Je rentre toujours chez moi en traversant ce qui fut la salle à manger de l’ancien hôtel Majestic, juste au tournant du boulevard de Cimiez. Ce n’est plus qu’un hall, maintenant, qui sert de salle de réunion ou d’exposition. Tout au fond, dans la demi-pénombre, une chorale chantait des cantiques en anglais. La pancarte, au pied de l’escalier, portait cette inscription : « Today : The Holy Nest. » Leurs voix aiguës me parvenaient encore, au deuxième étage, quand j’ai refermé la porte de ma chambre. On aurait dit des chants de Noël. D’ailleurs Noël approchait. Il faisait froid dans cette chambre meublée, une ancienne chambre d’hôtel avec salle de bains, dont subsistait encore le numéro, sur une plaque de cuivre, à l’intérieur de l’armoire : 252.

J’ai allumé le petit radiateur électrique mais la chaleur qu’il diffusait était si faible que j’ai fini par débrancher la prise. Je me suis allongé sur le lit, sans enlever mes chaussures.

Il existe, dans cet immeuble Majestic, des appartements de trois ou quatre pièces, les anciennes suites de l’hôtel, ou de simples chambres que l’on a fait communiquer entre elles au cours des travaux de réfection. Je préfère habiter dans une seule pièce. C’est moins triste. On a encore l’illusion de vivre à l’hôtel. Le lit est toujours celui de la chambre 252. La table de nuit aussi. Et je me demande si le bureau de bois sombre, faussement Louis XVI, appartenait au mobilier du Majestic. La moquette, elle, n’existait pas dans la chambre 252 : une moquette gris-beige, usée par endroits. La baignoire et le lavabo ont changé eux aussi.

Je n’avais pas envie de dîner. J’ai éteint la lampe. Je fermais les yeux et me laissais bercer par les voix lointaines de la chorale anglaise. J’étais encore allongé sur le lit, dans l’obscurité, quand le téléphone a sonné.

— Allô… C’est Villecourt…

Sa voix était très basse, presque un chuchotement.

— Je vous dérange ? J’ai trouvé votre numéro dans l’annuaire…

Je restai silencieux. Il me demanda encore :

— Je vous dérange ?…

— Pas du tout.

— Je voudrais simplement que les choses soient claires entre nous. Quand nous nous sommes quittés, j’ai eu l’impression que vous m’en vouliez…

— Je ne vous en veux pas…

— Pourtant, ce geste que vous m’avez fait…

— C’était une blague.

— Une blague ? Vous avez un sens de l’humour vraiment particulier.

— C’est comme ça, lui dis-je. On doit m’accepter tel que je suis.

— J’ai trouvé ce geste tellement agressif… Vous avez quelque chose à me reprocher ?…

— Non.

— Je ne vous ai jamais rien demandé, moi… C’est vous, Henri, qui êtes venu me chercher. Vous attendiez devant le stand, boulevard Gambetta.

— Je ne m’appelle pas Henri…

— Excusez-moi… Je confondais avec un autre… Ce brun qui donnait toujours des tuyaux de courses… Je ne sais pas ce que Sylvia pouvait bien lui trouver…

— Je n’ai pas envie de parler de Sylvia avec vous.

C’était vraiment pénible de poursuivre notre conversation téléphonique dans l’obscurité. Du hall, les voix de la chorale anglaise me parvenaient toujours et elles me rassuraient : je n’étais pas tout à fait seul, ce soir.

— Pourquoi vous ne voulez pas parler de Sylvia avec moi ?

— Parce que nous ne parlons pas de la même personne.

Je raccrochai. Au bout d’un instant très bref, le téléphone sonna, de nouveau.

— Ce n’est pas gentil d’avoir raccroché… Mais je ne vous lâcherai pas…

Il voulait mettre quelque chose d’ironique dans sa voix.

— Je suis fatigué, lui dis-je.

— Moi aussi. Mais ce n’est pas une raison pour ne plus parler ensemble. Nous sommes les seuls, désormais, à savoir certaines choses…

— Je croyais que vous aviez tout oublié…

Il y eut un silence.

