CHAPITRE VII

Le temps se radoucit dans la nuit et le lendemain matin, surprise que le soleil ne pénètre pas à travers les rideaux mal tirés de sa chambre, Charlotte crut qu’il était très tôt, essaya de se rendormir avant de se lever pour regarder dehors. Le ciel était bas, pas encore uniforme cependant. La neige viendrait plus tard, la nuit prochaine peut-être et elle s’en réjouissait. Guy serait forcé de laisser sa voiture au village et d’attendre qu’elle vienne le chercher avec le scooter. Sinon il pourrait rouler jusqu’à La Rousse. Elle détestait ça. Parfois son mari quittait Dijon très tôt, arrivait au début de l’après-midi alors qu’elle croyait avoir plusieurs heures devant elle pour terminer les rangements. Il détestait les maisons en désordre, un certain laisser-aller. Charlotte prétendait qu’un peu de fantaisie donnait de la vie à un intérieur mais lui n’était pas de cet avis. Et elle prévoyait qu’il serait de méchante humeur, à cause des Gardet qu’elle avait refusé de recevoir pour le week-end.

Lorsqu’elle descendit, Truc alla tout de suite gratter à la porte et s’élança au-dehors dès qu’elle ouvrit, pour pisser contre le premier arbre qu’il trouva. Puis il se mit à courir comme un fou et elle alla faire son café.

À dix heures elle appela son mari à son bureau pour lui demander de rapporter tous les jouets d’Antoine. Du moins tous ceux qu’il trouverait dans sa chambre.

— Mais que veux-tu en faire ? demanda-t-il, alerté.

— Les donner. Il est inutile de les conserver et de les considérer comme des reliques.

— Je pourrais aussi bien les distribuer dans le coin… Il suffit d’en parler à l’assistance sociale…

— Tu as besoin de ça pour ton image de marque ? demanda-t-elle en imaginant la tête qu’il devait faire.

— C’est bon, fit-il, agacé, je les apporterai vendredi soir… À moins que ce ne soit samedi matin.

— Pourquoi ?

— Il faut toujours compter avec l’imprévu, surtout en fin de mois. Mais je te préciserai ça demain.

Elle allait raccrocher lorsqu’il lui demanda si elle était allée voir le docteur Rolland.

— Je vais très bien, dit-elle, et j’en ai assez de tous ces tranquillisants.

Elle raccrocha. Il lui fallait se rendre au village chercher la fameuse oie. Qu’en ferait-elle si jamais Pierre ne revenait pas ? La préparer pour Guy ? Pas question. Il poserait trop de questions, se plaindrait du gaspillage de toute cette viande. Le congélateur ? Pourquoi pas ! Elle pourrait la partager en quatre par exemple.

La patronne du café-restaurant parut soulagée de la voir entrer. Peut-être avait-elle craint qu’elle oublie de venir chercher sa volaille.

— C’est une belle bête, vous savez. Plus de quatre kilos. Vous allez vous régaler dimanche avec vos invités.

Avait-elle parlé d’invités ? Lorsque la femme apporta l’oie, elle fut prise de panique. Une montagne de chair dont elle ne saurait que faire. Il n’était peut-être pas trop tard pour inviter les Gardet mais Guy ne comprendrait plus, deviendrait de plus en plus réservé sur son état mental.

— Venez à la cuisine que nous la pesions. Mais c’est exactement le poids marqué sur le papier.

— Je vous fais confiance.

Il était trop tôt pour un apéritif. Elle but un café, régla le tout.

— C’est moins sec que la dinde, disait la patronne du bistrot. Mais il vous faudra bien deux heures de cuisson.

— Il faut mettre un ou deux petits suisses dedans, dit un consommateur. Ça l’attendrit.

— Et des marrons, beaucoup de marrons, ajouta un autre.

Au grand désespoir de Charlotte, l’oie devenait une affaire locale et on en parlerait dans tous les foyers. Jamais elle n’aurait dû la commander. Aller directement à Morez et l’acheter là-bas. Sans que personne ne le sache à Chapelle.

