15

Il régnait une chaleur étouffante dans le minuscule bureau du capitaine Grado. L’Italien était assis derrière son bureau, en manches de chemise. Il était deux heures de l’après-midi.

En face de lui, Malko gardait un visage grave et triste. Le corps de Kitty Hillman reposait dans un cercueil hâtivement confectionné, au fond d’un hangar attenant au commissariat. Depuis qu’ils avaient regagné le bureau, le capitaine Grado n’avait pas cessé de téléphoner : Rome, Sassari, Olbia.

Malko et les deux gorilles avaient dû faire une longue déposition sous serment, pour l’enquête sur la mort de Carole Ashley. Et maintenant, le capitaine Grado venait de convoquer les trois hommes dans son bureau.

— Commandatore, dit-il après avoir allumé une cigarette, j’ai reçu des instructions en ce qui vous concerne : vous êtes expulsés de Sardaigne pour avoir gravement troublé l’ordre public. Il y a un avion qui quitte Olbia à six heures pour la France… J’ai retenu trois places.

— Et l’émir ?

Le capitaine baissa la tête. Il avait un peu honte.

— Je ne peux rien faire pour le moment. Il est protégé par son passeport diplomatique. Mais je vous donne ma parole d’honneur que l’enquête sur le meurtre de Mlle Carole Ashley sera menée jusqu’au bout…

— Vous voulez dire qu’il risque d’être condamné ?

— Non. Si nous réunissons des preuves suffisantes, en pratique, nous pouvons seulement le déclarer persona non grata et demander son expulsion.

— C’est tout ?

— C’est tout.

Il y eut un lourd silence. Chris Jones était toujours aussi pâle comme si tout son sang s’était vidé de son corps. Il n’avait plus desserré les lèvres depuis l’incendie de la Cadillac.

— Je comprends votre position, dit Malko. Vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir. Je vous en suis infiniment reconnaissant.

La petite tête d’épingle du capitaine Grado n’était plus ridicule. Il semblait sincèrement attristé. Et puis, cet inconnu blond lui plaisait. Les yeux dorés reflétaient parfois une bonté qu’il comprenait. Malko s’éclaircit la voix et dit :

— Capitaine, si je vous donnais ma parole d’honneur de me trouver dans ce bureau à cinq heures précises, m’autoriseriez-vous à aller prendre un dernier bain. Avec mes amis, bien entendu, dont je réponds comme de moi-même…

Le capitaine leva ses yeux d’oiseau sur Malko, toujours sans changer d’expression.

— Si vous me donnez votre parole d’honneur, Commandatore, vous êtes libre. Il fait très chaud aujourd’hui et je ne possède aucun local digne de votre rang pour vous garder. D’ailleurs, nous n’avons même pas de prison.

Malko se leva.

— Vous avez ma parole, capitaine. À tout à l’heure.

L’Italien les regarda partir avec une expression indéfinissable dans le regard, un mélange de fierté, de tristesse et de compréhension. Puis il se replongea dans ses papiers.

Sous le soleil torride, Malko expliqua aux deux gorilles :

— Nous avons trois heures pour régler nos comptes. Après, l’émir nous échappera définitivement.

— Allons-y, dit Chris. Je ne dormirai tranquille que quand ce type sera mort.

Ils n’avaient plus de voiture, mais le Donzi était toujours à quai. Avec toutes leurs valises mais sans armes. Le capitaine avait tout gardé.

— Nous avons le bénéfice de la surprise, expliqua Malko. Jamais l’émir ne peut penser une seconde que nous allons venir le voir. Nous nous débrouillerons.

Chris Jones ne dit rien, mais l’expression hagarde de son visage ne présageait rien de bon.

Ils traversèrent rapidement la petite place de Porto-Giro, déserte à cette heure caniculaire et gagnèrent le Donzi, à quai. Trois minutes plus tard, ils franchissaient la passe. Le domaine était à cinq minutes. Ils virent approcher les bâtiments blancs avec une étrange émotion. C’était la dernière fois qu’ils venaient là. Le wharf grossit. Il n’y avait personne en vue. Malko coupa les deux moteurs et le Donzi continua sur son erre. L’étrave acérée fendait l’eau émeraude silencieusement. Alors qu’ils n’étaient plus qu’à quelques mètres du bout de la jetée, un garde en uniforme sortit d’une petite guérite et vint vers eux en traînant les pieds.