— Pas vraiment… Ça vous gêne, hein ?

— Non.

— Mettez-vous bien dans la tête que c’était moi qui connaissais le mieux Sylvia… C’était moi qu’elle aimait le plus… Vous voyez, je ne me dérobe pas devant mes responsabilités.

Je raccrochai. Quelques minutes s’écoulèrent avant que la sonnerie ne retentît de nouveau.

— Il existait entre Sylvia et moi des liens très forts… Le reste n’avait aucune importance pour elle…

Il parlait comme s’il avait trouvé naturel que j’eusse raccroché pour la deuxième fois.

— J’aimerais m’entretenir de tout cela avec vous, que vous le vouliez ou non… Je vous rappellerai jusqu’à ce que vous acceptiez…

— Je couperai le téléphone.

— Alors je vous attendrai devant votre immeuble. Vous ne pourrez pas vous débarrasser de moi si facilement… Après tout, c’est vous qui êtes venu me chercher…

Je raccrochai encore une fois. De nouveau la sonnerie du téléphone.

— Je n’ai pas oublié certaines choses… Je peux encore vous attirer beaucoup d’ennuis… Je veux que nous ayons une conversation sérieuse au sujet de Sylvia…

— Vous oubliez que moi aussi je peux vous attirer beaucoup d’ennuis, lui dis-je.

Cette fois-ci, après avoir raccroché, je composai mon propre numéro de téléphone et j’enfouis le récepteur sous l’oreiller pour ne pas entendre la tonalité.

Je me levai et, sans allumer la lampe, je vins m’appuyer à la fenêtre. En bas, le boulevard de Cimiez était désert. De temps en temps, une voiture passait et chaque fois je me demandais si elle allait s’arrêter. Un claquement de portière. Il sortirait et lèverait la tête vers la façade du Majestic pour repérer à quel étage il y avait encore de la lumière. Il entrerait dans la cabine téléphonique, là où le boulevard amorce sa courbe. Est-ce que je laisserais le récepteur décroché ? Ou bien lui répondrais-je ? Le mieux serait d’attendre la sonnerie et de garder le récepteur à l’oreille, sans rien dire. Il répéterait : « Allô… Vous m’entendez ?… Allô, vous m’entendez ?… Je suis tout près de chez vous… Répondez-moi… Répondez-moi…» Je n’opposerais à cette voix de plus en plus inquiète et de plus en plus plaintive que le silence. Oui, j’aimerais lui transmettre ce sentiment de vide que j’éprouve moi-même.

La chorale s’est tue depuis longtemps, et je reste posté devant la fenêtre. J’attends que sa silhouette se découpe, en bas, dans l’éclairage blanc du boulevard, comme elle se découpait l’autre dimanche, sur la Promenade des Anglais.

À la fin de la matinée, je suis descendu au garage. On peut y accéder du rez-de-chaussée de l’immeuble par un escalier en ciment. Il suffit de suivre un couloir, au fond du hall, d’ouvrir une porte, et d’allumer la minuterie.

C’est un très vaste local, en contrebas du Majestic, qui devait déjà servir, à l’époque de l’hôtel, de remise pour les automobiles.

Personne. Les trois employés s’étaient absentés pour le déjeuner. À vrai dire, ils avaient de moins en moins de travail. Quelqu’un klaxonnait du côté de la station-service. Une Mercedes attendait et le conducteur m’a demandé de faire le plein. Il m’a donné un gros pourboire.

Puis je me suis dirigé vers mon bureau, à l’intérieur du garage. Une pièce carrelée aux murs vert pâle et aux panneaux vitrés. On avait déposé une enveloppe à mon nom sur la table de bois blanc. Je l’ai ouverte et j’ai lu :


« Soyez tranquille. Vous n’entendrez plus parler de moi. Ni de Sylvia.

