7

L’interminable Cadillac noire prit son virage en faisant crisser ses pneus et s’arrêta pile devant la grande porte de l’aérogare de Genève. Une énorme malle tenait tant bien que mal sur son toit, comme une vilaine excroissance. Deux porteurs s’approchèrent mais n’eurent même pas le temps de toucher à la voiture.

Personne n’était encore sorti de la Cadillac et ses vitres bleutées empêchaient de voir à l’intérieur. Mais deux hommes avaient brusquement surgi du hall, traînant un petit chariot. Pas rassurants du tout : on aurait dit des frères jumeaux. D’une maigreur effrayante, le visage piqueté de marques de petite vérole, l’air méchant, leur teint basané les désignait immanquablement comme des Arabes. Grommelant des injures inintelligibles, ils entreprirent de décharger l’énorme malle, sous le regard goguenard des porteurs. Suant, soufflant et jurant, ils firent glisser leur fardeau en prenant bien soin de ne pas érailler la peinture. En dépit de leur maigreur, ils avaient une force herculéenne. Dès que la malle fut sur le chariot l’un d’eux disparut en le poussant dans le hall. L’autre grogna une dernière injure, s’essuya le front, et, cassé en deux, ouvrit la portière arrière.

— Allah Amrack[8] murmura-t-il respectueusement lorsque l’homme qui se trouvait à l’intérieur de la voiture mit pied à terre. Ce qui était d’une hypocrisie éhontée : Abdul Aziz, barbouze de Nasser, ne souhaitait qu’une chose à l’émir Abdullah Al Salind Katar : qu’il crève. Et le plus vite serait le mieux. Mais la politique a des raisons que le cœur ignore.

Le visage basané aux traits fins de l’émir Abdullah était encadré d’un turban d’une blancheur éblouissante et sous d’épais sourcils noirs ses yeux noirs brillaient d’une lueur méchante. La ruse bédouine, la rouerie et l’absence de scrupules avaient modelé ses lèvres jusqu’à en faire un trait étroit qui détonait avec le visage charnu. En dépit de son jeune âge – ses fidèles venaient de lui offrir son poids en or pour ses trente ans – il paraissait vieux et surmené. Et s’il portait un turban ce n’était pas par traditionalisme, mais parce que les lotions les plus rares et les plus coûteuses n’empêchaient pas ses cheveux de tomber. De plus, un embonpoint discret avait remplacé le torse avantageux de play-boy qui lui avait valu tant de succès chez les jeunes Anglaises de bonne famille.

L’émir passa majestueusement entre les porteurs et entra dans le hall. Le regard de ses yeux noirs était triste et froid. Il haïssait l’Europe où il n’était qu’un pèlerin folklorique.

Certes, chez lui, il était obligé de mettre les draps dans le réfrigérateur s’il voulait coucher dans un peu de fraîcheur ; sa police perpétuait les bonnes vieilles traditions de torture et de bastonnades et les buveurs d’alcool étaient roués de coups en public.

Heureusement, il y avait le pétrole qui suintait de partout dès qu’on appuyait un peu le pied, n’importe où. Ce qui suscitait bien des jalousies.

L’émir avait été à Eton, bien sûr, mais s’était vite replongé dans les subtilités de la politique moyen-orientale.

Ses ennemis disaient de lui qu’il était rusé, cruel, menteur, malhonnête, voleur, vicieux, sournois et probablement syphilitique. Comme il ne comptait aucun ami, personne ne contredisait ces calomnies. Ces appréciations dérangeaient assez peu l’émir dont le sens moral avait toujours été assez souple.

Pour l’instant, il avait peur. Depuis toujours, il avait eu horreur des dangers physiques. Et il était menacé. Même dans ce hall tranquille de l’aéroport de Genève.

Toujours escorté de Abdul Aziz, il parvint jusqu’au guichet des douanes. La malle était posée là, devant un lieutenant des Douanes helvétiques.

Celui-ci le salua respectueusement :

— Votre Excellence a-t-elle quelque chose à déclarer ?

Le ton de sa voix sous-entendait qu’il ne s’agissait que d’une simple formalité. Lorsqu’on possède un Mystère 20, de quatre millions de dollars pour se promener et un passeport diplomatique, on a droit à des égards, que diable ! Surtout, quand, en plus, on paie des impôts en Suisse.

L’émir Katar laissa tomber un regard lointain sur le fonctionnaire.