Déjà, Chris, caché par le pare-brise, avait saisi une lourde clef anglaise.

Malko arrêta son geste :

— Évitons de faire couler le sang. L’émir ne se méfie plus. Celui-là ne se fera pas tuer pour lui.

Effectivement, le garde les regardait accoster sans manifester la moindre hostilité, les prenant pour des visiteurs de l’émir. La coque heurta le wharf et Chris sauta à terre. En un clin d’œil, ils furent amarrés. Le garde salua et dit :

— Qui dois-je annoncer à Son Excellence ?

Chris avait fait le tour derrière lui. Brusquement, il lui fit une clef au cou, l’étranglant aux trois quarts.

— Le diable, souffla-t-il. Monte dans le bateau. Vite.

L’autre, de surprise, faillit en avaler son dentier. Il porta vaguement la main à son étui de revolver, mais Chris le découragea d’une tape et récupéra l’arme, un Beretta 7,65.

— Pas d’héroïsme, pépère, ou tu ne toucheras jamais ta retraite…

Le vieux ne comprenait pas l’anglais, mais il saisit parfaitement l’intonation. Son bras retomba le long de son corps et il sauta docilement sur le Donzi. Pour se retrouver ficelé comme un saucisson au fond de la luxueuse cabine. Il était totalement dépassé par les événements.

— Combien de gardes comme vous y a-t-il ici ? demanda Malko en parfait italien.

— Deux. Un au standard téléphonique, l’autre à l’entrée de la route. Et puis les Arabes de l’émir. À l’intérieur de ses appartements.

— Armés ?

Il fit signe que oui. Malko lui enleva son pistolet et expliqua :

— On ne vous fera aucun mal. Dans une heure nous vous libérerons.

— Et l’émir, gémit le vieux, il va me renvoyer. J’ai une femme…

— L’émir, coupa Chris, tu pourras aller à son enterrement, si tu l’aimes tant.

Après avoir soigneusement fermé la porte de la cabine à clef, ils s’avancèrent sur le wharf. Les appartements privés de l’émir se trouvaient heureusement de l’autre côté et il ne pouvait les voir. Rapidement, ils serpentèrent à travers les bungalows des invités. Il n’y avait pas un chat en vue.

Malko connaissait le chemin par cœur. Il se retrouva devant le poste de garde vitré, commandant le patio de la soirée psychadélique avec un pincement de cœur. Comme la première fois, un garde somnolait au standard téléphonique, cuit de chaleur. Lorsqu’il redressa brusquement la tête, il se trouva en face du regard glacé des yeux gris de Chris Jones. Et aussi du museau noir du Colt 38.

— Les mains sur la tête, fit l’Américain.

Le Sarde n’hésita pas une seconde. Dans ce pays où le kidnapping était une des industries de base, on apprenait dans les écoles qu’il ne fallait jamais discuter les ordres d’un homme armé. Il leva gentiment les bras.

Rapidement, grâce à une partie des fils téléphoniques du standard, il fut ligoté à sa chaise.

— Il Principe ? demanda Malko. L’autre désigna des yeux le patio.

— E la casa.

On le sentait attentif à ne pas faire la moindre peine à Malko. L’émir ne devait pas très bien le payer.

— Dove ?

L’homme montra la galerie à droite et leva quatre doigts. C’était donc la quatrième porte, un peu plus loin que le salon Louis XV où Malko avait été reçu.

— Restez là, dit Malko à Chris… Je vais voir. Que Milton fasse le tour pour surveiller les fenêtres. Et surtout, pas de coups de feu. Il jeta un coup d’œil à sa montre : trois heures moins le quart. Il avait encore le temps. Avant de partir, il ramassa sur le bureau un gros trousseau de clefs.

Abdullah Al Salind, émir Katar, s’étira voluptueusement, sauta de son canapé de cuir blanc et déboucha délicatement la bouteille de Dom Pérignon, tout en pensant à rentrer le ventre car la jeune femme assise en face de lui l’observait.

Pour la première fois depuis des semaines, l’émir se sentait d’humeur joyeuse. Ces chiens de Baki et d’Aziz étaient morts. Il était débarrassé des agents de la C.I.A. et Kitty Hillman n’était plus un problème pour lui. Certes, il allait être obligé d’engager des gardes du corps pour un certain temps. Mais la politique est mouvante. Nasser serait peut-être tué avant lui…

Quant à ses ennuis avec les autorités sardes, cela se réglerait à Rome en deux coups de téléphone.

