CHAPITRE XIII

Qui allait mourir ? Il ne voulait pas le dire. Il s’emportait :

— Mais venez, venez au lieu de discuter. Vous avez bien de quoi le soigner dans votre pharmacie.

— Si tu me dis de quoi il souffre.

— D’une blessure à la jambe. Il est plein de sang. Partout. On n’a pas pu l’arrêter.

Dans son armoire à médicaments elle n’avait pas grand-chose, n’y connaissait rien en médecine. Elle remplit, un peu au hasard, une sacoche en cuir. Restait lucide. L’enfant l’attirait dans un piège. Elle ne savait pas exactement pourquoi, mais elle en était certaine. Lorsqu’elle revint, il était installé à l’arrière du snow-car. Il n’avait jamais douté de son acceptation.

— Par où dois-je aller ?

— Vers la forêt. L’allée principale pas très loin d’ici. Puis je vous indiquerai.

C’est tout juste si la neige gelait en surface, une mince pellicule. Elle roulait lentement, le phare éclairant la masse plus sombre de la forêt qui se rapprochait. Dès qu’elle fut sous les grands arbres elle regretta d’être venue. Un quart d’heure plus tôt elle fuyait, épouvantée, dans toute la maison l’apparition de l’enfant et, parce qu’elle s’était persuadée qu’il était bien vivant, elle s’en méfiait moins. Alors que certainement il n’en était que plus dangereux. Et vers qui allaient-ils ? Son père ? Blessé à la jambe ? Comment ? Et où se trouvait sa mère ?

— Tournez à gauche, cria-t-il dans son dos.

Elle hésitait à s’écarter de la piste principale mais il n’y avait que très peu de congères dans le bois. Elle crut se souvenir qu’il y avait une maison en ruine dans le coin, une ancienne maison forestière. Et puis elle aperçut l’énorme tas de neige au centre d’une clairière où le vent avait pu souffler librement.

— C’est là, cria-t-il.

En effet, il y avait des traces de pas. Une sorte de tunnel à la base du tas de neige.

— Venez.

L’enfant se mit à quatre pattes et elle le suivit. Tout au bout brillait une lumière et non sans étonnement elle reconnut une vieille lanterne sourde fonctionnant au pétrole qu’ils utilisaient en cas de panne d’électricité. Et à côté il y avait le bidon de pétrole qu’elle tenait en réserve.

Elle se redressa, dans une pièce encore en bon état. Murs de pierre, plancher de bois grossier mais solide. Plancher au-dessus. La seule partie de la maison en ruine qui soit habitable. La neige recouvrait le tout, le transformait en igloo. Et puis dans un coin un tas de couvertures, ses couvertures. Émergeant d’elles, un visage pâle, très pâle d’un garçon de douze à quatorze ans.

— Mais qui est-ce ?

— Mon copain. Il faut le soigner.

Charlotte se pencha, pensa trouver sous sa main nue un front brûlant de fièvre. Ce fut une impression de froid atroce qui lui fit retirer ses doigts comme si elle venait de se brûler.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle.

Elle rapprocha son visage, essaya de surprendre un souffle.

— Tu n’as pas de glace ? Un miroir je veux dire ?

— Il y a des débris de vitres.

Alors elle remarqua que les fenêtres en étaient dépourvues et qu’elles étaient murées par une grande épaisseur de neige. Il lui tendit un morceau de verre qu’elle essuya avant de l’approcher de la bouche. Inutilement.

Elle se rejeta en arrière avec effroi, se releva et recula vers le tunnel de neige.

— Il est mort.

— Ce n’est pas vrai, dit l’enfant. Vous avez mal regardé. Il m’a encore parlé avant que j’aille vous chercher…

À son tour il s’agenouilla près du cadavre, le secoua :

— Albert, tu m’entends ? Hé ! Réveille-toi. C’est moi, Robert. Je suis revenu avec elle. On va te soigner.

