CHAPITRE XIX

La petite femme au nez pointu, mais au visage très avenant, revint au bout de cinq minutes :

— La taxe d’habitation est bien au nom d’un précédent locataire de cet immeuble mais pour savoir qui a payé il faut vous rendre chez le percepteur. M. Bachir est resté une année environ dans cet immeuble. En quatre-vingts et depuis nous ne savions pas qu’il était parti. Il est possible qu’il y ait un autre locataire car dans le coin c’est fréquent. Les gens ne restent pas longtemps. Sauf…

— Oui, fit Alice tout sourire.

— Sauf les immigrés justement. Quand ils trouvent un appartement vide pas trop cher dans le centre en général ils ne le lâchent pas aisément et au besoin se le transmettent. Il y a quelquefois des trafics, des reprises mais n’allez pas me prendre pour une raciste.

— Bien, je vais aller à la perception.

Ce fut plus difficile et elle dut expliquer la raison de sa visite.

— Je suis locataire d’un appartement depuis trois jours et je n’ai pas envie d’avoir des ennuis avec l’administration.

On la fit attendre puis un jeune homme la fit entrer dans son bureau et lui annonça que pour l’année en cours tout était en règle.

— La taxe d’habitation a été payée par M. Pierre Arbas, même adresse, qui déclare servir de syndic à la copropriété.

— Pourquoi M. Bachir n’a-t-il pas réglé ?

— Je l’ignore complètement. Du moment que c’est payé, nous autres…

Certaine que Manuel Mothe lui en voudrait de rapporter si peu de renseignements, elle s’arrêta chez le bistrot d’en face mais but un Vittel fraise.

— Vous n’avez pas connu un Bachir, vous ?

— Bachir ? Bien sûr que si. Il vient même quelquefois dans le coin. Je l’ai vu il y a quinze jours. C’est un ancien harki. Il a même habité en face, mais maintenant il a acheté une petite maison à la campagne, vers Hyères…

Enfin, dans le coin. Il est malin, Bachir. Il est plein de fric.

Il louait de grandes maisons vétustes, les transformait en dortoirs pour ses collègues qui, eux, arrivaient directo d’Algérie ou du Maroc. Toujours des maisons vouées à la pioche mais qui n’étaient détruites que deux ou trois ans plus tard. Les propriétaires louaient sans garantie et puis lui trouvait vingt, trente lits, autant de bonshommes à qui il piquait au passage des loyers élevés. Quand on finissait par expulser les locataires, lui, il arrivait à se tirer des pattes. Il avait des relations dans le coin… Des pieds-noirs, des officiers de toute nature… Un petit malin…

Mais amusant… Il rigole tout le temps…

— Il habitait en face ?

— Oui… Il occupait le grand appartement du second et il a voulu refaire le coup, bien évidemment. Mais je crois que là il est tombé sur un bec et que vos voisins ne se sont pas laissé faire. Tout le monde a dû faire son bagage et filer. C’est alors qu’il a préféré s’installer à la campagne… On commençait à s’intéresser à lui, des organisations, des syndicats.

— Vous n’avez pas son adresse ?

— Qu’est-ce que vous en feriez ? fit le bistrot méfiant.

— J’ai un truc à lui que j’ai trouvé.

— S’il passe je vous l’enverrai.

Pour amadouer Manuel elle rapportait deux beef qu’elle entreprit de faire cuire, mais il ne paraissait pas de bonne humeur.

— Je croyais tenir une piste intéressante, dit-il. Je me demande bien pourquoi ce n’est pas Pierre Arbas qui a cette demande de paiement de taxe foncière.

— Sanchez paraissait la planquer, non ?

— Oui, mais c’est Arbas qui a payé. Il y a quand même un petit mystère et dans ce Bunker il ne faut rien négliger.

Tu devrais aller voir Bossi.

— N’y compte pas.

— Tu ne lui dois pas des rapports réguliers ?

— Il n’en a pas été question. Ce qu’il veut c’est une idée sur l’état mental de tous ces gens, savoir ce qui se passerait si jamais la procédure d’expropriation était décidée.

Ils ne veulent pas de nouveaux drames alors que les élections se rapprochent.

— Ils peuvent enterrer le projet pour deux années ?

— Oui, mais les intérêts des promoteurs doivent être compromis par cette attente.

— Tu devrais y aller. Demain il ne sera pas là puisque c’est samedi. Raconte-lui ce que tu veux et surveille ses réactions. Je suis certain qu’il laissera échapper un tuyau.

— Non, c’est non. Je n’ai pas du tout envie de me retrouver en face de cette limace visqueuse.

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