— Votre mari vient donc avec des invités, madame Berthod ? lui demanda la patronne.

— En principe, oui.

— Ça vous changera un peu, vous qui êtes toujours toute seule à La Rousse.

Charlotte regarda autour d’elle. Rien que des têtes connues et rassurantes. Elle n’aurait pas aimé qu’un étranger entende ces paroles. Une femme seule dans une ferme isolée…

— Et votre chien, vous ne l’avez pas amené ?

— Il courait dans le bois.

Puis elle regretta de l’avoir dit car il lui sembla que les visages des hommes se rembrunissaient légèrement. Un chien-loup pouvait faire du ravage parmi le gibier.

— Mais je vais le trouver sur le chemin du retour. Très certainement.

Elle fit quelques achats, repartit en direction de La Rousse mais, contrairement à son attente, Truc ne vint pas à sa rencontre et il n’était pas non plus autour de la maison. Elle essaya en vain de retrouver ses traces, chaussa ses raquettes pour pénétrer dans le bois. La neige y était plus molle mais celle qui tombait des sapins avec le radoucissement de la température creusait de multiples trous, semblables à ceux qu’auraient pu laisser des pattes de chien. Il lui fut impossible de savoir si Truc était là.

Angoissée, elle retourna chez elle, avala un peu de whisky pour se remonter. Mais la vue du paquet contenant l’oie, posé sur la table de la cuisine, n’était pas faite pour lui rendre sa sérénité. Elle était sûre que Guy finirait par apprendre qu’elle avait commandé cette volaille et il insisterait pour avoir le fin mot de l’histoire. Peut-être qu’on lui parlerait aussi, au village, de l’enfant à la cape noire. Elle trouvait brusquement curieux qu’on ne lui en ait pas demandé des nouvelles dans le bistrot. N’était-ce pas la preuve qu’ils la ménageaient parce qu’ils lui croyaient l’esprit dérangé ?

De temps en temps elle sortait pour appeler et siffler Truc. Elle savait très bien siffler entre ses doigts. Grâce à Antoine. Il désespérait d’y parvenir et ils s’étaient entraînés ensemble durant plusieurs jours. La première, elle avait réussi. Son fils venait de perdre des dernières dents de lait, ce qui le gênait.

Mais le chien ne répondait pas à son appel. D’habitude elle découvrait un point noir aux confins du plateau, point noir qui grossissait à une vitesse folle.

Cette oie finissait par devenir obsédante dans son gros papier de boucherie. Il lui fallait prendre une décision et vite. Le mieux aurait été de la faire disparaître. L’enterrer quelque part ? Truc risquait de la retrouver.

— On dirait que j’ai commis un crime et que je ne sais que faire du cadavre de ma victime, murmura-t-elle, exaspérée d’en être arrivée à ce point de complications.

— Si je pouvais la donner…

Elle fit claquer joyeusement ses doigts. Bien sûr. Elle tenait la solution. Elle compta ensuite sur ses doigts. Onze personnes pour quatre kilos de chair. C’était parfait. Elle enfila sa veste, prit le paquet et mit le scooter en route.

Lorsqu’elle arriva devant la ferme Lamy, le grand barbu blond fendait le bois que le brun sciait. Quant au troisième homme de la communauté, il débarrassait le toit de la bâtisse de ses stalactites de glace.

— Bonjour, dit-elle gaiement.

— Bonjour, dirent-ils presque en chœur comme dans un jeu.

Leur chien accourut également pour l’accueillir.

Il y avait une bonne odeur de vache qui sortait de l’étable proche.

— Je peux aller voir ?

— Bien sûr.

Trois laitières tournèrent leur tête paisible vers elle.

