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Si une mouche avait pu survivre dans l’atmosphère aseptisée du laboratoire, on l’aurait entendue se gratter les pattes. Les quatre hommes penchés sur la petite boîte oblongue retenaient même leur respiration. Situé au troisième sous-sol du building B de la C.I.A., le laboratoire abritait parfois d’étranges manipulations. Mais cette fois, il ne s’agissait que d’un test de routine.

Les deux experts en blouse blanche regardèrent Malko qui regarda le général Radford. Celui-ci contemplait avec le même dégoût que s’il s’était agi d’un cobra, la boîte de métal. À côté d’elle se trouvait, soigneusement repassé, le papier qui l’avait emballée, du kraft marron, très banal. Le nom et l’adresse personnelle de Foster Hillman avaient été écrits à la machine, sous les deux timbres suisses. Un innocent facteur avait déposé le paquet dans la boîte aux lettres, deux heures plus tôt. L’agent qui surveillait l’appartement l’avait immédiatement apporté au général Radford qui l’avait transmis au laboratoire aux fins de s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une machine infernale.

Ce qui n’était pas le cas.

La boîte ne pesait qu’une vingtaine de grammes. C’était un parallélépipède de zinc, un peu comme une boîte de pilules, d’apparence très innocente.

Mais il venait de Suisse, comme la belle Princesse Nouch Riahi qui reposait en ce moment à la morgue du New York Hospital, en attendant qu’on la réclame.

La perquisition dans la chambre G5 du Waldorf-Astoria n’avait rien donné. L’enquête rapide non plus. La Princesse Nouch, divorcée, voyageait beaucoup, entre les U.S.A., l’Europe et le Moyen-Orient. Elle possédait une galerie de peinture à Zurich où elle mettait rarement les pieds et un vieux père milliardaire au fond de l’Iran. Personne, mais absolument personne, ne la connaissait dans le milieu du Renseignement. Aucun correspondant de la C.I.A. n’avait jamais entendu mentionner son nom. Les experts de la C.I.A. avaient dépiauté ses bagages millimètre par millimètre sans trouver le moindre microfilm ou code, ou quoi que ce soit d’inhabituel.

Elle se trouvait aux U.S.A. depuis une dizaine de jours comme en faisait foi son passeport, venant de Suisse. Un point, c’est tout. Il aurait fallu des semaines d’enquête pour percer ce qu’il y avait derrière les apparences : une riche oisive, fréquentant la café-society, voyageant beaucoup. Ce n’était pourtant pas par snobisme qu’elle avait abattu froidement un policier qui voulait l’arrêter. À moins que ce ne soit la coutume dans son pays…

Trois jours s’étaient écoulés depuis sa mort. Trois jours d’angoisse pour le général Radford et Malko, qui passait toujours ses journées dans le bureau de Foster Hillman et ses nuits dans l’appartement de ce dernier. Rien ne s’était passé. Pas le moindre signe de vie. Et la « disparition » de Foster Hillman commençait à poser de sérieux problèmes. Le Président avait donné à Radford une semaine de délai avant de rendre son décès public. Mais, déjà, d’étranges rumeurs couraient dans les hautes sphères de Washington.

Le petit paquet reçu le matin représentait très probablement la réponse à la mort de la Princesse Riahi.

— Ouvrez-le, ordonna le général Radford.

Comme personne ne bougeait, Radford prit la boîte dans ses mains énormes et poussa sur le couvercle.

Un objet étrange apparut : une sorte de bout de bois enveloppé de plastique blanc.

Radford déroula le plastique si vite que l’objet tomba sur la table et faillit rouler par terre. Un des laborantins qui avait déjà avancé la main pour le retenir, arrêta son geste, horrifié.

C’était un auriculaire de femme, avec un ongle encore fait, sectionné à la racine de la troisième phalange. La peau était livide, avec un reflet verdâtre, dû sans doute à une piqûre de liquide d’embaumement.

— Mon Dieu ! fit Radford.

