Comment pouvait-il être aussi maigre, aussi grêle ? En revanche ses cheveux assez longs descendaient presque jusqu’à ses épaules fluettes. Elle était fascinée comme par une apparition.
— Dites-lui de me laisser tranquille.
Charlotte tressaillit.
— Oui, bien sûr. Couché, Truc… Allons, couche-toi.
Le grand chien s’allongea dans la neige, le museau pointé vers l’enfant. Ce ne fut qu’alors qu’il s’approcha à grands pas pour se dégager de la neige. Elle avait l’impression que les bottes étaient trop grandes pour lui, comme le pantalon, le pull-over, la cape.
— Je venais de faire ce bonhomme quand il m’a surpris, dit-il.
— Mais il y a longtemps que tu es là ?
Dans la petite construction du puits il avait récupéré de la laine de verre et en faisait des moustaches à son bonhomme de neige.
— Est-ce que tes parents savent que tu es ici ?
Il y avait plus de deux kilomètres entre la ferme Lamy et La Rousse. Lui, tout occupé à son travail, ne répondait pas. Et comment était-il arrivé jusque-là sans enfoncer dans la neige jusqu’à la taille en certains endroits ? Sa présence était incompréhensible.
— Il vous plaît ?
Charlotte regarda le bonhomme de neige, lui trouva un air cynique qui la mit mal à l’aise.
— Oui, bien sûr. Veux-tu boire et manger quelque chose ?
Il tourna la tête sur le côté et elle remarqua son cou fragile d’oiseau.
— Oui, qu’avez-vous à me proposer ?
— Du café au lait, des tartines…
— Je préfère du chocolat et des brioches au beurre.
— Je n’ai pas de brioches mais des madeleines en paquet.
— Bien, allons-y. Vous n’avez pas de laisse pour votre chien ?
Charlotte en fut choquée.
— Une laisse ? Pour Truc ? Mais ici nous sommes loin du village et il ne peut rien commettre de regrettable. C’est pourquoi nous le laissons en liberté. Tu voudrais le voir en laisse ? Il ne serait pas heureux.
— Comme ça on pourrait l’attacher devant la porte. Mais puisque vous n’aimez pas ça…
Truc se leva et les suivit, le nez sur les talons de l’enfant. Ce dernier finit par s’en rendre compte et par trépigner d’impatience.
— Il va finir par me mordre.
— Mais non, rassure-toi. Il veut jouer. Il a l’habitude d’attraper les souliers des gens.
— S’il le fait je lui donne un coup de talon sur le museau.
— Oh ! Le ferais-tu vraiment ?
Il leva son visage vers elle. Charlotte lui trouva le regard fiévreux, enfoncé dans les orbites.
— Vous ne le frappez jamais, n’est-ce pas ? Vous lui tolérez n’importe quoi et un jour vous le regretterez.
Cette mise en garde la laissa pantoise. Grave et pompeux, même, le jeune garçon continuait de marcher. Il escalada la butte, s’enfonça avant d’atteindre la neige tassée à coups de pelle devant la maison.
— Je préférerais qu’il reste dehors.
— Oui, tu as raison, dit-elle. Lui salirait partout avec ses pattes. Viens, nous passons par la grange.
Il s’arrêta devant le scooter des neiges, le regarda comme s’il cherchait quelque chose sur le siège arrière. Elle se souvint de la grosse boule de glace durcie ayant une pierre comme noyau. Pourquoi la lui avait-il jetée alors qu’elle venait de le transporter ?
— Qu’y a-t-il ?
— Votre chien, vous pouvez donc l’emmener là-dedans ?
— Oui et il adore ça.
Une grimace déforma le petit visage comme s’il détestait que Truc apprécie le scooter.
— Vous le faites souvent ?
— Bien sûr, je vais me promener tous les après-midi et je l’emmène quand je vais dans des coins déserts. Dans le Mont-Noir ou sur le plateau.
— Vous m’emmènerez aujourd’hui ?
