J’ai dû joindre ce Virgil Neal au téléphone dans la semaine qui a suivi la réapparition de Villecourt. Il était « enchanté » – m’a-t-il dit – d’avoir de nos nouvelles. Lui et sa femme s’étaient absentés une dizaine de jours « pour un voyage d’affaires imprévu ». Mais ils seraient « ravis » de déjeuner avec nous, dès le lendemain, si cela était possible. Il m’a donné l’adresse du restaurant où nous nous retrouverions vers midi et demi.

Un restaurant italien, à la façade de crépi grenat, rue des Ponchettes, au pied de la colline du Château. Nous étions les premiers, Sylvia et moi. On nous a fait asseoir à la table de quatre personnes que M. Neal avait réservée. Pas d’autres clients que nous. Cristaux. Nappes blanches et glacées. Tableaux dans le goût de Guardi sur les murs. Fenêtres aux grilles en fer forgé. Cheminée monumentale, au fond de laquelle était sculpté un écusson à fleurs de lys. Des haut-parleurs invisibles diffusaient les refrains de chansons célèbres, joués par un orchestre symphonique.

Je crois que Sylvia éprouvait la même appréhension que moi. Nous ne savions rien de ces gens qui nous invitaient à déjeuner. Pourquoi Neal avait-il témoigné un tel empressement à nous revoir ? Fallait-il mettre cela au compte de la familiarité chaleureuse avec laquelle certains Américains, dès la première rencontre, vous appellent par votre prénom et vous montrent les photos de leurs enfants ?

Ils sont arrivés en s’excusant de leur retard. Neal était un homme différent de celui de l’autre soir. Il ne donnait plus cette impression de flottement. Il était rasé de frais et portait une veste de tweed de coupe très ample. Il parlait sans la moindre hésitation ni le moindre accent anglo-saxon et sa volubilité – si j’ai bonne mémoire – a été la première chose à éveiller mes soupçons. Elle me paraissait étrange, cette volubilité, pour un Américain. Dans certains mots d’argot, dans la manière de tourner certaines phrases, je discernais un mélange d’intonations parisiennes et d’accent méridional – mais un accent contenu, bridé, comme si Neal tâchait de le dissimuler depuis longtemps. Sa femme parlait beaucoup moins que lui et de cet air rêveur et un peu absent qui m’avait surpris la dernière fois. Ses intonations à elle non plus n’étaient pas celles d’une Anglaise. Je n’ai pu m’empêcher de leur dire :

— Vous parlez couramment le français. On croirait même que vous êtes français…

— J’ai été élevé dans des écoles de langue française, m’a-t-il dit. J’ai passé toute mon enfance à Monaco… Ma femme aussi… C’est là que nous nous sommes connus…

Elle a approuvé d’un hochement de tête.

— Et vous ? m’a-t-il demandé brusquement. Quel métier exerciez-vous à Paris ?

— J’étais photographe d’art.

— D’art ?

— Oui. Et je compte m’installer à Nice pour continuer mon métier.

Il semblait réfléchir en quoi consistait le métier de photographe d’art. Puis il a fini par me demander :

— Vous êtes mariés ?

— Oui… Nous sommes mariés, ai-je dit en regardant fixement Sylvia. Mais ce mensonge ne l’a pas fait broncher.

Je n’aime pas beaucoup qu’on me pose des questions. Et puis je voulais en savoir plus long sur eux. Et pour déjouer la méfiance de Neal, je me suis tourné vers sa femme :

— Alors, vous avez fait un beau voyage ?

Elle était embarrassée et hésitait à me répondre. Mais Neal, lui, très à l’aise, a dit :

— Oui… Un voyage d’affaires…

— Et quelles affaires ?

Il ne s’attendait pas à la manière abrupte dont j’avais formulé cette question.