— Non, rien, merci, dit-il d’une voix chantante. Seulement quelques affaires que j’emmène en Sardaigne.

— Parfait, parfait, fit le Suisse.

Il griffonna une signature au bas d’une feuille qu’il tendit à Abdul Aziz.

— Bon voyage, Excellence.

— Merci.

Écartant les employés de la Swissair, Abdul Aziz s’empara derechef du chariot pour le pousser vers le terrain. Devant le regard légèrement étonné du lieutenant, l’émir consentit à remarquer en français :

— Mes serviteurs sont extrêmement dévoués, n’est-ce pas ?

Pour être dévoués, ils l’étaient : Abdul Aziz et son double qui répondait au doux nom de Fouad Abd el Baki poussaient déjà comme des fous le chariot à travers le terrain. Un employé épargna à l’émir les formalités de douane et de passeport et le conduisit directement sur la piste.

La Cadillac avait fait le tour, et vint s’arrêter doucement devant l’émir. Le chauffeur se précipita et ouvrit la portière. Katar se laissa tomber sur les coussins.

À travers les vitres bleutées, il vit le chariot portant la malle atteindre le Mystère 20. Malgré lui, il poussa un soupir de soulagement. La Cadillac s’arrêta devant l’avion. Katar descendit. Abandonnant la malle aux mains de l’équipage, Aziz et Abd el Baki se précipitèrent vers la passerelle. Pliés en deux ils attendirent l’émir. Ils le méprisaient et ils le haïssaient. Lui savait parfaitement que leurs ordres secrets étaient de l’abattre en dernier recours. Eux savaient qu’il savait. D’ailleurs ils en mouraient d’envie mais les ordres étaient les ordres. Onctueux, Aziz se permit d’apostropher l’émir au moment où celui-ci montait la passerelle.

— Y a achaï ![9]

La bouche de l’émir se tordit de mépris. Il cracha en arabe :

— Fils d’une chienne et d’un porc, rentrez immédiatement. Je ne veux pas que l’on vous voie.

Aziz, ses marques de petite vérole se plissant de rage contenue, se permit de répondre avec une nouvelle courbette :

— Excellence, nous voulions veiller à ce que tout se passe bien.

Et il eut un horrible clin d’œil complice vers la malle. Une de leurs idées.

Soudain, l’émir s’arrêta sur la passerelle :

— Où est le docteur ?

Aziz et Abd el Baki se regardèrent, un affreux trismus au coin des lèvres.

— Mais Excellence, balbutia Aziz, je pensais qu’il venait avec vous.

— Chiens !

L’émir tremblait de rage.

— Je vous avais dit de l’emmener. Ce porc était encore ivre mort.

— Il n’a pas voulu venir, Excellence, fit piteusement Abd el Baki. Il nous a dit qu’il irait avec vous et nous a insultés.

— Alors, il est toujours là-bas, dit lentement l’émir Katar. Aziz passa un doigt maigre entre son cou et sa chemise :

— Nous allons aller le chercher, Excellence. Immédiatement.

— Non !

L’émir tapa du pied sur la passerelle métallique.

— Les Américains sont déjà sur nos traces. Partons tout de suite, le docteur saura très bien se défendre tout seul.

— Mettez les réacteurs en route, ordonna l’émir.

Il alla s’installer sur son divan, à l’arrière de la luxueuse cabine et se fit servir un whisky. Il y a des accommodements avec le Coran. L’alcool lui rendit un peu sa bonne humeur. Il était heureux d’aller en Sardaigne. Certes, chez lui, à Katar, son palais comportait une piscine, un cinéma, un harem, un garage pour deux cents voitures, des jardins fleuris, des salles d’armes et des salles à manger pour mille personnes. Et même quelques chars pour garder le tout. Son domaine de Sardaigne était plus modeste. Mais, cet été il avait su y réunir quelques jeunes filles de bonne famille, blondes et belles. Comme ces dernières appréciaient énormément son luxe, cela faisait de très belles histoires d’amour.

Les deux réacteurs couinèrent et démarrèrent en même temps. Quelques secondes plus tard, il y eut une très légère secousse et le jet commença à rouler doucement.

Béat sur son divan, l’émir Katar essayait d’oublier le docteur Babor, et la sinistre malle qu’il transportait dans sa soute.


