3

Malko soupira en contemplant le bleu d’architecte étalé devant lui. C’était tentant. Tentant, mais hors de prix.

L’entrepreneur qui s’occupait de la réfection de son château en Autriche lui faisait miroiter un nouveau moyen d’engloutir des sommes folles dans ses vieilles pierres. Il prétendait avoir découvert, dans les archives du village de Liezen, d’anciennes gravures représentant le château au XVIIIe siècle. Or à cette époque, le perron actuel n’existait pas, à sa place il y avait une rampe de pierre en pente très douce permettant, disait l’entrepreneur, de monter à cheval jusqu’à la galerie du premier étage ouvrant sur les salons. Le rez-de-chaussée étant alors réservé aux communs.

On suggérait donc respectueusement à Son Altesse Sérénissime le Prince Malko de reprendre ces dispositions qui ne manqueraient pas de donner un éclat particulier à cette vieille demeure. Il n’en coûterait que la bagatelle de 250.000 schillings autrichiens, environ 10.000 dollars…

Malko n’arrivait pas à détacher ses yeux de l’esquisse tracée par l’architecte. Cela avait une allure folle. Évidemment, on ne circulait plus tellement à cheval… À défaut, il pourrait toujours y faire grimper sa Jaguar. Et, de temps en temps, pour une grande fête, exiger de ses invités qu’ils viennent à cheval. L’idée lui plaisait. La pensée l’effleura une seconde que l’entrepreneur eût inventé de toutes pièces cette histoire pour lui soutirer un peu plus d’argent, sachant l’amour qu’il portait à son château : le parc étant resté en Hongrie, il avait à cœur de restaurer au mieux les bâtiments. Mais le fidèle Krisantem l’aurait découpé en morceaux pour une telle félonie… Il sortit donc son stylo et écrivit en marge du bleu : « d’accord ». Puis il signa.

Il n’y avait plus qu’à gagner les 10.000 dollars. Parce que Son Altesse Sérénissime devait garnir sa cassette à la sueur de son front, ou plutôt de sa matière grise.

Sans la C.I.A., son château serait encore un tas de ruines. Malko y engloutissait les sommes coquettes versées par le Trésor américain, pour ses nombreuses missions. C’était son seul but dans la vie. Le château terminé, il quitterait les Services Secrets, se marierait et vivrait paisiblement.

Il se renversa en arrière dans le fauteuil de feu Foster Hillman. En une fraction de seconde, le château était loin et la réalité beaucoup moins drôle.

Le bureau de Foster Hillman était sinistre. On avait vidé tous les tiroirs du bureau de leur contenu confidentiel et des objets personnels de Hillman. Malko avait l’impression de jouer un personnage de Kafka. Il était donc enfermé dans ce bureau sans avoir le droit d’en sortir, sans savoir ce qu’il y attendait, sans que personne sache qui il était. Deux fois par jour, un garde, qui n’avait pas l’autorisation de lui adresser la parole, lui montait un plateau de la Cafétéria. La veille, Donovan et David Wise, son patron de la Division des Plans, étaient venus bavarder un peu avec lui. Ils avaient assisté au réglage de l’hologramme, nourri des voix de Malko et de Hillman. C’était fascinant : Malko avait appelé plusieurs personnes non prévenues, à Washington et dans l’Agence. Un fonctionnaire de la C.I.A. qui était, lui, au courant du suicide, en bégayait encore. Cette grosse boîte noire posée sur le bureau était le meilleur élément du piège. Mais pour attraper quoi et qui ? Quarante-huit heures après la mort de Foster Hillman, on n’avait pas avancé d’un pas. La perquisition au domicile du patron de la C.I.A. n’avait rien donné. L’examen de son compte en banque par les services financiers du F.B.I., sous prétexte d’un contrôle de routine, non plus. Foster Hillman n’avait que des rentrées d’argent sans mystère.

Quant à sa vie privée, c’était pareil. Des enquêteurs de Ned Donovan avaient cherché un peu partout, dans les archives des journaux et des autres agences fédérales, sans rien trouver. Foster Hillman était un homme qui avait horreur de la publicité. Lorsqu’il avait pris la direction de la C.I.A., sept ans plus tôt, il avait discrètement fait détruire tous les articles se rapportant à lui. Les autres pièces se trouvaient dans le dossier brûlé par ses soins, quelques instants avant sa mort.