Malko sentit un picotement désagréable le long de sa colonne vertébrale. L’horreur continuait. Les deux laborantins avaient carrément viré au jaune clair. L’un d’eux se recula, les yeux écarquillés d’horreur. Radford égrenait une série de jurons à voix basse. Malko vit que ses mains tremblaient. Lui non plus n’en menait pas large. Heureusement que son séjour en Afrique l’avait familiarisé avec ce genre de choses. Quand même, ce fut d’une voix blanche qu’il demanda :

— C’est vraiment un débris humain ?

Radford alla jusqu’à l’interphone collé au mur et appuya sur le poussoir :

— Qu’on fasse venir immédiatement le docteur James Buck.

Le silence retomba dans le laboratoire. Aucun des quatre hommes n’osa toucher le macabre débris jusqu’à l’arrivée de James Buck, essoufflé et nerveux.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Radford lui désigna le doigt :

— Dites-nous ce que c’est, Doc. Vite.

Comme si c’était une sucette, le docteur Buck prit le doigt, le porta à ses narines, l’examina, le palpa, le pressa, puis le reposa sur la table.

— C’est un doigt de femme jeune, de race blanche, annonça-t-il, coupé par un chirurgien ou quelqu’un qui s’y connaît en anatomie. Il n’y a pas plus d’une semaine. D’où est-ce que ça sort ?

Radford leva les yeux au ciel :

— C’est le courrier de Foster Hillman aujourd’hui, fit-il d’une voix sinistre. Que Dieu ait pitié de ceux qui ont commis cette horreur. Ses poils noirs en étaient littéralement hérissés. Pourtant ce n’était pas un sensible, le général Melwin Radford.

— Vous ne pouvez rien nous apprendre de plus, toubib ? demanda Radford.

James Buck secoua la tête :

— Il faudrait un examen de laboratoire. Mais je ne vois pas ce qu’on peut trouver.

— Prenez-le quand même et soumettez-le à tous les examens possibles. Dites-nous ça au plus vite.

Le docteur James Buck ré enroula le doigt dans son enveloppe de plastique et le mit dans sa poche. Il sortit en fermant doucement la porte derrière lui. Radford avait déjà appelé Ned Donovan par l’interphone. Les deux laborantins s’étaient discrètement éclipsés. Le spécialiste de la Sécurité arriva si vite qu’on aurait pu croire qu’il écoutait au trou de la serrure si cela n’avait pas été au-dessus de son standing. Sans mot dire, il écouta le récit succinct de Radford.

— Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que le doigt soit la réponse à la mort de cette Princesse, conclut Radford. Il vient de Suisse lui aussi.

— Et à qui appartiendrait ce doigt ? demanda Donovan, d’une voix égale.

Radford haussa les épaules, irrité par le calme de l’autre :

— Si vous savez faire tourner les tables, demandez à Foster Hillman. Un ange passa et repartit, plutôt dégoûté.

— Hillman avait-il une femme dans sa vie ? demanda Donovan.

— La réponse est « non », martela le général Radford, appuyé à la table. Depuis une semaine nous interrogeons discrètement les gens qui le connaissent. La seule femme qui ait pénétré chez lui ces deux dernières années est sa bonne noire, Mathilda, cinquante-cinq ans. « Et nous sommes limités par le fait que vous semblez oublier qu’officiellement Hillman est vivant. Vous voyez d’ici le scandale si on apprenait que la C.I.A. enquête sur son propre chef ! » Effectivement.

Le général Radford ne dormait plus depuis la mort de Foster Hillman. Une douzaine de très hauts fonctionnaires, dont bien entendu le Président, ne dormaient pas non plus très bien.

Tant qu’on ne connaîtrait pas le secret que Foster Hillman avait emporté dans sa tombe, la C.I.A. ne pourrait pas reprendre une vie normale. Par précaution, certains agents « dormeurs » en place dans des pays de l’Est, avaient été rappelés et mis à l’abri. Mais c’était une goutte d’eau dans la mer. Foster Hillman avait accès à TOUT. S’il avait trahi, c’était la politique entière de l’Amérique qui était en danger et certains des secteurs les plus en pointe de sa Défense.