* * *

L’eau du lac Léman n’avait pas une ride et la grande bâtisse blanche aux volets verts semblait un décor de dessin animé au milieu de la pelouse impeccablement entretenue. On s’attendait presque à voir sortir Blanche-Neige et les Sept Nains.

Malko poussa la barrière blanche qui s’ouvrit sans difficulté. Chris et Milton l’encadraient. Finies les plaisanteries. Ils avaient l’air de ce qu’ils étaient : des tueurs froids, lucides et bien entraînés. Le portail de la propriété donnant sur la grande route était fermé à clef. Aussi, les trois hommes avaient-ils laissé la Dodge et fait le tour à pied par le petit chemin bordant le lac.

— Il n’y a personne, remarqua Chris à voix basse.

— Allons-y, dit Malko.

S’écartant les uns des autres, ils s’avancèrent vers la bâtisse. Malko n’était pas armé, mais les deux gorilles avaient assez d’artillerie pour arrêter une division.

Rien ne se passa. Ils arrivèrent à une porte vitrée, donnant sur une sorte de véranda. Toujours aucun signe de vie. Ils hésitaient sur la conduite à tenir quand une voix venant du coin de la maison les fit sursauter.

— Ces messieurs cherchent quelque chose ?

Ils se retournèrent d’un bloc : une toute petite bonne femme avec un tablier blanc et d’énormes lunettes de myope les regardait avec curiosité.

— Oui, dit Malko, je voudrais voir l’émir.

— Ah ! ben, vous arrivez trop tard ! dit la femme avec son accent chantant du pays de Vaud. Son Excellence est partie pour la Sardaigne tout à l’heure.

Malko se rapprocha :

— Il n’y a plus personne ?

— Y a bien le docteur. Je crois qu’il n’est pas encore parti. Il joue avec ses bêtes…

— Le docteur ? Le docteur Babor… ? avança Malko.

— C’est ça, dit la bonne.

Les trois hommes se regardèrent. Tous les trois pensaient la même chose.

— À défaut de Son Excellence, je verrai le docteur, dit gentiment Malko. Où est-il ?

La bonne lui jeta un regard bizarre.

— Là-bas, sur le devant. Vous le verrez, il n’y a que lui.

Elle partit en trottinant et disparut dans la maison. Malko, suivi de Chris et de Milton, longea le mur et déboucha sur une pelouse encore plus vaste que celle de derrière. On ne pouvait la voir de la route, un haut mur la protégeant des regards.

Effectivement, un homme se trouvait là, accroupi au bord d’un grand bassin en forme de haricot, face aux trois hommes ; il regardait quelque chose dans l’eau.

Malko s’approcha. L’inconnu était grand et mince, le visage fatigué avec des cheveux blonds clairsemés qui lui retombaient sur le visage. En entendant les pas, il leva la tête et Malko vit ses yeux injectés de sang. Mais il se replongea dans sa contemplation, marmonnant des mots inintelligibles. Malko s’approcha encore et retint un cri de surprise le bassin était rempli d’une eau boueuse et sale où l’on distinguait nettement le museau allongé d’un crocodile, immobile dans un coin.

Au bord du lac Léman, c’était assez inattendu. L’eau du bassin devait être chauffée car le saurien semblait parfaitement à l’aise. Et d’ailleurs, ils étaient deux. Le second émergea dans un petit bouillonnement et pointa son museau nauséabond vers Malko. Mais celui-ci ne pouvait détacher ses yeux de l’homme accroupi. Quelque chose d’étrange, d’un peu effrayant émanait de lui. Et surtout, il répondait exactement au signalement de l’homme qui avait enlevé Kitty Hillman. Mais alors, pourquoi était-il là, si tranquille en apparence, plongé dans la contemplation de ces crocodiles ?

Une voix rocailleuse, éraillée par l’alcool coupa la réflexion de Malko :

— Ne sont-ils pas charmants ? Ce sont mes meilleurs amis ici.

Un sourire sur ses lèvres minces, l’inconnu désignait les crocodiles.

— Docteur Karl Babor ? demanda Malko en allemand.

L’autre le regarda et éclata d’un rire strident. Les deux gorilles s’étaient rapprochés et regardaient la scène avec stupéfaction.

— Docteur Karl Babor ? répéta Malko.

Soudain, l’homme blond parut prendre conscience de la présence des trois hommes. Il dit d’une voix pâteuse, en allemand.