Aussi avait-il décidé de s’offrir une petite joie, de s’occuper enfin sérieusement de la jeune personne qui se trouvait en face de lui. Il l’avait invitée dans son domaine, mais depuis une semaine, à cause de tous ces événements fâcheux, elle croupissait dans son bungalow climatisé. Il ne l’avait vue que pour la soirée psychadélique. Mandy Wheeler aimait l’argent et tout ce qu’il procure. Son analphabétisme presque total avait résisté aux assauts des meilleurs finishing schools d’Angleterre et du Continent. Lorsqu’elle avait rencontré l’émir au cours d’une soirée à Londres, son choix avait été fait immédiatement. C’était l’homme idéal à épouser. Elle avait beau savoir qu’il avait la fâcheuse habitude de se débarrasser, au bout de quelques semaines, des jeunes débutantes auxquelles il faisait l’honneur de son lit, elle était sûre de la victoire. Il suffisait d’être plus rusée, plus patiente et plus vicieuse que les autres. Une recette simple. Son statut social était excellent, elle avait toujours choisi ses amants discrètement parmi ceux qui pouvaient élargir ses connaissances sexuelles et elle était belle. Et décidée à dire « oui » à tout. On disait l’émir affreusement dépravé, pédéraste occasionnel, et un peu sadique. Mandy espérait de tout son cœur qu’il serait à la hauteur de sa réputation. Qu’au moins elle ne s’ennuie pas trop. Mandy, assise bien en face de l’émir, décroisa légèrement les jambes. Il aperçut le triangle blanc de son slip et détourna les yeux trop vite. Le champagne débordait des coupes. Il tendit la sienne à Mandy.

— À nous, dit-il.

Quel merveilleux décor pour un premier contact ! Cette partie du bâtiment était réservée aux ébats amoureux de l’émir Katar. Le sol de marbre noir était parsemé de luxueux tapis, de moquette blanche comme le divan et les fauteuils. Une somptueuse installation de stéréo diffusait une musique douce et sentimentale. Bien entendu, l’appartement était à air conditionné et il régnait une agréable fraîcheur. Mandy frissonna. Le contact du cuir contre sa peau lui causait un agréable picotement. Elle voyait que l’émir avait envie d’elle et c’était, aussi, une sensation agréable.

— Je voudrais une cigarette, demanda-t-elle.

— Elles sont dans le tiroir du bar, dit-il.

Il aimait la voir déplacer sa longue silhouette souple, deviner sous la jupe très serrée, la ligne du slip, lorsqu’elle marchait. Mandy le savait : elle fit saillir ses reins en se levant, retira ses chaussures et glissa jusqu’au bar. Dans son dos, elle sentait le regard brûlant de l’émir. En ouvrant le tiroir, elle poussa un petit cri :

— K ! qu’est-ce que c’est ?

Pour simplifier, elle l’avait surnommé « K ». Cela avait quelque chose de mystérieux qui l’excitait beaucoup. Elle tenait à la main un petit pistolet automatique noir.

L’émir ne fit qu’un bond jusqu’à elle, lui reprit l’arme et referma le tiroir.

— C’est pour me défendre contre les cambrioleurs, expliqua-t-il.

Il lui avait raconté que le domaine avait été attaqué par des bandits sardes, la nuit précédente, pour justifier les coups de feu entendus. Mandy le regarda d’un drôle d’air.

Les armes à feu l’excitaient. Il le sentit et l’enlaça. Appuyés au bar, ils échangèrent leur premier baiser. Mandy y mit toute sa technique, bien que l’haleine de l’émir ne fût pas des plus fraîches, mais l’argent n’a pas d’odeur…

Leur flirt se poursuivit sur le divan. Mandy savait parfaitement qu’elle était venue là pour faire l’amour, mais elle tenait à exciter le plus possible son partenaire. Très chatte, elle se frottait contre lui, se reprenait, s’écartait, bavardait. Quand l’émir fit sauter son soutien-gorge, elle poussa un petit cri et se couvrit la poitrine, tout en prenant soin de laisser dépasser la pointe d’un de ses seins.

— Ce n’est pas très confortable, ce divan, soupira-t-elle. L’émir Katar découvrit ses dents blanches.

— Vous avez raison, j’ai quelque chose de bien mieux.

