CHAPITRE XIV

Dans l’après-midi le téléphone sonna encore une fois. Robert, assis devant le feu, la regarda :

— Ils vous traquent vraiment.

Son mari avait téléphoné deux fois dans la matinée, puis ensuite il y avait eu le docteur Rolland vers midi. Il projetait de passer la voir le lendemain, n’ayant pu venir vendredi à cause de la tempête de neige.

— Oui, madame Berthod… Ah ! C’est vous, madame… Non, tout va bien, mais je n’avais rien à faire au village ce matin. Demain certainement. Je vous remercie.

Elle raccrocha.

— La patronne du bistrot, dit-elle.

— Il a prévenu tout le monde, alors ? Ils ne nous ficheront pas la paix ?

— Je le crains, soupira-t-elle.

— Vous l’aimez ?

Surprise, elle posa son magazine pour regarder le jeune garçon.

— C’est mon mari, dit-elle.

— Si vous l’aimiez, vous vivriez avec lui à Dijon.

— Mais je suis fatiguée, nerveusement. Il me faut l’air pur de la montagne.

— Je suis sûr que vous allez très bien, dit-il. Mais vous avez besoin d’un prétexte.

Suffoquée par tant d’impertinence, elle lui tourna le dos, allongea ses jambes sur l’accoudoir de la banquette.

— Si vous ne l’aimez pas, divorcez et vous serez tranquille.

Elle ne répondit pas. Il se leva pour aller chercher une pomme. Du moins elle le supposa lorsqu’elle l’entendit croquer dedans et mâcher avec bruit.

— Vous n’avez pas essayé d’avoir un autre gosse ? Vous êtes jeune pourtant. Vous pourriez avoir un bébé.

— Occupe-toi de ce qui te regarde.

— Oh ! Ne vous fâchez pas.

Il se dirigea vers la grange.

— Où vas-tu ?

— Chercher du bois.

— Ne sors pas au-dehors surtout.

— Pourquoi, vous croyez qu’il a payé des gens pour vous surveiller ?

Non, elle ne le pensait pas mais quelqu’un pouvait passer, comme « par hasard ». Michel par exemple ou n’importe quel autre habitant du village.

— Moi, je ne supporterais pas, dit-il en revenant les bras chargés de bûches.

— Tu ne supporterais pas quoi ? demanda-t-elle avec un calme trop appliqué.

— Qu’il me surveille sans relâche, qu’il ne me fiche pas la paix. C’est ça le mariage ?

— Il se fait du souci.

— Il croit que vous avez des visions ? S’il arrivait maintenant et qu’il me découvre, il saurait bien que non.

Elle y songeait sans cesse. Il pouvait atteindre La Rousse avec sa voiture, surgir sans qu’ils s’y attendent. Robert n’aurait pas le temps de se cacher. Le temps était très doux, la petite route certainement accessible.

— Tu ne m’as pas dit ton nom, fit-elle.

— C’est sans importance.

— Ton père était marin ?

— Officier marinier, fit-il sèchement. Pas simple marin.

— Excuse-moi.

— J’avais six ans quand il est mort. En service commandé. Mais ma mère avait déjà foutu le camp et j’étais déjà en pension. Ça n’a pas changé grand-chose à ma vie.

Tout en parlant, il arrangeait le feu avec un soin étonnant, et c’était l’une des rares choses qu’elle lui voyait faire avec plaisir. Il ne s’offrait jamais pour l’aider, ne serait-ce qu’à débarrasser la table après le repas.

Il avait accepté de dormir dans la chambre d’Antoine, mais lorsqu’elle s’était réveillée elle l’avait découvert dans le living. Il avait sauté sur ses pieds dès qu’il l’avait entendue. Tout ça parce qu’elle avait refusé d’ôter les plombs du téléphone.

— Non, ce serait imprudent. Mon mari peut très bien appeler cette nuit, ou n’importe qui. On s’étonnera.

— Des blagues ! Vous allez les appeler pendant que je dormirai.

— Je t’ai dit que non.

Cette méfiance la rendait nerveuse. Il avait l’air de la surveiller constamment. Moins depuis le début de l’après-midi. Lorsqu’il s’était rendu compte qu’elle était harcelée par son mari, le docteur et des gens du village.

— On ne va quand même pas rester enfermés tout le temps, dit-il. Moi j’aime aller dehors. Je ferais bien de la luge.

— Attends la tombée de la nuit. Il peut passer quelqu’un.

— Qu’avez-vous décidé pour moi ?

Charlotte cessa de lire et s’installa pour lui faire face :

— Mais ce n’est pas à moi de décider. Tu es libre. Je ne me sens aucun droit sur toi.

— Et mon copain, on le laisse là-bas ?

— C’est toi, décide.

— Dans le fond, vous aimeriez que je foute le camp au plus vite pour reprendre votre vie bien tranquille, bien confortable.

— Te l’ai-je fait sentir ?

Il haussa les épaules :

— Vous n’aimez personne. Ni votre mari, ni les voisins. Et moi encore moins que tous les autres. C’est pas très chouette votre genre de vie. C’est tout con.

