G.-J. ARNAUD Enfantasme

CHAPITRE PREMIER

Quand la couche de neige devenait trop épaisse, Guy laissait sa BMW dans une grange de Chapelle-des-Bois. Charlotte venait le chercher avec le snow-car et pour rentrer chez eux ils coupaient à travers le plateau en direction de la grosse ferme trapue. Ce qui demandait une petite demi-heure. Le dimanche après-midi le scooter réapparaissait dans une poussière de neige, Berthod reprenait sa voiture et la route de Dijon.

— Remonte vite avant la nuit, lui conseilla son mari avant de s’installer au volant.

— Les jours allongent, en janvier, répondit-elle. J’achète du comté, différentes choses et je retourne à La Rousse.

La BMW démarra sur la route sablée et Charlotte pénétra dans la fruitière. Des gens du pays, des propriétaires de résidences secondaires buvaient du vin blanc qu’un Parisien avait apporté. Elle en accepta un verre.

On lui demanda si elle ne s’ennuyait pas trop toute seule à La Rousse.

— Pas du tout. J’en profite pour me reposer.

— Il va encore neiger cette nuit, dit le gérant. S’il y en avait trop on irait vous dégager un peu sinon vous en auriez jusqu’aux fenêtres du premier étage. Et n’hésitez pas à téléphoner s’il y a quoi que ce soit.

On était très gentil avec elle, prévenant. Peut-être inquiet qu’elle reste toute seule la semaine dans cette ferme isolée. On savait qu’elle souffrait de dépression nerveuse, qu’elle ne pouvait plus supporter de vivre à Dijon depuis près de huit mois.

— Au revoir, lança-t-elle.

Le gérant avait raison, il commençait de neiger, de minuscules flocons. Elle coiffa son casque, ajusta sa visière. Le scooter démarra du premier coup et elle roula à faible allure dans le petit village, accéléra plus loin. Au lieu de couper court à travers le plateau, elle préféra suivre le tracé de la petite route. En cas de panne elle aurait plus de chance de rencontrer quelqu’un. Mais les chenilles dérapaient un peu sur le verglas, n’adhéraient pas comme dans la neige profonde.

Elle n’aperçut l’enfant qu’au dernier moment. Avec la vitesse de l’engin les flocons paraissaient se précipiter en plus grand nombre contre sa visière, ne lui permettaient de voir qu’à une dizaine de mètres. Il marchait dans le même sens qu’elle, vêtu de noir, avec une grande cape qui l’enveloppait jusqu’en dessous des genoux et dont le capuchon engloutissait sa tête.

Charlotte ralentit, tourna la tête sur la droite.

— Tu vas loin ? cria-t-elle.

L’enfant continuait à marcher dans la banquette de neige rejetée par le triangle, comme s’il ne l’avait pas entendue. Elle le dépassa, s’arrêta sans couper le moteur.

— Hé ! Tu ne veux pas monter ?

Il avait ramassé une grosse poignée de neige, la pétrissait avec soin, la transformant en boule dure, glacée, dangereuse.

— Tu vas chez Lamy ?

Une autre grosse ferme ancienne qu’occupaient trois couples étrangers à la région. On se demandait dans le pays s’ils ne formaient pas une communauté. Il y avait trois ou quatre gosses et celui-là pouvait bien en faire partie.

Comme le scooter des neiges pétaradait, elle coupa les gaz trop nerveusement, étouffa le moteur. Le gosse venait de s’arrêter, continuant à pétrir sa boule de glace.

— Monte, je te ramène.

Le capuchon se secoua avec méfiance.

— Non. Je ne monterai pas.

— Tu as peur d’une femme ? le blagua-t-elle en tirant sur le démarreur.

Le moteur eut un hoquet et refusa de partir.

— Ça marche pas, votre truc.

— Ça marche pas ? Tu vas voir.

Mais elle s’énerva et dut noyer les cylindres. Et comme par hasard il neigeait un peu plus fort. Le gosse continuait de marcher tranquillement.

— Hé ! Attends-moi.

— Faut que je rentre.

— Mais si je reste en panne j’aurai besoin de toi pour signaler que je suis ici.

— Signaler, à qui ?

— À tes parents. Ils sont bien à la ferme Lamy ?

Le gosse n’était plus qu’une silhouette dans la neige qui tombait d’autant plus blanche que la nuit venait. Elle l’appela encore une fois mais il ne répondit pas et disparut complètement.