Bien sûr, il comptait quelques amis intimes, mais la C.I.A. était paralysée : officiellement il n’était pas mort.

« Tout se tient, pensa Malko, et je suis bon pour vieillir dans ce bureau. »

Deux des trois téléphones étaient débranchés. Seule la ligne directe, reliée à l’hologramme, fonctionnait ; mais un standard, dans le service de Donovan, filtrait les communications, coupant immédiatement celles qui ne pouvaient avoir de rapport avec l’affaire : Malko n’avait pas à connaître les secrets de la C.I.A.

Provisoirement, le général Radford assurait la direction de l’Agence. Il était le seul, avec Donovan, David Wise et le Président, à connaître le rôle de Malko.

Celui-ci se sentait tout doucettement devenir fou. Il avait déjà passé deux nuits sur la banquette transformée en lit de camp. Donovan avait pensé à mettre un autre agent au domicile de Hillman, puis y avait renoncé. Au contraire, l’absence soudaine du chef de la C.I.A. pouvait déclencher quelque chose.

Dans son fauteuil confortable, Malko songeait à l’étrange destin de Foster Hillman. Quel drame avait pu pousser le chef du Gouvernement Invisible des U.S.A., l’homme le plus insoupçonnable du monde, à sauter par la fenêtre, un beau jour d’été ?

Il était si absorbé par ses pensées qu’il ne comprit pas tout de suite que le téléphone sonnait. Depuis déjà plusieurs secondes. Pour la première fois en deux jours.

C’était tellement inattendu que Malko, engourdi, regarda l’appareil sans réagir. Puis son cœur fit un saut dans sa poitrine : si Donovan n’avait pas filtré cette communication, c’est que… Il décrocha.

— Allô ?

— Hillman ?

Malko avait bien appris sa leçon :

— Qui voulez-vous que ce soit ? fit-il d’un ton rogomme. Mais il n’en revenait pas : la voix était celle d’une femme, basse et rauque avec un curieux accent chantant que Malko connaissait, sans pouvoir l’identifier.

— Vous n’êtes pas venu au rendez-vous, fit la voix ignorant la question. C’était pourtant le dernier délai…

Malko, depuis deux jours, se répétait mentalement ce qu’il devait répondre.

— Je n’ai pas pu, dit-il. Une conférence importante avec le Président. Malgré lui, son cœur battait à se rompre. La voix qu’il écoutait avait poussé Foster Hillman à la mort. Quel secret détenait-elle ? Et une femme ! Cela semblait fantastique. Pourvu qu’elle ne reconnaisse pas sa voix !

— Cela ne me regarde pas, répliqua méchamment la femme. Vous viendrez ce soir. Avec tous les renseignements qu’on vous a demandés. Sinon, demain, ce sera trop tard. Compris ?

Il sentit qu’elle allait raccrocher. L’hologramme fonctionnait à merveille. Il était Foster Hillman.

— À quelle heure ? fit-il, un peu affolé quand même.

— Même heure, même endroit.

Il n’avait qu’une fraction de seconde pour réfléchir.

— Je préférerais changer d’endroit, dit Malko hâtivement. C’est plus sûr.

— Pourquoi ?

Il y avait déjà un soupçon dans la voix de la femme.

— C’est plus sûr, répéta-t-il. Vous savez ce que je risque.

— Vous ne risquez rien, fit la voix menaçante. Personne ne peut vous soupçonner.

— On ne sait jamais, reprit Malko. Je veux un autre endroit.

Il sentit que sa tactique prenait. La femme hésita un instant puis dit :

— Bien. Alors venez au cinéma Star, 42e Rue, à huit heures.

— Au Star, à New York ?

Elle raccrocha sans qu’il puisse placer un mot de plus. À son tour, il posa le récepteur et réalisa que sa chemise était trempée de sueur. La tête lui tournait : ainsi, Foster Hillman, le patron de la C.I.A., trahissait vraiment. Incroyable.

Il n’eut pas le loisir de réfléchir beaucoup. Deux minutes après qu’il eut raccroché, le général Radford et Ned Donovan firent irruption dans le bureau. Radford, toujours en manches de chemise, ses poils noirs visibles à travers sa chemise de nylon, ressemblait plus que jamais à un orang-outang. Mais il avait l’air totalement désarçonné. Comme si on lui avait brutalement annoncé que les Russes étaient sur la lune depuis une bonne dizaine d’années.

