Comme des fous, Malko et Chris Jones couraient vers l’hélicoptère rouge. Malko cria à l’Américain :
— Combien de temps la bombe ?
— Un quart d’heure environ. C’est un allumeur lent. Il a commencé à brûler quand la voiture a démarré. Il était relié au ventilateur. Je… je voulais faire sauter ce fumier d’émir, au cas où on n’aurait rien trouvé.
— Je sais, fit Malko sombrement.
Essoufflés, ils arrivèrent près de l’appareil, une Alouette à turbine. Par chance, le capitaine Grado bavardait avec le pilote. Malko ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche :
— Capitaine, la jeune fille que nous cherchions vient de partir dans une voiture piégée qui doit exploser dans un quart d’heure. Notre seule chance, c’est cet hélicoptère.
Grado regarda Malko comme s’il déraisonnait :
— Exploser. Mais qui ?
Malko montait déjà dans l’hélicoptère.
— Je vous en prie, capitaine, donnez l’ordre au pilote de décoller immédiatement. C’est une question de vie ou de mort.
Le capitaine Grado inclina la tête :
— D’accord, allez-y. Mais, vous aussi, vous aurez beaucoup de choses à m’expliquer.
— Vite.
Le rotor tournait déjà. Le pilote fit son point fixe, mit les gaz à fond et d’un coup, l’hélicoptère s’enleva gracieusement. Le pilote était un garçon jeune, blond, un peu empâté. Dès qu’ils furent en l’air il demanda à Malko des instructions.
— Suivez la route, dit Malko. Nous cherchons une Cadillac noire. L’Alouette grimpait verticalement. Les portes latérales avaient été enlevées et un vent violent balayait la minuscule cabine. Malko s’était assis sur le siège avant à la gauche du pilote. Déjà les maisons du domaine de l’émir ressemblaient à un jeu de construction.
— Quelle direction ont-ils prise, demanda le pilote.
— Suivez la route côtière vers Olbia, ordonna Malko. Ils doivent rejoindre la crique où se trouve le yacht de l’émir. C’est au nord de Porto Redondo.
Il leur fallut cinq minutes pour retrouver la voiture. Elle filait à toute allure, semblable à un gros scarabée noir. Le soleil se reflétait sur ses glaces bleutées. Malko regarda sa montre. Si les calculs de Chris Jones étaient exacts, il lui restait dix minutes pour sauver Kitty. Ils suivaient la route côtière, bordée de précipices abrupts. Comme toujours en Sardaigne, le temps était extrêmement limpide. Des petits bateaux creusaient un sillage blanc dans la Méditerranée le long de la côte. La Cadillac prit une courbe si vite que Malko crut qu’elle se renversait. Les roues frôlèrent le précipice mais le géant Schaqk parvint à redresser, ses deux roues gauches mordant le bas-côté, projetant un nuage de pierres. Du coup, il ralentit considérablement son allure. La Cadillac n’était pas du tout la voiture indiquée pour cette route incroyablement sinueuse.
— Descendez, cria Malko au pilote.
L’italien obéit. Comme un ascenseur ultra-rapide, l’hélicoptère se laissa tomber et redressa à cinq mètres de la route devant le long capot de la Cadillac.
Malko eut le temps de voir à travers le pare-brise le visage stupéfait de Schaqk. Déjà la voiture était passée.
— Suivez-la !
L’appareil s’inclina gracieusement en avant et en dix secondes, ils furent de nouveau au-dessus de la voiture. Le pilote montra du doigt à Malko un mégaphone électrique accroché au plafond. Sa puissance couvrit le bruit de la turbine. Malko prit le porte-voix et se pencha à l’extérieur en hurlant :
— Arrêtez-vous, il y a une bombe dans votre voiture. Vous allez sauter. Attention, attention, vous êtes en danger de mort ! Les mots, puissamment amplifiés par le mégaphone retentissaient dans les rochers déserts. Même avec le bruit de l’hélicoptère, Schaqk devait les entendre.
Une nouvelle fois, la Cadillac passa en trombe en dessous de l’hélicoptère. Malko eut un choc. Kitty avait baissé sa glace et par la portière faisait un signe joyeux en riant. Le pilote italien la vit aussi et remarqua :
— Mais je croyais qu’on enlevait cette jeune fille ? Elle n’a pas l’air d’avoir peur.