« Villecourt. »

Par acquit de conscience, j’ai sorti sa carte de visite de ma poche et j’ai composé le numéro de téléphone de son domicile d’Antibes : pas de réponse. J’ai mis de l’ordre sur mon bureau, où de vieux dossiers et des factures étaient empilés depuis plusieurs mois. Je les ai rangés dans l’armoire métallique. Bientôt, il ne resterait plus rien de tout cela : le gérant de l’immeuble, grâce auquel j’avais obtenu cette place de direction dans ce garage, m’avait averti qu’on allait le transformer en simple parking.

J’ai regardé par le panneau vitré : là-bas une voiture américaine attendait, le capot ouvert, le pneu de l’une de ses roues arrière complètement à plat. Quand les autres reviendraient, il faudrait que je leur demande s’ils ne l’avaient pas oubliée. Mais reviendraient-ils ? Eux aussi, on leur avait annoncé la fermeture prochaine du garage, et sans doute avaient-ils trouvé un autre emploi ailleurs. J’étais le seul à n’avoir pas pris mes précautions.

Plus tard, dans l’après-midi, j’ai composé de nouveau le numéro de Villecourt à Antibes. Pas de réponse. Des trois employés, un seul était revenu et achevait la réparation de la voiture américaine. Je lui ai dit que je m’absentais pour une heure ou deux et lui ai demandé de s’occuper de la station-service.

Il y avait du soleil et un tapis de feuilles mortes sur le trottoir, boulevard Dubouchage. Tout en marchant, je pensais à mon avenir. On me verserait une indemnité à la fermeture du garage et je vivoterais quelque temps là-dessus. Je garderais ma chambre au Majestic, dont le loyer était dérisoire. Peut-être obtiendrais-je de Boistel, le gérant, de ne plus payer de loyer du tout en remerciement de mes services. Oui, je resterais sur la côte d’Azur pour toujours. À quoi bon changer d’horizon ? Je pourrais même reprendre mon ancien métier de photographe et attendre, sur la Promenade des Anglais, avec un polaroïd, le passage des touristes. Ce que j’avais pensé en jetant un œil sur la carte de visite de Villecourt s’appliquait aussi à moi. Il suffit souvent de quelques années pour venir à bout de bien des prétentions.

Sans m’en rendre compte, j’étais arrivé à la hauteur du jardin d’Alsace-Lorraine. Je tournai à gauche, boulevard Gambetta, et j’éprouvai un léger pincement au cœur en me demandant si je retrouverais Villecourt derrière son stand. Cette fois-ci, je l’observerais de loin pour qu’il ne puisse pas remarquer ma présence et je m’en irais aussitôt. Cela me soulagerait de contempler ce camelot qui n’était plus l’ancien Villecourt et n’avait jamais été mêlé à ma vie. Jamais. Un camelot inoffensif comme il y en a sur les trottoirs de Nice aux approches des fêtes de Noël. Et rien de plus.

Je distinguai une silhouette qui s’agitait derrière le stand. Au moment de traverser la rue de la Buffa, je m’aperçus que ce n’était pas Villecourt mais un grand blond à tête de cheval et veste écossaise. Comme la première fois, je me glissai au premier rang. Il n’utilisait pas le podium, ni le micro et débitait son boniment d’une voix très forte en énumérant les marchandises devant lui : ragondin, agneau plongé, lapin, skunks, boots tout cuir simples ou fourrés… Le stand était beaucoup plus fourni que la veille et ce blond attirait plus de monde que Villecourt. Très peu de cuir. Des fourrures en quantité. Peut-être ne jugeait-on pas Villecourt digne de vendre des fourrures.

Lui, il faisait des remises de vingt pour cent sur les vestes de ragondin et les deux-pièces d’agneau plongé avec spencer. De l’agneau ? Il y en avait de toutes les couleurs : noir, chocolat, marine, vert bronze, fuchsia, violet clair… En prime, pour les acheteurs, un paquet de marrons glacés. Il parlait de plus en plus vite et me donnait le vertige. J’ai fini par m’asseoir à la terrasse du café voisin et j’ai attendu près d’une heure, avant que les badauds ne se dispersent. Le jour était tombé depuis longtemps.