— Je voudrais bien être à ce soir, dit-il sombrement. Pour en savoir plus long.

Malko n’osa pas tout de suite lui faire remarquer qu’il avait rendez-vous avec une femme dont il ne connaissait que la voix et qu’un cinéma cela contient pas mal de gens.

— Nous savons au moins pourquoi Foster Hillman s’est suicidé, dit-il. Donovan le regarda d’un air bizarre :

— Qu’est-ce qui l’empêchait de nous dire qu’on le menaçait ? C’était évident. Et inquiétant.

La 42e Rue, entre Broadway et la Huitième Avenue, est exclusivement bordée de cinémas cochons, de librairies spéciales vendant du sadomasochisme à la tonne, de marchands de disques en solde et de cafétérias minables.

Comme c’est le seul endroit de la ville où les cinémas ouvrent jusqu’à cinq heures du matin, et qu’une place y coûte moins cher qu’une chambre d’hôtel, les clochards y ont établi leur quartier général. Sans compter les putains qui racolent dans la demi-obscurité des salles la passe à cinq dollars, ou le petit moment agréable entre les actualités et le documentaire pour deux dollars.

Malko, ébloui par les néons en dépit de ses lunettes et assourdi par les hurlements sortant des boutiques de disques, s’arrêta devant le cinéma Star.

Il n’était ni meilleur ni pire que les autres. Quelques Noirs étaient agglutinés devant les photos à la limite du porno extraites de Sex in Bangkok, navet érotique en scope et en couleurs. Deux pédérastes en vêtements élimés dévisagèrent Malko avec envie. Son costume bien coupé détonait dans cette ambiance. À part quelques touristes en mal de sensations, le trottoir n’était arpenté que par les déchets de l’immense ville, prêts à tout pour se faire quelques dollars. Un jeune Noir bouscula Malko et lui souffla dans une haleine de pop-corn rance :

— Want a shot ? Ten bucks[5].

Étonnant de penser que l’héroïne était en vente libre à cinq cents mètres de Times Square.

Malko s’approcha de la caisse et demanda une place. La caissière prit son dollar sans même lever les yeux, absorbée par la lecture d’une bande dessinée du New York Post.

L’intérieur était glacial. L’air conditionné marchait à fond, engagé dans une lutte inégale contre la puanteur de la salle. Un ouvreur désabusé montra une rangée de fauteuils à moitié vide à Malko et replongea dans sa sieste. Il dormait debout, comme les chevaux. Connaissant sa clientèle, la direction du Star maintenait un demi-éclairage pour éviter des scènes trop choquantes et les yeux de Malko s’accoutumèrent vite à l’obscurité.

Curieux endroit pour fixer un rendez-vous au Chef de la Central Intelligence Agency. L’odeur flottant dans la salle défiait toute description : un mélange de sueur, de crasse, de parfum bon marché et de tabac froid. La moleskine du siège sur lequel s’assit Malko était gluante de crasse. Il en frissonna de dégoût. Sa montre indiquait huit heures et quart.

Quelque part dans la salle, il y avait une femme qui connaissait le secret de Foster Hillman, une femme assez puissante pour faire chanter le patron de la C.I.A. Malheureusement, Malko n’avait aucun moyen de l’identifier.

Sauf sa voix. Évidemment, il était possible d’arrêter toutes les femmes présentes, de les faire parler. Et après ?

Malko repassait dans sa tête la voix de l’inconnue. Cet accent ne lui était pas étranger. Mais où diable l’avait-il entendu ? S’il n’était pas servi par la chance, le dispositif mis en place par Radford ne servirait à rien.

La C.I.A. avait bien fait les choses. Ne pouvant opérer sur le territoire américain, le général Radford avait demandé au F.B.I. de lui prêter main-forte. Vingt-cinq agents étaient embusqués dans le cinéma ou quadrillaient la rue.

De la cabine de l’opérateur du Star, deux hommes du F.B.I. surveillaient la salle.

Tous avaient eu un briefing auparavant avec Malko. Ils avaient l’ordre de suivre ses instructions à la lettre. Pour plus de sûreté, les deux gorilles de la C.I.A. avec qui Malko avait déjà souvent travaillé, Chris Jones et Milton Brabeck, regardaient Sex in Bangkok depuis six heures du soir.

