CHAPITRE IX

Pierre avait fait un saut sur le côté et paraissait se tenir sur la défensive. Elle avait décroché, les mains tremblantes comme si on venait de la surprendre en flagrant délit d’adultère. Et c’était son mari en effet.

— Il neige, déclara-t-elle.

— Je sais bien. Je m’en suis vu tout le long de la route.

Elle dut devenir blanche car Pierre la fixa avec curiosité.

— Mais où es-tu ?

— À Chapelle-des-Bois. Où veux-tu que je sois ? Mais pas question que je monte avec la voiture. Il faut que tu viennes me chercher avec le scooter. Je n’ai pas envie de passer la nuit ici.

— La couche est molle, il y a du vent, murmura-t-elle.

Puis elle se rebella :

— Tu y songes ? Je vais m’égarer.

— Allons donc, le chemin et la route sont bien balisés. Tu ne risques rien. Tu prends ton temps et tu viens me chercher. Je t’attends au bistrot, à tout à l’heure.

Le combiné à la main, elle resta hébétée.

— Qui c’est ? demanda le jeune garçon.

Elle raccrocha lentement :

— Mon mari. Il est à Chapelle-des-Bois et je dois aller le chercher… Mais que vais-je faire de toi ?… Il est impossible qu’il te trouve ici… Et tu ne peux pas partir avec cette neige.

Le garçon se dirigea vers l’escalier.

— Où vas-tu ?

— Chercher ma cape. Puisqu’il faut que je parte.

— Tu es fou ? Pas avec ce temps.

— Si, je partirai.

— Je te le défends, cria-t-elle. Nous trouverons bien une solution.

À mi-hauteur, il s’arrêta sur une marche, se retourna :

— Vous avez peur de lui ?

— Mais non. Il n’est pas si méchant… Seulement il sera plus curieux que moi, voudra savoir où tu habites, qui sont tes parents. Tu sais, il connaît tout le monde dans la région, beaucoup mieux que moi.

Mais Pierre avait achevé de monter l’escalier et se trouvait dans la chambre. Rageuse, elle enfilait sa veste, allait chercher les bottes dans la grange.

— Si je lui disais que le scooter ne veut pas démarrer ? C’est arrivé l’autre jour. Évidemment, il ne me croira pas. Il est fichu de venir quand même, plus tard, avec le chasse-neige ou alors en se faisant prêter une paire de skis.

Elle gagnerait un sursis de deux heures, trois peut-être, mais il viendrait.

Pierre descendait, enfoui dans sa cape. Seul le capuchon n’était pas rabattu.

— Tu es fou, dit-elle. Personne ne pourrait marcher dans la neige, tu le sais bien. Personne. Même le scooter, je me demande si je pourrai arriver à Chapelle. Écoute… Je vais te cacher…

— Il reste combien de temps ?

— Deux jours. Jusqu’à dimanche soir.

— Vous me cacheriez où ? Il me trouvera.

— Non… Pas si tu restes dans le haut de la grange. Il y a un étage, avec du foin, tu prendras des couvertures, de quoi manger et boire. Viens, on va préparer tout ça.

Dans la cuisine, il désigna l’oie :

— Je veux la prendre…

— Oui, tu as raison. Je vais l’envelopper dans une poche en plastique.

Heureusement qu’il avait pensé à l’oie. Qu’aurait-elle pu expliquer à son mari ?

— Tiens, voilà la poche, fais-le toi-même.

Se précipitant au premier, elle en ramena des couvertures.

— Prends aussi du pain, de l’eau… Et puis je tâcherai de te faire passer des provisions si le temps devait durer. Méfie-toi… Il se lève tôt le matin pour faire de longues promenades en ski. Ou bien il prend le scooter. Mais fais attention… Il est très violent et pourrait avoir une réaction brutale.

Ne se complaisait-elle pas dans une sorte de jeu morbide ? Guy aurait certainement accepté la présence de l’enfant, admis qu’il ne pouvait rentrer chez ses parents.

— Viens.

Elle désigna une trappe dans le plancher au-dessus de la grange.

