Le Beach de La Varenne était aussi désert que la veille. Elle prenait un bain de soleil devant les cabines blanches et moi, je cherchais toujours sous quel angle photographier cet établissement. J’aurais voulu réunir sur la photo, le plongeoir, les cabines, la terrasse à pergola du restaurant et les berges de la Marne. Mais celles-ci étaient séparées du Beach par la route.

— C’est vraiment dommage qu’on n’ait pas construit le Beach directement au bord de la Marne, ai-je dit.

Mais elle ne m’avait pas entendu. Elle s’était peut-être endormie sous son chapeau de paille et ses lunettes de soleil. Je me suis assis à côté d’elle et j’ai posé ma main sur son épaule :

— Vous dormez ?

— Non.

Elle a ôté ses lunettes de soleil. Elle me fixait de ses yeux clairs et me souriait.

— Alors, vous avez pris des photos du Beach ?

— Pas encore.

— Vous travaillez lentement…

Elle tenait son verre d’orangeade à deux mains, une paille entre les lèvres. Puis elle m’a tendu le verre. J’ai bu à mon tour.

— Je vous invite à déjeuner à la maison, m’a-t-elle dit. Si cela ne vous ennuie pas de faire la connaissance de mon mari et de ma belle-mère…

— C’est très gentil.

— Cela vous inspirera peut-être pour vos photos…

— Mais vous habitez toute l’année à La Varenne ?

— Oui. Toute l’année. Avec mon mari et ma belle-mère.

Elle paraissait brusquement pensive et résignée.

— Votre mari travaille dans la région ?

— Non. Mon mari ne fait rien.

— Et votre belle-mère ?

— Ma belle-mère ? Elle fait courir des trotteurs à Vincennes et à Enghien… Vous vous intéressez aux chevaux ?

— Je n’y connais pas grand-chose.

— Moi non plus. Mais si cela vous intéresse pour vos photos, ma belle-mère se fera certainement un plaisir de vous emmener sur les champs de courses.

Des trotteurs. J’ai pensé à W. Vennemann qui avait photographié, pour son album, le départ du Grand Prix de Monaco, et les bolides en vue plongeante, filant le long du port. Eh bien, j’avais trouvé l’équivalent de cette manifestation sportive, ici, au bord de la Marne : l’atmosphère que je cherchais sur ces plages fluviales, qui donc pouvait mieux la suggérer que des trotteurs légers et leurs sulkies ?

Elle m’avait pris le bras sur la route déserte du bord de l’eau, mais quand nous sommes arrivés à proximité de la grille de la maison, elle s’est écartée de moi.

— Ça ne vous ennuie vraiment pas de venir déjeuner ? m’a-t-elle demandé.

— Au contraire.

— Si vous voyez que ça vous ennuie, vous pourrez toujours dire que vous avez du travail.

Elle m’enveloppait d’un regard doux et étrange qui m’émut. J’avais l’impression que désormais nous n’allions plus nous quitter.

— Je leur ai expliqué que vous étiez photographe et que vous vouliez faire un album sur La Varenne.

Elle a poussé la grille. Nous avons traversé une pelouse à la lisière de laquelle se dressait une grosse villa, de style anglo-normand, avec des colombages. Et nous nous sommes retrouvés dans la salle de séjour, dont les murs étaient recouverts d’une boiserie sombre et les fauteuils et le canapé d’un tissu écossais.

Par l’une des portes-fenêtres, une femme est entrée, en pantalon de plage, et s’est dirigée vers nous d’une démarche souple. La soixantaine, grande, les cheveux gris coiffés à la lionne.

— Ma belle-mère, a dit Sylvia… Mme Villecourt.

— Ne m’appelle pas ta belle-mère. Ça me fout le cafard…

Elle avait une voix rauque et un léger accent faubourien.

— Alors, vous êtes photographe ?

— Oui.

Elle s’est assise sur le canapé, Sylvia et moi, sur les fauteuils. Un plateau d’apéritifs attendait, au milieu de la table basse, devant nous.

Un homme à la démarche traînante et à la petite taille de jockey s’est présenté à nous. Avec sa veste blanche et son pantalon bleu marine, il aurait pu être membre d’équipage d’un yacht ou employé d’un club nautique.

— Vous pouvez servir l’apéritif, a dit Mme Villecourt.

J’ai choisi une goutte de porto. Sylvia et Mme Villecourt, du whisky. L’homme s’est retiré, en traînant les pieds.