À quoi bon tout cela ? pensa Malko. Celle avec qui il avait rendez-vous attendait Foster Hillman, pas Malko. Elle ne se manifesterait pas. Il aurait fallu trouver un sosie du patron de la C.I.A. Malko ne regardait même pas l’écran, surveillant la salle. Celle qu’il cherchait pouvait se trouver n’importe où. À moins qu’elle ne soit restée dehors, guettant les arrivants. Pourvu que le remue-ménage du F.B.I. ne lui ait pas donné l’alerte.

À côté de lui, un gros homme, en chemise ouverte jusqu’au nombril, mangeait bruyamment des cacahuètes en ponctuant de remarques obscènes les scènes les plus croustillantes. Voyant que Malko était seul, il lui fit partager à haute voix ses impressions, allant même jusqu’à lui taper sur les cuisses. Bon prétexte pour changer de place. Il n’y avait aucune femme dans les parages. Il alla s’installer à six rangées de là, dans un no man’s land de moleskine. Soudain, une femme vint s’asseoir près de lui. Volontairement, car il y avait des places libres tout autour.

Malko se raidit. C’était impossible ! Il n’était pas Foster Hillman. Personne ne pouvait savoir le rôle qu’il jouait. À moins que… les hypothèses les plus folles tournaient dans sa tête. Du coin de l’œil, il dévisagea sa voisine. Elle semblait jolie, pouvant avoir une trentaine d’années, ses cheveux blonds relevés en chignon.

Son parfum était agressif mais supportable. Dans la demi-obscurité, Malko suivait tous ses gestes. Aussi la vit-il ouvrir son sac et en sortir un rectangle de papier : une carte. Elle la garda un instant dans la main, puis, tranquillement, la glissa dans la poche gauche de son veston. Elle sourit en même temps. Puis, sans lui laisser le temps de réagir, elle se leva et sortit de la travée.

Malko se dressa à son tour, d’un bond. Il n’avait qu’un cri à pousser pour que le film s’interrompe et que les issues soient bouchées. Il ouvrait déjà la bouche quand il vit la fille s’asseoir quatre rangées plus loin près d’un homme seul.

Rassuré sur ses intentions immédiates, il se pencha sur la veilleuse près de son siège et regarda la carte. Il faillit éclater de rire en dépit du tragique de la situation : deux lignes, en belles lettres gothiques, annonçaient : Gloria Franch, massages à domicile, toutes heures, sur rendez-vous…

Il s’était tout simplement fait racoler.

C’était plutôt maigre comme résultat. De nouveau, il scruta la salle.

En vain. Il y avait une vingtaine de femmes seules et pas mal de couples. Rien ne disait que l’inconnue ne serait pas accompagnée. Il pensa à Foster Hillman étendu dans la petite morgue de la C.I.A. à 300 miles de là. S’il avait pu parler…

Perdu dans ses pensées, Malko n’avait pas vu le temps passer. Il y eut une explosion de musique sur l’écran, il aperçut au passage un baiser en gros plan humide et la lumière se ralluma. Provisoirement, il n’y avait plus de sexe à Bangkok. Indécis, il regarda autour de lui. La moitié des gens se dirigea vers la sortie. Certains ne se réveillèrent même pas. À deux rangées de Malko, un Porto-Ricain, qui avait entrepris de déshabiller sa compagne et en était au soutien-gorge, n’interrompit pas sa besogne. Blasés, les ouvreurs ne regardaient même pas. Il en fallait plus que cela pour ameuter le Star. Malko consulta sa montre et se sentit envahi par le découragement : neuf heures et demie. La femme était peut-être venue et repartie. Et il attendait pour rien.

C’est en pensant à l’inconnue que, brusquement, il se souvint ; l’accent, cet accent étrange, à la fois doux et roulant, c’était l’accent iranien. Sa fantastique mémoire ne pouvait pas le tromper. Il avait encore dans l’oreille la voix des Iraniennes qu’il avait connues au cours de sa mission à Téhéran[6].

Il se leva, très excité : c’était une piste. Il cherchait maintenant une femme au type oriental. Cela ne devait pas foisonner au Star. Si elle y était.

Cela valait la peine de regarder. Il parcourut rapidement les rangées de fauteuils. Heureusement, la salle était maintenant aux trois quarts vide. Aucune femme ne répondait au signalement. Il se dirigea vers la sortie, suivi à distance respectueuse par Chris Jones et Milton Brabeck, à qui les yeux sortaient de la tête après quatre heures de Sex in Bangkok.