Il tira Mandy par le bras et la fit lever, pour l’amener au milieu de la pièce. Dans sa main gauche, il dissimulait une petite boîte carrée de la taille d’une boîte d’allumettes, qu’il avait prise sur une étagère.

— Allongez-vous par terre, ordonna-t-il.

— Par terre ?

À cet endroit, il n’y avait pas de tapis.

— Oui, par terre.

On lui avait toujours dit de ne jamais contrarier les caprices sexuels d’un milliardaire.

Quand la pointe de ses seins nus toucha le sol, le froid du marbre la fit frissonner. L’émir se pencha et la tira un peu en avant, en même temps, il fit glisser sa jupe le long de ses jambes.

— Ne bougez pas, dit-il.

Il y eut un petit déclic et un ronronnement, Mandy poussa un cri. Le sol se soulevait sous elle. Elle se tortilla pour regarder : un grand rectangle de marbre constituant le revêtement du living-room montait lentement, comme un pont hydraulique dans un garage. Ses jambes pendaient à l’extérieur et elle commença à comprendre ce que voulait l’émir. Ce n’était pas extrêmement confortable, mais très excitant. En plus, les vibrations du moteur se répercutaient dans la table et dans le corps de Mandy.

— Comment ça marche ? demanda-t-elle.

— C’est une table escamotable, expliqua le Prince complaisamment. Avec un système hydraulique que je télécommande avec ça.

Il lui montra la petite boîte jaune et appuya sur une des touches. La table s’arrêta de monter. Il pressa une autre touche et le marbre redescendit légèrement. En même temps, l’émir fit le tour du plateau de marbre pour venir se placer derrière Mandy. Pendant que la table se remettait à monter, il tira doucement sur le slip blanc. Mandy l’aida en se soulevant un peu. L’idée de faire l’amour électroniquement ne lui déplaisait pas. Quant à l’émir, cette méthode épargnait son début d’embonpoint. Le mécanisme hydraulique lui évitait des mouvements inutiles. Avec un petit chuintement, la table s’arrêta en position haute.

— C’est étonnant votre système ! gloussa Mandy en sentant le corps de l’émir se glisser derrière elle. Voluptueusement, il passa les deux mains sur son dos nu et lui emprisonna les seins. Il ne s’était pas encore déshabillé. Au moment où il mettait la main sur la ceinture de son pantalon, il y eut un craquement à l’autre bout de la pièce et il leva la tête. La porte était en train de s’ouvrir tout doucement. L’émir n’eut même pas peur. Pour lui, l’opération Kitty était terminée. Il avait une confiance absolue dans son invulnérabilité.

Ce ne pouvait être qu’un de ses domestiques, croyant la pièce vide.

Il ouvrit la bouche pour l’injurier et resta paralysé, une terreur abjecte lui tordant l’estomac.

Dans l’embrasure de la porte s’encadrait la silhouette de Malko. Ses yeux dorés étaient presque verts et son visage impassible.

L’émir s’écarta brusquement de Mandy qui leva la tête à son tour.

— K ! fit-elle d’une voix étranglée. Qui est-ce ?

L’émir avait trop peur pour lui répondre. Il s’était rué sur le téléphone.

— Je vous écoute, répondit la voix froide de Milton Brabeck assis au standard. Vous voulez commander un cercueil ?

L’émir raccrocha brutalement. Malko s’était avancé au milieu de la pièce.

— Que voulez-vous, monsieur Linge ? réussit-il à dire. Cette affaire est terminée.

Malko désigna Mandy, entièrement nue, toujours appuyée à la table :

— D’abord que vous disiez à cette jeune personne de prendre une tenue plus décente.

Mandy reconnut l’accent d’un homme bien élevé et reprit un peu son sang-froid. Si l’inconnu n’avait pas eu une attitude menaçante, elle se serait volontiers partagée. Les cheveux blonds et les yeux dorés c’était assez son genre.

— Qu’êtes-vous venu faire ici ? répéta l’émir. Malko eut un sourire froid :

— Vous vous posez encore la question ? Je suis venu vous tuer, émir Katar. Parce que Kitty Hillman est morte par votre faute. Vous n’avez pas eu pitié d’elle, n’est-ce pas ? Ni de son père…

Mandy étouffa un petit cri d’horreur. Elle avait remis son slip et son soutien-gorge et regardait toute la scène, du divan. Elle poussa un second cri quand Chris Jones apparut silencieusement derrière Malko, le Beretta 7,65 dans la main droite. Ses yeux gris et froids étaient complètement dépourvus d’expression. L’émir regarda autour de lui, affolé :

— Vous n’allez pas m’abattre comme ça, murmura-t-il. Malko inclina la tête :

— Si.