— Elle est folle, expliqua Malko. Elle ne réalise rien. Comme un petit enfant.
La Cadillac avait parcouru à peu près la moitié du chemin jusqu’à Porto Redondo. Malko regarda sa montre. Il restait sept minutes pour sauver Kitty.
— Essayez encore, dit-il.
De nouveau l’hélicoptère plongea, Malko hurla son avertissement. Qu’il l’ait entendu ou non, l’Arabe ne ralentit pas son allure. Il y avait environ trois kilomètres de ligne droite avant la descente en lacets vers la crique de Porto Redondo. Malko essuya son front couvert de sueur en dépit du vent frais. S’il ne faisait pas quelque chose, Kitty, qu’il était venu chercher de si loin, allait mourir. Kitty qui ne se doutait pas du danger qu’elle courait.
Elle était toujours à la portière, observant avec un ravissement enfantin le ballet de l’hélicoptère. Ses longs cheveux flottaient dans le vent. Une fraction de seconde, Malko eut devant les yeux le visage sévère de Foster Hillman.
Indécis, le pilote quêta un ordre des yeux.
— Vous allez poser l’hélicoptère au milieu de la route, ordonna Malko. Comme ça, ils seront obligés de quitter la voiture. Là-bas, au bout de la ligne droite.
L’Italien ne dit rien, mais ouvrit la gaine de son pistolet, accroché à sa hanche droite. Ils dépassèrent la voiture, volant à moins de cinq mètres de la route. S.A.S. priait silencieusement en comptant les secondes. Comme le temps passait vite !
Le pilote cabra légèrement l’hélicoptère et descendit délicatement. Il y eut un choc léger et Malko sauta à terre, le mégaphone à la main, au risque de se faire hacher par le rotor.
La Cadillac freina violemment et stoppa à cinq cents mètres environ de l’hélicoptère.
— Ils vont faire demi-tour, dit l’Italien. Malko secoua la tête.
— Impossible. Ils doivent rejoindre le bateau de l’émir. Restez là pour bloquer la route. J’y vais.
Pour toute arme, il prit le mégaphone et partit en courant. Chaque pas représentait un effort surhumain. La chaleur était terrifiante, sans un souffle de vent. Même les insectes se cachaient. Sous les pieds de Malko, le bitume tout neuf fondait. Quelque part en bas des rochers, le yacht climatisé de l’émir attendait Kitty.
Un projectile passa en sifflant près de lui. Instinctivement, il fit un écart et le bruit de l’explosion parvint aussitôt. Schaqk tirait sur lui. Un gros rocher lui offrait un abri parfait. Il s’abrita derrière et emboucha une fois de plus son porte-voix :
— Attention, sortez de la voiture. Il y a une bombe, vous allez sauter. Attention, vous êtes en danger de mort.
Cette fois, il ne pouvait pas ne pas avoir entendu. Les mots se répercutaient sur les parois rocheuses avec un éclat fantomatique. Malko répéta son message, en détachant bien chaque mot. Pour toute réponse, plusieurs balles s’écrasèrent sur le rocher. Pour tirer avec cette précision, Schaqk devait avoir un fusil. Si seulement il avait abandonné la voiture. Mais il attendait, accroupi derrière la portière ouverte, Kitty toujours dans la voiture.
Malko regarda sa montre. La bombe allait exploser d’une seconde à l’autre.
Un bruit de moteur lui fit lever la tête. Il risqua un œil vers la route Comme un gros crabe, la Cadillac enjambait le fossé en cahotant. Elle franchit l’obstacle dans un nuage de poussière et un hurlement de pneus martyrisés, puis partit en tanguant dans la pierraille, vivant un vague sentier.
Malko sortit d’un bond de son abri. Une nouvelle fois, il hurla dans le mégaphone :
— Sauvez-vous, la voiture va sauter.
Il n’eut comme réponse que le hurlement des vitesses de la grosse voiture. Il courut vers l’hélicoptère. Sa décision était prise. Il allait demander au pilote italien de se poser sur le toit de la Cadillac. Comme cela Schaqk serait bien forcé de l’abandonner. S’il arrivait à temps.
