas la fin de la conférence de presse pour quitter le palais de justice.
Epkeen, lui, n’était même pas venu.
La route des vins du Cap était un des plus beaux itinéraires du pays : les vignes au pied de la montagne, l’architecture des manoirs français ou hollandais, la sauvagerie de la roche découpée dans le bleu du ciel, la végétation touffue, pénétrante, les cartes des restaurants — un paradis sur terre, pour qui pouvait payer.
Brian passait ses dimanches midi avec Ruby à La Colombe, un restaurant gastronomique tenu par un chef français, quand ils claquaient l’argent de la semaine en un repas. S’ils entretenaient leur fibre contestataire dans les rares lieux underground d’une ville vouée à l’ennui pastoral du « développement séparé » et tiraient le diable par la queue plus souvent qu’à leur tour, avec Ruby, on ne finissait pas le week-end au fish-and-chips : son standing, c’était plutôt déjeuner à la carte arrosé de chardonnay et du shiraz de la vallée, et advienne que pourra. Ils se soûlaient des heures à l’ombre des cyprès amoureux, cuvaient dans la piscine de l’établissement en parlant de son fameux label, des groupes alternatifs qu’elle allait produire pour emmerder ce régime de mal-baisés, avant de régler ça dans les fourrés… Le bon vieux temps. Ça n’avait pas duré, les cuites du dimanche midi : il y avait eu David, les fins de mois de plus en plus difficiles (la plupart de ses clients noirs ne pouvant payer ses services, c’est Ruby qui subvenait aux besoins du ménage), leurs nerfs à vif quand la police et les services de renseignements lui cherchaient des noises, pourrissaient leur vie à coups de petites mesquineries administratives ou judiciaires, sans parler de ses séjours répétés dans les fossés et de l’appréhension du coup de fil annonçant qu’il ne se relèverait pas, son baratin pour la rassurer, sa défiance maladive, et puis ce jour où Ruby l’avait surpris en ville avec une femme noire, dans une attitude sans équivoque…
La brise faisait voler les cendres dans l’habitacle de la Mercedes. Epkeen quitta la route ensoleillée et roula parmi les vignes.
Ruby avait resurgi dans sa vie au moment où il collectionnait emmerdes et déconvenues, il y avait forcément une raison à ça… La sémantique à plat, Brian fila dans la campagne.
Le manoir de Broschendal datait de deux siècles et figurait parmi les plus fameux vignobles du pays — les huguenots français étaient venus comme tous les migrants avec leur culture et de quoi la développer. Epkeen longea les champs de vigne et roula jusqu’à la propriété voisine, une ancienne ferme qu’on devinait au bout du chemin.
Un concert de cigales l’accueillit dans la cour écrasée de soleil. Un chien à poil court et aux bajoues luisantes s’avança en montrant les crocs. Trapu, puissant, capable de plaquer un homme à terre et de l’y maintenir, le bullmastiff qui gardait la propriété dépassait les soixante kilos.
— Alors, gros pépère : ça marche la croquette ?
Le chien se méfiait. Il avait raison — Epkeen n’avait pas peur des chiens.
La maison du dentiste s’étendait à flanc de colline, une ancienne ferme retapée avec goût. Mufliers, cosmos, azalées, pétunias, le jardin qui bordait les vignes embaumait depuis l’aile gauche du bâtiment. L’Afrikaner longea la piscine de céramique et trouva son ex-femme à l’ombre d’un rosier grimpant « Belle du Portugal », à demi nue sur une chaise longue.
— Salut, Ruby…
Somnolant sous ses lunettes de soleil, elle ne l’avait pas entendu arriver : la blonde auburn fit un bond de cabri sur son pliant.
— Qu’est-ce que tu fais là ?! lâcha-t-elle comme si ses yeux lui jouaient des tours.
— Bah, tu vois : je suis venu te voir.
Ruby ne portait qu’un bikini jaune. Elle se couvrit d’un paréo, puis fusilla le bullmastiff qui trottinait sur la pelouse.
— Et toi, connard, fit-elle au chien, ça te dérangerait de faire ton boulot ?!
L’animal passa à hauteur, toute bave dehors, fit un écart pour éviter la Kommandantur qui l’avait en ligne de mire. Brian mit les mains dans ses poches :
— David a eu les résultats de son examen ?
— Depuis quand tu t’intéresses à ton fils ?
— Depuis que j’ai vu sa copine. On peut parler sérieusement ?
— De quoi ?
— Kate Montgomery, par exemple.
— Tu as un mandat pour entrer chez les gens comme ça ?
Elle tenait son paréo serré sur ses seins, comme s’il sentait le bouc.
— J’ai besoin de précisions, dit-il en se concentrant un peu. Kate n’avait pas d’amis, personne n’a été capable de me renseigner à son sujet et tu es la dernière personne à l’avoir vue vivante.
— Pourquoi ils n’envoient pas un vrai flic ? fit-elle avec une sincérité désarmante.
— Parce que c’est moi le plus naze de tous.
Un petit sourire moqueur coula sur les lèvres de Ruby. Au moins il la faisait marrer.
— Je crains de n’avoir rien de plus à te dire, se radoucit-elle.
— J’aimerais pourtant que tu m’aides. Kate était défoncée quand on l’a assassinée : tu étais au courant de son passé de toxico ?
Elle soupira.
— Non… Mais c’est pas la peine de s’appeler Lacan pour voir qu’elle avait un pet au casque.
— Kate était adepte du cutting. Tu connais le principe ?
— Se découper la peau et voir son sang couler pour se sentir vivant, oui… Je ne l’ai jamais vue pratiquer la chose, si c’est ça qui te tracasse, ni organiser de parties fines avec les bouchers du coin.
— Le tueur charcutait ses victimes : il a pu lui promettre de la soulager, ce genre de choses…
— Je t’ai dit que je n’étais au courant de rien.
— Il savait quand Kate passerait sur la corniche, poursuivit Brian : il l’a attendue près de chez elle pour la braquer, ou l’intercepter… Possible aussi qu’ils aient eu rendez-vous, et qu’on l’ait piégée. Dans tous les cas, le meurtre était prémédité. Ça signifie que le tueur connaissait son emploi du temps.
— Qu’est-ce que ça peut faire, puisqu’il est mort ? L’affaire est terminée, non ? Ils l’ont dit à la radio…
— C’est toi qui organises les plannings. Un membre de l’équipe de tournage a pu renseigner Gulethu, attirer Kate dans un piège, comme pour Nicole Wiese.
— Je croyais que tu les avais interrogés ?
— Ça n’a rien donné, avoua-t-il. Je me suis renseigné sur le groupe de Death Metal : leurs conneries sataniques, les poulets égorgés et tout le bordel, c’est du business pour ados ou une fascination pour les pratiques occultes ?
— Ils sont tous végétariens, dit-elle.
Les pneus d’une voiture crissèrent dans la cour, bientôt ponctués par un bruit de portière. Un grand chevelu mal rasé apparut au bout du jardin, perdu dans ses baggys qui lui descendaient sur les mollets. David aperçut ses parents près de la piscine, resta un instant interloqué, et approcha à grandes enjambées.
— Qu’est-ce qu’il fout là, lui ? lança-t-il à sa mère.
— Je lui ai déjà posé la question, répondit-elle.
— Ça a marché, l’examen ?
— Occupe-toi de ton cul.
Epkeen soupira — quelle famille…
— Je peux quand même me tenir au courant…
— On ne t’a rien demandé, rétorqua David. Maman, s’il te plaît, dis-lui de partir.
— Pars, dit-elle.
Jamais loin des larmes, Brian avait presque envie de rire.
— Marjorie n’est pas avec toi ? demanda-t-il.
— Si : elle est cachée dans les vignes en train de prendre des photos de toi pour les vendre à des magazines de cul.
— Je t’aime, fiston.
— Écoute, Brian, s’interposa Ruby : je t’ai dit tout ce que je savais sur cette histoire, c’est-à-dire rien. Maintenant, sois gentil, laisse-nous tranquilles.
— Dis-moi au moins si tu as été reçu, insista-t-il en se tournant vers son fils.
— Premier de la promo, rétorqua David. Tu n’as pas à être fier de moi, tu n’y es pour rien.
La tension monta d’un cran.
— Ça te dérangerait de me parler autrement ? fit Brian entre ses dents.
Un homme svelte aux cheveux grisonnants apparut alors sur la terrasse ombragée : il vit le fils de Ruby, tout cheveux dehors, elle à demi nue sous le paréo, un type en treillis à l’allure débraillée et le chien de garde qui faisait des cercles autour d’eux.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? Qui êtes-vous ?
— Salut, Ricky…
— Je ne t’ai pas présenté, intervint Ruby depuis sa chaise pliante : Rick, voici le lieutenant Epkeen, le père de David.
Le dentiste fronça les sourcils :
— Je croyais que c’était un agent de la circulation ?
Brian adressa un regard faussement surpris à son ex, qui rougit légèrement — il avait pris du galon, on dirait…
— Pour ce que ça change, lâcha-t-elle.
Ruby quitta sa chaise pliante en serrant son paréo et redressa son mètre soixante-quinze avec une souplesse féline. Une allumeuse de première ou il n’y connaissait rien. Le dentiste l’accueillit contre lui dans un geste protecteur.
— Qu’est-ce que vous faites chez moi ? demanda Rick.
— J’enquête au sujet d’un meurtre. Rien à voir avec nos affaires privées.
— Première nouvelle, commenta David.
— Reste en dehors de ça, tu veux.
— Il s’agit de ma mère, excuse-moi.
— Boucle-la, je te dis.
— Parlez un peu mieux à votre fils, s’interposa le dentiste : nous ne sommes pas au commissariat ici.
— Je n’ai pas de leçons à recevoir d’un spécialiste de la molaire, grogna Epkeen.
Rick Van der Verskuizen ne se laissa pas impressionner.
— Sortez de chez moi, siffla-t-il. Sortez de chez moi ou je porte plainte auprès de vos supérieurs pour harcèlement.
— Rick a raison, affirma Ruby, lovée contre ses flancs : tu es jaloux de notre bonheur, c’est tout.
— Ouais ! renchérit David.
— Ah oui ? grinça Epkeen. Et il se chiffre à combien, ton nouveau bonheur ? Pour une rebelle sans profession, avoue que tu assures…
Le visage de Ruby changea brusquement. Rick fit un pas vers le policier :
— Vous avez un mandat pour venir nous insulter chez nous ?
— Vous préférez une convocation au central ? En fouillant les papiers de Kate Montgomery, j’ai trouvé plusieurs rendez-vous à votre cabinet.
— Et alors ? C’est mon métier de soigner les dents.
— Six rendez-vous en l’espace d’un mois. Elle avait quoi : la rage ?
— Kate Montgomery avait un abcès, se défendit Rick. Je la prenais en priorité par affection pour Ruby, et puis, j’ai une clientèle exigeante, monsieur : une clientèle qui n’a pas l’habitude d’attendre pour un service. On ne peut pas dire la même chose de la police.
Un sourire se dessina sur le visage de l’Afrikaner.
— Je connais Ruby par cœur, dit-il d’un air mauvais : elle déteste tellement les mecs qu’elle se choisit toujours des vieux queutards.
— Vous êtes répugnant, rugit Van der Verskuizen.
— C’est vrai que c’est beau, une carie…
Le cœur de Ruby était passé au fer rouge : elle se jeta sur Brian mais il connaissait ses attaques par cœur. Il attrapa son coude et, d’une flexion, l’envoya valdinguer. Ruby glissa sur la céramique, manqua de peu le rebord du plongeoir et tomba dans l’eau turquoise de la piscine. Rick se précipita en proférant des jurons qu’Epkeen n’entendit pas : il saisit l’homme par le col de sa chemise en soie et le propulsa avec elle, de toutes ses forces.
David, qui n’avait pas bougé, jeta un regard noir à son père.
— Quoi ?! aboya celui-ci. Tu veux faire un tour à la baille, toi aussi ?!
David resta un instant sans voix : il vit sa mère dans la piscine, le paréo qui flottait, Rick remonter en crachant l’eau de ses sinus, et son père sur la terrasse, les yeux luisants de larmes.
— Putain…, réagit le fils prodigue. Mais tu es complètement malade mon pauvre vieux !!!
Complètement.
Ils commençaient à le faire chier, tous, là.
On se mélangeait peu dans les townships, où racisme et xénophobie florissaient aussi bien qu’ailleurs. La population noire se concentrait à Khayelitsha, les coloured à Marenberg : Maia y habitait depuis des années et avait eu son lot de « boy-friends » pour survivre. Ali avait hésité avant de lui téléphoner (il n’avait pas renoué contact depuis leur séparation), mais elle avait tout de suite accepté de l’aider.
Gulethu, le « Zoulou », avait vécu à Marenberg et une de ses amies d’infortune avait pu avoir affaire à lui. De fait, l’une d’elles acceptait de témoigner moyennant une petite somme d’argent — Ntombi, une fille de la campagne qui vivait aujourd’hui dans un hostel…
L’absence d’éclairage public et les trafics avaient consigné les habitants dans leurs baraquements. Neuman roulait au pas, décryptant les ombres furtives qui disparaissaient sous les phares de la voiture.
— Tu es sûr que tu ne veux pas de soda ?
Maia avait acheté deux canettes au plaza shop du coin, croyant lui faire plaisir.
— Non… Merci.
Elle avait mis une nouvelle robe et son aptitude à faire comme s’il ne s’était rien passé le mettait mal à l’aise. Ils tournaient depuis une demi-heure dans les rues cassées de Marenberg, la cortisone l’avait mis à plat, il se sentait las, agacé, impatient :
— Bon, il est où cet hostel ?
— La prochaine à droite, je crois, répondit Maia. Il y a un débit de boissons ouvert la nuit, d’après ce que m’a dit Ntombi…
Maia voulait lui parler, lui dire que ce n’était pas grave pour l’autre soir, un voisin avait rafistolé la cloison du salon, elle ferait d’autres peintures, des plus belles, elle avait même peut-être trouvé quelqu’un pour les vendre, en ville ; elle arrêterait les boy-friends pour arrondir ses fins de mois si c’est ça qui le dégoûtait. Il pourrait venir plus souvent, ou le temps qu’il lui plairait, ils n’avaient qu’à faire comme avant, ses codes, ses caresses, ils n’avaient qu’à faire comme s’il ne lui avait jamais rien dit…
Maia caressa sa nuque :
— Tu es sûr que ça va ? Tu es tout pâle…
Un chien déguerpit sous les roues de la voiture. Neuman tourna à droite.
Malgré les prix dissuasifs, les cloches du quartier s’agglutinaient devant la porte blindée du débit de boissons, quémandant à la grille de quoi crever le sourire aux lèvres ; l’hostel où vivait Ntombi se situait un peu plus loin, une bâtisse en parpaings avec un toit de tôle ondulée. Ils garèrent la voiture devant la porte blindée.
Intimité inexistante, hygiène déplorable, conditions de vie humiliantes, tuberculose, sida, les hostels étaient des lieux dangereux : purs produits de l’urbanisme de contrôle propre à l’apartheid, ils abritaient des travailleurs migrants, des célibataires, des repris de justice et quelques familles pauvres et sans attaches regroupées autour du « propriétaire » d’un lit.
L’amie de Maia pratiquait le phanding depuis son arrivée à Marenberg, cinq ans plus tôt, et partageait la couche d’un dealer du quartier, résident permanent. Grâce à lui, Ntombi n’avait pas un lit superposé en ciment dans un dortoir surpeuplé mais une vraie chambre, avec un matelas, une porte qui fermait à clef, et un minimum d’intimité.
L’hostel de Ntombi était tenu par un coloured aux paupières molles aussi sympathique qu’un pétrolier à la dérive. Neuman le laissa au cahier d’écolier qui servait de registre. Ils enjambèrent les types qui dormaient dans le couloir et se frayèrent un chemin jusqu’à la chambre numéro douze.
Ntombi les attendait à la lueur d’une bougie, vêtue d’une robe moulante rouge vif. C’était une métisse assez ronde, râblée, à la peau déjà fatiguée : les présentations faites, elle installa Maia et son protecteur sur le lit, leur proposa un breuvage orangé dans sa glacière, avant d’aborder le sujet qui les amenait.
Ntombi avait rencontré Sam Gulethu cinq ans plus tôt, quand son destin de fille de la campagne l’avait fait s’échouer à Marenberg. Ntombi était jeune à l’époque, même pas vingt ans, elle ne savait pas encore comment reconnaître un « boy-friend » d’un violeur patenté. Gulethu l’avait prise sous son aile, ils dormaient à droite à gauche, selon les trafics. Son amant se vantait d’appartenir à un gang mais elle ne voulait rien savoir, juste survivre. Gulethu était bizarre. Il se faisait appeler Mtagaat, « le Sorcier », comme quoi il avait des dons : il avait surtout l’air d’un malade…
— Il en voulait à tout le monde, expliqua bientôt Ntombi. Surtout aux femmes. Il me battait tout le temps. Souvent sans raison… Enfin…
Ntombi laissa sa phrase en suspens.
— Pourquoi il vous battait ? demanda Neuman.
— Il délirait… Il disait n’importe quoi… Il disait que j’étais possédée par l’ufufuyane.
La maladie endémique qui touchait les jeunes filles zouloues et, selon la terminologie, les rendait sexuellement « hors de contrôle »… Un délire paranoïaque qui collait bien au personnage de Gulethu…
— Vous n’êtes pas zouloue, fit-il remarquer.
— Non, mais je suis une femme. Ça suffisait pour lui.
Son regard rasait les plinthes, comme si le loup rôdait dans la pièce.
— Il était jaloux ? C’est pour ça qu’il vous battait ?
— Non… (Ntombi secoua la tête.) Non… Je pouvais raconter ce que je voulais, il s’en fichait. Il avait décidé que j’avais la maladie des jeunes filles : il me punissait pour ça. Il se mettait soudain en colère, des colères terribles, et il me battait avec ce qui lui passait à portée de main… Des chaînes de vélo, des bâtons, des barres de fer…
Nicole. Kate. Blanches ou métisses, ça ne faisait plus de différence.
— Il vous droguait ?
— Non.
— Et lui, il se droguait ?
— Il fumait de la dagga, répondit Ntombi : il buvait aussi parfois, avec les autres… Je préférais les éviter dans ces cas-là.
— Les autres membres du gang ?
— Oui.
— Ils venaient de l’étranger ?
— Ils venaient surtout du shebeen du coin.
Neuman opina. Près de lui, Maia ne cillait pas.
— Gulethu avait un rite ? poursuivit-il. Une façon de procéder, quand il vous battait ?…. Quelque chose qui aurait à voir avec des sangomas, ou des coutumes zouloues ?
Ntombi se tourna vers son amie, qui l’encouragea du regard. Elle se leva alors et, à la lueur de la bougie, ôta sa robe.
La jeune métisse portait des sous-vêtements blancs et de vilaines cicatrices sur le ventre, la taille, les fesses, les cuisses… Sa peau était parsemée de boursouflures violettes, des cicatrices étrangement rectilignes. Le visage de Neuman s’assombrit un peu plus.
— D’où viennent ces marques ?
— De fil barbelé… Il m’entourait avec…
— Gulethu ?
Il repensait à Nicole, aux écorchures sur ses bras : du fer rouillé, d’après Tembo.
— Oui, dit-elle. Il me disait de me mettre nue, et il me ligotait avec du fil barbelé… L’ufufuyane, répéta-t-elle en frémissant. Il disait que j’étais possédée… Que si je gueulais j’étais morte. Il me laissait comme ça, par terre, et il me traitait de tout, de garce, de putain… Après il me battait.
Maia resta impassible sur le lit voisin — elle aussi en avait croisé, des tarés.
Ntombi frémit au milieu de la pièce mais Neuman ne la regardait plus : Gulethu avait voulu ligoter Nicole avec du fil barbelé mais l’étudiante n’était pas aussi défoncée que prévu. Elle s’était défendue : alors il l’avait battue à mort…
Ntombi revêtit sa robe, un regard angoissé vers la porte comme si son boy-friend allait débarquer d’une seconde à l’autre.
— Ça lui arrivait souvent, de piquer ce genre de colères ?
— Chaque fois qu’il était excité, répondit la métisse. Toujours avec du barbelé… C’était son truc, à ce sale pervers… Les autres étaient pas au courant, ajouta-t-elle. Il disait que si je leur parlais, il me traînerait dans le township derrière une voiture… Je le croyais.
— Il vous violait ?
— Oh, non ! s’esclaffa Ntombi. Ça, ça risquait pas…
Neuman fronça les sourcils :
— Pourquoi ?
— Gulethu était une mule, fit-elle avec mépris.
Une mule : quelqu’un qui refusait tout contact avec le sexe opposé, dans le jargon des townships… Le cœur d’Ali se serra. Gulethu martyrisait les femmes mais il ne les touchait pas. Il en avait peur. Jamais il n’aurait pu violer Kate… Sa mort n’était qu’une mise en scène.
Janet Helms avait suivi la piste d’Epkeen.
Frank Debeer, le gérant d’ATD, était un ancien kitskonstable, ces policiers qu’on formait en trois semaines du temps de l’apartheid pour grossir les rangs des vigilantes. Debeer avait intégré différentes entreprises de police privée à la fin du régime et dirigeait depuis trois ans l’agence ATD de Hout Bay, une société de sécurité des plus florissantes : gardiennage, protection rapprochée, elle avait des succursales partout à travers le pays. Le Pinzgauer garé dans le hangar de Hout Bay correspondait au signalement du véhicule suspect et Debeer, pris de court, n’avait pas nié avoir patrouillé cette nuit-là.
Janet Helms connaissait tous les logiciels, leurs systèmes de sécurisation, les stratégies de contournement des meilleurs hackers… L’opération était illégale mais Epkeen lui avait donné carte blanche ; elle pirata le système informatique de l’agence de sécurité et, après un parcours labyrinthique dans la jungle technologique, se procura la liste des actionnaires d’ATD. Elle étudia leurs actifs bancaires.
Les dividendes étaient répartis vers une demi-douzaine de banques, soit autant de comptes dont elle se procura les numéros. La manœuvre là encore était illégale, le résultat aléatoire, mais elle avait vu juste : l’un des numéros de Hout Bay correspondait au compte offshore qui louait la maison de Muizenberg.
Évasion fiscale ? Financements d’opérations occultes et caisse noire dans un paradis bancaire ? Les dividendes d’ATD étaient transférés via une banque sud-africaine, la First National Bank (celle-là même qui menait la campagne anti-meurtre), et laissaient apparaître un nom : Joost Terreblanche.
Janet poursuivit ses recherches mais les informations disponibles s’avéraient maigres : Terreblanche était un ancien colonel de l’armée qui avait pris sa retraite anticipée à l’élection de Mandela et ne semblait plus résider en Afrique du Sud. Il y avait une adresse à Johannesburg, vieille de quatre ans, mais la piste se perdait. Simple question de méthode. Janet activa ses réseaux aux services de renseignements et accéda, toujours de manière illicite, aux archives de l’armée.
Celles-ci étaient plus précises. Joost Terreblanche avait exercé dans la province du KwaZulu durant l’apartheid, avec le grade de colonel, au 77e bataillon : cette unité recrutait et entraînait des hommes pour des opérations d’intervention dans les bantoustans. Frank Debeer avait servi de kitskonstable dans le même bataillon…
Elle fouilla les registres, les dossiers, les commissions. Un nom tomba bientôt sur l’écran. Un nom sinistre : Wouter Basson.
Wouter Basson (06/07/1950). Cardiologue, chimiste. Général de brigade et médecin particulier du président Pieter Botha. Commence sa carrière en 1984 : craignant une attaque biochimique communiste, le général Viljoen, responsable de la défense sud-africaine, développe une unité spéciale chargée du Chemical and Biological Warfare (CBW). Nom de code : Project Coast.
Wouter Basson est chargé de mettre sur pied un laboratoire militaire à Roodeplaat, banlieue de Pretoria. Avec la menace de Mandela et de son programme (une voix, un vote), les autorités réalisent combien la démographie leur est défavorable : Basson recrute deux cents scientifiques, chargés par le CCB (Civil Cooperation Bureau) de mettre au point des armes chimiques — sucre à la salmonelle, cigarettes à l’anthracène, bière au thallium, chocolat au cyanure, whisky à la colchicine, déodorant au sthyphimurium — dans le but d’éliminer les militants anti-apartheid en Afrique du Sud, mais aussi au Mozambique, au Swaziland, en Namibie… (Nombre de victimes inconnu à ce jour.) Basson poursuit ses recherches ultra-secrètes et conçoit une molécule mortelle, sensible à la mélanine qui pigmente la peau des Noirs. Études sur la propagation d’épidémies dans les populations africaines, stérilisation en masse des femmes noires via les réservoirs d’alimentation en eau, etc. Malgré la signature de traités de non-prolifération biochimique et l’embargo anti-apartheid, l’Angleterre, les États-Unis, Israël, la Suisse, la France, l’Irak ou la Libye collaborent aux programmes du laboratoire jusqu’à ce qu’en 1990, le nouveau président De Klerk fasse stopper la production d’agents chimiques et ordonne leur destruction.
