CHAPITRE XXI

Elle arriva juste comme le livreur du traiteur sonnait en bas dans la rue, dut ouvrir tandis que Manuel se cachait après un regard soupçonneux pour ses vêtements froissés, ses cheveux défaits, la transpiration qui avait taché son pull. Elle était affreuse et le livreur parut également surpris. Il fît plusieurs voyages pour déposer les cartons, les paniers de bouteilles.

— Je peux me débrouiller seule, dit-elle lorsqu’il lui proposa de déballer les canapés.

Manuel surgit après le départ de l’homme :

— Chaque fois que tu sors tu reviens dans des états incroyables ; à croire que tu es chaque fois agressée.

En quelques mots elle lui donna l’explication, alla s’arranger dans la salle de bains.

— Il faut que je retourne chez Arbas, il n’y avait personne.

— Tu as peur, hein ?

— C’est faux. Il ne m’impressionne pas.

Il lui ouvrit en robe de chambre et fronça les sourcils quand elle bafouilla.

— J’avais complètement oublié, dit-il. Ce soir ma femme est chez le coiffeur, elle ne rentrera que vers huit heures.

— C’est largement suffisant… Je voulais vous dire que je suis désolée pour hier et…

— Désolée de quoi ? Fit-il sèchement. Je ne comprends pas. Vous faites allusion à quoi exactement ?

Elle resta bouche bée. Se demanda soudain s’il n’y avait pas quelqu’un dans l’appartement.

— Excusez-moi, dit-elle.

À son étage elle eut envie de sonner chez les Larovitz pour voir s’ils étaient là tous les deux. Mais qu’importait que Monique rejoigne Arbas dans son appartement pendant que son mari allait chercher les enfants à l’école ?

— Cette fois c’est terminé, dit Manuel, tu les as tous vus ? Elle resta ébahie. Il avait tout installé en un temps record. Des tables contre le mur gauche du living, avec des draps en guise de nappe, des assiettes, des verres. Il n’y avait plus qu’à vider les cartons.

— Tu es doué, murmura-t-elle, fascinée.

Il avait trouvé des bougies à piquer, ça et là, et elle n’arrivait pas à se souvenir de la dernière réception qu’elle avait donnée du temps de son mariage. Ce genre d’assemblée se révélait parfois très décevant, mais les préparatifs l’avaient toujours ravie. Elle piquait une olive, buvait un verre pour se donner le courage d’affronter les invités de son ex-mari. Elle avait envie de pleurer. Non de regret, sans savoir exactement pourquoi. Peut-être en souvenir du visage gai et sain qu’elle possédait alors.

— Ils viennent tous ?

— Les Roques sont les plus réticents. Ils ne boivent pas, ne mangent pas…

— Ils baisent, oui ?

— Ils rentreront tôt à cause du marché du lendemain.

Tu veux vraiment faire comme tu as dit ?

— Je vais partir. Il commence à faire nuit, le patron en face est occupé…

Elle commença de paniquer. Elle serait seule au moins deux heures avant qu’ils n’arrivent tous. Seule en face de toutes ces bouteilles.

— Le Champagne est dans le frigo, dit-il. Attends que je vienne pour le sortir.

— Manuel, tu crois que ce n’est pas dangereux ?…

— Mais non. Écoute. Je pénétrerai ici vers huit heures.

Si tous les invités sont ici, tu laisseras la fenêtre ouverte.

Si certains manquent, tire un rideau… Non, le contraire est préférable. Tu tires tous les rideaux quand ils sont tous là. Tu m’as bien compris ?

— Oui… Je…

Déjà, elle n’avait pas osé lui parler de la terreur qui s’était emparée d’elle dans le labyrinthe de blocs de journaux. Pourquoi lui faire part de cette angoisse atroce qui lui tordait l’estomac ? Il se croirait indispensable, s’incrusterait chez elle. Il avait payé le loyer, une partie de ce lunch, mais elle le soupçonnait d’être cupide. Il tapait sans scrupule dans les provisions des Sanchez et cherchait le fric qu’ils auraient pu économiser. S’il n’était venu que pour cela ? Pour ce fric que son reportage lui avait fait soupçonner une première fois lorsqu’on avait trouvé les Sanchez morts ?

