CHAPITRE XVI

En évitant de faire du bruit elle se versa du whisky, s’installa dans une chauffeuse pour le boire. Il y avait une heure que les gendarmes étaient repartis et Robert n’était pas descendu du premier étage. Le brigadier avait longuement insisté pour qu’elle ne reste pas seule la nuit suivante et les prochaines, jusqu’à ce que l’assassin d’Albert Roquas soit retrouvé. Elle avait refusé.

« Je dois en référer au maire de Chapelle, dit-il. Il prendra ses responsabilités. »

Lorsque le verre de whisky serait fini, elle monterait lui parler, juré ! Elle le buvait à petites gorgées sans précipitation. Peut-être n’y avait-il personne en haut. Pas d’enfant aux yeux caves surtout. Peut-être que Guy, tous les autres avaient raison. Dans le fond, ils ne voulaient que son bien, ils étaient gentils. Elle mettait beaucoup de mauvaise volonté à leur égard et elle se demandait comment ils pouvaient se montrer aussi patients envers elle.

Le verre était vide. Elle tendit la main vers la bouteille puis secoua la tête. Il ne fallait pas tricher. Elle aurait droit au deuxième verre lorsqu’elle aurait vu qu’il n’y avait personne dans les chambres du haut.

Elle monta l’escalier en chantonnant, mais sa gorge se bloqua lorsqu’elle découvrit l’enfant dans la chambre d’Antoine, entouré par tous les jouets apportés par son mari. Tout se mélangeait, les rails et les voitures électriques du circuit, les pièces du meccano et les wagons du train miniature. Il leva une tête ravie :

— C’est chouette. Je vais essayer de construire ce pont tournant. Puis je monterai le circuit et les rails. Ils se croiseront l’un au-dessus de l’autre.

— Pourquoi as-tu tué Albert Roquas ?

Très affairé, il ouvrit une boîte de boulons avant de songer à lui répondre :

— Il voulait qu’on vienne ici s’installer. Il disait qu’on vous violerait, qu’on vous ferait dire où vous cachiez votre argent et qu’ensuite on vous tuerait.

— Tu mens, dit-elle d’une voix tremblante.

— Non. Vous ne connaissiez pas Albert. Il avait quinze ans et il avait déjà couché avec une fille. C’était un dur. Il m’avait dit de lui apporter le couteau. Et puis quand il m’a expliqué, j’ai dit que je ne voulais pas, que vous étiez gentille, que je vous aimais bien. Il s’est moqué de moi, a voulu me prendre le couteau. C’est en nous battant qu’il s’est blessé et qu’il est mort.

— Tu pouvais le sauver en venant me chercher. Nous aurions téléphoné à un médecin.

— Je suis venu mais vous n’étiez pas là. Quand je suis retourné là-bas il était mort.

— Tu mens, tu mens… Tu ne t’es pas évadé d’un orphelinat de la marine. Je me demande où tu es allé chercher ça. Albert, lui, venait d’un Centre d’éducation surveillée. Pas toi. Les gendarmes n’ont pas parlé de toi. Ils ignorent ta présence dans ce coin.

— Non, c’est vrai ? s’exclama-t-il joyeusement. C’est quand même formidable !

— D’où viens-tu ? cria-t-elle.

Il reposa les pièces métalliques qu’il vissait avec un soupir excédé :

— Ne hurlez pas comme ça. On doit vous entendre de loin. Je vous ai sauvée et c’est votre façon de me remercier ? Si j’avais accepté, hein ? Vous seriez morte maintenant et Albert vous aurait torturée avant. Vous ne vous rendez pas compte que vous avez failli passer de sales moments et vous m’engueulez.

Charlotte prit sa tête entre ses mains.

— Moi aussi je t’ai sauvé. J’aurais pu dire aux gendarmes que tu étais ici.

— Vous ne l’auriez pas fait, dit-il.

— Tu crois ça ? Tu crois que j’ai quelque affection pour toi ? Eh bien ! Tu te trompes ! Si je ne leur ai rien dit c’est parce que j’ai voulu te laisser une chance. À la nuit tu partiras où tu voudras mais tu ne reviendras pas ici.

— Vous ne leur avez rien dit parce que vous n’étiez pas sûre que j’étais ici. Vous n’étiez pas sûre que j’existais.

Elle recula comme s’il l’avait repoussée avec force, rencontra le mur. Ainsi il avait percé le secret de ses doutes, de la nature équivoque de leurs rapports.