Le Project Coast est démantelé en 1993. Les activités de Basson font l’objet d’enquêtes internes mais en 1995, le gouvernement Mandela l’engage pour travailler sur le projet Transnet, une compagnie de transport et d’infrastructure, avant d’être réintégré comme chirurgien dans l’unité médicale des forces armées.
En 1996, la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) dirigée par Desmond Tutu enquête sur les activités biologiques et chimiques des unités de sécurité. Basson tente de quitter l’Afrique du Sud : il est arrêté à Pretoria avec de grosses quantités d’ecstasy et des documents officiels confidentiels. Poursuivi pour fraude fiscale et production massive de drogue, Basson est aussi inculpé d’une soixantaine de meurtres ou de tentatives, contre de très hautes personnalités comme Nelson Mandela, le révérend Franck Chikane, conseiller du futur président Mbeki.
1998 : Basson, dit « Docteur la Mort », comparaît devant la Commission. Refuse de demander l’amnistie. Soixante-sept charges sont retenues contre lui, incluant possession de drogues, trafic de drogue, fraude, deux cent vingt-neuf meurtres et tentatives de meurtre, vol. L’accusation présente cent cinquante-trois témoins, dont des ex-agents des forces spéciales qui font des récits d’opposants anesthésiés ou empoisonnés et jetés d’avion en pleine mer. Le procès dure.
1999 : le juge-président Hartzenberg, frère du président du parti conservateur sud-africain qui officiait sous le régime de l’apartheid, réduit le nombre de charges à quarante-six.
2001 : Basson présente sa défense sur la légalité de son action. Plusieurs figures militaires de l’apartheid apportent leur soutien, dont le général Viljoen, ancien chef d’état-major reconverti dans la politique nationaliste afrikaner, et Magnus Malan, ministre de la Défense à l’époque des faits. Trois CD-Rom compilant les expériences de Basson disparaissent subitement.
2002 : Basson, qui a plaidé non-coupable lors du plus volumineux procès de l’histoire juridique du pays, est acquitté par le juge Hartzenberg.
L’État sud-africain fait appel devant la Cour suprême qui refuse un nouveau procès. Wouter Basson ne sera pas rejugé. « Un jour sombre pour l’Afrique du Sud », déclare Desmond Tutu.
Basson vit aujourd’hui dans une banlieue cossue de Pretoria. De nouveau cardiologue, il bénéficie d’un poste à l’Hôpital académique.
NOTE : Joost Terreblanche, colonel au 77e bataillon, a participé au Project Coast jusqu’en 1993, date de son démantèlement — chargé de l’acheminement du matériel, de la maintenance et de la sécurité des sites de recherches.
Neuman reposa le dossier de l’agent Helms sur la table, Epkeen en ligne de mire. Ils s’étaient donné rendez-vous dans un bar du Waterfront, le complexe marchand érigé sur les quais de la ville ; à deux pas de la terrasse, un groupe ethnico-attrape-gogos jouait sans joie des airs à la carte pour des touristes en sandales. Neuman n’avait pas dit pourquoi ils s’étaient retrouvés là plutôt qu’au central. Janet avait rappliqué sans poser de questions, avec ses fiches et son uniforme trop étroit.
— Tu en penses quoi ?
— La même chose que toi, Grand Chef, répondit Epkeen. On nous a menés sur de fausses pistes. (Il recracha la fumée de sa cigarette, un œil sur le document de l’agent de renseignements.) La maison de Muizenberg, le Pinzgauer de l’agence ADT, le compte offshore : on dirait bien que Terreblanche a repris du service.
— Oui. Le but de l’opération ne serait plus d’intoxiquer la jeunesse comme au temps de l’apartheid, mais de l’éliminer, purement et simplement : la base de tik pour accrocher le consommateur, le virus pour tuer…
— Basson a déjà planché sur le sujet, commenta Brian. Tu crois que cette vieille ordure est dans le coup ?
De l’autre côté de la table, le nez dans un milk-shake qui n’arrangeait pas ses affaires, Janet Helms se posait la même question.
— Non, dit Neuman. Basson est trop surveillé. Mais Terreblanche est dans le coup. Lui et ses complices.
— Debeer ?
— Entre autres.
Le phoque, qui depuis une demi-heure se prélassait au bord du quai, fit un plongeon remarqué dans le port. Le serveur demanda à Epkeen d’éteindre sa cigarette (c’était une terrasse non-fumeur) mais ce dernier l’envoya balader.
— OK, résuma-t-il. Supposons que Terreblanche et sa clique aient mis au point une drogue mortelle et qu’ils se soient servis du gang de Gulethu pour écouler la drogue le long de la péninsule. Supposons que la maison de Muizenberg ait été leur planque, que le gang ait été chargé de sécuriser les alentours et qu’on ait vidé les lieux à notre approche, en laissant quelques cadavres dans la cave pour nous éloigner de la vraie piste… Supposons encore que Simon et sa bande aient été des petites mains dans le rouage : du tik ou du Mandrax suffisait à les tenir en laisse. Quel intérêt de leur refiler cette dope pourrie à eux aussi ?
— Limiter leur espérance de vie, fit Neuman. La période d’incubation est trop longue pour qu’on ait pu le déceler chez Nicole ou Kate, expliqua-t-il, mais le surfeur de False Bay et Simon ont contracté le même virus il y a plusieurs semaines : une souche de sida, qu’on a introduite dans la came… Ça signifie que toutes les personnes qui ont touché au produit sont aujourd’hui infectées. Sans traitement rapide, ils n’en ont plus que pour quelques mois à vivre…
— Ce ne serait donc pas les jeunes Blancs de la côte qui étaient visés, mais les gamins du township.
— On dirait.
Janet Helms prenait des notes sur son carnet, les lèvres sucrées. L’Afrikaner jura dans le fond de son espresso.
— Terreblanche, il est où ?
— Pour le moment, nulle part, répondit Neuman.
— Je n’ai rien trouvé dans les fichiers de la SAP, confirma la métisse, ni dans les différents services administratifs ou médicaux. Juste une note dans les archives de l’armée.
— Comment ça se fait ?
— Mystère, dit-elle. Terreblanche a des parts d’entreprises sud-africaines mais il ne réside plus ici depuis des années. Impossible de le localiser à l’étranger. J’ai fouillé dans les archives de l’armée mais on n’a pratiquement rien sur lui : à peine ses états de service et sa participation au Project Coast du Docteur la Mort.
— On peut quand même essayer d’en parler à l’attorney général pour qu’il ouvre une enquête, tenta Epkeen.
— Il nous enverrait sur les roses, dit Neuman. On n’a rien, Brian : que des informations obtenues de manière illégale et un organigramme vieux de vingt ans sur une affaire définitivement classée. Acquérir une maison depuis un compte offshore ou patrouiller en Pinzgauer la nuit d’un meurtre n’est pas un délit passible de poursuites : il nous faut des preuves.
Par les haut-parleurs, une voix enregistrée invitait les touristes à ne pas s’aventurer au-delà des grilles du complexe marchand, comme si une horde de gangsters attendait pour les dévaliser. Epkeen ralluma une cigarette.
— Je peux aller tirer les oreilles de Debeer, dit-il.
— Ça risquerait de mettre Terreblanche en alerte, objecta Neuman. Je ne veux pas qu’il nous échappe… Janet, dit-il en se tournant vers l’aspirateur à milk-shake : tâchez de me dresser l’organigramme des collaborateurs de Basson sur le Project Coast, avec leurs coordonnées, toutes les infos que vous pourrez trouver. Terreblanche a pu débaucher d’anciens chimistes pour cette affaire. Cherchez dans les fichiers des services spéciaux, de l’armée… Peu importe les moyens.
Janet acquiesça au-dessus des restes de crème. Elle piraterait les ordinateurs du Pentagone s’il le lui demandait.
— Vous pouvez vous introduire dans les réseaux informatiques sans laisser de traces ? questionna-t-il.
— Eh bien, heu… oui… Avec les codes et un ordinateur sécurisé, ça doit pouvoir se faire… Mais, enfin, c’est risqué, capitaine…
Elle jouait quand même sa carrière sur ce coup.
— Il y a eu trop de fuites dans cette affaire, dit Neuman. Si la mort de Kate Montgomery a été une mise en scène pour accuser Gulethu et clore l’affaire, ça signifie que Terreblanche et ses complices ont eu accès aux rapports d’autopsie de la morgue. Voire à nos propres fichiers.
— Je croyais qu’ils étaient sécurisés ? fit remarquer Epkeen.
— Les archives de l’armée consultées par Janet aussi.
Brian eut un geste de dépit. La corruption touchait tous les échelons de la société, du particulier qui rachetait du matériel volé au coin de la rue aux élites au pouvoir — évasion fiscale, fraudes, irrégularités, truquages financiers, les deux tiers des dirigeants étaient impliqués.
— Janet, vous vous sentez de taille ?
La métisse opina avec une raideur toute militaire :
— Oui, capitaine.
Petit soldat.
— OK : vous vous occupez du Project Coast. Brian, tu vas faire un tour à l’agence de Hout Bay. Vois si tu peux trouver quelque chose, des documents, n’importe quoi. Le 4×4 n’a pas traîné près de la maison de Muizenberg pour rien, et s’ils ont pris le risque de laisser des cadavres dans la cave, c’est qu’ils voulaient cacher autre chose.
Epkeen suivait le raisonnement :
— Leurs traces.
— Sans doute. Effacées par le sang et la merde.
Janet oublia son fond de milk-shake.
— Tu crois qu’il y avait quoi dans cette maison ? reprit Brian. Un labo où ils fabriquaient la came ?
— À toi de voir… Une visite discrète, précisa-t-il d’un air entendu. Je me charge du reste… On se donne rendez-vous demain matin, même endroit : disons huit heures. D’ici là, conclut-il, réduisons nos communications au minimum.
Neuman avait besoin de l’autorisation de Krugë pour mener une descente en règle dans le township. Si, comme il le croyait, Gulethu avait été sacrifié lors de l’attaque-suicide contre le shebeen, Mzala et les Americans étaient complices. Leurs arrestations ne se feraient pas sans grabuge…
Le vent du soir ramenait le dernier ferry de Robben Island quand ils finirent de régler les ultimes détails de leur plan. Janet Helms partit la première, avec ses carnets d’écolier et ses talons, en quête de ses précieux codes. Neuman profita de ce que Brian allait régler au bar pour téléphoner.
La danseuse décrocha à la première sonnerie.
— Alors, s’esclaffa-t-elle, tu es sorti de ton sarcophage ?
— Disons que je tiens à mes bandelettes… Je te dérange ?
— Je monte sur scène dans trois minutes.
— Je ne serai pas long.
— On a le temps.
— Pas sûr.
— Pourquoi ? Tu me prends toujours pour une terroriste ?
— Oui : c’est pour ça que tu vas m’aider.
— C’est si gentiment dit. T’aider à quoi ?
— Je cherche un homme, dit-il, Joost Terreblanche : un ancien colonel de l’armée recyclé dans le business sécuritaire, avec comptes numérotés dans des paradis fiscaux et une opacité maximum autour de ses activités.
Zina souffla dans le combiné.
— Tu fais chier, Ali.
— Terreblanche a disparu de nos fichiers, mais sûrement pas des vôtres.
— De quoi tu parles au juste ?
— Des fichiers de l’Inkatha.
— Je me fous de l’Inkatha.
— Ça n’a pas été toujours le cas.
— Je ne fais plus de politique ! Je ne fais plus que danser et bricoler des poudres à la con pour des pauvres types comme toi : tu n’avais pas remarqué ?
Il pleuvait des baisers morts sur la terrasse désertée.
— J’ai besoin de toi, dit-il.
— Pas autant que moi, Ali.
Il jetait des regards vers l’entrée du bar, où Brian pouvait surgir d’une seconde à l’autre. Il ne voulait pas qu’il le voie lui parler.
— Terreblanche a collaboré avec le docteur Basson, reprit le Zoulou à mi-voix. Il n’a pas témoigné à la Commission Vérité et Réconciliation et bénéficie de protections : son nom a quasiment disparu de nos fichiers. L’Inkatha a forcément gardé un dossier sur lui, des renseignements auxquels nous n’avons plus accès.
— Je ne fais plus partie de l’Inkatha, répéta Zina.
— Mais tu as gardé des contacts : un de tes musiciens est le frère de Joe Ntsaluba, un proche du chef Buthelezi : Joe est un de tes vieux amis, n’est-ce pas ? (Comme elle ne disait rien, il insista :) Terreblanche a une base quelque part, à l’étranger ou même en Afrique du Sud.
— C’est tout ce que tu as trouvé pour me piéger ?
— C’est toi qui parles de piège. Je veux la peau de Terreblanche, pas la tienne.
— Ah oui ?
Il sentit qu’elle hésitait.
— Ça restera entre nous, assura Neuman.
La danseuse gambergea à l’autre bout du fil — le régisseur lui faisait des signes affolés par la porte de la loge : c’était l’heure.
— Il faut que je te laisse, dit-elle.
— C’est urgent.
— Je te rappelle.
— Ngiyabonga[38].
Neuman raccrocha au moment où Epkeen ressortait du bar. L’Afrikaner jeta la note dans la poubelle, vit son ami planté au milieu de la terrasse, hagard.
— Tu as eu la fille de l’Inkatha ?
— Oui, dit-il. Elle cherche de son côté.
Les allées du Waterfront s’étaient vidées. Brian s’approcha :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien.
Mais il crut un instant qu’il allait pleurer.
— Tu m’envoies un message en revenant de Hout Bay, abrégea Neuman. Rendez-vous demain matin.
Brian acquiesça, le cœur dans un étau.
— Salut, Cassandre…
— Ouais, salut.
Une impression détestable. Comme s’ils se voyaient pour la dernière fois.
Le matériel était rassemblé, échantillons, tests, disque dur… Terreblanche referma la deuxième malle et leva la tête vers le gérant de l’agence, qui venait d’entrer dans la pièce.
— Quelqu’un s’est introduit dans nos fichiers, annonça Debeer.
— Comment ça, quelqu’un s’est introduit dans les fichiers ?
— Un hacker.
Le visage de l’ancien militaire s’empourpra :
— Il y a quoi sur ces fichiers ?
— Les comptes de l’agence… Le flic qui est venu l’autre jour cherchait un Pinzgauer, poursuivit Debeer. Ils ont peut-être fait le lien avec la maison.
Les flics n’avaient pas mordu à l’hameçon. Ils connaissaient l’existence du véhicule… Terreblanche hésita quelques secondes, brancha les bons circuits de son cerveau, se rassura vite : ils ne pourraient pas remonter jusqu’à lui, à moins de le prendre la main dans le sac. C’était trop tard. Tout était prêt, finalisé, le labo détruit, l’équipe de recherches déjà à l’étranger. Restait à évacuer le matériel — l’avion était prêt — et à effacer les dernières traces…
— Il reste combien d’hommes ?
— Quatre, avec moi, répondit Debeer. En plus des deux employés…
Ils n’étaient au courant de rien. On pouvait laisser un vigile à l’agence : les autres viendraient avec lui… Terreblanche prit son portable et composa le numéro de Mzala.
Les chambres situées au fond du shebeen avaient été épargnées par la fusillade. Les bâtons d’encens qui brûlaient près du couteau ne cachaient pas l’odeur de pieds mais Mzala s’en fichait. Le chef du gang des Americans se faisait pomper sur la paillasse qui lui servait de couche quand son portable sonna — une rafale de mitraillette téléchargée sur Internet, qui faisait marrer les autres… Il repoussa la grosse en soutien-gorge qui lui bavait le long du gland, vit le numéro affiché — qu’est-ce qu’il voulait encore ce connard ? — et recolla la tête de la fille sur son dard.
— Ouais ?
L’ancien colonel n’était pas d’humeur badine.
— Tu vas organiser une grande fête ce soir en l’honneur des Americans, annonça-t-il d’une voix qui n’allait pas du tout avec l’événement. Informes-en tes petits copains, qu’ils se ramènent tous la fleur à la boutonnière.
— C’est pas ça qui va les motiver ! ricana leur chef. On fête quoi ?
— La victoire contre le gang rival, répondit Terreblanche, le pognon qui va bientôt tomber, peu importe : crédit d’alcool illimité.
Le Chat plissa les yeux sans relâcher la pression de la fille sur sa queue.
— C’est gentil, ça, patron… C’est quoi l’embrouille ?
— Il suffira de ne pas boire n’importe quoi, insinua Terreblanche. Je fournis la poudre du marchand de sable et le service après-vente, ajouta-t-il. Seul impératif, que tous les éléments impliqués soient présents ce soir : il faut qu’on ait décampé à l’aube.
Mzala oublia soudain la fille, les gros seins écrasés sur ses couilles : c’était le Grand Soir.
— Faut faire le ménage avant de partir, c’est ça ?
— Le grand ménage, oui… Je passerai à l’église vers sept heures trente pour te fournir le matériel.
— OK.
— Encore une chose : je ne veux pas l’ombre d’un témoin dans cette affaire. Pas un.
— Vous pouvez me faire confiance, assura Mzala.
— Ça ne risque pas, grinça le boss. Il va falloir me rapporter des preuves. Débrouille-toi comme tu veux. Pas de preuves, pas d’argent : c’est clair ?
L’esprit du tsotsi flottait sur un matelas plein de sang.
— Très clair, dit-il en raccrochant.
La fille qui le suçait poussait des gémissements, son gros cul en l’air, comme si mille boucs l’enfourchaient depuis les astres. Mzala sourit au-dessus d’elle, qui pompait en cadence… Il pensait à ses gros seins qui ballaient sur ses couilles, sa gorge potelée qui bientôt accueillerait son sperme, au couteau près de la paillasse, et jouit très vite.
— Vous avez encore besoin de moi, monsieur Van der Verskuizen ?
Il était sept heures du soir et Martha avait fini sa journée.
— Non non, Martha, lança-t-il : vous pouvez rentrer chez vous !
La secrétaire sourit en retour, empoigna son sac à main rose posé derrière le comptoir et ouvrit la porte :
— À demain, monsieur Van der Verskuizen.
— À demain, Martha…
Rick regarda la jeune femme quitter le cabinet. Il venait de l’engager, elle était encore à l’essai. Martha, une blonde toute fraîche émoulue de l’Agence pour l’emploi et qui devait avoir la chatte la plus serrée de l’hémisphère Sud — ah ah ! Il venait d’expédier le dernier client, un architecte raseur qui souffrait d’un abcès dû à la poussée anarchique de dents de sagesse : il avait réussi à lui coller une série de six rendez-vous. Quand on a du fric, on le dépense en choses inutiles, pas vrai ?
On sonna à la porte du cabinet. Martha avait oublié quelque chose : sa culotte peut-être — ho ho ho… Il ouvrit la porte blindée mais son sourire huilé se figea comme sous l’effet d’un anesthésiant.
Ruby.
— Tu as l’air surpris, tu attendais quelqu’un d’autre ?
— Pas du tout, pas du tout ! se récria-t-il en la prenant par le bras. C’est juste que tu ne viens jamais au cabinet. Ça va, ma chérie ?
Rick avait retrouvé son sourire à la Clooney, celui qu’il servait aux célébrités locales pour leur montrer qu’ils étaient bien du même bord. Il entraîna sa fiancée vers son cabinet personnel, dont l’immense baie vitrée donnait sur la Table Mountain.
— J’ai deux ou trois papiers à prendre et je suis à toi…
— J’ai eu ton ancienne secrétaire au téléphone tout à l’heure, fit alors Ruby d’une voix trop calme. Elle m’a dit que tu étais assez intime avec tes jeunes collaboratrices.
— Quoi ?
— Ne prends pas cet air effaré, s’il te plaît.
Il avait déjà vu Ruby dans cet état. Ce n’est pas comme ça qu’il la préférait. Il aimait sa croupe sauvage, son énergie solaire, sa fougue et l’espoir qui l’avait poussée dans ses bras, mais son côté incontrôlable le mettait en garde contre toute idée de mariage…
— Alors ?! insista-t-elle.
— Fay est une petite garce, siffla Rick, une garce qui ment comme elle respire !
— En tout cas, elle ment avec une bonne mémoire, nota Ruby : notamment celle des noms et des horaires de rendez-vous.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Kate Montgomery venait toujours en fin de journée, comme dernière cliente, dit-elle, juste à l’heure où ta secrétaire quittait le travail… Ça t’inspire quoi ?
— Mon Dieu, Ruby, fit-il d’un air suppliant, c’était les horaires qui l’arrangeaient ! Qu’est-ce que tu vas encore t’imaginer ?!
Ruby ruminait.
— Avoue que tu as couché avec Kate, cracha-t-elle.
— Enfin, tu es folle !
— Avoue que tu as au moins essayé de coucher avec elle ?!
Ses yeux étincelaient de rage. Une folle. Il vivait avec une folle.
— Mais enfin, Ruby, c’est la vérité ! Je n’ai jamais eu de rapports avec Kate Montgomery. Jésus ! Je lui soignais les dents !
— Avec ta bite.
Le dentiste ferma les yeux et prit son visage dans ses mains. Il n’avait jamais couché avec Kate. Elle n’aurait jamais voulu. À moins qu’elle n’ait demandé que ça. De toute façon c’était une fille fragile, une fille à problèmes. Il soignait sa clientèle, au propre comme au figuré, et tenait surtout à la garder. Rick soupira, soudain las. Il était cerné de tous les côtés, et maintenant Ruby qui débarquait comme une furie…
— C’est ce sale flic, dit-il enfin : c’est ce sale flic qui t’a mis ces cochonneries dans la tête, n’est-ce pas ?
Un avion passa dans l’azur de la baie vitrée. Ruby baissa la tête.
Elle ne voulait pas voir ça. Son désespoir lui faisait honte. La méfiance et le ressentiment lui jouaient de mauvais tours. Elle guettait le pire : pire, elle le provoquait. Elle se mordait la queue, comme une saloperie de scorpion, elle se piquait avec son propre venin. Son besoin d’être aimée et protégée était trop fort. Le monde l’avait déjà abandonnée, quand elle avait treize ans. Ruby se sentait confuse, écrasée entre deux réalités. Elle n’en croyait aucune. À deux pas de là, Rick attendait un geste d’elle, un geste d’amour… Quelque chose continuait pourtant à lui dire qu’elle avait raison, qu’on allait la trahir, encore une fois. Ruby serra les dents mais ses lèvres tremblaient toutes seules. Ses lèvres allaient la lâcher. Ses lèvres la lâchaient.
— Prends-moi, murmura-t-elle. Prends-moi dans tes bras…
Josephina avait passé l’information dans les clubs et les associations du township. Des femmes pour l’essentiel, des bénévoles qui se battaient pour que survivent les rats du navire. Les gamins que cherchait son fils étaient des enfants perdus. Ali aussi aurait pu se retrouver dans cette situation, s’ils n’avaient pas fui les milices qui avaient assassiné son père. Et tous ces enfants qui allaient perdre leur mère à cause du sida, ces orphelins qui bientôt viendraient grossir les rangs des malheureux : si personne ne s’en occupait, qui allait le faire ? Le gouvernement avait bien assez de travail avec la violence dans les villes, le chômage, la méfiance des investisseurs, et cette Coupe du monde dont tout le monde parlait…
Heureusement, Mahimbo, une amie des Églises de Sion, avait fini par la contacter : elle avait vu deux gosses qui répondaient au signalement, dix jours plus tôt, du côté de Lengezi — un gamin filiforme en short vert et un plus petit, avec une chemise kaki et une cicatrice dans le cou. Il y avait une église à Lengezi, en bordure d’un public open space, où l’on tâchait de nourrir les plus déshérités. Le prêtre avait une jeune bonne, Sonia Parker, qui s’occupait de leur préparer une soupe au moins une fois par semaine : elle les croisait peut-être régulièrement… La bonne n’avait pas le téléphone mais elle finissait son service à sept heures, après le dernier office.
Il était sept heures dix.
Le bus l’avait laissée à près d’un kilomètre, mais Josephina arrivait au bout de ses peines. Elle remonta la rue en se fiant aux ombres et devina l’église à la nuit tombante. Le quartier était désert. On préférait regarder la télé en famille, ou chez le voisin s’il l’avait, plutôt que d’errer sans but, au risque de tomber sur un fou furieux sortant d’un shebeen… Un chien sans queue l’escorta, intrigué par la canne qui la soutenait. La vieille femme reprit son souffle sur les marches de l’église, suant à grosses gouttes. Quelques étoiles surnageaient dans un ciel bleu pétrole. Josephina tâta les planches de contreplaqué sous ses pas et hissa son quintal jusqu’à la porte de bois.
Elle n’eut pas à frapper, c’était ouvert.
— Il y a quelqu’un ? lança-t-elle aux ténèbres.
Les chaises semblaient vides. L’autel aussi était plongé dans le noir…
— Sonia ?
Josephina ne distinguait aucune lueur, pas même la luciole d’une bougie allumée. Elle fit quelques pas cahotants dans l’allée cimentée.
— Sonia… Sonia Parker, vous êtes là ?
Josephina avança à tâtons, s’aidant de sa canne, et sentit une odeur familière à mesure qu’elle s’approchait du grand Christ suspendu. Une odeur de suie… Les bougies avaient été soufflées depuis peu.