— Quel sale gosse ! dit-elle.

Cette fois le moteur répondit et elle l’emballa rageusement pour être certaine qu’il ne la lâcherait plus, embraya un peu trop sèchement et fit un départ brutal qui la fit zigzaguer sur la route verglacée et non sablée. Mais elle avait trop d’entraînement pour que le contrôle lui échappe.

Bientôt elle rattrapa la petite silhouette noire. L’enfant devait avoir une dizaine d’années.

— Allons, ne fais pas ta tête de mule. Je vais te faire gagner du terrain. J’habite La Rousse. Tu connais ? Tout le monde me connaît sur le plateau. Et je te ferai voir comment il marche, mon truc, comme tu dis.

À nouveau elle s’arrêta mais relançait son moteur d’une poigne nerveuse, essayait de distinguer le petit visage tapi au fond du capuchon. On ne voyait plus beaucoup de capes sur les enfants et celle-ci paraissait taillée dans un gros tissu militaire ou quelque chose de ce genre. Il portait des bottes en caoutchouc dans lesquelles il avait enfoncé son pantalon.

— Il va faire complètement nuit et tu n’y verras rien.

— Je connais mon chemin.

Il avait toujours sa boule de glace entre ses mains protégées du froid par des moufles de laine noire également. Charlotte alluma son phare, se rendit compte que les flocons grossissaient, devenaient plus serrés. Elle avait hâte de se retrouver chez elle, un petit quart d’heure tout au plus, mais ne pouvait laisser ce gosse en pleine solitude. Soudain elle crut comprendre. Il avait fait une fugue, ne rentrait pas chez lui mais fuyait au contraire.

— Tu es de Chapelle-des-Bois ?

En ce moment on rencontrait pas mal d’étrangers, beaucoup moins que pendant les vacances de Noël mais enfin une bonne vingtaine. Le congé de février approchait. L’enfant lui paraissait inconnu ; elle connaissait tous ceux ou presque de la région, surtout ceux de cet âge-là.

— Veux-tu venir chez moi ? Il y fera meilleur qu’ici. Tu pourras y passer la nuit si tu veux.

Ainsi le gosse serait en sécurité et elle pourrait téléphoner à Chapelle-des-Bois pour signaler sa trouvaille et rassurer les parents qui pouvaient s’inquiéter.

— Par là, tu sais, la route devient mauvaise et ne mène nulle part.

— Pas vrai. Il y a Foncine. Le Bas d’un côté et le Haut de l’autre.

— Oui, mais ça représente des kilomètres. Tu ne pourras jamais y parvenir. Allons, monte.

Sinon elle serait obligée de téléphoner au village de toute façon. L’enfant ne pouvait passer toute la nuit dehors car il tomberait peut-être un mètre de neige avant que le jour ne se lève.

— Écoute, je te préparerai un bon repas, tu pourras coucher dans un lit bien chaud. Regarder la télévision si tu veux. Et puis il y a Truc.

— C’est quoi, Truc ?

— Mon chien. Tu verras comme il sera heureux de t’accueillir. Il est grand comme ça.

Elle place sa main à soixante centimètres du sol.

— Un chien-loup.

— Je n’aime pas les chiens-loups. Ils deviennent un jour ou l’autre complètement fous et vous égorgent.

— Mais, fit-elle, interloquée, d’où sors-tu ça ?

— Je le sais, c’est tout, fit-il, maussade.

Il y avait eu une série d’articles sur le comportement des chiens de diverses races, à la suite de plusieurs accidents atroces ayant fait la une des journaux. L’enfant avait dû lire le quotidien local.

— Le mien est très gentil. Il n’attaque que les gens suspects, mais s’il te voit avec moi tu deviendras son ami.

Soudain l’enfant grimpa derrière elle. Surprise elle se retourna, ne vit qu’une tache claire au fond du capuchon.

— Tu viens chez moi ?

— Laissez-moi en bas de chez Lamy.

— Ah bon ! C’est là que tu habites ? Il fallait le dire tout de suite.

Il lui faudrait faire un peu plus de chemin, un kilomètre aller et un autre pour le retour avant de quitter la petite route pour rentrer chez elle.