Seul Radford continuait à le défendre à fond. Pour lui Foster Hillman était incapable de trahir. Il grogna sous le regard froid et inquisiteur de Donovan et demanda à Malko :

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Cela semble clair, dit Malko. On a fait chanter Foster Hillman. À l’aide d’une femme à qui il tient. La propriétaire de ce doigt. Et en ce moment, on cherche à l’intimider… D’une façon assez horrible.

— Vous voulez dire, dit Radford à voix basse, qu’à cause de notre bluff, on est en train de torturer une femme, de cette façon atroce ?

— Vous voyez une autre explication ? Radford jouait avec son cigare éteint.

— Bon sang de bon sang ! jura-t-il. Il faut trouver. Nous n’avons pas le droit de laisser faire cela.

— Annoncer à la presse que Foster Hillman est mort, proposa Malko.

— Alors, nous ne saurons jamais, ou alors trop tard, ce qui est arrivé, objecta Donovan.

— Si nous ne trouvons rien, vous condamnez cette inconnue à mort, fit Malko.

Donovan eut un geste ayant l’air de dire que la vie d’une femme ne pesait pas beaucoup dans la balance quand il s’agissait de la sécurité du pays.

— Nous avons promis au Président de tirer au clair le suicide de Foster Hillman, dit-il sèchement, nous devons tenir notre promesse. Silence de mort. Le général Radford baissa la tête sous le regard plein de reproche de Donovan. Il mâchonna son cigare et dit à voix basse :

— Je ne veux pas attendre qu’on m’envoie un second doigt, ou qu’on me demande quelque chose d’impossible. N’oubliez pas que nous sommes Foster Hillman. Soyons à la hauteur. Puisque nous avons pris la responsabilité écrasante de mettre en danger quelqu’un pour qui il a donné sa vie.

Donovan l’interrompit :

— Que voulez-vous faire ?

— Quel était le meilleur ami de Foster Hillman ? Donovan répondit immédiatement :

— Un congressman. Brice Peufroy.

— Nous allons interroger ce Peufroy, dit fermement Radford. Lui doit savoir qui est la femme pour qui Foster Hillman a accepté de mourir. Donovan regardait ses ongles impeccables pensivement :

— Réalisez-vous le risque que vous prenez ? Nous avons l’ordre de ne parler à personne de la mort de Foster Hillman. À la moindre fausse manœuvre, c’est un scandale effroyable.

— Vous savez, après « La Baie des Cochons » on ne peut pas faire beaucoup mieux. De toute façon, j’en prends la responsabilité. Nous avons perdu assez de temps. Qu’on aille me chercher ce Peufroy.

— Quoi, au Congrès ?

— En enfer, s’il s’y trouve, hurla Radford, excédé.

Malko quitta le laboratoire sur la pointe des pieds. Depuis toujours, les militaires considéraient les Congressmen comme des cryptocommunistes, et ceux-ci voyaient les généraux comme des assoiffés de guerre atomique.

Brice Peufroy était un petit homme mince et élégant, avec une cravate noire, plusieurs dents en or et un accent du Sud prononcé. Il regarda avec méfiance le plateau chargé de verres et d’une bouteille de « Chivas Royal, étiquette noire » posée sur le bureau de Radford. L’adjoint de Hillman arborait son sourire le plus engageant, ou du moins qu’il considérait comme tel. Car il avait plutôt l’air de vouloir dévorer le petit Congressman. Dans son dos, Malko déplorait silencieusement l’absence de vodka.

— Monsieur Peufroy, dit cérémonieusement Radford, j’ai besoin de vous.

Peufroy esquissa un sourire contraint.