— C’est là. Il n’y fait pas froid. Le foin amortira le bruit des pas. Tu as tout ce qu’il faut ? Je vais placer l’échelle.

Pour qu’Antoine n’y monte pas on avait rangé l’échelle le long du mur. Elle dut dégager des tas de choses pour la libérer. Il grimpa chargé comme un baudet, souleva la trappe, disparut. Puis sa tête se pencha à nouveau.

— J’ai rien pour m’éclairer.

— Attends.

Elle alla chercher une énorme lampe à pile, la lui monta.

— Fais bien attention. Il faut que je retire l’échelle mais tu dois pouvoir sortir par l’extérieur. La neige approche de la petite lucarne, tu verras.

Haletante, elle rangea l’échelle, dut remettre les différents objets. Enfin elle put mettre le scooter en marche. Lorsqu’elle ouvrit la porte de la grange le vent s’engouffra avec des tourbillons de neige épaisse.

« Je n’y arriverai jamais, pensa-t-elle. Il faut que je ferme les portes sinon on ne pourra plus rentrer. »

Tant qu’elle fut dans le chemin, avec le vent venant de côté, ce fut assez aisé, mais sur la route, vent debout, le phare éclairant des congères énormes, elle pensa sérieusement à faire demi-tour. Il n’y avait qu’un seul mari pour demander un tel exploit à sa femme et il fallait que ce soit Guy Berthod.

Par chance la route était balisée de grands piquets qui ne disparaissaient pas sous la neige, parfois par les poteaux électriques ou du téléphone. Mais soudain une énorme congère lui barra le chemin. Elle dut la contourner par la gauche, sentit l’engin s’enfoncer dangereusement, donna un puissant coup d’accélérateur pour le dégager in extremis. Il faillit basculer sur le côté et elle dut rétablir l’équilibre tant bien que mal.

Elle calcula qu’à cette allure il lui faudrait au moins une heure, peut-être plus pour atteindre le village. Pendant ce temps Guy devait discuter dans le bistrot bien chaud, offrir à boire à tout le monde, apprendre qu’il aurait de l’oie à son menu de dimanche, que sa femme avait prévu des invités, que c’était bien ennuyeux qu’il soit tout seul. Il apprendrait aussi que Charlotte cherchait partout un petit garçon portant une longue cape noire. Bref, il aurait largement le temps d’accumuler sa rancœur, des questions rageuses pendant qu’elle bataillait contre la tempête.

Une nouvelle fois le scooter s’enfonça dans la neige et les chenilles battirent désespérément la couche molle sans pouvoir avancer d’un pouce. Elle dut reculer puis finalement descendre pour pelleter à la lueur de son phare. Elle en pleurait de fatigue et d’amertume. La congère qu’elle franchit était si énorme qu’elle se demanda comment ils feraient pour le retour.

Et puis enfin elle aperçut la lumière, celle de la première maison du village quand on venait de La Rousse. Le vent avait dégagé la route dans ce coin-là et en moins de cinq minutes elle s’arrêtait devant le bistrot.

Lorsqu’elle entra dans la salle, elle les vit tous. Son mari au centre d’un groupe où se trouvaient Michel, Bouvet, tous les habitués.

— Bravo ! dit le patron. Il fallait le faire.

Elle titubait un peu sur ses jambes et se laissa tomber sur une chaise. Son mari vint l’embrasser, lui apporta un whisky.

— Je ne pouvais pas rester là, tu comprends ? Mais on va attendre pour le retour. Le chasse-neige nous ouvrira la route si la neige tombe moins dru. Avec un billet il fera bien ça. On pourra manger un morceau ici.

— Vous pouvez aussi coucher, vous savez, dit le patron. On a toujours une chambre de disponible.

Charlotte avala son whisky d’un coup, surprit le regard que les autres clients échangeaient. Elle s’en moquait. Dingue, poivrote, qu’ils pensent ce qu’ils voudraient.

— Tout va bien à La Rousse ? demanda-t-il.

Elle secoua la tête.

— Non, Truc a disparu. Depuis hier matin. Je ne voulais pas te le dire au téléphone, pensant qu’il rentrerait. Je l’ai cherché partout, jusque dans la forêt.

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