Il était seul derrière son stand, et je me suis approché de lui :

— C’est fermé, m’a-t-il dit. Mais si vous voulez quelque chose… J’ai des vestes… très bon marché… trente pour cent de remise… des vestes longues en agneau doux… doublure taffetas, tailles 38 à 46… Je vous la laisse à moitié prix…

Si je ne lui coupais pas la parole, il ne s’arrêterait plus. Il était porté par son élan.

— Vous connaissez Frédéric Villecourt ? lui ai-je dit.

— Non.

Il commençait à empiler fourrures et vestes les unes sur les autres.

— Pourtant, hier après-midi, il était là, à votre place.

— Vous savez, nous sommes tellement à travailler sur la côte d’Azur pour « France-Cuir »…

La camionnette s’arrêta à la hauteur du stand. Le même chauffeur en descendit et fit coulisser la portière.

— Bonjour, lui ai-je dit. Nous nous sommes vus hier soir avec un ami à moi…

Il me considérait en fronçant les sourcils et semblait ne se souvenir de rien.

— Vous êtes même venu le chercher au café du Forum…

— Ah oui… Ah oui. En effet…

— Tu me charges tout ça en vitesse, a dit le grand blond à tête de cheval.

L’autre prenait les manteaux et les vestes les uns après les autres et les enfilait sur des cintres avant de les suspendre dans la camionnette.

— Vous ne savez pas où il est ?

— Il ne travaille peut-être plus pour « France-Cuir »…

Il m’avait répondu d’une voix sèche, comme si Villecourt avait commis une faute très grave et que ce fût vraiment un privilège de travailler pour « France-Cuir ».

— Je croyais qu’il avait un emploi fixe…

Le grand blond à tête de cheval, les fesses appuyées contre le bord du stand, notait quelque chose sur un carnet. Les comptes de la journée ?

Je sortis de ma poche la carte de visite de Villecourt.

— Vous avez dû le ramener chez lui hier soir… 5, avenue Bosquet à Antibes…

Le chauffeur continuait de ranger les manteaux et les vestes dans la camionnette et ne daignait même pas me jeter un regard.

— C’est un hôtel, me dit-il. C’est là où descendent les vendeurs de « France-Cuir »… Là-bas on les prévient s’ils doivent travailler sur Cannes ou sur Nice…

Je lui tendis un manteau d’agneau, puis une veste de cuir, puis des bottes fourrées. Si je l’aidais à charger sa camionnette, peut-être consentirait-il à me donner quelques renseignements supplémentaires au sujet de Villecourt.

— Comment voulez-vous que j’aie le temps de les connaître tous… ? Il y a du roulement… Une dizaine de nouveaux par semaine… On les voit deux ou trois jours… Ils repartent… D’autres les remplacent… Ça ne chôme pas, avec « France-Cuir »… Nous avons des stocks dans toute la région… Pas seulement à Cannes ou à Nice… À Grasse… À Draguignan…

— Alors, je n’ai plus aucune chance de le joindre à Antibes ?

— Ah non… sa chambre doit déjà être occupée par quelqu’un d’autre… Peut-être par Monsieur…

Il me désigna le grand blond à tête de cheval qui prenait toujours des notes sur son carnet.

— Et il n’y a aucun moyen de savoir où il est ?

— De deux choses l’une… Ou bien il ne travaille plus pour « France-Cuir », on l’a fichu à la porte parce qu’il n’était pas assez « vendeur »…

Il avait fini d’accrocher ses manteaux et ses vestes dans la camionnette et s’épongeait le front avec le bout de son écharpe.

— Ou bien ils l’ont envoyé ailleurs… Mais si vous demandez à la direction, ils ne vous diront rien… Le secret professionnel… Vous n’êtes même pas de sa famille, je suppose ?

— Non.

Son ton s’était radouci. Le grand blond à tête de cheval était venu se joindre à nous.

— Tu as tout emballé ?

— Oui.

— Alors, on y va…

Il est monté à l’avant de la camionnette. L’autre a fait coulisser la portière et a bien vérifié si elle était bloquée. Puis il est monté à son tour et s’est penché vers moi par la vitre entrouverte.