— Qu’est-ce que vous venez foutre ici ? L’émir est parti depuis une heure. Il m’a oublié. Il répéta avec un rien d’ironie : il m’a oublié.

— C’est vous que nous venons voir, dit Malko. Vous, le docteur Babor.

Brusquement, ce dernier sauta sur ses pieds. Ses yeux étaient pleins de haine et de fureur, avec autre chose aussi, entre la folie et le désespoir.

— Foutez le camp, hurla-t-il. Foutez le camp immédiatement.

Sans répondre, Malko commença à contourner le bassin, d’un côté tandis que les gorilles en faisaient autant de l’autre.

— Arrêtez, cria le docteur, arrêtez immédiatement ou je saute dans le bassin.

Il avait fait un saut en avant et se tenait en équilibre sur la margelle, à un mètre des deux sauriens. Malko s’arrêta. Quelque chose lui échappait. Mais il sentait l’homme prêt à exécuter sa menace. Et mort, il ne lui servait à rien.

D’un ton plus calme, le docteur Babor dit :

— Ils n’ont rien avalé depuis deux jours. Ils m’aiment bien, mais elles me mangeront quand même, ces braves petites bêtes…

— Pourquoi voulez-vous qu’elles vous mangent ? demanda Malko du ton le plus calme possible.

— Il y a des années que j’essaie de me suicider, répondit très sérieusement le docteur. Ne bougez pas ou je saute. On ne me prendra pas vivant.

— Personne ne veut vous prendre, fit Malko. Je veux seulement savoir où se trouve Kitty Hillman.

L’autre fit comme s’il n’avait pas entendu. Malko répéta :

— Docteur Babor, qu’avez-vous fait de Kitty Hillman ?

Cette fois, le médecin, toujours en équilibre sur le bord du bassin, répéta lentement :

— Kitty Hillman ? Je ne sais pas. Il y en a eu tellement… Brusquement, le visage tordu de haine, il hurla :

— Il faut les tuer, toutes, toutes ! Je les hais.

Il se calma. Subitement. Malko et les gorilles n’avaient pas bougé. Toute la scène avait quelque chose d’oppressant, de cauchemardesque. Malko dut se forcer pour répéter sa question :

— Où est Kitty Hillman, la jeune fille que vous avez enlevée il y a une semaine dans la clinique du docteur Soussan ?

Karl Babor eut une moue ironique :

— Ach, je vois, vous êtes les Américains ! Amusant, nicht war ? Vous cherchez la petite blonde ? Elle est partie, pfutt !

Une lueur de folie dans les yeux, il narguait les trois hommes. Sur l’air de Lili Marlène, il commença à chanter d’une voix affreusement fausse : Wohin ist Kitty, Vor die grossen Tür… C’en était trop pour Chris. Il sortit son Colt magnum et l’arma. Le docteur Babor vit le geste. D’un mouvement théâtral il écarta les deux bras et cria :

— Tirez. Mais tirez donc.

Il y avait quelque chose de si désespéré dans sa voix que Malko en frissonna. Quel était le terrifiant secret de cet homme qui appelait la mort de toutes ses forces ?

Malko hésitait. Soudain, le docteur Babor tituba, recula, les épaules affaissées, prêt à s’effondrer.

En un clin d’œil les gorilles furent sur lui. Mais il ne chercha même pas à lutter, et leva un regard atone sur Malko en murmurant :

— Ils m’ont laissé. Ces Arabes sont des chiens. Des… il chercha le mot – des unterhund – des sous-chiens. Lâches et peureux. Et cela fait seize ans, monsieur, que je suis avec eux, que je subis leur contact ignoble.

L’expression de son visage avait changé : il s’attendrissait sur lui-même. Il regarda Malko avec un intérêt nouveau et demanda :

— Vous êtes Allemand ?

— Autrichien.

— Vienne est une belle ville, remarqua le docteur, très mondain.

— Docteur Babor, répéta Malko toujours en allemand, où se trouve Kitty Hillman ?

Il y eut un silence interminable. Cette fois le docteur ne se mettait pas en colère.

Une lueur rusée passa dans ses yeux gris. Il attrapa Malko par le revers de son veston et lui souffla dans une haleine de whisky :

— Si je vous le dis, vous me ferez une petite faveur, mon cher camarade ?

Malko le regarda froidement. Faire une faveur à l’homme qui avait torturé Kitty Hillman était au-dessus de ses forces.