— Tu as raison, dit-elle, c’est tout con. Mais tu ne me gênes pas.

— C’est ça, je remplace votre sale cabot ?

— Ne parlons pas de lui, veux-tu ?

— Vous le regrettez ?

Lorsqu’il remarqua qu’elle avait des larmes aux yeux il marmonna quelque chose, retourna à son feu.

— Si je l’ai tué, dit-il d’une voix bizarre, c’est pour qu’il lâche mon copain. Je ne pouvais pas faire autrement.

Elle avait repris son magazine et il savait qu’elle ne lui répondrait pas.

— Albert avait un bâton à la main. Peut-être que c’est à cause de ça que le chien a attaqué tout de suite. C’était terrible, vous savez. Je voyais le sang gicler entre ses crocs… Je devenais fou. N’importe qui aurait fait la même chose à ma place. Vous dites que Truc n’était pas méchant mais vous l’aviez ici pour vous protéger, pour garder votre maison. Donc vous pensiez que si quelqu’un essayait d’entrer ou de vous faire du mal il l’attaquerait ?

La femme restait silencieuse.

— Vous préférez votre chien à la vie d’un homme ? Vous êtes quand même une drôle de femme.

Au même instant il y eut plusieurs aboiements de chien. Le garçon se dressa, le tisonnier à la main. Charlotte se leva, très pâle.

— Monte dans la chambre.

— Qu’est-ce que c’est ?… On dirait votre chien.

— Va-t’en, mais va-t’en donc.

On frappait à la porte du living. Robert escalada les escaliers en silence, disparut. Lorsqu’elle ouvrit, le grand blond barbu de la ferme Lamy lui sourit en retirant sa casquette de skieur.

— Bonjour, dit-il. Je vous apporte quelques œufs… Samson, je ne veux pas que tu rentres, tu vas tout salir.

— Ça ne fait rien, dit-elle.

Le chien furetait partout et soudain il se planta au bas de l’escalier et aboya avec force.

— Veux-tu te taire !… Je suis désolé, dit-il. Voici six œufs… Parce que vous avez été si gentille avec nous l’autre jour. Nous étions désolés de vous refuser cette oie.

— Ça n’avait aucune importance, dit-elle. Tout va bien à la ferme ?

— Oui. Notre voleur de lait a cessé de saccager nos bidons que nous descendons jusqu’à la route. Je ne sais qui c’est, peut-être un touriste… Il devait remplir une bouteille mais étant donné la taille des bidons il en flanquait trois ou quatre fois plus par terre. Samson, va te coucher !

Le chien s’accroupit au pied de l’escalier, grondant du fond de sa gorge.

— Vous avez trouvé le petit garçon qui s’appelait Pierre ?

— Non, dit-elle. Mais je ne le cherche plus. Combien je vous dois pour les œufs ?

— C’est un cadeau. Mais les prochains seront payants, dit-il en riant. Vous savez, on va essayer de faire une partie de notre fromage nous-mêmes, juste pour notre consommation, et s’il est réussi, on vous en apportera un morceau.

— C’est gentil. Voulez-vous boire quelque chose ?

— Alors ce sera un peu de vin si vous en avez. Vous voyez que nous ne sommes pas tout à fait des illuminés. C’est très joli chez vous. Vous savez que vous pouvez venir nous voir quand vous voulez.

Elle ouvrit une bouteille de beaujolais, apporta deux verres.

— Vous êtes venu en skis ?

— En raquettes comme un vieux trappeur du Grand Nord. C’est tout de même plus couleur locale.

Il leva le verre dans sa direction.

— Je bois à l’amitié… J’ai rencontré votre mari, hier dimanche, alors qu’il revenait du village.

Charlotte se raidit imperceptiblement.

— Je revenais d’acheter du tabac. Il a eu la gentillesse de me proposer de me déposer en bas de chez nous. C’était très aimable de sa part. Je ne pense pas qu’il ait eu autre chose que le désir de me rendre service, de sa part.

— Je ne comprends pas, murmura-t-elle.

— M. Berthod s’est toujours méfié de notre voisinage. Je sais qu’il a reproché au propriétaire de nous avoir loué cette ferme à bail. C’est tout à fait normal… Et je suis heureux d’avoir constaté hier qu’il était revenu à de meilleurs sentiments.

Il souriait dans sa barbe avec une ironie bienveillante.

— Seulement… j’ai cru que votre mari voulait m’acheter en quelque sorte. Il m’a beaucoup parlé de ses bonnes relations avec les gens du coin, de l’influence qu’il pouvait avoir… Je suis toujours surpris d’entendre parler ainsi dans ce beau pays, un peu moins que ce soit par quelqu’un qui n’en est pas natif.

— Il vous a demandé quelque chose ?

L’homme continuait de sourire en regardant le fond de son verre de vin.

— Tout simplement de veiller sur vous, madame Berthod. Je me suis étonné. Vous êtes en sécurité dans ce pays et nul ne vous voudrait du mal. Mais M. Berthod semble craindre autre chose… Il m’est difficile d’être plus précis.