— Ne vous frappez pas ainsi. Je m’en suis vite aperçu que vous me preniez pour une sorte de fantôme. Si vous leur aviez fait fouiller la maison et qu’ils ne trouvent rien, ils vous embarquaient tout de suite pour vous conduire chez les fous. Pas vrai ?

— Espèce de petit monstre !…

— Oh ! Ça va… Ça me fait de la peine que vous vous mettiez dans tous vos états. Je vous préfère quand vous êtes gaie, quand on mange tous les deux en tête à tête. Dans le fond vous êtes très gentille, la preuve, ces jouets que vous avez fait apporter par votre mari. Pour moi, moi tout seul. Albert il n’aurait jamais rien compris. Il se serait foutu de moi. Il ne voyait qu’une chose, lui. Qu’il pourrait vous sauter autant qu’il le voudrait, vous faire souffrir et vous faucher tout votre fric. C’était pas un dingue, non, mais simplement un grand. Un adulte.

Il haussa les épaules.

— Il fumait, buvait du vin ou de l’alcool quand il le pouvait. Ça le pourrissait. Moi je ne suis pas comme ça. J’aime bien m’amuser avec tous ces machins qui doivent coûter un fric fou. Je vous assure que je pourrais passer des journées entières dans cette chambre sans avoir envie de sortir. Et puis vous m’en achèteriez d’autres, des jouets. Il y a des tas de trucs encore plus fantastiques.

Il la regarda avec un sourire qu’elle ne lui connaissait pas, un sourire qui le métamorphosait.

— Imaginez que vous soyez rentrée bien tranquille jeudi et que vous nous ayez trouvés. Albert voulait vous assommer tout de suite, vous attacher toute nue. Quel dégoûtant ! Maintenant il ne pourra plus vous faire de mal. Jamais. Et personne ne sait que je suis chez vous.

— D’où viens-tu ? murmura-t-elle.

— Oh ! Laissez un peu tomber vos questions. On s’est rencontrés un peu par hasard, avec Albert. Il allait en vacances chez ses grands-parents du côté d’Auxerre. On a décidé de partir ensemble. Pour ce qui est de ma famille, vous inquiétez pas. Ils s’en foutent royalement. Un jour peut-être je vous en dirai plus.

L’enfant s’était inventé un père mort en service commandé. Un officier marinier. Elle aurait dû soupçonner la supercherie. Saurait-elle jamais qui il était ?

— Il n’y aura pas d’autres jours, dit-elle. Tu vas partir cette nuit. C’est tout.

— Sinon vous me dénoncez ?

— Je ne te dirai plus rien.

Elle eut l’impression qu’il regardait les jouets qui l’entouraient avec désespoir.

— C’est à cause de lui, bien sûr. Vous en avez toujours eu peur. Vous avez l’air de vous en foutre quand on vous voit comme ça, mais il vous tient bien.

— De qui parles-tu ainsi ?

— De votre mari. Je suis sûr que c’est à cause de lui que vous n’avez pas eu un autre enfant. Et peut-être que vous aviez songé à en adopter un, mais qu’il ne veut pas.

— Il n’en a jamais été question.

De sa bouche un peu trop rouge il fit une moue incrédule. Elle remarqua qu’il avait des lèvres enfantines, un tout petit nez très fin. Il lui parut aussi beaucoup moins maigre que la première fois où elle l’avait vu. Elle n’avait rien à se reprocher. Elle l’avait nourri aussi bien qu’elle le pouvait quand il était là. Ce n’était plus l’ectoplasme du début mais un petit garçon un peu chétif pour son âge et qui pouvait se développer avec de bons soins attentifs. Peut-être lui faudrait-il un meilleur climat, celui du Midi par exemple.

— Alors vous me foutez à la porte, dit-il. C’est pas très chic de votre part après tout ce que j’ai fait pour vous mais je ne vais pas insister. Mais c’est dommage. Je crois que je me serais beaucoup plu avec vous. Si seulement vous étiez veuve ou divorcée. Mais non. Il y a ce type de Dijon. Même s’il vous emmerde copieusement vous continuez de le supporter.

Il secoua la tête avec une indulgence qu’elle ne lui connaissait pas. Était-ce d’être libéré de son compagnon plus âgé qu’il redevenait un enfant paisible, presque semblable aux autres enfants ?