— Sonia ?
La grosse femme se déhancha jusqu’à l’autel, recouvert d’une nappe blanche, et leva les yeux vers la croix : du haut de son martyre, le Fils de Dieu restait de bois.
Il fit soudain plus frais sous les voûtes de l’église, comme un courant d’air qui lui glaçait les os : Josephina sentit une présence dans son dos, une forme encore indistincte qui venait de surgir d’un pilier.
— Tiens tiens… Qu’est-ce que tu fais là, Big Mama ?
Elle resta pétrifiée : le Chat guettait dans l’ombre.
Le vent de la nuit par la vitre couvrait le son distordu des Cops Shoot Cops dans l’autoradio. Il était deux heures du matin sur la M63 qui filait vers la côte sud de la péninsule ; Epkeen conduisait vite, le matériel en vrac sur la banquette. D’après les indications piratées par Janet Helms, l’agence de sécurité était surveillée par une caméra à l’extérieur du bâtiment, qui balayait l’entrée et une bonne partie de la cour, mais pas le hangar. Un vigile armé aux couleurs d’ATD patrouillait à l’extérieur, relié par radio à son homologue de la télésurveillance. Une standardiste à l’accueil recevait les appels, chargée de contacter les équipes de nuit sillonnant le secteur…
Epkeen ralentit aux abords de Hout Bay. La petite ville était vide à cette heure. Il longea les façades des restaurants du port, le parking désert, et gara la Mercedes au bout des quais. Un cri de mouette retentit depuis la mer. Il empoigna le matériel sur la banquette. Des années qu’il n’avait pas fait ce genre d’opération… Brian souffla pour dégager le stress qui grimpait à ses jambes, ne vit pas un chat près des pontons. Il enfila une cagoule noire, vérifia son harnachement, et partit à pied dans la nuit.
Les entrepôts de la pêcherie étaient cadenassés, les filets ramassés. Il se faufila entre les palettes et attendit à l’ombre des hangars. Le bâtiment de l’agence se découpait sous les nuages gris souris. On n’entendait plus que le son des vaguelettes sur les coques des chalutiers et le vent dans les structures. Un faisceau de lumière apparut bientôt depuis l’aile est de l’ancienne maison patricienne — le vigile, la casquette vissée sur la tête. Il n’avait pas de chien mais un holster et un gourdin, qui pendaient à sa ceinture de cuir… Brian calcula le rythme de sa ronde : il avait exactement trois minutes seize avant que son alter ego ne s’inquiète depuis son écran de contrôle… Il laissa le vigile bifurquer à l’angle et, contournant l’œil panoptique, fila vers le garage.
Trois nuages passèrent sous la lune intermittente. Brian commençait à suer sous la cagoule, qui puait l’antimite. Le vigile réapparut enfin au coin de la maison. Epkeen serra sa matraque, le dos plaqué contre le hangar. Le faisceau de la torche passa devant lui… L’homme esquissa à peine un geste : la matraque heurta sa nuque au niveau de la mœlle épinière. Epkeen l’accompagna dans sa chute, tira le corps à couvert. Le vigile, un Blanc aux cheveux ras, semblait dormir. Il imbiba de chloroforme le coton qu’il tenait dans sa poche et pressa le tout sur son nez — de quoi le laisser plusieurs heures sur le carreau… Deux minutes quarante : évitant la caméra qui balayait la cour, il fila vers l’aile sud de l’agence.
Des barreaux de fer bloquaient l’accès au rez-de-chaussée mais pas les fenêtres de l’étage. Il resserra les attaches de son petit sac à dos et, prenant appui sur les rebords de la gouttière, se hissa jusqu’au balcon. Il tira aussitôt le pied-de-biche de son sac, cala le cran contre l’ouverture de la fenêtre, qui céda dans un affreux bruit de bois. Il grimaça, pénétra à l’intérieur.
La pièce à l’étage faisait office de débarras : deux malles cadenassées contre le mur, d’autres caisses empilées… Aucun bruit : Epkeen ouvrit doucement la porte. Elle donnait sur un couloir et une source de lumière au rez-de-chaussée… Une minute : il marcha à pas de velours jusqu’à l’escalier, oublia la trotteuse. On entendait des voix en bas, un homme et une femme, qui s’esclaffaient depuis le poste de télésurveillance… Il descendit les marches, serrant sa matraque.
— Et la blonde qui voit un bateau dans le désert, tu la connais ?
— Non !
— Eh ben, c’est l’histoire d’une blonde et d’une brune en voiture, qui aperçoivent un bateau, en plein milieu du désert ; à ce moment-là la brune lui dit…
Le vigile était assis sur un siège pivotant, tournant le dos à la porte. Près des écrans de contrôle, la standardiste buvait ses mots en souriant d’avance. Elle ouvrit soudain de grands yeux catastrophés, cria en se tenant la bouche, trop tard : la matraque heurta le crâne de son collègue. Le vigile pivota sur le siège et s’écroula à ses pieds, de petits pieds boudinés dans des mocassins à pompons qui n’osaient plus bouger.
— Non… (Elle voulut se débattre.) Non !!!
Maîtrisant sans mal ses pauvres moulinets, Epkeen lui coinça le cou et pressa le mouchoir imbibé sur son visage. La standardiste s’agita un moment, avant de choir comme une princesse délurée dans ses bras. Il étendit la fille sur le sol, administra sa dose de chloroforme au vigile et ôta enfin sa cagoule puante, trempée de sueur. La tête lui tournait un peu mais il n’avait pas de temps à perdre — alertée par le silence radio, une patrouille ne tarderait pas à rappliquer…
L’ordinateur central se situait dans un bureau du rez-de-chaussée. Janet Helms l’avait déjà visité. Il fouilla dans les dossiers entreposés sur les étagères, tomba sur des chiffres, des rapports, des listings de clients… Il faudrait des heures pour les éplucher. La sonnerie du standard retentit depuis le bureau voisin. Il grimpa à l’étage. Les caisses métalliques entrevues tout à l’heure étaient rangées contre le mur, deux grosses malles sans nom ni destination… Epkeen cala le pied-de-biche et fit sauter le cadenas. Des rangées de tubes étaient soigneusement rangés à l’intérieur, protégés par de la mousse : des centaines d’échantillons étiquetés, aux codes incompréhensibles. Il extirpa l’un d’eux et évalua le liquide : du sang…
Il mit l’échantillon dans sa poche, jeta un regard inutile vers la fenêtre, et força l’ouverture de la deuxième malle, qui céda bientôt. Il y avait un disque dur, entouré de polystyrène. Epkeen le déposa sur le parquet et dégagea l’armature. Des sachets de poudre apparurent sous le faisceau de sa torche, des centaines de doses sous plastique. Même texture, même couleur que la came retrouvée dans le mobil-home… Il crut alors entendre le bruit d’une voiture dans la cour. Le téléphone sonna au même moment, en bas.
Brian regarda sa montre, fébrile : le quart d’heure qu’il s’était donné s’était écoulé. Il remit sa cagoule puante, fourra le disque dur dans son sac à dos, prit deux sachets de poudre et déguerpit.
1) Les personnes qui souffrent actuellement de déficiences en neurotransmetteurs (NT) cumulent de nombreuses maladies propres à l’homme occidental : obésité, dépression, anxiété, insomnie, troubles de la ménopause, etc. Plusieurs aires cérébrales, participant à l’humeur et à la régulation de l’appétit, du sommeil, du désir sexuel et de la mémoire, sont perturbées chez les personnes dépressives. Hormis l’hypophyse, toutes ces aires font partie du système limbique ; elles reçoivent, normalement, des signaux en provenance des neurones qui sécrètent de la sérotonine ou de la noradrénaline. Une baisse de l’activité des circuits sérotoninergiques ou noradrénergiques favoriserait l’installation d’un état dépressif. D’après nos études, de nombreuses dépressions semblent résulter de perturbations des circuits cérébraux qui utilisent des monoamines comme neuromédiateurs. Les antidépresseurs les plus vendus en Europe et aux États-Unis, tel le Prozac, fonctionnent en augmentant artificiellement le taux de sérotonine dans les synapses des neurones atteints par ces maladies. Trouvez le gène qui permettrait d’avoir un taux suffisant et régulé de ce NT et vous obtenez des « surhommes » : plus d’obésité, plus d’anxiété, de dépression, d’insomnies. De la même manière, on pourra être soumis aux stress les plus terribles sans que le mental en souffre : un blockbuster en puissance, susceptible d’être vendu à des centaines de millions de personnes.
2) Nous avons porté nos recherches sur une enzyme, la MAO. L’enzyme intracellulaire MAO (monoamine-oxydase) module la concentration synaptique et dégrade les monoamines (sérotonine et noradrénaline). Son gène a été cloné, ainsi que les zones en amont permettant sa régulation. Les morceaux d’ADN correspondant à cette enzyme ont donc été introduits avec succès dans un AAV. Ce vecteur viral a été testé avec succès sur des singes. Nous avons utilisé la thérapie génique in vivo, qui consiste à injecter le vecteur portant le gène d’intérêt thérapeutique directement dans la circulation sanguine, celui-ci devant atteindre spécifiquement les cellules cibles…
Les effets secondaires de ce genre de substances ne pouvant se voir que sur des cobayes humains, nous avons préparé et testé ces recombinants sur des personnes déterminées.
Après de longs tâtonnements liés à une hypertension et surtout à des réactions suicidaires ou de violence accrue, nous pouvons affirmer aujourd’hui que ces tests sont positifs.
3) Nous avons par ailleurs sélectionné une souche de HIV-1-4 avant de procéder à l’obtention de virus mutés dans le gène de la gp41. Cette glycoprotéine possède le peptide qui correspond à un domaine responsable de l’interaction avec la cavéoline, protéine de la membrane cellulaire qui, en association avec d’autres constituants de la membrane, est impliquée dans l’internalisation d’éléments externes, comme des virus (par exemple). Ce domaine de gp41, nommé CBD1, joue un rôle important au cours de l’infection des cellules par le HIV. La mutation, contrairement aux recherches développées par nos confrères, permet une pénétration plus importante et efficace dans les T4. Le virus devient ainsi capable d’infecter et de détruire 80 % des T4 en quelques semaines. Les personnes infectées par ce « super-virus » meurent de maladies opportunistes avant même d’avoir été déclarées séropositives.
Le virus a pu être introduit avec succès sur 100 % des sujets traités.
Epkeen relut pour la troisième fois le document.
L’adrénaline était retombée après son excursion nocturne dans l’agence de Hout Bay : l’ordinateur ronronnait dans la chambre du fond, celle de David, désertée depuis des lustres — un poster de Nirvana pendait encore au mur, l’oreille gauche en berne, en signe de deuil…
Le radioréveil affichait 5 : 43, le sommeil commençait à se faire sentir, il avait rendez-vous dans deux heures avec Ali et Janet et il n’était pas sûr d’avoir saisi tous les tenants et aboutissants de l’affaire, encore moins le charabia technique du directeur de recherches. Charles Rossow, c’était son nom. Spécialiste en biologie moléculaire… Epkeen avait ouvert les icônes du disque dur volé dans la malle de Hout Bay, trouvé des dossiers aux intitulés sibyllins où figuraient des séries de tableaux, les détails d’expérimentations et autres analyses au jargon à peu près incompréhensible pour un néophyte. Mais il avait compris l’essentiel : blockbuster, virus… Ce dossier était de la dynamite.
Il fit deux copies USB du disque dur, enfonça les clés dans la poche de son treillis noir… 5 : 52 affichait le vieux réveil. Brian puait encore le stress de tout à l’heure. Il songea à prendre une douche, s’égara sur les posters de la chambre, transformée en bureau… David. Le fils prodigue. Premier de sa promo… Un bip strident le sortit de sa léthargie, celui du fax près de l’imprimante. Brian se pencha en bâillant sur l’engin : il n’y avait pas de nom d’expéditeur, pas même de numéro… Une liste de noms défila bientôt sur le papier glacé. Un message de Janet Helms : trois pages qui constituaient l’organigramme du Project Coast.
Il arracha le rouleau et parcourut le document. Il y avait deux cents noms au total, avec les compétences et les spécialités des différents collaborateurs de Wouter Basson. Epkeen fila directement à la lettre « R » et trouva ce qu’il cherchait : Rossow. Charles Rossow, spécialiste en biologie moléculaire…
Neuman avait vu juste. Terreblanche avait débauché le chercheur pour mettre au point une nouvelle chimie révolutionnaire ; ils avaient mené des expérimentations secrètes, bénéficiant de protections et de complicités tous azimuts. Il envoya un texto sur le portable de Janet Helms en guise de réponse, confirmant la piste Rossow — elle avait encore deux heures avant de les retrouver au Waterfront… Epkeen relut le fax en détail, depuis le début. Burger, Du Plessis, Donk… Terreblanche, Tracy, Van Haas, Van der Linden… Il allumait une nouvelle cigarette quand sa pupille se figea en bas de la liste : Van der Verskuizen. Prénom : Rick.
— Merde.
Rick Van der Verskuizen figurait sur l’organigramme du Project Coast.
Ce bellâtre à moumoute avait lui aussi travaillé avec Basson et Terreblanche… Kate Montgomery. Le dentiste. C’était lui, le complice, l’homme qui attendait la styliste sur la corniche…
Un léger bruit lui fit dresser l’oreille. Le jeu dans les charpentes, son imagination, l’épuisement ? Le vent soufflait dehors. Il retint sa respiration et n’entendit plus rien… Brian allait prendre une douche quand il entendit un nouveau bruit, celui-ci beaucoup plus proche. Son cœur se mit à cogner. Cette fois c’était sûr : quelqu’un montait l’escalier… David ? Le parquet gémit, tout près. Il se terra contre le mur de la chambre : les pas s’étaient rapprochés, ils étaient dans le couloir — au moins deux personnes… Il vit le disque dur relié à son ordinateur, le holster sur le lit à couverture d’Indiens, pensa à plonger sur son.38, se ravisa in extremis : la porte s’ouvrit tout à coup et rebondit avec fracas contre le mur. Deux ombres surgirent dans la chambre, Debeer et un autre type, qui arrosèrent la pièce d’un tir croisé. Des armes Walther 7,65 munies d’un silencieux ; la plume de l’oreiller vola sur le lit de David tandis que Debeer pulvérisait l’ordinateur. Les tueurs cherchèrent leur cible sous une pluie de plâtre, virent la silhouette qui s’enfuyait par la fenêtre et firent feu au moment où elle se jetait dans le vide.
Une balle siffla aux oreilles d’Epkeen avant d’aller mourir contre la façade du voisin. Il atterrit dans les parterres de fleurs et fila à travers la pelouse. Quatre impacts décapitèrent des tiges innocentes avant de le chasser vers le jardin. Il sentit une douleur et se réfugia à l’angle du mur : des voix étouffées pestaient juste au-dessus de lui. Des rangers se précipitèrent vers l’escalier tandis qu’il s’échappait vers la grille.
Debeer sauta du premier étage : manquant de souplesse, il se réceptionna mal et glapit en se tordant la cheville. Il brandit son arme dans la nuit et ne distingua que des fleurs au bout du silencieux.
Epkeen fonça dans la rue vide et courut jusqu’à la Mercedes, garée à dix mètres. Il avait les clés dans sa poche et la peur au ventre ; il ouvrit fébrilement la portière, mit le contact et enclencha la première. Une silhouette trapue jaillit par la grille ouverte. Les pneus de la Mercedes crissèrent sur l’asphalte ; le tueur se campa sur ses jambes et tira à vingt mètres. Le pare-brise arrière vola en éclats alors qu’il écrasait l’accélérateur. Les autres coups se perdirent dans le cliquetis du percuteur.
Epkeen prit la première à droite. Il n’avait plus d’arme, ni de portable. Des sueurs froides dégoulinaient entre ses omoplates. Les éclats de verre avaient volé jusque sur le tableau de bord.
6 : 01 affichait la pendule. Il vit alors les traces de sang sur le siège.
Ruby n’arrivait pas à dormir. Après d’interminables palabres et des tombeaux de pleurs arrachés au néant qui l’étreignait, elle avait fini par baiser avec Rick. Son amant l’avait convaincue qu’elle était la seule dans son cœur, et aussi dans son lit. On ne peut pas dire qu’elle l’avait cru, pas complètement, mais Ruby se sentait coupable. Elle allait encore tout gâcher sur un coup de sang. Comme avec le label, quand elle avait viré son groupe phare sous prétexte que leur rock tournait au pop-corn, et qu’ils avaient fait un carton chez une major… C’est ça : il fallait qu’elle se calme. Qu’elle se concentre sur son bonheur. Rick était réglo. Il l’aimait. Il le lui avait dit cette nuit. Plusieurs fois. Rick n’était pas son père…
Le ciel était encore pâle sur le jardin. Ruby avalait son café sur le tabouret de la cuisine, les yeux dans le vague, quand son regard se figea : Brian venait d’apparaître de l’autre côté de la baie vitrée.
Elle descendit de son perchoir comme un moineau devant une miette de pain et tira la porte coulissante qui donnait sur la terrasse.
— Rick est réveillé ? souffla-t-il.
— Va te faire enculer.
— On ne joue plus, Ruby, dit-il à voix basse : ton dentiste a travaillé avec les services de renseignements durant l’apartheid, notamment sur un projet top secret, le Project Coast…
— Bla bla bla…
— Putain ! chuchota Epkeen. Des types sont entrés chez moi pour me faire la peau.
Ruby vit alors la sueur sur son front, puis le mouchoir qu’il serrait contre son flanc gauche — du sang, non ?
— C’est quoi le piège, cette fois-ci ? demanda-t-elle, intriguée.
— Il n’y a pas de piège. Je voudrais que tu partes : maintenant. Rick est impliqué dans le meurtre de Kate : je sais que je ne suis pas bien placé pour ça mais il faut que tu me croies.
Tout se bousculait dans la tête de Ruby :
— Tu as des preuves ?
— C’est juste une question de temps.
Ruby voulut refermer la baie vitrée mais il mit un pied sur le rail coulissant et la saisit par le bras.
— Merde, Ruby : ne discute pas !
— Tu me fais mal !
Leurs regards se croisèrent.
— Tu me fais mal, dit-elle doucement.
Brian desserra son étreinte. Le mouchoir qu’il tenait serré contre son flanc gouttait : la balle avait laissé une profonde estafilade.
— Rick connaissait ton emploi du temps, donc celui de Kate et…
— Rick n’a pas tué Kate, le coupa-t-elle : il était avec moi ce soir-là, à la maison.
— Il était avec toi à l’heure du crime, oui. Tu as ramené ton groupe de chevelus à l’hôtel, tu es passée au club équestre et tu es rentrée vers neuf heures. Son cabinet ferme à sept : ça lui laissait deux heures pour filer à Llandudno, intercepter Kate sur la corniche et la livrer aux tueurs avant de rentrer chez vous pour se constituer un alibi. Bon Dieu, tu vas ouvrir les yeux !
Un homme apparut à la porte de la cuisine.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?!
Rick portait un short et un sweat de couleur beige. Le bruit de leur discussion avait dû l’alerter, ou alors lui non plus ne dormait pas.
— Ne joue pas au malin avec moi, feula Epkeen : tu vas me suivre gentiment au central avant que je te démolisse de bon cœur.
— Vous n’avez rien à faire ici, rétorqua-t-il. Je vous préviens tout de suite que mon avocat sera mis au courant dans les plus brefs délais.
— Wouter Basson, Joost Terreblanche, le Project Coast : ça ne te dit rien ?
Le dentiste garda sa contenance.
— Ruby a raison, dit-il : vous êtes un tordu.
— Ah oui ? 86–91, hôpital militaire de Johannesburg : tu soignais quoi ? Ce qui restait de dents aux prisonniers politiques ? Ou alors tu expérimentais de nouveaux produits avec Basson, que vous testiez sur des cobayes humains ?
— Jésus ! s’énerva-t-il. Je suis dentiste, pas tortionnaire !
— Je suis flic, pas triple buse : tu sues comme une vache, Ricky, et je connais cette odeur : tu pues la peur.
Le dentiste rosit sous son sweat. Il mentait. Pas seulement à Ruby.
— Vous n’avez même pas de mand…
Epkeen l’empoigna par les trapèzes et le plaqua sur le sol carrelé de la cuisine.
— Ramène ta gueule, souffla-t-il en lui massacrant le tendon.
Rick couina de douleur. Ruby observait la scène, interloquée, quand un homme cagoulé surgit sur la terrasse. Une main puissante la happa sans qu’elle puisse esquisser un geste : Ruby recula dans un cri de stupeur et sentit le froid d’une arme automatique contre sa tempe.
— Tu bouges plus, le flic !
Epkeen vit le visage tétanisé de Ruby, le Walther 7,65 collé sur sa tête. Il lâcha le dentiste qui geignait à ses pieds. Ils étaient maintenant deux sur la terrasse, armés jusqu’aux dents.
— Les mains sur la tête ! gueula le cagoulé qui tenait Ruby en joue.
Epkeen obéit, écœuré. Rick se massait le cou, tête basse, refluait vers le bar de la cuisine. Un quatrième homme fit irruption dans la pièce. Des cheveux gris coupés ras sur un crâne dégarni, un corps bodybuildé malgré sa soixantaine, Joost Terreblanche ne portait pas de cagoule mais une arme sous sa veste militaire beige. Epkeen, les mains levées, cherchait une issue improbable : un coup de crosse dans les reins l’envoya au tapis.
Il étouffa un cri sur le sol de la cuisine, vite tachée de sang — sa blessure s’était rouverte.
Terreblanche transperça Rick de ses yeux métalliques :
— Tu t’en sors bien, VDV…
Le dentiste croisa le visage de Ruby, atterrée. Ce n’était pas l’heure des explications. Terreblanche jaugea le flic à ses pieds, incapable de se relever, et prit son élan : le bout de sa rangers le cueillit au foie.
Une longue mélopée s’échappa de sa gorge tandis qu’il roulait contre le bar. L’ancien militaire fit un pas vers lui.
— Non ! cria Ruby.
Epkeen pataugeait à quatre pattes, plus très certain de vivre : le talon de la rangers lui cassa le dos.
Janet Helms correspondait avec des hackers via des lignes sécurisées par leurs soins, dont les codes d’accès changeaient tous les mois et jamais à dates fixes. Un moyen comme un autre de compenser sa solitude et de perfectionner sa maîtrise du piratage : qu’est-ce qu’ils croyaient, aux services de renseignements, qu’elle était devenue hacker en se payant des stages intensifs dans des instituts high-tech facturés deux cents rands de l’heure ?!
Chester Murphy vivait à Woodstock, à deux pâtés de maisons du deux-pièces qu’elle louait. Chester fuyait la lumière du soleil, un vrai vampire et, comme elle, se nourrissait principalement de junk food et d’informatique. Janet passait la nuit chez lui, à raison d’une ou deux fois par semaine, selon l’actualité du club. Chester n’était pas beau, avec sa tête joufflue et son nez de tapir, mais Janet l’aimait bien — il ne lui avait jamais fait d’avances.
Chester avait mis au point un réseau de hackers, douze membres à l’identité secrète qui se lançaient des défis individuels ou collectifs : être le premier à s’introduire dans le disque dur d’une institution ou d’une entreprise soupçonnée de malversations, se liguer pour pirater un système radar de l’armée. Le réseau qu’il avait mis en place était à ce jour indétectable, autonome, d’une efficacité jamais démentie.
Chester n’avait pas posé de questions quand Janet avait débarqué chez lui vers dix heures du soir : il était en pleine action sur l’ordinateur de sa chambre… Janet s’était installée devant l’écran du salon, avec ses sodas, ses cahiers et ses bonbons à la menthe. Elle avait récupéré ses précieux codes au bureau du commissariat et se sentait d’attaque pour pirater une bonne moitié de l’univers. Après quelques heures passées à tester les défenses de l’ennemi, l’agent de renseignements finit par s’introduire dans certains fichiers classés de l’armée. Beaucoup dataient de l’apartheid. L’organigramme du Project Coast était tombé vers cinq heures du matin — deux cents noms au total, qu’elle avait faxés à Epkeen, parti à la pêche de nuit du côté de Hout Bay… Sa réponse avait fusé, par texto : « Rossow. »
Le petit matin pointait quand Chester lui signala qu’il allait se coucher ; elle l’entendit à peine grimper l’escalier. Janet poursuivit ses recherches et récolta plusieurs informations intéressantes. Contrairement à Joost Terreblanche, Charles Rossow figurait dans plusieurs rubriques consultables sur le Net et ne cachait rien de ses activités de chimiste : il avait travaillé pour plusieurs laboratoires de premier plan, nationaux, puis internationaux. Sa collaboration avec Basson était passée sous silence pour ne retenir que ses succès. Âgé de cinquante-huit ans, Charles Rossow était aujourd’hui chercheur en biologie moléculaire chez Covence, un organisme de recherches sous contrat, spécialisé dans la mise en place d’essais cliniques à l’étranger, pour le compte de grands laboratoires pharmaceutiques. Rossow avait en outre signé plusieurs articles dans des revues prestigieuses et s’était focalisé sur le séquençage du génome, « une avancée formidable pour la connaissance moléculaire du corps humain ».