— Oh… une affaire de parfums que j’essaie de mettre sur pied entre la France et les États-Unis… Je me suis mis d’accord avec un petit industriel de Grasse…

— Et vous vous en occupez depuis longtemps ?

— Non… Non… Juste à mes moments de loisir.

Il avait prononcé cette phrase sur un ton un peu hautain, comme pour me laisser entendre que lui, il n’avait pas besoin de gagner sa vie.

— Nous allons même créer quelques produits de beauté… Ça amuse beaucoup Barbara…

La femme de Neal avait retrouvé son sourire.

— Oui… Je m’intéresse à tout ce qui concerne les produits de beauté, a-t-elle dit de son air rêveur. Je laisserai Virgil s’occuper des parfums… Moi, je voudrais monter un institut de beauté, ici, sur la côte d’Azur…

— Nous hésitons sur l’endroit, a dit Neal. Je préférerais de loin Monaco… Je ne pense pas que ce genre d’institut marcherait à Nice…

Quand je me rappelle ces quelques propos, je suis troublé et je regrette de n’avoir pas eu à ma disposition la fiche de renseignements que Condé-Jones me communiquerait plus tard. Quelle tête aurait faite Neal si je lui avais dit d’une voix très suave :

— En somme, vous voulez relancer la firme Tokalon ?

Et rapprochant mon visage du sien :

— Vous êtes le même M. Virgil Neal que celui d’avant-guerre ?

Sylvia avait la manie de porter à sa bouche le diamant et de le garder entre ses lèvres, comme si elle suçait un berlingot. Neal était assis en face d’elle, et ce geste ne lui avait pas échappé.

— Faites attention… Il va fondre…

Mais il ne plaisantait pas seulement. À l’instant où Sylvia desserrait la pression de ses lèvres et où le diamant retombait sur son jersey noir, je remarquai l’œil attentif avec lequel Neal fixait la pierre.

— Vous avez un beau bijou, a-t-il dit en souriant. N’est-ce pas, Barbara ?

Elle avait tourné la tête et observait à son tour le diamant.

— C’est un vrai ? a-t-elle demandé d’une voix enfantine.

Le regard de Sylvia a croisé le mien.

— Oui, malheureusement c’est un vrai, ai-je dit.

Neal a paru surpris de cette réponse.

— Vous êtes sûr ? Il est d’une taille impressionnante.

— C’est un bijou de famille que ma belle-mère a donné à ma femme, ai-je dit. Et cela nous embarrasse plutôt.

— Vous l’avez fait expertiser ? a demandé Neal sur un ton de curiosité polie.

— Oh oui… Nous avons tout un dossier concernant ce diamant. Il s’appelle la Croix du Sud…

— Vous ne devriez pas le porter sur vous, a dit Neal. Si c’est un vrai…

Apparemment, il ne me croyait pas. Qui m’aurait cru, d’ailleurs ? On ne porte pas un diamant de cette taille et de cette eau d’une manière aussi désinvolte. On ne le tient pas entre ses lèvres, avant de le laisser tomber sur son jersey noir. On ne le suce pas.

— Ma femme porte ce diamant sur elle parce qu’il n’y a pas d’autres solutions.

Neal fronçait les sourcils.

— Qu’est-ce qu’il faudrait faire ? Louer un coffre dans une banque ? ai-je dit.

— Quand on voit ce diamant sur moi, a dit Sylvia, tout le monde croit que c’est du Burma…

— Du Burma ?

Neal ne comprenait pas cette expression d’argot.

— Nous aimerions bien le vendre, ai-je dit. Seulement, c’est très difficile de trouver un acheteur pour une pierre comme celle-là…

Il était pensif et ne quittait pas le diamant du regard.

— Je peux vous trouver un acheteur. Mais d’abord, il faudrait le faire expertiser.

J’ai haussé les épaules.

— Je serais ravi que vous me trouviez un acheteur, mais je crains que cela ne soit difficile pour vous…

— Je peux vous trouver un acheteur… Mais il faudra me montrer le dossier, a dit Neal.