Après le froid de la salle, l’air dehors semblait poisseux et brûlant. Les mêmes Noirs écarquillaient les yeux devant les affiches de filles nues. La boutique de disques continuait à solder son stock de Twist dans un effroyable tintamarre. Chris rejoignit Malko, tout égrillard.

— C’est plutôt chouette comme planque, dit-il. On reste encore à l’autre séance ?

Malko ne répondit pas : il scrutait la rue autour de lui. Heureusement, les néons éclairaient les trottoirs comme en plein jour. Mais les gens passaient et repassaient sans cesse, s’agglutinant autour des vitrines. Soudain, il la vit.

En face sur l’autre trottoir, juste sous les néons jaunes du cinéma Lynx. Une femme d’une quarantaine d’années, dans un vêtement noir strict, fort élégante. Mais Malko ne voyait que le visage : les cheveux très sombres, tirés en arrière et séparés par une raie au milieu, les yeux noirs et un peu proéminents, la large bouche sensuelle et le nez légèrement busqué. C’était incontestablement une Orientale. Et probablement une femme du monde.

Malko ne la quittait pas des yeux. L’inconnue surveillait la sortie du Star, sans faire attention aux hommes qui l’accostaient. Il fut tout de suite persuadé que c’était la femme qu’il cherchait. Mais à chaque instant, elle pouvait disparaître dans la foule.

— Suivez-moi, souffla-t-il à Chris. Vite.

À grandes enjambées, il partit vers la Huitième Avenue. Dès qu’il fut sorti de la lumière des néons, il se jeta sur la chaussée, évitant de justesse un taxi et un autobus dont le chauffeur l’agonit d’injures. L’inconnue était à cinquante mètres, si elle n’avait pas bougé ; il remonta vers le Lynx. Chris était resté coincé au milieu de la rue. En dépit de ses signes désespérés, les voitures filaient autour de lui, sans ralentir. Quant à Milton, il était encore sur l’autre trottoir, hésitant entre le suicide et le devoir. Malko arriva devant le Lynx.

L’inconnue avait disparu. Il inspecta rapidement le hall, un drugstore voisin et remonta la rue. Pour presque heurter celle qu’il cherchait, qui s’était éloignée du cinéma et revenait sur ses pas. De près, il n’y avait aucun doute possible : elle était née entre Beyrouth et Karachi. Un beau visage aux traits forts, mais avec deux plis d’inquiétude autour des lèvres. Elle portait un élégant sac en crocodile noir accroché à son bras gauche. Son regard se posa une seconde sur Malko, puis se détourna. Mais ils se heurtèrent presque et elle leva de nouveau les yeux sur lui. Il lui barrait le chemin. Elle eut un geste de recul.

— Foster Hillman n’a pas pu venir, dit Malko à voix basse. Je suis chargé de vous conduire à lui.

Les yeux noirs devinrent immenses. Une lueur de panique passa dans ses yeux. Elle recula brusquement et fit sèchement :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Laissez-moi.

Déjà Malko ne voyait plus d’elle qu’une croupe ronde ondulant au rythme de son pas rapide. Elle remontait vers Broadway. S’il la laissait filer, elle se perdrait dans la foule avant cinq minutes. Elle pouvait grimper dans un taxi, peut-être une voiture l’attendait-elle… Et maintenant, il en était sûr : c’était la voix qui avait parlé au téléphone, le fil conducteur.

Au moment où Malko démarrait, Chris et Milton arrivaient essoufflés.

— Qu’est-ce qui se passe ?

La femme qui court là-bas, montra Malko. C’est elle que nous cherchons. Vite.

Il n’avait pas le temps de prévenir les agents du F.B.I. Mais Chris Jones l’avait déjà doublé. Sa haute silhouette se faufilait à travers la foule dense, poussant, heurtant, bousculant. Il perdit son chapeau dans un choc, mais ne s’arrêta pas.

La femme avait près de cent mètres d’avance. Les trois hommes ne gagnaient pas de terrain. Soudain, Malko vit au bout du poing droit de Chris un petit Colt cobra nickelé.

— Chris, ne tirez pas ! hurla-t-il.

Des passants se retournèrent. Une femme trop fardée vit l’arme de Chris et poussa un cri perçant.

