CHAPITRE XXIX

Pantalon de velours, chemise sport et pull au col en v, il jouait au dilettante, sourit et s’effaça pour qu’elle entre.

— Je me demandais si nous étions encore amis.

— Nous le fûmes ? Demanda-t-elle amusée.

— J’aimerais que oui… Venez… Je crois que j’ai beaucoup à me faire pardonner, mais vous aussi.

Elle pénétra dans le bureau que Manuel avait visité et s’assit dans un fauteuil d’osier en face de son hôte qui passait derrière son bureau.

— C’est Bossi qui vous a promis une place dans son service social ? C’est lui qui vous a envoyée ici pour nous espionner ?

Curieusement, il était très gai, pas du tout furieux.

Elle le regarda de travers :

— Vous inventez facilement, vous.

— Non, je suis bien renseigné, c’est tout. Il m’a suffi d’une douzaine de coups de fils ces jours pour remonter jusqu’à Bossi.

— Vous avez le téléphone ?

— Ce n’est pas extraordinaire de nos jours.

— Les autres ne l’ont pas. Vous détenez donc une supériorité, un pouvoir.

— Qu’est-ce que vous n’allez pas chercher ? Un scotch ? Puisque ma bouteille de fine Napoléon a disparu. J’espère qu’elle vous a fait bon usage ?

— On l’a cassée avec mon copain pour sceller notre contrat.

Finis la gaieté, le petit air guilleret : l’œil se fit charbonneux.

— Quel contrat ?

— J’ai promis de ne plus picoler et lui s’est engagé à m’être fidèle.

Et voilà ! Elle venait là prête à tout, à poil sous ses vêtements et la première des choses qu’elle n’aurait jamais dû faire, évoquer ce sale merdeux de Manuel, elle la jetait au visage d’Arbas pour le faire pâlir et lui faire appréhender son infortune. Toc, toc, mais qu’est-ce qu’elle y gagnait au change ? Le dépit amoureux, c’était rétro. Il finirait par s’en rendre compte, le beau syndic.

— Désolée que cette vénérable bouteille qui devait valoir son prix ait terminé ainsi.

— J’en suis ravi si c’est pour vous refaire une santé.

C’est vrai que vous n’avez pas l’air au mieux… Vous ne voulez pas reconnaître que vous travaillez pour Bossi ? Tant pis. Je vais vous en dire une bien bonne. Bossi, il a des intérêts dans les sociétés qui veulent rénover le coin et il veut avoir notre peau. Et vous l’aidez à se remplir les poches. Vous avez un pourcentage ?

Décidément, on l’exploitait dans les grandes largeurs et quand Manuel la besognait en feignant la passion il devait penser au trésor Sanchez pour éviter l’éjaculation précoce.

— Bossi est compromis dans des tas d’histoires et notre conseil municipal, qui pourtant ne nous a pas habitués à beaucoup de sens moral, songe même à se débarrasser de lui. Un de ces matins on le trouvera avec du plomb dans le ventre. C’est très à la mode dans ce milieu-là. Vous avez été assistante sociale puis mariage, vie facile et oisive, puis divorce, plus de fric, chômage, petits métiers, prostitution et le cognac. Le bon autant que possible tant que vous pouvez vous en payer. Mothe est dans le coup ? Fifty-fifty ? On l’a viré du journal pour une phrase malheureuse, Bossi n’aurait pas apprécié. Il cherche sa revanche ? En attendant, vous prenez en charge sa tendre jeunesse. Pas un instant à perdre et vous avez raison. Ça durera ce que ça durera, mais il a les dents longues et un jour malheureusement…

— C’est pour un effet d’éloquence que vous donnez rendez-vous à des femmes ? Dit-elle en se levant. Je croyais que vous aviez d’autres idées en tête. Mais je ne peux m’attarder. Bossi, connais pas. Manuel est bon copain, peut-être ex-journaliste, mais ça m’importe peu.

— Attendez. Vous veniez pourquoi, uniquement pour que vous et moi… ?

— Non, j’étais curieuse de votre nouvelle tactique.

L’autre jour, c’était le style Astérix, vous me traîniez par les cheveux. Je me demandais si vous pouviez agir différemment, c’est tout.

— Votre ami est venu fureter ici hier au soir. Vous aviez mes clés, toutes les clés des appartements. Moi, je ne sors jamais sans laisser des repères. Je suis un maniaque de prudence. Il les a dérangés. Il cherchait quoi ? Jusque ses traces de pas, il chausse du quarante, dans la pièce non encore refaite appartenant à l’ancien appartement mitoyen.

Pauvre Manuel trop maladroit. Le grand reportage, c’était pas pour tout de suite.

— Deux fureteurs, deux taupes sans grande envergure.

La pocharde et le faux loubard.

— Monsieur Arbas, fît-elle avec un sourire, où donc est passé votre si adorable chat ?

Il resta cloué, presque nostalgique d’avoir si peu d’impact.