— J’ai l’impression que vous croyez toujours que c’est du Burma, a dit Sylvia.

Nous sommes sortis du restaurant. La voiture était garée quai des États-Unis, le long duquel des vieillards, serrés sur les bancs, prenaient frileusement le soleil. J’ai reconnu la plaque du corps diplomatique. Neal a ouvert la portière.

— Venez boire le café chez nous, a-t-il dit.

J’avais envie de les planter là. Tout à coup, je me demandais quelle aide ils pouvaient bien nous apporter. Mais il fallait être consciencieux et ne pas rompre avec eux sur un simple mouvement d’humeur. Ils étaient les deux seules personnes que nous connaissions à Nice.

Comme la première fois, nous étions assis, Sylvia et moi, à l’arrière. Boulevard de Cimiez, Neal conduisait lentement et les automobilistes klaxonnaient pour qu’il leur laissât le passage.

— Ils sont fous, a dit Neal. Ils veulent toujours aller plus vite.

L’un des conducteurs qui le doublait lui avait lancé un flot d’injures.

— C’est ma plaque du corps diplomatique qui les énerve. Et puis je suppose qu’ils doivent se dépêcher pour être à l’heure au bureau…

Il s’était retourné vers moi :

— Et vous ? Est-ce que vous avez déjà travaillé dans un bureau ?

La voiture s’est arrêtée à la hauteur du mur à balustrade. Neal a levé le bras.

— La maison est là-haut. Comme ça, nous dominons la situation… Vous verrez… C’est une très belle maison…

J’ai remarqué, au-dessus de la grille, la plaque de marbre où il était inscrit : « Château Azur. »

— C’est mon père qui a trouvé ce nom, a dit Neal. Il a fait construire la maison avant la guerre…

Son père ? Cela me rassurait plutôt.

Nous avons gravi l’escalier après que Neal eut refermé la grille d’un tour de clé et nous avons débouché dans le jardin qui surplombait le boulevard de Cimiez. Cette villa, avec ses allures de Trianon, m’a paru luxueuse.

— Barbara, s’il te plaît, un peu de café…

J’étais étonné de l’absence d’un maître d’hôtel dans ce décor. Mais cela ne correspondait peut-être pas à la simplicité des habitudes américaines. Les Neal, bien que très riches, étaient sans doute un peu bohèmes et Mme Neal préparait le café elle-même. Oui, des bohèmes. Mais riches. Du moins voulais-je m’en persuader.

Nous nous sommes assis sur les sièges de bois blanc que je retrouverais à la même place, un an plus tard, quand Condé-Jones me recevrait. Mais la piscine, devant nous, n’était pas vide.

À la surface de l’eau glauque, flottaient des branchages et des feuilles mortes. Neal avait ramassé une pierre et la lançait de manière qu’elle ricoche sur l’eau.

— Il faudrait que je vide la piscine et que j’arrange le jardin, a-t-il dit.

Il était à l’abandon. Des broussailles barraient les allées de gravier, envahies par la mauvaise herbe. Au bord de la pelouse, qui n’était plus qu’une savane, se dressait une vasque fendue en son milieu.

— Si mon père voyait ça, il ne comprendrait pas. Mais je n’ai pas le temps de m’occuper du jardin…

Il y avait un accent de sincérité et de tristesse dans sa voix.

— C’était tout à fait différent du temps de mon père. Nice aussi était une ville différente… Savez-vous que les agents de police, dans les rues, portaient des casques coloniaux ?

Sa femme déposa le plateau sur le sol dallé. Elle avait changé sa robe pour un blue-jean. Elle versa le café dans les tasses, qu’elle nous tendit, à chacun, d’un mouvement gracieux du bras.

— Votre père habite toujours ici ? demandai-je à Neal.

— Mon père est mort.