Janet approfondit le sujet, recoupa les parutions.
On ne connaissait encore ni la composition de la plupart des gènes, ni le lieu, ni le moment où ils étaient exprimés sous forme de protéine mais le génome constituait une boîte à outils où l’on pouvait puiser : la prochaine étape consistait dans la découverte de la totalité des gènes, de leur localisation, de leur compréhension, de leur signification et, surtout, dans l’analyse de leurs mécanismes de contrôle. Grâce à la biologie moléculaire, la connaissance précise du génome humain et des génomes des agents infectieux et parasitaires conduirait par étapes à la description de tous les mécanismes du vivant et de leurs perturbations. À partir de quoi il deviendrait possible d’agir de façon spécifique pour corriger les anomalies, améliorer ou éradiquer les maladies, voire, à titre préventif, d’agir en amont : une avancée fondamentale quant à la condition humaine, l’avenir de l’humanité tout entière… Rossow poursuivait, citant Fichte, que si tous les animaux étaient achevés, l’homme lui n’était qu’esquissé : « ce qu’il doit être, l’homme doit le devenir ». Il s’agissait d’un chemin infini vers la perfection que les récentes découvertes laissaient présager : la puissance de la recherche actuelle résidait en effet dans sa capacité à modifier la nature humaine elle-même. Elle se démarquerait de la médecine classique par son aptitude à agir sur le génotype même de l’homme, affectant non seulement l’être concerné mais aussi toute sa descendance. La biotechnologie serait alors capable d’accomplir ce qu’un siècle d’idéologie n’avait pu réaliser : un nouveau genre humain. Enfanter des individus moins violents, libérés de leurs tendances criminelles ; on pourrait ainsi refabriquer de l’homme comme un produit mal conçu qu’on ramène à l’usine, la biotechnologie permettant de modifier ses tares, sa nature même…
Les yeux brûlants derrière son ordinateur, Janet Helms commençait à comprendre ce qui se tramait : c’était lui, le père de la cellule inconnue retrouvée dans la drogue.
En laissant les industriels financer la recherche clinique, les instances politiques avaient commis une grave erreur. Quand une entreprise pharmaceutique demandait la délivrance d’une autorisation de mise sur le marché, elle seule était en mesure de fournir les éléments d’évaluation du produit à commercialiser — la mise sur le marché de médicaments faussement innovants et très coûteux devenant la règle. Elle en gardait également les droits exclusifs, d’où la porte ouverte à la brevetabilité du vivant… Rossow et ses commanditaires s’étaient infiltrés dans la brèche.
Janet trouva une adresse à Johannesburg, dans une banlieue huppée sous surveillance, mais rien dans la province du Cap. Elle orienta les recherches vers l’employeur de Rossow, Covence, organisme spécialisé dans les essais cliniques. Activités recensées en Inde, Thaïlande, Mexique, Afrique du Sud…
— Nous y voilà, dit-elle tout bas.
Sept heures quinze. Janet Helms passa chez elle prendre une douche avant de filer sur le port de commerce.
Le Waterfront était quasi désert à cette heure. Les commerçants ouvraient leurs boutiques, disposaient les étalages. La métisse arriva la première au bar où ils avaient rendez-vous. Elle avait cinq minutes d’avance et une faim de loup. Elle s’installa à la terrasse et posa son cahier près d’elle, où figuraient les informations récoltées durant la nuit. Aucune trace informatique, avait demandé Neuman…
L’air était frais, le serveur indifférent à sa présence. Elle fit un signe au jeune homme, commanda un thé au lait et des gâteaux sucrés.
Janet était excitée malgré sa nuit blanche. Au-delà de venger son amour perdu, c’était l’affaire de sa vie. Un coup de filet qui, s’il réussissait, l’imposerait dans l’équipe du capitaine. Elle aurait un grade supérieur et traiterait directement avec Neuman. Elle se rendrait indispensable. Incontournable. Comme avec Fletcher. Il ne pourrait plus se passer d’elle. Elle finirait par pousser dehors son actuel bras droit, Epkeen, guère en odeur de sainteté auprès du superintendant. Le temps jouait pour elle. Sa capacité de travail inégalable. Elle prendrait l’habit que Neuman avait taillé pour Dan…
Janet regarda de nouveau sa montre — huit heures onze… Les drisses des voiliers claquaient dans la brise, les navettes des compagnies maritimes rutilaient sous le soleil avant l’arrivée des touristes, le Waterfront s’éveillait doucement. Le serveur passa devant sa table, tout sourires, alerté par la jeune blonde qui venait de s’installer à la table voisine.
La lumière grimpa sur la montagne verdoyante. Huit heures et demie. Janet Helms attendait à la terrasse du café où ils avaient rendez-vous mais personne ne venait.
Personne ne vint jamais.
Le talon d’une rangers qui lui cassait le dos : ce fut son dernier souvenir. Epkeen avait sombré dans les limbes. La réalité revint peu à peu, fille verte du jour par les stores tirés : les yeux de Ruby, juste au-dessus de lui, tanguant dans l’atmosphère postboréale…
— Je commençais à croire que tu étais mort, dit-elle tout bas.
Il l’était. Seulement ça ne se voyait pas. Ses pupilles se stabilisèrent enfin. Le monde était toujours là, semi-nocturne, douloureux — une fulgurance dans le bas du dos, qui lui vrilla la colonne. Il pouvait à peine bouger. Doutait de remarcher un jour. Pensait par bribes, des bouts de pensées qui mis dans l’ordre n’avaient pas plus de sens. Le dos avait souffert, son crâne aussi. Il réalisa qu’il se tenait allongé sur le parquet d’une chambre sombre, avec pour unique horizon les grands yeux émeraude de Ruby…
— Qu’est-ce qui est arrivé à ma tête ? dit-il.
— On t’a tapé dessus.
— Ah…
Il se sentait comme un noyé de retour à la surface. On leur avait lié les mains dans le dos avec de l’adhésif. Il se tourna sur le côté pour soulager ses reins endoloris. La tête, on verrait plus tard.
— On est où ? demanda-t-il.
— Dans la maison.
Les stores étaient tirés, la poignée de la fenêtre démontée. Brian récupéra les étoiles éparpillées alentour :
— Ça fait longtemps que je suis dans les vapes ?
— Une demi-heure, répondit-elle en s’asseyant sur le lit. Putain, qui sont ces types ?
— Les petits copains de Rick… Il a travaillé sur un projet ultra-secret avec un ancien militaire, Terreblanche. Le vieux au crâne rasé qui m’a tapé dessus : c’est lui.
Ruby ne dit rien mais elle en aurait vomi de rage. Ce salaud de Brian avait raison. Le monde était peuplé de salauds : le monde était plein de Rick Van der Verskuizen qui lui contait fleurette en lui reniflant les fesses et qui, au final, la laisserait tomber pour son copain pédé à rangers.
Brian voulut se redresser, abandonna l’idée.
— Tu sais où est David ? demanda-t-il.
— À Port Elizabeth, parti fêter son diplôme avec Marjorie et ses copains, répondit sa mère. T’en fais pas pour lui, il ne revient pas avant la semaine prochaine…
Des pas couinèrent dans le couloir. Ils se turent, dans l’expectative. La porte s’ouvrit en grand. Epkeen vit une paire de rangers sur le parquet ciré, puis la carrure athlétique de Joost Terreblanche au-dessus de lui : une veste militaire et des yeux de fouine qui le fixaient.
— Alors le flic, on se réveille ?
La voix allait bien avec ses crampons.
— Je préférais quand je dormais.
— Un petit malin à ce que je vois… Qui sait que tu es ici ?
— Personne, répondit Epkeen.
— En sortant d’une fusillade ? Tu me prends pour un con ?!
— Ordure serait plus…
Terreblanche lui écrasa la tête sous sa rangers, et pressa de tout son poids. Il n’était pas très grand mais aussi dense qu’une enclume.
— Qu’est-ce que tu as fait en sortant de chez toi ? grogna-t-il.
— J’ai foncé ici, répondit Brian, la bouche tordue par la godasse.
— Pourquoi tu n’es pas allé directement chez tes copains flics ?
— Pour éloigner Ruby… Vous pouviez vous en servir… comme objet de chantage.
— Tu soupçonnais le dentiste ?
— Oui…
Il compressa le visage sous sa chaussure :
— Et tu n’as prévenu personne sur la route ?
— Plus de portable, articula l’homme à terre. Les autres à mes trousses…
Debeer avait récupéré le fax avec le listing du Project Coast, les échantillons et le disque dur volé à Hout Bay. Mais ce fouille-merde avait eu le temps de le consulter… Terreblanche ôta sa rangers, laissant des marques de crampon sur la joue du flic : son récit semblait coller avec celui de Debeer.
Il sortit un objet de sa veste :
— Regarde ce qu’on a trouvé dans ta poche…
L’Afrikaner redressa la tête, vit la clé USB. La semelle de cuir lui fracassa le ventre. Epkeen avait beau s’y attendre, il se tortilla sur le parquet.
— Laissez-le ! lâcha Ruby depuis le lit.
Terreblanche ne lui adressa même pas un regard :
— Toi, la petite pute, je te conseille de la boucler si tu ne veux pas que je t’enfonce un manche de pioche dans le cul. Tu l’as montré à qui, le contenu du disque dur ?
Epkeen happait l’air comme un poisson volant.
— Personne…
— Ah ouais ?
— Pas…
— Pas quoi !
— … eu le temps.
Terreblanche s’agenouilla et attrapa le flic par le col de sa chemise :
— Tu as envoyé une copie au central ?
— Non…
— Pourquoi ?
Il hoquetait, en apnée.
— Les lignes… les lignes n’étaient pas sécurisées… Trop de noms effacés des fichiers…
Terreblanche hésita : ses hommes avaient détruit l’ordinateur de la chambre lors de l’attaque, on n’avait plus aucun moyen de savoir ce qu’il avait pu trafiquer avec les documents.
— Tu as envoyé une copie du disque dur à quelqu’un d’autre ? Hein ?! (Terreblanche s’impatienta.) Parle ou je la bute !
Il dégaina son arme et visa la tête de Ruby. Elle reflua vers le lit, effrayée.
— Ça ne changera rien, souffla Epkeen. Je déchiffrais les dossiers quand vos types me sont tombés dessus…
La main qui tenait l’arme était couverte de taches brunes : au bout du canon, Ruby tremblait pour deux.
— Ainsi, personne ne connaît l’existence des fichiers…
Brian secoua la tête — ce connard lui rappelait son père.
— Non, dit-il. Que moi…
Le silence heurtait les murs de la chambre. Terreblanche baissa son arme et jeta un œil à sa Rolex.
— Bon… On va voir ça…
La cave était une pièce lugubre et froide à l’odeur de barrique. Epkeen tentait de desserrer ses liens, sans beaucoup d’espoir. On l’avait attaché à une chaise, les mains dans le dos, et il ne voyait qu’un point noir avec la lampe projetée sur son visage.
Un homme corpulent préparait quelque chose sur la table voisine : il crut deviner Debeer, et une machine à l’aspect peu réjouissant…
— Je vois qu’on n’a pas perdu les bonnes habitudes, lança-t-il aux militaires.
Terreblanche ne répondit pas. Il avait déjà torturé des gens. Des Noirs pour la plupart. Certains qui n’appartenaient même pas à l’ANC, ni à l’UDF. De pauvres types en général, qui s’étaient fait manipuler par des agitateurs communistes. Thatcher et les autres les avait laissé tomber à la chute du Mur mais sa haine restait la même pour les communistes, les cafres, les libéraux, toute cette chienlit aujourd’hui au pouvoir…
— Tu ferais mieux d’économiser ta salive, dit-il en surveillant le montage.
Le boss regarda sa montre. Ils avaient encore un peu de temps avant de filer à l’aérodrome. La maison de VDV était isolée, personne ne viendrait les importuner. C’est en rentrant à Hout Bay pour le chargement qu’ils avaient trouvé les employés et le vigile inanimés : quelqu’un était entré dans l’agence par effraction et avait volé le disque dur. La piste du flic fouineur était la bonne mais ce branquignol leur avait échappé. Debeer avait heureusement vu le fax qu’il venait de recevoir, l’organigramme du Project Coast et le nom de VDV en bas de la liste : le flic avait forcément fait le lien…
Epkeen ne pensait qu’à gagner du temps.
— C’est vous qui avez imaginé cette histoire de Zoulou, dit-il, n’est-ce pas… Vous avez gardé Gulethu en vie pour que son ADN l’inculpe du meurtre de Kate et fasse croire à un tueur raciste. Gulethu fournissait la dope aux gamins des rues des Cape Flats, sauf qu’il a voulu vous doubler en dealant des doses auprès des petits Blancs de la côte. Lui et sa bande surveillaient la maison pendant que Rossow bricolait ses petites potions… Des expériences du genre comme vous en meniez avec le docteur Basson ?
Terreblanche dressa l’oreille, ses gros avant-bras poilus croisés sur sa veste beige.
— La maison de Muizenberg, c’était une unité de recherche mobile, escamotable d’un coup de Pinzgauer ? Vous saviez qu’on allait fouiner dans le coin, alors vous avez imaginé cette histoire de squat sur la plage, d’où rayonneraient les tsotsis… Vous le testiez sur qui, votre produit miracle : des gamins des rues ?
L’autre regardait Debeer s’escrimer avec son matériel, impassible.
— Des handicapés mentaux, relança Epkeen, vous n’avez pas pensé ? Ça parle encore moins qu’un orphelin, et puis, entre nous, ça ne sert à rien… Pas vrai ?
Terreblanche le toisa d’un rictus — le flic avait repris du poil de la bête, on dirait… La machine était presque prête.
— Des Blancs n’allaient pas dealer dans les townships, c’est pour ça que vous avez sous-traité l’affaire à des gangs. Sauf qu’avec Gulethu, vous êtes tombés sur un cinglé de première… C’est lui qui a tué Nicole Wiese, hein… Il a voulu faire porter le chapeau à Ramphele sans savoir ce qu’il y avait dans la dope : un produit miracle mêlé aux cristaux à tester sur des cobayes, et une souche de sida pour les réduire au silence. Quelques semaines, c’est ça leur espérance de vie ?
Debeer fit signe que tout était prêt.
— Maintenant c’est moi qui pose les questions, lâcha Terreblanche en s’approchant de la chaise.
Il passa le bout de sa cravache sur ses yeux, jusqu’à l’agacement.
— Je te le demande pour la dernière fois : qui connaît l’existence des fichiers volés ?
— Personne, je vous ai dit. Trop de fuites dans nos réseaux informatiques.
— Qu’est-ce que tu as fait en quittant Hout Bay ?
Epkeen tenta d’éloigner la tige de cuir qui effleurait ses paupières.
— Je suis rentré chez moi pour décrypter le contenu du disque dur : vos tueurs sont arrivés alors que j’essayais de comprendre ce qu’il y avait dedans.
— Tu as très bien pu donner une copie à ton chef, contesta l’autre.
— Je n’ai pas de chef.
— Neuman a une copie ? gronda-t-il.
— Non.
— Pourquoi ?
— Je n’ai pas eu le temps de lui donner.
La cravache caressa son nez :
— Pourquoi tu ne l’as pas envoyée ?
— J’étais encore en train de déchiffrer le contenu du disque dur, rétorqua Epkeen. Il faut vous le dire en afrikaans ?
— Tu mens.
— J’aimerais bien.
— Envoyer le dossier par mail prenait deux minutes. Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
— Nos lignes ne sont plus sécurisées.
— Ça ne t’a pas empêché de recevoir un fax.
— Si j’avais envoyé une copie au central, je n’aurais pas embarqué la clé USB.
— Il existe une autre copie ?
— Non.
Epkeen commençait à suer sur sa chaise. Terreblanche laissa retomber sa cravache. Un voile passa sur ses yeux embués : il fit un signe à Debeer, qui venait de relier les électrodes à la machine posée sur la table. Le gros Afrikaner renifla en relevant sa ceinture, puis se posta dans le dos du prisonnier. Il serra son scalp et lui maintint solidement la tête en arrière. Brian tenta de se dégager mais le flic de Hout Bay avait une poigne de fer : Terreblanche appliqua une petite pince à sa paupière inférieure, puis l’autre pince à la seconde…
Les yeux d’Epkeen étaient déjà tout humides de larmes. Les pinces mordaient ses paupières comme des linges de fer pendus ; c’était assez douloureux en soit — mais rien à voir avec ce que ça fit quand on envoya le courant.
Mzala n’avait pas rejoint les autres à Hout Bay comme convenu, mais à Constantia, un coin de vignes et de maisons patriciennes où il n’avait jamais mis les pieds. Lui aussi aurait bientôt un palais dans la nature, du pinard et des grosses putains à gogo. Un million : en dollars ça valait le coup de faire des sacrifices… Mzala posa un petit sac sur la table du salon.
— Tout est là, dit-il.
Prévenu de son arrivée, Terreblanche venait de remonter de la cave ; il ouvrit la besace, cilla à peine devant les bouts de chairs sanguinolentes. Des langues coupées. Il y en avait une vingtaine dans la toile de jute, un amas visqueux qu’il fit glisser sur le bois verni. L’aspect était répugnant mais il s’agissait bien de langues humaines. Vingt-quatre au total.
— Ils sont tous là ?
Mzala sourit avec une béatitude d’animal repu.
— Bon… Il y a de l’essence dans le garage. Brûle ça dans le jardin.
Le chef de gang commença à ramasser ses langues sur la table.
— C’est qui, la fille dans la chambre ? demanda-t-il d’un air anodin.
— Qui t’a laissé entrer ?
— Je l’ai vue par les stores, en traversant le jardin… Sacrée poulette…
Il souriait toujours.
— Ne t’avise pas d’y toucher, prévint Terreblanche, j’en ai encore besoin… Intacte, précisa-t-il en guise d’avertissement.
— Besoin pour quoi ?
— Occupe-toi de ton barbecue.
Le dentiste apparut à la porte du salon. Rick ne connaissait pas le Noir au visage couturé qui s’entretenait avec Terreblanche : il ne voyait que ses ongles taillés et le ballet de ses doigts rougis. Il vit les chairs sanguinolentes sur la table et balbutia :
— On… on part quand ?
— Bientôt, répondit le boss. Tes affaires sont prêtes ?
— Oui… Enfin, presque…
Mzala prenait son temps pour ramasser son butin. Rick rassembla son courage :
— Il n’y a aucune solution pour Ruby ? Je veux dire…
— C’est trop tard, mon vieux, coupa Terreblanche. Maintenant elle aussi est dans le coup… Tu as joué avec le feu, VDV… L’ex de ta fiancée enquêtait sur l’affaire, ce n’est pas très malin…
— Ruby m’avait dit qu’il était agent de la circulation, se disculpa Rick.
— Tss…
— C’est la vérité.
— C’est lui, le vieil ami ? singea Mzala.
Un cri retentit depuis la cave. Un homme, qui apparemment passait un sale quart d’heure. Mzala oublia un instant ses langues :
— Besoin d’un coup de main, chef ?
Terreblanche fit un signe négatif.
— Nous parlerons de ça plus tard, abrégea-t-il à l’attention du dentiste. Rassemble tes affaires : l’avion part dans une heure.
— Oui… Oui…
Rick n’avait pas eu le courage de dire au revoir à Ruby. Son passé l’avait rattrapé, des erreurs de jeunesse qu’il fallait remettre dans le contexte de l’époque. Son silence avait eu un prix (qu’est-ce que Ruby s’imaginait, qu’on devenait l’intime des stars avec un cabinet pouilleux sur Victoria ?! Qu’il avait acheté la propriété avec ses subsides de l’armée ?!). Terreblanche avait gardé des rapports signés de sa main, des expériences menées en marge du Project Coast, avec les noms des prisonniers politiques. Une fuite dans la presse people et le « dentiste des stars » pouvait avaler ses molaires. Rick avait obéi aux ordres, comme avant. Kate Montgomery était une proie facile : un simple coup d’œil sur l’agenda de Ruby et ils expédiaient l’affaire. Mais son ex avait tout foutu en l’air. Rick était désolé pour elle, pour lui : sa vie fuyait sous ses yeux et il savait que rien ne stopperait l’hémorragie. Il devait tout abandonner, ce qu’il avait construit ces vingt dernières années, quitter le pays, recommencer de zéro…
Le soleil léchait les premiers plans de vignes au-delà du jardin. Rick tourna les talons et se dirigea vers la chambre à l’étage. Il prendrait ce qu’il y avait dans le coffre, des dollars, quelques bijoux…
Terreblanche le laissa faire deux pas avant de dégainer le.38 ramassé chez le flic : il mit Rick en joue alors qu’il atteignait la porte vitrée et l’abattit comme un nègre, d’une balle dans la nuque.
Un Blanc baraqué à la houppette faisait le planton devant la porte de la chambre.
— J’ai deux mots à dire à la fille, lança Mzala au garde.
— Le chef est au courant ?
— Évidemment puisque c’est lui qui m’envoie.
Le tsotsi souriait de ses dents jaunes. L’imbécile ouvrit la porte.
La chambre était plongée dans la pénombre. La fille se tenait sur le lit, les mains liées dans le dos. Ruby eut un regard venimeux pour le Noir filiforme qui referma la porte derrière lui.
— Qu’est-ce que vous voulez ?!
— Tout doux, ma belle…
L’homme tenait un petit sac de toile de jute à la main. Ses ongles étaient crasseux, taillés comme des pointes. Il portait un pantalon large et une chemise aux manches tachées de sang.
— Qui êtes-vous ?! répéta Ruby.
— Là… Là…
Mais le visage du Noir puait le vice et la mort ; il la contemplait comme un trophée. Une proie. Le cœur de Ruby battait à tout rompre.
— N’aie pas peur, chuchota-t-il. Tu n’auras pas mal…
Il caressait sa besace comme un petit animal précieux. Intacte, avait dit Terreblanche.
— Tu n’auras pas mal si tu te tais, précisa Mzala.
Ruby eut envie de lui déchirer les yeux mais ils étaient vides d’humanité. La peur grimpa le long de ses jambes, qu’elle serra fort en se plaquant contre le mur.
— Un mot, tu m’entends, fit-il d’une voix doucereuse : un mot et je t’ouvre les tripes.
— Va te faire foutre.
— Dans ta bouche, ça te dit ? Hum ? (Il sourit.) Oui, bien sûr que ça te dit… Quand on a une bouche comme ça, on en veut une grosse… Tu vas aimer, ma belle, oui, tu vas l’aimer ma grosse…
— Viens, coupa Ruby d’un air menaçant : j’ai de bonnes dents.
Mzala souriait toujours, comme absent. Terreblanche était redescendu à la cave, le laissant avec le cadavre de son « vieil ami » sur le parquet du salon. L’avion ne partait que dans une heure : on avait le temps de s’amuser un peu… Le tsotsi plongea la main dans son petit sac et choisit une langue au hasard. Ruby blêmit. Elle voulut reculer mais elle se tenait déjà collée contre le mur. Mzala déposa le bout de chair sur ses cheveux.
— Tu cries, dit-il, et je te la fais bouffer.
Le Chat ne souriait plus.
Elle se tut, tétanisée.
Il posa une autre langue sur son oreille, visiblement satisfait : la fille tremblait de tout son corps, un moineau sous l’orage. Elle lui mangerait bientôt dans la main — ou plutôt elle lui mangerait la queue, ha, ha, ha… Ruby pinça ses lèvres tandis qu’il la décorait, un sourire cruel sur ses traits irréguliers. Elle avait maintenant des langues sur ses cheveux, ses épaules… Une larme glissa sur sa joue quand il garnit son décolleté.
Mzala contempla son œuvre. La fille était maintenant à point. Le tsotsi bandait, c’en était presque douloureux : il sortit son membre vigoureux quand des pas cadencés résonnèrent dans le couloir.
Debeer entra le premier, soutenant un type en piteux état. Terreblanche suivait. Il vit Ruby, qui pleurait en silence, puis le sourire crispé de Mzala sur le lit…
Le monde n’était plus formaté, les données calanchées. Le temps aussi était devenu poreux, gravitation quantique à boucles. Epkeen laissa valser les gamètes dans la chimie incertaine de son cerveau : la matière expédiée de l’autre côté de l’univers, il s’accrochait aux particules de pensées qui lui sifflaient comme des météorites au-dessus de la tête. Au bout de sa folle course après lui-même, il vit la poussière moutonnant sur le parquet, puis Ruby, près de lui… Les images troubles lui tiraient des larmes brûlantes.
— Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ? murmura-t-il.
— Je ne sais pas, répondit-elle d’une voix neutre. Mais tu as pissé dans ton froc.
Brian se contenta de respirer. Ses yeux le piquaient atrocement ; il avait mal aux muscles, aux os, son corps entier n’était plus qu’une longue plainte, et la lionne qu’il apercevait entre les herbes brûlées avait sa mine des jours de mauvaise chasse. Il évalua les dégâts de son pantalon.
— Putain…
— Ouais.
Sa chemise aussi était trempée.