— Quelquefois « France-Cuir » les envoie à l’étranger… Ils ont des dépôts en Belgique… Si ça se trouve, ils l’ont expédié en Belgique…

Il a haussé les épaules et a démarré. J’ai suivi du regard la camionnette qui a disparu au tournant de la Promenade des Anglais.

Il faisait tiède. J’ai marché jusqu’au jardin d’Alsace-Lorraine et je me suis assis sur un banc, derrière les balançoires et le bac à sable. J’aime cet endroit, à cause des pins parasols et des immeubles qui se découpent si nets sur le ciel. L’après-midi, je venais quelquefois m’asseoir ici avec Sylvia. Nous étions en sécurité parmi toutes ces mères qui surveillent leurs enfants. Personne n’irait nous chercher dans ce jardin. Et les gens, autour de nous, ne nous prêtaient guère attention. Nous aussi, après tout, nous pouvions avoir des enfants qui glissaient sur le toboggan ou bâtissaient des châteaux de sable.

En Belgique… Si ça se trouve, ils l’ont expédié en Belgique… J’imaginais Villecourt, le soir, sous la pluie, vendant à la sauvette des porte-clés et de vieilles photos pornographiques dans le quartier de la gare du Midi, à Bruxelles. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Le mot qu’il m’avait laissé, ce matin, au garage, ne m’avait pas surpris : « Vous n’entendrez plus parler de moi. » J’en avais le pressentiment. Le plus étonnant, c’est qu’il me l’avait écrit, ce mot, et qu’il constituait donc une preuve matérielle de sa survie. Quand il se tenait derrière son stand, hier soir, j’avais mis du temps à le reconnaître, à me persuader que c’était bien lui. Je m’étais planté au premier rang des badauds et je le regardais avec insistance comme si je voulais le rappeler à lui-même. Et sous ce regard fixe, il s’était efforcé de redevenir l’ancien Villecourt. Pendant quelques heures, il avait encore joué ce rôle, il m’avait téléphoné, mais le cœur n’y était plus. Maintenant, à Bruxelles, il rejoignait par le boulevard Anspach la gare du Nord et il prenait un train, au hasard. Il se retrouvait dans un compartiment enfumé avec des voyageurs de commerce qui jouaient aux cartes. Et le train s’ébranlait vers une destination inconnue…

Moi aussi, j’avais pensé à Bruxelles pour m’y réfugier avec Sylvia, mais nous avions préféré ne pas quitter la France. Il fallait choisir une ville importante où nous passerions inaperçus. Nice comptait plus de cinq cent mille habitants parmi lesquels nous pourrions disparaître. Ce n’était pas une ville comme les autres. Et puis, il y avait la Méditerranée…

Une fenêtre est allumée au troisième étage de l’immeuble qui fait le coin du square et du boulevard Victor-Hugo, là où habitait Mme Efflatoun Bey. Est-ce qu’elle vit toujours ? Je devrais sonner à sa porte ou questionner la concierge. Je contemple la fenêtre éclairée d’une lumière jaune. Déjà, à l’époque de notre arrivée dans cette ville, Mme Efflatoun Bey avait vécu sa vie depuis longtemps et je me demandais si elle en conservait de vagues souvenirs. C’était un fantôme aimable, parmi les milliers d’autres fantômes qui peuplent Nice. Quelquefois, l’après-midi, elle venait s’asseoir sur un banc de ce jardin d’Alsace-Lorraine, à côté de nous. Les fantômes ne meurent pas. Il y aura toujours de la lumière à leurs fenêtres, comme à celles de tous ces immeubles ocre et blanc qui m’entourent et dont les pins parasols du square cachent à moitié les façades. Je me lève. Je suis le boulevard Victor-Hugo et je compte machinalement les platanes.