— Il paraît que vous voulez faire un album de photos sur La Varenne ? m’a demandé Mme Villecourt.

— Oui. Sur La Varenne et sur toutes les autres plages fluviales des environs de Paris.

— La Varenne a beaucoup changé… C’est devenu complètement mort… Sylvia m’a dit que vous auriez besoin de renseignements sur La Varenne pour votre album…

Je me suis tourné vers Sylvia. Elle me regardait du coin de l’œil. C’était donc le prétexte qu’elle avait choisi pour m’introduire ici.

— J’ai connu La Varenne à l’époque où je venais de me marier… Nous habitions déjà cette maison avec mon mari…

Elle s’est servi un deuxième verre de whisky. Elle portait une bague d’émeraudes au médius.

— À l’époque, il y avait beaucoup d’artistes de cinéma qui fréquentaient La Varenne… René Dary, Jimmy Gaillard, Préjean… Les Fratellini habitaient au Perreux… Mon mari les connaissait tous. Il allait jouer aux courses, au Tremblay, avec Jules Berry…

Elle paraissait contente de citer ces noms et d’évoquer ces souvenirs devant moi. Qu’avait bien pu lui dire Sylvia ? Que je voulais écrire l’histoire de La Varenne ?

— Pour eux, c’était pratique de s’installer ici… À cause de la proximité des studios de Joinville…

J’ai senti qu’elle serait intarissable sur le sujet. Le rouge lui montait aux joues et ses yeux brillaient. L’effet du deuxième verre de whisky qu’elle avait bu très vite ? Ou bien l’afflux des souvenirs ?

— Je connais une histoire très bizarre qui vous intéressera peut-être…

Elle me souriait et son visage devenait lisse. Un éclair de jeunesse passait dans ses yeux et dans son sourire. Elle avait dû être, jadis, une très jolie femme.

— C’est au sujet d’un autre artiste de cinéma que mon mari connaissait bien… Aimos… Raymond Aimos… Il habitait tout près d’ici, à Chennevières… Il a soi-disant été tué, à la libération de Paris, sur une barricade, par une balle perdue…

Sylvia écoutait, l’air surpris. Apparemment, elle n’avait jamais entendu sa belle-mère parler de la sorte, ni peut-être se montrer si détendue et si familière avec un étranger.

— En fait, ça ne s’est pas du tout passé comme ça… C’est une sombre histoire… Je vous expliquerai…

Elle a haussé les épaules.

— Vous y croyez, vous, aux balles perdues ?

Un brun d’environ trente-cinq ans, en pantalon bleu ciel et chemise blanche, était venu s’asseoir sur le canapé à côté de Mme Villecourt, au moment où elle s’apprêtait, sans doute, à me révéler le secret de la mort d’Aimos.

— Je vois que vous êtes en grande conversation… Je vous dérange…

Il se pencha vers moi et me tendit le bras.

— Frédéric Villecourt… Enchanté… Je suis le mari de Sylvia.

Sylvia a ouvert la bouche pour me présenter. Je ne lui ai pas laissé le temps de prononcer mon nom et j’ai dit simplement :

— Enchanté moi aussi…

Il me dévisageait. Tout dans son allure – une certaine aisance, un sourire un peu fat, une voix métallique et autoritaire – indiquait qu’il était conscient de son charme de brun aux traits réguliers. Mais, très vite, ce charme se dissipait à cause de gestes sans grâce en totale harmonie avec la gourmette à son poignet.

— Maman vous raconte toutes ses vieilles histoires… Quand elle est lancée, elle ne s’arrête pas…

— Ça intéresse ce jeune homme, a dit Mme Villecourt. Il écrit un livre sur La Varenne…

— Alors vous pouvez faire confiance à maman… C’est un puits de science pour tout ce qui concerne La Varenne…

Sylvia baissait la tête, l’air gêné. Elle avait posé une main sur son genou et frottait pensivement celui-ci avec son index.

— J’espère que nous allons bientôt nous mettre à table, a dit Frédéric Villecourt. J’ai une faim de loup…

Elle m’a lancé un regard inquiet, comme si elle regrettait de m’avoir entraîné dans cette maison et de m’infliger la compagnie de cette femme et de son fils.

— Nous déjeunerons dehors, a dit Mme Villecourt.