— Inutile, dit-elle. Ce que mon mari redoute c’est ce que je pourrais faire. Il pense que je suis déséquilibrée sur le plan mental.

— Merci, dit-il. Je voulais vous dire que ni moi ni mes compagnons ne sommes très doués pour ce genre de surveillance et que toute répression, même maritale, nous paraît odieuse. Chacun a sa folie. La nôtre est de vivre en rupture d’une certaine société. Pour votre mari, nous sommes des cinglés et pour pas mal de gens également. Bien que solidaires et farouchement individualistes, vous nous rejoignez un peu, madame Berthod. Nous ne voulons pas intervenir dans votre vie, mais sachez que nous sommes vos amis.

Elle cilla à plusieurs reprises, très émue.

— Il faut que je rentre, maintenant.

— Merci de votre visite.

Le téléphone sonna. Elle eut un élan puis se contint.

— Je ne répondrai pas, dit-elle.

— On nous sonne et nous venons, dit-il, comme des larbins. Un tentacule de plus que la société lance sur nous. Quand j’étais dans la région parisienne, j’étais assigné à résidence à la suite d’événements politiques. De temps en temps une voix anonyme me demandait si j’étais toujours là. J’ai fini par demander qu’on résilie mon abonnement. Tout a commencé ce jour-là, quand j’ai constaté que je pouvais m’en passer.

La sonnerie lui coupait régulièrement la parole.

— C’est mon mari, dit-elle. Ou le médecin. Ou quelqu’un du village. Peut-être des amies de Dijon auxquelles il aura demandé de me téléphoner, espérant que je serais plus en confiance avec elles.

Elle l’accompagna jusqu’à la porte. Son chien quitta à regret le pied de l’escalier. Tranquillement l’homme chaussa ses raquettes, baissa les oreilles de sa casquette.

— Dix fois, dit-il. Dix coups de sonnette. Mais ils vous rappelleront. À bientôt peut-être.

Il s’éloigna, tandis que son chien partait en avant en jappant joyeusement. Puis elle referma la porte, retourna s’installer sur la banquette.

— Tu peux revenir, cria-t-elle.

Au bout d’un moment elle s’affola. Pourquoi ne répondait-il pas. Était-il encore en haut ? Y avait-il jamais été ? Si elle avait rêvé tous les derniers événements !

— Pierre, pourquoi ne réponds-tu pas ?

Elle se rua dans l’escalier, le trouva allongé sur son lit en train de lire un album de bandes dessinées.

— Tu ne peux pas me répondre, non ? explosa-t-elle.

— Je ne m’appelle pas Pierre, dit-il, mais Robert.

Confuse, elle ne sut que dire.

— Qui c’était, ce mec ?

— Celui de la ferme Lamy à qui tu fauchais du lait parfois. Le chien a bien reconnu ton odeur. C’est pourquoi il aboyait au bas de l’escalier.

— Il voulait quoi ?

— M’apporter des œufs… Et aussi…

— Quoi ?

— Rien. Cela ne le regardait pas.

— Et le téléphone, vous n’avez pas décroché ?

— Je pouvais être sortie.

Elle comprit qu’elle l’importunait, se résigna à redescendre.

— Quand tu voudras goûter…

— Goûter, comme un môme… J’ai treize ans même si j’en parais dix. Ça change tout, non ?

— Excuse-moi. Que faut-il dire à la place de goûter ?

— Oh ! Vous trouverez bien. Vous êtes futée.

En descendant elle se demandait si elle l’était vraiment, futée. Elle s’était toujours prise pour une bonne gourde incapable de prévoir les catastrophes.

Il ne descendit qu’un peu avant la nuit :

— Ce soir on bouffe encore des congelés ?

— Je ne suis pas allée aux courses, dit-elle. Mais demain j’essaierai de faire mieux. Il reste encore de la tarte aux pommes.

— Plus maintenant, dit-il la bouche pleine.

Et Guy qui lui avait reproché d’en avoir fait pour dix.

— Tu aimes ça ?

— Celle à l’ananas, vous ne savez pas la faire ?

— Si, mais il vaut mieux de l’ananas frais et ici je ne crois pas que j’en trouverai.

— On trouve rien dans ce bled, grommela-t-il. Je peux me faire du chocolat ?

— Mais, c’est moi…

— Non, restez tranquille. Je sais très bien me débrouiller. Vous en voulez ?

Pour la première fois il se montrait prévenant.

— Oui, j’en prendrais bien.

— Si vous préférez du thé, lança-t-il, débrouillez-vous car je ne sais pas préparer cette saloperie.

— Le chocolat me conviendra très bien, assura-t-elle avec un sourire retenu.

Ce soir-là son mari appela deux fois. L’une de son bureau, l’autre de chez eux. Puis comme par hasard ce fut sa belle-sœur qui habitait Paris qui lui demanda de ses nouvelles, enchaîna ensuite sur ses sorties habituelles dans la capitale.

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