Le pilote avait mis le rotor en marche en le voyant courir. Cassé en deux, Malko grimpa dans la cabine et ils décollèrent immédiatement. Ils n’eurent aucun mal à retrouver la voiture. Elle avançait très lentement dans un no man’s land rocailleux, vers la mer. Au moment où Malko allait donner l’ordre au pilote de descendre, il aperçut un point noir sur la route. Il grossit et Malko reconnut alors une Alfa-Roméo des carabiniers. Elle freina à l’endroit où la Cadillac avait quitté la route, si violemment qu’elle se mit en travers. Puis tenta de prendre le même chemin que la voiture américaine. Mais, les roues avant patinèrent et elle s’enlisa dans la poussière du fossé. Le conducteur tenta de l’arracher en donnant de furieux coups d’accélérateur puis jaillit de la voiture.
C’était Chris Jones, décoiffé, en manches de chemise, les courroies de son holster lui barrant la poitrine. Il franchit le fossé d’un bond prodigieux et dévala en courant vers la Cadillac qui cahotait à trois cents mètres devant lui.
— Il est fou, il va se faire tuer dit Malko. Il reprit son mégaphone et hurla :
— Chris, arrêtez-vous. C’est trop tard.
L’Américain fit un vague signe de la main. Ils se trouvaient juste au-dessus de lui et Malko pouvait voir le haut de son crâne dégarni. Il courait à longues enjambées, les coudes serrés et la bouche ouverte, gagnant du terrain à chaque seconde. Il n’était plus qu’à deux cents mètres de la voiture.
— Rattrapez-la et posez-vous sur la voiture. Tant pis pour la casse, dit Malko au pilote.
Cette fois, l’Italien le regarda, franchement désapprobateur.
— Signor, remarqua-t-il doucement, j’ai une femme et deux enfants et je n’ai pas envie de mourir. Ceci est une affaire privée qui ne me regarde pas. Si vous voulez vous faire tuer, faites-le tout seul. Vous avez dit vous-même que la voiture va sauter.
— Mais la fille ! dit Malko avec désespoir. L’Italien baissa la tête et murmura :
— C’est horrible, mais nous n’y pouvons rien.
Malko ne quittait pas la voiture des yeux, pris d’un fol espoir. Le temps de l’explosion était passé de cinq minutes. Peut-être le dispositif n’avait-il pas fonctionné ?
L’hélicoptère bourdonnait comme un gros insecte au-dessus de la voiture. Schaqk n’avait plus que cinq cents mètres environ à franchir pour rejoindre la route en contrebas. On ne voyait plus Kitty. Soudain la Cadillac stoppa net. Schaqk en jaillit, une carabine automatique dans son énorme poing. Chris se rapprochait à vue d’œil. Précipitamment, il épaula et pressa la détente ; une flamme orangée apparut à la sortie du canon et plusieurs petites gerbes de poussière jaillirent autour de Chris Jones qui ne ralentit pas sa course. Il ne chercha même pas à riposter avec son pistolet. Mais la tentative de l’Américain était désespérée.
Malko, dans l’hélicoptère immobilisé une vingtaine de mètres au-dessus de la Cadillac, n’en pouvait plus.
— Stop, Chris, hurla-t-il dans le mégaphone. Cela va sauter !
Le gorille était à moins de cinquante mètres de la voiture. Brusquement Malko réalisa pourquoi Schaqk n’avait pas abandonné la voiture : il ne comprenait que l’Arabe. L’émir le lui avait dit. L’Italien avait entendu son avertissement. Il cabra l’hélicoptère qui grimpa verticalement, collant Malko au siège. Celui-ci eut le temps de détailler la scène : la voiture noire immobilisée sur la rocaille et l’homme qui courait comme un fou sous le soleil. Et soudain, il n’y eut plus de Cadillac. Rien qu’un cratère noir. Un souffle irrésistible souleva l’hélicoptère et Malko dut se cramponner pour ne pas être éjecté. Le pilote jura :
— Porca madona !