— Il faudrait d’abord demander à tes parents. Je te ramènerai chez toi et nous leur poserons la question. Viens déjeuner. Mais à quelle heure es-tu sorti pour arriver jusqu’ici, fabriquer ce bonhomme ?…
Dans le living, il regardait autour de lui avec soin, détaillait chaque meuble, chaque objet. Enfin il accepta de la suivre dans la cuisine, s’installa à la table de ferme tandis qu’elle préparait son chocolat, faisait réchauffer des madeleines, sortait du beurre, de la confiture.
— Tu ne m’as pas dit ton nom.
— Et le vôtre, c’est quoi ?
— Charlotte Berthod.
Il l’examina avec attention.
— Vous n’êtes pas vieille, n’est-ce pas ?
Elle se mit à rire.
— Pas trop. J’ai trente-trois ans.
— L’âge du Christ quand il est mort, dit-il.
Charlotte trouvait qu’il avait de curieuses réflexions. Certaines la mettaient mal à l’aise.
— C’est quelqu’un de ta famille qui dit cela ?
— Appelez-moi Pierre, déclara-t-il soudain.
— Mais ce n’est pas à moi de t’appeler. C’est bien ton nom au moins ?
— Il vous plaît ?
— Beaucoup. C’est un joli prénom. Pierre comment ?
— Pierre. Vous pouvez me servir le chocolat, maintenant.
Il ouvrit ses madeleines en deux, les bourra de beurre et de confiture, mangea à s’en étouffer. Jamais elle n’aurait cru qu’un enfant puisse dévorer une telle quantité de nourriture. Elle dut refaire du chocolat et il termina les madeleines.
— Où les as-tu mises ? dit-elle.
— Quoi donc ?
— Tes raquettes. Tu n’as pas pu venir ainsi jusqu’ici. Tu aurais enfoncé si profondément que tu aurais mis des heures.
— Je n’ai pas de raquettes mais j’ai traversé la forêt. Il y a moins de neige. Il suffit de suivre une petite crête entre deux pentes. Le plus dur a été tout autour de chez vous.
Elle savait qu’il mentait. Il n’avait pu traverser toute la forêt sans trouver de trous remplis de neige.
— Est-ce que c’est bon ?
— Oui, c’est parfait.
Comment ses parents avaient-ils pu le laisser sortir à jeun ? Jamais elle n’avait vu un enfant aussi amaigri, certainement par les privations. Elle soupçonna un scandale caché quelque part dans le pays, une famille trop pauvre ou trop négligente. Il lui fallait visiter les parents de Pierre, se rendre compte sur place de ce qu’elle avait à faire : aider ou mettre en garde.
— Je vais te ramener chez toi, dit-elle. De toute façon il fallait que j’aille au village.
— Votre engin n’enfoncera pas dans la neige molle ?
— Il faut choisir les endroits où l’on passe mais il est fait pour toutes les neiges. C’est pourquoi il est large et léger. À tous les deux nous ne pesons pas beaucoup.
— C’est vrai, vous n’êtes pas grosse. Si vous aviez les joues moins creuses vous seriez très jolie. Vos cheveux sont naturellement blonds ?
D’abord bouche bée, elle éclata d’un rire pas très convaincant.
— Mais dis donc, pour un petit garçon de dix ans tu poses de drôles de questions.
— Je n’ai pas dix ans.
— Ah ? Plus ou moins ?
Elle ne savait rien de lui, juste son prénom. Lorsqu’il ne voulait pas répondre, il ne cherchait pas de faux-fuyants. Il se taisait simplement et Charlotte se sentait toute intimidée par un être aussi jeune.
— Attends-moi ici. Je vais me changer et je te raccompagnerai chez toi. Est-ce qu’il y a d’autres enfants là-bas ?
Mais elle n’attendait pas de réponse, monta dans sa chambre, prit une combinaison pour le ski, d’autres chaussures, des mi-bottes en phoque. Lorsqu’elle retourna dans sa chambre, il était là, tenant le cadre en aluminium poli entre ses mains.
— Mais que fais-tu là ?
— Qui c’est ?
— Mon fils.
— Et il n’est pas ici ?
— Il est mort.
Elle retourna dans la salle de bains, ne voulant pas éclater en sanglots devant lui. Lorsqu’elle revint dans la chambre il n’était plus là. Il avait soigneusement remis la photographie à sa place. Elle le trouva dans le living, confortablement installé dans une chauffeuse moelleuse.