— Vous avez là une excellente idée, maman…

Ce vouvoiement et ce ton affectés me surprirent. Eux aussi étaient en harmonie avec la grosse gourmette du poignet.

L’homme à la veste blanche attendait dans l’embrasure de la porte du salon.

— Madame est servie.

— On arrive, Julien, a dit Villecourt d’une voix claironnante.

— Vous avez mis le dais ? a demandé Mme Villecourt.

— Oui, Madame.

Nous avons traversé la grande pelouse. Sylvia et moi, nous marchions légèrement en retrait. Elle me jetait un regard interrogatif, l’air de craindre que je ne leur fausse compagnie.

— Je suis très content que vous m’ayez invité, lui ai-je dit. Très content.

Mais elle ne semblait pas tout à fait rassurée. Peut-être avait-elle peur des réactions de son mari, quelle observait d’un air vaguement méprisant.

— Sylvia m’a expliqué que vous êtes photographe, a dit Villecourt en ouvrant la grille du portail et en laissant le passage à sa mère. Je vous donnerai du travail, si vous le désirez…

Il me gratifiait d’un large sourire :

— Nous montons une affaire importante avec un ami… Et nous aurions besoin de prospectus et de photos publicitaires…

Il avait beau parler du ton de quelqu’un qui veut rendre service à un subalterne, je ne détachais pas les yeux de la gourmette qui pendait à son poignet. Si « l’affaire importante » à laquelle il faisait allusion était à l’image de cette gourmette aux larges et gros maillons, de quoi pouvait-il bien s’agir sinon de quelque trafic de voitures américaines ?

— Il n’a pas besoin que tu lui trouves du travail, a dit sèchement Sylvia.

Juste en face de la maison, de l’autre côté de la route, au bord de l’eau, Villecourt a poussé une barrière blanche sur laquelle était écrit : « Villa Frédéric, Ponton privé 14, Promenade des Anglais. »

Sa mère s’est tournée vers moi :

— Vous aurez une belle vue de la Marne… Je suis sûre que vous allez prendre des photos…

Nous avons descendu quelques marches creusées dans un rocher qui me semblait artificiel à cause de sa couleur rouge. Puis nous avons débouché sur un ponton très large recouvert d’un dais de toile aux rayures vertes et blanches. Une table de quatre couverts y était dressée.

— Asseyez-vous ici, m’a dit Mme Villecourt.

Et elle me désignait la place d’où je pouvais voir la Marne et l’autre rive. Elle s’est assise à ma gauche, Sylvia et son mari, à chacun des bouts de table, Sylvia de mon côté et Frédéric Villecourt du côté de sa mère.

L’homme en veste blanche a fait deux voyages, de la villa au ponton, pour nous apporter des plats de crudités et un grand poisson froid. Il transpirait, à cause de la chaleur. Villecourt lui avait lancé entre chacun de ses voyages :

— Ne vous faites pas écraser, Julien, quand vous traversez la Promenade des Anglais.

Mais l’autre ne prêtait pas la moindre attention à ce conseil et s’éloignait en traînant les pieds.

Je regardais autour de moi. Le dais nous protégeait du soleil dont la lumière se reflétait sur l’eau verte et stagnante de la Marne et lui donnait des transparences, comme l’autre jour, à la sortie du Beach. En face, le coteau de Chennevières, au bas duquel de grosses maisons en meulière perçaient la verdure. Tout au bord de l’eau, des villas modernes et pimpantes. Je les imaginais habitées par des mandataires aux Halles à la retraite.

Le ponton de la villa Frédéric, sur lequel nous déjeunions, protégés du soleil, était, sans conteste, le plus grand et le plus luxueux d’alentour. Même celui du restaurant Le Pavillon Bleu, à une vingtaine de mètres vers la droite, paraissait bien modeste à côté de lui. Oui, le ponton de la villa Frédéric offrait un curieux contraste avec ce paysage de Marne, ces saules, cette eau stagnante, ces berges pour pêcheurs à la ligne.

— Vous aimez la vue ? m’a demandé Mme Villecourt.

— Beaucoup.

Curieux contraste : il me semblait que nous déjeunions dans une enclave de la côte d’Azur transportée en banlieue, comme ces châteaux médiévaux que des milliardaires de Californie se sont fait livrer pierre par pierre dans leur pays. Le rocher précédant le ponton m’évoquait une calanque proche de Cassis. Le dais, au-dessus de nous, avait une majesté monégasque et aurait pu figurer sur l’une des photos de W. Vennemann. Il rappelait aussi le Lido de Venise. Mon impression s’accentua encore lorsque je remarquai, amarré au ponton, un Chris-Craft.