— Mais c’est un meurtre.

— C’est un meurtre.

L’Arabe cria et recula jusqu’au mur.

— Je connais des gens de votre gouvernement. Je me plaindrai. Cela ne fit même pas sourire Chris Jones. Malko dit :

— Nous ne travaillons pas pour la C.I.A. Nous sommes des bandits de grand chemin. C’est vous-même qui l’avez dit. Des gangsters.

Il se tourna vers Mandy.

— Mademoiselle, voulez-vous avoir l’obligeance de passer dans la salle de bains et de vous y enfermer. Je tiens à vous éviter une scène pénible.

— Non, cria l’émir. Ne t’en va pas. Ils vont me tuer.

Le petit cerveau de Mandy Wheeler travaillait à toute vitesse. C’était peut-être l’occasion inespérée de gagner le cœur de l’émir, définitivement. Une histoire pareille c’était infiniment plus efficace que n’importe quelle partie de jambes en l’air.

Elle se rapprocha de l’Arabe et foudroya Malko du regard.

— Je vous dénoncerai, menaça-t-elle. Malko eut un sourire poli.

— C’est votre droit. Pour l’instant je vous demande de sortir de cette pièce, sinon je me verrai contraint d’employer la force. Brusquement, elle s’écarta de l’émir et marcha vers le bar. Dix secondes plus tard, elle se retournait : le petit pistolet noir à la main, braqué sur Malko.

— Haut les mains !

— Non, cria Malko pour retenir Chris qui levait déjà le bras. Mandy courut jusqu’à l’émir et lui glissa le pistolet dans la main. Malko n’avait pas bougé, mais Chris s’était écarté de trois mètres. Le visage dur, il ne perdait pas un mouvement de son adversaire.

— Vous allez mourir quand même, dit Malko. Écartez cette jeune fille.

— Si cet homme tire je vous tue, fit l’émir, pas très sûr de lui. Malko haussa les épaules et dit d’une voix lasse :

— Cela n’a aucune importance. Si je ne vous tuais pas maintenant, je ne pourrais jamais me regarder devant une glace. Je compte jusqu’à cinq. Chris, vous êtes prêt ?

Malko ramassa un coussin et le plaqua devant le canon de son pistolet pour étouffer le bruit, à défaut de silencieux.

— Je suis O.K., dit Chris.

Il régnait une tension intolérable dans la pièce en dépit du Concerto d’Aranjuez qui continuait à exploser dans les haut-parleurs. L’émir regarda le canon du pistolet de Malko et le visage impassible de Chris. Quelque chose lui échappait.

Brutalement, il se décomposa, jetant son pistolet à terre.

— Ne me tuez pas, supplia-t-il. Ne me tuez pas.

Son accent chantant rendait sa voix encore plus pathétique. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage. Sa bouche tremblait.

— Ne me tuez pas, répéta-t-il à voix basse.

Malko abaissa imperceptiblement les commissures de ses lèvres. Il avait horreur de tuer quelqu’un de sang-froid. Depuis toujours. Cela ne lui était arrivé qu’une fois, au Brésil[15].

Puis, il se souvint de la cruauté glaciale de l’Arabe quand il avait mutilé Kitty. Il vit les joues graisseuses trembler de peur, et le mépris fut plus fort que la pitié.

— Vous avez perdu, dit-il. Dites à cette jeune fille de sortir et tâchez d’avoir un peu de courage. Tout le monde doit mourir un jour. Chris donna un coup de pied dans le pistolet tombé sur le tapis. L’émir fit un pas en avant vers Malko, les mains jointes. Ses yeux roulaient dans ses orbites :

— Cent mille dollars, dit-il. Je vous donne cent mille dollars. Malko secoua la tête.

— Deux cent mille dollars.

L’Arabe tomba à genoux et se traîna jusqu’à Malko.

— Un million de dollars, je vous signe un chèque d’un million de dollars. Personne ne le saura. Jamais. Il regarda Chris. Vous aussi, je vous donne un million de dollars.