— Au printemps, dit le blond qui l’avait suivie, nous en achèterons une quatrième. Mais ce n’est pas encore suffisant pour vivre tous. Il nous en faudrait une dizaine. Nous avons assez de pâturages pour les nourrir. Regardez tout le foin que nous avons rentré l’an dernier. Au printemps nous pourrons en vendre aux voisins. L’échanger, car c’est plus conforme à nos idées.

Des poules caquetaient dans un poulailler couvert.

— Vous en vendez ? demanda-t-elle.

— Oui, mais nous ne les tuons pas.

— J’en serai bien incapable moi aussi, fit-elle. À ce propos je vous ai apporté une oie… Morte, évidemment. J’attendais des invités mais ils ne viendront pas. J’ai pensé que plutôt qu’elle se perde… Enfin je vous l’ai apportée.

Le blond eut un sourire navré :

— Nous sommes tous végétariens, madame…

Interdite, elle le regardait sans le voir.

C’était… c’était comme une conspiration souriante autour d’elle.

— Nous mangeons des légumes, des laitages, des œufs… Nous ne sommes pas des purs mais notre alimentation est saine. Voulez-vous entrer boire du thé ou un peu de lait ?

— Non… Vous êtes très aimable mais il faut que je rentre maintenant.

— Vous pouvez revenir quand vous voudrez, madame… Est-ce que vous avez trouvé cet enfant qui s’appelle Pierre ?

— Non, dit-elle.

— Vous avez demandé à la ronde ?

— Oh ! Vaguement… Ça n’a aucune espèce d’importance, vous savez… Le bébé va bien ?

— À merveille. Sa mère peut le nourrir complètement. Elle pourrait même en élever deux, dit-il avec une fierté rousseauiste. Grâce à la vie que nous menons ici.

— D’où venez-vous ?

— De la région parisienne. Tous.

— Ce n’était pas dur au début ?

— Si, et ça l’est toujours un peu mais nous n’avons fait qu’anticiper… Il y aura l’Apocalypse et nous serons aptes à la subir avec moins d’effroi et de difficultés que les autres.

— Bien sûr, fit-elle.

À son tour de se montrer indulgente et condescendante pour la déraison des autres. Chacun avait ses lubies, fantasmes. Pour eux c’était la fin du monde, la Grande Débâcle. Ils devaient la trouver dérisoire, avec sa petite dépression nerveuse.

— Si vous voulez des œufs, du lait, proposa-t-il. Nos poules sont nourries avec du grain non traité… Nous faisons le pain nous-mêmes… En voulez-vous ?

— Je suis toute seule…

— Nous troquons avec une communauté qui fait du blé dans la plaine. Le pain a une tout autre saveur.

Lorsqu’elle reprit son scooter, elle eut l’impression de fuir quelque chose d’important, d’essentiel. Un enseignement naturel. Et Guy qui traitait ces gens d’asociaux dangereux. Comme à plaisir il s’isolait dans une incompréhension rassurante perpétuelle. Comme à plaisir ? Ou parce qu’il avait peur ?

Plus loin elle se souvint que l’oie était toujours en sa possession. Elle fut tentée de s’arrêter, de la jeter de l’autre côté des congères qui bordaient la route mais ne put s’y résigner. Et dès lors elle décida de la préparer. Elle boirait le calice jusqu’à la lie, ferait dorer la bête dans le four, emplirait la maison de son fumet de cuisson.

Elle prépara une farce à sa façon puisque l’enfant avait parlé d’oie farcie, en fourra la volaille, ferma l’ouverture avec une aiguille et du fil. Peut-être que l’odeur ferait revenir Pierre ? Et, bien avant, Truc.

Vers midi il y eut quelques flocons légers, juste un avertissement. Elle ouvrait la fenêtre de la cuisine toutes les cinq minutes pour lancer un coup de sifflet. Mais le chien restait invisible. Ce n’était pas la première fois qu’il filait ainsi. Elle ne s’inquiétait pas trop pour le moment, espérait qu’il serait là avant la nuit. Sinon, pour la première fois depuis longtemps, elle serait seule dans cette maison isolée.