Pendant près d’une minute, l’Alouette fut ballottée comme un fétu de paille. Enfin, Malko put regarder en bas. À la place où se trouvait la Cadillac il n’y avait plus qu’un nuage de poussière. La silhouette de Chris Jones avait disparu aussi. À cent mètres de là, dans une crevasse, un panache de flammes et de fumée noire montait dans l’air brûlant, des débris de la voiture.
— Descendez, hurla Malko. Vite !
Le pilote était blanc comme un linge. Tellement troublé que l’atterrissage fut plutôt brutal. L’appareil rebondit deux fois. Malko était déjà à terre. Il se tordit la cheville et courut en clopinant vers le brasier.
Ce qui restait de la Cadillac avait été projeté dans un petit ravin, à près de cinquante mètres du lieu de l’explosion. Une chaleur terrifiante se dégageait du brasier. Malko dut reculer. Il manquait les portières, un morceau de toit et le capot. À travers les flammes, Malko aperçut soudain une frêle silhouette.
— Kitty ! hurla-t-il.
Il ne sut jamais si c’était une illusion d’optique ou si la jeune fille avait réellement bougé. Mais il y eut une flamme brusque à l’intérieur et les longs cheveux blonds s’enflammèrent d’un seul coup. Pendant des mois, il reverrait cette vision. Le pilote accourait avec l’extincteur de l’hélicoptère. Il le braqua sur les flammes et une mousse blanche atteignit la voiture. En vain. La chaleur était trop forte.
Chris Jones surgit, les yeux fous. Une profonde estafilade lui barrait le front.
Dès que l’extincteur parut avoir fait une trouée dans les flammes, il se précipita. Mais lui aussi dut reculer, les cheveux et les sourcils roussis, des cloques sur les mains. Il avait l’air si égaré que Malko lui dit :
— C’est trop tard, Chris. Et ce n’est pas votre faute. C’est le destin. Il y avait des larmes dans les yeux de l’Américain. Il contemplait la voiture, hypnotisé, si près que Malko dut le tirer en arrière. La Cadillac continuait à brûler, l’extincteur de l’hélicoptère était vide. Les trois hommes reculèrent, impuissants.
Puis on entendit les sirènes des voitures des carabiniers sur la route. Cinq minutes plus tard ils arrivèrent avec Milton. La Cadillac finissait de brûler. Milton était verdâtre. Il avait trouvé sur son chemin le corps de Schaqk dont la tête, écrasée contre un rocher n’était plus qu’une bouillie ignoble. Il lui manquait un bras, arraché net à l’épaule. Un groupe de campeurs accouraient. Ils s’arrêtèrent net et hélèrent les carabiniers à grands gestes. Il y avait, aplati sur une paroi rocheuse, le volant de la Cadillac, un peu plus loin une main poilue. Enfin les carabiniers apportèrent un plus gros extincteur et on put s’approcher de la voiture. Malko parvint à ouvrir la portière avant, encore brûlante, sous un flot de neige carbonique.
Kitty n’était plus qu’une petite silhouette carbonisée, recroquevillée sur ce qui avait été le siège avant. On aurait dit une enfant de huit ans. À côté de Malko, le capitaine Grado arrivé en dernier pleurait. Il fit un signe de croix et murmura :
— Elle n’a pas dû souffrir, elle a été asphyxiée tout de suite par la fumée.
Malko ne répondit pas. Il repensait au regard innocent de Kitty et à sa détresse. Il était le dernier être à lui avoir apporté un peu de joie. Pauvre gosse. Elle n’avait pas eu de chance dans sa courte vie. À l’écart, Chris Jones se tenait debout, les yeux secs. Malko alla le réconforter, mais l’Américain semblait dans un état second, insensible aux mots.
On apporta une couverture pour y rouler ce qui restait de Kitty. Quelques minutes plus tard, le capitaine Grado tendit à Malko un petit paquet. Il y avait une gourmette en or, une longue mèche de cheveux qu’ils avaient retrouvée au fond de la voiture et un petit ours en peluche, tout roussi. Le tout dans un grand mouchoir à carreaux, prêté par un des carabiniers. Tout ce qui restait de Kitty Hillman. Malko aussi avait envie de pleurer. Il s’éloigna lentement de la carcasse encore fumante de la Cadillac.