— Je suis désolé…

Pour effacer ma gêne, il me souriait.

— Je devrais vendre cette maison… Mais je ne m’y résous pas… Elle est pleine de souvenirs d’enfance… Surtout le jardin…

Sylvia s’était dirigée d’un pas nonchalant vers la maison et collait son front à l’une des grandes portes-fenêtres. Neal l’observait, les traits du visage un peu crispés, comme s’il craignait qu’elle ne découvrît quelque chose de suspect.

— Je vous ferai visiter la maison quand le ménage sera fait…

Il parlait d’une voix forte et impérieuse. Peut-être voulait-il l’empêcher de pousser la porte-fenêtre entrebâillée et d’entrer.

Il marchait vers elle. Il l’entraîna d’une pression de son bras sur l’épaule, et ils nous rejoignirent au bord de la piscine. On aurait dit qu’il ramenait une enfant qui s’était égarée loin du tas de sable en profitant de la distraction de ses parents.

— Il faudrait retaper complètement cette maison… Je n’ose pas vous la faire visiter tout de suite…

Il paraissait soulagé de voir Sylvia à distance des portes-fenêtres.

— Nous habitons très peu ici ma femme et moi… Un ou deux mois par an, au maximum…

J’avais envie de me diriger, à mon tour, vers la maison pour voir quelle serait l’attitude de Neal. Me barrerait-il le passage ? Alors, je me pencherais vers lui et chuchoterais à son oreille :

— Vous avez l’air de cacher quelque chose dans cette maison… Un cadavre ?

— Mon père est mort il y a vingt ans, a dit Neal. Tant qu’il était là, tout allait bien… La maison et le jardin étaient impeccablement entretenus… Le jardinier était un homme extraordinaire…

Il haussait les épaules en me désignant les broussailles et les allées envahies par la mauvaise herbe.

— À partir de maintenant, Barbara et moi, nous allons séjourner plus longtemps à Nice… Surtout si nous montons cet institut de beauté… Et je remettrai tout en état…

— Mais vous habitez où, la plupart du temps ? a demandé Sylvia.

— À Londres et à New York, a répondu Neal. Ma femme a une très jolie petite maison à Londres dans le quartier de Kensington.

Elle fumait, et semblait ne pas prêter attention à ce que disait son mari.

Nous étions assis, tous les quatre, sur les fauteuils de bois blanc qui formaient un demi-cercle au bord de la piscine, nos tasses de café, à chacun, sur le bras gauche de nos fauteuils. Cette symétrie me causa un vague malaise lorsque je remarquai qu’elle n’était pas seulement due à nos tasses de café. Le blue-jean délavé de Barbara Neal était identique de forme et de couleur à celui de Sylvia. Et comme elles se tenaient l’une et l’autre dans la même attitude indolente, je constatai qu’elles avaient la même taille fine qui faisait ressortir la courbe des hanches, si bien que j’aurais été incapable, à la vue de leurs hanches et de leurs tailles, de les différencier l’une dé l’autre. Je bus une gorgée de café. Neal avait porté la tasse à ses lèvres, au même instant que moi, et nous avions eu un geste synchronisé pour reposer les tasses sur le bras de nos fauteuils.

Il a été encore une fois question de la Croix du Sud cet après-midi-là. Neal a demandé à Sylvia :

— Alors vous désirez vraiment vendre votre diamant ?

Il s’est penché vers elle et il a saisi la pierre entre pouce et index pour l’examiner. Puis il l’a reposée avec délicatesse sur le jersey noir de Sylvia. J’ai mis cela au compte de la manière d’être désinvolte de certains Américains. Sylvia n’avait pas bougé d’un millimètre et regardait ailleurs, comme si elle voulait ignorer le geste de Neal.

— Oui, nous aimerions le vendre, ai-je dit.

— Si c’est une pierre authentique, il n’y a pas de problème.

Il prenait visiblement la chose au sérieux.