Une heure plus tôt, une Cadillac contenant deux agents du F.B.I. avait été le prendre à son bureau du Sénat. L’un des agents avait une lettre manuscrite du général Radford lui demandant de le rencontrer immédiatement, dans l’intérêt supérieur des U.S.A. Brice Peufroy pouvait difficilement se faire prier. En plus, sa curiosité était délicieusement piquée. Dans quel secret d’État allait-il atterrir ? Le bureau où Malwin Radford l’avait reçu était un peu spécial. Ses murs étaient aussi truffés de micros qu’une Ambassade américaine dans un pays de l’Est. Deux caméras, dissimulées dans les moulures du plafond, filmaient les conversations.

Le tout, pour déceler, plus tard, les témoignages hésitants. Mais le brave Peufroy ignorait heureusement tout cela.

— Je suis à votre disposition, répondit-il. Du moins, se hâta-t-il ! d’ajouter, dans les limites de ma compétence. Car je n’approuve pas toujours les initiatives de votre Agence…

Le général Radford regretta une courte seconde de ne pas avoir le pouvoir de faire fusiller Peufroy et dit onctueusement :

— Il s’agit de quelque chose de… plus anodin. Néanmoins, je vous demande de garder le secret le plus absolu sur tout ce qui pourra être dit au cours de notre conversation.

— Bien sûr, bien sûr.

— Bon.

Radford s’éclaircit la voix :

— Vous connaissez très bien, je crois, Foster Hillman, qui est le patron de notre Agence ?

Peufroy gonfla la poitrine et se rengorgea.

— Il m’honore en effet de son amitié. Depuis près de vingt ans. Mais pourquoi…

C’était l’instant délicat. Radford plongea, les doigts crispés sur son cigare. Les chemins détournés n’étaient pas son fort :

— Connaissez-vous quelqu’un dans sa vie privée, euh ! une femme à qui il tiendrait beaucoup ?

— Une femme ?

Brice Peufroy montra ses dents en or dans une grimace d’étonnement, resta une seconde la bouche ouverte, puis vira au violet et sauta de sa chaise :

— Qu’est-ce que c’est que cette infamie, vociféra-t-il. Je veux voir Foster Hillman immédiatement.

Il redressa sa petite taille et se pencha sur le bureau de Radford :

— Vous m’entendez. Je veux voir Foster. Je vais lui dire que, que… – il en bégayait d’indignation… – ses subordonnés enquêtent sur sa vie privée… C’est une infamie, répéta-t-il d’un ton pénétré. Une infamie ! Malko s’interposa :

— Monsieur Peufroy dit-il le plus suavement possible, vous avez mal compris la question du général Radford. Il l’a posée dans l’intérêt de Foster Hillman pour lequel nous avons tous deux la plus grande estime…

Cette tirade ne calma pas le congressman. Trépignant sur place, il continuait de glapir :

— Je veux voir Foster Hillman. Immédiatement.

Soudain, Radford déplia ses formes éléphantesques. Il dominait Peufroy de vingt bons centimètres. Ses énormes sourcils noirs lui donnaient l’air si menaçant que Malko craignit qu’il ne jetât le congressman par la fenêtre. Mais il se pencha seulement sur Peufroy à le toucher et dit d’une voix contenue de rage :

— Alors, vous voulez voir Foster Hillman ?

— Oui, dit fermement Peufroy, drapé dans sa dignité.

— Eh bien, vous allez le voir ! Et tout de suite. Suivez-moi.

Il fit le tour de son bureau et prit Peufroy par le bras, le tirant littéralement. Pas rassuré, le petit congressman jeta un regard implorant à Malko.

Le bureau était situé au sixième étage. Le chef adjoint de la C.I.A., traînant toujours Peufroy par le bras, s’engouffra dans un ascenseur qui arrivait justement et appuya sur le bouton du quatrième sous-sol. Ils arrivèrent devant une porte fermée à clef. Radford appuya sur un bouton et un guichet métallique coulissa au milieu du panneau. Reconnaissant Radford, l’homme qui était derrière la porte ouvrit, libérant une bouffée d’air glacial. Peufroy ne disait plus rien. La pièce était nue, les murs laqués de blanc, et les seuls meubles étaient un distributeur de Coca-Cola et une civière métallique. Le mur du fond était divisé en seize casiers un peu comme des portes de coffre-fort, avec chacun une poignée.