— Que voulez-vous ?

Babor se pencha encore plus et dit d’un ton suppliant :

— Que votre ami me tire une balle dans la tête… Je vous ai dit que j’aimais mes bêtes, mais elles me font peur au fond, et puis ce n’est pas propre…

— Mais…

Babor leva l’index.

— Attention, pas de faveur, pas de Kitty…

La scène aurait été grand-guignolesque s’il n’y avait eu cette atroce lueur de désespoir dans les yeux de l’homme. Malko sentit qu’il ne bluffait pas. Il voulait vraiment mourir. Et l’on n’a aucun moyen de pression contre quelqu’un qui veut mourir.

— Est-ce vous qui avez amputé Kitty Hillman, demanda-t-il ? Babor eut un geste désinvolte.

— Petite opération ! Dix minutes. J’étais très habile, avant… Malko le regarda avec dégoût puis dit :

— D’accord, docteur Babor. Vous aurez votre faveur. Où est Kitty ? Babor le regarda, très grave tout à coup et dit :

— Merci. Elle se trouve maintenant en Sardaigne, dans la propriété de l’émir…

— Mais comment l’ont-ils embarquée ? Le docteur eut un rire aigrelet.

— Dans une malle. C’est une idée d’Aziz.

Maintenant, il semblait très détendu, parlait d’une voix normale. Seuls ses yeux démesurément agrandis inquiétaient.

— Qui est Aziz ?

— Une ordure égyptienne venue pour superviser l’opération. Ces unterhund n’ont même pas confiance les uns dans les autres.

Il était intarissable, maintenant, le bon docteur Babor. Ses yeux brillaient de mépris en parlant de ses amis arabes.

— À quelle opération faites-vous allusion, docteur ? demanda Malko. L’Allemand émit un petit rire satisfait :

— Une idée des Services spéciaux égyptiens. La guerre contre Israël n’est pas finie, mon cher. Mais je ne vous en dirai pas plus, ce n’est pas dans nos conventions.

L’Egypte ! Brutalement, Malko comprit. Il examina attentivement les traits de son interlocuteur. En même temps, d’autres visages défilaient dans sa prodigieuse mémoire. Comme tous les agents de la C.I.A., il avait eu devant les yeux les photos des criminels de guerre en fuite, les plus importants. Seulement, lui ne les avait pas oubliés. Il suffisait qu’il voie un visage dix secondes pour s’en souvenir dix ans après. Il passait et repassait dans son cerveau des visages, tout en fixant celui de son vis-à-vis. Et soudain, le déclic se fit :

— Vous vous appelez Heinrich Weisthor, dit Malko. Vous étiez médecin SS à Birkenau, n’est-ce pas ?

L’Allemand leva ses yeux atones sur lui et répondit machinalement.

— Jawohl.

Comme si c’était la fin d’un long supplice.

Il y eut un grand silence. L’humidité qui venait du lac de Genève fit frissonner Malko. L’homme qui se tenait devant lui, au centre de cette pelouse impeccable, était recherché depuis vingt-deux ans. Pour des crimes tellement atroces qu’ils défiaient l’imagination. Sa fiche revenait à la mémoire de Malko : Weisthor avait été un des grands spécialistes des exterminateurs scientifiques de jumeaux.

— Alors ? fit l’Allemand d’une voix soudain anxieuse. Malko s’écarta légèrement de lui.

— J’avais promis de tuer le docteur Karl Babor, dit-il, pas Heinrich Weisthor. Vous ne m’appartenez pas.

Déjà, il faisait demi-tour, suivi des deux Américains qui n’avaient rien compris. Une seconde, l’Allemand demeura immobile. Puis il fit un pas en avant, franchit le rebord du bassin et pataugea lentement dans l’eau boueuse, marchant vers ses chers crocodiles. Lorsqu’il eut de l’eau à la poitrine, il s’arrêta et attendit.

En tournant le coin de la maison, Malko se retourna. Il vit Heinrich Weisthor dans l’eau. Presque aussitôt un cri inhumain fit sursauter les trois hommes. Une seconde la tête du docteur surnagea, puis il disparut dans un bouillonnement glauque.

Ironie du sort : si Kitty était sauvée, ce serait grâce aux milliers de fantômes assassinés par le bon docteur Heinrich Weisthor, vingt-quatre ans plus tôt, au camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau.

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