Il se souvint de Terreblanche, de la gégène, de sa cervelle réduite à un transformateur, de ses cils qui cramaient, des mots qui lui sortaient tout seuls de la bouche, des serpents qu’il avait crachés au milieu de la douleur… Un doute affreux le saisit à la gorge : avait-il parlé ? Des flammèches incandescentes tambourinaient sous ses paupières, il distinguait à peine Ruby sur le lit, les ombres au mur… Epkeen fit un mouvement pour se redresser mais il avait mal partout.
— Aide-moi, s’il te plaît…
— T’aider à quoi ?! Putain, un type est venu tout à l’heure, un cinglé avec des langues qu’il m’a collées sur le visage ! Des langues d’homme ! Merde ! Tu ne vois pas que ces types sont fous ! Tu ne vois pas qu’ils vont nous tuer ?!
Ruby était à deux doigts de la crise de nerfs.
— Ils l’auraient déjà fait, répliqua-t-il.
— Si on m’avait dit qu’on mourrait ensemble, grommela-t-elle.
— Aide-moi à me relever au lieu de rêvasser.
Ruby attrapa un de ses bras :
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Aide-moi, je te dis.
Les larmes d’Epkeen coulaient toutes seules sur le plancher. La station debout lui fit l’effet d’un phare jeté en mer mais il voyait mieux les formes : les stores baissés, la fenêtre sans poignée, le secrétaire, la chaise de bois branlante, et Ruby, les mâchoires serrées pour ne pas hurler… C’était une coriace, elle ne flancherait pas. Il colla son visage entre les stores tirés de la chambre : on apercevait les arbres fruitiers du jardin, puis les vignes qui s’étendaient contre les flancs gris de la Table Mountain… Même s’ils réussissaient à s’échapper, ils n’iraient pas loin dans leur état.
— Il faut se tirer d’ici, dit-il.
— OK.
Brian évalua la situation : pas brillante.
— Si Terreblanche ne nous a pas encore liquidés, c’est qu’il compte se servir de nous.
— Comme quoi, comme otages ? Tu ne vaux rien sur le marché de l’occase, Brian. Moi encore moins.
Elle n’avait pas tort. Il désigna ses mains, compressées par l’adhésif :
— Toi qui as de beaux crocs, essaie donc de mordre là-dedans.
— J’ai déjà essayé, gros malin. Pendant que tu étais dans le cirage. C’est trop dur, assura-t-elle.
— Je n’exerçais aucune pression : essaie encore.
Ruby souffla bruyamment, s’agenouilla dans son dos, chercha une faille.
— Vas-y !
— C’est ce que je fais, grogna-t-elle.
Mais l’adhésif était solide, trop serré pour offrir la moindre prise.
— J’y arrive pas, dit-elle en abandonnant.
Les oiseaux pépiaient dans le jardin. Epkeen eut beau chercher, il ne voyait plus qu’une solution : un truc de prisonnier politique… La perspective, vu son état, lui arrachait déjà des soupirs plus proches de l’agonie.
— La première habitation se situe où ? demanda-t-il.
— Un kilomètre environ. Pourquoi ?
— On n’a plus beaucoup de choix, Ruby… Je ne vois pas de garde dans le jardin : avec un peu de chance, tu peux atteindre les vignes avant qu’ils nous tombent dessus. Cours à couvert sans te retourner et file chez le voisin prévenir les flics.
— Ah oui ? feignit-elle de s’étonner. Et comment je me transporte jusqu’à tes vignes ? En rêve ?
— Il n’y a qu’un simple vitrage à la fenêtre, dit-il tout bas : si je réussis à le casser, tu as une chance de t’échapper. En dix secondes, tu es dans les vignes. Le temps que les autres réagissent, tu seras loin.
Elle fronça les sourcils.
— Et toi ?
— Je te suis.
— Et s’il y a un garde dehors ?
— Au pire il te tue.
— C’est ça ton plan ?
— Dis-toi que ça te fera gagner du temps.
Ruby secoua la tête, peu convaincue par son sourire à deux faces.
— Tu oublies une chose, Brian : on le casse comment, le vitrage ?
— J’ai la tête dure, dit-il.
Elle froissa son joli minois :
— Défoncer la vitre à coups de tronche : c’est complètement débile ton plan.
— Oui, mais c’est rock.
Ruby le regarda comme s’il était complètement demeuré :
— Toujours aussi siphonné.
— Allez, s’impatienta-t-il, ne perdons pas de temps.
Il poussa la chaise du secrétaire sous la fenêtre :
— Ça t’aidera à l’enjamber… Tu es prête ?
Ruby fit un signe affirmatif, concentrée sur l’objectif. Leurs regards se croisèrent un instant : peur, tendresse, souvenirs emmêlés. Il l’embrassa sur la bouche sans qu’elle songe à le mordre, recula jusqu’à la porte et évalua la trajectoire idéale. Ruby se mordait les lèvres, prête à détaler. Enfin, il effaça toute pensée de son esprit et fonça tête la première.
Une chance sur deux de rester sur le carreau, d’après ses calculs : son crâne percuta la vitre, qui se brisa sous le choc. Ruby étouffa un cri. La tête de Brian se prit dans les stores, l’empêchant de passer à travers la fenêtre : il resta une seconde empêtré dans les lamelles, puis s’écroula parmi les débris de verre.
La lumière du jardin éblouit Ruby. La vitre de la chambre était en partie brisée, les arbres à quelques mètres seulement. Elle se précipita en oubliant les lames de verre qui striaient le ciel, grimpa sur la chaise adossée au mur et traversa la vitre en fermant les yeux. En un bond, elle fut dehors. Ses jambes flageolèrent sur la terre craquelée, du sang tiède gouttait sur ses paupières mais elle ne pensa plus qu’à courir. Elle se fraya un chemin sous les arbres, louvoya entre les branches basses. Les vignes n’étaient plus qu’à dix mètres.
— Ne la tuez pas ! hurla une voix sur sa droite.
Ruby atteignit les premières plantations. Elle courba l’échine, fila dans l’allée sur une vingtaine de mètres avant de brusquement bifurquer vers la gauche. Les arbustes griffaient sa peau, ses mains liées la freinaient dans sa course éperdue, elle franchit une nouvelle allée, haletante, et coupa plein nord. Un kilomètre environ, avant d’atteindre la maison des voisins. Ruby courait à travers les vignes quand un choc stoppa sa trajectoire. Elle tomba face contre terre. Un poids énorme la plaqua aussitôt au sol. Un cri de douleur s’échappa de ses lèvres : le genou enfoncé dans ses reins, l’homme la tenait fermement. On accourut depuis la maison, des ombres surgissaient des allées…
— Où est-ce que tu comptais aller comme ça, petite pute ? grogna Terreblanche.
Ruby avait la bouche pleine de terre. Le plan de Brian était foireux. La vie décidément sans surprise.
Epkeen attendait contre le mur de la chambre, groggy. Le choc avait manqué de le tuer mais il était resté conscient. Miracle pour têtes brûlées : les gardes l’avaient trouvé à terre, parmi les débris de verre et de store arraché. Occupés à rattraper la fille qui s’échappait par la fenêtre, ils l’avaient laissé à ses plaies ouvertes et organisé la battue. Ruby n’irait pas loin, il le savait.
De fait, la voilà qui revenait, le front méchamment entaillé. Sa jolie robe était en lambeaux, ses bras éraflés, son visage et ses épaules aussi étaient barbouillés de sang. Terreblanche la jeta sur le lit comme un jouet qui aurait trop servi.
— Lie-leur les chevilles, ordonna-t-il à Debeer. Et déblaie ces bouts de verre : ce serait bête qu’ils se coupent…
Humour de militaire. Ruby jeta un regard désemparé à Brian, le scalp en partie arraché. Debeer commença par lui.
— Tu enlèveras les liens quand ils seront morts, dit le boss.
C’était la deuxième partie de son plan : la première reposait au milieu du salon, avec la balle du flic dans la nuque. Terreblanche avait prévu d’éliminer Van der Verskuizen et sa poule avant de gagner l’aérodrome — un cambriolage qui aurait mal tourné — mais les derniers événements avaient modifié ses plans.
— Fais une première injection à 4 cc : laisse agir une demi-heure avant de faire la deuxième piqûre… Ils seront dans les vapes et n’opposeront aucune résistance.
Debeer acquiesça tandis que son chef essuyait ses empreintes sur le.38.
— Après quoi, tu abattras la fille avec cette arme, fit-il en posant le revolver sur le secrétaire. N’oublie pas les gants, ni de déposer les empreintes du flic sur le flingue. Il faut que ça ait l’air d’un meurtre dans une crise de folie, suivi d’une overdose : compris ?
— Affirmatif.
Debeer était chargé des basses besognes. Il n’aimait pas spécialement ça. Il suffisait de ne pas penser. Le boss déposa une mallette de cuir sur le sol : il y avait un garrot à l’intérieur, des seringues, de la poudre, un manche de pioche…
— Tu violeras la fille avant de la tuer, précisa-t-il. Ce sera important pour l’autopsie… On se rejoint comme prévu.
Ruby se recroquevilla sur le lit, les yeux exorbités.
— Personne ne croira à un meurtre, lança Epkeen depuis le mur : tout le monde sait qu’on s’adore.
— Ouais ! assura Ruby.
Terreblanche n’eut pas même un regard :
— Exécution.
La première injection fut comme un coup de tonnerre dans un ciel déjà noir. Epkeen sentit la chaleur monter jusqu’à ses joues, se propager dans un spasme à ses muscles et courir le long de ses doigts. La brûlure était intense, quoique autrement plus subtile que la gégène : il passa de la douleur à l’insensibilité, s’arrêta entre l’indifférence et la dynamite, manquant de peu l’implosion. Enfin, encaissé le premier choc, le miracle : la coulée de lave qui emportait ses veines, les éclats de verre plantés dans sa tête, ses reins, il ne sentait plus rien. La Terre atomisée sous ses pieds, les odeurs de peau et le feu de l’incendie le ravageaient du sol au plafond. Une longue déchirure l’étendit bientôt comme une plaine sous la lune.
— Ne me touche pas !
La voix avait surgi de nulle part. Il ouvrit des yeux globuleux.
— Putain ! Ne me touche pas ! répéta la voix.
Epkeen frémit : Ruby était là, tout près. Il sentait son haleine sur sa bouche.
— Mais… je ne te touche pas ! se récria-t-il.
Il regarda autour de lui, ne vit qu’un cauchemar : bon Dieu, si, il la touchait… Pourtant ce n’était pas lui : ces mains, ces doigts… Ruby était là, à quelques centimètres. Le sang gouttait de ses plaies, faisait des taches sur son visage, et lui se tenait couché sur elle, ailleurs… Le désir avait fui l’amour, disparition de l’infini : il vit sans le croire des choses qui n’existaient pas, Ruby allongée sous lui les cuisses ouvertes, ses yeux roulant sous l’effet de la dope, les convulsions, les motifs sur la couverture zébrée, et toujours ce souffle féminin, dans son cou… Tout lui remonta en même temps : la cave, leur tentative de fuite, la première injection.
Epkeen roula sur le lit et se laissa choir sur le parquet de la chambre.
Les gardes avaient rappliqué sitôt la vitre brisée mais il avait eu le temps d’envoyer un éclat de verre sous le lit : il chercha dans les angles, ne vit que du noir parmi les étoiles. Enfin, il aperçut une lueur pâle contre la plinthe. Le bout de verre… Il pivota sur le sol et, du bout du pied, le fit venir à lui.
Des pas lourds approchèrent dans le couloir. La clé tourna dans la serrure. Epkeen se contorsionna et ferma les yeux au moment où la porte s’ouvrit.
Debeer entra dans la chambre. Une demi-heure qu’ils étaient dans les vapes. Il s’avança vers le lit et posa la mallette près de la fille. Le flic aussi était en phase de léthargie, répandu sur le plancher… Le gros homme passa une paire de gants de latex, prépara ses ustensiles ; plus vite ce serait fini, plus vite il rejoindrait l’aérodrome. Il commença par arracher ce qui restait de la robe, fit sauter l’élastique de son string et l’envoya valser sur le sol. Après quoi il enfila une capote à l’extrémité du manche de pioche et écarta les jambes de la fille. Il suffisait de ne pas penser.
— Montre-moi ton cul, petite pute…
Epkeen, à terre, apercevait l’Afrikaner sur le lit, qui lui tournait le dos. Ruby ne réagissait plus. Il s’activait sur ses liens mais la dope l’avait rendu comme le bois, il avait les doigts gourds, presque insensibles — qui sait s’il n’était pas en train de se couper les veines… Un string déchiré voltigea sur le parquet. Brian avait des crampes à force de scier l’adhésif, ses doigts étaient tailladés de mille coupures mais rien ne venait. Debeer ruminait des insultes en afrikaans quand tout à coup ses mains se libérèrent. Epkeen hésita une seconde, réalisa qu’il pouvait à peine bouger. Son cerveau envoya des ordres, sans effets. Il vit Ruby sur le lit, la jambe que Debeer avait posée sur son épaule pour mieux l’écarteler. La pesanteur qui le tenait rivé au sol disparut le temps d’un éclair : il se jeta sur lui, la bouche écumante d’amour et de rage. Une chimie mortelle : le bout de verre s’enfonça dans la gorge de Debeer, sectionnant la carotide.
La lune s’effaçait lentement dans le ciel. Neuman définissait le plan d’attaque qu’il présenterait tout à l’heure au chef de la SAP quand il reçut un appel de Myriam. La jeune infirmière était passée devant la maison de Josephina tôt ce matin, avant de prendre son service : surprise de trouver les volets ouverts, Myriam avait frappé à la porte sans obtenir de réponse. Inquiète, elle avait réveillé les amies de la vieille femme. L’une d’elles affirmait que Josephina avait rendez-vous la veille au soir à l’église de Lengezi, en bordure de Khayelitsha, avec une certaine Sonia Parker, la bonne du prêtre, à propos d’une bande d’enfants des rues…
Neuman blêmit.
Parker.
Pamela, la métisse retrouvée morte dans la cave, avait le même nom…
Ali avait remercié l’ange gardien de sa mère avant de consulter les fichiers de la SAP. Il retrouva vite la trace : Pamela Parker, née le 28/11/1978. Parents décédés. Une sœur, Sonia, domicile inconnu…
Neuman remplit ses poches de balles et quitta le commissariat désert.
La zone sablonneuse qui bordait Lengezi s’étendait jusqu’à la mer. Vieux journaux, bouts de plastique, toiles à sac, plaques de tôle ondulée, les abris en bordure des public open spaces étaient parmi les plus misérables du township. Neuman claqua la portière et marcha dans la rue de terre battue.
Un vent sourd cognait contre les portes closes. Tout semblait désert, à l’abandon. Il s’approcha en chassant les ombres, ne vit qu’un rat détaler sous ses pas. La façade de l’église rosissait aux lueurs de l’aube. Il grimpa les marches et entra sans bruit, par la porte entrouverte…
Le canon de son arme braquait les ténèbres. Les chaises étaient vides, le silence enfermé dans une malle au fond de sa tête. Personne. Il avança dans l’allée glacée, la crosse maintenant tiède au creux de sa main. Il distingua le pilier près de l’autel, la nappe blanche, les cierges éteints… Neuman stoppa au milieu de l’allée. Il y avait une forme noire derrière l’autel, une forme aux contours distincts, qui semblait pendre de la croix… Josephina. On avait lié ses poignets au grand Christ de bois, à l’aide d’une corde ; sa tête reposait contre sa poitrine, affaissée, inerte, les yeux clos… Ali approcha de son visage et caressa ses paupières. Le maquillage avait déteint, un maquillage bleu encore poisseux de larmes. Il passa un doigt mécanique sur sa joue, qu’il cajola longuement, comme pour la rassurer. Tout serait bientôt fini, oui, tout serait bientôt fini… Des images se télescopaient, confuses. Ses mâchoires tremblaient. Il ne savait pas combien de temps cela avait duré mais sa mère ne souffrirait plus : le Chat lui avait planté un rayon de vélo dans le cœur.
Neuman recula d’un pas et lâcha son arme. Sa mère était morte. Une gorgée de sang avait reflué de sa bouche, tachant sa robe blanche, sa belle peau noire, du sang coagulé qui poissait son menton, son cou, sa bouche entrouverte… Il vit les coupures sur ses lèvres… Des entailles… La trace d’un couteau… Ali ouvrit la bouche de sa mère et frissonna : elle n’avait plus de langue. On la lui avait coupée.
Le cri vrilla ses tempes. Zwelithini. L’exhortation guerrière du dernier roi zoulou, avant le massacre de son peuple…
Zwelithini : que la terre tremble.
Beth Xumala vivait dans la peur, comme tous les flics des townships — peur qu’on défonce sa porte la nuit et qu’on la viole, qu’on la tue pour dérober son arme de service, peur du meurtre aveugle commis en pleine rue, peur des représailles si on arrêtait un tsotsi important —, mais elle adorait son métier.
— Vous savez tirer ? demanda Neuman.
— J’étais une des meilleures de ma promotion sur cibles mouvantes, répondit la constable.
— Les cibles ne ripostent pas.
— Je ne leur laisserai pas le temps.
Stein, son binôme de l’équipe de nuit, était un solide albinos à l’uniforme impeccablement repassé. Lui non plus n’avait jamais imaginé travailler avec le chef de la police criminelle de Cape Town, encore moins pour ce type d’intervention. Il ajusta son gilet pare-balles, vérifia son harnachement.
Les premiers rayons du soleil pointaient sur la façade criblée de balles du Marabi. Le repaire des Americans était bouclé, l’entrée protégée par une grille métallique, les fenêtres barricadées avec des planches et des plaques de tôle. Aucun signe de vie. La rue aussi était étrangement calme.
— Allons-y, fit Neuman.
— On devrait peut-être attendre les renforts, hasarda Stein.
— Contentez-vous de couvrir mes arrières.
Neuman n’attendrait pas les Casspir de Krugë, ni les bras cassés de Sanogo. Il arma le fusil à pompe trouvé dans le coffre de la patrouille et avança. Stein et Xumala hésitèrent — ils étaient payés deux mille rands par mois pour tenter de maintenir la loi, pas pour mourir dans une opération-suicide contre le premier gang du township — mais le Zoulou avait contourné le bâtiment.
À son signal, les deux agents escaladèrent le toit voisin. Neuman étouffa un geignement en retombant dans l’arrière-cour du shebeen. Il slaloma entre les poubelles éventrées et les canettes éparpillées, atteignit le premier la porte de fer qui donnait sur la salle de jeu.
— Vous tirez au premier geste suspect, dit-il tout bas.
Les agents étaient fébriles. Il ferait avec… Le blindage datait de l’apartheid, la serrure du Grand Trek : Neuman inclina le fusil à pompe et tira deux salves coup sur coup. Le système de fermeture vola en éclats. Stein envoya valdinguer la porte d’un coup de talon. Neuman surgit dans le salon privé : à droite la réserve et les chambres des tsotsis, à gauche celle de Mzala. Il fila droit sur sa cible, fonça par la porte entrouverte et braqua le fusil à pompe sur la paillasse du chef de gang.
Une femme nue reposait dans la pénombre. Une métisse dodue, croisée l’autre jour avec lui. Elle regardait le plafond jauni de la chambre, les yeux exorbités, la gorge tranchée. Ses vêtements jonchaient le sol carrelé mais le placard était quasi vide. Neuman s’agenouilla lentement et écarta la mâchoire de la fille. Elle non plus n’avait plus de langue…
— Capitaine ! cria Beth depuis les dortoirs. Capitaine !
Le Zoulou se redressa sans plus sentir la douleur qui irradiait ses côtes. L’agent Stein rappelait les renforts par radio dans le couloir, sa coéquipière revenait des chambres, livide.
— Ils sont tous morts, dit-elle.
Neuman trouva des posters de bonnes femmes à poil sur les murs lézardés, un réchaud pour les boîtes de conserve, des bouteilles de bière vides et un cadavre sur chaque lit superposé. Tous membres des Americans. D’autres gisaient sur le sol, le crâne incliné, le nez dans les flaques d’alcool qui jonchaient le sol. Vingt-deux cadavres, tous exécutés d’une balle dans la tête. Même la shebeen queen avait été liquidée — son corps traînait derrière le comptoir, entre bouteilles vides et joints entamés… Le gang des Americans avait été rayé de la carte : on les avait abattus pendant leur sommeil éthylique, avant de leur trancher la langue.
Mzala ne comptait pas parmi les victimes.
Neuman écrasa des blocs d’ivoire : on lui volait tout, même la mort.
Il laissa les agents appeler les secours et sortit sans un mot.
Une petite foule silencieuse s’était agglutinée devant le Marabi. Ali ne voulait pas penser — pas encore. Il prit sa voiture, sourd aux sirènes hurlantes de la police, et roula en direction de Lengezi. Quelques femmes marchaient le long de la route, un panier ou une cuvette de plastique à la main. Khayelitsha s’éveillait lentement. Il ralentit devant la maison de sa mère et stoppa sans s’en rendre compte. La haie était taillée, les volets, ouverts. Ali ferma les yeux pour respirer, sentit gronder la colère. Le monstre au fond de lui se réveillait. Zwelithini. Il ne dormirait pas. Il ne dormirait plus du tout…
Le signal de son portable retentit dans sa poche, absurde. Neuman vit le texto de Zina et son cœur se serra un peu plus : Rendez-vous à 8 h au Boulder National Park…. XXX kiss…
Une buée de larmes afflua à ses yeux. Il releva la tête, aperçut la maison de sa mère au-delà du pare-brise, le soleil rasant sur les volets. Des gosses jouaient dans la rue, avec leurs voitures de fil de fer… Neuman ouvrit la portière et vomit dans la haie le petit déjeuner qu’il n’avait pas pris.
Les gyrophares devant l’église, l’ambulance, les policiers qui éparpillaient les derniers curieux, Myriam sanglotant au pied des marches, la tête entre les mains, Neuman traversa le réel désolé avec les yeux d’un autre.
Deux constables gardaient l’accès à l’église. Neuman passa devant eux sans les voir. Le prêtre méthodiste se tenait dans l’entrée, des cheveux ras grisonnants et des bougies vacillantes au fond des yeux. D’un geste, Neuman le somma de se taire. Il voulait d’abord voir le légiste.
Rajan travaillait au Red Cross Hospital de Khayelitsha, un homme chétif d’origine indienne qu’il avait croisé une fois ou deux. Rajan le salua avec une gêne compatissante. D’après ses premières conclusions, le crime avait eu lieu dans l’église, vers neuf heures du soir. La langue avait été sectionnée, probablement par un couteau, mais la mort semblait avoir été causée par un rayon de vélo affûté, enfoncé en plein cœur.
L’exécution favorite à Soweto, du temps où vigilantes et comrades réglaient leurs comptes sur le dos de l’Histoire… L’horreur tentait de lui faire perdre pied mais Neuman évoluait loin du sol, en pays zoulou, où il enterrerait sa mère près de son mari, quand tout serait fini…
Un silence glacé régnait dans l’église, à peine troublé par les murmures de la foule dehors. Les brancardiers attendaient près de l’autel.
— On peut emporter le corps ?
Rajan attendait un mot de Neuman.
— Oui… Oui…
Ali eut un dernier regard pour sa mère, qui disparut sous le zip d’un sac plastique.
— Je sais que ça ne vous consolera pas, murmura le légiste, mais si ça peut apaiser votre tourment, il semblerait que la langue ait été sectionnée post mortem…
Il ne broncha pas. Trop de vipères dans la bouche — l’Histoire ne se répétait pas, elle bégayait… Neuman se dirigea vers le prêtre qui attendait près du pilier.
— Ma mère avait rendez-vous avec votre bonne, dit-il en l’enveloppant de son ombre. Où est-elle ?
— Sonia ? Eh bien… chez elle sans doute… Il y a une petite maison accolée à l’église : c’est là qu’elle dort…
— Montrez-moi.
Le prêtre suait malgré la fraîcheur du matin. Ils sortirent par une porte dérobée.
Le petit lopin de terre niché derrière le bâtiment appartenait à la congrégation. On y avait planté quelques rangées de patates douces, des carottes, des salades, avec lesquels sa bonne préparait les soupes pour les plus déshérités… Neuman poussa la porte de sa bicoque. Il faisait déjà chaud sous les tôles ondulées. Des relents de transpiration flottaient dans la pièce, mêlés à une entêtante odeur de sang. Une jeune femme Noire était étendue sur le matelas de la chambre. De sa gorge tranchée avait coulé un sang noirâtre.
— Sonia ?
Le prêtre confirma d’un signe aphone. Neuman inspecta le corps. La fille avait visiblement cherché à se défendre : il y avait des marques rouges sur ses poignets et un ongle cassé. La lame avait sectionné l’œsophage, puis sa langue… Le meurtre remontait à une douzaine d’heures environ. Il jeta un regard circulaire sur le mobilier, les étagères, la soupe qu’elle préparait dans la cuisine adjacente…
— Sonia travaillait pour vous depuis quand ? lança Neuman au petit homme apeuré.
— L’année dernière… C’est elle qui est venue me trouver… Une fille perdue, qui voulait expier ses péchés en aidant son prochain et répondre à l’appel du S…
Neuman empoigna la tunique du prêtre et le plaqua contre le mur.