— C’est un hold-up, glapit-elle. La police, appelez la police…

Un gros type tenta de ceinturer Chris qui lui envoya aimablement son genou dans le ventre. Deux hommes en imperméable blanc, de l’autre côté de la rue, sortirent précipitamment de leur poche un walkie-talkie. La femme poursuivie était arrivée au feu rouge de Broadway et de la 42e Rue. Le feu était au vert et des centaines de véhicules défilaient devant elle, sur l’artère large de plus de vingt-cinq mètres. Malko parvint à se dégager de la foule pour courir sur la chaussée. Milton et Chris se débattaient, ivres de rage au milieu d’une meute hurlante qui réclamait Police-Secours. La femme se retourna et vit Malko.

Elle n’hésita qu’une fraction de seconde avant de se lancer dans le flot des voitures dévalant Broadway. Horrifié, Malko la vit frôler une voiture, courir deux mètres et s’arrêter au beau milieu de la chaussée, isolée au milieu des voitures.

À trente mètres, de l’autre côté, il y avait la bouche de métro de Times Square, un dédale de couloirs où l’inconnue pourrait disparaître en dix secondes, si elle avait quelques mètres d’avance. Chris avait réussi à se dégager. Essoufflé, il rejoignit Malko au bord du trottoir. La pagaille était à son comble. Des agents du F.B.I. sortaient de tous les coins, indécis. Par gestes, Malko leur désigna la femme. Mais ils étaient trop loin pour être efficaces.

L’inconnue fit un saut et gagna trois mètres. Le feu était interminable, réglé électroniquement.

Chris se jeta sur la chaussée. Un taxi piquait droit sur lui. Le gorille n’hésita pas. Brandissant son Colt, il tira deux fois en l’air. Le taxi freina brutalement, déclenchant des collisions en chaîne dont les froissements de tôles s’entendirent jusqu’à l’hôtel Astor. Courant comme un dératé, un agent du F.B.I. fonça dans le carrefour et se mit en travers de la chaussée, les bras en croix. Mais il en fallait plus à des automobilistes new-yorkais : il ne dut son salut qu’à un immense bond en arrière.

Le feu passait à l’orange. Malko se lança. La femme avait continué à se faufiler et avait presque atteint l’autre trottoir de l’immense avenue. Il lui restait vingt mètres à parcourir avant la bouche de métro. Et soudain, un majestueux policier à cheval, comme on en voit encore à New York, surgit d’un large panneau de bois, au coin de Broadway, pointant son bâton sur la jeune femme. Son visage courroucé était aubergine.

— Vous, la petite dame, venez ici, hurla-t-il d’une voix de stentor.

Il se pourléchait les babines d’avance en pensant aux cinq dollars qu’il allait lui faire verser pour avoir traversé au vert. Aux U.S.A., on ne plaisante pas avec ces choses-là.

D’une dernière enjambée, la femme parvint au trottoir, à quelques mètres du policier à cheval. Ce dernier se trouvait entre elle et le métro. Déjà, il sautait à terre, tournant le dos à la femme. Malko, Chris et deux agents du F.B.I. crièrent en même temps. Elle avait sorti de son sac un pistolet et visait le dos du policier, calmement, comme au stand.

Le bruit des deux détonations fut étouffé par la rumeur de la circulation. Mais le policier, le pied gauche encore pris dans son étrier, bascula sur le trottoir, perdant sa casquette. Bien dressé, le cheval hennit mais ne bougea pas. Le policier tourna des yeux ahuris vers la femme. Il ne comprenait pas. Il avait déjà du sang plein la bouche. Le visage dur, sa meurtrière passa près de lui en courant, sans un regard. Surmontant le feu qui lui brûlait la poitrine, il se tourna un peu sur le côté et parvint à sortir son gros 45 à barillet de sa gaine. Il releva le chien et, à travers les pattes du cheval, visa la silhouette qui disparaissait dans l’entrée du métro.

À demi inconscient, il entendit des cris « don’t shoot, don’t shoot »[7]. Mais c’était un vieux flic, coriace et discipliné. Il incarnait la Loi, on lui avait tiré dessus, il devait répliquer. Où allait-on autrement ? Son index pressa la détente au moment où Chris Jones tirait sur lui avec son propre pistolet. Lui, connaissait l’importance de l’inconnue. La balle frappa le poignet du policier une fraction de seconde trop tard.