Mandy n’avait plus de salive dans la bouche. Un million de dollars ! Comment la vie d’un homme pouvait-elle valoir autant d’argent ? Les deux hommes ne bougeaient pas. L’émir se releva et courut jusqu’à un secrétaire qu’il ouvrit. Il se retourna, une poignée de billets à la main.

— Prenez tout.

— Il vous reste une minute à vivre, annonça Malko. L’émir eut un sanglot de désespoir, jeta les billets par terre :

— Mais qu’est-ce que vous voulez ?

— Votre vie, dit Malko. Pour celle d’une jeune fille de dix-huit ans. Cela ne se rachète pas. Chris, emmène mademoiselle.

Chris prit Mandy par le bras et la traîna jusqu’à la salle de bains. Elle se laissa faire docilement. Soudain l’émir poussa un cri étranglé et fonça vers la porte. Chris n’eut pas le temps de tirer, mais au passage, le frappa à la tempe avec la crosse de son pistolet. L’Arabe battit l’air de ses deux bras et boula sur un tapis de prière, où il resta étendu sur le dos, les yeux fermés… Dans la chute, sa moumoute se décolla et tomba près de lui. Milton Brabeck surgit brusquement dans la pièce, affolé :

— Les flics ! Il y en a partout. Avec le capitaine. Il veut voir le Prince.

Malko serra les dents et regarda le corps inerte à ses pieds. Impossible de tirer un coup de feu. Les Italiens les arrêteraient immédiatement. Et il n’était pas question d’engager une bataille rangée avec les carabiniers. Est-ce que l’émir allait leur échapper au dernier moment ? La petite boîte jaune tombée par terre lui donna soudain une idée. Derrière le store, il avait suivi la scène de séduction de l’émir. Il remit son pistolet dans sa ceinture et la ramassa. Puis, il tira le corps de l’émir jusqu’à ce que sa tête repose au-dessus de la fosse abritant la table en position basse. L’Arabe était face contre terre.

On tambourina à la porte. Malko fit signe à Chris Jones de rentrer son pistolet.

— Ouvrez la salle de bains, demanda-t-il.

Maintenant, il avait l’âme en paix. Abdullah Al Salind Katar ne pouvait plus échapper à son sort. Le coup de Chris l’avait assommé pour une bonne dizaine de minutes.

Mandy sortit de la salle de bains, rhabillée et poussa un cri en voyant le corps étendu.

— N’ayez pas peur, dit-il. Je l’ai seulement assommé. Nous voulions lui donner une leçon.

Les coups redoublèrent à la porte.

— Ouvrez, Chris, dit Malko.

Mandy se précipita vers le corps de l’émir et s’agenouilla près de lui, glissant sa main contre la poitrine à la place du cœur. À peine Chris entrouvrit-il le battant que trois carabiniers firent irruption, accompagnés du capitaine Grado.

— Qu’y a-t-il ? demanda Malko.

L’Italien avait le visage sévère. Il sursauta en voyant le corps.

— On vous a vus arriver et on m’a téléphoné. Qu’avez-vous fait ?

— Rien de bien grave, dit Malko aimablement, une petite correction. Mais il est bien vivant. N’est-ce pas, Mademoiselle ?

Mandy inclina la tête affirmativement.

— Je me préparais à partir, capitaine, ajouta Malko. Notre avion décolle dans une heure, nous avons juste le temps.

— Je vous accompagne, dit le capitaine des carabiniers. Je ne voudrais pas qu’il y ait un autre incident…

— Je vous en prie, dit Malko.

Mandy s’était relevée et attendait, indécise. Malko lui fit un charmant sourire.

— Vous devriez aller chercher un médecin pour son réveil, mademoiselle, il sera certainement sensible à cette attention.

— C’est vrai, balbutia Mandy.

Elle était plutôt dépassée par les événements. Docilement, elle sortit.

Malko donna le signal du départ. Le capitaine Grado sortit le dernier. Il se souciait peu de réveiller l’émir.

Dès que la porte fut fermée, Malko appuya sur une petite touche de la boîte jaune au fond de sa poche, et laissa le doigt écrasé sur la touche, tout en marchant à côté du capitaine Grado. De l’autre côté, il y eut un chuintement imperceptible.

Personne n’entendit le léger craquement que fit l’arête de marbre lorsqu’elle s’abattit sur la nuque de l’émir, lui brisant les vertèbres cervicales.

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