— Un si joli chat, est-ce que je le reverrai chez moi ? Il est si câlin. Vous ne voulez pas que nous parlions de lui, du beau temps anormal pour la saison ou de n’importe quoi, monsieur Arbas ? Depuis un moment vous ne pouvez plus vous arrêter et je suis un peu saoule de vos propos.

Je connais M. Bossi, il m’a promis un poste d’assistante sociale mais c’est tout. Vous me dites qu’il va peut-être mourir de quelques balles dans la peau et vous ne devriez pas. Si cela arrive, tout le monde pensera que c’est vous.

Et alors on se souviendra de toutes ces choses déplaisantes, des Sanchez par exemple.

Il haussa les épaules :

— La police a conclu au suicide.

— Ils se sont asphyxiés au gaz dans une pièce sans arrivée de gaz… Oui, ils sont morts au-dessus dans ce que nous appelons le pigeonnier, n’est-ce pas ? Une fois morts, ils ont descendu l’escalier et sont allés dans leur chambre. Pour bien jouer leur scène ils se sont allongés l’un sur le lit l’autre près de la fenêtre. C’était parfait.

Deux cognacs avant d’aller chercher les gosses Larovitz, plusieurs coups de porto à même la bouteille et elle se dédoublait. Il y avait une vieille pocharde désespérée qui se cramponnait aux vêtements d’une jeune femme gonflée à bloc, qui avait toujours gueulé la vérité la plus déplaisante.

— Vous avez rompu votre contrat, fit remarquer Pierre Arbas. Votre petit copain ne sera pas content si vous êtes déjà saoule à midi.

— Foutez-moi la paix avec mon copain ! Laissez-le en dehors du coup. Vous avez liquidé les Sanchez qui avaient réuni quinze ou vingt millions pour acheter un bistrot dans un coin perdu d’Espagne.

Il se leva d’un bond puis se cassa en deux, appuya ses mains sur le bureau :

— Qu’avez-vous dit à l’instant ? Pouvez-vous répéter ?

— Les Sanchez qui avaient acheté un truc en Espagne ou allaient le faire ?

— Non, vous avez parlé d’argent, de combien ?

— Quinze à vingt millions. Chaque annonce cochée tournait autour de ce prix.

— Quelle annonce cochée ?

— Sur la revue immobilière espagnole. Vous ne comprenez pas grand-chose aujourd’hui, j’ai l’impression, ou alors vous faites semblant. Je sais que j’ai bu à peine trop et que je ne devrais pas vous raconter tout ça. Mais s’il y a quelqu’un à qui j’ai envie d’enfoncer le nez dans sa mouscaille, c’est bien vous, monsieur Trois-Pièces, monsieur le syndic distingué, monsieur le gérant dictateur de mes fesses du Bunker du centre-ville.

— Vous êtes triste, Alice, vraiment triste à mourir. Vous suez l’alcool bu depuis des années, vous puez l’alambic.

Je me demande encore comment un homme peut avoir envie de vous approcher, de vous prendre dans ses bras.

Et vous aviez imaginé que nous allions faire l’amour.

Vous n’êtes bonne qu’à une seule chose, ma pauvre fille.

Allez dans la galerie marchande le proposer et débarrassez l’immeuble de votre présence.

— Vous faites le vide, le grand nettoyage continue, hein ? Les Algériens clandestins, les Sanchez, Alice Soult et qui encore ?

— Partez, partez ou je vous fous dehors à grands coups de pied dans les fesses.

— Ne vous énervez pas. Quand on a vos responsabilités de grand chef d’état-major, dit-elle se relevant lentement, il faut savoir garder son sang-froid.

Elle réussit à retrouver le chemin de la sortie mais il la dépassa, la bousculant même pour lui ouvrir la porte.

— Bossi vous laissera choir, ce journaliste aussi et vous serez à nouveau seule, Alice Soult. Très seule. Vous ne pourrez même pas continuer à payer un loyer ici. Nous allons proposer un viager pour cet appartement à Cambrier. Nous lui demanderons de vous renvoyer car nous voulons rester entre nous.

— Et si je prenais le viager en proposant plus cher ?

— Avec quel argent, hein ? Vous n’avez même pas cent francs en poche.

— Qu’en savez-vous ? J’irai trouver le père Cambrier pour qu’il me donne la priorité. Vous ne pourrez pas me chasser et je serai l’intruse, la pièce rapportée qui vous empêchera de vous retrouver entre vous, qui risquera à tout instant de découvrir vos sales petits secrets. Vous ne vivrez plus en paix, vous aurez toujours cette menace suspendue sur vos têtes et pas question de me faire le coup des Sanchez. Un troisième suicide dans la maison serait très mal venu, monsieur Arbas, très très très mal, croyez-moi.

— Vous reviendrez supplier qu’on vous garde encore un peu, qu’on vous évite la rue. Je ne me trompe jamais, Alice. Vous reviendrez.

Il parlait avec une douceur inattendue ayant retrouvé son sang-froid et c’était encore plus inquiétant, prophétique. Elle se précipita vers l’escalier, dévala les marches, s’énerva à la serrure du verrou dont la clé avait peine à fonctionner, alla tout de suite au réfrigérateur prendre la bouteille de porto.

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