— Vous n’avez aucun souci à vous faire, lui ai-je dit d’un ton condescendant. C’est un diamant authentique. C’est bien ce qui nous préoccupe d’ailleurs… Nous ne voulons pas garder une pierre de cette importance…

— Ma mère me l’a donnée pour mon mariage en me conseillant de la vendre, a dit Sylvia. Elle pensait que les diamants portent malheur… Elle avait elle-même essayé de le vendre mais elle ne trouvait pas de clients convenables…

— Vous en voulez combien ? a demandé Neal.

Il a paru regretter cette question brutale. Il s’est efforcé de sourire :

— Excusez-moi… Je suis indiscret… À cause de mon père… Très jeune, il a été associé avec un grand diamantaire américain. Il m’a communiqué son goût pour les pierres précieuses…

— Nous en voulons à peu près un million cinq cent mille francs, ai-je dit d’une voix sèche. C’est un prix tout à fait raisonnable pour ce diamant. Il vaut le double.

— Nous comptions le mettre en dépôt chez Van Cleef à Monte-Carlo pour qu’il nous trouve un client, a dit Sylvia.

— Chez Van Cleef ? a répété Neal.

Ce nom à l’éclat massif et tranchant le laissait songeur.

— Je ne peux pas toujours le porter au cou comme une laisse, a dit Sylvia.

Barbara Neal a eu un petit rire acide.

— Mais oui… vous avez raison, a-t-elle dit. On risque de vous l’arracher dans la rue.

Et je me demandais si elle était sérieuse ou si elle se moquait de nous.

— Je pourrais vous trouver des clients, a dit Neal. Barbara et moi, nous connaissons des Américains qui seraient susceptibles de vous acheter ce diamant. N’est-ce pas, chérie ?

Il a cité quelques noms. Elle a approuvé d’un hochement de tâte.

— Et vous croyez qu’ils paieront le prix que je vous ai indiqué ? ai-je dit d’une voix très douce.

— Certainement.

— Vous voulez boire quelque chose ? a demandé Barbara Neal.

J’ai jeté un regard à Sylvia. J’avais envie de partir. Mais elle semblait à l’aise dans ce jardin ensoleillé, la nuque contre le dos du fauteuil, les yeux clos.

Barbara Neal se dirigeait vers la maison. Neal m’a désigné Sylvia et m’a dit à voix basse :

— Vous croyez qu’elle dort ?

— Oui.

Il s’est penché vers moi. Et d’une voix encore plus basse :

— Pour le diamant… Je crois que je vais vous l’acheter moi-même si vous me prouvez qu’il est bien authentique…

— Il l’est.

— Je voudrais l’offrir à Barbara pour nos dix ans de mariage.

Il lisait quelque méfiance dans mon regard.

— Rassurez-vous… Je suis parfaitement solvable…

Il m’a serré le bras très fort pour me faire comprendre qu’il fallait que je l’écoute, de toutes mes oreilles :

— Je n’ai aucun mérite à cela : je ne me suis donné que la peine de naître et d’hériter beaucoup, beaucoup d’argent de mon père… C’est injuste, mais c’est comme ça… Vous avez confiance, maintenant ? Vous me prenez pour un client sérieux ?

Il a éclaté de rire. Peut-être voulait-il que j’oublie le ton agressif avec lequel il m’avait tenu ces propos.

— Il ne doit y avoir aucune gêne entre nous… Je peux vous verser un acompte…

Neal a proposé de nous raccompagner en voiture mais je lui ai dit que nous préférions rentrer à pied. Sur le trottoir du boulevard de Cimiez, j’ai levé la tête : là-haut, ils étaient tous les deux appuyés à la balustrade du jardin et nous regardaient. Neal m’a fait un signe du bras. Nous étions convenus de nous téléphoner le lendemain et de nous fixer un rendez-vous. Au bout de quelques pas, je me suis retourné encore une fois. Ils se tenaient toujours immobiles, accoudés à la balustrade.