— C’est à vous ? ai-je demandé à Mme Villecourt.

— Non… non… à mon fils… Cet imbécile s’amuse à le faire marcher sur la Marne alors que c’est interdit.

— Ne soyez pas méchante, maman…

— De toute façon, a dit Sylvia, le Chris-Craft ne peut pas avancer à cause de l’eau pleine de vase…

— Tu te trompes, Sylvia, a dit Villecourt.

— C’est un véritable marécage… Si vous voulez faire du ski nautique, les skis se prennent dans la vase comme dans du mercure et vous restez bloqué au milieu de la Marne…

Elle avait prononcé cette phrase d’une voix coupante en regardant fixement Villecourt.

— Tu dis des bêtises, Sylvia… On peut très bien faire du Chris-Craft et du ski nautique sur la Marne…

Il était piqué au vif. Apparemment, il attachait beaucoup d’importance à ce Chris-Craft. Il s’est tourné vers moi.

— Elle préfère fréquenter son Beach minable qui tombe en ruine…

— Mais pas du tout, lui ai-je dit. Le Beach de La Varenne ne tombe pas en ruine et je lui trouve beaucoup de charme.

— Vraiment ?

Il nous dévisageait, tour à tour, Sylvia et moi, comme s’il voulait surprendre une connivence entre nous.

— Oui, c’est complètement idiot, ce Chris-Craft, a dit Mme Villecourt. Tu devrais t’en débarrasser…

Villecourt ne répondait pas. Il avait allumé une cigarette. Il boudait.

— Alors, qu’est-ce que vous avez trouvé comme plages fluviales dans le coin ? m’a demandé Mme Villecourt.

Les reflets du soleil sur l’eau lui faisaient cligner les yeux et elle avait mis de grosses lunettes noires.

— C’est bien ça que vous cherchez pour vos photos ? Des plages fluviales ?

Son visage de lionne, ses lunettes noires, le whisky qu’elle buvait pendant le déjeuner auraient pu lui donner l’allure d’une Américaine en villégiature à Éden Roc. Mais il y avait une différence entre elle et tous ces accessoires de côte d’Azur qui nous entouraient : le rocher, le Chris-Craft, et le ponton recouvert d’un dais. Mme Villecourt était à l’unisson du paysage des bords de Marne, et elle lui ressemblait. Peut-être à cause de sa voix rauque ?

— Oui, je cherche les plages fluviales, ai-je dit.

— Quand j’étais petite, j’allais sur une plage, là-bas, du côté de Chelles… La plage de Gournay-sur-Marne… On l’appelait le « Petit Deauville »… Il y avait du sable et des tentes de toile…

Elle était donc une enfant du pays ?

— Mais ça n’existe plus, maman, a dit Villecourt en haussant les épaules.

— Vous êtes allé voir ? m’a demandé Mme Villecourt sans prêter attention à son fils.

— Pas encore.

— Moi, je suis sûre que ça existe toujours, a dit Mme Villecourt.

— Moi aussi, a dit crânement Sylvia en soutenant le regard de son mari.

— Il y avait aussi la plage Berretrot à Joinville…, a dit Mme Villecourt.

Elle réfléchissait et s’apprêtait à compter sur ses doigts.

— Et Duchet, le restaurant de Saint-Maurice-Plage… Toujours à Saint-Maurice, la barre de sable de l’île Rouge… Et l’île aux Corbeaux…

De l’index de sa main gauche, elle pressait au fur et à mesure chacun des doigts de sa main droite.

— L’hôtel-restaurant de la plage à Maisons-Alfort… La plage de Champigny, quai Gallieni… Le Palm-Beach et le Lido de Chennevières… Je connais tout ça par cœur… Je suis née dans la région…

Elle a ôté un instant ses lunettes noires et m’a regardé avec gentillesse.

— Vous voyez, vous avez du pain sur la planche… C’est une véritable Rivieria, ici…

— Mais tous ces endroits n’existent plus, maman, a répété Villecourt avec la hargne de celui qu’on n’écoute pas.

— Et alors ? On a le droit de rêver, non ?

Cette manière brutale de répondre à son fils m’a surpris.