— Le Seigneur est muet depuis un certain temps, fit-il entre ses dents : la sœur de votre bonne a été tuée pour une histoire de drogue refilée à des gamins des rues et Sonia était en contact avec ceux qui traînaient dans la zone. Alors ?!
— Je ne sais pas…
— Un gosse en short vert, Teddy, et un autre avec une cicatrice dans le cou, ça vous dit quelque chose ?
Le prêtre frémit sous la poigne du colosse.
— Sonia ! s’étrangla-t-il. C’est Sonia qui s’occupait de leur distribuer la soupe…
Neuman songea au jardin, aux cabanons…
— Vous avez des bêtes ?
— Des poules… Quelques cochons aussi, des lapins…
Il tira le petit homme jusqu’au potager. Entassés dans les clapiers, les lapins reniflaient leur grillage ; plus loin les poules piochaient dans la paille comme si c’était de l’eau bouillante. Un baraquement en parpaings faisait office de porcherie au fond du jardin, avec un toit de tôle et une auge où stagnait une eau saumâtre. Neuman tira son Colt 45 et, d’une balle, fit sauter le cadenas.
Une odeur infecte l’accueillit à l’intérieur du cabanon. Les trois cochons qui se vautraient dans la fange vinrent grogner contre la barrière du box : un mâle, plus gros, et deux femelles au groin rose fardé de merde.
— Vous leur donnez quoi à manger ?
Le prêtre se tenait dans l’embrasure de la porte.
— Tout… tout ce qui traîne…
Neuman ouvrit la barrière du box et libéra les bêtes. Le petit homme voulut faire un geste pour les retenir — les cochons allaient saccager le précieux potager — mais il se ravisa. Neuman se pencha sur le cloaque. Il déplia la lame de son canif et remua la bouillasse infecte où il pataugeait. Des ossements apparurent parmi les détritus : des os humains… La plupart avaient été broyés par les cochons… Des os d’enfants d’après leur taille… Des os par dizaines.
Le Boulder National Park abritait une colonie de manchots du Cap. Les petits êtres gambadaient librement sur la plage de sable blanc, des vagues tonitruantes en guise de plongeoir. Neuman marcha à pas comptés sur le sable mouillé.
Zina l’attendait sur les rochers, parmi les embruns que le vent rabattait sur sa robe. Elle le vit arriver de loin, géant incongru au milieu des manchots dodelinants, et pressa ses bras contre ses jambes repliées. Il marcha jusqu’au récif, et assassina toute idée d’amour :
— Tu as le document ?
Une pochette plastifiée reposait à ses côtés, sur le rocher. Zina voulait lui parler d’eux mais rien ne cadrait dans le décor.
— C’est tout ce que j’ai pu récupérer, dit-elle.
Neuman oublia les fusées noires qui explosaient dans sa tête et saisit la pochette. Le document n’avait ni en-tête ni mention permettant de l’identifier, mais il contenait un rapport complet sur l’homme qu’il recherchait.
Joost Terreblanche avait travaillé pour les services secrets durant le régime d’apartheid et figurait parmi les membres de la Broederbond, la « Ligue des frères », une société secrète regroupant la pseudo-élite afrikaner, dont peu d’affaires transpiraient. Malgré son implication dans le Project Coast et la disparition de plusieurs activistes noirs, Terreblanche n’avait pas été inquiété par la justice. Les procès qui avaient abouti étaient rares, raison pour laquelle peu d’anciens membres de l’armée avaient collaboré avec la Commission Vérité et Réconciliation de Desmond Tutu : certaines branches des anciens services de sécurité avaient ainsi bénéficié d’une impunité quasiment totale pour des violations graves des droits de l’homme. Terreblanche avait quitté l’armée à la chute du régime avec le grade de colonel et s’était recyclé dans le business sécuritaire à travers plusieurs entreprises sud-africaines, notamment ATD, dont il était l’un des principaux actionnaires. D’après la source, Terreblanche bénéficiait de protections à tous les niveaux, tant en Afrique du Sud qu’en Namibie, où le conflit entre les deux pays avait permis de multiples infiltrations. On le soupçonnait de mener des opérations paramilitaires dans divers pays des Grands Lacs — trafic d’armes, location de mercenaires. Le rapport mentionnait notamment une base arrière dans le désert du Namib, une ancienne ferme sécurisée au milieu d’un site protégé, où Terreblanche exerçait ses affaires en toute tranquillité.
La Namibie…
Les vagues s’écrasaient sur la plage, recrachaient des manchots ; Zina observait le Zoulou, plongé dans sa lecture, étrangement pâle sous son masque. Leur rencontre tenait du courant d’air. Un élan qui n’aurait jamais dû avoir lieu, et les précipitait pourtant l’un vers l’autre. Ce n’était pas le moment mais ce ne serait jamais le moment.
— Si on arrêtait notre cirque ? dit-elle.
Il releva la tête, totem noir sur le sable.
— Tu crois que je suis bigleuse ? relança-t-elle crânement. Tu crois que je ne vois pas comment tu me regardes ?
Neuman se décomposa un peu plus mais il ne répondit rien. Des cadavres flottaient en surface, par dizaines, exsangues.
— La tournée s’achève demain soir, dit-elle. Après, je ne sais pas… Je quitte la ville, Ali, sauf si tu me retiens.
Il n’entendait plus le tonnerre des vagues sur la plage, ni les cris des manchots. Le monde avait basculé. Une chute libre.
— Je suis désolé, dit-il du bout des lèvres.
Zina serra ses jolies dents.
— Redis-le ! siffla-t-elle. Vas-y : redis-le-moi !
Des larmes ruisselaient sur ses joues. Elle se réveillait le matin avec l’odeur de sa peau, elle résistait à l’eau, au vent, au feu sous ses pieds, son odeur l’attendait dans son lit, sa loge, elle la suivait dans les couloirs, les rues, l’air tiède du soir, elle passait dans les embruns, son odeur, son odeur partout.
Ali baissa les yeux. Il vit ses pieds nus sur la roche découpée, le dessin de ses chevilles, ses jambes, et sa robe qui dansait…
— Je suis désolé…
Et il mourut là, au milieu des manchots.
Les animaux sortaient à la nuit tombée. Un couple d’oryx passa dans la plaine, en quête de feuilles tendres poussées avec la dernière pluie.
— Qu’est-ce qu’ils foutent là, ces connards ? maugréa Mzala depuis la terrasse de la ferme.
Le tsotsi était nerveux. Il s’en foutait bien des bestiaux, du sable, du désert. Mzala pensait dollars. Mozambique. Retraite anticipée. Palaces et chattes en chaleur.
— On va rester là combien de temps ?
— Le temps qu’il faudra, répondit le boss. Tu ferais mieux de dormir…
L’ancien militaire buvait du rooibos tea, confortablement installé dans un des fauteuils de la terrasse.
Mzala scruta le désert. Toute cette immensité lui fichait le cafard. Il n’avait pas envie de dormir. Les speeds, ou plus sûrement la peur de se réveiller avec une lame entre les omoplates, le tenaient debout. Terreblanche détestait tous ceux qui ne rosissaient pas au soleil : le Chat avait pris certaines précautions qui l’empêchaient de le liquider sur-le-champ, mais il ne fermerait les yeux qu’une fois loin d’ici, avec son fric. Cette attente l’insupportait — Mzala détestait attendre. Si son statut de chef lui accordait des privilèges à l’intérieur du township, cette situation était désormais caduque. Le gang des Americans avait vécu, paix à leur âme damnée. Mzala avait respecté sa part du contrat : il avait récupéré les somnifères à l’église de Lengezi, éliminé au passage l’autre petite pute qui nourrissait les cochons et la grosse mama débarquée à l’improviste, et fini par brûler les langues à l’essence avant de suivre les autres jusqu’à la piste de l’aérodrome…
— Qu’est-ce qui vous empêche de me refiler le reste du pognon, grogna-t-il : là, maintenant ?
— On en a déjà parlé, pérora Terreblanche depuis son trône d’osier. Les frontières doivent être surveillées à l’heure actuelle et je ne tiens pas à ce que tu tombes entre les mains de la police… Tu passeras à l’étranger quand la filière sera sûre.
C’était faux : il pouvait se déplacer d’un pays à l’autre sans risquer de tomber sur un fonctionnaire zélé, mais le chef des Americans était une brute épaisse qui, sitôt l’argent empoché, claquerait son pactole en voitures de luxe, bijoux en or et bimbos ostentatoires. Le disque dur était en lieu sûr, chez ses commanditaires, sa fortune et celle de son fils assurées, mais les flics restaient sur le qui-vive. Joost ferait le mort, le temps que les choses se tassent. Après seulement il retrouverait Ross en Australie. L’argent achetait tout. L’argent rachetait tout…
— C’est pas ça qu’était prévu, s’entêta Mzala : ce qu’était convenu, c’est qu’une fois l’opération terminée, je me casse avec ma part.
— Personne ne partira d’ici sans mon assentiment.
— C’est quoi, ça ?
— Mon accord.
— Notre accord, c’était le pognon. Un million. Cash. Ils sont où mes dollars ?
— Tu attendras, comme les autres, trancha Terreblanche. Point final.
Mzala grimaça dans l’obscurité. Il se demandait si cette face de lune avait le fric ici, quelque part dans un coffre, ou une planque à la noix… Le Cessna qui les avait déposés ce matin était reparti avec le matériel, ils étaient maintenant seuls au milieu de ce désert qu’il ne connaissait pas.
Un silence de plomb régnait sur la terrasse, à peine troublé par la brise nocturne. Les oiseaux de nuit s’étaient tus. Les oryx aussi avaient fui… Mzala allait s’enfermer dans sa chambre, son arme à portée de main, quand un cri retentit près du hangar.
Neuman avait coupé le moteur du 4x4 sur le bord de la piste avant de parcourir les derniers kilomètres à pied. L’étui qu’il portait à bout de bras élançait sa côte endolorie ; d’après sa carte de la région, la ferme se situait derrière les dunes de Sossusvlei, à l’ouest, loin des sites touristiques…
La lune le guida sur la plaine désertique. Il marcha un kilomètre en suivant la croix du Sud, les poches de son costume poussiéreux alourdies par les chargeurs. Les dunes se découpaient dans l’obscurité. Enfin, il aperçut une lumière au loin, puis une clôture qui délimitait la ferme.
Une autruche s’enfuit à son approche, sentinelle affolée. Neuman fit passer l’étui de l’autre côté de la clôture avant d’y grimper. Il serra les dents et pénétra dans la propriété privée : une vingtaine d’hectares, d’après les infos de Zina, jusqu’aux contreforts des dunes de Sesriem. Il se dirigea vers la lumière tremblotante, s’arrêta à mi-chemin, évalua la topographie des lieux. Il cala son étui sur son épaule et, après quelques minutes d’ascension pénible, atteignit le sommet de la plus haute dune. On apercevait la ferme de Terreblanche sous la lune, et le bâtiment de préfabriqué en contrebas, près des enclos.
Neuman posa l’étui métallique sur le sable. Le fusil était de marque Steyr, avec lunette de visée laser zoom x 6, muni d’un silencieux, et de trois chargeurs de trente balles de calibre 7,62. Une arme de sniper. Il le monta soigneusement, vérifia le fonctionnement.
Il essuya la sueur sur son front et s’allongea sur la crête lisse. Le sable était doux, presque frais. Il balaya l’étendue avec la lunette infrarouge, repéra la ferme, l’extension — un entrepôt sans doute… Il y avait deux hommes sur la terrasse, qui semblaient discuter, et deux 4x4 dans la cour… Le baraquement de préfabriqué se situait un peu plus loin, à cinquante mètres. Un garde patrouillait, fusil-mitrailleur en bandoulière. Un autre fumait sur le chemin menant à la piste principale. Neuman le fixa au centre de sa mire et l’abattit d’une balle dans le dos. L’homme tomba face contre terre. Il braqua le fusil vers la cour et retrouva le second homme : la cible dansa un moment dans la lunette avant de pivoter brusquement sous l’impact.
Le tireur relâcha sa respiration. Aucun signe d’agitation autour des bâtiments : il s’assura que les sentinelles étaient mortes sur le coup et braqua la jumelle en direction de la terrasse. Il crut reconnaître la silhouette de Mzala près du pilier, quand deux hommes sortirent de l’entrepôt voisin : deux types au crâne rasé qui portaient des caisses à bout de bras. Neuman suivit leur mouvement — ils se dirigeaient vers les 4x4 — et pressa la détente. Il tua le premier d’une balle sous la gorge, le deuxième alors qu’il se retournait vers son binôme.
Un troisième homme sortit alors de la ferme : il vit les corps à terre et dégaina le revolver à sa ceinture. Neuman toucha sa cible à l’épaule gauche, avant qu’une seconde balle ne la projette contre la porte… Il pesta du haut de la dune : le type avait eu le temps de donner l’alerte.
Neuman braqua le fusil vers la terrasse mais les silhouettes s’étaient réfugiées dans la maison. Un homme en maillot de corps surgit du préfabriqué, une arme à la main : sa tête vola en éclats. Le dortoir sans doute. Ils allaient se réveiller, organiser la riposte… Neuman visa les abords des fenêtres et, méthodiquement, vida son chargeur. Un tir aveugle qui sema la panique en traversant les cloisons. Il entendit des cris et le cliquetis des premières rafales qui perçaient la nuit. Il prit le second chargeur posé sur le sable, l’enfonça dans le magasin et tira coup sur coup trente nouveaux projectiles : le dortoir fut bientôt troué de part en part. Un type avait tenté une sortie mais Neuman l’avait cloué d’une balle dans le plexus. Les survivants se terraient à l’intérieur.
Des projectiles sifflèrent à quelques mètres, trouant le sable. On avait fini par localiser sa position… Neuman arma son dernier chargeur et fouilla les ténèbres. Il repéra un homme à l’entrée du dortoir, un fusil-mitrailleur à la main, caché derrière la porte : il adressait des signes affolés à ses compères, invisibles… Neuman tira douze balles de calibre 7,62, qui pulvérisèrent la porte et ses alentours. Touché à la jambe, un homme se traînait pour échapper au sniper. Neuman l’acheva d’une balle dans la joue.
Le Zoulou ne respirait plus, concentré sur son objectif. Une silhouette traversa le champ infrarouge : l’homme gicla du dortoir, courut en zigzaguant en direction de la ferme. Neuman louvoya avec lui dans une danse macabre et, d’une pression sur la détente, le projeta face contre terre.
Ses doigts étaient raides, son souffle englouti au fond de ses tripes. Il se relâcha enfin. Aucun mouvement sous la lune… Il abandonna l’étui du Steyr à son linceul de sable, longea la crête et gémit en dévalant la dune. Des portières claquèrent alors dans la nuit. Neuman stoppa sa course, haletant, et dirigea la jumelle du fusil vers la ferme : un 4x4 s’échappait vers l’ouest, soulevant un nuage de poussière.
Il tira six balles au jugé, qui se perdirent au milieu du brouillard…
Un silence de mort tomba sur l’étendue désertique. Neuman ne pensait à rien. Restait le vent de la nuit entre les planches défoncées, le fusil qu’il serrait comme un dément et le Toyota garé dans la cour.
Les traces filaient vers la mer : cent kilomètres de dunes et de plaines caillouteuses à travers l’un des parcs nationaux les plus vastes au monde. Neuman suivait les parallèles qui couraient sous les phares, accroché au volant pour atténuer la douleur dans ses côtes.
Il avait découvert sept corps dans le dortoir, dont un jeune Blanc mal dégrossi qui se tenait le ventre en tremblant, et qu’il avait laissé crever là. Hormis les cadavres dans la cour, la ferme était vide : il avait trouvé des armes dans l’entrepôt, des munitions, mais Mzala et Terreblanche avaient fui. Ils comptaient rejoindre la piste de Walvis Bay en coupant à travers le désert mais Neuman ne les lâcherait pas. Il avait évacué toute pensée parasite susceptible de le troubler dans sa tâche. Il inspectait les dunes derrière le pare-brise, de plus en plus hautes à mesure qu’il s’enfonçait dans le Namib. Le Toyota bringuebalait sur le sable meuble, faisait des embardées, lui envoyant des pics de feu. Il s’accrocha plus fort au volant.
Un chacal déguerpit sous ses phares. Il roulait, brûlant de fièvre, quand au détour d’un dénivelé soudain il les vit : deux points rouges phosphorescents, au creux des dunes… Neuman stoppa à trois cents mètres, et coupa les feux en haut d’une butte. Il poussa la portière et les observa depuis la lunette infrarouge du Steyr. Le 4x4 des fuyards semblait bloqué. Ils s’étaient ensablés. Alerté par les phares du Toyota, Mzala avait abandonné sa pelle pour se réfugier derrière la carrosserie : Terreblanche le rejoignait, un fusil-mitrailleur à la main. Ils se terraient maintenant derrière le gros tout-terrain, guettant un ennemi invisible…
Neuman cala le canon du Steyr contre la portière et visa le réservoir. Il tira cinq projectiles, en vain. Un véhicule blindé…
Neuman gambergea, la chemise trempée de sueur. Enfin il posa le fusil sur le siège passager, déplia la lame de son canif, et s’installa au volant. Le 4x4 des fuyards était blindé, mais pas le Toyota… Un plan simple, suicidaire.
Les pneus patinèrent sur le sable meuble avant de trouver l’adhérence : il commença à dévaler la pente. Deux cents cinquante… deux cents mètres : il alluma les phares, bloqua l’accélérateur avec la pointe du canif et fonça sur sa cible. Deux canons avaient jailli sur le capot du 4x4 : Neuman empoigna le fusil sur le siège et se jeta par la portière.
Le pare-brise, le capot, les fauteuils, la calandre, tout fut pulvérisé par les tirs en rafale sans modifier la trajectoire du véhicule lancé sur eux : le Toyota percuta l’arrière du 4x4 ensablé qui, malgré le choc, bougea à peine. Terreblanche et Mzala avaient reflué vers la dune pour échapper à la collision : ils jaillirent de l’obscurité et braquèrent leurs armes vers le Toyota accidenté. L’avant était défoncé, le pare-brise explosé, la portière trouée de balles mais il n’y avait personne à l’intérieur.
Neuman avait roulé sur le sable cent mètres plus loin, récupéré le fusil, et pris position : les coudes rivés au sol, il visa le réservoir du Toyota, qui explosa avec la troisième balle. Une gerbe de feu illumina un instant la vallée de sable. Neuman ne voyait plus ses cibles, cachées par l’écran de fumée. Les flammes gagnèrent rapidement le véhicule blindé. Mzala et Terreblanche, réfugiés derrière la carrosserie, reculèrent d’un pas. Ils tirèrent une nouvelle rafale au jugé, puis une autre, qui se perdit à plusieurs coudées. En proie au brasier, le réservoir du 4x4 explosa à son tour. La déflagration surprit Mzala : le baiser du feu l’emporta dans son souffle.
Neuman entendit le cri du tsotsi avant d’apercevoir sa silhouette : la torche humaine tourna sur elle-même, cherchant à fuir les flammes qui le consumaient. Mzala fit quelques pas maladroits sur le sable, battit des bras pour se dégager de l’étreinte mortelle mais le feu le poursuivait : il se roula à terre en hurlant de plus belle… Neuman chercha l’autre cible dans sa mire, fouilla la nuit, mais la fumée opaque occupait tout l’espace. Terreblanche semblait s’être évanoui… À quelques pas de là, Mzala hurlait toujours, au supplice. L’odeur de chairs brûlées parvenait jusqu’à lui. Il gesticulait en frappant le sol, en vain : Neuman l’acheva d’une balle dans le poitrail.
Des gouttes de fièvre perlaient sur son visage. Ali rampa sur une vingtaine de mètres, ouvrit l’angle du zoom et repéra enfin Terreblanche, grimpé au sommet de la dune : il portait un revolver à la ceinture mais pas de fusil… La mire du Steyr accrocha son épaule au moment où il basculait de l’autre côté.
Les flammes crépitaient, répandant une fumée noire. Neuman inspecta la crête où Terreblanche avait disparu et se redressa lentement. La chute de tout à l’heure avait ravivé ses douleurs costales. Il contourna le brasier rugissant et suivit l’arête qui serpentait sous la lune. Les traces menaient au sommet, qu’il atteignit après une escalade laborieuse. Le vent des hauteurs le rafraîchit à peine. Face à lui, les vagues de sable s’en allaient à perte de vue… Il repéra des traces de pas sur le flanc lisse de la dune : elles filaient vers l’ouest… Neuman pesta. Jamais il ne le rattraperait à pied — pas avec cette douleur dans les côtes.
Il vérifia le magasin de son arme et frémit en voyant le chargeur : il ne lui restait plus qu’une balle.
Un vent tiède coulait sur les hauteurs. Ali s’allongea et balaya l’horizon. Des champs de bosses aux contours indistincts se succédaient, monotones. Des traces apparurent bientôt dans la visée infrarouge, un tracé rectiligne… Il suivit la trajectoire et débusqua la silhouette du fugitif. Il marchait à pas cadencés, un revolver à la main. Trois cents mètres, à vol d’oiseau… Neuman bloqua sa respiration, oublia jusqu’au vide dans sa tête, et pressa la détente.
La détonation perça le silence.
L’homme au bout de la mire s’affala sur le sable.
Neuman s’était approché en braquant son Colt mais Terreblanche ne bougeait plus. Il gisait à terre, son automatique à portée de main, à demi évanoui… Ali jeta l’arme au loin et s’agenouilla près du blessé. Son front ruisselait. Il tâta son pouls, vit qu’il respirait. Neuman souleva le tee-shirt kaki, poisseux de sang : la balle avait touché un rein, manquant de peu le foie.
Terreblanche rouvrit les yeux pendant que Neuman évaluait la plaie.
— J’ai de l’argent…, marmonna-t-il. Beaucoup d’…
— La ferme ou je te laisse crever là.
Dévoré par les chacals : une fin heureuse… Mais Neuman le voulait vivant. Les documents relatifs aux expérimentations avaient disparu, les traces du labo, les témoins… Il n’avait rien trouvé dans la ferme. Mzala mort, ramener cette ordure était sa dernière chance.
Terreblanche était pâle sous la lumière des astres. Neuman vit alors une vilaine piqûre sur son avant-bras : une piqûre d’araignée, visiblement… Il pressa l’avant-bras à l’endroit de la morsure : un mince filet jaunâtre s’écoula. Une araignée de sable. Certaines pouvaient être mortelles.
— Cette saloperie m’a piqué, maudit le blessé.
La nuit était encore noire, les dunes approximatives sous les étoiles. Neuman releva l’homme étendu sur le sable et, sans un mot, l’aida à marcher.
Il leur fallut près d’une heure pour rejoindre les carcasses fumantes.
Si le Zoulou suait sang et eau, Terreblanche avait gémi tout du long : il s’affala près des 4x4 calcinés, à bout de forces. Une odeur âcre s’échappait encore des véhicules, empuantissant la vallée. La dépouille de Mzala reposait un peu plus loin, une forme noire et rabougrie qui lui rappelait son frère Andy… Occupé à presser un mouchoir sur sa blessure, Terreblanche n’adressa pas un regard à son complice : son teint était cireux aux premières lueurs de l’aube. Le venin commençait à faire son effet… Neuman vérifia de nouveau le fonctionnement de son portable, sans succès : il n’y avait pas de réseau.
Un voile d’inquiétude passa sur son visage.
— La piste se trouve à combien de kilomètres ? lança-t-il à Terreblanche.
L’ancien militaire releva à peine la tête.
— Walvis Bay, dit-il. Une cinquantaine de kilomètres.
— Et la première habitation ?
L’autre fit un geste évasif :
— Y a que du sable par ici…
Neuman grimaça. La ferme était à plus de trente kilomètres… Il évalua le bleu du ciel, sur la crête des dunes. Les véhicules étaient hors d’usage et les secours n’arrivaient pas : ça faisait pourtant plus d’une heure qu’ils avaient pris feu…
Terreblanche déchira un bout de son maillot de corps pour remplacer son mouchoir imbibé. Le sang commençait à coaguler mais la blessure lui faisait un mal de chien. Son bras se mettait à enfler. Il jeta un œil au flic noir qui guettait un signe du ciel, soucieux. Terreblanche comprit alors pourquoi :
— Quelqu’un sait que nous sommes là ? demanda-t-il.
— Non.
Le désert du Namib était l’un des endroits les plus chauds du monde. À midi, la température atteindrait cinquante degrés à l’ombre, soixante-dix au soleil : sans eau, ils ne tiendraient pas une journée.
Les scientifiques savaient depuis longtemps que les gènes n’étaient pas des objets simples : les relations entre génotype et phénotype étaient si complexes qu’elles ne laissaient aucune chance à une description élémentaire entre les génomes d’une personne et les phénomènes pathologiques dont elle souffrait. Cette complexité du vivant augmentait encore si l’on prenait en compte les aspects divers de la structure sociale dans laquelle chacun était inséré, son mode de vie et son environnement, qui contribuaient au déterminisme souvent imprévisible des maladies — un Indien d’Amazonie ne souffrait pas toujours des mêmes maux qu’un Européen. Qu’importe, puisque les recherches menées par les laboratoires pharmaceutiques n’étaient pas destinées aux pays du Sud, incapables de les payer au prix fort. Les contraintes éthiques et juridiques s’avérant trop rigoureuses dans les pays riches (notamment le code de Nuremberg, adopté en parallèle aux procès des médecins nazis), les labos avaient délocalisé leurs essais cliniques dans les pays « à bas coûts » — Inde, Brésil, Bulgarie, Zambie, Afrique du Sud — où les cobayes, pour la plupart pauvres et sans soins, pourraient bénéficier des meilleurs traitements et d’un matériel de pointe en échange de leur collaboration. Des milliers de patients devant être testés avant qu’un médicament ne soit validé, les labos avaient sous-traité les essais cliniques aux organismes de recherches sous contrat, dont Covence faisait partie.