— On peut y aller.
— Ce n’est pas la peine, dit-il. Je ne viens pas avec vous. Est-ce que je peux rester ici ?
— Mais tes parents ?
— Je ne toucherai à rien.
— Mais ce n’est pas possible…
— Vous avez peur que je vous vole quelque chose ?
— Mais non…
Souvent elle sortait en laissant tout ouvert. Il n’y avait pas de voleurs dans la région. Quant aux rôdeurs de passage, ils n’affrontaient pas le plateau enneigé.
Il parut se résigner.
— Je m’en vais à travers bois, dit-il.
— Mais non, c’est stupide, je peux très bien te ramener chez toi…
Puis elle comprit. Il ne voulait pas qu’elle rencontre ses parents. Avait-il reçu des instructions ou bien avait-il honte de ce qu’elle trouverait dans la ferme Lamy après avoir vu dans quel confort elle vivait ?
— Je peux t’emmener jusqu’en bas de chez toi. Je ne monterai pas si tu ne le veux pas.
Il réfléchit et hocha la tête. Avant de partir elle fit le plein de mélange. Guy avait fait entrer un gros fût avec une pompe à main. Le moteur démarra tout de suite. Le jeune garçon s’installa derrière elle.
Au départ les chenilles soulevèrent beaucoup de neige avant qu’elle n’atteigne le chemin où elle put augmenter sa vitesse. Comme elle ralentissait pour virer à la droite il cria quelque chose qu’elle ne comprit pas, et elle préféra s’arrêter. Il sauta à terre.
— Mais je peux aller plus loin…
Il marchait comme la veille le long de la route. Un vent froid balayait la neige fraîche, accumulait les congères. Elle ne pouvait supporter de le voir s’éloigner ainsi.
— Pierre ?
Comme il ne se retournait pas elle le rejoignit, coupa le moteur.
— Tu reviendras ?
— Pourquoi vous me mettez dehors, alors ?
Charlotte ne trouvait pas tout de suite les explications nécessaires. Il se remit à marcher et elle dut abandonner son scooter pour lui courir après et essaya de le persuader.
— Tes parents peuvent s’inquiéter… Moi je ne demanderais pas mieux que de te garder près de moi.
— Tout le temps ? fit-il avec un tel espoir qu’elle regretta ce qu’elle venait de dire.
— Non, aujourd’hui, et ensuite une ou deux fois dans la semaine. Mais pourquoi ne vas-tu pas à l’école ?
Bon ! Encore une question à ne pas poser. Ces gens de la ferme Lamy devaient rejeter toute contrainte et elle posait des questions de flic. Elle n’était pas très psychologue.
— Évidemment, si je connaissais tes parents. Ton père ou ta mère… Ce serait plus facile pour moi. Tu comprends, je ne voudrais pas qu’ils viennent me reprocher de t’attirer chez moi…
— Pour quoi faire ?
— Mais…
Elle rougit sottement.
— Ça pourrait leur déplaire.
— Non. Pas du tout.
— Eh bien, écoute ! La prochaine fois tu n’as qu’à m’apporter un petit mot de ton père et de ta mère disant qu’ils sont d’accord pour que tu passes quelques heures à La Rousse. Nous pourrons même manger ensemble. Qu’est-ce que tu aimes surtout ?
— Je voudrais manger une oie farcie, dit-il.
Charlotte fut prise d’un fou rire énorme mais le ravala lorsqu’elle vit qu’il la regardait avec un air de reproche méprisant.
— Tu sais, pour trouver une oie dans le pays… Il faudrait que je descende jusqu’à Morez… Et encore je ne suis pas certaine d’en trouver une tout de suite… Je pourrais la commander… En attendant, que voudrais-tu à la place ?
Au lieu de répondre il regarda derrière eux avec effroi. Elle se retourna vivement, aperçut seulement Truc qui accourait à toute vitesse. D’un geste irraisonné elle saisit le petit aux épaules, l’appuya contre elle.
— Il ne faut pas avoir peur. Le pauvre… Il m’a vue partir trop tard et nous court après depuis…
Fou de joie, Truc plaçait ses pattes sur la poitrine de Charlotte, lui léchait la figure.