— Oui, on a bien le droit de rêver, a répété Sylvia d’une voix claire mais dont l’inflexion un peu traînante s’accordait bien à ces bords de Marne et à toutes les plages que Mme Villecourt avait évoquées.

— Vous pourrez voir ce diamant dès demain, maman…, a dit Villecourt. Il est vraiment exceptionnel… Ce serait idiot de laisser passer l’affaire… Il s’appelle la Croix du Sud.

Les coudes appuyés sur la table, il se voulait de plus en plus persuasif. Mais sa mère, le regard caché sous ses lunettes noires, demeurait impassible et donnait l’impression de fixer un point, là-bas, sur le coteau vert sombre de Chennevières.

Sylvia me surveillait, du coin de l’œil.

— Je vous montrerai, a dit Villecourt. Il a tout un pedigree… C’est une pièce unique…

Ce garçon avec sa gourmette et son Chris-Craft englué dans la Marne, était-il diamantaire ou courtier en pierres précieuses ? J’avais beau l’observer, je ne pouvais pas croire en ses qualités professionnelles.

— Le vendeur est venu me voir ici, il y a une semaine à peu près, a dit Villecourt. Si nous ne nous décidons pas très vite, l’affaire va nous filer entre les mains…

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’un diamant ? a dit Mme Villecourt. Je n’ai plus l’âge de porter des diamants…

Villecourt a éclaté de rire. Il nous regardait Sylvia et moi, l’air de nous prendre à témoin.

— Mais enfin, maman, il ne s’agit pas de porter un diamant… Il suffit simplement de l’acheter à un très bon prix et de le revendre le double…

Cette fois-ci, Mme Villecourt s’est tournée vers son fils et a ôté lentement ses lunettes noires.

— Tu dis des bêtises… On revend toujours les meubles et les bijoux à perte… Mon pauvre chéri, je crains que tu n’aies pas l’étoffe d’un homme d’affaires…

Elle avait pris un ton à la fois méprisant et affectueux.

— N’est-ce pas, Sylvia, que Frédéric ferait mieux de ne pas s’occuper de pierres précieuses ? C’est un métier difficile, tu sais, mon chéri…

Villecourt s’est raidi. Il avait du mal à garder son calme. Il a même tourné la tête. Et moi, je ne regardais plus la gourmette à son poignet, mais ce Chris-Craft étincelant, venu s’égarer dans les eaux mortes et lourdes de la Marne par la faute de son conducteur.

Je me suis dit que chaque entreprise à laquelle il voulait se mêler, chacun de ses gestes, la moindre initiative de sa part, devaient aboutir, fatalement, à un gâchis semblable. Et il était le mari de Sylvia.

J’ai entendu un bruit de pas derrière moi, et un homme du même âge que Villecourt est apparu sur le ponton. De taille moyenne, il portait un costume de toile beige, des chaussures de daim, de petits yeux très enfoncés et un front têtu de bélier.

— Maman, c’est René Jourdan…

Villecourt avait annoncé à sa mère le nouveau venu avec un respect mêlé d’emphase, comme si le dénommé René Jourdan, aux chaussures de daim, à la tête de bélier et aux yeux vides, était une personnalité.

— Qui ? a demandé Mme Villecourt sans bouger la tête d’un millimètre.

— René Jourdan, maman…

Celui-ci tendait le bras à Mme Villecourt.

— Bonjour madame…

Mais elle ne lui prenait pas la main. Avec ses lunettes noires, elle lui opposait une indifférence d’aveugle.

Il tendait alors le bras vers Sylvia qui lui serrait la main sans beaucoup de conviction, le visage maussade. Puis il me saluait d’un mouvement de tête.

— René Jourdan…, m’a dit Villecourt. Un ami…

Il lui désignait la chaise vide devant moi. L’autre y a pris place.

— Figure-toi, René, que je parlais du diamant. N’est-ce pas que c’est une pièce superbe ?

— Superbe, a dit l’autre en esquissant un sourire aussi vide que son regard.

Villecourt s’est penché vers sa mère.

— L’homme qui veut vendre ce diamant est un ami de René Jourdan.

Et il l’avait dit comme si c’était une référence, une mention dans le Gotha.

— J’ai expliqué à mon fils que je n’avais plus l’âge de porter des diamants.