Mais à son tour il rencontra le froid propre à la mort et resta le geste figé, la bouche ouverte. Charlotte songeait à fuir, sortir de cette salle ensevelie sous la neige, remonter dans le scooter et foncer vers la maison où elle s’enfermerait. Il pourrait venir l’appeler, taper, elle s’enfouirait sous les couvertures, avalerait des somnifères mais elle ne répondrait pas.

Il se retourna vers elle :

— C’est votre faute. Vous m’avez laissé une heure en dehors de chez vous. On aurait pu le sauver. Et c’est votre sale chien qui l’avait mordu à la cuisse. Regardez.

Rageur, il soulevait les couvertures. Albert avait les jambes et le ventre dénudés. Tout en haut de la cuisse il y avait une plaie horrible.

— Il n’arrêtait pas de saigner. Depuis jeudi… Nous approchions de la maison lorsqu’il nous a sauté dessus. Il a mordu Albert à la cuisse, n’a pas voulu lâcher prise. Ils ont roulé dans la neige tous les deux. Alors je me suis souvenu de votre couteau. J’ai couru jusqu’à votre cuisine le chercher. Ensuite j’ai égorgé le chien et seulement alors il a lâché prise. Albert a voulu revenir ici.

Tout en l’écoutant, elle regardait quelque chose qui brillait dans un coin. Il suivit son regard, ricana :

— Vous les reconnaissez ? Les sacs de vos provisions dans le congélateur. Je vous en ai fauché des tas en prenant toujours ceux du dessous et en arrangeant le dessus pour que vous ne voyiez rien. De la viande, des poissons. Des queues de langoustes, du pain, des fraises, des petits pois. On pouvait faire du feu dans la cheminée. Nous avions dégagé le conduit. Ça faisait fondre la neige mais on en rajoutait de temps en temps pour que personne ne nous découvre. On fermait aussi l’ouverture du tunnel. Un jour un garde forestier est passé à quelques mètres. Nous avons vu ses traces. Il ne s’est douté de rien. On n’allumait le feu que la nuit. Et puis jeudi on avait décidé, Albert et moi, d’aller vous piquer du pognon pour filer plus loin. Manque de pot ce salaud de chien ne l’a pas reconnu, lui, et l’a attaqué.

Mais le vendredi, comment avait-il pu revenir, se montrer si calme alors que son copain devait déjà être au plus mal ? Et d’où sortaient ces deux gosses ?

— Il faut qu’on avertisse quelqu’un, dit-elle.

— Non. Jamais. On avait décidé avec Albert qu’on ne nous retrouverait pas. Vous pouvez vous en aller… Je le savais que vous ne nous aideriez jamais. Albert le disait aussi, il se méfiait. Quand nous avons essayé de passer en Suisse, la semaine dernière, et que ça n’a pas marché, je voulais qu’on vienne chez vous. Lui n’a pas voulu.

— Mercredi, tu avais passé la nuit chez moi ?

— J’ai filé à minuit après avoir rempli un sac de provisions. Il nous fallait de quoi manger.

— Mais vendredi, dit-elle, comment as-tu pu rester une bonne partie de la journée alors que ton ami était si mal ?

— C’est pas vrai. Il allait mieux. On avait l’impression que le sang ne coulait plus. On appliquait de la neige… J’ai pensé qu’il fallait essayer de vous en parler.

Elle se souvenait de sa déception lorsqu’elle lui avait appris que son mari n’était pas docteur comme il le pensait. Il avait espéré en tant que femme de médecin elle aurait pu examiner Albert, juger de la gravité de sa blessure.

— On ne peut pas le laisser là, dit-elle.

— Je ne veux pas qu’on y touche… Et si vous avertissez les flics, j’irai vous tuer. Il ne faut pas qu’ils me retrouvent. On avait juré qu’ils ne nous auraient pas.

Elle remarqua qu’il y avait une autre cape suspendue à un clou enfoncé dans le mur. La même cape que celle de Robert. Il s’appelait Robert. Par quelle intuition troublante avait-il choisi de se présenter à elle sous le prénom de Pierre ?