Dans l’escalier du métro, la femme parut glisser sur une peau de banane. La balle du gros 45 l’avait frappée juste entre les deux omoplates. Ses bras battirent l’air et elle tomba en arrière. Elle roula un peu sur elle-même, et resta immobile en face du stand des journaux étrangers, sur le ciment gras et sale.

Malko, Chris et un homme du F.B.I. arrivèrent en même temps à côté d’elle.

— Une ambulance, vite, demanda Malko.

L’inconnue était sur le dos, une mousse rosâtre au bord des lèvres, les narines pincées et les yeux fermés. Chris s’agenouilla et écarta doucement la veste du tailleur. Du sang giclait à gros bouillons d’une affreuse blessure grosse comme une soucoupe. Un Beretta 7,65, à canon court, était tombé de son sac.

L’agent du F.B.I. se détourna, très pâle, et Chris murmura :

— Elle est foutue.

Malko se pencha vers la mourante.

— Qui vous a envoyée ? Qui ? Dites-le, vous allez mourir.

La femme entrouvrit des yeux déjà glauques. Ses lèvres bougèrent imperceptiblement. Impossible de dire si elle avait compris. Malko répéta sa question. Elle ne réagit pas. Chris, qui tenait le poignet de la blessée, annonça :

— Il n’y a plus de pouls.

Trois agents du F.B.I. surgirent à leur tour. Malko se redressa et apostropha la foule qui les entourait :

— Un médecin. Y a-t-il un médecin parmi vous ?

Il y en avait un. Un homme grand et maigre qui fendit la foule. Son examen fut rapide.

— Cette femme est en train de mourir, dit-il. Il n’y a rien à faire.

— Faites-lui une piqûre, supplia Malko. N’importe quoi, qu’elle reprenne connaissance un instant. Je dois lui parler.

Le médecin le regarda, indécis. Aussitôt, un des hommes du F.B.I. lui mit sa carte sous le nez et intima :

— Faites ce qu’il vous dit. Vite.

Le cercle des badauds s’agrandissait sans cesse. Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de voir quelqu’un mourir dans le métro. Le médecin tira de sa trousse une seringue, la remplit avec le contenu d’une ampoule et fit une injection dans le cou de la femme.

— C’est un puissant tonicardiaque, expliqua-t-il.

Il retira l’aiguille et ils attendirent. Une ombre de couleur revint sur les joues de l’agonisante. Malko lui releva la tête et parlant presque de bouche à oreille, dit :

— Qui vous envoie ? Parlez. Vite, vous allez mourir.

Mais cette fois, elle n’ouvrit même pas les yeux. Elle eut encore quelques frémissements et sa tête, soutenue par le bras de Malko, tomba en arrière.

— C’est fini, dit le médecin. Elle est morte.

Malko posa la tête avec précaution sur le sol, et se releva. Un des hommes du F.B.I. retira son imperméable blanc et en couvrit le corps. Chris tendit à Malko un passeport trouvé dans le sac. Il était établi au nom de la Princesse Nouch Riahi, Iranienne, née en 1929 à Tabriz, Iran, et demeurant 32 Adolfstrasse à Zurich. Rien d’autre d’intéressant dans le sac. Sauf la clef d’une chambre au Waldorf-Astoria, G5.

— Quel gâchis, murmura Malko. D’ici quelques heures ceux qui avaient envoyé l’inconnue allaient connaître son sort. Déjà, des grappes de reporters du New York Times, dont le building se trouvait à la 43e Rue, se pressaient dans les escaliers du métro.

Malko entraîna Chris vers la sortie. Cinq voitures de police étaient arrêtées le long du trottoir, avec un car de reportage de la N.B.C. et une ambulance où on chargeait un corps recouvert d’une couverture.

— Le policier ? demanda Malko.

— Oui, Monsieur, répliqua un des hommes du F.B.I. Il vient de mourir.

Dans un sens, c’était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Vivant, il risquait d’être rétrogradé.

Chris et Malko s’éloignèrent rapidement, traversant Times Square. Direction le Waldorf-Astoria. Qu’allaient-ils déclencher, en jouant aux apprentis sorciers ? Pour l’instant, Malko maudissait le général Radford et ses idées de génie. Ceux qui étaient assez forts pour faire chanter le Patron de la C.I.A. devaient avoir prévu une interception possible.

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