— C’est dommage, madame. Je suis sûr que ce diamant vous aurait emballée… C’est une pièce historique… Nous avons tout un pedigree sur lui… Il s’appelle la Croix du Sud…

— Faites-moi confiance, maman. Si vous me donnez les fonds, je vous promets qu’en le revendant, je pourrais doubler la mise.

— Mon pauvre Frédéric… Et d’où vient-il, ce diamant ? D’un cambriolage ?

L’homme à tête de bélier a laissé échapper un rire aigre.

— Mais non, madame… D’un héritage… Mon ami cherche à s’en débarrasser parce qu’il a besoin de liquidités… Il dirige une société immobilière à Nice… Je vous donnerai toutes les références…

— Nous pouvons vous montrer la pierre, maman… Il faut que vous la voyiez de vos propres yeux avant de prendre une décision…

— D’accord, a dit Mme Villecourt d’une voix lasse. Vous me montrerez cette Croix du Sud…

— Demain, maman ?

— Demain.

Elle hochait pensivement la tête.

— Tu viens, René ? a dit Villecourt. Il faut que nous allions voir comment avancent les travaux…

Il s’est levé et s’est planté devant moi.

— Ça vous intéressera peut-être… Je suis en train de retaper complètement une petite île de la Marne, après Chennevières… Le terrain appartenait à ma mère… Nous voulons y créer une piscine et une boîte de nuit… Mais Sylvia vous en parlera, puisqu’elle n’a rien à vous cacher…

Il était agressif, brusquement. Je n’ai pas répliqué. La pensée de ses doigts boudinés sur le corps de Sylvia me dégoûtait assez pour que je ne m’expose pas à leur contact, au cas où nous en serions venus aux mains.

Il a descendu l’échelle du ponton, suivi de l’homme aux chaussures de daim et à la tête de bélier. Puis ils se sont installés, l’un à côté de l’autre, dans le Chris-Craft et Villecourt, avec des gestes nerveux, l’a mis en marche. Le Chris-Craft a disparu très vite, après la boucle de Chennevières, mais l’eau était trop lourde pour qu’il laisse des gerbes d’écume derrière lui.

Mme Villecourt est demeurée un long moment silencieuse puis elle s’est tournée vers Sylvia :

— Chérie, va lui dire qu’il nous serve du café…

— Tout de suite…

Sylvia s’est levée et quand elle est passée derrière moi, elle a appuyé furtivement ses deux mains sur mes épaules. À mon tour, je me suis demandé si elle allait revenir ou bien me laisser seul avec sa belle-mère pour le reste de la journée.

— Nous pourrions peut-être nous asseoir au soleil, m’a dit Mme Villecourt.

Nous avons pris place, au bord du ponton, sur deux grands fauteuils de toile bleue. Elle ne disait rien. Elle regardait fixement, derrière ses lunettes noires, l’eau de la Marne. À quoi pensait-elle ? Aux enfants qui ne vous donnent pas toujours les satisfactions que vous attendiez d’eux ?

— Et vos photos sur La Varenne ? m’a-t-elle demandé comme si elle voulait rompre le silence par politesse.

— Ce seront des photos en noir et blanc, lui ai-je dit.

— Vous avez raison de les faire en noir et blanc.

J’ai été surpris par son ton catégorique.

— Et si vous pouviez les faire tout en noir, ce serait encore mieux. Je vais vous expliquer une chose…

Elle a hésité un moment.

— Tous ces bords de Marne sont des endroits tristes… Bien sûr, avec le soleil, ils font illusion… Sauf quand vous les connaissez bien… Ils portent la poisse… Mon mari s’est tué dans un accident de voiture incompréhensible au bord de la Marne… Mon fils est né et a été élevé ici et il est devenu un voyou… Et moi, je vais vieillir toute seule dans ce paysage de cafard…

Elle gardait son calme en me confiant tout cela.

Elle avait même un ton dégagé.

— Vous ne voyez pas les choses trop en noir ? lui ai-je dit.

— Pas du tout… Je suis sûre que vous êtes un garçon sensible aux atmosphères et que vous me comprenez… Faites vos photos le plus noir possible…

— J’essaierai, lui dis-je.

— Il y a toujours eu quelque chose de noir et de crapuleux sur ces bords de Marne… Vous savez avec quel argent ont été construites toutes ces villas de La Varenne ? Avec l’argent que les filles ont gagné en travaillant dans les maisons… C’était l’endroit où les maquereaux et les tenancières de maisons prenaient leur retraite… Je sais de quoi je parle…

Elle s’est tue, brusquement. Elle paraissait réfléchir à quelque chose.