Après des années de recherches, l’équipe de Rossow avait mis au point une nouvelle molécule capable de guérir les maux dont souffraient des millions d’Occidentaux — anxiété, dépression, obésité… —, un produit qui garantirait un chiffre d’affaires faramineux.
Restait à tester le produit.
Avec ses townships qui débordaient de jour en jour, l’Afrique du Sud et la région du Cap en particulier constituaient un vivier de premier choix : non seulement les patients étaient innombrables et vierges de tout traitement, mais après les conclusions dramatiques liées aux problèmes de dégénérescence et autres effets indésirables du produit en cours d’expérimentation, il était devenu impossible de poursuivre les recherches de manière transparente. Face à la concurrence acharnée des labos, la rapidité était un atout crucial : on avait donc opté pour une unité mobile en bordure des townships où l’on testerait des cobayes dociles et sans attaches, des gamins des rues, dont personne ne se soucierait.
Pour limiter les risques, on leur inoculait le virus du sida, extrêmement efficace. L’avantage était double : l’espérance de vie des sujets était limitée et la maladie, endémique en Afrique du Sud, n’éveillerait pas les soupçons en cas de pépins.
Chargé de l’opération, Terreblanche avait profité des zones de non-droit pour passer un accord avec Mzala, dont le gang tenait Khayelitsha, lequel avait sous-traité le deal à Gulethu et sa bande de mercenaires, qui rôdaient autour des zones tampons. Gulethu et ses paumés avaient répandu le cocktail dans les camps de squatteurs sans éveiller les soupçons : le tik accrochait les gosses de la zone, on les transportait la nuit jusqu’au labo de Muizenberg, en bordure du township, afin d’évaluer l’évolution de la molécule. Ceux qui survivaient mourraient du sida et finissaient avec les cochons. En cherchant à les doubler, Gulethu avait tout fichu par terre…
Epkeen crevait de chaud malgré la climatisation de la chambre d’hôpital. On l’avait roué de coups, scalpé, passé à la chaise électrique. De l’autre côté du lit, Krugë écoutait son rapport sans mot dire. La police avait ramassé une vingtaine de cadavres dans le township, parmi lesquels la mère de Neuman, et des ossements humains derrière l’église de Lengezi… Pour le moment, la presse n’était pas au courant.
— Vous savez où est Neuman ? demanda le chef de la SAP.
— Non.
Epkeen émergeait à peine quand Krugë avait débarqué pour l’interroger. Le gros homme cala son double menton sur le col de sa chemise.
— S’il y a des preuves de ce que vous avancez, soupira-t-il, il va falloir me les montrer… Vous n’avez rien, lieutenant.
Un vol de corbeaux passa dans ses yeux grillagés :
— Comment ça, je n’ai rien ?
— Où sont vos preuves ?
— La séquestration chez Van der Verskuizen, le cadavre de Debeer, Terreblanche en fuite : qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
— Nous n’avons aucun témoin de cette affaire, répliqua Krugë : pas un.
— Évidemment, ils sont tous morts.
— C’est bien le problème. Personne ne sait d’où sortent les ossements retrouvés derrière l’église du township, ni qui les a mis là. Neuman disparu de la circulation, nous n’avons aucune explication. Quant à ce qui s’est passé chez le dentiste, ajouta-t-il, on n’a pas trouvé d’empreintes. Ou plutôt, si : les vôtres.
— Tout a été effacé, vous le savez bien, rétorqua Brian depuis son tas d’oreillers. Comme pour la maison de Muizenberg. Le compte offshore est…
— Information obtenue de manière illégale, trancha Krugë. L’agent Helms nous a tout expliqué de vos procédures.
Le visage d’Epkeen blêmit un peu plus sous la lumière artificielle. Janet Helms les avait trahis. Elle les avait lâchés alors qu’ils touchaient au but. Ils s’étaient laissé berner par ses putains d’yeux de phoque…
— Terreblanche et Rossow ont participé au Project Coast du docteur Basson, répéta l’Afrikaner en gardant son calme. Terreblanche avait les compétences et la logistique pour organiser une opération de cette envergure. Covence offre une couverture légale : il suffit d’interroger Rossow.
— Vous croyez quoi, lieutenant ? Que vous allez attaquer une multinationale pétrochimique avec ça ? Terreblanche, Rossow ou Debeer ne figurent sur aucun de nos fichiers. Rien ne corrobore ce que vous avancez… (Krugë le figea comme un lapin pris dans les phares.) Vous savez ce qui va se passer, Epkeen ? Ils vont vous attaquer, vous, avec une armada d’avocats. Ils vont trouver des choses sur vous, vos mœurs dissolues, votre fils qui refuse de vous voir et les disputes avec votre ex, dont vous n’avez toujours pas digéré la séparation. Ils vont vous accuser d’avoir assassiné Rick Van der Verskuizen.
— Quoi ?
— Nous aurions été curieux d’entendre les aveux du dentiste, concéda Krugë : malheureusement, il a été retrouvé mort dans son salon, abattu d’une balle dans la nuque avec votre arme de service.
— Qu’est-ce que vous insinuez ! Nous avons été séquestrés, on m’a torturé pour que je révèle ce que je savais après ma visite dans l’agence de Hout Bay, avant de nous injecter assez de came pour défoncer un buffle. La saloperie que j’ai dans le sang, le cadavre de Debeer, les pièces à conviction dans la mallette, ça non plus ça ne compte pas ?
Krugë n’en démordait pas :
— L’arme qui a tué le dentiste a été retrouvée dans la chambre avec vos empreintes : ils vont vous mettre ça sur le dos. Ça discréditera votre témoignage et celui de votre ex, qu’on dépeindra comme une sorte de furie aux humeurs changeantes capable de tout pour punir un homme adultère, quitte à s’allier à son meilleur ennemi… Ils vont dire que vous êtes devenue accro à cette fameuse drogue, poursuivit-il, que vous avez voulu vous refaire un peu sur le dos de la bête et que vous avez liquidé le dealer, Debeer, lors d’un accès d’ultra-violence…
— Une mise en scène, s’irrita Epkeen, vous le savez aussi.
— Prouvez-le.
— Enfin, c’est ridicule !
— Pas plus que votre histoire de complot industriel, enfonça le chef de la police. Après ce qui s’est passé durant l’apartheid, vous devez savoir que l’Afrique du Sud est le pays le plus surveillé en matière de recherches médicales, notamment pour tout ce qui concerne les tests sur les cobayes humains. Il faudra convaincre les jurés de vos allégations… Vous avez causé un sacré carnage dans cette baraque, ajouta-t-il, l’œil torve. Et les photos prises dans la chambre où on vous a retrouvés ne plaident pas en votre faveur…
— Quelles photos ?
Une lueur de suspicion passa dans ses yeux fades.
— Vous n’avez pas vu dans quel état vous avez mis votre ex, dit-il. Les mains liées dans le dos, votre sang barbouillé sur son corps, ses vêtements déchiquetés, les griffures, les coups, les violences sexuelles… Ce n’est plus de l’amour, Epkeen, c’est de la rage… Quand on vous a trouvé, vous tourniez en rond autour du lit, hagard.
Un frisson passa dans son dos. Un lion. Un putain de lion qui défendait son territoire…
— Je n’ai pas violenté ma femme, dit-il dans un lapsus.
— C’est pourtant sa peau qu’on a retrouvée sous vos ongles : ça sera du plus bel effet devant un jury…
Brian tangua un instant sur le lit d’hôpital, se rattrapa au vide : la dope, les rats du coroner, la dernière phase, celle de l’agression…
— Ils nous ont drogués, feula-t-il. Vous le savez comme moi.
— Il y a vos empreintes sur la seringue.
— Pour me faire porter le chapeau. Putain, Debeer avait des gants plastifiés quand vous l’avez trouvé, non ?
— Ça n’explique rien. C’est du moins ce qu’ils défendront devant un tribunal… Quoi qu’il arrive, ce que vous pourrez dire au sujet d’une collusion entre votre labo fantôme et un groupe paramilitaire dirigé par un ancien colonel de l’armée pourra être retourné contre vous : votre visite nocturne dans l’agence de Hout Bay, en dehors du fait qu’il n’en reste aucun document, sera de toute façon déclarée nulle pour vice de forme.
— Tout est dans la clé USB.
Krugë ouvrit les mains en signe de bonne foi :
— Je ne demande qu’à la voir…
Un goût infect pataugeait dans la bouche de Brian, la tête lui tournait. Ruby, Terreblanche, Debeer, les injections, la disparition d’Ali, les informations se bousculaient dans sa tête et la descente s’annonçait vertigineuse… Il scruta le visage flasque du superintendant, impassible de l’autre côté du lit.
— Vous êtes dans le coup, Krugë ?
— Je mets cette réflexion sur le compte d’un esprit égaré, gronda le chef de la SAP, mais faites attention à ce que vous dites, lieutenant… Je tiens simplement à vous prévenir : l’industrie pétrochimique est un des lobbys les plus puissants sur cette foutue planète.
— Un des plus pourris aussi.
— Écoutez, se radoucit-il : croyez-le ou non, je suis avec vous. Mais il va falloir des arguments sacrément solides pour convaincre le procureur d’entamer une procédure judiciaire, des perquisitions… Il faudra aussi démonter une à une les accusations qu’on pourra porter contre vous, et nous n’avons que votre parole.
Epkeen écoutait le chef de la police, hébété.
— Et mes yeux ? lança-t-il d’un air mauvais. Je me les suis brûlés pour faire joli ?
— Ils vont demander des examens psychiatriques et…
Brian leva la main comme on jette l’éponge. Il revenait à la vie, trop tard. La situation était absurde — ils n’avaient pas traversé toute cette merde pour échouer là, dans une chambre d’hôpital.
— Je n’entame pas de procédure contre vous, annonça Krugë pour conclure l’entrevue : pas pour le moment. Mais je vous conseille de vous tenir à carreau, le temps qu’on mettre tout ça au clair. Vous n’êtes de toute façon plus chargé de l’enquête. Gulethu a assassiné les gamines : voilà la version officielle. Personne ne tire les ficelles d’un réseau industrialo-mafieux : il n’y a qu’un fiasco lamentable et ma tête sur le billot. L’affaire est close, insista-t-il, et je vous prie de la considérer comme telle. Sans compter qu’un nouveau crime a été commis la nuit dernière : Van Vost, un des principaux donateurs du Parti national, a apparemment été victime d’une prostituée noire…
— Où est Ruby ? l’interrompit Epkeen.
— Dans une chambre, à côté, répondit le gros homme d’un signe de la tête. Mais ne comptez pas trop sur son témoignage.
— Pourquoi : vous lui avez coupé la langue, à elle aussi ?
— Je n’aime pas votre humour, lieutenant Epkeen.
— Vous avez tort, on s’amuse follement après une séance de torture.
— Vous avez outrepassé vos directives et agi de manière inconsidérée, s’échauffa Krugë. Je m’en entretiendrai avec Neuman dès qu’il se manifestera et appliquerai les mesures qui s’imposent.
— Étouffer l’affaire, c’est ça ? Vous avez peur pour votre putain de Coupe du monde ?
— Rentrez chez vous, gronda Krugë. Et restez-y jusqu’à nouvel ordre. Compris ?
Epkeen acquiesça. Message reçu. Destination nulle part.
Le chef de la police quitta la chambre en laissant la porte ouverte, marmonna quelques mots inaudibles dans le couloir et s’éloigna. Janet Helms apparut bientôt. Elle portait son uniforme étriqué et un sac plastique à la main.
— Je vous ai apporté des vêtements propres, dit-elle.
— Vous voulez une médaille ?
La métisse s’avança timidement, croisa le regard accusateur d’Epkeen sur le lit, posa les affaires sur la chaise voisine.
— Krugë vous a cuisinée, hein ? fit-il avec morgue.
Janet baissa la tête comme une gamine prise en faute, se triturant les doigts.
— Tout ce que nous avons réuni est indéfendable devant un tribunal, se dédouana-t-elle. Je n’avais pas d’autre choix. C’est ma carrière qui est en jeu dans cette affaire… (Elle releva ses grands yeux mouillés.) Je n’avais plus de nouvelles de vous depuis hier matin… J’ai cru qu’ils vous avaient tué…
Son petit manège ne prenait plus.
— Vous avez des infos sur Rossow ? lui lança-t-il.
L’agent Helms pinça ses lèvres brunes.
— Vous l’avez localisé ? Vous savez où on le trouve ?
— Je n’ai pas le droit de vous en parler, dit-elle enfin.
— Ordre du chef ?
— L’affaire est close, plaida-t-elle.
— Vous oubliez Neuman… Krugë vous a demandé de me tirer les vers du nez, c’est ça ?
Janet Helms ne répondit pas tout de suite.
— Vous savez où il est ?
— Si c’était le cas, il y a longtemps que je me serais tiré d’ici, fit Epkeen, péremptoire.
L’agent de renseignements soupira. Elle hésitait visiblement. Brian la laissa mariner dans son jus. Cette fille le dégoûtait. Elle le sentit.
— Il y a une chose que je n’ai pas dit aux hommes de Krugë, lâcha-t-elle enfin. Il manque un fusil Steyr à l’armurerie… Le capitaine Neuman a signé la décharge : hier matin.
Une arme de sniper.
Le cœur de Brian s’emballa : Ali allait les tuer.
Tous.
Avec ou sans l’assentiment de Krugë.
Brian marchait sur un fil invisible dans le couloir de l’hôpital de Park Avenue. Le médecin de service refusant de le laisser partir dans cet état, il avait signé une décharge, qu’on lui foute la paix, et demandé à voir Ruby. Requête refusée : elle venait de sortir de son coma et se reposait après la trithérapie d’urgence qu’on venait de leur administrer… Il passa un coup de fil à Neuman depuis le standard de l’hôpital, à tout hasard, mais il n’y avait pas de réseau.
L’asphalte mollissait sous le soleil de l’après-midi quand l’Afrikaner quitta le bâtiment public. Il ne voyait qu’un filtre trouble derrière ses yeux brûlés, le reste partait à vau-l’eau. Envie de vomir. Nausées. Il acheta une paire de Ray Ban à dix rands sur les étals de Greenmarket, récupéra un portable et sa voiture au sous-sol du commissariat. La vitre arrière était pulvérisée, le pare-brise fissuré dans le sens de la longueur mais elle démarra au quart de tour…
And then, she… closed…
Her baby blue…
Her baby blue…
Oh… her baby blue… EYES !!!
Les cendres voltigeaient dans l’habitacle de la Mercedes. Epkeen jeta sa cigarette par la vitre et remonta vers Somerset. Il avait toujours un épouvantable mal de crâne, et l’entretien de tout à l’heure finissait de lui mettre les nerfs en boule. Krugë étouffait l’affaire pour des raisons qui lui échappaient, ou plutôt qui le dépassaient. Mais Brian n’était pas dupe. Face à la concurrence des marchés mondiaux, les États souverains ne pouvaient quasiment rien faire pour endiguer les pressions de la finance et du commerce globalisé, sous peine de s’aliéner les investisseurs et menacer leur PNB : le rôle des États se cantonnait aujourd’hui à maintenir l’ordre et la sécurité au milieu du nouveau désordre mondial dirigé par des forces centrifuges, extraterritoriales, fuyantes, insaisissables. Plus personne ne croyait raisonnablement au progrès : le monde était devenu incertain, précaire, mais la plupart des décideurs s’accordaient à profiter du pillage opéré par les flibustiers de ce système fantôme, en attendant la fin de la catastrophe. Les exclus étaient repoussés vers les périphéries des mégapoles réservées aux gagnants d’un jeu anthropophage où télévision, sport et pipolisation du vide canalisaient les frustrations individuelles, à défaut de perspectives collectives.
Contraint ou forcé, Krugë était un pragmatique : il n’allait pas risquer une fuite d’investissements dans le pays qui s’apprêtait à organiser la grande foire au ballon rond pour une bande de gamins des rues, dont le destin oscillait entre un tesson de bouteille bourré de tik et une balle perdue. Neuman était son seul espoir — un espoir qui avait disparu depuis bientôt deux jours…
Epkeen rentra chez lui en roue libre et, terrassé pour le compte, s’étendit sur le sofa du salon. L’injection de Debeer l’avait mis dans un état terrifiant et la nuit passée à délirer sur le lit d’hôpital le laissait sur le flanc. Un cheval mort dans la boue. Il resta là un moment, à recoller les morceaux de lui éparpillés. L’atmosphère de la maison était soudain sinistre. Comme si ce n’était plus la sienne, comme si les murs voulaient le mettre dehors… Le fantôme de Ruby, spectre contaminé par le virus, qui venait se venger de lui ? Il chassa ses délires de junkie en pleine descente, avala deux cachets d’analgésiques et mit le dernier Scrape sur la platine. À bloc — les corbeaux nettoieront… De fait, un voile noir passa bientôt au-dessus de lui, écroulé sur le sofa. La musique grondait dans le salon, à en décoller la peau du ciel. Les pensées s’organisèrent lentement… Qu’importe le double jeu de Janet Helms : Ali avait coupé le contact pour garder les mains libres. Et s’il avait choisi une arme de sniper à l’armurerie, c’est qu’il savait où se trouvaient les tueurs…
Mzala : enfui.
Terreblanche : introuvable.
Le gang des Americans : liquidé.
Les gamins : un tas d’os.
Epkeen tourna mille fois l’énigme dans sa tête amochée, et comprit enfin : la danseuse de l’Inkatha.
Le Rhodes House était le club chic du City Bowl, où mannequins et vedettes publicitaires se retrouvaient entre deux tournages — une activité lucrative due à la lumière exceptionnelle de la région.
Une clientèle masculine autosatisfaite affluait ce soir-là sous l’œil du physionomiste, un minet bodybuildé : celui qui n’avait pas le teint hâlé et la chemise blanche ouverte avait peu de chances de rentrer. Avec ses pansements sur le crâne, sa démarche de robot rouillé et ses yeux à l’eau écarlate, Epkeen avait plutôt la tête du type au bout de la corde. Il montra sa plaque au type qui accordait les sésames à l’entrée et trouva une place au bar, qui surplombait la scène.
Il arrivait à la fin du show. Entre tambours zoulous et mur de sons électriques, Zina arrachait les cordes d’une guitare incandescente sous les flashs aveuglants des ligths. Brian plissa les yeux pour calmer ses vertiges, les nerfs en fusion. Bref moment d’osmose. Au bout du séisme, Zina partit en fumée, sous un déluge de larsens et de son…
Les lumières se rallumèrent bientôt, une musique d’ascenseur pour couvrir les voix. Brian voulut commander à boire mais le barman plein de gel faisait semblant de ne pas le voir. Passé l’attraction du soir, les mannequins reprirent leur pause sur le dance-floor où des Casanova en Versace flirtaient avec leur ombre boudeuse. Epkeen guettait la sortie des artistes, au supplice — la trithérapie lui retournait l’estomac. La leader du groupe sortit enfin de sa loge ; Epkeen se présenta au milieu du brouhaha et l’attira jusqu’au bar. Elle portait une robe échancrée mais pas de chaussures. Une vraie beauté.
— Ali m’avait parlé d’une ancienne militante de l’Inkatha, dit-il en atteignant le comptoir, pas d’une furia électrique.
— Ali m’a parlé d’un ami, renvoya-t-elle, pas d’une momie.
— Vous aimez mes pansements ?
Zina fit la fine bouche devant ses croûtes :
— C’est décoratif ?
— En réalité, je souffre terriblement.
La danseuse leva un sourcil.
— Vous êtes plutôt marrant pour un Blanc, dit-elle sous les spots.
— Je vous offre un verre ?
— Non.
Le barman gominé était de toute façon littéralement pris d’assaut. Elle s’accouda au comptoir humide.
— Vous vouliez me parler ?
— Ali ne donne plus de nouvelles depuis hier, fit Epkeen. Je le cherche. C’est plus qu’urgent, si vous voulez tout savoir.
Les basses vibraient dans les enceintes. Le visage de Zina ne trahit pas la moindre émotion.
— Vous n’avez pas l’air surprise, fit-il remarquer. Il est passé vous voir, n’est-ce pas…
Elle oublia ses pansements et plongea dans ses yeux vert d’eau.
— On s’est vus, oui…
— Au sujet de Terreblanche ?
La danseuse hocha la tête. Le pouls de l’Afrikaner s’accéléra.
— C’est important, dit-il. Vous avez des infos ?
Une chape de mélancolie tomba sur le visage de la danseuse.
— Je sais que Terreblanche a acquis une ferme en Namibie, dit-elle enfin. Il y a deux ans, via une société-écran… Une ancienne base d’entraînement en plein désert du Namib. Ça avait l’air d’intéresser votre ami. Pas moi.
Epkeen ne vit pas les perles jaillir de ses yeux. La Namibie : en coupant le contact, Ali se coupait de la loi. L’adrénaline remonta à toute vitesse. Il nota les renseignements sur son paquet de cigarettes et se tourna vers l’Africaine sculpturale, toujours accoudée au comptoir.
— Une chance pour qu’on se revoie vivants ? demanda-t-il.
Zina sourit au milieu de la faune nocturne.
— Désolé, beau prince : c’est le roi zoulou que j’aimais…
Un beau sourire, comme elle, tout cassé.
Un camion à bestiaux passa en hurlant par les vitres de la Mercedes. Un garagiste avait mis du Scotch noir pour colmater le pare-brise arrière, mais le soleil mordait côté conducteur. Epkeen roulait depuis des heures sur la N7 qui filait plein nord jusqu’à la frontière namibienne. Il avait traversé le Veld, le pays afrikaner, cinq cents kilomètres de collines jaunes et de plaines désertiques où rien ne poussait sinon des vignes et quelques fermes jetées là comme un homme à la mer. L’image de Ruby contaminée revenait au rythme des pointillés sur l’asphalte ; si la trithérapie d’urgence ne marchait pas, si le virus mutant résistait au traitement de choc ? Il se revoyait dans la chambre, tremblant pour elle, quand Terreblanche avait braqué son arme sur son visage, et puis dans les vapes, allongé sur son corps ensanglanté…
Il arriva à Springbok au petit matin, épuisé.
Springbok était la dernière ville-étape avant la frontière namibienne ; l’âge d’or de l’extraction minière était passé, on ne trouvait plus aujourd’hui que des Wimpy criards, des églises, quelques commerces spécialisés dans la chasse aux cervidés et une collection de pierres semi-précieuses en vitrine, fierté de Joppie, le patron du Café Lounge. Epkeen gara la Mercedes devant l’enseigne, la seule ouverte à cette heure dans la grand-rue déserte.
Un air de boeremusier[39] jouait en sourdine. Calé derrière son comptoir surchargé d’écussons et de briquets vides collés là en guise de décoration, Joppie parlait l’afrikaans avec un autre red neck de trois cents livres aussi gracieux qu’une vache en train de chier. Des têtes de springbok et d’oryx ornaient les murs, figés à jamais dans une expression d’indifférence souveraine…
— C’est pour quoi ? bougonna le patron.
Même sa voix avait une chemise à carreau. Epkeen lui demanda un café en anglais et s’installa à la terrasse qui donnait sur la rue principale. Il but une eau chaude noirâtre et attendit que l’armurerie ouvre ses portes pour acheter un fusil de chasse et une boîte de cartouches.
Le vendeur ne fit pas d’histoires en voyant sa plaque d’officier de police.
— C’est un springbok qui vous a mis dans cet état ? plaisanta le type en louchant sur ses croûtes.
— Oui : une femelle.
— Hé hé !
Une troupe de blondes engoncées dans des robes à volants sortait de l’église quand Epkeen rangea le fusil dans le coffre. Le café lui restait sur l’estomac, comme l’ambiance de la ville perdue. Il reprit la route, saluant les grosses majorettes d’un nuage de poussière.
La frontière namibienne se situait à une soixantaine de kilomètres. Brian stoppa la Mercedes devant les cabanons qui faisaient office de bureau et déplia sa carcasse malmenée par la route.
Les touristes étaient rares en été, où le soleil brûlait tout. Il laissa le couple de vieux Allemands en tenue de safari devant le comptoir de l’immigration, présenta sa requête à la constable qui s’occupait des tampons et consulta le registre des entrées : Neuman avait passé la frontière deux jours plus tôt, à sept heures du soir…
Bouts de pneus éclatés, voiture pulvérisée, camion en travers de la route, un corps sous une couverture, la B1 qui traversait la Namibie était particulièrement dangereuse malgré les travaux effectués ces dernières années. Epkeen fit le plein d’eau et d’essence à la station-service de Grünau, mangea un sandwich à l’ombre de midi et partagea une cigarette avec les vendeurs de mangues assoupis sous leurs bobs. La température grimpait à mesure qu’on s’enfonçait dans le désert rouge. Les brebis s’étaient réfugiées sous les arbres rares, les camionneurs faisaient la sieste à l’abri des essieux. Il appela Neuman pour la cinquième fois de la matinée : toujours pas de réseau.
— Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu…
Brian se parlait tout seul. Les hommes seuls parlent toujours trop, ou ils se taisent comme des carpes… Une réplique de film. Ou d’un livre. Il ne savait plus… Il laissa les vendeurs du village en parpaings qui bordait la nationale et poursuivit sa route vers Mariental, quatre cents kilomètres de ligne droite à travers les plateaux et les mesas scalpés par le vent.
Peu de gens vivaient dans le four namibien : des descendants d’Allemands, qui avaient massacré les tribus hereros au début du siècle précédent, aujourd’hui reconvertis dans le commerce ou l’hôtellerie, quelques tribus nomades, les Khoi Khoi. Le reste appartenait à la nature. La Mercedes traversa les plaines arides sous un soleil de feu.
D’après les renseignements de l’ex-membre de l’Inkatha, Terreblanche avait établi sa base dans une réserve près des dunes de Sesriem : il n’y serait pas avant la fin de jour… Une vieille locomotive traînant des wagons démembrés cracha sa fumée noire à la sortie de Keepmanshoop, avant de disparaître dans la rocaille. Les kilomètres défilaient, mirage permanent sous les vapeurs de l’asphalte. Brian avait la gorge sèche malgré les litres d’eau ingurgités, les yeux passés au séchoir électrique. La police de la frontière avait son signalement, Krugë pourrait lui reprocher d’avoir agi sans autorisation mais il s’en foutait. La Mercedes lancée à plein régime pour le moment tenait le coup. Après des kilomètres de fournaise, Epkeen quitta la nationale défoncée pour la piste de Sesriem.
Il ne croisa plus que des springboks peu farouches à l’ombre des arbres maigrelets, un grand koudou qui détala à son approche et un gamin à vélo promenant une bouteille d’eau bouillie sur son porte-bagages. Il atteignit les portes du Namib aux premières lueurs du crépuscule.
Le poste de Sesriem était fantomatique en cette saison. Il se dégourdit les jambes dans la cour, se renseigna auprès du fonctionnaire affable qui distribuait les tickets d’accès à la réserve, mais aucun « Neuman » ne figurait sur ses fiches.
— J’ai vu que des touristes isolés, dit-il en consultant son registre. Des Blancs, il précisa.
Epkeen fit de nouveau le plein d’eau et d’essence, avant de s’enfoncer dans le désert. La ferme de Terreblanche se situait à une cinquantaine de kilomètres, quelque part dans le Namib Naukluft Park… Il balança son reste de sandwich sur le tapis de sol et se réconcilia avec une cigarette.
Une pie étripait un chacal écrasé quand la Mercedes quitta le secteur goudronné. Les dunes de Sossusvlei étaient parmi les plus hautes du monde : rouge, orange, rose ou mauve, les teintes variaient selon les perspectives et la courbe du soleil. Un paysage dantesque qu’il regardait à peine, le nez sur sa carte. Il suivit la piste principale sur une douzaine de kilomètres, bifurqua vers l’ouest et ralentit bientôt devant une barrière métallique.
Un panneau en plusieurs langues interdisait l’accès au site, visiblement grillagé sur des kilomètres : Epkeen défonça la clôture et fila sur la piste cahoteuse.
Un orage passa dans le ciel comme en mer, striant les lointains de semences électriques. Ali avait près de deux jours d’avance : qu’avait-il fait pendant tout ce temps ?
Des nuages colériques tiraient des voiles de pluie sur la plaine assoiffée ; Brian aperçut enfin une bâtisse à l’ombre des dunes, une ferme prolongée par des baraquements de préfabriqué.
La poignée d’oryx qui paressait dans la plaine décampa quand l’homme stoppa son véhicule au bord de la piste. La ferme, au loin, semblait déserte. Il prit la paire de jumelles dans le vide-poches et inspecta le site. La ferme tangua un moment dans sa ligne de mire : le vent avait brûlé ses yeux mais il ne décela aucun mouvement. Des faucons tournoyaient dans le ciel orangé… Il vit alors une tache sur le chemin. Un homme. Allongé, immobile. Un cadavre… Il y en avait d’autres près des préfabriqués, au moins six, que les pies se disputaient ; un autre encore, dans la cour…
Neuman et Terreblanche avaient attendu à l’ombre des carcasses calcinées mais personne n’était venu : le carnage dans la ferme, les coups de feu, l’explosion des réservoirs, les véhicules enflammés, tout était passé inaperçu. Les dunes géantes avaient dû cacher le brasier, la nuit le cortège de fumée. Le soleil avait grimpé, un soleil qui mordait la peau, cuisait les tôles et interdisait toute station prolongée, ils attendaient toujours et rien n’arrivait. Ni avion de reconnaissance traversant l’azur, ni nuage de poussière soulevé par une patrouille de Rangers… L’horizon restait d’un bleu cobalt, pur, désespérément vide.
Un lézard jaune se réfugia sous le sable brûlant.
— On va griller ici, prédit Terreblanche, adossé contre le flanc noirci du Toyota.
Le sang ne coulait plus de sa blessure mais de longues ravines avaient creusé son visage cramoisi. Le venin de l’araignée s’était répandu dans son corps, commençant à tétaniser ses membres. La chaleur ne faiblissait pas. Des grains de sable s’étaient incrustés dans les gerçures de ses lèvres et une lueur maladive gravitait au fond des yeux — la soif.
— Économise ta salive pour ton procès, fit Neuman.
— Il n’y aura pas de procès… Vous n’avez aucune preuve…
— Sauf toi… Maintenant ferme-la.
Terreblanche se tut. Son avant-bras avait presque doublé de volume. Le trou s’était nécrosé, la peau avait jauni autour de la piqûre avant de prendre une teinte bleuâtre. Neuman l’avait menotté à la carrosserie mais il n’était pas en état de s’enfuir. L’ombre des nuages jouait sur les crêtes des dunes fabuleuses.
On n’entendit plus rien, que le silence immortel sur le désert immobile.
Ils attendirent encore, sous leur abri de fortune, sans échanger le moindre mot.
Ils cuisaient à l’étouffée.
Personne ne viendrait.
Leur existence même au cœur de la réserve était un secret. Personne ne serait porté disparu car Joost Terreblanche n’existait pas : il s’était fondu dans le chaos du monde. Il avait installé sa base namibienne avec la complicité de personnes qui se gardaient bien de mettre le nez dans ses affaires, une retraite où il ferait le mort, le temps que l’affaire se tasse. Personne ne se souciait de leur sort. On les avait oubliés au creux d’une vallée de sable, dans un océan de feu où ils allaient mourir de soif.
Le soir tomba.
Neuman avait des lames de rasoir dans la gorge. Il redressa sa carcasse endolorie et fit quelques pas. À l’ombre du Toyota, l’ancien militaire réagissait à peine. Sa bouche n’était plus qu’une pomme fripée, ses traits ceux d’un gisant. Trop de sang perdu sur la route. Stock de salive épuisé. Le bras difforme.
Neuman le secoua du pied.
— Lève-toi.
Terreblanche ouvrit un œil, aussi trouble que l’autre. Le soleil avait disparu derrière la crête. Il voulut parler mais il n’émit qu’un sifflement à peine perceptible. Neuman détacha les menottes et l’aida à se relever. Terreblanche tenait à peine debout. Il le regardait, hagard, comme s’il n’était déjà plus de ce côté-ci du monde… Neuman se tourna vers l’est.
— On va faire une petite marche, annonça-t-il.
Trente kilomètres à travers les dunes : ils avaient une chance d’atteindre la ferme avant l’aube — une chance sur mille.
Epkeen avait fouillé les bâtiments et les cadavres qui jonchaient le sol. Neuf autour de la ferme, quatre autres dans le dortoir. Tous paramilitaires, abattus par des balles de gros calibre. Du 7,62, d’après le bout d’acier extirpé d’une blessure. Celui d’un fusil Steyr. La piste était la bonne mais ni Terreblanche ni Mzala ne figuraient parmi les victimes. S’étaient-ils enfuis ? Brian avait inspecté les alentours mais le vent et l’orage avaient effacé toutes les traces.
L’Afrikaner abandonna les recherches au crépuscule.
Il prévint les autorités locales du carnage perpétré dans la ferme et trouva refuge au Desert Camp, un lodge en bordure de la réserve.
L’été aidant, l’hôtel était presque vide ; il gara son tas de poussière devant la plaine immense et négocia les clés à la petite Namibienne de l’accueil. Une minuscule piscine en céramique donnait sur le désert rouge. Les tentes aussi étaient du haut de gamme, des tentes de brousse aux matériaux ingénieux, avec cuisine extérieure, salle de bains marocaine et ouvertures multiples sur la nature environnante. Brian prit une douche froide et but une bière en regardant la nuit tomber. La savane s’étendait, fabuleuse, jusqu’aux monts taillés du Namib… Ali était là, quelque part…
Brian quitta la terrasse et fit quelques pas vers le désert. Une autruche passa au loin. Fourbu, il s’allongea au pied d’un arbre mort. Le sable était doux sous ses doigts, le silence si total qu’il dévorait l’immensité… Il pensa à son fils, David, parti faire la bringue à Port Elizabeth, puis à Ruby, qui devait se morfondre sur son lit d’hôpital… Il ne savait pas s’ils étaient sauvés, si le virus muterait, si elle lui en voulait. Le visage d’Ali prenait toute la place… Pourquoi ne l’avait-il pas prévenu ? Pourquoi ne lui avait-il rien dit ?
Cent, mille étoiles apparurent dans le ciel. Un hibou se posa sur la branche de l’arbre mort où il reposait, à grand renfort de battements d’ailes : un oiseau de nuit aux plumes blanches repliées avec soin, qui le fixait de ses yeux intermittents… La nuit était noire maintenant. Des essaims d’étoiles se bousculaient le long de la Voie lactée, des étoiles filantes sillonnant le ciel.
Brian resta allongé là, les bras écartés sur le sable orange et tiède, à compter les morts : un cortège qui, comme lui, flottait dans la nébuleuse…
— Où es-tu ?
Depuis son perchoir rachitique, le hibou ne savait pas. Il observait l’humain, stoïque.
Bref moment de fraternité : Epkeen s’endormit à la lueur d’un stick de Durban Poison qui, au bout du désespoir, l’envoya par le fond.
La lune les avait guidés vers l’horizon engourdi, témoin muet de leur chemin de croix. Terreblanche divaguait depuis un moment dans un semi-coma, le teint toujours plus pâle sous l’astre blanc. Une croûte jaune avait recouvert la plaie sur son bras. Il marchait comme un pantin boiteux, les yeux perdus au fond du temps. Enfin, après quatre heures de marche forcée à travers les dunes, l’ancien colonel s’écroula.
Il ne se relèverait plus. Le sang perdu, le venin de l’araignée, la journée sous l’étuve et la marche avaient fini de le déshydrater. Ils n’avaient parcouru qu’une poignée de kilomètres : la ferme était encore loin, à l’autre bout de la nuit. Neuman tenta à peine de lui parler : il avait la gorge si sèche qu’un mince sifflement sortit de sa bouche. Terreblanche, à ses pieds, ressemblait maintenant à un petit vieux. Il tenta de le réanimer, en vain. Le militaire ne réagissait plus. Ses lèvres bougeaient pourtant, fendues par la chaleur.
Ali passa une menotte au poignet de Terreblanche, l’autre au sien, et commença à le tirer sur le sable.
Chaque pas faisait plier sa côte blessée, chaque pas lui coûtait deux vies mais le Zoulou tenait à sa charogne : il ne tenait plus qu’à sa charogne.
Cent, deux cents, cinq cents mètres : il lui parlait pour s’encourager, il parlait à sa pourriture inanimée pour ne plus penser, ni à sa mère ni à personne. Il l’avait traînée comme ça deux heures durant, aussi loin que ses jambes pouvaient le porter, sans se demander si Terreblanche respirait encore. Ali marchait sur une ligne imaginaire. Mais ses forces s’amenuisaient. Sa chemise, tout à l’heure trempée, était maintenant aussi sèche que sa peau. Ali n’avait plus de sueur. Il ne tenait plus debout. À peine plié. L’effort l’avait dévoré en entier. Ses cuisses étaient du bois de cristal. Sa gorge surtout le brûlait atrocement. Il titubait, sa charogne à bout de bras, dévalait les pentes, le hissait sur les sommets, retombait de l’autre côté, délirant. Sa charogne était morte. Foutue. Il la traîna encore, encore quelques mètres, mais ses forces avaient fini de fuir : Ali voyait double, triple, il ne voyait plus rien. La ferme trop loin. Pensait par bribes. Plus de salive dans ses pensées. Plus d’huile dans sa belle mécanique.
Il se laissa choir contre les flancs d’une dune.
Un silence étourdissant plana sur le désert. Ali distinguait à peine les petits yeux de chrome qui l’observaient depuis la voûte céleste. Une nuit noire.
— Tu as peur, petit Zoulou ? Dis : tu as peur ?
Personne ne savait. Pas même sa mère : il y avait le cadavre de son père à décrocher, ses lambeaux de peau qui s’en allaient à l’eau claire, Andy réduit à une chose noire et tordue, l’enterrement, les morts à pleurer, le sangoma ignare qui l’avait ausculté, leur fuite à organiser… Personne ne savait ce que les vigilantes lui avaient fait derrière la maison. Le corps lacéré de son père, les larmes noires d’Andy, son short plein de pisse, l’odeur de caoutchouc brûlé, tout allait trop vite. Les vigilantes qui l’écartèlent derrière la maison, ses cris épouvantés, les trois hommes cagoulés qui lui massacrent les testicules, à coups de pied, les chiens de guerre qui s’acharnent pour le rendre impuissant : le film repassa une dernière fois sur l’écran noir du cosmos.
Ali rouvrit les yeux. Ses paupières étaient lourdes mais une sensation de légèreté inconnue, lentement, absorbait son esprit… Fin de l’insomnie ? Ali songea à sa mère qu’il aimait, une image d’elle heureuse soulevant son gros rire d’aveugle, mais un autre visage envahit bientôt tout l’espace. Zina, Zaziwe, ce rêve mille fois commis quand, la nuit, son odeur de brousse venait l’envelopper et le tirer loin du monde, avec elle… Une brise tiède vint lisser le sable au creux de la dune.
Ali ferma les yeux pour mieux la caresser. C’était fait.
— Vous avez vu mon bébé ? Dites, monsieur… Vous avez mon bébé ?
Une vieille en guenilles s’était approchée des pompes à essence. Epkeen, qui grillait sous la tôle, fit à peine attention à elle. La Khoi Khoi venait du village voisin, tout au plus une vingtaine de huttes misérables sans eau ni électricité qui jouxtaient la station-service. Elle parlait avec les « clics » caractéristiques de sa langue, une femme sans âge, le visage couvert de sable.
— Vous avez vu mon bébé ? répéta-t-elle.
Epkeen sortit de sa léthargie. Elle tenait un vieux chiffon crasseux contre sa poitrine et le regardait, implorante… Le pompiste namibien tenta bien de l’éloigner mais la villageoise revenait à la charge, comme si elle n’entendait pas. Elle déambulait ainsi toute la journée. Elle berçait son bout de chiffon en répétant la même phrase, toujours la même, depuis des années, à chaque automobiliste qui venait faire le plein :
— Monsieur… S’il vous plaît… Vous avez vu mon bébé ?
Elle était devenue folle.
On disait que son nourrisson dormait dans la hutte quand, revenant du puits, sa mère avait vu les babouins l’emporter. Les singes avaient enlevé le bébé. Les hommes du village avaient aussitôt mené la chasse, ils avaient cherché partout dans le désert mais on n’avait jamais retrouvé le nourrisson, rien qu’un morceau de layette déchiqueté dans les rochers. Ce bout de chiffon qu’elle traînait depuis avec elle, et qu’elle berçait, pour apaiser son malheur…
Des racontars.
— Vous avez vu mon bébé ?
Epkeen frémit malgré la chaleur. La vieille Khoi Khoi le suppliait, avec ses yeux de folle…
Il reçut alors l’appel du poste de Sesriem : un Ranger avait trouvé les carcasses calcinées de deux véhicules dans le désert, et un corps humain, non identifié…
Des 4x4.
Deux tas de tôle encastrés sur le sable brûlant du Namib Naukluft Park. Les carrosseries avaient noirci sous les flammes mais Epkeen compta plusieurs impacts — des balles de gros calibre, dont l’une avait perforé le réservoir du Toyota… Le cadavre reposait à quelques mètres de là, carbonisé. Un homme, d’après la corpulence. Le textile de ses vêtements avait fondu sur sa peau gonflée qui, en craquant sous l’effet de la chaleur, ravivait des plaies que charognards et fourmis se disputaient. Une balle avait perforé sa poitrine. Un homme de taille moyenne. Il fallut ôter ses bottes pour voir qu’il s’agissait d’un Noir… Mzala ?
Epkeen se pencha sur le AK-47 à terre, près des plaques métalliques, vérifia le chargeur : vide… Un sifflement lui fit dresser la tête : le Ranger qui l’accompagnait lui adressait des signes depuis le sommet de la dune. Roy, un Namibien disert au sourire énigmatique. Il avait trouvé quelque chose…
Le soleil écrasait tout à l’heure de midi ; Epkeen ajusta sa casquette imbibée d’eau et gravit la dune à petits pas méthodiques. Les nausées se succédaient dans son corps affaibli. Il s’arrêta à mi-chemin, les jambes flageolantes. Le gardien du site l’attendait plus haut, accroupi, impassible sous sa visière. Brian le rejoignit enfin, les yeux pleins d’étoiles après l’ascension. Une arme reposait là, à demi recouverte par le sable, un fusil Steyr avec lunette de précision…
Le Namibien ne disait rien, les yeux plissés par la lumière vive du désert. Tout en bas, les carcasses des voitures semblaient minuscules. Epkeen observa l’étendue vide. Une vallée de sable rouge, incandescent… Pris au piège, sans réseau ni moyen de locomotion, Neuman et Terreblanche avaient dû partir à pied, couper par les dunes pour retrouver la piste. Le vent avait effacé leurs traces mais ils avaient marché plein est, en direction de la ferme…
Ils roulèrent près d’une heure sous la fournaise sans croiser le moindre animal. Le Ranger pilotait d’une main sûre, en silence. Epkeen non plus n’avait pas envie de parler. Une paire de jumelles à la main, il épiait les crêtes et les rares arbres perdus dans l’océan de sable. Ciel bleu roi, terre écarlate, et toujours pas âme qui vive sur ces terres désolées. Quarante-sept degrés, affichait le cadran de la Jeep. La chaleur gommait les reliefs, dansait en volutes troubles dans la mire des jumelles. Mirages en suspension…
— La piste n’est plus loin, annonça Roy d’une voix neutre.
La Jeep bringuebalait sur le sable meuble. Epkeen aperçut alors une tache noire, sur sa droite ; à deux cents mètres environ, contre les flancs d’une dune. Alerté, le Namibien bifurqua aussitôt. Les pneus chassaient sur le dénivelé : risquant de s’ensabler, le Ranger stoppa au pied de la butte.
Un nuage de poussière âcre passa devant le pare-brise. Epkeen claqua la portière, les yeux rivés sur sa cible — une forme, un peu plus haut, à demi recouverte par le sable… Il grimpa la crête, se protégea du vent sec et brûlant qui mordait son visage, et ralentit bientôt, le souffle court. Il n’y avait pas un homme allongé contre la dune, mais deux, côte à côte face au ciel… Brian gravit les derniers mètres en automate. Ali et Terreblanche reposaient sur le sable, les vêtements en partie déchirés, méconnaissables. Le soleil avait réduit leurs cadavres à deux souches rabougries, deux squelettes rachitiques que le désert avait dévorés… Le soleil les avait bus. Vidés. Brian ravala la salive qu’il n’avait plus. La mort remontait à plusieurs jours déjà. Les os saillaient sur leurs visages desséchés, celui de Terreblanche était devenu noir, une peau de feuille morte qui craquait sous les doigts, et ce sourire hideux sur leurs lèvres fripées… Ils avaient cuit. Même leurs os semblaient avoir rapetissé.
Epkeen se pencha sur son ami, et chancela un instant sous l’étuve : Ali tenait encore sa proie accrochée à ses menottes, à deux kilomètres à peine de la piste…
Ils ne seraient pas nombreux à recueillir la dépouille d’Ali.
Brian n’avait pas le numéro de Maia — il ne connaissait même pas son nom —, Zina avait quitté la ville sans laisser d’adresse et Ali n’avait plus de famille. Son corps arrivait de Windhoek, par avion spécial. Epkeen se chargerait du transfert en pays zoulou, près de ses parents et des ancêtres qui, peut-être, l’attendaient quelque part…
La chasse à l’homme en terres namibiennes s’était soldée par un fiasco. Neuman n’avait laissé dans son sillage que des morts, aucune preuve d’une quelconque connivence entre l’industrie pharmaceutique et les mafias du pays. Krugë avait évité l’incident diplomatique et personne ne souhaitait de publicité autour de cette affaire. Les corps de Terreblanche et de ses hommes restaient à la disposition des autorités namibiennes qui, par intérêts croisés, n’ouvriraient pas d’enquête… Culpabilité, écœurement, Epkeen avait rendu son insigne et tout ce qui allait avec. Il avait passé sa vie d’adulte à rechercher des cadavres, Ali était celui de trop.
Il en avait assez. Il passait la main. Il s’occuperait des vivants. À commencer par David — de retour de java, le fils prodigue avait ouvert son courrier, et téléphoné dans la foulée…
Corruption, complicités, Terreblanche et ses commanditaires bénéficiaient de protections à tous les niveaux, jusqu’à leurs propres lignes non sécurisées : Epkeen avait posté une des deux clés USB avant de filer chez Rick, l’autre nuit, avec son nom au dos de l’enveloppe en guise d’explication. Il n’avait pas parlé sous la torture. Personne ne connaissait l’existence de ces documents. David aurait le temps de remonter la piste, blinder son enquête, et surtout choisir ses alliés. Un baptême du feu, qui les réconcilierait peut-être…
Brian n’eut pas à traverser le jardin, Claire sortit la première de la maison. Elle courut jusqu’à lui et se jeta dans ses bras.
— Je suis désolée… Je suis désolée…
Claire se cramponna comme s’il allait s’échapper. Elle voulait lui dire qu’elle avait été injuste avec eux, elle y pensait depuis des jours, il fallait qu’elle leur parle mais la mort de Dan l’avait laissée sans voix, le cœur cousu : maintenant c’était trop tard… Trop tard… Brian caressa sa nuque tandis qu’elle sanglotait. Il sentit le duvet blond qui repoussait sous la perruque et la serra fort à son tour. Lui aussi tremblait : il ne restait plus qu’eux désormais…
Il releva la tête de la jeune femme et, du doigt, sécha ses larmes.
— Allons-y…
Le soleil tombait doucement sur le Veld bordant la piste du petit aérodrome. Claire non plus ne disait rien. Elle attendait, comme lui, sur le tarmac, un signe du ciel. Des teintes émeraude glissaient sur les herbes pliées par le vent, quelques nuages roses se dilataient à l’horizon mais rien ne venait. Brian songeait à leur amitié, à ses silences, à la pudeur qu’affichait Ali devant les femmes, au regard triste qu’il avait quand on le surprenait seul… Quoi qu’il ait pu se passer, Ali était mort avec ses secrets.
Epkeen dressa l’oreille. Les ailes fuselées d’un petit porteur apparurent, point vif-argent dans le crépuscule. Claire repoussa la mèche qui virevoltait sur sa joue.
— Le voilà, dit-elle tout bas.
Le bruit des hélices se rapprocha, plus sourd. Ils attendaient près de la piste quand une voix retentit :
— Brian…
Il se retourna et vit Ruby sur le tarmac. Elle portait un jean noir moulant, des cheveux courts et une longue estafilade à l’avant-bras. Ils ne s’étaient pas revus depuis l’hôpital… Elle salua Claire de la tête et s’avança timidement :
— C’est David qui m’a dit… Pour Ali…
Ses yeux avaient la couleur du Veld mais quelque chose s’était cassé à l’intérieur. Brian ne demanda pas quoi. Ils levèrent la tête vers le ciel qui, comme Ali, n’en finissait plus de disparaître. Le bimoteur avait amorcé sa descente et pointa le nez pour l’atterrissage. Ruby glissa sa main dans celle de Brian, et ne la lâcha pas. Ses cheveux courts lui allaient bien. Son jean noir aussi… Une violente bouffée de tendresse le prit et bientôt le submergea. Ruby tremblait dans sa main mais le cauchemar était fini : elle ne mourrait pas. Pas maintenant. Il la protégerait des virus, des autres, du temps… Il lui dirait, pour Maria… Il lui expliquerait… Tout… Il…
— Aide-moi, Brian…