— Je peux continuer à jouer ? Pas question que je parte juste à la nuit. Peut-être que les flics surveillent le coin. Je dormirai un peu si je peux et puis vers minuit je filerai. Si vous pouvez me donner un peu de fric, quelques provisions aussi. Pas grand-chose. Juste pour voir venir.

— Tu rentres chez toi ?

— Chez moi ? Si vous saviez ce que c’est chez moi vous n’oseriez pas en parler, tiens. Maintenant que je me suis fait la malle, je n’ai pas l’intention de revenir recevoir une trempe. Et puis je ne crois pas que ça leur ferait plaisir. Je peux avoir un peu de chocolat avec des tartines ?

— Je vais te chercher ça, dit-elle.

Le maire lui téléphona peu après. Sans chercher à l’effrayer il essayait de la convaincre de venir au village.

— Nous avons une chambre confortable à votre disposition. Ce sera l’affaire de deux ou trois jours. Nous ne voudrions pas qu’il vous arrive quelque chose de fâcheux, madame Berthod.

— Je vous remercie, dit-elle, mais je n’ai aucune inquiétude. Je préfère rester chez moi.

— Ce n’est pas raisonnable, madame Berthod. Voulez-vous que je vienne vous chercher ?

— Il serait inutile que vous vous dérangiez, monsieur le maire. Je suis certaine qu’il ne se passera rien.

Elle remonta au premier informer Robert, s’étonnant de son indifférence. Il se concentrait sur son pont tournant comme un enfant que l’agitation des adultes laisse froid.

— Le maire veut que je quitte La Rousse pour quelques jours.

— Ils vous traquent tous, dit-il simplement. Maintenant il va avertir votre mari. Ce sera autre chose.

Cette mise au défi la rebella :

— Oh ! Ce sera la même réponse. Je suis quand même assez grande pour savoir ce que je dois faire.

— Ils finiront par vous avoir, dit-il, penché sur son ouvrage. Ils finissent toujours par gagner.

Moins d’une heure plus tard, Guy l’appelait en effet. D’abord il s’efforça de rester calme.

— Tu aurais pu me le dire qu’il y avait eu un drame au pays. Bigre, un gosse assassiné c’est quand même une drôle d’histoire ! Et à proximité de chez nous !

— Je comptais te le dire ce soir, répondit-elle, contractée.

— Tu ne vas quand même pas rester là-bas toute seule ? Que vont penser les gens ?

— Le maire m’a téléphoné.

— Bien sûr et c’était son devoir. Je le comprends parfaitement, cet homme. Tu ne vas quand même pas bouleverser leur vie par ton obstination ? Si tu ne le fais ni pour toi ni pour moi, fais-le pour eux. Ce sont tous de braves gens et tu vas les mettre en peine. Il y a une chambre qui t’attend au village et tu peux prendre tes repas au bistrot. C’est l’affaire de quelques jours. On va retrouver rapidement l’assassin, surtout s’il s’agit d’un maniaque sexuel. Alors tu fais plaisir à tout le monde et dans une petite heure je t’appelle au bistrot du village pour voir si tu es bien installée.

— Non, dit-elle, j’ai décidé de rester ici et je n’en bougerai pas.

— Tu es folle, hurla-t-il, complètement folle ! Et ce n’est pas d’aujourd’hui. Je t’ordonne de quitter La Rousse et de t’installer au village, sinon je viens te chercher.

— Tu ne peux me forcer à partir, répliqua-t-elle d’une voix mal assurée, le visage blanc.

— Tu crois ça ? Dans ce genre de situation il me sera facile d’obtenir tous les concours. On peut t’embarquer de force dans une ambulance et te conduire dans une maison de santé pour quelque temps.

— Une maison de santé ? murmura-t-elle horrifiée.

— C’est ce que j’aurais dû faire depuis longtemps. D’ailleurs tous les médecins que tu as vus sont d’accord sur ce point. Celui de Dijon et celui de là-bas. J’ai eu la faiblesse de trop t’en tolérer. Maintenant c’est fini.

Ne pouvant en supporter davantage, elle raccrocha, se laissa tomber sur un siège. Elle tremblait et claquait des dents comme si un froid glacial s’était abattu sur elle d’un coup. Sous l’effet de la colère, son mari venait de se révéler tel qu’il était. Excédé par cette femme qui se détachait de plus en plus de lui, refusait de vivre auprès de lui à Dijon, d’assumer son rôle d’épouse d’un grand bourgeois de la ville. C’était lui qui devenait fou. De rage, d’humiliation, lui qui n’admettait pas qu’on lui résiste, devant lequel on devait céder ou s’effacer.