— Ces bords de Marne ont toujours été mal fréquentés… Surtout pendant la guerre… Je vous ai parlé de ce pauvre Aimos… Mon mari l’aimait beaucoup… Aimos habitait à Chennevières… il est mort sur les barricades, pendant la libération de Paris…

Elle regardait toujours droit devant elle, peut-être le coteau de Chennevières où avait habité cet Aimos.

— On a dit qu’il avait reçu une balle perdue… Ce n’est pas vrai… C’était un règlement de comptes… À cause de certaines personnes qui fréquentaient Champigny et La Varenne pendant la guerre… Il les avait connues… Il savait des choses sur elles… Il entendait leurs conversations dans les auberges du coin…

Sylvia nous a servi le café. Puis Mme Villecourt, comme à regret, s’est levée et m’a tendu la main.

— J’ai été ravie de vous connaître…

Elle a embrassé Sylvia sur le front.

— Je vais faire ma sieste, chérie…

Je l’ai accompagnée jusqu’au rocher rouge, d’où partaient les marches de l’escalier.

— Je vous remercie pour tous les renseignements que vous m’avez donnés sur les bords de Marne, lui ai-je dit.

— Si vous voulez d’autres détails, revenez me voir. Mais je suis sûre que vous êtes dans l’ambiance, maintenant… Faites des photos bien noires… Ténébreuses…

Et elle avait insisté sur les syllabes de « ténébreuses », avec l’accent de Paris et de ses environs.

— Drôle de femme, ai-je dit à Sylvia.

Nous nous étions assis sur les planches, au bord du ponton et elle avait posé sa tête contre mon épaule.

— Et moi aussi tu trouves que je suis une drôle de femme ?

Pour la première fois, elle me tutoyait.

Nous restions là, tous les deux sur ce ponton, à suivre du regard un canoë qui glissait au milieu de la Marne, le même que l’autre jour. L’eau n’était plus stagnante mais parcourue de frissons.

C’était le courant qui portait ce canoë, et le rendait aussi léger et donnait son élan au mouvement long et cadencé des rames, le courant dont nous entendions le bruissement sous le soleil.

Peu à peu la pénombre a envahi ma chambre sans même que nous nous en apercevions. Elle a regardé son bracelet-montre :

— Je vais être en retard pour le dîner. Ma belle-mère et mon mari doivent déjà m’attendre.

Elle s’est levée. Elle a retourné l’oreiller et elle a écarté le drap.

— J’ai perdu une boucle d’oreille.

Puis elle s’est habillée devant la glace de l’armoire. Elle a enfilé son justaucorps vert, sa jupe de toile rouge qui la serrait à la taille. Elle s’est assise sur le rebord du lit et elle a mis ses espadrilles.

— Je reviendrai peut-être tout à l’heure s’ils font une partie de cartes… ou demain matin…

Elle a fermé la porte doucement derrière elle. Je suis sorti sur le balcon et j’ai suivi des yeux sa silhouette légère, sa jupe rouge dans le crépuscule, le long du quai de La Varenne.

Toute la journée, je l’attendais, allongé sur le lit de ma chambre. Le soleil, à travers les persiennes, dessinait des taches blondes sur les murs et sur sa peau. En bas, devant l’hôtel, sous les trois platanes, les mêmes joueurs de boules poursuivaient leurs parties très tard dans la nuit. Nous entendions leurs éclats de voix. Ils avaient suspendu aux arbres des ampoules électriques dont la lumière s’infiltrait aussi par les persiennes et projetait aux murs, dans l’obscurité, des rais encore plus clairs que les rayons du soleil. Ses yeux bleus. Sa robe rouge. Ses cheveux bruns. Plus tard, bien plus tard, les couleurs vives se sont éteintes, et je n’ai plus vu tout cela qu’en noir et blanc – comme disait Mme Villecourt.

Quelquefois, elle pouvait rester jusqu’au lendemain matin. Son mari était parti en voyage d’affaires avec l’homme aux chaussures de daim, au front de bélier et aux yeux vides, et l’autre, celui qui voulait vendre le diamant. Elle ne le connaissait pas, celui-là, mais dans les conversations de Jourdan et de son mari, son nom revenait souvent : un certain Paul.

Загрузка...