Au début, quand Sylvia m’a rejoint ici, je voyais les choses d’une manière différente que je ne les vois ce soir. Nice n’était pas cette ville familière où je marche pour retrouver le hall du Majestic et ma chambre au radiateur inutile. Heureusement, les hivers sont doux sur la côte d’Azur et cela m’indiffère de dormir avec un manteau. C’est du printemps que j’ai peur. Il revient chaque fois comme une lame de fond, et chaque fois je me demande si je ne vais pas basculer par-dessus bord.

Je croyais que ma vie prendrait un cours nouveau et qu’il suffirait de rester quelque temps à Nice pour effacer tout ce qui avait précédé. Nous finirions par ne plus sentir le poids qui pesait sur nous. Ce soir-là, je marchais d’une allure beaucoup plus rapide que celle d’aujourd’hui. Rue Gounod, j’étais passé devant le salon de coiffure. Son néon rose brille toujours – je n’ai pu m’empêcher de le vérifier avant de poursuivre ma marche.

Je n’étais pas encore un fantôme, comme ce soir. Je me disais que nous allions tout oublier et tout recommencer à zéro dans cette ville inconnue. Recommencer à zéro. C’était la phrase que je me répétais en suivant la rue Gounod d’un pas de plus en plus léger.

« Tout droit », m’avait dit un passant auquel j’avais demandé le chemin de la gare. Tout droit. J’avais confiance dans l’avenir. Ces rues étaient nouvelles pour moi. Aucune importance si je me guidais un peu au hasard. Le train de Sylvia n’arrivait en gare de Nice qu’à dix heures et demie du soir.

Elle avait un grand sac en cuir grenat pour tout bagage et, à son cou, la Croix du Sud. J’étais intimidé de la voir s’avancer vers moi. Je l’avais laissée une semaine auparavant dans un hôtel d’Annecy car j’avais voulu partir tout seul à Nice et m’assurer que nous pouvions bien nous fixer dans cette ville.

La Croix du Sud brillait sur le jersey noir dans l’encolure du manteau. Elle a croisé mon regard, elle a souri et elle a rabattu son col. Ce n’était pas prudent de porter ce bijou d’une façon ostentatoire. Et si, dans le train, elle s’était trouvée assise en face d’un diamantaire et avait attiré son attention ? Mais à cette pensée saugrenue, j’ai fini par sourire moi aussi. Je lui ai pris son sac de voyage.

— Il n’y avait pas de diamantaire dans ton compartiment ?

Je dévisageais les rares voyageurs qui venaient de descendre du train en gare de Nice, et marchaient sur le quai autour de nous.

Dans le taxi, j’ai eu un moment d’appréhension. Le meublé que j’avais choisi et l’aspect de la chambre risquaient de lui déplaire. Mais il valait mieux que nous habitions ce genre d’endroit plutôt qu’un hôtel où les employés de la réception nous auraient repérés.

Le taxi a suivi le chemin que j’emprunte en sens inverse aujourd’hui : boulevard Victor-Hugo, jardin d’Alsace-Lorraine. C’était à la même époque de l’année, vers la fin du mois de novembre, et les platanes avaient perdu leurs feuilles, comme ce soir. Elle a ôté de son cou la Croix du Sud et j’ai senti dans la paume de ma main le contact de la chaîne et du diamant.

— Prends-le… Sinon je vais le perdre…

J’ai glissé avec précaution la Croix du Sud dans la poche intérieure de ma veste.

— Tu te rends compte s’il y avait eu un diamantaire dans ton compartiment, en face de toi ?

Elle a appuyé sa tête contre mon épaule. Le taxi s’était arrêté au coin de la rue Gounod pour laisser le passage à d’autres voitures qui venaient de la gauche. Au début de la rue, la façade du salon de coiffure brillait de son néon rose.

— De toute façon, si j’avais été en face d’un diamantaire, il aurait cru que c’était du Burma…

Elle m’avait chuchoté cette phrase à l’oreille pour que le chauffeur n’entende pas, et avec l’intonation que Villecourt qualifiait de « faubourienne » aux heures où lui, Villecourt, voulait paraître distingué, cette intonation que j’aimais bien, moi, parce qu’elle était celle de l’enfance.