— Allons, couché !
— Il va me mordre, gémit Pierre. Ne le laissez pas faire. Il est méchant.
— Mais non !
D’ailleurs Truc léchait aussi le petit visage terrifié. Charlotte se mit à rire et Pierre le prit très mal et parut éclater en sanglots nerveux :
— Il a voulu me mordre. Vous êtes méchants tous les deux.
Il partit en courant. Par jeu, Truc voulut le poursuivre, mais Charlotte le retint par le collier.
— Allons, tiens-toi tranquille, tu lui as fait peur, grand imbécile.
Elle cria de toutes ses forces :
— Pierre, n’oublie pas un petit mot de tes parents si tu reviens chez moi.
Mais il ne répondit pas. Sans lâcher le chien elle retourna vers le snow-car, manœuvra pour prendre la direction de Chapelle-des-Bois. Dans le petit café-restaurant elle commanda un café, discuta avec des gens du pays, demanda à la patronne où elle pourrait se procurer une oie.
— Une oie ? C’est qu’on n’est plus au moment des réveillons maintenant. Mais on peut voir du côté de Morez d’ici la fin de la semaine… Vous n’en êtes pas pressée ? C’est pour dimanche ? Votre mari vous amène des invités ?
Elle n’osa pas dire le contraire. Elle sortit en prévenant qu’elle repasserait dans la semaine, se rendit jusqu’à la distillerie où elle décida de déjeuner. Là aussi elle connaissait beaucoup de monde et à la fin du repas le patron lui offrit de la liqueur de gentiane. Truc couché à ses pieds rongeait un gros os.
Lorsqu’elle retourna chez elle, elle se sentait plus euphorique, roulait doucement. Ce qui permettait à Truc de poser ses pattes sur son dossier et de se dresser le nez au vent.
— Il va faire froid cette nuit, mon vieux, et demain tout sera verglacé. Ce sera meilleur pour le scooter. On fera une grande balade. Peut-être qu’on ira jusqu’à Mouthe. Mais je ne te promets rien.
Le chien aboyait de plaisir.
— À moins que notre ami Pierre ne vienne nous rendre visite, ce qui ne m’étonnerait pas.
Lorsqu’elle entra dans son living, il était allongé devant la cheminée où brûlait un énorme feu. Charlotte affolée se précipita :
— Mais tu es fou… Où as-tu trouvé le bois ?
— Dans la grange… Va-t’en !…
Truc approchait sa truffe de son cou et fut surpris par cette rebuffade. Il s’éloigna, se roula en boule sur son coussin préféré.
— Tu te rends compte… Ce brasier ? Il y a de quoi flanquer le feu, oui.
Il avait placé une demi-douzaine de bûches qui brûlaient toutes en même temps, dégageant une chaleur intense. Elle pensa que les briques réfractaires pouvaient éclater.
— Il y a longtemps que tu m’attends ?
— Depuis midi.
Effarée, elle calcula que cela faisait près de quatre heures.
— Mais tu as déjeuné au moins ?
— Non. Je n’ai pas voulu toucher au frigo. Juste au bois.
Elle se précipita :
— Je vais te faire un bifteck… Une purée toute prête… Tu aimes la salade ?
— Non. Mais je veux de la moutarde avec la viande.
— Tu en auras.
Elle s’affaira dans la cuisine et lorsque tout fut prêt elle l’appela.
— Tu m’as apporté un mot de tes parents ?
— Ils n’étaient pas là.
C’était fort possible. Sur les trois couples, il y en avait toujours un ou deux qui devaient ne pas se trouver à la ferme. Le hasard avait voulu que ce soient les parents de Pierre. Elle voulait bien accepter cette explication.
— Bien. Ils rentrent quand ?
— Je ne sais pas.
— Ils s’en vont souvent ?
— Oui, très souvent.
Il avalait de gros morceaux de viande et elle craignait qu’il ne s’étouffe.
— Ne mange pas si vite. Tu as tout le temps. Je vais te presser des oranges comme boisson.
— Dites, je pourrai coucher ici ce soir ?