Maintenant, j’en suis sûr : Villecourt a fait son apparition après notre première rencontre avec les Neal. L’événement a eu lieu dans la semaine qui a suivi. Nous n’avions pas encore revu les Neal, car il s’est bien écoulé une dizaine de jours avant que nous ayons pu les joindre au téléphone et qu’ils nous aient fixé un rendez-vous.

Événement : là non plus le terme ne convient pas. Il fallait s’attendre à croiser Villecourt sur notre chemin.

Les matins de soleil, nous allions lire les journaux sur un banc du jardin d’Alsace-Lorraine, près du toboggan et des balançoires. Là, au moins, nous n’attirions l’attention de personne. En guise de déjeuner, nous mangions des sandwichs dans un café de la rue de France. Puis, nous prenions un autobus jusqu’à Cimiez ou jusqu’au port et nous nous promenions sur les pelouses du jardin des Arènes ou à travers les rues du vieux Nice. Vers cinq heures du soir, rue de France, nous achetions des romans policiers d’occasion. Et comme la perspective de rentrer à la pension Sainte-Anne nous accablait, nos pas nous entraînaient toujours sur la Promenade des Anglais.

Dans l’encadrement de la baie vitrée, les grilles et les palmiers du jardin du musée Masséna se découpent sur le ciel. Un ciel d’un bleu limpide ou un ciel rose de crépuscule. Les palmiers, peu à peu, deviennent des ombres avant que le lampadaire au coin de la Promenade et de la rue de Rivoli ne jettent sur eux une clarté froide. Il m’arrive encore d’entrer dans ce bar par la porte en bois massif de la rue de Rivoli, pour éviter de traverser le hall de l’hôtel. Et je m’assieds toujours face à la baie vitrée. Comme ce soir-là, avec Sylvia. Nous ne détachions pas les yeux de cette baie vitrée. Le ciel clair et les palmiers contrastaient avec la demi-pénombre du bar. Mais au bout d’un moment, une inquiétude m’avait saisi, une impression d’étouffement. Nous étions prisonniers d’un aquarium, et nous regardions à travers sa vitre le ciel et la végétation du dehors. Nous ne pourrions jamais respirer à l’air libre. J’avais été soulagé que la nuit tombât et obscurcît la baie vitrée. Alors toutes les lumières du bar s’étaient allumées, et sous ces lumières vives, l’inquiétude se dissipait.

Derrière nous, tout au fond, la porte métallique d’un ascenseur glissait lentement et laissait le passage à des clients de l’hôtel qui descendaient de leurs chambres. Ils s’asseyaient aux tables du bar. Chaque fois, je guettais le glissement lent et silencieux et l’apparition des clients comme j’aurais surveillé un système d’horlogerie dont la régularité me rassurait.

La porte métallique s’est ouverte sur une silhouette au costume gris foncé que j’ai reconnue aussitôt. Je n’osais même pas faire un signe de tête à Sylvia pour qu’elle voie, elle aussi, l’homme qui sortait de l’ascenseur : Villecourt.

Il nous tournait le dos et se dirigeait vers le hall de l’hôtel. Il franchit la sortie du bar et il n’y avait plus aucun danger qu’il remarquât notre présence. Je chuchotai à Sylvia :

— Il est là.

Elle gardait son sang-froid. On aurait dit qu’elle s’était préparée à cette éventualité. Moi aussi, d’ailleurs.

— Je vais vérifier si c’est bien lui…

Elle a haussé les épaules comme si cela ne servait à rien.

J’ai traversé le hall de l’hôtel et je me suis posté derrière l’entrée vitrée. Il se tenait sur le trottoir, au coin de la Promenade des Anglais et de la rue de Rivoli, là où attendent les grosses voitures de louage. Il parlait à l’un des chauffeurs. Il sortait quelque chose de sa poche mais je ne distinguais pas quoi : un carnet ? Une photographie ? Lui demandait-il de le conduire à une adresse précise ? Ou bien lui montrait-il des photos de nous en espérant que ce chauffeur à tête de fouine nous eût repérés ?

Le chauffeur, en tout cas, hochait la tête et Villecourt lui glissait un pourboire. Puis, au feu rouge, il a traversé la chaussée. Il s’éloignait d’un pas nonchalant, sur la Promenade, du côté gauche, en direction du jardin Albert-Ier.

De la cabine, du boulevard Gambetta, j’ai téléphoné à l’hôtel Negresco.

— Pourrais-je parler à M. Villecourt ?

Au bout d’un instant, le concierge a répondu :

— Il n’y a pas de M. Villecourt à l’hôtel.