L’homme qui avait ouvert se tenait respectueusement devant Radford.

— Mac, ouvre-moi le n°16, ordonna Radford.

— Mais Général, il n’y a rien dans le 16.

Radford ne se donna même pas la peine de répondre. Bousculant Mac, et tenant toujours Peufroy par le bras, il tira la poignée du casier de la main gauche.

Le compartiment métallique glissa sans bruit découvrant une forme humaine enveloppée d’un linceul transparent. Le visage horrifié de Brice Peufroy se trouva à vingt centimètres exactement des traits cireux et figés de Foster Hillman.

Le petit congressman poussa un cri étouffé. Ses jambes se dérobaient sous lui et sans la poigne de Radford, il serait tombé par terre.

— Vous vouliez voir Foster Hillman, fit Radford d’une voix sépulcrale. Le voilà.

Brice Peufroy se liquéfiait. Il jeta un regard implorant à Radford comme si ce dernier était Dracula.

— Je ne comprends pas, bredouilla-t-il. Qu’est-il arrivé ? Pourquoi n’a-t-on pas annoncé cette mort ? C’est horrible…

Il louchait sur le visage inexpressif de Foster Hillman, les yeux clos. Il murmura :

— Foster. Mon vieux. Comme s’il avait pu le réveiller. Radford le secoua :

— Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai besoin de vous, Monsieur Peufroy. Notre ami Hillman est mort, mais il y a encore un service à lui rendre : le venger…

Lentement, il referma l’abominable tiroir et se dirigea vers la porte, laissant Mac médusé. Cette fois, Brice Peufroy le suivit sans protester. Sa superbe s’était évanouie et ses lèvres tremblaient spasmodiquement. Ils remontèrent dans le bureau. Peufroy était complètement effondré. Il but d’un trait le verre de Chivas que lui tendit Radford. Profitant de son avantage, ce dernier pointa sur le visage défait du congressman un index meurtrier comme une mitraillette.

— M. Peufroy, dit-il. Je dois vous avertir que la mort de Foster Hillman est pour l’instant un secret d’État. Si vous la révéliez à qui que ce soit, vous vous exposeriez à une peine de vingt ans de pénitencier, ou pire… C’est bien compris ?

Un peu plus et il le menaçait de la chambre à gaz… Peufroy hocha la tête, terrorisé. Il était prêt à n’importe quoi.

— Que voulez-vous savoir ? demanda-t-il. Radford répéta lentement sa question :

— Y a-t-il une femme dans la vie de Foster Hillman pour laquelle il serait prêt à tout risquer ?

On aurait entendu la glace fondre dans les verres de scotch. Peufroy répéta à mi-voix :

— Une femme… Puis il secoua la tête.

— Je ne vois pas de femme, Général. Foster était un homme d’une droiture et d’une intégrité parfaites. Lorsque Madge, son épouse, est morte d’un cancer, sa vie sentimentale s’est arrêtée. Il aurait pu se remarier, nous en avons souvent parlé, mais sa conscience le lui interdisait. Il n’y avait que son travail…

Radford insistait, ses petits yeux noirs brillant derrière ses sourcils broussailleux.

— Vous le voyiez souvent ? Cela aurait-il pu vous échapper ? Peufroy reprenait un peu d’assurance.

— Impossible, dit-il. Washington est une petite ville. Tout se sait et les gens sont mauvaise langue. Foster n’avait personne dans sa vie. Personne.

Radford frappa le bureau du plat de sa main.

— Si, bon sang ! Il y a une fille dans cette histoire !

Ce fut comme s’il avait donné un coup de pied à Peufroy. Le petit congressman se souleva de son fauteuil, renversant une partie de son précieux whisky :

— Ce n’est pas une fille, c’est sa fille, général Radford ! La mâchoire de Radford sembla se décrocher.