— Écoute, dit-il soudain, tu vas te surveiller ! Pas un verre jusqu’à ce que je sonne dans la rue !

— Je n’ai pas de comptes à te rendre, pas de promesses à te faire.

— Si tu picoles, tu es foutue. Tu vas perdre pied et les recevoir comme une dingue. Trop parler, trop délirer et ils se méfieront.

— T’as qu’à mettre les bouteilles sous clé. Il n’y a pas de cognac, je te fais remarquer.

— Oh ! Tu peux avaler de l’alcool à brûler si l’envie te démange de te cuiter.

Elle eut envie de lui cracher au visage. C’était peut-être une sorte d’affection, elle n’osait penser d’amour, qui le rendait si odieux, si paternaliste.

— Saleté, va, murmura-t-elle.

— Tu ne joues pas la surprise de ma venue… Tu dis que tu attends un copain.

— Tu viendras, oui ? Tu ne me joues pas un tour ? Tu pourrais visiter leurs appartements et filer… Tu sais que tu risques de la taule pour ça ?

— Ne t’occupe pas de moi. Agis naturellement. Tu es une jeune femme libérée qui est heureuse de recevoir ses voisins. Tu les sers, tu les invites à bouffer et à boire, mais toi tu fais gaffe. Pas un verre avant que je ne sois là. Tu peux me promettre ça ? Écoute, on ne s’entend pas trop mal, tous les deux, on peut éventuellement faire quelque chose avec ça… Si tu te montres moins picoleuse, moi, je peux être beaucoup plus gentil, moins dur. Mais essaye dès ce soir. Il y a deux, trois heures à tenir. Si tu as vraiment envie, fais-toi du café et prends-en plusieurs tasses. Si ça ne suffit pas, essaye une douche avant qu’ils arrivent.

— Tu parles !

Elle l’accompagna à la porte, ouvrit avec précaution, écouta le silence de l’escalier. Il fila en lui ayant tapoté gentiment les fesses.

— Macho ! Souffla-t-elle.

Elle referma, alla voir si le patron du bistrot pouvait surprendre Manuel en train de sortir du Bunker, mais il avait le dos tourné. Elle commença de répartir les canapés, les petits fours salés, les sucrés. Il y avait de toutes petites pizzas, mais elle résista à la tentation. Sinon elle devrait boire quelque chose ensuite. Elle continua ses préparatifs. Il fallait ramener les sièges dans le coin, éloigner la télé. Puis elle pensa que les gosses Larovitz se piqueraient devant avec des jus de fruits et des pâtisseries et elle leur aménagea un coin. Mais un vendredi, qu’allaient-ils pouvoir bien regarder ? Ils iraient se coucher tôt à cause de l’école du lendemain matin et les Larovitz se croiraient obligés de filer ainsi que les Roques. Elle aurait dû en parler avec Manuel. Qu’il ne se fasse pas surprendre.

Soudain, elle réalisa qu’il l’avait dupée. Quatre appartements à visiter, il en avait pour plus d’une heure et ne pourrait commencer que vers huit heures trente. Elle fut effondrée. Quatre heures au moins à attendre, à résister au désir d’avaler un verre. Le salaud, l’infâme salaud qui ne l’avait pas prévenue. Elle pleura un peu, alla essuyer son visage dans la salle de bains, commença à maquiller ses yeux. Elle n’arrêtait pas de penser à cette bouteille de vieux cognac qu’elle avait emportée de chez Pierre Arbas.

Elle fouilla partout, mais en vain. Elle n’était nulle part. Pas plus que l’autre bouteille, celle de ce cognac bon marché trouvé dans les réserves des Sanchez. Elle finit par vider la poubelle et trouva les morceaux des deux flacons tout au fond. Prévoyant, Manuel Mothe les avait vidés dans l’évier avant de les casser.

— D’accord, fit-elle avec défi… D’accord. Tu te prends pour un docteur, pour un père la Morale et moi je t’emmerde. Si tu savais combien je t’emmerde.

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