Le scooter faisait trop de bruit pour qu’elle puisse lui poser toutes les questions qui la brûlaient. Ces trois couples de la ferme Lamy l’intriguaient. Elle aurait aimé les connaître, être admise dans leur intimité. Souvent elle songeait à transformer La Rousse en une sorte de communauté mais ne savait quelle formule choisir. Elle en avait parlé à son mari qui avait paru se résigner à cette excentricité nouvelle. Oh ! Il ne se plaignait jamais mais la plaignait, elle, sans le montrer et c’était insupportable. Il la croyait à deux doigts de la folie. Son indulgence finissait par ressembler à de l’indifférence.

Elle dépassa l’embranchement conduisant à La Rousse. Le scooter marchait merveilleusement bien et ce crochet ne lui prendrait même pas dix minutes.

Malgré l’averse de neige elle aperçut les lumières de la ferme Lamy sur la hauteur proche d’un bois. Elle vira dans le chemin fortement en pente, bien décidée à aller jusque devant la maison. Le gosse lui frappait l’épaule avec force, lui faisant si mal qu’elle s’arrêta.

— Mais tu es fou ? Tu tapes comme un sourd.

Il sauta du scooter.

— Je monte à pied.

D’ailleurs il passait devant l’engin dans la lumière du phare comme pour lui barrer le chemin. Peut-être avait-il la consigne de ne jamais amener quelqu’un dans la maison. Ces trois couples vivaient étrangement, ne fréquentaient personne. Ils allaient juste acheter du fromage à la fruitière, très peu d’épicerie. On disait qu’ils faisaient leur pain, se nourrissaient surtout de pommes de terre, de lait et de fromage.

— Comment t’appelles-tu ?

Mais il ne répondit pas. Elle préféra tourner sur place tant qu’elle le pouvait. À peine avait-elle achevé son demi-tour qu’elle sentit un choc et une douleur entre ses épaules. Elle s’arrêta furieuse, se retourna :

— Espèce de sale voyou !

Sur le siège arrière il y avait la boule de glace presque intacte. Elle la saisit pour la jeter, fut intriguée par le corps noir qu’elle apercevait à l’intérieur. Un gros caillou. Voilà pourquoi elle avait si mal malgré l’épaisseur de la veste en peau retournée et celle du pull-over. S’il avait visé plus haut, entre le col et le casque, il aurait pu la blesser grièvement.

Il avait disparu dans la nuit, certainement en direction de la ferme Lamy. Sur le coup, furieuse, elle songea à monter là-haut se plaindre du gosse, mais il faisait nuit, la neige tombait de plus en plus fort. Elle devait rentrer vite.

Le scooter dévala la pente en quelques minutes, remonta ensuite vers La Rousse tapie à l’orée de la forêt du Mont-Noir. Enfin elle fut dans la grange. Truc, qui l’avait reconnue, gémissait de joie dans la cuisine.

Ayant bouclé la grange, elle ôta ses après-ski pour pénétrer dans la maison, le dos tourné, car Truc lui sautait dessus et manquait chaque fois de la renverser. Ainsi elle pouvait subir le choc, s’arc-bouter le temps de lui ordonner d’être sage.

Elle se déshabilla en partie dans la cuisine, continua dans sa chambre où elle enfila une chasuble de laine naturelle. Truc l’attendait devant la cheminée où ne subsistaient que quelques braises. Elle les souffla, posa du bois moyen, une grosse bûche, alla se préparer un whisky à l’eau, y ajouta le jus d’un citron et l’emporta dans le grand living confortable. Poutres apparentes, nombreux sièges bas recouverts de fourrures. Elle s’allongea à plat ventre devant le feu et Truc s’étendit de façon à loger sa tête dans les reins de sa maîtresse.

Plus tard elle prépara la pâtée du chien, grignota un morceau de viande froide, des cornichons, un reste de tarte aux myrtilles qu’elle avait ramassées à l’automne, mises en conserve. Ce qui amusait Guy. Enfin, il souriait avec indulgence.

Elle regarda le film du dimanche soir, mais comme elle faisait en même temps les mots croisés du Nouvel Observateur, elle n’y comprit bientôt plus rien, coupa le poste et préféra écouter de la musique classique en cassette. De temps en temps elle écartait les rideaux épais d’une fenêtre, regardait à travers le double vitrage. La neige tombait dur et elle se demandait comme elle ferait le lendemain matin. La couche serait plus haute que la porte certainement, occulterait les fenêtres. Elle ne songeait pas à téléphoner pour qu’on vienne la dégager. Elle s’arrangerait toute seule.

Avant de se coucher elle se servit un peu d’eau-de-vie de framboise distillée à Chapelle-des-Bois même. Elle en aimait le goût et cela l’aidait à trouver le sommeil.