— Sa fille ? Mais il ne nous a jamais parlé de sa fille. Personne n’est au courant. Les notices mondaines font bien mention d’une fille, mais elle est morte, il y a huit ans dans un accident.

Brice Peufroy secoua la tête, tristement.

— Elle n’est pas morte. C’est ce que Foster disait à tout le monde. Mais nous étions quelques intimes à savoir la vérité. Je vais vous la dire.

— Attendez !

Radford aboya dans l’interphone :

— Qu’on dise à Ned Donovan de venir ici immédiatement.

Il se rassit et expliqua :

— Ce que vous avez à dire est très important pour nous. J’ai demandé au responsable de la Sécurité de notre Agence d’assister à notre conversation…

Il n’allait pas lui révéler que ladite conversation allait être enregistrée par une douzaine de micros et Peufroy filmé par deux caméras dont une couleur.

Ned Donovan apparut cinq minutes plus tard, toujours sinistre. Il salua les trois hommes d’un signe de tête et s’assit. Radford lui explique. Qu’il avait montré le corps de Foster Hillman.

— Allez chercher le directeur de la banque de Foster Hillman.

— Monsieur Peufroy, dit-il solennellement, nous vous écoutons. Tâchez d’être aussi précis que possible.

Peufroy se tortilla, mal à l’aise.

— Il n’y a rien de mystérieux, commença-t-il. Il y a huit ans, peu après la mort de sa femme, Foster Hillman a eu un terrible accident de voiture. De sa faute. Il a pris un virage trop vite et s’est retourné.

— Au fait, au fait, grogna Radford qui pianotait impatiemment sur le bureau.

Cette fois, Peufroy, qui avait repris du poil de la bête, le foudroya du regard :

— C’est le fait, général Radford. La fille de Foster, Kitty, se trouvait dans la voiture. Elle a été éjectée et a heurté un tronc d’arbre. Foster n’a eu que des égratignures.

— Et alors ?

— On a réussi à sauver Kitty qui avait plusieurs fractures du crâne. Mais elle avait perdu la plupart de ses facultés mentales.

— Quoi, elle est folle ? Peufroy agita la main.

— Non, non. C’est presque pire. Elle est redevenue, comment dirais-je, une enfant de quatre ans. En plus, elle n’a pas de mémoire, ne se souvient pas des gens, vit totalement en dehors de l’existence, tout en se développant physiquement d’une façon normale.

— Quel âge a-t-elle maintenant ? demanda Donovan.

— Voyons.

Peufroy comptait sur ses doigts.

— Environ dix-huit ans, si mes souvenirs sont exacts, peut-être un an de plus.

Donovan et Radford se regardèrent.

— Où se trouve cette jeune fille ! demanda Radford.

— En Suisse, dans une institution spécialisée, répondit Peufroy ; d’après tous les médecins, son état ne s’améliorera jamais. Certains de ses centres nerveux ont été détruits, vous comprenez ? C’est une morte-vivante.

— En Suisse, s’exclamèrent en même temps Malko et Radford.

Le cercle était bouclé. Donovan posa la question suivante :

— Foster Hillman tenait-il beaucoup à sa fille ?

Le regard de Peufroy se posa plein d’indignation sur lui.

— À Kitty ? Mais il aurait fait n’importe quoi pour elle. Je n’ai jamais vu quelqu’un se sentir aussi coupable. Vous comprenez, il savait qu’il avait commis une faute de conduite et qu’à cause de cette erreur, sa fille n’aurait jamais une vie normale. C’est atroce. Chaque fois qu’il allait la voir, il pleurait pendant huit jours. D’ailleurs, il y allait de moins en moins, car elle ne le reconnaissait même pas ; ce qui était encore plus horrible. Mais il veillait à ce qu’elle ne manque de rien. Et régulièrement se tenait au courant des dernières recherches médicales dans le domaine neurologique, espérant toujours un miracle. Radford était écarlate et jurait à voix basse.