— Oui, mais imagine qu’il t’ait demandé de l’examiner de plus près… avec une loupe…

— Je lui aurais dit que c’était un bijou de famille.

Le taxi s’est arrêté rue Caffarelli, devant la villa Sainte-Anne, chambres meublées. Nous sommes restés un instant immobiles tous les deux, sur le trottoir. Je tenais son sac de voyage.

— L’hôtel est au fond du jardin, lui ai-je dit.

Je craignais qu’elle ne soit déçue. Mais non.

Elle m’a pris le bras. J’ai poussé la grille qui s’est ouverte dans un bruissement de feuillages et nous avons suivi l’allée obscure jusqu’au pavillon qu’éclairait une ampoule au-dessus de la verrière de l’entrée.

Nous sommes passés devant la véranda. Le lustre était allumé dans le salon où la propriétaire m’avait reçu quand j’avais loué la chambre pour un mois.

Sans attirer l’attention de personne, nous avons fait le tour du pavillon. J’ai ouvert la porte de derrière et nous avons monté l’escalier de service. La chambre était au premier étage, au fond d’un couloir.

Elle s’est assise sur le vieux fauteuil de cuir. Elle n’avait pas ôté son manteau. Elle a regardé autour d’elle, comme si elle voulait s’habituer au décor. Les deux fenêtres qui donnaient sur le jardin du pavillon étaient protégées par des rideaux noirs. Un papier peint aux motifs roses recouvrait les murs sauf celui du fond dont le bois clair évoquait un chalet de montagne. Pas d’autres meubles que le fauteuil de cuir et le lit assez large aux barreaux de cuivre.

J’étais assis sur le rebord du lit. J’attendais qu’elle parle.

— En tout cas, on ne viendra pas nous chercher ici.

— Certainement pas, lui ai-je dit.

Je voulais lui détailler les avantages du lieu pour mieux me convaincre moi-même : j’ai payé un mois d’avance… C’est une chambre indépendante… Nous garderons toujours la clé… La propriétaire habite au rez-de-chaussée… Elle nous laissera tranquilles…

Mais elle n’avait pas l’air de m’écouter. Elle considérait la suspension qui jetait une lumière faible sur nous, puis le parquet, puis les rideaux noirs.

Avec son manteau, on aurait cru qu’elle allait quitter la chambre d’un instant à l’autre et j’ai eu peur qu’elle ne me laisse tout seul sur ce lit. Elle restait immobile, les mains à plat sur les accoudoirs du fauteuil. Une expression de découragement a traversé son regard, ce découragement que j’éprouvais moi aussi.

Il a suffi qu’elle pose les yeux sur moi pour que tout change. Peut-être sentait-elle que nous éprouvions les mêmes choses aux mêmes moments. Elle m’a souri et à voix basse, comme si elle craignait que quelqu’un n’écoute derrière la porte :

— Il ne faut pas se faire de soucis.

La musique et la voix grave d’un speaker, au rez-de-chaussée du pavillon, se sont interrompues. On avait éteint la télévision ou le poste de radio. Nous étions tous les deux allongés sur le lit. J’avais écarté les rideaux et, par les deux fenêtres, une faible lumière traversait l’obscurité de la chambre. Je voyais son profil. Elle se tenait les deux bras en arrière, les mains entourant les barreaux du lit, avec la Croix du Sud à son cou. Elle préférait la porter pendant son sommeil : comme ça, on ne risquait pas de la lui voler.

— Tu ne trouves pas que ça sent une drôle d’odeur ? m’a-t-elle demandé.

— Oui.

La première fois que j’avais visité cette chambre, une odeur de moisi m’avait pris à la gorge. J’avais ouvert les deux fenêtres pour faire entrer un peu d’air frais, mais cela n’avait servi à rien. L’odeur imprégnait les murs, le cuir du fauteuil et la couverture de laine.

Je me suis rapproché d’elle et bientôt son parfum était plus fort que l’odeur de la chambre, un parfum lourd dont je ne pouvais plus me passer, quelque chose de doux et de ténébreux, comme les liens qui nous attachaient l’un à l’autre.

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