— Il veut acheter le diamant pour en faire cadeau à sa femme, ai-je dit à Sylvia.

Elle ne paraissait pas surprise de cela.

— Pour quel prix ?

— Celui que j’ai indiqué. À ton avis, ils ont vraiment de l’argent ?

Nous descendions lentement le boulevard de Cimiez sous un soleil radieux. J’avais ôté mon manteau. Je savais que nous étions en hiver et que la nuit allait bientôt tomber mais à cet instant-là, je me serais cru en juillet. Cette confusion des saisons, les rares voitures qui passaient, ce soleil, les ombres si nettes sur le trottoir et sur les murs…

J’ai serré le poignet de Sylvia :

— Tu n’as pas l’impression que nous sommes dans un rêve ?

Elle me souriait mais son regard était inquiet.

— Et tu crois qu’on finira par se réveiller ? m’a-t-elle demandé.

Nous avons marché en silence jusqu’au tournant que surplombe la façade courbe de l’ancien hôtel Majestic, et par le boulevard Dubouchage nous avons rejoint le centre de la ville. J’étais soulagé de me retrouver sous les arcades de la place Masséna, dans le vacarme de la circulation et la foule des badauds et de ceux qui revenaient de leur travail et attendaient les bus. Toute cette agitation me donnait le sentiment illusoire de sortir du rêve où nous étions prisonniers.

Un rêve ? Plutôt la sensation que les journées s’écoulaient à notre insu, sans la moindre aspérité qui nous aurait permis d’avoir une prise sur elles. Nous avancions, portés par un tapis roulant et les rues défilaient et nous ne savions plus si le tapis roulant nous entraînait ou bien si nous étions immobiles tandis que le paysage, autour de nous, glissait par cet artifice de cinéma que l’on appelle : transparence.

Quelquefois, le voile se déchirait, jamais le jour, mais la nuit, à cause de l’air plus vif et des lumières scintillantes. Nous marchions le long de la Promenade des Anglais, nous retrouvions le contact de la terre ferme. L’hébétude qui nous avait saisis depuis notre arrivée dans cette ville se dissipait. Nous nous sentions encore maîtres de notre sort. Nous pouvions faire des projets. Nous tenterions de franchir la frontière italienne. Les Neal nous y aideraient. Ce serait à bord de leur voiture immatriculée CD que nous passerions de France en Italie, sans subir de contrôles et sans attirer l’attention. Et nous descendrions vers le sud jusqu’à Rome, notre but, la seule ville où j’imaginais que nous puissions nous fixer pour le reste de notre vie, Rome qui convenait si bien à des natures aussi indolentes que les nôtres.

Le jour, tout se dérobait. Nice, son ciel bleu, ses immeubles clairs aux allures de gigantesques pâtisseries ou de paquebots, ses rues désertes et ensoleillées du dimanche, nos ombres sur le trottoir, les palmiers et la Promenade des Anglais, tout ce décor glissait, en transparence. Les après-midi interminables où la pluie tambourinait contre le toit de zinc, nous restions dans l’odeur d’humidité et de moisissure de la chambre avec l’impression d’être abandonnés. Plus tard, je me suis fait à cette idée et je me sens à l’aise aujourd’hui dans cette ville de fantômes où le temps s’est arrêté. J’accepte, comme ceux qui défilent en procession lente le long de la Promenade, qu’un ressort se soit cassé en moi. Je suis délivré des lois de la pesanteur. Oui, je flotte avec les autres habitants de Nice. Mais à l’époque de la pension Sainte-Anne, cet état était nouveau pour nous et contre la torpeur qui nous gagnait, nous nous révoltions encore, par soubresauts. La seule chose dure et consistante de notre vie, le seul point de repère inaltérable, c’était ce diamant. Nous a-t-il porté malheur ?

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