Truc, la tête allongée sur les pattes, attendait que son sort soit fixé pour la nuit. En fin de semaine, Guy ne le voulait pas dans leur chambre à coucher, mais seule, Charlotte l’acceptait parfois.

— Tu viens ?

Il fut en haut des escaliers de bois avant elle, se coucha avec un soupir bienheureux sur le tapis au pied du lit. Charlotte passa dans la salle de bains, regarda une nouvelle fois par la fenêtre. Il neigeait toujours très fort.

Dans le lit elle se souvint qu’elle avait oublié de régler le thermostat du chauffage central sur quinze degrés. Il lui fallait économiser le mazout, le camion-citerne ne pourrait pas venir la ravitailler avant longtemps. Mais elle n’en eut pas le courage, se tourna sur le côté. Dans un cadre d’aluminium un enfant de dix ans, un garçon brun, au visage régulier lui souriait. Elle enfonça son visage dans le repli de son bras.

Ce furent les grognements de Truc qui la réveillèrent vers 8 heures du matin. Un peu de jour apparaissait entre les rideaux mal tirés. Elle se leva pour voir s’il neigeait encore mais le ciel s’était découvert en fin de nuit et un soleil rouge se levait à l’est tout au bout du plateau.

Truc grognait toujours en direction de la porte. Elle lui ouvrit et il dévala l’escalier, se précipita dans le hall pour aboyer derrière la porte donnant dehors.

— Si tu crois que je vais t’ouvrir, tu te trompes. Il rentrerait des tonnes de neige. Il faut que je sorte par la grange pour la pelleter. C’est quoi qui t’excite ? Un chien errant ? Un quelconque animal ? Tu me laisseras boire mon café, oui ?

Elle n’était pas inquiète. Surtout pas avec le jour. Mais il lui arrivait de décrocher le téléphone pour vérifier la tonalité. Parfois la ligne était coupée. Mais ce lundi matin là, tout marchait. Elle mangea même de bon appétit des toasts de pain beurré, but deux tasses de café avant de s’équiper pour pelleter la neige.

Déjà pour sortir de la grange elle dut creuser une sorte de tunnel qui, plus loin, s’effondra et la recouvrit de neige. Ce qui la mit de bonne humeur.

Truc l’avait suivie et se précipita au-dehors avec la neige jusqu’au poitrail. Il jappait d’une certaine façon en sautant régulièrement, ressemblant à un dauphin en pleine mer. Il disparut dans un creux et elle attaqua la neige accumulée devant les fenêtres et la porte principale.

Bientôt elle fut en transpiration, marqua une pause. Truc n’avait pas reparu et elle ne l’entendait plus. Elle reprit sa pelle, dégagea un passage pour aller voir ce qu’il fabriquait. Il chassait de petits animaux, parfois se roulait dans la neige interminablement.

Elle atteignit le haut d’une dénivellation de deux à trois mètres, resta interdite.

— Hé ! Dis donc, que fais-tu là ?

Elle reconnaissait la longue cape, le capuchon. L’enfant tournait le dos et Truc tirait le pan de tissu sombre entre ses mâchoires d’acier, s’arc-boutant dans la neige.

— Truc, veux-tu le lâcher ?

Le chien obéit mais l’enfant ne se retourna pas pour cela. Il restait étonnamment rigide et une pensée atroce la saisit. L’enfant était revenu dans la nuit et le froid l’avait frappé debout en pleine neige. Elle se précipita, enfonçant jusqu’à la taille, puis trouva un sol plus ferme. Un peu de vent avait soufflé la couche vers la maison, ce qui expliquait qu’il y en eût plus de deux mètres.

Enfin elle atteignit l’enfant, le contourna. Arracha avec colère la cape à un bonhomme de neige grotesque dont le nez était fait d’un cône de sapin, la bouche d’un bout de bois recourbé et les yeux de deux bouchons.

La cape à la main, elle regarda autour d’elle.

— Où es-tu ?

Truc fouillait la neige de sa truffe, se campait en direction de la petite construction protégeant le puits et la pompe immergée.

— Sors de là.

La porte s’ouvrit et l’enfant apparut. Elle eut un choc en découvrant son visage blanc et maigre.

— Vous trouvez qu’il est gentil, votre chien ? Un vrai fauve, oui. Je n’ai eu que le temps de m’enfermer là-dedans. Et il a bien failli déchirer ma cape avec ses dents.

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