À nouveau la sonnerie du téléphone. Elle compta machinalement les appels. Jusqu’à combien irait-il ? Vingt ? Trente ? Elle le connaissait très bien pour estimer qu’il pouvait insister pendant une heure pour l’obliger à répondre.

Poursuivie par les appels de la sonnerie, elle monta au premier, referma la porte derrière elle.

— Vous ne répondez pas ? C’est votre mari ?

— Où en es-tu de ton pont ?

— Ça marche. Il ne me reste plus qu’à construire le mécanisme qui le fait tourner. Vous comprenez, c’est la route qui passera au-dessus, pas le train. Mais je me demande si je pourrais terminer avant de partir. Il faut encore installer le circuit, les rails.

— Je peux t’aider, proposa-t-elle.

— Vous le faisiez pour Antoine ?

— Quelquefois.

Dans le silence qui suivit la sonnerie s’acharnait toujours. Guy ne se doutait pas qu’il détruisait le respect qu’elle avait encore pour lui une heure auparavant. Avec un acharnement dément. Tout partait en poussière.

— Je m’occupe du chemin de fer, dit-elle en s’agenouillant.

— N’oubliez pas les aiguillages. J’ai choisi le schéma numéro trois. Vous n’avez qu’à suivre le plan.

Elle s’absorba si bien dans ce jeu qu’elle ne remarqua pas immédiatement que le téléphone ne sonnait plus. Pour s’en convaincre elle alla ouvrir la porte.

— Il y a déjà cinq minutes, dit l’enfant. Vous ne vous en étiez pas rendu compte ?

— Non.

Charlotte soupira.

— Maintenant il va venir me chercher. Peut-être avec une ambulance et des infirmiers. Passe-moi les rails courbes, maintenant.

— Il a le droit ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi ne divorcez-vous pas ?

— S’il me fait interner, ce ne sera plus possible. Il sait bien ce qu’il fait.

— Vous croyez qu’il va venir ce soir ?

— Il ne faut que deux heures depuis Dijon. Trois si je compte les formalités à remplir… Les complicités, devrais-je dire. Et tout le monde lui donnera raison dans le pays.

Robert vissait le mécanisme très délicat avec beaucoup d’habileté manuelle.

— Il peut avoir un accident sur la route. Se tuer au volant de sa voiture. Que se passera-t-il alors ?

— Eh bien, dit-elle, je serai libre de faire ce qu’il me plaira. Personne ne pourra plus m’imposer sa volonté, et pour me reconnaître pour folle, il faudra des tas d’expertises, de contre-expertises.

— Ça vous plairait ?

— Je ne souhaite la mort de personne, dit-elle, mais il n’y avait aucune fermeté dans sa voix comme si elle n’était pas convaincue par ce qu’elle exprimait.

— Vous resteriez ici ?

— Oh ! Pas forcément. Peut-être que j’irais dans le Midi. Une jolie maison avec des oliviers et des pins, la mer pas très loin.

— Un bateau, fit-il excité.

Pourquoi avait-il voulu lui faire croire qu’il était le fils d’un marin sinon parce qu’il aimait la mer d’instinct sans jamais l’avoir vue très certainement.

— Peut-être un bateau.

— Ce serait chouette pour vous, murmura-t-il d’une voix étranglée.

— Très chouette, renchérit-elle.

Il reposa le pont inachevé et se leva.

— Tu ne continues pas ?

— Je n’aurai pas le temps de terminer avant de partir, dit-il. Et puis il me faut tout défaire et remettre en place.

Charlotte continuait d’emboîter les rails comme si elle n’avait pas entendu.

— Qu’est-ce que vous en ferez de tous ces jouets lorsque je serai parti ? demanda-t-il avec une fausse désinvolture.

Elle le regarda :

— Tu veux toujours partir ?

— Vous savez, il n’aura pas d’accident. Il arrivera ici sain et sauf. Ce doit être un bon pilote.

— Excellent.

— Alors il vaut mieux que je file.

Du pied il repoussa les rails, les sections de piste routière, le pont inachevé.

— Tu sais ce que je ferais, dit-elle, si par hasard je me retrouvais libre ?

— Vous seriez foutue de vous remarier avec un con, lui lança-t-il avec hargne.

— Non, pas deux fois. Je crois que j’adopterais un gosse de ton âge. Oui, c’est ce que je ferais.

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