Lorsqu’elle la sortit du four, Charlotte admira l’oie comme un chef-d’œuvre. En piquant sa chair il en coulait un jus délicat, preuve qu’elle était bien cuite. Il lui était impossible d’en détacher la moindre parcelle sans avoir l’impression d’en détruire l’harmonie. Elle la plaça au centre de la table, sur un grand plat en grès rustique, très heureuse de l’avoir si bien réussie. Elle se contenta d’un sandwich au pâté et d’un verre de rouge. Elle ne regrettait plus de n’avoir pu s’en débarrasser. Quant à la découper pour la fourrer au congélateur, quelle idée saugrenue !

À quatre heures elle longea l’orée du bois avec le scooter, espérant que Truc reconnaîtrait le moteur de l’engin et accourrait, mais ce fut encore plus triste qu’elle rentra chez elle. Pour se consoler, elle imagina que le chien avait suivi sa trace jusqu’au village puis s’était rendu à la ferme Lamy.

Le ciel bas hâta la venue de la nuit mais il ne neigeait toujours pas. Elle ne pouvait se résigner à tirer les rideaux, espérant toujours que Truc ferait crisser les vitres sous ses ongles. Mais l’écran noir des fenêtres lui fut vite insupportable et elle se calfeutra chez elle. Elle occupa son temps à allumer du feu dans la cheminée. Le tirage se fit très mal et un peu de fumée envahit le living, montant vers les poutres noires.

Le téléphone la fit sursauter. Elle ne reconnut pas tout de suite la voix du docteur Rolland qui lui demandait de ses nouvelles. Quelle étrange idée à un pareil moment !

— C’est mon mari qui vous a demandé de m’appeler ?

— Je vous assure…

— Je ne suis pas dupe, fit-elle sèchement.

— Il est normal qu’il s’inquiète. Vous êtes seule à La Rousse et il va encore neiger. Elle ne tombe pas, là-haut ?

— Pas encore.

— Demain je dois monter voir une malade. Voulez-vous que je passe vous faire une visite ?

Elle se hérissa :

— Je dois sortir.

— Toute la journée ?

— En principe oui.

— Je prendrai mes risques, dit-il gaiement. Sauf s’il y avait trop de neige évidemment. Votre route n’est jamais déblayée dans les premières… Le scooter marche toujours ?

— Tout va bien, dit-elle. Le scooter et moi-même.

— Et Truc ?

— Également, répondit-elle froidement.

— Bon, peut-être à demain alors…

— Bonsoir, docteur.

Pourrait-elle être libre de faire ce qui lui plairait, un jour ? Sans que les voisins, son mari, son médecin et qui d’autre encore s’inquiètent d’elle, la surveillent ? Guy devait se poser des questions. Elle avait refusé de recevoir les Gardet et demandé qu’il apporte les jouets d’Antoine. Pour lui, l’homme perfectionniste type qu’un nœud de cravate mal fait agaçait, c’était trop. Et il réagissait. Peut-être avait-il téléphoné au café du village également. Ce gosse en cape noire, cette oie de quatre kilos s’ajoutaient au reste. Il avait commencé par le docteur mais si ce dernier ne la trouvait pas à La Rousse le lendemain et l’en informait, peut-être avertirait-il les gendarmes. Pourquoi pas ? La société, la sienne, lui offrait tant de possibilités pour surveiller une femme, SA femme, et au besoin mettre un terme à ses excentricités. Non, pas les gendarmes, tant qu’il pourrait éviter le scandale. Parfois il lui donnait envie de se mettre à crier de toutes ses forces, de hurler. Et c’était évidemment la dernière des choses à faire en présence d’un homme comme lui. Jouer au jeu épuisant du self-control. Toute une vie. Elle était trop vulnérable par ailleurs, irritante. En fuyant Dijon, le monde où évoluaient Guy et sa famille, elle n’existait déjà plus. Et son mari allait s’en rendre compte sous peu si ce n’était déjà fait.

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