— Mais si… Je viens de le voir au bar… Il porte un complet gris sombre…

— Tout le monde porte un complet gris sombre, monsieur.

J’ai raccroché.

— Il n’est pas au Negresco, ai-je dit à Sylvia.

— Qu’il y soit ou qu’il n’y soit pas, cela n’a pas d’importance.

Avait-il donné des instructions au concierge ? Ou bien un autre nom que le sien ? C’était terrible de ne pas pouvoir le localiser, et de le sentir présent à chaque coin de rue.

Nous sommes allés dîner dans le café voisin du cinéma Le Forum. Nous avions décidé de nous comporter comme si Villecourt ne représentait aucune menace pour nous. Si, par hasard, nous le rencontrions et s’il voulait nous parler, nous ferions semblant de ne pas le connaître. Semblant ? Il suffisait de nous persuader que nous étions d’autres personnes que ce Jean et cette Sylvia qui avaient hanté, jadis, les bords de Marne. Nous n’avions plus rien de commun avec ces deux-là. Et Villecourt ne pourrait prouver le contraire. D’abord, Villecourt, ce n’était rien.

Après le dîner, nous cherchions un prétexte pour ne pas rentrer tout de suite dans notre chambre. Nous avons pris deux places de mezzanine au cinéma Le Forum.

Et avant que les lumières s’éteignent dans la salle tendue de vieux velours rouge et que le panneau des publicités locales laisse place à l’écran, nous avons fait signe à l’ouvreuse pour qu’elle vienne nous apporter deux esquimaux.

Mais à la sortie du cinéma, je sentais la présence diffuse de Villecourt. C’était comme l’odeur de moisissure de la chambre, quelque chose dont nous ne nous débarrasserions jamais. Cela nous collait à la peau. D’ailleurs, Sylvia appelait quelquefois Villecourt « le Russe collant », car il prétendait que son père était russe. Un mensonge de plus.

Nous remontions lentement le boulevard Gambetta, sur le trottoir de gauche. En passant devant la cabine téléphonique, j’ai eu envie d’appeler les Neal. Chez eux, jusqu’à présent, personne ne répondait. Peut-être les appelions-nous toujours à la mauvaise heure ou bien avaient-ils quitté Nice. J’aurais été presque étonné qu’ils répondent, tant ils demeuraient énigmatiques et flottants dans mon souvenir… Existaient-ils vraiment ? Ou bien n’étaient-ils qu’un mirage causé par notre état d’extrême solitude ? Cela m’aurait réconforté pourtant, d’entendre des voix amicales. Elles auraient rendu la présence de Villecourt à Nice moins oppressante.

— À quoi penses-tu ? m’a demandé Sylvia.

— Au « Russe collant ».

— On s’en fout, du Russe…

La pente douce de la rue Caffarelli. Pas une voiture. Pas un bruit. Quelques villas, encore, parmi les immeubles, l’une d’entre elles, d’allure florentine, entourée d’un grand jardin. Mais sur la grille, un panneau au nom d’une société immobilière annonçait sa prochaine démolition, au profit d’un immeuble de luxe dont on pouvait déjà visiter au fond du jardin un « appartement témoin ». Sur une plaque de marbre effritée, j’ai lu : « Villa Bezobrazoff. » Des Russes avaient habité là. J’ai désigné la plaque à Sylvia :

— Tu crois qu’ils étaient des parents de Villecourt ?

— Il faudrait le lui demander.

— M. Villecourt père venait peut-être prendre le thé chez les Bezobrazoff quand il était jeune…

J’avais prononcé cette phrase du ton solennel d’un chambellan. Sylvia a éclaté de rire.

Au rez-de-chaussée de la pension, il y avait encore de la lumière dans le salon. Nous avons marché le plus doucement possible pour ne pas faire crisser le gravier. J’avais laissé les fenêtres de la chambre ouvertes et le parfum des feuillages mouillés et du chèvrefeuille se mêlait à l’odeur de moisissure. Mais peu à peu l’odeur était la plus forte.

Le diamant brillait d’un reflet de lune sur sa peau. Comme il était dur et froid en comparaison de cette peau douce, comme il semblait indestructible, contre ce corps gracile et émouvant… Plus que l’odeur de la chambre, plus que Villecourt rôdant autour de nous, ce diamant qui scintillait dans la demi-pénombre était brusquement à mes yeux la marque éclatante d’un mauvais sort qui pesait sur nous. J’ai voulu le lui ôter, mais je ne parvenais pas à trouver la fermeture de la chaîne derrière son cou.

Загрузка...