— D’où venez-vous ? murmura-t-elle. Où sont vos parents à tous les deux ?

— On n’a pas de parents, dit-il.

Il désigna Albert :

— Les siens sont morts. Moi, juste mon père. Ma mère, elle m’a laissé tomber. Alors nous étions dans un orphelinat de la marine du côté de Brest. C’est de là que nous sommes partis en profitant des vacances de Noël. On nous place ces jours-là dans des familles. Albert et moi on était séparés mais on s’était donné rendez-vous pour le 28 décembre à Rennes. De là on a traversé toute la France. Albert avait de la famille en Suisse. Il espérait qu’ils nous recevraient.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-elle.

— Treize ans, comme lui, mais je suis plus petit, mal foutu. On m’appelait Biafrais, à la boîte. C’est vous dire. Pas Albert. Il était chouette. Très chouette.

Elle crut qu’il allait pleurer mais il était encore plus dur qu’elle ne le pensait.

— Si on le retrouve, on saura que je suis dans le coin, vous comprenez ? Je ne veux pas retourner là-bas. Je préfère mourir. Maintenant pour la Suisse c’est foutu. Lui connaissait, pas moi. Et puis ça n’aurait certainement pas marché. Il se faisait des idées, Albert. Des parents du côté de sa mère qui ne s’étaient jamais souciés de lui. Alors vous pensez… Moi de ce côté je suis tranquille. À part ma mère qui doit faire la pute quelque part, je ne pense pas avoir d’autre famille.

Il la fixait avec mépris comme si elle était sa mère.

— Oubliez-nous. Rentrez chez vous. Couchez-vous. Est-ce que vous avez parlé de moi à quelqu’un ? Votre mari ?

— Tout le monde croit que j’ai des hallucinations, que je suis à moitié folle.

— On a fait gaffe. Personne ne nous a jamais vus et quand on a su qu’on pouvait puiser dans votre congélateur, on a décidé de passer quelques jours dans le coin, de nous reposer.

— Mais comment avez-vous découvert cet endroit ?

— Albert a fait une colonie de vacances dans le coin, un camp. Il avait découvert la vieille baraque. Lorsque nous sommes arrivés on l’a cherchée des heures. On croyait que ce gros monticule de neige était une butte. Et puis on a creusé et on a trouvé un mur.

— Le soir où je t’ai rencontré. Dimanche dernier, il y a une semaine… D’où venais-tu ?

— De faucher du lait. Vous savez que les bidons sont descendus sur la petite route pour être ramassés le lendemain matin. J’avais deux bouteilles pleines sous ma cape.

— Et tu es revenu le lendemain matin pour piller mon congélateur.

— Albert, lui, cherchait de son côté. Il a pu faucher un lapin près de Foncine. On l’a fait cuire dans la cheminée.

— Tu ne peux pas rester ici, murmura-t-elle.

— Où voulez-vous que j’aille ?

— Chez moi. Tu as besoin de manger, de dormir. Demain nous déciderons ensemble de ce qu’il faut faire.

— Croyez-vous me posséder ? Pendant que je dormirai vous avertirez les flics et je serai coincé chez vous.

— Je n’avertirai pas les flics, dit-elle.

— Pourquoi voulez-vous que je vous croie ? Ce soir vous m’avez fait attendre une heure avant de m’ouvrir. Vous aviez peur de moi et vous avez toujours peur de moi. Une fois que je serai chez vous, vous réaliserez que vous avez fait une connerie et vous téléphonerez.

— Je peux aussi le faire si tu ne viens pas avec moi, dit-elle.

— C’est pourquoi je vais filer tout de suite.

— Tu ne sais pas où aller. Moi je t’offre un refuge. Mon mari ne reviendra pas avant la fin de la semaine qui commence demain…

— Pourquoi vous arrêtez-vous ? À quoi pensez-vous ?