— Où se trouve exactement cette jeune fille ? demanda-t-il. Peufroy secoua la tête.

— Je ne me souviens plus. En Suisse. Mais cela doit être facile à trouver. Foster envoyait régulièrement de l’argent.

Il n’avait pas fini sa phrase que Radford écrasait l’interphone. Dès qu’il eut une réponse, il dit :

— Allez chercher le directeur de la banque de Foster Hillman. Qu’il soit ici dans deux heures. Qu’on le ramène en hélicoptère. Peufroy regardait le Général avec étonnement.

— Mais enfin que s’est-il passé ? demanda-t-il.

— Rien, dit Radford. En ce qui vous concerne, c’est terminé à moins que vous n’ayez encore quelque chose à nous dire sur la fille de Foster Hillman.

— Je ne vois rien. Non, rien.

— Bon.

Radford ouvrit un tiroir et en sortit une bible qui avait connu des jours meilleurs.

— Monsieur Peufroy, dit-il, voulez-vous jurer sur la Bible de ne rien révéler à personne, jamais, de cette entrevue ? Et de ne dire à personne que Foster Hillman est mort.

Peufroy jura, étendant la main droite sur le Livre sacré. Sa voix avait retrouvé son calme.

— Je vais vous faire raccompagner, dit Radford. Nous vous remercions.

Il avait déjà ouvert la porte. Le congressman le suivit docilement après avoir salué Malko et Donovan. En serrant la main de Radford, il demanda timidement :

— Pouvez-vous me dire, euh ! comment Foster est mort ? Radford secoua lentement la tête.

— Non.

Peufroy s’éloigna, sans comprendre pourquoi il y avait des larmes dans les yeux du général Malwin Radford, directeur adjoint de la C.I.A.

Il subodorait quelque histoire horrible. Il était encore très loin de la réalité.


* * *

Radford avait éclaté, à peine la porte fermée. La tête dans ses mains, il jurait à mi-voix. Donovan interrompit la litanie :

— Général, qu’avez-vous l’intention de faire ?

Le général Radford le regarda sans comprendre :

— Comment ? De faire ? Retrouver cette pauvre fille, la mettre en lieu sûr et payer une sacrée valse aux ordures qui ont monté ce coup. Donovan le regardait, l’air pensif :

— Si l’histoire de notre ami se vérifie, dit-il, il semblerait que nous soyons en présence d’une habile tentative de chantage. Un service que nous présumons ennemi a connu le drame de Foster Hillman et a voulu se servir de sa fille pour obtenir des documents ou des renseignements…

Radford le coupa d’une voix cinglante :

— Et comme Foster était incorruptible, il a préféré se foutre en l’air. Comme ça, il n’y avait plus de chantage possible. Cela explique enfin pourquoi il n’a rien laissé derrière lui. Ceux qui lui ont proposé cet horrible marché savaient que lui mort, leur combine tombait à l’eau.

— Que pensez-vous qu’ils vont faire de la fille ? demanda Malko. Si nous annonçons la mort de son père.

Donovan se frottait le menton, l’air de plus en plus pensif.

— Évidemment, Hillman mort, elle ne leur est plus d’aucune utilité. Ils ont le choix entre la tuer ou la libérer. Comme, d’après Peufroy, c’est une enfant, ils peuvent se permettre de la remettre en circulation. Surtout si ce sont de vrais professionnels… Ils ne se colleront pas un cadavre inutile sur le dos.

Malko regardait la forêt de Virginie par la fenêtre. Quel curieux homme ce Foster Hillman. Par amour pour sa fille, il avait joué sa vie sur une marge minuscule. En acceptant de ne jamais savoir s’il s’était trompé ou non. Ce n’était pas courant dans le Renseignement des âmes de cette qualité… À son tour, il demanda :

— Qu’avez-vous l’intention de faire ?

Radford et Donovan se regardèrent. Ce dernier fit :

— Il n’y a que deux solutions. Demain nous annonçons le suicide de Foster Hillman aux journalistes. Et nous attendons. Actuellement, rien ne nous force à prendre des risques, puisque nous sommes sûrs que Hillman n’a pas trahi. La deuxième solution, continua-t-il, consiste à aller voir… Et à essayer de retrouver cette fille. C’est risqué pour elle et pour ceux de nos agents qui tenteront cette aventure. Je ne sais pas si elle se justifie…

Malko eut l’impression que Radford allait éclater comme un ballon de baudruche tellement il était écarlate :

— Foster Hillman était notre Patron, martela-t-il. Un patron que j’aimais et que je respectais. La moindre des choses est de tenter de sauver sa fille et de le venger. En plus, nous risquons de découvrir des choses intéressantes. Qui sait s’il ne s’agit pas d’un plan concerté de chantage contre des hautes personnalités ?

Donovan secoua la tête, pas d’accord :

— Si vous voulez à tout prix respecter les volontés de Foster Hillman, dit-il, la seule chose à faire est de ne pas bouger.

Radford le regarda avec un sourire triste :

— Non, Donovan. Foster Hillman s’est suicidé parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. C’était cela. La trahison ou quelque chose qui lui aurait été insupportable et en contrepartie la torture ou la mort de sa fille. Mais il était trop intelligent pour ne pas se douter que, même lui mort, Kitty avait peu de chances de revoir le jour… C’est à nous de la sortir d’affaire, s’il est encore temps.

Malko toussota :

— Donovan, dit-il, c’est par pur hasard que je me trouve mêlé à cette histoire. Mais puisque j’y suis, j’y reste. Disons que je paie une dette.

Il y eut un court instant de silence puis Radford sauta sur ses pieds et empoigna Malko par les épaules.

— Merci, S.A.S., fit-il chaleureusement. Si je pouvais y aller je serais déjà parti. Je veux vous promettre une chose : tous les gens qui sont sous mes ordres ou qui se disent mes amis vous donneront une aide totale.

— Je sais, je sais, fit Malko. Alors ne perdons pas de temps. Le téléphone sonna. Radford décrocha.

— Curtiss Wright à l’appareil, fit une voix sèche. Je suis le banquier de Foster Hillman. Deux de vos hommes prétendent m’arracher à mon bureau pour me traîner chez vous. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Radford soupira :

— J’ai besoin d’un renseignement urgent. Où se trouve en ce moment la fille de Foster Hillman, Kitty ?

À l’autre bout du fil, Curtiss Wright hésita :

— En principe, c’est un sujet que je ne peux aborder qu’avec M. Hillman lui-même.

Radford gémit d’impatience :

— Écoutez. Je suis le directeur-adjoint de la C.I.A. Directement sous les ordres de M. Hillman. Il n’est pas en mesure de vous parler en ce moment. Il m’est possible de vous expédier deux gars du F.B.I. à qui vous serez forcé de parler. Mais nous allons perdre du temps. Et je vous jure que c’est dans l’intérêt de cette pauvre fille.

— Bon, coupa le banquier. Je vous fais confiance. Que voulez-vous savoir ?

— Où est Kitty ?

— En Suisse, dans l’Institut pour débiles profonds du Professeur Soussan, à Pully, près de Lausanne.

— Avez-vous eu de ses nouvelles récemment ?

— Non. D’ailleurs, mes seuls rapports avec le Professeur Soussan consistent à lui envoyer tous les mois un virement de 1.200 dollars. C’est à M. Hillman qu’il donne directement des nouvelles de sa fille.

— À quand remonte le dernier virement ?

— Voyons, euh ! environ, une douzaine de jours… Radford hocha la tête.

— Parfait, je vous remercie. Bien entendu, vous ne devez parler de cette conversation à personne. Sous peine d’être traduit devant un Grand Jury.

Le banquier l’assura qu’il n’y avait pas de meilleur citoyen que lui et raccrocha.

Les yeux de Radford brillaient. Il se tourna vers Malko :

— Je voudrais avoir vingt ans de moins. Pour vous accompagner.

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