Guy avait laissé entendre qu’il viendrait certainement à l’improviste. Mais le ferait-il une fois pris dans le tourbillon de ses obligations, de son travail ?

— Tu pourras rester jusqu’à vendredi, dit-elle. Cela fait cinq jours pour réfléchir à ta situation. Je t’aiderai. Autant que je le pourrai.

— Et lui ?

— Nous ne pouvons plus rien pour ton copain. On pourra boucher le tunnel pour que rien ne puisse entrer.

Il frissonna.

— Vous pensez à des bêtes ?

— Bien qu’il fasse moins froid que dehors, ce sera suffisant, dit-elle. Il sera ici comme dans une crypte.

Robert s’approcha du cadavre, tira la couverture sur ses jambes, puis sur son visage.

— Vous êtes sûre qu’il est mort ?

— Absolument sûre, souffla-t-elle.

— Écoutez, je viens chez vous pour cette nuit. Si vous me possédez, vous le regretterez. Un jour je m’évaderai de nouveau et je viendrai pour vous tuer.

Malgré ses menaces, elle devinait qu’il était à bout de forces, qu’il désirait dormir dans un lit chaud, et surtout ne pas être obligé de rester près du mort.

— Je ne te trahirai pas, dit-elle.

— À qui téléphoniez-vous quand j’ai tapé à votre vitre ?

— Mon mari venait de m’appeler pour me dire qu’il était arrivé à Dijon.

— Le téléphone a encore sonné ensuite.

— Il s’inquiète pour moi. Il voulait que je rentre avec lui aujourd’hui.

— Pourquoi avez-vous refusé ? demanda-t-il, à nouveau méfiant.

— Je ne me plais pas à Dijon. Et puis j’avais peur que mon mari ne m’amène chez des médecins, ne me fasse entrer dans une maison de santé.

— Chez les dingues ?

— Si tu veux.

Il l’observait avec attention.

— Vous n’avez pas l’air d’une folle, dit-il.

— Merci. Tu vois que moi aussi je suis traquée. Je n’ai aucune raison de te trahir.

— Je vous le souhaite.

Il alla prendre la lanterne sourde et sortit derrière elle. Elle l’aida à élever un mur pour boucher l’entrée du tunnel sur une belle épaisseur.

— Quand as-tu enlevé le corps de Truc ? demanda-t-elle.

— Hier matin. J’ai pensé que vous pourriez le trouver avec votre mari. Et puis j’ai découvert la colonne que vous aviez placée dessus.

— Mais comment as-tu fait ?

— Avec ma cape. Je l’ai glissée sous le corps et je l’ai tiré vers le bois, puis j’ai effacé les traces.

— Viens, dit-elle. Rentrons.

Elle lui prépara une omelette au lard, lui coupa des tranches de saucisson. Il mangeait goulûment. Il avait dû passer de terribles moments près de son ami blessé.

— Pourquoi as-tu rapporté cette lampe électrique ? demanda-t-elle.

— Je pensais que votre mari la chercherait. J’avais l’autre qui marche au pétrole et c’était suffisant.

— Tu n’es pas resté longtemps dans le grenier de la grange ?

— J’ai sauté par la lucarne. C’est ce soir-là que tout a commencé à mal tourner pour Albert. Il a mangé un morceau d’oie pour me faire plaisir mais je sentais qu’il s’affaiblissait.

— Tu n’as pas songé à venir chercher du secours ?

— J’avais juré… Et il ne me l’aurait pas pardonné. Ce n’est que ce soir que je me suis affolé.

Elle lui tourna le dos. Pour qu’il ne puisse pas lire sur son visage.

— Je savais que nous le retrouverions mort, dit-il à voix basse. Je ne suis pas venu chercher du secours… Mais j’avais peur de rester tout seul avec lui… Ce n’est pas vrai qu’il m’a parlé avant que je le quitte. Depuis le matin il avait tout juste la force de respirer.

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